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poÉsie - Page 5

  • Max Jacob : réponse du berger à la bergère

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    À propos de quelques portraits

    ou Max Jacob & Cie scrutés par Eddy du Perron

     

     

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    Au cours des années vingt du siècle passé, l’écrivain Eddy du Perron a été à maintes reprises portraituré, en particulier par l’Espagnol Pedro / Pere Creixams (1893-1965) (1) et le Hollandais Carel Willink (1900-1983) (2), mais aussi par le Grec Constantin Florias (1897-1969), le Suisse Oscar Duboux (1899-1950) (3), le Flamand Valentijn van Uytvanck (1896-1950), le Français Pascal Pia (1903-1979), l’Écossais d’origine juive russe Saul/Paul Yaffie/Jeffay (1898-1957), ainsi que par l’une de ses passions, la Belge Clairette Petrucci (1899-1994), jeune femme très courtisée qui l’a initié, si ce n’est aux plaisirs de la chair aristocrate, à certains auteurs français tout en lui permettant de rencontrer des représentants du monde littéraire et artistique du Paris eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portraitet de la Bruxelles de l’époque (4). Dans un premier temps, Du Perron a d’ailleurs estimé que cette ravissante marquise était plus douée que son ami Creixams, lequel, sans être encore célèbre, pouvait toutefois déjà se prévaloir d’une certaine renommée.

    La rencontre avec Pedro Creixams (photo) à la mi-mars 1922 du côté de Montmartre – et le même jour, semble-t-il, celle avec Pascal Pia – ne doit cependant rien à cette muse qu’il a lui-même, à quelques reprises, croquée sans guère chercher à la flatter (5). Pour ce qui est du registre du dessin ou de la peinture, relevons d’autre part que, comme beaucoup d’hommes de lettres, le futur auteur du Pays d’origine a fait l’objet de quelques caricatures. Enfin, lui qui, dans ses livres, s’est très souvent portraituré en s’attachant – une fois les pseudonymes abandonnés – à se masquer le moins possible, n’a pas manqué, à l’occasion, de crayonner sa bobine tantôt fine, tantôt poupine.

     

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    Eddy du Perron, par Max Jacob (1922)

     

    Une petite page d’histoire littéraire entre France et Hollande porte sur l’un des portraits les plus amusants de l’auteur en herbe, celui réalisé par personne de moins que Max Jacob. Cette esquisse fait en effet l’objet d’un passage du roman Een voorbereiding qu’Eddy publie en 1927 ; dans ces pages inspirées de la réalité, le poète apparaît sous les traits de Clovis Nicodème (6) et le jeune Du Perron sous ceux de Kristiaan Watteyn. La rencontre a lieu place du Tertre, durant la première moitié du mois d’avril 1922, dans l’établissement À la Mère Catherine, « maison fondée en 1793, le restaurant dont la carte présente un sans-culotte qui tient en l’air, telle une lanterne, la tête de Lemoine, l’aubergiste, surnommé ‘‘père la Bille’’ ». Une conversation portant sur la poésie contemporaine se déroule entre les protagonistes attablés dont fait partie Jeffery Dowd, alter ego de Saul/Paul Yaffie/Jeffay, ainsi sans doute que le double de Gen Paul. Le propos se porte à un moment donné sur les vers de Pierre Bicoq (alias Jean Cocteau) : comme Kristiaan se réclame, non sans facétie semble-t-il, de ce poète, Nicodème avance que celui-ci lui doit pour ainsi dire tout comme un fils doit plus ou moins tout à son père. Et de poursuivre :

     Eddy et Paul Jeffay

    eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait« Pourquoi ? Vous écrivez des vers à la Bicoq ?

    - Je ne sais pas si je le fais bien, je ne m’y suis mis que depuis quelques jours. Dans un premier temps, j’écris des vers fluides et réguliers ; ensuite, j’entreprends de trancher. Je leur coupe bras et jambes, dans la plupart des cas aussi une partie du tronc sans oublier à chaque fois la tête. J’ai l’impression qu’ils commencent à montrer des similitudes avec ceux de Bicoq.

    - Composer des vers réguliers, répond Clovis Nicodème avec bonhommie, ça n’a rien d’original.

    - Je ne peux m’empêcher de penser, rétorque Kristiaan de façon pédante, que la véritable originalité transparaît sous chaque forme quelle qu’elle soit. L’originalité d’une énième nouvelle forme me paraît une maigre nouveauté qui bien vite s’essouffle. »

    Les yeux de M. Nicodème sont remplis d’un éclat de chaleureuse moquerie. La tablée entière prête attention à Kristiaan. Docile, celui-ci reprend : « Bien entendu, vous me trouvez d’une stupidité consommée. C’est que je n’ose pas fabuler ; je vous confesse tout.

    - Non, non, proteste son interlocuteur d’un clappement des lèvres, je ne vous trouve pas du tout stupide. Je vous trouve… charmant. »

    Au dos du menu, Clovis Nicodème se met à crayonner le portrait de Kristiaan. Il lève la tête en le scrutant à chaque fois, entre ses lunettes et un sourcil en crochet, d’une pupille bleue.

    « Les yeux d’un ange, murmure-t-il pour lui-même. Les yeux purs d’un ange. La bouche… la bouche d’une danseuse. »

    Le portrait passe de main en main. Nicomède a prêté à Kristiaan une trombine ronde de gamin, ponctuée, en guise de quinquets, de deux raisins secs où se lit de la curiosité. On trouve le portrait très réussi. Clovis Nicodème se lève et, d’un large geste en direction de Kristiaan, lance : « Baudelaire enfant ! »

    Puis il prend congé. Tous de rire. Dowd est même pris d’un hoquet de contentement. Le trait d’esprit de M. Nicodème a déçu Kristiaan. Hugo n’a-t-il pas dit de Rimbaud : « Shakespeare enfant ! » ? Il se demande si le grand homme s’est payé sa tête ou s’il lui a fait la cour.

     

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    Eddy face à Du Perron (portrait double, trucage, 1918) 

     

    Max Jacob, Eddy va partager sa compagnie à d’autres reprises. Ainsi du 20 juin de la même année – à l’époque où ce dernier travaille à son Manuscrit trouvé dans une poche – avant de passer un moment à s’entretenir avec Blaise Cendrars : « Je travaille toujours à ma tentative d’être moderne. Ça ne doit pas durer plus que 15eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait jours, je serais complètement fou. Travaillant comme je le fais, avec un je m’enfichisme complet pour le résultat et en m’amusant malgré l’effort que ça me coûte malgré tout, ça va ! J’ai revu hier soir Max Jacob, après lui Blaise Cendrars, qui m’a raconté de très amusantes histoires concernant son ami Chagall. C’est curieux, en les voyant plus, c’est Cendrars que je préfère de beaucoup à l’autre. Il est énergique, causeur amusant sans faire trop d'esprit, et simple. » (7). Au cours des années qui suivent, le Hollandais et l’auteur du Cornet à dés échangeront quelques lettres (8), le Français n’étant sans doute pas insensible au charme du jeune homme au teint et aux traits exotiques. Dans Een voorbereiding, Du Perron propose d’ailleurs quelques développements sur l’homosexualité qui font manifestement allusion au futur oblat.

     Eddy, par Clairette Petrucci (1922)

    MJ4.pngMême si Eddy n’est pas forcément convaincu par le portrait esquissé par Max Jacob, il va en tirer parti en quelque sorte, tant comme séducteur que comme auteur. Multipliant les avances auprès de Clairette (photo ci-dessous), il le lui montre et se propose peu après de lui en adresser une reproduction : « comme vous semblez préférer les bonnes têtes d’enfant, ou les têtes de bons enfants, que sais-je ? (‘‘que scais-je ?’’ comme écrivait M. de Montaigne, que vous devez bien aimer) – j’ai fait photographier le dessin de Max Jacob, que vous trouvez ‘‘charmant’’ et vous enverrai une épreuve, si vous voulez. Mais comme moi je préfère les belles têtes anglaises, selon votre maman, voulez-vous faire photographier le dessin que moi j’ai fait de vous ? Sans amour-propre : c’est ce que je préfère de tout ce que j’ai fait de vous, avec kodak ou crayon » (9). Quelques jours plus tard, il tient sa promesse, non sans brosser, par écrit, un portrait assez savoureux du libertaire Henri Chassin (1887-1964), dont il vient de faire la connaissance à Montmartre, alors qu’il était en compagnie du peintre Marcel Leprin (1891-1933) : « […] Henri Chassin, secrétaire de la fédération (?) des écrivains, directeur de… ?, trésorier de… ?, chansonnier, dessinateur, anarchiste ; presque-guillotiné, auteur de 6 revues, Poète. […] Il parlait, parlait, je n’ai jamais rencontré un parleur si infatigable ! […] j’étais complètement abruti ! Je n’ai plus compris, en les quittant, que la littérature française possédait un Mallarmé, un Verlaine, uneddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait n’importe qui – il n’y avait plus qu’un géant qui avait pris toute la place : Henri Chassin ! Nom d’un nom ! Causeur amusant, très riche en mots, vulgaire et spirituel à la fois – ‘‘un des rares écrivains en France, un des rares ! qui travaillent beaucoup et qui travaillent… en pensant!’’ – il m’a réduit à un parfait silence. Il disait des énormités sur Maurice Rostand, sur Wilde et sur Kipling, sans que je répliquasse par un mot. […] Leprin, avec un bête sourire, disait, me désignant : ‘‘Faites son portait, Max Jacob a dit qu’il ressemble à Baudelaire enfant’’ (!) – ‘‘Mais non, dit-il, c’est moi qui ressemble plutôt à Baudelaire ?’’ Je faisais semblant de le croire. […] Il trouvait Jean Cocteau un fou, et Blaise Cendrars un sot. Je l’ai cru. […] Je vous envoie, ci-joint, la photo que j’ai oubliée d’insérer dans ma lettre précédente, – comme une pensionnaire de 16 ans. Vous avez cru peut-être (après ce que j’avais écrit) que je l’ai oubliée délibérément. Eh bien, non ! – c’était la conversation qui rageait derrière moi qui m’a ‘‘dérouté’’. Vous trouverez ici en même temps la copie du dessin de Max Jacob et deux petites photos de moi à l’âge de 9 mois, pour vous prouver que je ressemblais vraiment à Don Garcia de Médicis. Je regrette que les trois dents manquent ! » (10)


    eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portraitToujours en ce mois de mai 1922, le 25, alors qu’il vient d’élire domicile Chez Bouscarat, 2, place du Tertre, Eddy exprime à cette même Clairette le dédain que lui inspire le poète converti – dont l’œuvre l’occupe malgré tout ; il en vient même à croquer ce dernier dans le courrier qu’il rédige : il s’agit d’une caricature montrant le quasi quinquagénaire les mollets poilus, vêtu de bure et chaussé de sandales.

     : « Figurez-vous que Max Jacob vient d’écrire une lettre concernant Montmartre dans un numéro des Images de Paris […] je vous la copie entièrement :

     

    Monastère de Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret)

    Cher Monsieur,

    Les rares lecteurs qui veulent bien se souvenir de mon nom l’entourent d’une légende montmartroise aussi fausse qu’une légende. Je reconnais avoir des amis à Montmartre mais j’ignore, ai ignoré et ignorerai toujours ‘‘Montmartre’’. J’ai habité vingt ans les environs du Sacré-Cœur, d’abord par hasard puis par fréquentations de la chère basilique élevée au culte du Sacré-Cœur de N.-S., mais je ne suis pas de ce qu’on appelle Montmartre, je n’en aime pas l’esprit je n’en aime pas les mœurs et la plupart de ses habitants me répugnent immensément. Je n’ai aucune qualité pour parler au nom de mes amis, mais je ne trouve pas trace d’esprit montmartrois, Dieu merci, ni dans le caractère, ni dans l’œuvre de Salmon, l’humour de Mac Orlan est plus rabelaisien que montmartrois et les héros de Carco sont de toutes les fortifs et pas spécialement de celles de Saint-Ouen à la Chapelle. Pour le moment je suis de la campagne, je suis des bords de la Loire et j’espère y rester longtemps. Ceci dit, je vous remercie de penser à moi mais je vous assure bien sincèrement que je serais enchanté de ne pas voir mon pauvre nom cité quand il s’agira de Montmartre.

    Croyez-moi sympathiquement à vous, Max Jacob

     

    eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait» Il me semble qu’après ce reniement de la vie vulgaire, digne de saint Matorel lui-même, Creixams pourra faire le portrait primitif du nouveau frère de ce monastère de Saint-Benoît sur-Loire, avec un sourire bénin, et absolument rien qui rappelle le nom biblique qui – une fois ! – était bien le sien… Demain, nous irons (Creixams et moi) au Louvre. Quand le saint de Cosimo Tura ne pourra pas lui suggérer l’idée, peut-être qu’un dessin de moi dans ce genre-ci le pourra ! J’aimerais bien savoir combien de bénédictions Max a gagné avec la lettre que vous venez de lire… Vous avez raison : au fond c’est un triste type de fumiste ! J’ai beaucoup lu de lui les derniers jours. D’abord beaucoup de poésies dans Le Laboratoire central, puis des poèmes en prose, dans Le Cornet à Dés, enfin Cinématoma et sa dernière œuvre Art poétique. Je pourrais vous écrire tout un volume plein de mes impressions et idées là-dessus et aussi concernant les œuvres d’autres génies modernes. Mais j’en ai ‘‘marre’’ ! – comme du trio Maurice Yvain-Willemetz-Mistinguett. Dès que je serai à Montmartre, je recommencerai sérieusement à travailler et ne m’occuperai plus de tous ces gens comme je l’ai fait ; je les considérerai comme passe-temps et c’est tout. »

     

    MJ1.jpgMalgré ce peu de considération pour la personne de Max Jacob, Eddy ne publie pas moins le portrait croqué en 1922 dans Filter, une plaquette de 1925 contenant 49 quatrains d’un autre alter ego de Du Perron, à savoir Duco Perkens (photo ci-dessous). À l’un de ses correspondants qu’il n’a jamais rencontré, l’auteur Roel Houwink, le jeune homme écrit le 6 août de la même année (lettre ci-contre) qu’il ne « ressemble en rien au gribouillage de Max Jacob ; d’ailleurs, cette non ressemblance à elle seule peut à mon sens inciter un auteur (un de mon genre surtout !) à coller pareil portrait dans un écrit ».

     

    MJ2.pngPeu de temps avant de mourir d’une angine de poitrine quatre jours après le début de l’invasion de la Hollande par l’armée nazie en mai 1940, Eddy du Perron revient, dans un texte consacré au talent de dessinateur de divers écrivains (11), sur le croyant Max Jacob en même temps qu’il s’attarde sur Jean Cocteau (12), l’un des auteurs de prédilection de Clairette, mais personnage que lui-même n’admire pourtant guère si l’on se fie au portrait qu’il en a fait en langue française douze an plus tôt, lequel ne manque ni de nerf ni de piquant : « M. Cocteau est très intelligent, on l’a dit assez souvent ; en tout cas, il donne souvent à s’y tromper l’illusion de l’intelligence. C’est pour cela sans doute qu’il s’est débarrassé assez jeune de son maître M. Rostand père, pour se laisser en attendant influencer plutôt par M. Gide, qu’il a trouvé (toujours à temps et de façon à se persuader qu’il était lui aussi une espèce de précurseur) Apollinaire, le cubisme, Picasso, les ballets russes, Éric Satie, Sophocle, Roméo et Juliette, etc. Depuis quelque temps, fort sans doute de la réputation acquise, il s’est permis de revenir à sa nature et de s’adonner aux calembours ; il en a même fait un recueil de poésies, qui se vend sous le titre d’Opéra. Mais c’est loin d’être tout, car M. Cocteau, chez qui tout est poésie, sait au besoin créer des poètes. Il faut lire sa préface à J’adore pour apprendre comment il aeddy du perron,blaise cendrars,marcel jouhandeau,poésie,arts plastiques,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait créé M. Jean Desbordes (13) sans presqu’y songer. Déjà quand il a publié son Jean l’Oiseleur, on pouvait se douter que M. Cocteau possédait ce don en y lisant : J’ai voulu faire du blanc plus blanc que neige et j’ai senti combien mes appareils étaient encrassés de nicotine. Alors j’ai formé Radiguet pour réussir à travers lui ce à quoi je ne pouvais plus prétendre. J’ai obtenu Le Bal du Comte d’OrgelRadiguet étant mort, M. Cocteau, à travers lui, n’a plus rien obtenu ; il en a été fort inconsolable, comme tout le monde sait, mais à présent, il a pris sa revanche : il a obtenu le J’adore du petit M. Desbordes. Le petit M. Desbordes, s’est montré un disciple bien dévoué ; il a consacré dans son premier ouvrage quatre panégyriques aux ouvrages de M. Cocteau et déclaré ne pas connaître de meilleure poésie qu’Opéra. Pour le reste il a soigneusement travaillé d’après la recette connue : de l’eau de rose, très rose pâle, une étoile en papier d’argent au fond, deux gouttes de sperme. Mais c’est un sperme d’écolier et même de bon élève qui reste sans conséquence, n’en déplaise la main du maître. Ce maître qui est – n’est-ce pas ? – M. Cocteau, se révèle définitivement dans cette dernière création : afficheur, cabotin, peu scrupuleux et même plutôt sagouin. Pour tout dire : un maître auquel il convient de ne plus toucher. »

     


    Max Jacob dessinateur

     

    MJ8.pngMais revenons à l’étude rédigée en néerlandais ayant trait aux hommes de lettres qui aiment se livrer au dessin – pareille réflexion intéresse d’autant plus Du Perron qu’il a lui-même commis, en plus de portraits de proches, des dessins pour le moins érotiques (voir Un chiffre ci-dessous) –, laquelle, lorsqu’elle s’arrête sur des écrivains français du XXe siècle, ne pouvait pas ne pas évoquer Malraux : « Parmi les écrivains français encore vivants, il est à vrai dire difficile de ne pas compter dorénavant Cocteau – dont les illustrations de sa propre œuvre (par exemple celles des Enfants terribles) sont bien entendu ‘‘littéraires’’ par excellence – parmi les ‘‘véritables’’ dessinateurs. Ses réalisations en la matière témoignent d’une extrême habileté ; il ne fait aucun doute qu’il peut se reposer sur une pratique consommée. Ce qui reste donc de littéraire en lui sur ce terrain, c’est bien son ‘‘imagination d’auteur’’ ; cela dit, il y a des dessinateurs et des peintres qui, sans être des écrivains, ne lui sont en rien inférieurs dans ce domaine (et je ne pense pas même en la matière aux surréalistes pour qui l’imagination en question est devenue affaire de spécialistes). Prédécesseur de Cocteau comme ‘‘poète moderne’’, Max Jacob a toujours été un dessinateur très estimé ; bien que beaucoup moins adroit que ce dernier, il a fait des dessins, des gouaches et même, me semble-t-il, des peintures à l’huile très recherchées par les amateurs. Si on les place tous deux l’un à côté de l’autre, on relève que l’élément le plus caractéristique de Cocteau demeure le fait que ses dessins paraissent être écrits, tandis que Max Jacob laisse une certaine impression de ‘‘bâclé’’.

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    » Beaucoup moins habile que Cocteau (mais peut-être faudrait-il dire : ayant surtout une pratique moins assidue), Malraux dispose d’une imagination qui n’a rien à envier à celle de son aîné ; l’auteur de La Condition Humaine, qui, jadis, ajoutait d’un trait de plume un chat aux dédicaces qu’il écrivait pour ceux qu’il considérait comme ses vrais amis, s’affirme, dans les nombreux et variés dyables qu’il a griffonnés avec la plus grande aisance, comme l’auteur du Royaume Farfelu et d’Écrit pour une Idole à Trompe, texte jamais publié et que je crois perdu. Voyez reproduits ci-contre à droite : l’un de ses eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portraitdyables-scie au crayon, quelques autres dans un dessin plus soigné à l’encre ainsi qu’un gribouillage fait en trois secondes, qu’il me donna un jour pour que je puisse reconnaître Valery Larbaud, avec lequel j’avais rendez-vous dans un café, mais que je n’avais encore jamais vu. (Pour le prestige de Larbaud, qu’il me soit permis de préciser que ce gribouillage s’est révélé un moyen de reconnaître ce dernier beaucoup moins infaillible que ce que Malraux avait imaginé.) »

     

    Pour en revenir à l’écriture, il fait peu de doute qu’Eddy du Perron appréciait plus la prose de Max Jacob que sa poésie, du moins c’est ce qui transparaît de sa correspondance avec Clairette Petrucci, ainsi dans une lettre du 10 décembre 1922 : « J’ai terminé aussi la lecture d’un petit volume de maximes d’art de Max Jacob ; où il n’est pas fumiste du tout ; il faut lire cela ; ça vaut Cocteau ; je le garde ici pour vous. » Au point de vue de la justesse narrative, il place Le Terrain Bouchaballe bien au-dessus de Chaminadour (14). Dans une autre page, il considère la poésie de Jacob comme étant « plus raffinée » que celle de Benjamin Péret sans être cependant moins « burlesque » (15). Quoi qu’il en soit, rien n’a dissuadé Eddy, dans les années vingt, de chercher à railler la « poésie moderne » de son temps – il était peu sensible à cette veine de même qu’il montrait une réelle réticence devant la peinture abstraite eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait– à travers les pastiches réunis dans Manuscrit trouvé dans une poche (1923) – la toute première œuvre qu’il a publiée, la seule d’ailleurs en langue française. Le 25 mai 1922, il confirme à Clairette qu’il travaille sur ce projet : « […] J’ai écrit un long poème dédié à Walt Whitman, le vrai créateur du genre, puis une poésie à Jean Cocteau, une à Blaise Cendrars, une à Max Jacob ; j’en écrirai tout à l’heure une à Pascal Pia (photo ci-contre à côté de Du Perron, 1925). Vous ne le connaissez pas par hasard ? Il paraît que c’est un des plus grands entre les ‘‘modernes’’, une espèce d’Arthur Rimbaud, il a 19 ans et doit être extrêmement sensible. Je tâcherai de mieux le connaître ». Pia allait devenir l’un de ses plus proches amis. Pour compléter ce petit portrait de Max Jacob signé Du Perron, citons quelques-unes des lignes qui, dans les pages du Manuscrit, ont trait au Français, lesquelles entrent en écho avec le passage du roman cité plus haut :

     

    j’ai lu de lui tout ce que j’ai pu trouver cinématoma le roi de béotie le phanérogame le cornet à dés le laboratoire central la défense de tartufe et quelques lettres c’est que je le connais qu’il a des yeux impayables et un pli sur le nez

    j’ai étudié pour comprendre ces yeux impayables et ce pli sur le nez le personnage de septime fébur dans le roman sans histoire et grosse de détails la négresse du sacré-cœur où les vérités ne sont considérées des vérités qu’après qu’on les ait roulées du sacré-cœur à la seine et on s'arrête au bord l’eau ayant la qualité de nettoyer

     

    je ne les y ai pas retrouvés

    j’ai vu assez souvent max jacob chez la mère catherine sans savoir que c'était max jacob puis tout d'un coup j'ai su par charley et j’étais très honteux de ne connaître de toute son œuvre que le titre d’un roman je lui demandais ce qu’il faudrait lire il me conseillait cinématoma

    Max Jacob, par Modigliani (1916)

    eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portraitj’aime mieux la défense de tartufe

    j’aime mieux le max jacob présent et prêchant de la défense que le max jacob ventriloque de cinématoma mais la chanson de bon mirlifa m’a ravi

    j’ai tâché de faire une pareille chose j’ai eu ce culot mais il y a la rime c’est très difficile pour un étranger mais je suis sûr que max jacob sera complaisant car il n’est pas comme déclare monsieur neuhuys le père de la jeune poésie j’ai horreur des omissions qui témoignent d’un manque de respect max jacob est le saint père de la jeune poésie

    il est le complaisant saint père qui a la bonté sous son gilet et le je m’enfichisme derrière son pince-nez il se fichera de moi avec la plus douce complaisance je lui offre mes vers quand même je les dois à deux parties deux minuscules parties de son multiforme lui car m’a expliqué monsieur neuhuys son œuvre est un indicateur inépuisable de genres inusités

     

    j’ai fait de mon mieux pour comprendre et plus souvent je n’ai pas compris mais souvent j’ai ri et c’est pas peu je ne trouve jamais le chemin dans les indicateurs et monsieur neuhuys me permet de l’appeler un auteur difficile ceci à lui

     

    eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait[…]

    le cornet à dés le laboratoire central m’ont appris l’imprévu l’imprévu c’est une vieille femme coupée en quatre après un duo d’amour mais max jacob doit préférer l’imprévu d’un baiser d’enfant après un autodafé

    il doit détester les imprévus prévus l’imprévu prévu c’est l’imprévu expliqué une chose expliquée après est expliquée d’avance seul les imprévus qu'on n’explique jamais restent imprévus

     

    à max jacob encore cette tentative d’imprévu

     

    à la lumière de vers luisants ou d'étoiles tombantes ou de

     

    gouttes brûlantes de suif de chandelles

     

    sur du bitume et des pierres […]

     

    Daniel Cunin 

     

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    En citant les passages écrits en français par Eddy du Perron, nous avons corrigé quelques coquilles, sans pour le reste toucher à la syntaxe ni au lexique.

    (1) Quatre dessins et une toile ainsi que des dessins reproduits dans la courte œuvre en prose Claudia de 1925.

    (2) Cet artiste jouit toujours d’une grande réputation de nos jours dans son pays. Il a illustré plusieurs livres de son ami Du Perron.

    (3) Ce grand ami de Du Perron, bien que peu doué pour les arts plastiques, a illustré la nouvelle Het roerend bezit, éditée en 1924 par Jozef Peeters et Michel Seuphor.

    MJ6.jpeg(4) À propos des portraits faits de Du Perron, voir : Kees Snoek, « E. du Perron door vrienden geportretteerd », Jaarboek Letterkundig Museum, n° 8, Letterkundig Museum, La Haye, 1999, p. 35-57. Quant à ses années parisiennes et à quelques influences ou lectures françaises (Barrès, Cocteau, Larbaud, Claude Farrère, Raymond Radiguet), voir, du même auteur, deux articles publiés dans la revue Septentrion : « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française » et « La promesse parisienne : Eddy du Perron fait son entrée dans la vie des artistes européens ». En néerlandais, un livre de Manu van der Aa fournit nombre de précisions sur les premières années d’Eddy du Perron en Europe et sur ses rapports avec l’avant-garde : E. du Perron en de avant-garde. Kroniek van een heilzame ziekte, Bas Lubberhuizen, Amsterdam, « De Nieuwe Engelbewaarder, n° 5 », 1994.

    (5) Sur cette femme « artiste peintre » qui ne fera cependant pas véritablement carrière, on lira le chapitre 14 de la biographie que Kees Snoek a consacré à Eddy du Perron : E. du Perron. Het leven van een smalle mens, Amsterdam, Nijgh & Van Ditmar, 2005, p. 253-264. Et on lira les lettres en français que lui a adressées l’écrivain.

    MJ7.jpg(6) Le choix du prénom renvoie sans aucun doute au roi des Francs dont Max Jacob suivra l’exemple en se convertissant au catholicisme – Picasso étant son parrain –, et le patronyme à l’un des premiers disciples de Jésus. Manu van der Aa ajoute (op. cit., p. 27) que le fait que Nicodème soit considéré comme un saint et comme un écrivain (on lui attribue la paternité des Actes de Pilate ou Évangile de Nicodème) vient renforcer cette thèse, le poète tentant dès cette époque de se sanctifier en se retirant par périodes à Saint-Benoît-sur-Loire.

    eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait(7) Lettre à Clairette Petrucci du 21 juin 1922. Du Perron a donné une recension de l’ouvrage de Cendras Rhum. L’Aventure de Jean Galmot (« De verborgen avonturier. Blaise Cendras. L’aventure de Jean Galmot, OC, vol., 6, p. 45-47 ; première publication dans la revue Critisch Bulletin), couchée sur le papier le 8 mai 1931 à Gistoux, son ami Menno ter Braak n’étant pas en mesure de l’écrire lui-même. Tout comme le style de Max Jacob, celui de Blaise Cendras fait l’objet d’un pastiche dans Manuscrit trouvé dans une poche (1923), le premier livre d’Eddy du Perron. Sa correspondance et d’autres écrits apportent différents éclairages sur la perception qu’il a pu avoir, au fil des années, de l’œuvre du Franco-Suisse.

    (8) On le sait puisque, dans une lettre en date du 5 avril 1925 adressée à Julia Duboux (photo), une autre de ses muses, Eddy écrit : « Un monsieur m’a déclaré qu’‘‘ici, en Belgique’’, la politesse importe beaucoup et un autre monsieur – monsieur Max Jacob – en m’écrivant me conseille de prier Dieu : parce que ‘‘cela porte bonheur’’. C’est beaucoup, quand à force de lire, de sortir peu, de faire tout de même eddy du perron,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portraitl’amour, on s’est déjà approximativement suicidé. En ce moment je me sens très loin de vous. Je puis donc sérieusement vous écrire. J’ai quelques choses à vous dire. Que je ne vous ai jamais menti lorsque je vous disais des ‘‘Je vous aime’’. Que pourtant, et vous l’avez senti mieux que moi, il y a eu éloignement entre nous. Je considère cela comme très salutaire, et comme très normal, pour le moins. Dieu (pour faire plaisir à M. Jacob ?) nous empêche de nous lier romantiquement. Pour se marier il faut, pour le moins, ne pas être malade. Cela porte malheur à la progéniture. » À ce jour, on n’a pas retrouvé trace des lettres du Hollandais au Français. Du Perron a brûlé la plupart de ses papiers avant sa mort, par crainte qu'ils ne soient saisis par les nazis.

    (9) Lettre à Clairette Petrucci du 2 mai 1922.

    (10) Lettre à Clairette du 8 mai 1922.

    (11) « Bij een handvol auteurstekeningen », OC, vol. 7, p. 352-358.

    J. Cocteau, par J.-É. Blanche (1913)

    eddy du perron,blaise cendrars,marcel jouhandeau,poésie,arts plastiques,max jacob,jean cocteau,andrÉ malraux,littÉrature,dessin,peinture,portrait(12) Sur Jean Cocteau, l’homme et certaines de ses œuvres (Le Mystère de Jean l’Oiseleur), Du Perron a consacré quelques développements. Ce nom revient souvent sous la plume de l’essayiste et épistolier hollandais. Sa notice de 1928 a été refusée par la revue Variétés. Le Bruxellois Franz Hellens, animateur de la revue Le Disque vert, a probablement retouché une première mouture de ce texte : « Quant à la note sur Desbordes-Cocteau, j’aimerais qu’on te l’envoie à toi pour que tu puisses corriger encore quelques fautes, mettre quelques virgules, etc. Je pense aussi, en réfléchissant, qu’il vaut mieux ne laisser que sperme et supprimer jeanfoutresque. Il y a déjà la main du maître ! Mettons que M. Cocteau ‘‘se révèle définitivement : afficheur, cabotin, peu délicat (ou peu scrupuleux) et même assez sagouin’’. Ça a l’air moins en fureur, et plus nonchalamment dit. Tu ne trouves pas ? Et ensuite, pour la fin, au lieu de ‘‘en d’autres mots, etc.’’ on mettra : ‘‘Pour tout dire : un maître (ou : encore un maître) auquel il convient de ne plus toucher’’. Ce : ‘‘auquel il’’, n’est-ce pas un peu choquant ? Si oui, change cela. » (Lettre d’Eddy du Perron à Franz Hellens du 1er septembre 1928). Dans « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française », Kees Snoek consacre une section à Jean Cocteau.

    (13) Né dans le massif des Vosges, l’écrivain Jean Desbordes (1906-1944) a été l’amant et le secrétaire de Cocteau, lequel l’a portraituré à plusieurs reprises. Il lui a aussi donné un rôle dans son film Le Sang d’un poète de 1930. L’éphèbe a ensuite changé de vie, publiant d’autres titres et se mariant en 1937. Résistant, il meurt à Paris sous les tortures de la Gestapo.

    (14) Voir la recension d’Eddy du Perron : « Marcel Jouhandeau : Chaminadour I, II », OC, vol. 6, p. 187.

    (15) Cahier van een lezer, OC, vol. 2, p. 115.

     


     

     

     

  • De literaire vertaler is een chef-kok

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    « Le traducteur littéraire : un chef étoilé »

    article écrit en néerlandais paru dans le magazine flamand exclusivement consacré à la poésie, Poëziekrant (n° 3, 2020, p. 21), qui demandait à plusieurs traducteurs d’évoquer leur « meilleure » traduction de poésie et leurs projets, une sorte de petit autoportrait.

     

     

    De literaire vertaler is een chef-kok

     

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    Vaak wordt het werk van een literaire vertaler vergeleken met het interpreteren van een muziekstuk. Zo heeft onlangs de gerenommeerde Vlaamse cellist Luc Tooten een nieuwe vertaling getoetst aan een nieuwe interpretatie van een suite van Bach; daarbij legde hij de nadruk op wat je als vertaler/musicus tussen de regels/notenbalken hoort te lezen/horen en met de ervaring door de jaren heen leert lezen/horen; bijgevolg levert elke ‘interpretatie’ een nieuwe transpositie op.

    Een vergelijking die ik zelf graag maak, doet een beroep op een ander zintuig dan het gehoor, met name de smaakzin. Als literaire vertaler ben je eigenlijk een chef-kok. Als je je vak beheerst, betekent het dat je iedere keer weer je kookkunst moet bewijzen op basis van een bepaalde stijl/stem/inhoud/sfeer, op de manier van een chef-kok, met nieuwe ingrediënten en variërende temperaturen. Een risicovolle onderneming, ook al beschik je als woordbeoefenaar over veel meer tijd dan een smaakpapillenkunstenaar. Maar zodra het eindresultaat voorgeschoteld wordt, mogen fijnproevers hun messen slijpen en hun kritiek uiten. Echte literatuurliefhebbers zijn gastronomen die van de finesses van de kookpot kunnen smullen.

    Poëziekrant, Bart Vonck, Daniel Cunin, poésie, Flandre, Belgique, En perte délicieusement, Teloor zalig, Le CormierAls ik ooit een poëzievertaling heb gemaakt die twee of drie sterren verdient, dan is het wellicht En perte, délicieusement (Le Cormier, 2018), de Franse versie van de bundel Teloor, zalig (Uitgeverij P, 2014) van Bart Vonck. Het is mede te danken aan het feit dat de auteur zijn verfijnde bijdrage aan de vertaling heeft geleverd. Zijn beheersing van het Frans stelt hem trouwens in staat rechtstreeks in mijn moedertaal te dichten. Dientengevolge heeft hij van de verschillende voortgangsstadia van de toebereiding mogen proeven en hier en daar zijn grain de sel met accuratesse toegevoegd. Drie gedichten uit zijn bundel had ik niet zonder zijn medewerking uit echte Franse pannen kunnen toveren. De uiteindelijke titel is ook aan de Vlaming te danken.

    Of ik deze vertaling zou willen herwerken of bewerken als ik daar de kans toe zou krijgen? Heel misschien, maar dan pas over twintig of dertig jaar als ik nog in leven ben. En het zou wellicht gaan om kleine aanpassingen en wijzigingen in slechts enkele gedichten. Ik mag hopen dat het duo auteur/vertaler een toch vrij kostelijk recept heeft weten te creëren.

    poëziekrant,bart vonck,daniel cunin,poésie,flandre,belgique,en perte délicieusement,teloor zalig,le cormier,anne van herreweghenMomenteel ben ik met een prachtig en ambitieus project bezig, samen met mijn collega Kim Andringa. Het gaat om een keuze uit het werk van Lucebert. De bedoeling is om uiteindelijk een honderdtal gedichten van de Vijftiger in het Frans om te zetten. Het boek wordt in 2022 in Nice gepubliceerd bij Unes, een uitgeverij die fraaie bundels alsook luxe bibliofiele uitgaven het licht laat zien. Deze Franse ‘Lucebert’ wordt in principe verlucht met een stuk of veertig reproducties van zijn beeldend werk. Om de lezer een idee te geven van de kwaliteit van de publicaties van Unes verwijs ik haar/hem graag naar de Franse uitgave van de bundel Archaïsch de dieren van Hester Knibbe.

    Als ik klaar ben met het moleculaire-Lucebert keuken, wil ik terugkeren naar de Middeleeuwse stamppot: de Rijmbrieven van Hadewijch. Dit werk is nog nooit in boekvorm in een Franse versie verschenen. Een soort vervolg op de Liederen van de Brabantse mystica die een jaar geleden onder de titel Les Chants in Parijs bij Albin Michel gepubliceerd zijn.

     

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    portrait de Daniel Cunin par Anne van Herreweghen (2018)

     

     

     

  • Pensées de Flandre

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    Quelques pages de Louise Warren

     

     

    Louise Warren est née à Montréal et vit dans Lanaudière (au Québec). Poète et essayiste, elle a publié plus d’une vingtaine de livres de poésie dont Une collection de lumières (Poèmes choisis 1984-2004, Typo, 2005) et plusieurs essais consacrés à la création, dont la trilogie des Archives : Bleu de Delft (réédition en poche Typo, 2006), Objets du monde (VLB, 2005) et La forme et le deuil. Archives du lac (l’Hexagone, 2008). Au fil du temps, elle a consacré plusieurs pages à des artistes belges ou établis en Belgique : Beatrijs Lauwaert, Arié Mandelbaum, Stephan Sack… Louise participe à de nombreux événements internationaux et multiplie avec ferveur ses collaborations avec les artistes.

    En 2010, invitée par la revue Deshima à offrir quelques réflexions sur la Flandre, elle a composé les pages qui suivent.

     

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    Ma période Flandre a consisté en deux séjours d’écrivain en résidence au Grand Béguinage de Leuven, en novembre 2002 et octobre 2003. Plusieurs années après, j’entretiens des liens avec quelques personnes qui, lors de mes passages rapides à Bruxelles, prennent le temps de partager quelques heures avec moi. Le nom de Griet revient souvent comme celui d’un personnage de conte auquel on s’attache. Avec Isabelle, je retourne à l’occasion à Leuven, pour flâner sur la place du marché et à la petite brocante du samedi matin. Passage obligé au café Gambrinus, non à la terrasse mais à l’intérieur, assises sur les banquettes de cuir, sous le regard amusé des chérubins qui occupent les murs de cet établissement. La terrasse, on se la réserve pour Zarza, à la fin de l’après‐midi, quand il n’y a personne. Une pergola retirée à l’arrière du restaurant, les murs de brique blanchis et le feuillage d’un arbre à l’angle d’une table pour nous ravir. Je connais sans doute mieux le plan du Béguinage que celui du Vieux‐Québec, mieux Leuven que bien d’autres villes car, durant le premier séjour, j’y ai marché dans tous les sens, la pluie effaçant mes pas. Puis, j’ai agrandi mon périmètre, parcouru d’autres villes de Flandre.

    Je désire me sentir à Bruges, à Gand ou Ostende sans avoir l’impression d’être touriste. J’y vais en semaine, et non le week‐end. Je pars le matin avec les travailleurs et reviens le soir dans des compartiments à moitié vides. Je passe les dernières heures de ma journée à trier ce que j’ai rapporté d’une visite d’atelier, des galeries, des musées.

    Unknown.jpegAinsi ai‐je accompagné à deux reprises le travail plastique et les installations de Beatrijs Lauwaert et de plusieurs autres artistes vivant en Belgique. Des noms, des lieux s’inscrivent dans mes essais. La Dyle coule dans le long poème « Une pierre sur une pierre » sans qu’on sache que c’est d’elle qu’il s’agit mais, quand je le lis, je la vois, je sais exactement où je l’ai regardée la première fois. On aurait dit un livre aux pages jaunies ainsi placé sous la verroterie d’un saule. Ce long poème se déverse sans cesse dans de nouvelles images comme les canaux l’un dans l’autre.

    Apparaît l’empreinte flottante d’Amsterdam, entrevue durant mon premier séjour. Eau et fumée d’un cigarillo, long manteau du passeur, traducteur qui m’accueille dans ses quartiers. Thermos de café qui scande ses jours et sa voix, sa voix unique où logent tant de poèmes, de nuances. Il a été de ces nombreux traducteurs ayant séjourné à Leuven. Peut‐être me donne‐t‐il des adresses, des noms d’autres traducteurs néerlandais, ces noms, les ai‐je écrits correctement ? On dirait qu’ils reposent sur le chevalet de bois d’un jeu connu, en attente de former d’autres mots de trois o. Se pourrait‐il que cette ville m’attende aussi ? Tant de voyelles encore non utilisées et que ce pays offre. Pays‐Bas : ce mot à lui seul change le grain de ma voix, trace des digues.

    À la Vertalershuis de Leuven, l’appartement du dernier étage, à la porte de bois foncé, arrondie, derrière laquelle se tient un autre escalier exigu pour accéder à son donjon, dans ce lieu haut perché, à hauteur du carillon de l’horloge de l’église où les heures s’écoulent tels des bijoux de pluie, le silence plane profond, lent, véritable. À un point tel que, lorsqu’un ustensile tombe ou qu’une fourchette entre en contact avec une assiette, une bête pourrait surgir de cet écho, mais je fus le seul témoin du profil de cette lourdeur.

    De_ce_monde_CMYK_300dpi.jpgContraste avec la soupe chaude réconfortante qui frémit sur le feu, destinée à plusieurs repas du soir. Si peu habituée à cuisiner pour une personne à la fois. Quelle légèreté de faire partie de ce brouillard permanent, de marcher dans le bruit des sonnettes de vélo, des discussions animées des étudiants, de ces boîtes à musique qui remontent le temps. J’éprouve la sensation non pas de revenir de la gare, mais d’être sortie d’interminables forêts de pluie. J’entre dans l’heure bleue dans ce flot brillant de roues de bicyclette, des tintements, des lueurs sur la Dyle, avec souvent le dernier pain de la boulangerie enfoui sous mon bras calme. Parfois, je me hâte, dix‐huit heures en Belgique, minuit au lac, si le téléphone sonne, ce sera maintenant.

    La nuit redessine Leuven, la Dyle redevient opaque. J’arrive par un des portails du Béguinage, change le rythme de mon pas au contact des pavés luisants. J’habite tellement ce lieu. Clefs et courrier sur la table. Imper mouillé sur la patère. Je me tourne vers l’escalier étroit, casse-cou, qui monte à la mezzanine : j’y découvre un petit lit qui ne servira pas. Je redescends vers la chambre, lucarne, tablette en creux pour les livres et les nuages. L’imper sèche et les bas et les souliers trempés. Le parapluie retourné, brisé. L’installation du jour. Silence. Vers où ? Orage puissant, sauts d’électricité. La cuisine sous de larges poutres, un plafond cathédrale pour que descende la bête et l’écho de son souffle. Je longe les affiches sur les murs, à chaque matin, le nom de Hugo Claus, ici le bureau, une petite bibliothèque, ma mère dirait une pigeonnière, j’y découvre plusieurs poètes néerlandais traduits en français, me dirige vers la porte de droite, vers la baignoire longue et profonde, cette eau bienveillante dans laquelle je me réchauffe. S’échappent de mes muscles le froid, l’humidité. Je veux dire, j’habite tellement ce lieu, j’y suis tellement seule. Impression ni de tristesse ni de bonheur, il n’y a pas de surface. Seulement cette saisie : être liée à la matière.

    LW8.pngAu moindre bruit du moteur du frigo qui se remet en marche, de la radio qui crachote et que je débranche définitivement, de cette corde de sol qui grince, qui s’échappe du dessous des pattes des chaises à chaque déplacement sur le parquet aigu, de cette chaise où je m’assois pendant que le couvercle s’agite sur la casserole, je surgis de moi. Soir après soir, je mange de manière solennelle avec les esprits de cette maison, deux clowns de Ensor qui me font face. Un lien d’intimité au quotidien. Écrire en résidence contribue à creuser le temps, à surprendre la présence de l’infini, à poser des fils invisibles entre les objets. Dans cet accueil des formes, absorbée au point de me sentir exténuée à la fin d’une journée, de cette fatigue qui, même aux portes du sommeil, lutte pour ne pas s’abandonner à la rêverie, de peur que tout s’efface, je découvre combien grand devient l’espace pour garder vivante la mémoire. Même entrer chez Delhaize importe, parce que l’écrivain en résidence que je deviens participe au renouvellement de cette mémoire intérieure, cette première écriture. Même en faisant les courses, les allées, les chariots tremblent dans ma pensée. Les sons de cette langue nouvelle autour de moi. Delhaize devient une volière d’où je ramène des fruits, du chocolat, des carnets.

    LW6.pngQuand je pense à Leuven, la nuit n’arrive plus, je commence et termine un livre le même jour, rêver éveillée devient une activité permanente. Jamais je n’ai été aussi prolifique, sauf peut‐être enfant. Je désire qu’en toute circonstance je puisse me rappeler l’inconnue gravée en moi. Quand on s’exclame : « Ah ! Vous logez à la maison des traducteurs, quelle langue parlez‐vous, traduisez‐vous ? », j’aimerais répondre : « Des pots à lait, de la pluie, des incertitudes, peu importe, je traduis vers la poésie. » Mais à la Vertalershuis de Leuven, dans cette maison des traducteurs que j’avais imaginée dans la polyphonie des langues et non du silence, personne d’autre ne transmet le bruit des dents d’une fourchette contre une assiette ou celui de la porte, me laissant dans l’obscurité d’un autre siècle à chercher le commutateur, puis à deviner la hauteur des marches dans le noir afin d’éviter une chute que nul n’entendrait. Dans cet appartement isolé, sans voisins, j’ai, si je le désire, le pouvoir de ne pas sortir pendant plusieurs jours consécutifs et j’aurais pu disparaître dans une baignoire chaude et confortable en regardant pousser une violette africaine. Mais j’aime le labyrinthe du Grand Béguinage, j’y circule comme dans un poème de Miriam Van hee, comme si chaque fenêtre fleurie, chaque mur de lierre, chaque bas‐relief – jusqu’à ces grandes aiguilles dorées de l’horloge – m’instruisait. Parfois, je ne rentre pas tout de suite à la maison, je pose mon sac et, dehors sur la marche, devant la porte, j’écoute des variations pour orgue ou une répétition de chant. À d’autres moments, je file avant la fermeture chez Sax World Music et le patron me fait réécouter El Achwak ou Ambrozijn tandis qu’il fait sa caisse.

    LW3.pngDu casque d’écoute proviennent les allées de cyprès, les danses silencieuses, les adieux. L’intensité de mes jours décuple mes sens. Je retiens les gestes inutiles. Je fabrique de nouvelles forces pour affronter la bête qui dans le donjon sommeille, attend. La répétition d’une telle solitude allège, transforme, libère. À la fin du séjour, j’allume des bougies et célèbre cette lueur dans ses yeux, mouvement de l’écriture qui se noue, retenant images, notes, greniers de brume des campagnes, voies ferrées tressant les plaines et les canaux. Si j’avais écrit à ce moment‐là, j’aurais eu l’impression de quelqu’un qui parle la bouche pleine et qu’on ne comprend pas. Il fallait que la matière de tous ces instants s’épuise. Dans ce carnet, je retrouve un signet de la librairie Peeters, l’horaire d’une conférence, celui des départs pour Delft, de la Mauritshuis, je lis : l’herbier et le nuage, un turban rouge et des adresses, des noms comme des formules magiques pour délier la langue : van Karel de Grote tot Karel de Stoute (peintres flamands). Volwassen. Warren (désorientée), trait, sillon, étymologie norvégienne. La voix de mon père, il y a longtemps, nous descendons des Vikings. Warrelen (neige tourbillonnante, vue trouble). Waren (étaient) : tous ces sens qu’on donne à ces mots, je les reconnais, je les traverse, j’appartiens à ce tourbillon neigeux de novembre qui recouvre les terre‐pleins de Leuven et les enfants portent des bonnets colorés comme dans un tableau de Bruegel.

    LW2.pngLe voyage s’est poursuivi par la découverte de romanciers et poètes flamands et néerlandais. Une fois la vague passée, elle a emporté les dictionnaires, je ne saurai jamais parler le néerlandais. Il m’arrive de feuilleter des livres publiés aux éditions P. Ainsi je m’évade dans les Fabels de Léonard de Vinci, italien d’un côté, néerlandais de l’autre, ou dans les recueils du poète Arjen Duinker en observant ces suites de consonnes ou de voyelles non avec l’intensité d’un matheux penché sur un problème d’algèbre, mais avec la curiosité d’un enfant qui trie ses bonbons. Plusieurs vagues plus tard, il me reste Cees Nooteboom, Hôtel Nomade. Nooteboom le voyageur expérimenté, Nooteboom dans les musées, face aux œuvres. Enfin, de la troisième partie, qui propose six essais, de Proust à Mary McCarthy, je retiens, si près de moi, le titre « Écriture mémoire ».

    Hôtel Nomade conduit à la chambre du voyageur écrivain qui se rappelle les îles Aran ou ses séjours au Japon, en Italie. Partout où le regard de Nooteboom se pose, il y a deux paires d’yeux comme les o

    de son nom. Un contemplatif qui accueille et un écrivain qui transmet minutieusement ce qu’il a vu, senti, liant le souvenir à l’autobiographie. Plaisir non seulement de le retrouver devant les objets d’une brocante, par exemple, mais de lire ce qu’il fera de ses observations. Où cela le mènera‐t‐il ? À un souvenir, à une réflexion, à un poète d’un autre siècle ? Des fils partent de nos objets, vers où ? Telles des poupées russes qui ne finissent plus d’apparaître, le rôle de l’écrivain consiste à les ouvrir, à en décomposer le nombre.

     

     

    « Pensées de Flandre » a paru pour la première fois dans Deshima, n° 4, 2010, p. 245-250. Ces pages ont été rééditée dans Attachements. Observation d’une bibliothèque, Montréal, l’Hexagone, 2010.

     

     

    LE MUSÉE IMAGINAIRE DE LOUISE WARREN

     

     

    Autres textes de Louise Warren ayant trait à la Belgique

    (Bruxelles, Namur, Leuven, Bruges, Gand, Ostende) 

     

    « Capteurs de souffle : les pots de Beatrijs Lauwaert », dossier Québec-Flandre, Septentrion, 2004, nº 3, p. 159-161, réédité dans Objets du monde. Archives du vivant, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2005.

    « Plis, origami de la pensée », catalogue de l’exposition Beatrijs Lauwaert, Gand, 2004, réédité dans La forme et le deuil. Archives du lac, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2008.

    « Capteurs de souffle », in Objets du monde. Archives du vivant, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2005.

    Dans le même essai, Objets du monde, des notes sur Liève Lamb, dentellière de Louvain, sur la ville de Louvain elle-même et le chapitre « Mandelbaum » consacré à cet artiste bruxellois.

    Le long poème Une pierre sur une pierre (Montréal, l’Hexagone, 2010) comporte des images issues de séjours à Louvain et à Bruxelles.

    Dans Nuage de marbre (Montréal, Leméac, coll. « Ici l’ailleurs », 2006), allusions à la ville de Louvain (café Gambrinus, restaurant Lukemieke). (Nuage de marbre, Montréal, Leméac, coll. « Ici l’ailleurs », 2006).

    L’essai La forme et le deuil comprend un essai substantiel, « Esthétique de la mémoire et de l’oubli », qui couvre l’ensemble de l’œuvre du photographe Stephen Sack. Trois autres chapitres du même livre font revivre des souvenirs bruxellois, « L’invention du regard », « A’Cuccagna » et « Archives du lac ».

    Enfin, « Apologie du souvenir », qui figure dans De ce monde. Chroniques et proses, Le Noroît, Montréal, 2020, revient à Bruxelles à propos d’une résidence de Louise Warren à Passa Porta.

     


     

     

     

     

  • Rutger Kopland dans l'Autre vie

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    L’Autre vie

    De Bruges à Groningue sur les pas d’Yves Leclair

     

     

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    Il a beau intituler l’une de ses œuvres Orient intime, il ne peut s’empêcher d’évoquer çà et là les Pays-Bas, ses paysages, ses passants, ses poètes. La quatrième de couverture de ce livre de 2010 ne s’ouvre-t-elle pas sur ces mots : « Il suffit, par exemple, que j’entende converser un Frison dans les canaux lumineux de la campagne de Groningen, très au nord des Pays-Bas… » ? Quant à l’ultime texte du volume, il offre une citation d’Etty Hillsesum : « Donne-moi chaque jour une petite ligne de poésie, mon Dieu, et si jamais je suis empêchée de la noter, n’ayant ni papier ni lumière, je la murmurerai le soir à ton vaste ciel. Mais envoie-moi de temps en temps une petite ligne de poésie. »

    Entre deux villages de France, un passage chez Virgile et l’office des Vigiles, son recueil Cours s’il pleut (2014) recèle un cycle « Haut pays bas », des sonnets « à l’envers » pourrait-on dire, composés en Hollande au début du présent millénaire, dans les pas de Rutger Kopland qui vivait du côté de Groningue et auquel il dédie « Groningen à vélo », poème où l’on retrouve la prédilection d’Yves Leclair – puisqu’il s’agit de lui – pour les jupes et les formes féminines, « jambes croisées » ou « globe des seins blancs ».

    Yves0.pngAyant transformé le lieu-dit Courcilpleu en un titre de recueil : Cours s’il pleut (2014), Yves Leclair goûte en gastronome la toponymie locale : « […] J’aime prononcer / les mots d’autres langues, surtout quand ils / sont imprononçables/ Et renoncer / à en savoir le sens rend plus fertile / leur sens […] ». Plus loin, lisant Giono, il repense au « tabac orange hollandais » qu’il achetait, enfant, pour son père…

     

    Déjà dans Prendre l’air, qui date de 2001, on trouve trace du poète hollandais Kopland sous la plume du Français : « La poésie d’Yves Leclair, écrivait alors Pierre Perrin, apparaît ainsi d’autant plus retenue qu’elle voudrait retenir le fleuve du temps. Le pari que l’auteur est en train de gagner, en un temps où les équarrisseurs de la poésie-qui-soi-disant-n’existe-pas reprennent de la vigueur, tient à ce que l’inconnu peut encore nous surprendre. Ce dernier ne braille ni ne s’agite. Il monte en secret du fond de chacun de nous comme le souffle auquel il faut bien prêter l’oreille ; quand le râle l’emporte, il est trop tard. ‘‘Regarde-le bien, le temps, / droit dans les yeux avant qu’il soit passé.’’ Il n’en faut pas moins un miroir ou, mieux, quelqu’un, une présence pour s’en rendre compte. Yves Leclair l’écrit lui-même ‘‘en mijotant des poèmes de Rutger Kopland’’, comme il le précise encore en note d’un beau sonnet en l’air. L’autre est de la sorte relégué en bas de page, encore tenu à distance, comme le moi, quand l’idéal serait peut-être, contre l’éviction de ce dernier que Pascal haïssait aussi, la fusion. »

    Kopland - seul poète hollandais publié à ce jour en volume chez Gallimard, ceci grâce à Paul Gellings épaulé par Jean Grosjean –, Yves Leclair lui consacrait à l’époque, par un soir où « il fait seul », quelques pages dans la NRF (janvier 2001) : « Kopland river, improvisation n°1 sur la poésie de Rutger Kopland ». Un début de lettre adressé au confrère admiré, des notes prises sur le vif, en relisant Songer à partir et Souvenirs de l’inconnu : « De certains poèmes de Kopland, on pourrait dire qu’ils sont l’exacte musique de l’hiver. Et qu’ils savent en garder le secret. » Ou encore Kopland, « poète de l’entrée en hiver ». « Kopland river, lande d’hiver ». Les titres que retient le Hollandais ne manquent pas de fasciner Leclair, tant ceux des recueils que ceux de certains poèmes. La simplicité apparente de cette poésie le plonge « dans la nudité de l’être, dans l’ouvert, sa misère et son mystère », dans une « parole ravagée par une conscience très aiguë de la finitude ». Et de conclure : « Nous sommes des étrangers enfermés dans nos solitudes absolues. »

     

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    Œuvres poétiques complètes de Rutger Kopland, Van Oorschot, 2013

     

     

    Dans le recueil le plus récent d’Yves Leclair, L’Autre vie (2019), le Hollandais est encore là sous la forme d’une citation en néerlandais : « Wie wat vindt heeft slecht gezocht » (Qui trouve quoi que ce soit a mal cherché), un « viatique de feu » de « l’extraordinaire Rugter Kopland » précise Emmanuel Godo. Kopland présent, cette fois non au Nord des Pays-Bas, mais à Bruges (en mars 2014), au cœur d’un verset : « Heureux d’avoir pendu ma ballade de perdu, aux airs de l’Onder het vee de mon cher Rutger Kopland, trouvé en édition originale, ici, dans une improbable librairie. / Jusqu’au moment de me hisser sur le marchepied du train in extremis, après avoir pas mal trotté, me répéterai à contre-pied ce vers qui m’a trouvé et détroussé à la porte, comme un ancien air de fox-trot : / Wie wat vindt heeft slecht gezocht. »

    Kopland1.pngC’est que L’Autre vie s’arrête bien plus au pays de Guido Gezelle et de Hugo Claus qu’en Hollande. Écrit à Bruges, lui aussi en mars 2014, un « Béguinage » ouvre le cycle « Au sein du royaume ». Le cycle suivant, brugeois à part entière, s’intitule « Septième ciel », qui est aussi le titre d’un In memoriam dédié au prêtre-poète du XIXe siècle, grand précurseur des lettres flamandes modernes ; lui succède une pièce dédiée à Karel Jonckheere (1906-1993) : « La châsse de Sainte-Ursule ». L’Anversois Max Elskamp n’est pas oublié : « Diablerie enluminée ». L’évocation d’une roulotte de romanichels permet à l’auteur de se remémorer un autre artiste flamand, Jan Yoors (1922-1977). Une fois de plus, bien des pérégrinations sous la plume d’Yves Leclair, aux quatre coins de la France, aux quatre coins de l’Europe… Une fois de plus, un poème à l’ami Kopland, en date du 10 avril 2002, soit trois mois avant la disparition du poète hollandais, composé entre Haarlem et Rien van den Broecke Village :

     

     

    Retrouver le Nord 

     

    Vent de la mer du Nord, vent glacial près d’Haarlem, vent qui donne des couleurs aux jours, aux oreilles,

     

    vendeurs marron d’Inde qui brûlent de l’encens devant des éléphants en faux bois de santal pour attirer le chaland en plein courant d’air.

     

    Ce soir, le ciel rosit tout le ciel du polder. Les vols des colverts comme des avions de chasse fusent sur l’eau des canaux dans l’air bleu de Delft.

     

    Entre les bungalows, les house-boats, on voit passer une déesse blonde avec des bières.

     

     

    Goffette.pngLe travail de traduction de Paul GellingsSonger à partir (1987) puis les Souvenirs de l'inconnu (1998), a d’autant plus porté de fruits que Richard Rognet opte pour une strophe du Hollandais en épigraphe à Un peu d’ombre sera la réponse alors que Guy Goffette dédie à son tour des vers à Rutger Kopland : « Poète en Groningue », du cycle « Compagnons de silence » paru dans le recueil Un manteau de fortune :

     

    Songer à partir, disait-il, et c'était encore

    sous les mots du poème comme une barque

    quand le soleil se noie au milieu du lac,

    juste là où le vent n'élargit plus

     

    les cercles, une barque frêle et qui

    fait mine de vouloir s'en aller, va, revient,

    et l'eau proteste contre la proue, et personne

     

    pour comprendre et traduire cela :

     

    que de si petites vagues – rêves, souvenirs

    – aient toujours raison de nos plus fiers

    élans, de nos désirs d'échapper au reflux.

    Personne, sinon celui qui parle de partir

     

    et cherche encore un endroit pour rester.

     

     

     

    Entretien radiophonique avec Yves Leclair 

     

     

    L’Autre vie d’Yves Leclair « n’est pas ailleurs, dans un illusoire monde autre : elle se laisse entrevoir ici et maintenant. Le poète est cet homme qui saisit l’instant de l’entrebâillement et en transmet la force bouleversante à ses contemporains : il les sait claquemurés et privés du mystère sans lequel la vie humaine s'étiole ». Ses poèmes creusent une quête intérieure : « Tente tout d’abord, écrit-il dans Orient intime, de rejoindre ton nom : ‘‘le clair’’, la transparence. Fiat lux. Ici commence en vérité un très intéressant voyage. Ici ton premier tour du monde. Mais n’oublie pas d’ôter tes gros godillots avant de monter aux barreaux de l’échelle de lumière. Prends leçon sur les sherpas. Ils vont pieds nus en souriant. Pieds nus, cette noblesse, celle du marcheur, du nomade, du passant ordinaire ou moribond, la seule ou presque devant laquelle s’incliner. L’écriture est ma tente démontable de nomade dans le désert quotidien de notre vieille Europe, en marche à l’étoile vers mon Orient. Mais je sais que ‘‘Orient et Occident ne sont aussi que des désignations temporaires pour des pôles au-dedans de nous-mêmes’’ (Herman Hesse). » Des soupçons de l’autre vie, une part du royaume, le poète en reconnaît dans les petits riens et les grands hommes des plats pays.

     

    Daniel Cunin

     


     

    documentaire consacré à R. Kopland, sous-titrage en portugais 

     

     

     

  • Une sortie avec Dr Pepper

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    Un récit de Carmien Michels

     

     

     

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    Le « rapprochement social », par le biais de rencontres entre auteurs et lecteurs, fait partie de la mission de Passa Porta. En cette période de « distanciation sociale », Passa Porta tient à la remplir de façon virtuelle. Le magazine en ligne propose donc une série d’« Avis à la population », rédigés en cette période de crise par des auteurs de Belgique et d’autres pays. À cela s’ajoute pour vous la possibilité de visionner des entretiens vidéos Meet the Author et de découvrir de nombreux textes ou traductions inédits. Sans sortir de chez vous.

     

     

     

    carmien michels,passa porta,avis à la population,traduction,poésie,flandre,belgique,littératureCarmien Michels (1990) est une autrice et performeuse belge qui enseigne au Conservatoire d’Anvers. Elle évolue entre planches et plume, entre monde urbain et univers classique. Son premier roman We zijn water (Nous sommes eau, De Bezige Bij, 2013) a été nominé pour le Debuutprijs et le Bronzen Uil. Son deuxième roman Vraag het aan de bliksem (Demandez-le à l’éclair, 2015) et son premier recueil de poèmes We komen van ver (Nous arrivons de loin, 2017) ont paru aux éditions Polis. Connue comme slameuse, elle participe au projet Versopolis et a été, par ailleurs, l’une des ambassadrices littéraires dans le cadre d’Europalia Romania. Le poète et romancier flamand Stefan Hertmans dit d’elle qu’elle est « un Johnny Cash féminin, puissant, à la personnalité très marquée, qui exprime une forme d’engagement peu courante ».

     

     

     

    Avis à la population (20)

    Une sortie avec Dr Pepper

     

     

     

    J’éprouve le besoin de remporter de petites victoires. En cette époque plus que jamais :

    Débarrasser mes cheveux de leurs nœuds.

    Accrocher un drap blanc à la fenêtre.

    Acheter de l’espace de stockage supplémentaire pour mon compte Gmail.

    Capter des yeux doux au supermarché.

    Dévorer un bouquin. Un deuxième. Un troisième.

     

    C’est peut-être pour cela que tant de gens se sont mis à la pâtisserie.

    Cuire du pain, odeur d’une petite victoire.

    Fabriquer un nichoir.

    Mettre du terreau au pied des plantes.

    Acheter un nouveau coupe-ongles.

    Un whisky qu’on n’a encore jamais goûté.

    Se précipiter chez l’esthéticienne.

    Apprendre un poème par cœur.

     

    Au-dessus de ma tête, dans le nichoir, les oisillons pépient toujours plus fort. Sous une chaise de la terrasse, la chatte se tient aux aguets. De temps en temps, elle se faufile à pas de loup jusqu’à la table puis bondit sur la clôture, à côté de l’échelle d’incendie – le poste d’observation où, entre deux béquetées de chenille ou de vers dont ils nourrissent leur progéniture, papa et maman mésange bleue se posent un instant. La chatte papote avec les oiseaux et avec moi. Je crois qu’elle a oublié d’être chat et qu’elle s’essaie avec enjouement à parler une nouvelle langue.

     

    Voici deux semaines, la veille de la réouverture des magasins, je me suis promenée avec un ami dans les rues dépeuplées d’Anvers. On est passés devant de magnifiques façades que nous n’avions encore jamais remarquées. Dans le meuble frigorifique d’un night shop, parmi de nombreuses cannettes, il y avait un Dr. Pepper.

     

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    « Ça fait une éternité ! je me suis exclamée en rayonnant de joie. Je devais avoir 16 ans !

    - C’est sucré à vomir, a fait mon ami. Ça a le goût du sirop pour la toux qu’on donne aux gosses.

    - Je l’achète quand même. Je peux pas résister.

    - Dans ce cas, je prends une Desperados. »

     

    On était tout excités. De pouvoir faire quelque chose dehors. Le sentiment de conquérir, de réaliser un truc dont on pouvait tirer de la fierté. Alors que le soir tombait, on a fureté dans le parc Roi Albert. Sur un nichoir suspendu à un arbre, quelqu’un avait peint : « Restez chez vous. »

     

    À l’autre bout du parc, devant le centre de fitness fermé, trois adolescentes faisaient des exercices. À un mètre et demi l’une de l’autre, du moins à une distance qu’elles considéraient comme telle.

     

    « Viens », j’ai dit.

     

    On a posé nos cannettes sur le rebord en pierre d’un parterre de fleurs. On s’est étirés. On a mouliné les jambes. Fait des abdos et des pompes.

     

    « Je suis un peu bourré, a dit mon ami alors qu’on s’était remis à marcher.

    - Moi aussi.

    - Dansons alors. »

     

    On a écarté les bras, on s’est déhanchés et on a twerké contre les pare-chocs des voitures. En pouffant. Des fenêtres se sont ouvertes. Une voix d’homme a donné le ton, d’autres l’imitant bientôt. Tout à coup, on s’est retrouvés au milieu d’une cacophonie de chants de Juifs orthodoxes qui, en quête de Yahvé, se trouvaient les uns les autres. On a dansé un slow sur la chaussée comme un couple sur la piste d’une boîte de nuit, mais sans se toucher.

     

    À la bifurcation, on s’est dit au revoir.

     

    « Ça m’a manqué.

    - Quoi ?

    carmien michels,passa porta,avis à la population,traduction,poésie,flandre,belgique,littérature- Juste ça, a dit mon ami. Faire quelque chose qu’on n’avait pas prévu. Un truc qu’on ne contrôle pas. Se laisser surprendre. Au bon sens du terme. Pas par le mixeur qui refuse de marcher ou par le gâteau qu’on sort du four, complètement raté. Ni par sa petite copine qui a un mauvais jour. Un truc palpitant. Qui sort de ce qu’on fait machinalement tous les jours à la maison.

    - C’est vrai. »

     

    Le vent jouait avec un drap suspendu au-dessus d’un café fermé. Sur l’appui de la fenêtre étaient alignés dix ours en peluche. Aucun ne tenait une bière.

     

    « Une invitation à un câlin.

    - Impossible.

    - Il doit quand même bien y avoir un moyen de se serrer dans les bras l’un de l’autre sans courir le moindre risque. »

     

    Tout en parlant, on levait les yeux sur le drap, on échangeait des regards.

     

    « Peut-être qu’on peut y arriver en s’enroulant chacun dans un drap comme dans une sorte de préservatif géant. »

     

    En me marrant à cette idée, serrer dans mes bras des amis, des membres de ma famille, pourquoi pas ma grand-mère, séparés les uns les autres par plusieurs draps, je me suis éloignée. Entourée par les ténèbres, par les prières qui m’apparaissaient à présent familières. Au loin, une clarté d’un rose tendre illuminait les toits de la ville, à croire que des cracheurs de feu s’entraînaient sur les bords de l’Escaut.

     

    Cette gamine n’est pas encore couchée ? je me suis dit. J’approchais d’un immeuble où, derrière une fenêtre du premier étage, une fillette de plus ou moins huit ans, la tête en appui sur les coudes, fixait le vide.

     

    Elle a posé sur moi un regard trop vieux pour son âge. Peut-être n’avait-elle pas de chat avec lequel papoter, pas de livres dans lesquels vagabonder. Peut-être pleurait-elle son grand-père ou sa grand-mère. Ça nous échappe.

     

    J’ai ralenti le pas, lui ai adressé un signe de la main. Apeurée, elle s’est tout de suite éclipsée. Laissant le rideau se balancer doucement. Puis elle est réapparue. Elle m’a renvoyé mon salut d’une main timide, un sourire pondéré aux lèvres. Une lueur triste habitait ses yeux. Ça nous échappe tout simplement.

     

     

    Carmien Michels, mai 2020

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin