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poésie - Page 20

  • La fidélité, ça suffit !

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    Roman-feuilleton

    des poètes-traducteurs

     

     

    « L’intraduisible n’est pas une donnée empirique,

    c’est un effet de théorie. »

     

    Henri Meschonnic, Poétique du traduire 

     

     

    Prologue

     

    Sarah2.pngTout a commencé à cause d’une femme. Une américaine maladive qui a cru bon d’écrire un cycle intitulé « In a Hospital » inséré dans le recueil Flame and Shadow. Le plus stupide dans cette histoire, c’est que cette Sarah Teasdale étant morte depuis déjà trois décennies, on aurait pu la laisser tranquille. On aurait pu faire comme si elle n’avait jamais existé, comme si elle avait toujours été invisible, invue, non vue, inaperçue… Mais Robert Goffin, poète lui aussi – qui a d’ailleurs eu les honneurs de la collection « Poètes d’Aujourd’hui » de Seghers – a cru bon d’exhumer un poème de cette suicidée dans une étude « consciencieuse » (1) que tout le monde pourra lire dans le Bulletin de l’Académie de Langue et de Littérature Françaises (traduction : de Langue française et de Littérature belge d’expression française). Dans les pages en question, R. Goffin formule un point de vue peu original sur la traduction de la poésie : « sa pensée maîtresse revient à ceci : que, face aux secrets d’une langue, il y a ce qui s’avère aisément traduisible (le jeu des images, la pensée ou l’atmosphère poétique) et ce qui reste rétif à tout effort (le génie même des mots: leur richesse de sens, leur musique). » (2) Autrement dit, le traducteur en est Sarah16.pngsouvent réduit à des adaptations plutôt ap- proximatives quand elles ne sont pas trompeuses. Et ce passionné de jazz d’étayer sa thèse sur plusieurs exemples, c’est-à-dire des poèmes dans la langue originale et des transpositions assez littérales, dont le poème hospitalier de Sarah Teasdale The Unseen :

     

     

    the unseen

     

     

    Death went up the hall

    Unseen by every one,

    Trailing twilight robes

    Past the nurse and the nun.

     

    He paused at every door

    And listened to the breath

    Of those who did not know

    How near they were to Death.

     

    Death went up the hall

    Unseen by nurse and nun;

    He passed by many a door -

    But he entered one. 

     

     

     

    Premier épisode : tastatsat

     

    Marcel Hennart

    Sarah7.pngDans la chronique qu’il tient pour la revue Le Thyrse, le poète belge Marcel Hennart (né en France peu avant la fin de la Grande Guerre), traducteur lui aussi, s’intéresse au travail de son confrère wallon. Avec courtoisie, il salue l’extrême soin avec lequel Robert Goffin situe le problème tout en reprochant une certaine rugosité à la traduction qu’il propose de The Unseen. « Scrupuleusement, Robert Goffin n’a même pas osé traduire le titre ; en effet, il hésitait entre le trop littéral et inacceptable L’Invue (ou La non vue) et L’Invisible, qui apporte une nuance (de plus, il eût aimé employer le masculin, Death étant ce genre en anglais). » (3) Le choix opéré pour restituer nurse et nun ne le satisfait pas non plus. En effet, on est en droit d’émettre bien des réserves au sujet de cette tastatsat (Traduction / Adaptation / Substitution / Transposition / Acclimatation / Transformation / Soumission / Appropriation / Trahison) poétique :

     

    La mort monta dans le hall

    Sans être vue de personne

    Traînant ses robes de couchant

    Au delà de la nurse et de la nonne

     

    Elle s’arrêta à chaque porte

    Surveillant la respiration

    De tous ceux qui ne connaissaient pas

    La proximité de la mort

     

    La Mort monta dans le hall

    Sans être vue par l’infirmière et la nonne

    Elle passa le long de nombreuses portes

    Mais elle en ouvrit une.

     

     

    Ne se doutant en rien de l'avalanche de traductions qu’il va déclencher, Marcel Hennart y va lui aussi de la sienne :

     

     

    l’inaperçue

    (ce mot ajoute-il tellement ?)

     

    La Mort monta dans la grande salle

    nul ne l’a vue

    traînant ses robes de couchant

    outre l’infirmière et la religieuse

     

    Elle s’arrêta devant chaque porte

    elle écouta le souffle

    de tous ceux qui ne savaient pas

    combien ils étaient près de la mort

     

    La Mort monta dans la grande sallei

    inaperçue de l’infirmière et de la religieuse

    Elle passa devant bien des portes

     

    et en ouvrit une seule. 

      

     

    Deuxième épisode : du tac au tac

     

    Sarah8.pngLe temps passe. Sarah se rendort dans son linceul. Le Thyrse publie un numéro double consacré à O.V. de L. Milosz à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de sa disparition : « Il m’accompagne ainsi, je pense qu’il m’ensemence à mon insu, sans que je le visite bien souvent, comme un arbre pour lequel je serais un biotope favorable. Ils étaient quelques-uns de ce caractère dans mon verger privé, pas du tout de la même espèce. Et si l’on me demande pourquoi, je réponds comme Montaigne : Parce que c’est moi, parce que c’est eux. » (Patrice de La Tour du Pin). Paraît alors le numéro du mois de mai 1964 de la « revue d’art et de littérature » bruxelloise. Entre autres : deux pages consacrées à Quintes, premier roman de Marcel Moreau, un poème vraiment de circonstance intitulé Créer l’invisible, et les nouvelles munitions que sort Robert Goffin. Dans « L’éternel problème de la fidélité (suite) », il estime « la traduction du poème de Sarah Teasdale par Hennart […] meilleure que la [s]ienne » ; malgré tout, il en propose deux nouvelles. La première lui a été remise par le poète ardennais Elie Willaime :

     

    celle qu’on ne voit pas

     

    La Mort longea le couloir

    Inaperçue de tous

    Traînant des voiles crépusculaires

    Plus loin que la nurse et la nonne

     

    Elle hésita devant chaque porte

    À l’écoute de la respiration

    De ceux qui ne savaient pas

    Comme de la Mort ils étaient proches

     

    La Mort avança dans le couloir

    Invisible à la nurse et à la nonne

    Elle dépassa plus d’une porte

    Hormis celle par où elle entra.

     

     

    Sarah4.pngLa seconde est de sa propre main : « Les traductions de Hennart et de Willaime sont bonnes, mais, à mon humble sens, elles ne laissent pas l’impression d’un poème original et n’apportent pas de solution aux subtilités de la métrique et des rimes, qui me paraissent pourtant importantes, c’est-à-dire que la traduction devrait atteindre la perfection d’un poème original dont plus un mot ne peut-être changé » (4).

     

    l’inaperçue

     

    La mort monta dans le couloir

    Sans être observée par personne

    Traînant ses parures de soie

    Par delà la nurse et la nonne

     

    À chaque chambre elle écouta

    La respiration d’abord

    De ceux qui ne connaissaient pas

    La proximité de la mort

     

    Puis la mort au long du couloir

    Toujours invisible à chacune

    Longea plus d’une porte car,

    Pour finir, elle en ouvrir une.

     

     

    Sarah19.pngMais le traducteur d’immédiatement s’exclamer : « Hélas ! ce n’est pas parfait ! » Il n’est satisfait ni de l’emploi de nurse, ni du recours à certaines rimes - mais pourquoi chercher à tout prix des rimes ? - ni de la présence de mots su- perflus (car, puis, pour finir). « Cela prouve, comme mon article tendait à le démontrer, qu’une traduction parfaite est impossible. Ma traduction peut-elle laisser l’impression d’un poème non traduit ? C’est-à-dire, oserais-je publier cette traduction à côté d’un des poèmes de mon prochain livre ? » Serait-on moins doué en Belgique qu’aux Pays-Bas où quelques-uns des plus grands poètes du XXe siècle ont incorporé dans leurs Œuvres complètes nombre de traductions, à commencer par Martinus Nijhoff qui a donné son nom au prix le plus prestigieux récompensant les traducteurs ? En désespoir de cause, Robert Goffin – soutenu en cela par la rédaction de la revue – lance un appel aux lecteurs du Thyrse afin qu’ils donnent leur avis et éventuellement améliorent la version française du poème de la séduisante défunte. Était-ce bien sage ?

     

     

    Troisième épisode : taratata

     
    Sarah15.pngLes lecteurs ne s’étant pas fait prier, Le Thryse publie le mois suivant quelques réactions. Mais d’abord, Marcel Hennart tient à donner son avis. Une nouvelle fois, il souligne poliment la qualité de la réflexion de Robert Goffin avant de s’empresser de reconnaître les limites de sa seconde version : « l’apparence même d’échec de sa tentative confirme l’excellence de son étude pénétrante et bien pensée ». Que les choses sont bien dites en bien peu de mots ! Pour le chroniqueur, on est devant un problème insoluble en raison des géométries, des couleurs, des sonorités différentes des langues. On ne peut réussir « la quadrature du cercle ». Seule solution pour le traducteur : « présenter le mieux possible un travail épineux qu’il sait condamné d’avance à l’imperfection. Il peut rejoindre en cela l’angoisse du vrai créateur » (5). Imperfection, angoisse, créateur postiche : excusez du peu.

    C’est ensuite au chantre de Bruxelles, Louis Quiévreux, « diplômé de Cambridge, professeur d’anglais et d’espagnol », ainsi qu’il le rappelle lui-même, de s’exprimer sur le sujet. À la différence des autres, il se refuse à donner une traduction du poème. Les traductions, il n’y croit plus : « ne perdons pas nos efforts et notre temps à essayer de changer les couleurs, les sons, les pensées. Étudions les langues et lisons dans le texte ! » (6). On est sauvé : plus d’imperfection, plus d’angoisse, plus que des vrais créateurs. Son argumentation repose sur la catégorisation tainienne des langues (l’anglais étant celle de la poésie, le français celle de la prose, le papiamento celle de... de quoi au juste ?) ou encore sur le fait que les accents toniques « tombent, en français, immanquablement sur la dernière syllabe sonore ».

    Heureusement pour notre feuilleton, d’autres vont se montrer moins radicaux. L’auteur Raymond Deschamps est le premier à proposer un début d’analyse relativement à la thématique de l’invisibilité et à l’élément charnière constitué par unseen et nurse and nun : « Le poème est basée idéologiquement sur un rapport verbal interne ; il importe donc de maintenir ce rapport étroit d’expression à l’intérieur du poème traduit, mais faut-il absolument le laisser subsister dans les traductions entre les mêmes termes, alors que nurse and nun, même traduits par infirmière et religieuse, n’a pas en français la portée, la force de frappe et d’évocation poétique, qu’il a en anglais. » (7) En conséquence, il suggère de retenir comme mots-clés invisible et porte et se propose de rester fidèle à l’esprit du poème en privilégiant « l’idée de souveraineté de la Mort due à son invisibilité » et en maintenant le symbole essentiel même si ce n’est plus la vigilance de la nurse et de la nonne qui est trompée, mais celle, matérielle, de la porte. On a fait un pas en avant. Raymond Deschamps est aussi le premier à dire que Sarah20.pngla question de la fidélité est mal posée, mais il ne pousse pas sa réflexion assez loin : « le problème de la traduction du poème est bien un problème de fidélité, mais de fidélité à quoi ? à qui ? […] la fidélité au poète compte plus que la fidélité au poème ». (8)

    Sarah de profil

    Voici sa traduction, la cinquième de la confrérie de nos poètes-traducteurs :

     

    l’invisible

     

    La Mort invisible de tous

    Monta dans le couloir

    Traînant ses voiles de crépuscule

    Outre l’infirmière et la religieuse

     

    S’arrêta devant chaque porte

    Pour entendre respirer

    Ceux qui ne savaient pas

    Que la Mort était à leur porte

     

    Invisible et de porte en porte

    La Mort rôda dans le couloir

    Pour ouvrir enfin sans qu’on l’aperçut

    La porte choisie.

     

     

    Sarah12.jpgLa dernière voix qui s’élève dans cette livraison du Thyrse est celle du poète qu’abhorre le plus Amélie Nothomb, à savoir Maurice Carême. Mais peut-être la Métaphysique des tubes aura-t-elle fait long feu qu’on lira encore papi Maurice dans les écoles. Carême fait partie des rares écrivains belges d’expression française qui ont pris la peine de traduire certains de leurs confrères flamands. En la matière, son crédo a toujours été semble-t-il de restituer « le chant, l’enchantement, le mystère qui sont à la base de toute poésie valable » ; il estime qu’une « traduction littérale n’est jamais qu’une mauvaise prose ». Il préfère d’ailleurs réserver le terme de traduction à la prose et retient celui d’adaptation pour la poésie. Plutôt que de proposer à son tour une traduction de The Unseen, il donne une adaptation du ’t er viel ’ne keer (9), poème de Guido Gezelle, en guise d’illustration de sa méthode de travail :

     

    il tomba une fois

     

    Un jour, une feuille tomba

    sur l’eau.

    Un jour, il y eut une feuille

    sur l’eau.

    Et sur cette feuille, cette eau

    glissa.

    Et sur la feuille, cette eau-là

    glissa.

    La feuille se mit à tourner

    dans l’eau.

    La feuille était toute semblable

    à l’eau,

    Aussi souple et aussi pliable

    que l’eau,

    Aussi gaie, aussi indolente

    que l’eau,

    Aussi rapide, aussi mouvante

    que l’eau,

    Aussi ridée, aussi courante

    que l’eau.

    Ainsi, cette feuille gisait

    sur l’eau.

    Et l’on eût dit que cette feuille

    et l’eau

    N’étaient plus l’une, cette feuille

    et l’autre,

    l’eau, mais que la feuille était l’eau

    et l’eau,

    La feuille qui tomba un jour

    sur l’eau.

    Quand l’eau courait, la feuille aussi

    courait.

    Si l’eau stagnait, la feuille aussi

    stagnait ;

    Quand l’eau montait, la feuille aussi

    montait

    Et descendait quand descendait

    cette eau

    Et s’arrêtait quand s’arrêtait

    cette eau.

    Ainsi, sur l’eau, tomba un jour

    la feuille.

    Et le ciel était bleu et bleue,

    cette eau

    et blanche et verte et bleue était

    cette eau,

    Et la feuille riait quand l’eau

    riait,

    Mais l’eau était devenue comme

    la feuille

    Et la feuille était devenue comme

    de l’eau.

    Mon âme était cette feuille et

    cette eau,

    Tintant comme deux harpes (10), et

    sur l’eau

    Sur le bleu brillant et tranquille

    de l’eau,

    Je flottais comme dans un ciel

    bleu d’eau,

    Le bleu du ciel joyeux, du ciel

    de l’eau.

    Un jour, une feuille tomba

    sur l’eau,

    Il y eut, un jour, une feuille

    sur l’eau. (11)

     

     

    Quatrième épisode : Tacatacatac !

     

    Sarah17.pngC’est l’été. Après la lecture des essais « Montesquieu, Sylla et la dictature » et « Angoisse et liberté » (sur Kafka et Kierkegaard) ou encore d’une page de Pol Vandromme sur le dramaturge Michel de Ghelderode, les abonnés du Thyrse retrouvent Marcel Hennart et une nouvelle équipe de fleurettistes. La rédaction a dû opérer un choix parmi le nombreux courrier reçu. Elle retient cinq tastatsat accompagnées des commentaires de leurs auteurs. L’homme de lettres Ernest Degrange ouvre les hostilités : « Je crois être d’autant plus indiqué pour traduire The Unseen que je ne connais pas l’anglais, – ou si peu, […] je ne cours pas le risque d’être rivé scolairement, si je puis dire, au texte original ». Le Wallon a tout de même l’honnêteté de préciser que son épouse, qui « possède fort bien la langue des sœurs Brontë » l’a assisté. Refusant le mot à mot, « le superfétatoire alignement prosodique », il nous propose la version suivante du « lugubre » poème :

     

    l’inaperçue

     

    Inaperçue de tous, et dépassant la nurse et la nonne, la Mort, traînant ses atours crépusculaires, gagne le grand couloir.

    Elle s’arrêta devant chaque porte, prêtant l’oreille à la respiration de ceux qui ne se doutaient pas que la Mort fût aussi près d’eux.

    Inaperçue de la nurse et de la nonne, la Mort a gagné le grand couloir. Elle est passée devant bien des portes, – à l’exception d’une seule, par laquelle elle entra.

     

    La palette s’enrichit donc d’une version « en prose ». Un autre poète, le biblio- thécaire Roger Brucher va tenter pour sa part de préserver « l’accent, l’incantation et l’étroitesse de tracé du poème original » tout en flamandisant celui-ci avec sa « béguine » :

     

    l’insue

     

    La Mort glissa par le couloir

    sans que quiconque la devine

    tirant à soi ses draps de soir

    en négligeant nurse et béguine.

     

    Elle fit le guet à chaque porte,

    prêtant l’oreille au souffle court

    de ceux-là ignorant toujours

    cette très imminente voisine.

     

    La Mort glissa par le couloir,

    sans déranger nurse et béguine.

    Elle laissa là plus d’une porte,

    mais finit pourtant par en franchir une.

     

    Le traducteur défend le néologisme pour le titre « dans la mesure où la Mort n’est pas seulement inaperçue, mais insoupçonnée, non devinée ». Puis il explique brièvement quelques-uns de ses choix :

    Sarah6.png 

    Vient alors le tour d’un certain Jean Guimaud. Ne croyant guère aux notions de « fidélité » et d’« infidélité », il se contente, avance-t-il, de proposer de simples équivalences qui ne prétendent « à autre chose qu’à m’avoir un instant amusé ». La rengaine du traducteur plein de modestie. Peut-être le lecteur a-t-il lui aussi de quoi s’amuser entre ombre en rase-mottes et jolie fée :

     

    l’inaperçue

     

    Entre les femmes

    qui, soignant l’âme,

    veillent aux corps,

    rôde la mort.

     

    Emmitouflée

    de voiles noirs,

    elle est montée

    dans le couloir.

     

    Elle y écoute,

    s’y faufilant

    sans qu’on s’en doute,

    battre le temps.

     

    De porte en porte,

    son ombre basse,

    en rase-mottes,

    passe et repasse.

     

    Par l’une d’elles,

    elle est entrée

    furtive et belle

    comme une fée.

     

    Qui la craignait,

    l’aurait-il vue ?

    qui l’espérait,

    l’aurait-il eue ?

     

    Entre les femmes

    qui veillant l’âme,

    soignent les corps,

    rôde la Mort.

     

    Sarah au chapeau

    Sarah21.png

     

    G. Van der Straeten, traducteur, va s’efforcer pour sa part « de trouver un équivalent à l’allitération “nurse” et “nun” » :

     

     

    l’invisible

     

    Invisible pour tous

    En ses robes de crépuscule

    Glissant derrière la bonne et la nonne

    La Mort remonta le hall

     

    À chaque porte elle s’arrêta

    Écoutant le souffle

    De ceux qui ne savaient pas

    Combien près d’eux était la Mort

     

    Invisible à la bonne et la nonne

    La Mort remonta le hall

    Dont elle dépassa plus d’une porte.

    Mais par l’une d’elles elle entra. 

     

     

    Enfin, pour conclure la série, une dame, Marie Nohant. S’en sort-elle mieux ?

     

    l’inaperçue

     

    En longs voiles couleur de soir

    Sans être vue de personne,

    La Mort monta dans le couloir,

    Dépassa la nurse et la nonne.

     

    Aux portes, elle s’arrêta,

    De tous les souffles, à l’écoute.

    Derrière, nul ne soupçonna

    La Mort si proche sur sa route.

     

    Cachée à la nurse, à la nonne,

    La Mort arpenta le couloir,

    Choisit une porte – la bonne ! –

    Et l’ouvrit sans bruit dans le noir… 

     

     

     Épilogue

     

    Sarah18.png« Je serais heureux si plusieurs lecteurs […] s’essayaient eux-mêmes à ce petit jeu si difficile, pouvaient améliorer ce que nous avons fait à plusieurs et dire ce qu’ ils en pensent. » (12) À moins qu’il n’existe dans une anthologie ou un recueil une traduction de The Unseen de la main d’une personne qui n’a cure de la fidélité. « La fidélité a les meilleurs intentions du monde. Mais elle est elle-même la première dupe involontaire de son application et de sa bonne conscience. Rien de ce qu’elle entreprend ne saurait lui réussir. Elle pense étreindre un texte, et n’embrasse qu’un énoncé. » (13) Remplacez-nous les nonnes par de belles mignonnes.

     

     

     

    (1) Une version revue et corrigée de cette étude a semble-t-il paru dans Fil d’Ariane pour la poésie, Paris, Nizet, 1964.

    (2) Marcel Hennart, « L’éternel problème de la fidélité », Le Thyrse, n° 1, 1964, p. 27.

     (3) Ibid., p. 28.

    (4) « L’éternel problème de la fidélité (suite) », Le Thyrse, n° 5, 1964, p. 232.

    (5) « L’éternel problème de la fidélité (suite) », Le Thyrse, n° 6, 1964, p. 290.

    (6) Ibid., p. 291.

    (7) Ibid.

    (8) Ibid., p. 291-292.

    (9) Guido Gezelle, Dichtwerken, vol. 10, Amsterdam, L.J. Veen, 1951, p. 16-17. Il s’agit de la onzième édition revue des Laatste Verzen (Derniers poèmes). Le poème, ainsi que l’indique le sous-titre entre parenthèse, se veut une manière de souvenir du septuor de Beethoven ; il date de 1859.

    (10) Dans son anthologie Les Étoiles de la Flandre. Guido Gezelle, Karel van de Woestijne, Jan van Nijlen, Paul van Ostaijen, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1973, Maurice Carême a remplacé ces mots par : « deux accords se répondant ».

    (11) En voici la version originale :

    Sarah13.png

    Sarah14.png

    (12) Robert Goffin, Le Thyrse, n° 5, 1964, p. 232.

    (13) Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 26.

     

     

  • Le Voyage de Hollande

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    La lumière de Delft est sur nous comme un linge dernier

     Aragon, Le Voyage de Hollande

     

     

    Poèmes d’Aragon*

     

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    Hollande et poésie : L’Invitation au voyage vient tout de suite à l’esprit. Mais ce pays, ses villes, ses paysages ou encore ses peintres – voire ses écrivains – ont inspiré bien d’autres poètes que Baudelaire au cours des derniers siècles. Dans un billet précédent, nous avons mentionné « Hollande » (1) du voyageur Xavier Marmier, vingt alexandrins plutôt mièvres répartis en cinq strophes. 
    Plus mièvre encore le poème carte postale portant le même titre de l’écrivain belge Marcel Loumaye (1889-1956) : « Hollande, avec ses grands moulins au bord de l’eau / Ses petites maisons et ses sombres bateaux ! » (Le Thyrse, avril 1909, p. 230). Un autre écrivain tombé dans l’oubli, Émille Dodillon (2), a pour sa part ramené d’un séjour aux Pays-Bas des vers composés dans une veine parnassienne. On pourrait énumérer des noms plus connus, poser nos lèvres sur celles de Rosemonde. Satisfaisons-nous pour cette fois d’un recueil de Louis Aragon, qui demeure dans l’ombre alors qu’ « il existe pourtant peu d’exemple » dans son œuvre « d’une aussi parfaite maîtrise de la langue et de la prosodie » (3). Le Voyage de Hollande a paru le 12 février 1964 chez Seghers, vingt-quatre ans exactement après que cet éditeur eut publié un premier texte de l’écrivain communiste. Cette édition de luxe tirée à 2025 exemplaires est ornée d’un dessin de Jongkind. À ce jour, ce recueil a été réédité à trois reprises (1965, 1981, 2005), mais à chaque fois dans une version augmentée (les « Autres Poèmes » dont le cycle « La messe d’Elsa ») qui dénature un peu, ou du moins modifie, sa portée initiale. Le Voyage de Hollande proprement dit s’ouvre sur un quatrain : « Il est interdit de blasphémer » puis se décompose en six parties : « Le départ », « L’août soixante-trois », « L’été pourri », « Le labyrinthe bleu et blanc », « Eierland » et « Chants perdus ». À l’exception des deux qui constituent ce dernier volet, les poèmes ont été semble-t-il été écrits au cours des semaines qu’ont passées Aragon et Elsa Triolet aux Pays-Bas du 29 juillet au 26 août 1963, alors qu’Aragon qui, à son habitude, avait emporté du travail, aurait dû se Aragon4.pngconsacrer à préparer la nouvelle édition de son Histoire de l’URSS. On découvre dans ces pages beaucoup d’octosyllabes, mais aussi des vers beaucoup plus longs. Certains laissent trans- paraître le souvenir de séjours antérieurs : près de quarante ans plus tôt, le poète s’était en effet rendu en Hollande avec sa maîtresse Nancy Cunard. Le Roman inachevé (1956), son « autobiographie » en vers, comprend d’ailleurs un poème amstellodamois : « Les martins-pêcheurs au ciel jaune et rose » :

     

    Les martins-pêcheurs au ciel jaune et rose

    Cousent le printemps au-dessus des toits

    Où leur vol léger en passant se pose

    Aux créneaux neigés que les vents nettoient

     

    La Tour des Harengs de l’hiver se lave

    Maisons à l’envers leur front mauve est pris

    Dans les lourdes eaux d’un rêve batave

    Que les bateaux gris lentement charrient

     

    Les bateliers blonds au bleu de leur pipe

    Ont les yeux noyés par l’Indonésie

    Tandis que les marchandes de tulipes

    Pour les étrangers déjà s’égosient

     

    Ce calme c’est le calme du commerce

    Ce silence est fait de soie et d’étain

    Les grands bassins de mât en mât y bercent

    Le soir safran qui sur les quais déteint

     

    Le jour déclinant les digues cyclables

    Dans un Ruisdael sombre aux rouges falots

    Portent de la ville au loin par les sables

    Le pédalement de mille vélos

     

    Mais dans l’échoppe est assise une dame

    Comme un bijou qui dort en son écrin

    Car c’est ici le ghetto d’Amsterdam

    Où des bras blancs entourent les marins

     

    On dit amour pour nommer cette chose

    Qui peut durer juste le temps qu’il faut

    Petit palais de la métempsychose

    Pour avoir l’œil rond comme l’ont là-haut

     

    Les martins-pêcheurs au ciel jaune et rose

     

    Le Voyage de Hollande

    Compositeur : Edouard Senny, sur des textes de Louis Aragon

    Baryton : André Vandebosch - Piano : Colette Orloff

     

     

    Aragon6.pngL’amour ou du moins la question de l’amour se glisse une fois de plus dans le poème. L’impossibilité de l’exprimer (de le vivre ?), mariée à une anxiété pour ainsi dire innée, constitue d’ailleurs le thème essentiel  du Voyage de Hollande qui est tout autre chose qu’un voyage en Hollande. Il est vain de voyager annonce d’entrée une épigraphe de Maurice Scève. « L’été pourri » nous en dit sans doute plus sur le couple Louis-Elsa que sur le temps : en 1963, c’est l’hiver qui a été calamiteux, l’un des plus froids de l’histoire des Pays-Bas ; et si en été les températures étaient relativement fraîches, les deux écrivains n’ont pas dû voir, en un mois, beaucoup de pluie. C’est la grenouille batave qui le dit. Un été pourri sans pluie ? « Le Roi-Pluie » qui fait des siennes sur les toits d'Amsterdam est sorti de l’imagination du sexagénaire qui porte « une pierre au cou ». « Wassenaar » est à la fois une réécriture de l’Invitation au Voyage et, d’un bout à l’autre, un poème d’amour. Poème d’amour aussi « À quoi rêverais-tu si l’on », écrit le 14 août près d’Utrecht, à Hoge Vuursche. Peignant un décor typiquement batave, « Intérieurs » bascule à mi-parcours dans l’introspection et dans la vénération de l’aimée. Pareillement d’« Eierland », dont on jurerait la première strophe, tout entière dédiée à la nature de l’île de Texel, sortie du clavier d’un poète néerlandais.

    Si « Meinert Hobbema » échappe à l’obsession du fou d’Elsa – certes le poème se termine par : « Pour aimer d’amour » –, c’est sans doute parce que le poète y reprend la description du tableau Le Moulin à eau , qui figure dans les Entretiens sur le musée de Dresde (1957), ouvrage écrit avec Cocteau. Pour le reste, quand il s’écarte de sa thématique de prédilection, Aragon émet des critiques sur les Hollandais en général : « Et nous parmi ces êtres de laitage / Le genou gras la rousseur des oignons / À tous les pas à qui nous nous cognons » (dans « Reconnais-tu la vieille mélodie », poème ayant pour cadre Rotterdam) (4) ou sur les capitalistes qui Aragon1.pngvivent dans les « Petits palais de la banlieue ». Même dans les endroits les plus isolés d’ « Amsterdam », l’amoureux ne trouve ni calme ni paix – « Ainsi la ville avec ses toits / Ses yeux-fenêtres d’elle-même / Comme défaite pour qu’on l’aime / Tragiquement parle de toi » –, mais le reflet d’un suicide. Citons le poème (sans titre) le plus emblématique du recueil :

     

     

    Nous appellerons Hollande

    Ce pays de contrebande

    Entre la pluie et le vent

    Comme un moment de césure

    Dans la voix et la mesure

    Entre l’après et l’avant

     

    Ce royaume de semblances

    Qui fait égale balance

    Entre la terre et les eaux

    Entre le mourir et l’être

    Qui bat comme à la fenêtre

    Un volet troué d’oiseaux

     

    Voici l’heure et le voyage

    Où le jour n’est que langage

    Comme sont dés hasardeux

    Et le point qu’on y amène

    Toujours sonne être l’amen

    De cette vie à nous deux

     

    Où toute chose suppose

    Obscurément faire pause

    Avant cette nuit de nous

    Une halte du calvaire

    Cette indulgence à genoux

    Aux condamnés à genoux

     

    Ô merveille d’amertume

    Et se perd et se parfume

    La vie où elle est brisée

    Comme l’une l’autre tremblent

    Au miracle d’être ensemble

    Les lèvres sur le baiser

     

    Le grand reproche que l’on peut faire à Aragon – qui est dans la droite ligne de Hugo dont il partage les qualités et les défauts – tient à la teneur de bien des poèmes : elle est sensiblement inférieure à la virtuosité de l’écriture. Une espèce de naïveté - de juvénilité ? - omniprésente finit par lasser le lecteur. Aragon égrène un peu trop ses vers de vieil amoureux anxieux comme une bondieusarde son chapelet. Mais relire quelques pages de ce Voyage émerveille.

     

    Daniel C.

     

    Aragon7.png* Une partie des éléments de ce billet est empruntée à Michel Besnier, « Postface » au Voyage de Hollande, Paris, Seghers, 2005 ainsi qu’au tome 2 des Œuvres poétiques complètes, publié en Pléiade sous la direction d’Olivier Barbarant (2007).

    (1) Poème qu’on peut lire par exemple dans les Proses et Vers (1836-1886), Paris, A. Lahure, 1890, p. 245-246. Contentons-nous d’en citer la première strophe.

    Dans les près de Hollande, au haut de la charmille,

    J’ai souvent remarqué, le long de mon sentier,

    Le chêne où la cigogne, hôte de la famille,

    Construit son nid de chaume à côté du fermier. 

    (2) On doit à cet auteur une version (la première ?) de Fais dodo Colas mon petit frère intitulée Enfantine (publiée dans le recueil Les Écolières, 1874).

    (3) Michel Besnier, « Postface », op. cit. Cet auteur ajoute : « S’il existait des écoles de poésie, Le Voyage de Hollande permettrait de montrer, surtout de faire entendre, toutes les ressources de la poésie écrite en langue française. Quelle étonnante variété de vers, de rythmes, de rimes ! C’est qu’Aragon a lu et assimilé dans son oreille interne tous les poètes, de ceux du Moyen Âge jusqu’à ses contem- porains. » (p. 156).

    (4) Les mêmes clichés sont présents dans la correspondance d’Elsa de l’époque.

     

    les deux mots en gras dans les poèmes

    figurent en italiques dans les versions originales.

     

     

  • Le dernier vers du dernier poème

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    À l’article de la Vie

     

     

    La rubrique « Escapades » de ce blogue s’arrête de temps à autre sur des écrivains qui n’ont en principe rien à faire ici : ni Bataves, ni Flamands de Belgique, ni Flamands de France, ni flamingants – rien de tout ça. Cette fois, il va être question – ô sacrilège ! – d’un Wallon. Poète presqu’oublié, auteur de chants oubliés. Un parmi tant d’autres. « Qui se souviendra de lui ? – de toi ou de moi qui se souviendra ? ». Aucune rue, aucune avenue, aucun boulevard ne porte son nom. Tout juste un petit sentier, à Namur, sa ville d’adoption.

    SaintongePortrait.pngCet homme né dans la nuit de Noël 1921 a savouré la nature comme un flot d’ambroisie, cherché son reflet dans la Meuse comme dans le corps de la femme, a fui les mondanités, communié avec le créé. C’est à lui que Gaston Bachelard adressait ces belles phrases : « Vous me rendez tout ce que j’ai aimé. Que n’ai-je connu, quand j’écrivais mes derniers livres, vos poèmes ! Quels arguments ils m’eussent donné ! […] Écrivez bien vite de nouveaux poèmes. La poésie a besoin de vous. »

    Il écrira, ne publiant que par intermittences, s’essaiera au roman avant de disparaître en 1966, la veille de l’Assomption. « Il aimait la Meuse, plus et mieux que tout autre. Mais c’est loin du fleuve wallon que la mort l’a terrassé à quarante-quatre ans, soudainement, brusque- ment, traîtreusement. Il s’était rendu dans une petite ville de la vallée de l’Ourthe. Et c’est là qu’il s’est effondré par un des rares jours ensoleillés de cet été pourri, le dimanche 14 août ! » (Joseph Delmelle). Dès lors, lui aussi peut nous dire : 

     

    Comme j’aimais alors les bois et les prairies,

             Le ciel, tableau changeant,

    Les oiseaux veloutés, les fleurs de pierreries,

             Les rivières d’argent ! 

     

    Mon rêve était partout. Je disais : Je t’adore !

             À l’aubépine en fleurs ;

    Au feuillage : Sens-moi tressaillir. À l’Aurore

             Humide : Vois mes pleurs !

     

    Car l’Amour Heureux, la célébration des « noces de l’homme et de l’univers » par laquelle s’ouvre Toucher Terre, le plaisir que procurent mots exhumés et Visages remémorés, l’effusion poétique, n’empêchent ni les angoisses du Tenter de Vivre, ni la tristesse, ni l’effroi. Ses recueils sont, de fait, « autant de variations mozartiennes sur l’allégresse menacée de ce qui vit », ainsi que le dit l’essayiste Roger Brucher.

    Deblue0.pngIl ne lui aura été donné ni d’écrire des Poèmes de la mort prochaine ni de dicter des sonnets de l’agonie. Il a eu beau prendre « garde de ne pas mourir / en mourant sans cesse », la mort a pris les devants pour le laisser « incorruptible enfin, sans absence et sans poids ». Mais quelques jours avant de quitter le doux « bruit de l’eau qui s’égoutte sur l’eau », d’être arraché au « flot de la dérive humaine », il a griffonné un poème qui devait être le dernier, un vers qu’il ne savait pas être le dernier, dernier poème et dernier vers qui ont merveilleusement devancé la mort :

     

    Règne de la chaleur mauve et jaune, éclat

    Du bonheur dans l’oubli de tout ce qui n’est pas

    Lui-même et dont la force est comme une blessure,

    Et la blessure une très intime capture ;

    Suspens du temps dans l’espace transfiguré.

    Infini descendu dans la fugacité,

    Fusion de l’évidence et du profond mystère,

    Instant de fête au faîte d’or de la lumière,

    Noces de mouvement et d’immobilité

    Dans l’éblouissement de l’éternel été.

     

     

    Saintonge0.png

       manuscrit du dernier poème, Le Thyrse, juillet-août 1967 

     

       

    « À travers les heurts de la vie, la poésie de Jacques-André Saintonge conserva une ferveur dionysiaque. Résolument classique, mais ondulante, répétitive, obstinée comme un fleuve, elle semble porter les rythmes et les courbes de la Meuse dans son écriture. Avec ce que Françoise Gonsalez-Rousseaux appelle le “mot-germe”, Saintonge bâtit des célébrations lyriques qui prennent le lecteur dans ses filets sonores. Songe-t-on à Péguy, à Verhaeren ? Le poète vous détrompe. Il creuse moins son sujet qu’il ne l’appelle à la surface du dire. Il évoque et invoque. Il fait voir ce qu’il crée. La femme n’existe, semble-t-il, que par rapport à lui. Sa démarche exploratoire est cent fois reprise. Il ne craint pas les détails les plus précis. Mais comme tout cela est exorcisé de la pesanteur ! Dans son érotique, court un sang qui la transfigure. C’est Félicien Rops, avec la joie en plus, et l’équivoque en moins. Tout est pur aux purs dans la sauvagerie raisonnée du poète. »

    Luc Norin, La Libre Belgique, 22 janvier 1987

       

     

    La photo de Jacques-André de Saintonge figure sur la couverture de la revue de littérature et d’art Le Thyrse, juillet-août 1967.

    La couverture reproduite est celle du livre de proses et de poèmes de François Debluë De la mort prochaine, Trocy-en-Multien, Éditions de la revue Conférence, 2010, œuvre dont sont tirés deux brefs passages.

     

     

  • Hommage à Verhaeren

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    Francis Vielé-Griffin

    sur « le Grand Flamand »

     

     

    Mais je suis né, là-bas, dans les brumes de Flandre,

    En un petit village où des murs goudronnés

    Abritent des marins pauvres mais obstinés,

    Sous des cieux d’ouragan, de fumée et de cendre. 

     

    Émile Verhaeren, « Épilogue », Toute la Flandre

     

     

    Et qu’importe d’où sont venus ceux qui s’en vont,

    S’ils entendent toujours un cri profond

    Au carrefour des doutes !

    Mon corps est lourd, mon corps est las,

    Je veux rester, je ne peux pas ;

    L’âpre univers est un tissu de routes

    Tramé de vent et de lumière ;

    Mieux vaut partir, sans aboutir,

    Que de s’asseoir, même vainqueur, le soir,

    Devant son œuvre coutumière,

    Avec, en son cœur morne, une vie

    Qui cesse de bondir au-delà de la vie.

     

    Émile Verhaeren, « Au bord du quai », Les Visages de la vie

     (recueil dédié à Vielé-Griffin)

     

     

    Quelles heures, d’entre les mortes, furent nôtres ?

     

    F. Vielé-Griffin, « Ronde des cloches du Nord », Joies

     

     

     

    Vielé-Griffin par T. van Rysselberghe (détail)

    VieléGriffinTheo.pngPoète de nationalité américaine, poète surtout du vers libre, Francis Vielé-Griffin (1864-1937) a compté plusieurs amis flamands dont le peintre gantois Théo Van Rysselberghe - qui, heureusement, ne suivra pas l’exemple de lauteur de La Partenza, lequel a détruit un jour toutes ses toiles ! - et Émile Verhaeren. À l’occasion du dixième anniversaire de la disparition de ce dernier, plusieurs écrivains et personnalités se retrouvent à Bruxelles (28 novembre 1926) pour célébrer la mémoire de l’auteur des Flamandes, une manifestation agrémentée de pièces musicales de César Franck. La revue Le Thyrse a consacré son numéro du 5 décembre 1926 à cet évènement en imprimant les trois allocutions (du poète belge d’expression française Albert Mockel, de l’essayiste flamand August Vermeylen et de F. Vielé-Griffin), un poème en prose du Wallon Louis Piérard, grand connaisseur de la Hollande, ainsi qu’un texte du peintre et auteur français Paul-Napoléon Roinard, qui, en son absence, fut lu lors du banquet offert à Vielé-Griffin après la séance commémorative.

     

    VieléGriffin4.png

     

    Le symboliste A. Mockel, à qui l’on doit un Émile Verhaeren, poète de l’énergie, se félicite, en tant que « Wallon jusqu’aux moelles » que Verhaeren soit « Flamand avant tout, Flamand par toutes ses fibres ». Grande figure du renouveau culturel flamand à la charnière des XIXe et XXe siècles, August Vermeylen (photo AMVC, détail), après avoir rappelé l’aversion qu’éprouvait le disparu pour les oraisons funèbres, souligne de son côté que « l’étude la plus pénétrante, la plus “fraternelle” » consacrée au natif de Saint-Amand « est d’un poète flamand, Karel van de Woestyne ». IlVieléVermeylen.png poursuit : « […] certains blâment Verhaeren de n’avoir pas écrit en flamand, d’autres le louent d’avoir écrit en français. Vaine querelle ! Qu’on se dise une fois pour toutes qu’un poète, qui a le respect de son art, ne choisit pas sa langue. C’est bien simple : Verhaeren a écrit dans la langue qui lui était la plus naturelle, le français, de même que Gezelle a écrit dans la langue qui lui était la plus naturelle, le flamand. Cela ne regarde que l’artiste qui crée son œuvre ». Puis le Bruxellois bilingue suggère qu’on trouve à la fois en Verhaeren deux poètes, nombre de ses pièces parmi celles qu’on cite le moins permettant de le ranger dans la première catégorie : « Je vois deux espèces de poètes, très différentes et qu’on ne peut comparer : ceux qui ne vivent que leur rêve intérieur, en dehors du temps, et dont l’œuvre est transposée dans l’éther spirituel, le plan éternel de l’âme. […] Mais l’ensemble de son œuvre le classe plutôt dans cette autre catégorie, les poètes dont l’esprit est tourné vers le monde de l’action ». Il le considère comme « le type le plus admirable du poète » qui, depuis Walt Whitman, « embrasse le monde, l’absorbe tout entier et le fait vibrer d’une pulsation large et profonde. ». Pour ceux qui ont eu le bonheur de connaître Verhaeren, nous dit-il encore, un seul mot le résume : « ferveur ! » Après avoir rappelé un souvenir (voir ci-dessous), il conclut, toujours devant Albert Ier et la reine Élisabeth, en évoquant la lutte que doit livrer celui qui regarde la vie en face « et qui trouve sa rédemption dans la lutte », autrement dit en comparant le vrai poète à un Christ anarchiste : « […] car il devait aimer la vie avec rage, pour se crucifier sur elle comme il l’a fait là. Et il lui fallait souffrir cette passion et cette agonie pour pouvoir ensuite, brûlé, purifié, renouvelé, s’élever vers un hymne aussi clair que la Multiple Splendeur ».

     

    VieléGriffin2.png

     

    Quant à Louis Piérard, il donne une évocation de la tentaculaire Londres où il se trouvait au moment où il apprit, en lisant le journal, la mort tragique de Verhaeren « the well known belgian poet. Tué ! Broyé par un train à Rouen ! » La suite de son texte condense quelques souvenirs du « grand berger de l’horizon, des bois roux, des labours violets, du ciel pâle où tremblotent les premières étoiles ». Paul-Napoléon Roinard nous confie lui aussi, outre l’expression de sa « pieuse admiration », quelques souvenirs de moments partagés avec le grand poète.

    Sous la plume de Francis Vielé-Griffin – qui a dédié à Verhaeren, dont il n’avait sans doute pas « les audaces sublimes » (Thierry Gillybœuf), son En Arcadie (1897)* –, l’hommage prend un peu plus l’aspect d’une analyse de l’art poétique : il y est question de « Pur Poète », « du mystique que ravit la grâce ». Malgré une ligne manquante dans la dernière partie du texte (p. 463-465), nous le reproduisons dans son intégralité.

     

     

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    * Voici le poème « Dédicace » qui ouvre

    En Arcadie (dans le recueil La Clarté de Vie)

     

    Ton art

    Est comme un gonfanon, beau chevalier

    Debout dans l’étrier,

    Et face au jour émerveillé ;

    Et l’ombre de ta grande lance noire

    Ondule derrière toi sur l’ornière crayeuse ;

    Il monte comme un rêve d’encensoir

    Des foins que nous fanons parmi les peupliers,

    Chantant la vie joyeuse

    Et son espoir.

     

    Mais tu sais bien notre âme et tu l’as dite

    En un grand cri de pitié farouche :

    Appuyés sur la fourche en l’ombre qui médite

    Nous avons écouté nos rêves de ta bouche :

    Ta voix dure est si tendre

    Que les faneurs groupés dans l’ombre pour l’entendre

    Vont murmurant déjà des hymnes désapprises

    Et jonchent ton chemin des fleurs de nos prairies

    Et s’émerveillent et disent :

    « C’est notre saint Martin qui chevauche et qui prie ! »

    Car ta bonté est douce et claire comme la brise.

     

    Francis Vielé-Griffin

     

     

    VieléGriffinVerhaerenparTHéo.png

    Émile Verhaeren écrivant (détail), 1915

    par Théo van Rysselberghe 

     

     

     

  • Ô Mère-Flandre !

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    Prosper Van Langendonck

    et les Lettres flamandes,

    par Pierre Broodcoorens

     

     

    P. Broodcoorens, par Magritte, 1921

    PortraitofPierreBroodcoorens1921.jpgNé à Bruxelles en 1885, l’écrivain d’expression française Pierre Broodcoorens a laissé parler ses convictions socialistes ainsi que son attachement à la Flandre occidentale dans son théâtre, sa poésie (A celle qui porte mon nom, 1907, Le Carillonneur des esprits, 1921...) et dans ses romans comme Le Sang rouge des Flamands (paru d’abord dans Le Peuple en 1914 puis en volume en 1922) dont Rosa Luxembourg a pu dire dans ses Lettres de prison : « Ce roman m’avait beaucoup frappée. Je trouve surtout que les descriptions de paysage y sont d’une grande force poétique… Il semble évidemment qu’au beau pays des Flandres le soleil se lève et se couche avec beaucoup plus de splendeur que dans n’importe quel autre endroit du monde… Ne trouvez-vous pas que, par leur coloris, de tels livres rappellent tout à fait Rembrandt…? La tonalité sombre de l’ensemble, à laquelle se marie toute la gamme des or et vieil or, le réalisme effarant dans le détail et cependant l’impression de mystère et de légende qui se dégage du tout ? ». Broodcoorens s’est occupé de plusieurs revues comme En art et L’Exode. Son ami Magritte a eu l’occasion de le portraiturer. On considère Broodcoorens comme un disciple de Camille Lemonnier ou de Georges Eekhoud. Des critiques français lui reprocheront sa « prodigalité de belgicismes » ou encore le réalisme trop cru de ses récits. Pour sa part, l’écrivain thudinien Paul Bay ne tarit pas d’éloges au sujet du Miroir des roses spirituelles, volume réunissant des nouvelles ou croquis de son confrère dont le vocabulaire est parfois directement emprunté au flamand : « Vous rappelez-vous, Messieurs, chers camarades, la silhouette de Broodcoorens se rendant tout songeur à son bureau de l’Hôtel de ville de St-Josse-ten-Noode ? Vous rappelez-vous sa barbe embroussaillée, ses yeux luisants, son regard appuyé et volontiers farouche ? Vous rappelez-vous, disciples d’Eekhoud, la voix de tonnerre, les récitations volcaniques, les emportements et les rires de gosse du grand Brood ? Et bien, cet homme, cette ombre aujourd’hui, nous a légué un livre grâce auquel son nom ne périra point. Si Broodcoorens a aimé son pays, sa campagne des environs de Renaix, s’il l’a bien observé, adoré, au point de le faire tenir tout entier en quatre contes, son pays le lui a bien rendu. Il a inspiré à un Belge, à un Flamand, des pages impérissables. On dirait même qu’elles ont été écrites avec du sang, avec le sang d’un cœur ardent et débordant d’amour pour la pauvre humanité des campagnes. » (Le Thyrse, 21 mars 1926, p. 139).

    Une rue de La Hulpe, commune wallonne où l'écrivain est décédé en août 1924, porte son nom. À l’occasion de sa disparition, la presse française rapporte : « Le poète belge Pierre Broodcoorens qui a écrit notamment Le Sang rouge des Flamands et Les Rustiques, a succombé à Bruxelles. M. Broodcoorens, émule et fervent admirateur du grand écrivain Camille Lemonnier, avait présidé, dimanche dernier, la cérémonie inaugurale d’un monument à la mémoire de son maître. » (entre autres Le Figaro du 14 août 1924).

     

    BroodcoorensHuma1.jpg

    Extrait du billet de M. Martinet sur Le Sang rouge des Flamands

    L'Humanité, 27/04/1922, p. 4 (source : Gallica)

     

    Les trois premières pages de la revue bruxelloise L’Art libre de février 1921 donnent à lire un article de Pierre Broodcoorens que nous reproduisons ci-dessous. La disparition du poète, critique et essayiste flamand Prosper Van Langendonck le 7 novembre 1920 a motivé l’écriture de ce texte. Dans ces lignes, l’auteur d’expression française acquis à la cause flamande s’enflamme. Dresser un portrait du défunt est pour lui l’occasion de plaider en faveur de Mère-Flandre - contre la domination de la culture et de la langue françaises - en mêlant un appel à la lutte (socialisme) et à l’union de toutes les composantes flamandes (nationalisme) avec une revendication à la fraternité européenne (internationalisme).

    couverture du 1er numéro de Van Nu en Straks (source : dbnl)

    couvvannu1.pngDans ses terres, Prosper van Langendonck fait aujourd’hui encore figure de poète maudit. C’est d’ailleurs ainsi que le caractérise Stefan Brijs dans l’essai qu’il lui a consacré il y a quelques années : « De Vlaamse poète maudit » (De vergeethoek, Amsterdam/Anvers, Atlas, 2003, p. 29-36). Maudit, il le reste au-delà de la mort : le jour de ses obsèques, sur la carte placée sur son cercueil, un point d’interrogation figurait à côté de son nom : personne ne se souvenait de sa date de naissance. Depuis quatre-vingt dix ans, quelques contributions viennent le tirer de temps à autre de l’oubli. Les historiens de la littérature lui accordent une place en tant qu’auteur d’un unique recueil de poésie, les Verzen - il n’a pour le reste composé que quelques comédies en un acte dont Een huwelijk per vliegmachien (Un mariage en aéroplane, 1914) - et surtout comme figure majeure du mouvement de rénovation des lettres flamandes incarné par Van Nu en Straks (D’aujourd’hui et de Demain ou De Maintenant et de Tout à l’Heure). Trentenaire, il est l'un des plus âgés de la première équipe qui a fait vivre cette revue et, par sa défense des valeurs catholiques, il effectue le lien entre le passé et le présent alors qu’un auteur comme Auguste Vermeylen (1872-1945) s’inscrit plutôt dans la mouvance anarchiste. Langendonck évoque une synthèse chrétienne, il aspire  à « un « christianisme dans sa forme la plus pure : le catholicisme est assez large pour annexer les efforts de chacun, et il se trouve encore et il se trouvera toujours au sommet de toutes les vies ». Ses courts essais « De Vlaamsche Parnassus », (Le Parnasse flamand, 1888) et « Herleving der Vlaamsche poëzij » (Renaissance de la poésie flamande, 1893-1894), comme sa polémique avec Max Rooses - sans doute le critique alors le plus influent de Flandre, qu'il prend à partie dans le premier de ces deux textes - ont fortement contribué à favoriser une nouvelle approche de la littérature qui a permis de rompre avec une poésie qui abordait toujours les mêmes sujets, couvfayard1999.pngrecourait toujours aux même tournures et aux mêmes formes. Il a défendu « un art classique et universel à titre de théoricien, mais aussi comme créateur, en composant des poèmes tourmentés d’une facture romantique tardive et chargés d’une tristesse et d’une ambivalence baudelairiennes, poèmes qui préparèrent le terrain au symbolisme de Van de Woestijne. […] S’il fit ses armes en lisant les romantiques Musset, Vigny, Leopardi, von Platen, il se laissait emporter par les vers des classiques Virgile, Dante et Vondel. Dans son premier poème d’importance, Waarheid en idéal (Vérité et idéal, 1883), il introduisit en Flandre la poésie décadente fin de siècle dans la tradition baudelairienne » (A. M. Musschoot, Histoire de la littérature néer- landaise, Fayard, 1999, p. 545). Ce n’est donc pas un hasard si, après avoir fait connaître Gezelle au-delà des rares cénacles où on le lisait, il  a découvert le talent d’un Karel van de Woestijne ou d’un Herman Teirlinck. Dans ses poèmes, essentiellement des sonnets, Van Langendonck a réalisé « une ultime harmonie entre le fond et la forme, une union parfaite entre le sentiment et l’expression, l’idée et le rythme. […] Un poème de Langendonck a une allure grandiose, un rythme noble et ample ; il ressemble à un vaste champ ondulant, où le panorama est à la fois étendu et mouvementé, multiple et bien ordonné » (André de Ridder, La Littérature flamande contemporaine, 1923, p. 115 et 117). A. Vermeylen (photo), qui l’a bien connu puisque les deux hommes avaient collaboré au mensuel Nederlandsche Dicht- en Kunsthalle ou encore au sein du cercle artistique bruxellois « De Distel » (Le Chardon) avant de fonder Van Nu en Straks, insiste de son côté sur la noblesse de l’art de son confrère, sur la place que ce dernier accorde à l’intellect dans ses sonnets et sur le drame qui habite sa voix singulière. « Pour Van Langendonck, le poète était l’homme capable d’incorporer la vie entière et de la recréer en une unité harmonieuse. […] Le beau miracle de sa poésie, c’est, dans ses composantes les plus infimes, l’euphonie du monde des sens, du monde du cœur et du monde de l’esprit. Même ses paysages les plus objectifs sont des tableaux de l’âme. » (De Vlaamsche letteren van Gezelle tot heden, photovermeylen.png1938). Dans « La poésie flamande con- temporaine », texte des années 1910 rédigé en français, la cheville ouvrière de Van Nu en Straks s’exprime en ces termes sur son ami qui, à son sens, tiendrait une place de choix « dans n’importe qu’elle autre littérature » au même titre qu’un Verhaeren : « Pour nous en tenir à la poésie, le rôle de Van Nu en Straks fut de reprendre, par-dessus l’école de Pol de Mont, à notre avis trop favorable au dilettantisme, les traditions de Rodenbach et de Gezelle, leur sens plus complet de l’union intime de la vie et de l’art. Ce fut là surtout l’œuvre de Prosper Van Langendonck. Il était un peu notre ancien déjà, puisque, à peine plus jeune que Pol de Mont et Hélène Swarth, il avait, dès avant la fondation de la revue, indiqué la bonne route et écrit des vers d’une psychologie toute moderne. Avec lui, nous retournons à un art où l’émotion profonde et la pensée s’éclairent mutuellement. Âme grave et foncièrement noble, crispée, tragique, toujours divisée, toujours en lutte contre elle-même, - conscience d’aujourd'hui, dont les douleurs ont des accents poignants, mais s’expriment toujours en une forme impeccable, illuminée de beauté. »

    Prosper van Langendonck est mort à l’hôpital Saint-Jean de Bruxelles, établissement où quel- ques célèbres poètes français ont séjourné. Après avoir perdu sa mère en 1880, il avait dû s’occuper de sa sœur folle et de son père, un restaurateur de tableaux plus ou moins aveugle. Aussi, n’ayant pu poursuivre ses études, il avait occupé de modestes postes dans l’admi- nistration ou dans les assurances - disparaissant d’ailleurs parfois plusieurs jours sans prévenir. À l’époque où il était employé du service de traduction du Parlement belge, il a traduit l’ouvrage de Siméon Olschewsky et Jules Garsou, Léopold II, roi des Belges : sa vie et son règne (1905). Un tel environnement était certes peu favorable à l’écriture d’une œuvre - il a toutefois connu quelques brèves années moins grises à l’époque de son mariage (1899) -, mais la raison première des longs silences du poète Van Langendonck réside dans sa fragilité : il souffrait semble-t-il de schizophrénie. Au cours des dix dernières années de sa vie, il s’est enfermé dans une « douleur muette ». Son dernier poème « De Zwerver »  (« Le Vagabond ») date de 1912, un titre en conformité avec la vie qu'il menait alors.  Stefan Brijs écrit qu’il n’a pu produire de grands poèmes que lorsqu’il traversait une période de lucidité.

    Très peu de poèmes de Prosper Van Langendonck ont semble-t-il été traduits en français. Dans son Anthologie de la poésie néerlandaise (Belgique 1830-1966), Maurice Carême n’en a retenu qu’un : « De orgeldraaier zingt » (« Le joueur d’orgue chante »), qui n’est certainement pas le plus repré- sentatif. Auparavant, dans leur Anthologie des écrivains flamands contemporains, André de Ridder et Willy Timmermans avaient tenté d’en transposer trois : « ’k Heb u in smert gebaard » (« Mes vers ») « Langs zomervelden » (« Par les champs d’été ») et « De zon » (« Le soleil »).

     

     

    Sur Pierre Broodcorens

    La Nervie, revue illustrée d’arts et de lettres lui a consacré un numéro (Bruxelles, n° 7,  1930, 36 pages).

    proper van langendonck,pierre broodcoorens,lettres flamandes,littérature belge,poésie,van nu en straks,gezelle,magritteJean Robaey, « Un auteur oublié : Pierre Broodcoorens », Franco- fonia, 1989, n17, p. 127-140

    Marc Maroye, « De Brakelse invloed op het leven en werk van Pierre Broodcoorens (1885-1924) », Triverius, oct. 1997, p. 55-65.

    Graziana Geminiani, Pierre Broodcoorens: uno scrittore di Fianda e la Germania: tesi di laurea, Ferrara, Università degli studi di Ferrara-Facoltà de lettere e filosofia, 2004.

    Lire en ligne la réponse de P. Broodcoorens à Octave Mirbeau sur La 628-E8 (La Belgique artistique et littéraire, n° 29, février 1908, p. 301-316).

     

    vignette accompagnant les premiers poèmes

    de Van Langendonck publiés dans Van Nu en Straks 

    vannulangendonck.png

     

     

     

    Prosper Van Langendonck

    et les Lettres flamandes

     

     

    Avez-vous du courage, ô mes frères ? Êtes-vous résolus ? Non pas du courage, devant des témoins, mais du courage de solitaires, le courage des aigles dont aucun dieu n’est plus spectateur ?

    Nietzsche. - Also sprach Zarathustra

     

    Prosper Van Langendonck est mort à l'hôpital Saint-Jean de Bruxelles, le dimanche 8 novembre 1920. Depuis dix-huit ou vingt ans il avait cessé d’écrire. Sa fin misérable passa presque inaperçue. Celui qui fut l’initiateur, et peut-être l’âme de la renaissance des Lettres flamandes, était à peu près oublié. À peine si la critique officielle citait encore son nom. La jeunesse flamande s’apprêtait cependant à réparer cette longue injustice. Ayant reconnu pour sien ce poète de la vie, elle se proposait de lui restituer la place que l’ingratitude lui a ravie, mais que la postérité lui gardera. Un banquet allait être donné à sa louange. La mort devança ce généreux dessein, car, sans doute, le nom de Van Langendonck ne pouvait manquer à la série de ceux qui, comme le sien, évoquent la douleur et le martyre des Poètes.

    Quand, par miracle, les imbéciles s’intéressent à un artiste véritable, c’est en raison de l’utilité qu’il peut avoir pour leur avancement, leur situation ou leur petite marotte de mécènes, « d’amis éclairés des lettres et des arts ». Pour qu’il reste digne de leur « bienveillance désintéressée », il faut qu’il soit un peu charlatan, un peu gros, vulgaire et sot par certains côtés. On pourrait formuler cette loi : La valeur du poète est en raison inverse du nombre de ses admirateurs à l’époque où il vit. Aussi un écrivain de talent doit-il se défier de son entourage et de sa popularité. Des applaudissements suspects doivent l’engager, comme Phocion, à se retourner vers ses amis pour leur demander : « Ai-je écrit ou dit une sottise ? »

    La gloire de Prosper Van Langendonck est très haute et très pure, si l’on considère le très petit nombre de ceux qui le connaissent et le chérissent dans sa noble personnalité poétique. Celle-ci eut quelque éclat à l’époque où il exposait, dans Van Nu en Straks, les théories critiques qui servirent de manifeste et de programme à la génération de 1890. L’éclipsé qui suivit fut totale.

    P. Van Langendonck

    Langendonck1.pngIl était né, comme il l’avait pressenti, pour « rester à jamais seul avec sa souffrance ». Il connut cet « absolu de la déréliction », dont parle Francis Nautet à propos d’un autre Pauvre sublime, Charles De Coster. La gêne, la misère l’éteignirent dans leur étau ignoble : il pourvoyait à ses besoins et a ceux d’une sœur incurable, au moyen d’une misérable pension de 200 francs par mois que lui allouait le gouvernement, non en sa qualité de Poète, mais en récompense de « bons et loyaux services » dans les cadres administratifs. Nous voudrions ne pas le croire, mais c’est M. Emmanuel De Bom qui nous l’assure (1), et il est trop véridique pour être suspecté d’exagération : Dans son dénuement, Van Langendonck aurait sollicité en « haut lieu » un secours de 500 francs, et cette aumône dérisoire lui aurait été refusée. Si le fait est exact, il est à la honte éternelle des Soutiens de l’Ordre et de la Patrie qui ne craignirent pas la responsabilité de leur geste devant ceux qui, plus tard, les jugeront comme furent jugés tant de coquins, de fourbes et de solennels crétins d’autrefois.

    Prosper Van Langendonck n’a publié qu’un recueil de poèmes : Verzen (2) et les pièces les plus récentes qui figurent dans ce recueil, dont une réédition parut en 1918, en Néerlande, portent le millésime de 1902. De cette année datent son long silence et son calvaire, car ce Poète de la Douleur la connut infinie, dans sa chair et dans son âme. Sous ce rapport, sa vie fut aussi terrible et tragique, dans son effa- cement, son humilité et son conformisme apparent, que la destinée d’un Dostoïewski, d’un Verlaine ou d’un Oscar Wilde.

    Il souffrait depuis l’enfance - il naquit en 1862 – d’une affection nerveuse qui, très certainement, affina sa sensibilité native, en fit un instrument de perception et d’intuition merveilleusement délicat, émotif, vibrant, mais aussi le prédisposa à ressentir plus cruellement qu’une nature moins fine, moins tendre, et donc plus prompte à la réaction vitale, les contrecoups internes du combat quotidien. La brute humaine, aux prises avec ses semblables - l’immense multitude sauvage, bruyante, meurtrière comme la mer - cette brute développe ses muscles, endurcit son gosier et ses poings dans la bataille sans merci qu’elle doit livrer pour son pain, l’assouvissement de ses passions ou de ses haines, la conquête de sa « situation ». Elle riposte aux coups par les coups ; elle frappe sans pitié, aveuglément ; elle vit : Vivre, pour la Brute, c’est mordre, supplanter, tuer. Si elle succombe, c’est sans beauté, en demandant grâce, elle qui, toujours, abaissa le pouce. La brute meurt à genoux, comme les bœufs, et sa propre espèce la piétine, boit son sang et meurt de même. Contre tous ces fronts durs, cornus, obstinés - baissés, - l’esprit qui n’est qu’esprit bande en vain l’arc de sa volonté et de son génie. Le cuir épais du monstre à mille têtes est rebelle à la banderille.
    CouvVerzenProper.png

    Heine, Mallarmé et Becque trouvèrent quelque agrément à ce jeu périlleux - gracieux, - et leur misère ou leur ennui en fut plus supportable. Prosper Van Langendonck était sans fronde devant le Mufle d’airain - éternel. En un sens, ce Poète foncièrement moderne - et moderne de propos délibéré - fut un exilé et un étranger dans l’anarchique et violente - superbe - vie moderne. Il est un Poète en puissance plus qu’uni Poète en réalisation, mais il a l’instinct des possibilités lyriques infinies du chaos actuel, où la lutte de l’Individu pour, la défense de sa personnalité est, grandiose comme un combat homérique, si bien que les triomphateurs n’ont d’égaux qu’eux-mêmes et doivent effacer les frontières pour être au moins quelques-uns.

    Van Langendonck allait aux horizons. Il voyait toute la vie, la vie unanime et créatrice, en projection dans le Futur. Mais, il lui était malheureusement aussi impossible de vivre le combat - de réagir victo- rieusement sur le phénomène – qu’il lui était aisé de le penser, le développant, dans sa lucide repré- sentation jusqu’à une intuition extraordinaire de la Réalité éternellement possible, du Rêve, - qui est la raison de l’irraison. Lisez ces vers, écrits en 1898 :

     

    Nous parerons chaque coup de l’adversité ;

    nous nommes ce qui sera, ce qui est, ce qui a été ;

    laissez les siècles s’écouler, renaître :

    Nous seuls existons au monde - point d’autres ! -

    et nous gouvernerons toute la vie,

    car elle procède de nous et en nous seuls palpite ! 

     

    « Lorsqu’on essaie de dégager l’idée maîtresse des systèmes mystiques du Moyen Âge (3), écrit Henri Lichtenberger, on arrive aisément à l’interpréter comme une sorte de monisme panthéistique, où les éléments spécifiques chrétiens feraient à peu près complètement défaut. » Prosper Van Langendonck, parti du mysticisme et du néocatholicisme, aboutit par une pente naturelle à la conscience de l’Unité dans la Pluralité, de la Pluralité dans l’Unité :

     

    Mijn menschenhart, - ô menschdom in mijn hart !...

    (Mon cœur d’humain, ô l’humanité dans mon cœur!...)

     

    Il rêve la possession du monde par l’amour. La découverte du rythme cosmique en accord avec le rythme de son être propre, de cette harmonie supérieure, faite d’antagonismes et de dissemblances - Dieu - élevait son lyrisme à des hauteurs où n’a atteint aucun poète flamand, où seul le génial Albert Rodenbach - mort prématurément, - aurait pu rivaliser d’envergure avec lui :

     

    Et de lointains essors partent et partiront !

    Alarguent des vaisseaux ! Alargueront encore !

    des yeux sont dardés et puis se darderont.

    Mon cœur sauvagement palpite

    et battra, plus sauvagement !  

     

    Ce cri a retenti - se prolonge toujours - à travers les Lettres flamandes, comme un clair et sonnant coup de clairon :

     

    Die al ’t geschapene aan de wijde borst wou prangen!

    (Qui sur son large cœur étreindrait l’univers !)

     

    Hugo Verriest (1840-1922)

    photohugoverriest.pngLes « idées de pierre », ainsi que les appelait Hugo Verriest, en furent ébranlées. Par la fissure béante passa, balsamique, tonifiant, le grand souffle du Large. Le sens de l’espace n’avait fait que contourner, jusqu’au moment où Van Langen- donck entra en scène, comme Poète et critique, l’épaisse enceinte de mu- railles où le génie flamand s’étiolait dans sa propre contemplation ou cherchait à acclimater des modes étrangères, sans relations avec sa puissante et jeune originalité.

     

    ***

     

    Ce fut, très incontestablement, un immense service. Il en fit l’annonciation à une heure où il était seul, enfoui jusqu’au cœur dans la vase et dans l’amertume d’une condition dérisoire (il était employé subalterne au ministère de la justice), se servant d’une langue ravalée, reniée, et qui n’a point encore conquis le droit d’être.

    Nul héroïsme n’égale en perfection celui du Poète. Ses luttes et ses souffrances sont l’expression supérieure, complète, de la tragédie de l’Homme devant son destin, - devant le destin du monde. « Il n’y a rien de plus beau que de s’approcher de la divinité et que d’en répandre les rayons sur la race humaine », s’écriait Beethoven. Mais cette téméraire conquête du Feu vaut à ses ravisseurs le Caucase éternel, l’immolation au vautour du Doute, un cœur renaissant - toujours dévoré.

    Par sa complexion particulière, riche de fibres et de nerfs, par l’étendue, le nombre, la qualité de ses facultés, le Poète décuple en lui cette aptitude à souffrir, qui est la vraie, l’unique noblesse de l’Homme - sa royauté. Il est un carrefour de sanglots et d’imprécations. Vers son geste crucifié – impuissant - montent en processions les deuils, les afflictions, les désespoirs innombrables. Celui qui perd son sang par la plaie de la lance a besoin le premier de pitié, et c’est lui que l’on implore. L’Inconsolé est le consolateur. C’est pourquoi la plaie reste à jamais ouverte - inguérissable.

    Voici des figures simples, essentielles : la Mère, l’Amante, l’Homme généreux de la Parabole. Types incomplets. Ils ne figurent qu’une des deux faces de l’Abnégation : l’Acte. Le Poète apporte l’autre : la Conscience. Il réalise la dualité sublime : Vivre, penser la Vie ; subir l’Univers, et le recréer, plus poignant et plus beau - réel.

    Sans doute, il ne peut être question de dresser à des sommets disproportionnés la gloire pourtant tou- chante et pure de Prosper Van Langendonck, qui aima et souffrit, et qui mourut d’aimer - dans l’hôpital des pauvres. Pourtant on songe à ce combat inégal, où ses ailes étaient de plomb, à cause de la densité de l’atmosphère, - épaisse de fumée de pipes et de vapeurs de bière -; on songe à l’effort immense qu’il réclama de sa volonté, pour voir un peu de soleil au-dessus des ténèbres et toucher de ses lèvres passionnées la robe d’azur du ciel flamand. Je proclame sa grandeur, et sa fierté : Il ramassa un outil méprisé et le sanctifia par un noble usage. Ce fut le simple ouvrier dans l’effusion de son cœur et la naïveté de sa foi.

    L’accueil et la sympathie des hommes ne sont point nécessaires pour la création d’une œuvre : on ne saurait s’en passer pour une continuité d’œuvres, car la solitude peut offrir un point d’appui, non l’indif- férence. Viennent tôt ou tard le découragement, le désespoir. Beethoven, même non frappé de surdité, eût été impossible en Belgique. Il y a des milieux où le génie ne se conçoit point.

    Prosper Van Langendonck s’était proposé un idéal et prescrit une tâche qui, dans sa situation, dépassaient les capacités humaines. Dans des circonstances analogues, Guido Gezelle, malgré ses prodigieuses aptitudes, faillit succomber, et, en effet, il parut terrassé, vaincu, pendant les trente années où il garda le silence, végétant à l’ombre de Notre-Dame de Courtrai. Considérez le calvaire de ces deux hommes.

    Leur faiblesse fut néanmoins assez féconde et créatrice pour engendrer une renaissance littéraire qui, par bien des côtés, évoque l’œuvre de la Pléiade. L’un, le vieux prêtre west-flamand, rappelle Ronsard ; l’autre, le fonctionnaire effacé, Joachim du Bellay. Ils s’offrirent tous deux en holocauste à une cause qui se défend par cette simple observation : Si, dans ce pays où ils sont majorité, les Flamands cessaient d’écrire, de composer, de peindre, de sculpter, la Belgique serait aussi dénuée, aride et nulle que le Monténégro, la Serbie ou le Portugal.

     

    ***

     K. van de Woestijne (1878-1929)

    photovandewoestijne.pngIl faut, du reste, que nous le répétions : Prosper Van Langendonck garde à nos yeux - toutes choses étant données - le mérité immense d’être apparu en esprit européen dans le réveil de la conscience flamande. Il était d’une trempe plus choisie, plus fine, que les meilleurs d’entre les poètes et les prosateurs de sa race, à l’exception peut-être de Guido Gezelle, d’Albrecht Rodenbach, de Hegenscheidt, de Karel van de Woesteyne, de Herman Teirlinck. À tous il est supérieur par sa douloureuse figure de Christ aux outrages. Où ils n’apportaient que le don merveilleux du rythme, et des images, que le sens panthéistique ou le raffinement de la culture, il apporta, lui, simplement, son cœur déchiré et nu. Son passage en ce monde ressemble au supplice de Mâtho, mais avant de mourir il éleva lui-même son cœur rouge dans le soleil - devant Carthage. Ses aptitudes théoriques et critiques ne le cédaient en rien à son inspiration créatrice. Il éleva la prose flamande à des hauteurs qu’elle n’avait point connues jusqu’à lui, et ses périodes magnifiques ont une gravité, une majesté de plain-chant. Tout en lui respire la noblesse, la générosité, la sincérité. Il se dresse comme un Apollonide, parmi la platitude des politiques et des rhéteurs, pour indiquer aux écrivains flamands les origines, la grandeur véritable de l’art : « La source de tout art est sans conteste l’homme, l’homme avec ses sentiments éternels, ses élans, ses aspirations, l’homme toujours luttant, mais, bon camarade, aimant, et qui crée par l’amour, jouit de sa création, et s’aime et s’admire dans l’œuvre de ses mains ; l’homme animé d’universelle sympathie. » C’était déjà la conception émerveillée qu’exprime le vers de Verhaeren :

    Admirez-vous les uns les autres.

    Cinq ans avant la fondation de la revue Van Nu en Straks (1890) où, autour de lui, dans la conscience de l'idéal commun et de ses perspectives lointaines, allaient se grouper les jeunes forces de la résurrection littéraire de Flandre, il dénonce l’indigence et la puérilité des buts que s’étaient jusqu’alors proposés les devanciers :

    « Toujours les mêmes objets, les mêmes expres- sions, les mêmes modes ! Il suffisait que le vers tonitruât et que les poings se tendissent pour se croire un Lord Byron ou un Schiller ! À de rares exceptions près, nul souci d’originalité de pensée, de justesse, de propriété, d’harmonie et de pittoresque dans l’expression. Breydel retroussait ses manches ; De Coninck tribunisait ; le Lion de Flandre crispait ses griffes ; et ruisseaux de babiller, et paysans de s’accorder ! Hors de cela, en élévation ou en profondeur, rien, le néant ; le sentiment était superficiel et s’exprimait sur d’invariables modes plaintifs. En somme, que nous ont légué nos aïeux ? Pauvreté dans la conception poétique ; pauvreté dans la langue ! »

    C’était convier les écrivains flamands à une véritable sécession contre de traditionalisme, la stagnation et l’enlisement des esprits. L’heure où les mœurs, les idées et les langues se fixent marque le com- mencement de leur décadence ; l’esprit de tradition et de conservation est proprement un esprit de mort. Qui demeure, nie et détruit. En ce sens, les soutiens classiques de la société, de la morale et de l’art en sont les pires ennemis.

    La seconde série de Van Nu en Straks, qui se place entre les années 1896 et 1901, porta plus profondément l’empreinte de l’esprit nouveau qui animait Van Langendonck. La revue Vlaanderen continua l’élargissement intellectuel qui en fut le résultat. La poésie flamande connut ses premiers frémissements de vie et de personnalité, en accord avec l’évolution du sentiment et de l’esprit européen.

     

    ***

     

    Mais l’effort avait brisé Van Langendonck. Ce n’est pas impunément que les grands Pauvres affrontent la bataille humaine à visage et cœur découverts.

    Nous avons dit qu’il était sans fronde devant le Mufle d’airain - éternel. Or, une volonté d’artiste qui entend bien ne point succomber dans la lutte, doit ruser, biaiser, parfois - il y va de l’existence ! - user des armes dont le monstre se sert contre elle. La Bête est haineuse, implacable. Il faut surveiller atten- tivement ses manœuvres : prompt à la parade, hardi à plonger de haut en bas le fer entre les vertèbres cervicales du monstre. Le sens de la réalité, même en ses détours les plus obscurs, les plus répugnants, c’est le point d’appui qui soulève les mondes. La plupart des grands idéalistes, qui réalisèrent ce qu’ils voulaient si fortement, furent des calculateurs à longue portée. Toujours tendus vers leur but, d’eux seuls connu durant la partie la plus active de leur vie, ils se sont préparés à sa conquête en se trempant et en s’aguerrissant aux contacts les plus abjects - à moins que des prédispositions maladives, une santé ébranlée par des excès de toute sorte, où ils donnent plus aisément que d’autres, en raison même de leur fougue et de leur passion natives, ne les privent brusquement de la pleine possession de leurs facultés et de leurs moyens de défense. Leur existence n’est plus alors qu’une longue et misérable agonie. Un tel martyre échut à Prosper Van Langendonck.

    Il avait défini son sort, dès 1883, dans son sonnet Rêve et Réalité :

     

    Heureux celui qui se sent le cœur embrasé d’une ardeur combative ! Tandis que son regard hardi fixe le ciel, elle l’incite à se proposer un but plus grandiose que la recherche des plaisirs terrestres ; son esprit, déployant son envergure d’aigle, plane dans l’infini.

    Une céleste apparition se tient en souriant, à son chevet ; elle surgit dans tous ses rêves ; cependant, fixe comme l’étoile polaire au milieu de la tempête, le but de ses efforts ranime en lui l’espérance, enivre à la fois son cœur et ses sens.

    Qu’il est heureux ! Si, près d’atteindre la vision, il tend ses bras aimants vers l’éphémère beauté, elle s’évanouit en poussant un éclat de rire insultant.

    El lorsque, touchant à son but, il se flatte d’avoir réalisé son rêve, une force invincible le rejette dans l’enfer de la nuit terrestre !

     

    Treize ans plus tard, la souffrance pressentie est venue:

     

    Je ne t’ai point priée, et tu es venue, ô Muse des Douleurs, au Jardin de mon  Silence.

     

    Il sentit tout de suite qu’il était condamné :

     

    La vie entre mes doigts fuit comme une eau courante.

     

    et, après des alternatives de victoires et de défaites morales, des combats désespérés « contre Dieu et le sort », il finit par sombrer.

    Un témoin a dit l’impression pénible que lui fit un soir, au cours de littérature flamande professé par M. Herman Teirlinck à l’Université de Bruxelles, l’ap- parition tragique du poète, déjà frappé de déchéance physique et intellectuelle, voûté, vacillant, les mains tremblantes - objet de la risée de jeunes gens qui ignoraient peut-être son nom et son œuvre. La flamme sainte et pure s’était ravivée en lui. Sans doute s’était-il souvenu de son rôle de Précurseur et avait-il voulu, nouveau Banco, marquer sa place royale au festin de l’Oubli.

    Il mourut un dimanche, à 58 ans, - dans l’hôpital des pauvres. Entendit-il, dans son agonie, le bourdon de Sainte-Gudule lui redire chaque soir, à cinq heures, le poème qu’il dédia, en novembre 1897, à la cathé- drale aux tours jumelles, « face de pierre vivante », la maternelle collégiale, qui fut la confidente et la consolatrice de ses douleurs ? Les quelques amis qui suivaient le corps furent frappés par cette cir- constance poignante : En face de la porte basse par où sortit le cercueil du plus noble et du plus grand poète flamand s’élève la maison où, en 1890, Prosper Van Langendonck fonda Van Nu en Straks, avec MM. Auguste Vermeylen, Cyriel Buysse et Emmanuel de Bom.

    Il était écrit que cette assomption d’un rêve aurait la fin des misérables. Les Poètes ne sont pas seulement des symboles par leur œuvre, mais aussi par leur vie et leur mort. La destinée de Prosper Van Langendonck c’est transposée dans le martyre d’une conscience d’artiste, l’histoire d’une espérance sublime - déçue, reniée, trahie : c’est la grande pitié du génie flamand réveillé, par d’admirables soins et les plus nobles efforts, d’une torpeur plusieurs fois séculaire, qui touchait à son but magnifique et tout à coup s’abat, frappé d’impuissance et de malédiction. Y aurait-il des peuples réprouvés, condamnés comme Lazare à mendier à la porte du Mauvais Riche leur droit à l’existence ?

    C’est une banalité de dire que le sentiment du malheur commun rapproche plus encore les hommes que les triomphes remportés ensemble. Au-dessus de la fosse où venait d’être descendu le cercueil le Prosper Van Langendonck, des mains se reprirent que les événements n’auraient jamais dû dénouer, car, comme nous l’a enseigné l’exemple illustre de Romain Rolland, l’intelligence doit rester claire et froide au-dessus de la mêlée, encore que les impulsions du cœur puissent n’y pas consentir toujours.

    Ainsi des gages de résurrection naquirent des cendres mêmes du Poète. Oui, l’Esprit de Mère-Flandre est immortel. L’iniquité prolongée aura cette vertu de ranimer Ulenspiegel entre les mains des hypocrites et des fourbes qui s’apprêtent à l’enterrer. Et voici une version de sa septième chanson, pour les olympiades de nos communions futures, ô Flamands désunis qui désespérez. C’est à Van Langendonck que nous la devons :

     

    La lutte

     

    En mon sein frémissent les accents – d’un passé séculaire. - Des tableaux farouchement confus - surgissent à mes yeux. - Des hymnes mâles, depuis longtemps oubliés - émanent des âges périmés. – Ô sanglantes visions - de combats titaniques, anhélants!

    Lutte sauvage ! ranime mon cœur - fouette en mes artères l’ardeur et la puissance ; - par l’âme sublime des ancêtres - transfigure ma lâche souffrance ! – Ô roule-moi dans ton bain tumultueux de sang ! – Qu’il soit la source de vie où se retrempent et mon cœur et mes fibres ! - Agite autour de mon front fulgurant - les étendards claquants et rouges !

    O ! parmi le fracas de la tempête dévastatrice – s’affirmer tel le chêne robuste - là où s’ancrèrent les précurseurs inébranlables ; - puiser toute sève de vie – et la joie, et l’exaltation, et la haine, et l’ardeur guerrière - du sol sacré de Mère-Flandre !

    Et sentir en soi déferler - vous embrasant le front - élans, aspirations, - désirs et idéals - et le Rêve d’une race pieuse et saine ; - les fondre en soi - dans un large courant d’amour !

    Ainsi, stimulé par une antique gloire - tendre toutes nos forces, et notre âme, et notre chair - vers un noble idéal ; - ô divine béatitude - en soi sentir la répercussion infinie et passionnée - de la Conscience universelle !

    Lutte ! ô Lutte généreuse ! agite autour de moi tes bannières d’apaisement !

     

     

    Décembre 1920. Pierre Broodcoorens 

     

     

    (1) Volksgazet d’Anvers, 13 novembre 1920.

    (2)Nederlansche Bibliotheek, onder leiding van L. Simons, Amsterdam, 1918.

    (3) « Les Sources de la pensées de de Novalis », Revue Germanique, 1911, p. 513.