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roman

  • Longue vie à Je vais vivre

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    Texte prononcé à loccasion de la remise du Prix littéraire des lycéens de l’Euregio le 24 mai 2023 à Heerlen

     

    Longue vie à Je vais vivre

     

    Lale Gûl, roman, pays-bas, prix littéraire, heerlen

     

     

    D’une certaine façon, traduire Ik ga leven de Lale Gül a constitué pour moi une expérience un peu inédite. Non tant en raison du passage du néerlandais au français – même si le grand écart, dans l’original, entre les différents registres de langue a certes représenté un véritable défi –, que des circonstances qui ont précédé ce travail. J’ai pris connaissance du roman peu après sa parution, y ai consacré une recension et, dès mars 2021, écrit en collaboration avec un ami journaliste un long article sur la polémique que le livre suscitait aux Pays-Bas. Ceci parce que les rares médias francophones qui évoquaient la question s’en tenaient à des données très approximatives, voire erronées – ce qui est malheureusement souvent le cas, je dois dire, lorsqu’une actualité porte sur la Hollande.

    Traducteur de Marieke Lucas Rijneveld, j’avais pris quelques semaines plus tôt la parole – par écrit et à la radio – au sujet d’une autre polémique qui secouait le landerneau littéraire batave et celui des traducteurs européens : l’« interdiction » faite à la jeune poète et romancière blanche de traduire le poème d’une Noire américaine.

    On dit souvent que le traducteur d’un livre donné en est le meilleur lecteur. On pourrait ajouter que le traducteur, dans son aire linguistique, est souvent la personne la mieux informée au sujet de ce qui se dit et s’écrit à propos d’un écrivain étranger qu’il traduit ou qu’il suit de près. Vous l’aurez compris, la maîtrise de pareils sujets me pousse à l’occasion à m’exprimer sur un auteur donné. C’est d’ailleurs ma prise de parole au sujet de Lale Gül qui a incité les éditions Fayard, maison au sein de laquelle je ne connaissais personne, à me demander de traduire Ik ga leven. Auparavant, des journalistes m’avaient contacté pour obtenir d’autres précisions sur le roman et son autrice ; peu après, Lale Gül figurait en couverture de l’hebdomadaire Le Point.

    Ce bref propos pour illustrer le fait que le rôle du traducteur ne se limite pas toujours à un simple travail d’écriture et de réécriture. Il arrive qu’on défende un écrivain auprès d’un éditeur ; il arrive aussi qu’on éprouve le besoin de prendre la défense d’un écrivain devant l’opinion publique.

    Avant même d’avoir échangé le moindre mot avec Lale Gül, j’avais donc déjà rompu une lance pour elle. Vous, lycéens de ces contrées frontalières, en lui décernant ce prix de l’Euregio, vous venez de rompre une lance pour son roman, ceci avant même que la traduction française ne soit parue ! Lale serait-elle pressée de vivre en français ?

     

     

    Daniel Cunin

     

     

  • Vrijheid achter de tralies

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    Rob Verschuren, Carmona, In de Knipscheer, 2022.

     

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    Een megalopolis ergens in Azië, ingeklemd tussen de zee en de bergen, een verbijsterende agglomeratie van districten in het moessonseizoen. Een oude koloniale stad die nog steeds omringd is door haar vestingwerken, en eromheen de meest onwaarschijnlijke winkels die krioelende straten omzomen, de wolkenkrabbers van het moderne zakencentrum, sloppenwijken die zich eindeloos uitstrekken, buurten waar men gesprekken eerder met messen dan met woorden voert...

    De meest uiteenlopende bevolkingsgroepen leven of, voor velen, trachten te overleven in deze mierenhoop waar de ergste vormen van ellende schuren met de meest buitensporige luxe. Een klein deel van het uitschot van deze anarchistische samenleving wordt in een recent gebouwde ‘modelgevangenis’ ondergebracht waar elke gevangene zich aan uiterst strenge regels dient te houden.

    Het is binnen de muren van deze microkosmos dat John Wu belandt, een emeritus hoogleraar in de Russische literatuur die volledig de weg kwijt is.

    Zijn leesdorst en zijn geloof in het leven is hij ook kwijt nadat hij in de steek werd gelaten door zijn dierbaren en zijn collega-academici. Aan het eind van zijn Latijn, beroofd van zijn geld en zijn papieren, dwaalt hij door donkere steegjes in de stromende regen. Dan loopt hij een bank binnen, gewapend met een neppistool, om een bediende te dwingen hem geld te geven. Hij wordt ter plaatse gearresteerd en veroordeeld tot minstens een jaar gevangenisstraf. Hij is nu gewoon een nummer tussen driehonderd andere nummers, met een kaalgeschoren hoofd, in een werkuniform. Hij deelt een kleine cel met Kid, een jonge drugsverslaafde.

    Carmona, het vijfde boek van Rob Verschuren, neemt ons mee door dit jaar van opsluiting. Is de gevangenis niet de plek om de echte vrijheid te vinden? Dat is, althans op bepaalde momenten, de overheersende gedachte in het hoofd van sommige protagonisten. De stekels van de carmona uit de titel – het is een bonsaiboompje – suggereren dat deze vrijheid echter niet gemakkelijk te bereiken is. In de tuin van het detentiecentrum waar John Wu tewerkgesteld is, worden niets anders dan bonsaibomen gekweekt. Zo te zien een vrij zinloze bezigheid.

    Rob Verschuren 

    rob verschuren,roman,in de knipscheer,pays-bas,nederlandDe roman is zeker een bespiegeling over de vrijheid in haar verschillende vormen, maar vooral een ode aan de kunst van het vertellen. Elk leven is een vlechtwerk van verhalen, de verhalen van verschillende gevangenen raken met elkaar verweven; volgen dan kleurrijke evocaties en beschrijvingen die het zicht, het gehoor en de reuk prikkelen. In het werk van Verschuren is zowel het dier in de mens – in dit geval de slang – als het dier naast de mens nooit ver weg. Vooral vogels, altijd geassocieerd met felle kleuren, die al aanwezig waren in het betoverende Tyfoon (2018), de eerste van zijn vier romans, en ook bijvoorbeeld de zingende shamalijster in de verhalenbundel Stromen die de zee niet vinden (2016), waarvan de sensualiteit en de eigenzinnige toon door recessenten werden opgemerkt.

    Deze Nederlandse auteur, die altijd ver van de Amsterdamse coterieën is gebleven en na diverse omzwervingen sinds vele jaren in Vietnam woont, bedient zich van een ongeëvenaarde fantasie in een soms droomachtig proza. Rob Verschuren combineert de vervreemding die zijn boeken bij de lezer genereert met toespelingen die hem/haar terugvoert naar meesterwerken uit de Westerse literatuur, in Carmona vooral Tsjechov, maar ook enkele andere grote Russen.

    John Wu heeft de belles-lettres voorgoed vaarwel gezegd, maar na het openslaan van Verschuren’s romans voel jij, de lezer, geen enkele aansporing om deze radicale keuze te volgen, integendeel.

     

    Daniel Cunin

     

     

    Dit stukje is eerder verschenen in Argus, nr 134, 14 september 2022, p. 20.

     

  • PATHOLOGIES

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    Un autre roman de Jacob Israël de Haan

     

     

    Pour compléter la présentation de Jacob Israël de Haan – voir « Ménage à deux » – sur ce blog, voici les quelques paragraphes que consacre au roman Pathologieën Jan Fontijn dans sa biographie Onrust -  Het leven van Jacob Israël de Haan (De Bezige Bij, 2015). Olivier Vanwersch-Cot les a transposées en français en même temps que les premières pages de l’œuvre en question.

     

     

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    Jacob Israël de Haan naît le 31 décembre 1881 dans un milieu juif orthodoxe. Après sa scolarité secondaire, il travaille comme instituteur tout en suivant des études de droit entre 1903 et 1909. Pendant cette période, il écrit régulièrement des articles pour le quotidien socialiste Het Volk. En 1904, il publie le roman Pijpelijntjes, où il décrit de façon explicite sa relation homosexuelle avec le jeune médecin et écrivain Arnold Aletrino. Cet écrit est suivi en 1908 par un second roman tout aussi scandaleux que le premier : Pathologieën narre les amours mortifères d’un jeune homme et de son partenaire sadomasochiste. Pijpelijntjes et Pathologieën sont aujourd’hui considérés comme des classiques de la littérature néerlandaise. Ce sont aussi les premiers romans à thématique explicitement homosexuelle publiés aux Pays-Bas. En 1919, De Haan émigre en Palestine, où il travaille comme journaliste pour divers journaux néerlandais. Très engagé pour la cause sioniste durant les premières années suivant son arrivée, il prend ensuite fait et cause pour les juifs orthodoxes antisionistes Haredim. L’organisation paramilitaire juive Haganah juge alors qu’il représente un trop grand danger pour la cause sioniste et décide de le faire assassiner. Il meurt sous les balles d’un de ses agents le 30 juin 1924.

     

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    Le roman Pathologieën selon Jan Fontijn

     

    Pathologieën est paru le 14 juillet 1908 dans une édition s’ouvrant par un préambule de Jacob Israël de Haan. L’écrivain y signalait que la police n’avait jamais saisi son premier roman Pijpelijntjes [1], et qu’aucun obstacle n’en avait empêché la publication. De Haan disait sa satisfaction d’être l’auteur de ce roman – « malgré les complications qu’il lui avait values au sein de sa communauté » –, et annonçait qu’il allait en publier une suite.

    Pathologieën comprenait, à la suite de cet avertissement, une préface de Georges Eekhoud [2], traduite par De Haan lui-même. Eekhoud y louait l’« émouvant respect de la vérité », la « grande valeur artistique », et l’« exceptionnelle délicatesse » de Pathologieën. Les deux protagonistes du roman étaient qualifiés de « jeunes hommes malades des nerfs ». Le préfacier ne manquait pas, d’autre part, de rappeler l’émotion suscitée en France par le procès d’Oscar Wilde.

    La science avait accompli un important progrès en ne considérant plus l’homosexualité comme une maladie ou un délit, mais comme un problème médical. Eekhoud rappelait d’autre part que la publication de Pijpelijntjes avait causé bien des déboires à son auteur. Il affirmait enfin voir dans Pathologieën un livre « confirmant pour toujours l’appartenance de son auteur au panthéon des lettres ».

    De Haan s’était efforcé de donner à Pathologieën une structure moins décousue que celle de Pijpelijntjes, où il s’était contenté d’enchaîner les scénettes. Le texte est divisé en trois parties, précédées chacune d’une citation en latin ou en italien. Sans doute espérait-il que les vers célébrant les amours du poète romain Catulle pour Lesbia souligneraient le caractère intemporel des thèmes évoqués dans le livre.

    Les premiers vers du poème 3 apparaissent à deux reprises dans le roman :

    Lugete, o Veneres, Cupidinesque

    Et quantumst hominum venustiorum.

    Pleurez, Vénus, Amours,

    Et vous tous tant que vous êtes, hommes qui aimez Vénus !

    Dans ce texte célèbre, le poète latin se lamente sur la mort du moineau cher au cœur de sa bien-aimée. Ces vers figurent dans l’en-tête de la première partie du roman et sont de nouveau mis en exergue dans la troisième, explicitement dédiée par l’auteur à Oscar Wilde, décédé en 1900.

    A. Aletrino, par Jan Veth

    jacob israël de haan,jan fontijn,olivier vanwersch-cot,littérature,homosexualité,roman,pays-bas,traductionCatulle fascinait les écrivains se réclamant de la culture « fin de siècle », qui brouillait à plaisir les frontières rigides entre le féminin et le masculin, l’homosexualité et l’hétérosexualité. Sa poésie bravait continuellement la bienséance. Le pseudonyme de sa bien-aimée, Lesbia, fait référence à la célèbre poétesse Sapho, habitante de l’île de Lesbos. Dans l’œuvre de Catulle, les vers à la tonalité féminine tranchent avec la virilité extrême de nombreuses bordées d’insultes à caractère sadomasochiste.

    Catulle était lu et apprécié par des auteurs tels Ben Johnson, Richard Lovelace, Lord Byron Coleridge et Thomas Hardy. Les éditions du XIXe siècle censuraient ses poèmes les plus osés. Sir Richard Burton, le célèbre traducteur des Mille et une nuits, avait entrepris de publier une traduction non expurgée de l’œuvre de Catulle. Quatre ans après sa mort, sa veuve en publia une version rigoureusement épurée substituant des suites d’astérisques aux passages osés. Pour bien faire, elle détruisit même le manuscrit originel !

    Dans la seconde édition de Pijpelijntjes, De Haan insère en face du titre le premier vers du poème 16 : Pedicabo ego vos et inrumabo (Moi, je vous sodomiserai et me ferai sucer). Dans la suite du poème cité par De Haan, Catulle explique qu’on ne saurait taxer d’immoralité un poète pour la seule raison qu’il écrit des vers licencieux.

    Pathologieën porte comme sous-titre : De ondergangen de Johan van Verre de With (Les déchéances de Johan van Verre de With). Le pluriel s’explique sans doute par la double déroute de Johan. Toutes ses amours se soldent par des échecs, aussi bien sa passion pour son père que celle pour son ami René. Et il finit par se suicider.

    jacob israël de haan,jan fontijn,olivier vanwersch-cot,littérature,homosexualité,roman,pays-bas,traductionRésumons l’histoire. Johan est un jeune adolescent vivant seul avec son père à Culembourg. Sa mère s’est suicidée ; son père mène une vie retirée, tout entière consacrée à des recherches sur la psychologie des criminels. Vers l’âge de seize ans, le garçon se découvre amoureux de son père. Connaissant l’hostilité de son géniteur envers l’homosexualité, il n’ose lui parler de ses sentiments. Éclairé par la lecture d’ouvrages trouvés dans la bibliothèque paternelle, il prend conscience de son homosexualité. Dans un premier temps, il se sent coupable de son orientation. Il rêve fréquemment de débauches avec des inconnus, des garçons de sa classe, ainsi qu’avec son père. Ces fantasmes le plongent dans un tel désarroi qu’il envisage de se suicider. Après de nombreuses hésitations, il finit par s’ouvrir à son père des causes de son mal-être. Celui-ci refuse toute discussion et décide d’éloigner son fils. Johan emménage  alors à Haarlem chez un médecin aveugle et sa femme. Le couple loge également un artiste de dix ans son aîné, René Richell, un peintre prometteur très influencé par Beardsley. Les deux jeunes gens tombent amoureux l’un de l’autre. Mais la personnalité sadique du peintre ne tarde pas à se manifester. Il dessine deux portraits de Johan : le premier fait ressortir toute sa beauté, tandis que le second le représente sous les traits d’un débile. René abuse sexuellement de Johan et lui impose des sévices physiques et moraux de plus en plus fréquents. Brisé par ces mauvais traitements, Johan accepte le poison que René a préparé pour lui, et meurt.

    Certains ont vu dans le roman une allégorie de la lutte du bien et du mal. Le père de Johan symboliserait le Dieu inflexible de l’Ancien Testament, tandis que René incarnerait Satan. Mais on peut se contenter de voir simplement dans le roman le récit d’une relation sadomasochiste entre deux hommes.

    Les traits de caractère sadiques et masochistes, déjà présents dans une certaine mesure dans Pijpelijntjes, occupent dans le roman une place prépondérante. Le sadomasochisme a très certainement fasciné De Haan. Son ami Aletrino lui avait sans doute parlé de cette déviance. Aux yeux du psychiatre Krafft-Ebing, il s’agissait d’un trait de caractère inné, à ranger dans la catégorie des pathologies.

    En 1911, De Haan publie dans la revue Den Gulden Winckel un article intitulé Littérature et Pathologie sur l’autobiographie de l’épouse de Leopold von Sacher Masoch. Il le signe du pseudonyme René de With, qui combine les noms des deux principaux personnages de Pathologieën. Il y critique le style de l’auteure et juge exagérément flatteur le rôle qu’elle s’attribue dans ce récit.

    jacob israël de haan,jan fontijn,olivier vanwersch-cot,littérature,homosexualité,roman,pays-bas,traductionDe Haan concède n’avoir qu’une connaissance limitée des publications de Leopold. Il connaît bien, en revanche, le livre que Krafft-Ebing lui a consacré. Cet auteur, constate-t-il, n’est plus guère lu ; seul subsiste de lui le souvenir de sa description de cette « singulière et douloureuse déviation psychique ». Après avoir brièvement retracé la vie de l’écrivain autrichien, De Haan analyse le  phénomène du masochisme, qu’il définit comme la tendance à « jouir de toutes les formes possibles d’humiliation, y compris physiques. » Il mentionne plusieurs faits caractéristiques des relations de Masoch avec son entourage : le fouettage par son épouse enveloppée dans un manteau de fourrure et les humiliations par son domestique ou par la sage-femme.

    De Haan mentionne aussi dans son article le célèbre texte de La Vénus à la fourrure. Cela l’amène à s’intéresser à la personne de Catherine Strebinger, une amie intime de Masoch en laquelle on peut voir une sorte de copie féminine de René Richell. Cette Catherine aimait choquer son monde en énonçant les vérités les plus dérangeantes. Elle prenait aussi un malin plaisir à briser les mariages ou les fiançailles. Ainsi s’employa-t-elle, pour gagner un pari, à faire annuler les fiançailles d’une princesse russe. La jeune répudiée ne supporta pas la rupture et mourut d’un crachement de sang. « Catherine Strebinger pourrait à elle seule faire l’objet d’un roman », notait De Haan.

    On ignore qui a servi de modèle pour René Richell. Les noms de Carel de Nerée tot Babberich, peintre dandy très influencé par Aubrey Beardsey, Francisco Goya et Jan Toorop ont été cités, mais les preuves manquent. Le graveur sur bois Samuel Jessurun de Mesquita est un autre possible candidat.

    Le célèbre roman Eva de Carry van Bruggen, sœur de De Haan, offre peut-être une piste. Dans ce texte fortement autobiographique publié en 1927, trois ans après la mort de De Haan, l’auteure décrit le choc ressenti par Eva, l’héroïne du roman, à la mort de son frère David. Dans un des chapitres du livre, Eva accompagne Heleen, qui a été l’épouse de David durant trois ans, dans la région où elle et son frère ont passé leur enfance. Heleen avoue alors qu’un jeune garçon s’était évertué à détruire leur relation. Il détestait David et prenait plaisir à le rabaisser. Vivant à ses crochets, il ne supportait pas l’intelligence supérieure de son camarade. Dans le roman, le persécuteur se prénomme Berthold. Heleen déclare qu’elle a tout fait pour rendre heureux le frère d’Eva, mais en vain. Dans une de ses lettres, David avait reconnu ne trouver le repos que dans le refus. Il qualifiait de moral insanity sa relation avec Berthold : folie de Berthold pour les brimades qu’il lui inflige et, de sa part, folie de les accepter. La souffrance, le dénuement et le refus sont ses seules voies d’accès au bonheur. Heleen résume ainsi le caractère de son époux : « Il recherchait l’harmonie dans le malheur. Pour supporter la vie, il devait chaque jour se donner la mort. » Le prénom Berthold se trouve aussi dans Het joodje (Le petit Juif), autre roman de Carry, publié en 1914. Dans ce texte, Berthold van Herwerden est un personnage particulièrement désagréable qui accable de son mépris le « petit Juif » Ben.

    L’expression moral insanity figure plusieurs fois dans les notes prises par De Haan à cette époque. Dans la psychiatrie du XIXe siècle, elle désigne l’état d’une personne intellectuellement saine, mais émotionnellement déséquilibrée.

    jacob israël de haan,jan fontijn,olivier vanwersch-cot,littérature,homosexualité,roman,pays-bas,traductionOn ne peut manquer de remarquer que De Haan a intégré dans Pathologieën une multitude de détails empruntés à sa propre vie. La première partie du roman se déroule ainsi à Culembourg [3], où il a enseigné. Dans la suite du livre, on retrouve la ville de Haarlem, où il a étudié à l’école d’instituteurs. Comme dans le roman, il logeait à cette période chez un couple dont l’homme était aveugle. Citons encore le moulin bordant la digue à la sortie de Zaandam, où il s’est un temps retiré pour retrouver son équilibre. On note aussi que, comme De Haan, Johan écrit des textes en prose et s’éloigne de plus en plus de son père. Le jeune homme hésite à révéler à son père son homosexualité, ainsi que l’attirance amoureuse qu’il éprouve pour lui. Pendant la puberté, De Haan a dû vivre une expérience semblable. L’adolescent contraint de garder le silence sur son orientation sexuelle a sûrement éprouvé les mêmes sentiments d’isolement et de détresse que le héros du livre. Johan ne considère pas son orientation comme un vice, une tendance pathologique ou un symptôme morbide. Il formule cela très clairement dans une lettre adressée à René : « La cause de notre déchéance ne tient pas à mes sentiments, qui sont purs, mais à ta nature pervertie par d’insatiables raffinements de cruauté. La cruauté n’est nullement un ingrédient indispensable de notre amour, contrairement à ce que croient certains. » La cruauté peut se manifester ailleurs dans la société, comme le démontre le passage du roman où Johan doit faire face aux moqueries et à la méchanceté de ses élèves.

    De Haan a cherché à montrer les changements d’attitude vis-à-vis de l’homosexualité au début du XXe siècle. Van Eekhoud le montre bien dans sa préface, lorsqu’il fait l’éloge du psychiatre autrichien Von Krafft-Ebing « qui a fait connaître la véritable nature morale et physique de tant d’hommes rejetés malgré leur innocence, et exclus de la vie sociale. »

     

     

    le début du roman en traduction sur ce lien

     

     

    [1] Premier roman de Jacob Israël de Haan. L’auteur y décrit sans grande précaution sa relation avec son compagnon de l’époque, le médecin Arnold Aletrino. Pour étouffer le scandale, Aletrino et la fiancée de De Haan achètent en juin 1904 la presque totalité de la première édition. De Haan en fait paraître une seconde édition, modifiée, en octobre 1904.

    [2] Le texte original en français de la préface d’Eekhoud est perdu. Les citations sont retraduites à partir de la version néerlandaise.

    [3] Nom francisé de la ville de Culemborg.

     

     

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  • L'Histoire de ma sexualité

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    Le premier roman de Sofie Lakmaker

     

     

    Sofie Lakmaker, littérature, traduction, roman, sexualité

    De geschiedenis van mijn seksualiteit

    Amsterdam, Das Mag, 2021

     

     

     

    Née en 1994 à Amsterdam, Sofie Lakmaker vient de faire son entrée en littérature en donnant un premier roman très remarqué. Jusqu’à présent, elle se manifestait comme chroniqueuse dans la presse. À 17 ans, garçon manqué constatant qu’elle ne pourrait accomplir son rêve – devenir footballeuse professionnelle –, elle a cherché à se transformer en femme séduisante. Sa coiffure devenant une obsession, son attirance pour les femmes s’affirmant, elle est allée au-devant d’un nouvel échec, d’une nouvelle désillusion. Lui restait dès lors à exceller dans un autre domaine : l’écriture, une fois ses études de philosophie terminées.

    De geschiedenis van mijn seksualiteit est un roman très différent de celui d’Arthur Dreyfus : Histoire de ma sexualité (Gallimard, 2014), ne serait-ce que parce que celui-ci traite du corps tel que le perçoit un garçon avant de connaître les ébats sexuels tandis que l’histoire de Sofie, jeune femme qui préfère les femmes, commence par sa défloration. On l’aura deviné, le titre est une allusion à un autre livre paru chez Gallimard : Histoire de la sexualité de Michel Foucault. Alors que le philosophe explore sans relâche nos tentatives d’approcher la vérité non sans laisser la vérité pour ce qu’elle est, alors qu’il regarde ce qui ne va pas dans la société, la romancière procède de même mais en se focalisant sur sa vie sexuelle et intime bien plus que sur la société elle-même. Il n’en demeure pas moins que le lecteur est invité à évoluer dans un microcosme qui restitue bien certains aspects et facettes des existences que mènent bon nombre de jeunes Amstellodamois.

    Il se trouve que la narratrice, qui se présente sous le nom de Sofie Lakmaker, se sent bien plus homme que femme, non sans se dire féministe. Sa quête d’identité en est d’autant plus compliquée. On comprend que le roman se nourrit en grande partie d’éléments autobiographiques (dont le moins marquant n’est pas le décès de la mère). La fluidité de l’écriture est renforcée par une bonne dose d’humour, d’absurde et d’intrépidité de laquelle se dégage une réelle bravoure et une quête incessante d’équilibre entre doutes et confiance en soi.

    L’histoire s’ouvre par la perte de la virginité de Sofie ; elle se referme par une visite à l’hôpital : la jeune femme aspire à perdre sa poitrine avant de songer à une étape plus radicale. Une étape qui pourrait faire l’objet d’un prochain roman.

     

     

    Sofie Lakmaker, littérature, traduction, roman, sexualité

    photo : Willemieke Kars

     

     

    Le début du roman en traduction

     

    Prologue

      

    Ma mère, juive de père

     

    Ma mère disait toujours : « Nos amis ne sont pas riches, ils ont tout simplement acheté une maison au bon moment. » Exactement au bon moment, mes parents ont eux aussi acheté une maison : au numéro 7 de la Jacob Obrechtstraat, en plein Oud-Zuid, à deux pas du Vondelpark, à trois enjambées du Concertgebouw. Quelqu’un a dit un jour : il y a deux catégories de personnes qui vivent dans ce quartier d’Amsterdam : les riches m’as-tu-vu et les juifs intellos. Nous, me persuadait-on, nous ne sommes pas des riches m’as-tu-vu, nous ne sommes pas non plus juifs – ma mère n’étant juive que de père. Et lorsqu’il m’arrivait de demander à mon propre père ce que c’était, un intello, il me répondait : « Wilfred Oranje est le seul intello qui soit. »

    Durant ma vingtième année, il m’a été donné de passer quelque temps dans le petit logement de Wilfred Oranje, lequel était mort entre-temps. Le matin, au réveil, j’ouvrais les yeux sur des centaines d’éditions de Sigmund Freud, les allemandes, d’autres en plein de langues différentes dont, bien entendu, les œuvres complètes traduites en néerlandais par l’ancien occupant des lieux. Entre ces murs, je n’ai guère tenu le coup très longtemps. Moi aussi, je voulais devenir un intello, mais à chaque fois que je me plongeais dans un bouquin, je m’endormais. Ainsi va la vie : si jamais je reste le regard rivé sur les pages écrites par un homme qui ressemble à Sigmund Freud, je pique bientôt un roupillon.

    Entre mes dix-huit et mes vingt-deux ans, je me suis efforcée d’absorber toutes sortes de Sigmund Freud ; de ces multiples tentatives me reste en réalité une seule impression qu’il m’est possible de décrire en termes clairs : je n’étais pas Sigmund Freud. En termes plus précis : je n’étais pas un homme, mais une femme. Pour moi, être une femme – ça n’allait pas de soi. Ils voulaient que je me laisse pousser les cheveux. Certes, personne ne me l’a jamais dit à voix haute, mais quand les gens veulent vous faire avaler autre chose qu’une couleuvre, ils ne font généralement pas usage de leur bouche. Ils vous le font comprendre.

    Depuis, j’ai les cheveux très courts et je fais partie d’un groupe de discussion pour transgenres. Vous tenez à en savoir plus ? Téléphonez-moi. À ce propos, je ne suis en rien une personne transgenre, juste quelqu’un qui aime beaucoup pénétrer les femmes et qui en a marre, dans cette visée, d’acheter à tour de bras des appareils. Ces bricoles coûtent la peau des fesses. En outre, la moitié du temps, on ne sait pas dans quoi on se lance car l’onéreux machin se fiche de travers. Vous savez ce dont j’ai ma claque ? Les bricoles de traviole.

    Bien entendu, j’aurais pu lire des bouquins écrits par des auteurs qui ne ressemblent pas à Sigmund Freud – des femmes, par exemple, ou des hommes de couleur. Mieux encore : des femmes de couleur. Le problème, c’est qu’aucune ne fait partie des classiques, du « canon ». Ce damné canon ! Mais j’entends déjà ces mots traverser votre cerveau : « Virginia Woolf n’appartient-elle pas au canon ? Et James Baldwin alors ?... » Pour vous répondre en toute franchise : du second, je caresse toujours le projet d’acheter un bouquin ; quant à la première, ses romans ont eux aussi un effet soporifique sur moi. Peu après qu’elle achète ces satanées fleurs, je m’endors.

    Alors que j’avais plus ou moins dix-sept ans, l’idée de devenir un génie m’est venue. L’ennuyeux, en ce qui concerne la génialité, c’est que c’est le même cas de figure que pour l’homosexualité : on ne le devient pas, on se rend compte qu’on en est un. Du moins, c’est ce qu’ils disent. Pour moi, à l’époque, tous les génies étaient simplement des gens capables – plutôt que de répondre au téléphone lorsque le monde les sollicitait une énième fois – de se concentrer sur une chose que ce même monde se trouvait attendre. Quoi qu’il en soit : moi aussi, je laissais souvent le téléphone sonner sans répondre, à tel point qu’à un moment donné, mes copines ont baissé les bras. Elles se sont mises à cancaner à mon sujet. Racontant que je n’étais bonne à rien, qu’il ne faisait guère de doute que j’étais lesbienne, étant donné ma façon de reluquer Zahra. Elles avaient raison – sur tous les fronts.

    Mes copines m’ayant laissé tomber, j’ai commencé à traîner de plus en plus avec Félix et Chiel. De notre lycée classique « blanc » et « catégoriel », ils étaient les plus blancs et les plus catégoriels, ce qui n’était pas pour me déplaire. Pendant les intercours, Chiel se contentait en général d’une seule phrase : « Y nous prennent pour des buses ? », Félix de hocher la tête de haut en bas. Moi de l’imiter sans savoir au juste de quoi il retournait. Je savais seulement qu’il avait raison, car c’est là leur apanage aux types blancs et catégoriels. Pour ma part, il m’est rarement arrivé d’avoir raison, ce qui, au bout d’un certain temps, m’a foutrement défavorisée.

    À vrai dire, en tout, j’ai été à côté de la plaque. En matière de garçons et en matière de filles, en matière de bonnes réponses et, plus capital encore : en matière de bonnes questions. On a beau détenir toutes les réponses possibles et imaginables, quand on ne détient pas la bonne question, on ne fait que parler dans le vide. Cela, j’ai fini par le découvrir. Ce que j’ai fini par découvrir, c’est qu’il y a des réponses qui précèdent une question donnée. Et tant que ces réponses ne sont pas correctes, on n’a qu’une chose : on a tort.

     

    I

     

    Ma sexualité en toutes lettres

     

    Walter le Consultant en Recrutement

     

     

    Ma sexualité en toutes lettres, en un mot : j’ai toujours cherché quelqu’un qui fermerait portes et fenêtres, qui me dirait : voilà, allons-y. Plus concrètement : j’ai d’abord flashé sur les hommes, puis sur les femmes, bien sûr depuis toujours sur les femmes, sur Muriel, la rousse aux longues jambes, qui me donnait des cours particuliers… sur qui n’ai-je pas flashé en fait ? Cependant, je gardais soit les yeux, soit autre chose, crucialement fermés. Au fond, là n’est pas la question.

    J’ai été déflorée par Walter le Consultant en Recrutement, ce sur quoi je ne souhaite pas m’étendre. Il votait VVD : quand je n’arrivais pas vraiment à mouiller, je m’efforçais de songer à ce parti, à cause de l’étrange connexion qui existe entre excitation et détestation.

    J’ai été déflorée rue Sarphati, dans une habitation qui donne sur la Weesperplein, à la façade de laquelle saille la hampe d’un drapeau. Aussi je la reconnais quand je passe à vélo dans le coin : ça me rappelle l’épaisse et envahissante érection de Walter. Walter était un amour. Le soir où ça s’est produit, il m’a dit : « Je crois bien que je suis plus nerveux que toi. » Plus nerveux que moi, il l’était. Pour être honnête, je n’en avais rien à foutre.

    Ma virginité, je tenais à la perdre pour tourner la page de ma C.D. Ma C.D. – c’est-à-dire : ma Consistante Défloration. La plupart des heures de cours, je les passais au Coffee Company en compagnie de Milan ; on n’arrêtait pas de parler de ma future C.D. et de son C.D., son futur Consistant Dépucelage. Notre propos tournait surtout autour de la période frivole et dissolue qui s’ensuivrait. Notre C.D. nous servirait de couverture à l’égard de nos enfants qui ne manqueraient pas de nous demander un jour : « Au fait, avec qui t’as couché la toute première fois ? » On serait à même de leur fournir une réponse tout à fait décente.

    Milan a fini par perdre son pucelage dans des chiottes du Centre Médical Universitaire – il venait d’entamer ses études de médecine. Moi, j’ai donc été dépucelée par Walter au cours de la nuit du 1er au 2 septembre 2011. Lui et moi, on a continué à se voir pendant un certain temps, non parce que je goûtais vraiment nos échanges, mais parce que jugeais nécessaire de renforcer la consistance.

    On avait fait connaissance au café Mazzeltof, dans les minutes ayant suivi mon envoi d’un texto à Matthijs van Nieuwkerk, l’homme avec lequel je voulais en réalité coucher. Mais celui-ci n’a jamais répondu à mon message. Je tenais son numéro de mon frère qui connait beaucoup de monde. À dix-sept ans, c’est là ce à quoi j’aspirais : baiser et connaître beaucoup de monde.

    Afin de bien me concentrer sur le texto que je voulais envoyer à Van Nieuwkerk, je m’étais éclipsée dans un snackbar au coin de la rue. De retour au Mazzeltof, mes yeux sont tombés sur Walter, debout au bar ; je l’ai immédiatement embrassé sur la joue. Au fond du café, Betsie m’attendait. Je l’ai rejointe : « C’est lui qui va faire l’affaire. » Depuis que je voyais Betsie, fille un rien plus jolie que moi, sortir en sa compagnie était un enfer. Je faisais systématiquement office de second choix. Voilà pourquoi il me revenait de faire croire aux hommes qu’il n’y avait qu’une seule option : moi, Sofie Lakmaker.

    Pour tenir Betsie hors de la vue de Walter, je me suis proposée de renouveler nos consommations. Au bar, j’ai essayé d’établir un contact visuel avec lui. Il m’a regardée dans les yeux, l’air sacrément angoissé ; pour le rassurer, je lui ai offert la bière destinée à ma pote. « On pourrait se rouler une pelle », je lui ai dit. « J’aime pas les femmes qui font du rentre-dedans », il a répondu. J’ai hoché la tête, et on a commencé à se rouler une pelle.

    On s’est retrouvés une semaine plus tard au Lempicka. Dans ce bar, il m’a raconté qu’il était originaire du Limbourg, de Heerlen plus précisément, et que son grand-père avait découvert qu’il est possible de recycler l’huile de friture en biodiesel. Trouvaille qui expliquait la présence d’une piscine dans le jardin de ses parents. Je lui ai raconté qu’une fois le lycée terminé, je voulais faire des études de philosophie. Cette confidence lui a fait dire que j’étais de gauche. Ce à quoi j’ai rétorqué qu’il était de droite, puis je lui suggéré qu’on aille chez lui.

    Debout, assis, allongés sur le lit, on s’est embrassés pendant un bon moment ; au bout d’un quart d’heure, j’ai dit : « Allez, faisons ce qu’on a à faire. » Walter était en proie aux affres de la mort ; moi aussi d’ailleurs, mais j’estimais que je n’avais pas de temps à perdre. Il avait vingt-six ans, moi dix-sept, et c’est ça qui est fou : plus on a de temps, plus on se sent pressé. Je me souviens qu’il portait un caleçon un peu trop moulant, qui se fit plus moulant encore à mesure que s’esquissait sa semi-érection. En réalité, c’était son truc, la semi-érection, voilà pourquoi il lui fallait à chaque fois se branler avant de passer à l’action. Il y a eu un laps d’une ou deux minutes au cours duquel il a tenu à ce que je m’en charge, mais apparemment je n’ai pas mis assez de délicatesse pour tirer là-dessus.

    Certaines de mes copines étaient sorties très déçues de leur défloration. Elles disaient immanquablement : « C’était que ça ?... » Moi, j’ai trouvé ça dingue. Non tant au sens strictement positif du terme qu’à celui qu’on attribue à une catastrophe aérienne : ça dépasse l’entendement, on est en plein doute : sera-t-on jamais à même de raconter ce qu’on a vécu ? La bite de Walter était partout. Au bout d’un moment, il m’a dit : « Je veux qu’tu lui fasses un bisou. » J’ai trouvé ça grotesque, mais j’ai tout de même obtempéré. Si l’on s’abstient à chaque fois de faire ce qui nous paraît grotesque, on n’arrive jamais à rien.

    Après avoir éjaculé, Walter m’a dit : « Promets-moi qu’on fera plus jamais ça comme ça ? » Il voulait parler du fait qu’on n’avait pas utilisé de capote. Pourquoi ? je ne m’en souviens pas – il serait faux d’affirmer que ça s’est passé en moins de rien. Ça a duré des heures, tout ça. Il m’est arrivé de dire que j’avais perdu ma virginité sur Everywhere de Fleetwood Mac, et il est vrai que cette chanson est passée à un moment donné, mais il serait plus juste d’avancer que j’ai été déflorée sur toute l’histoire de la pop occidentale.

    Quand je me suis réveillée, Patrick se tenait dans l’encadrement de la porte. Patrick, le colocataire de Walter. Pour être honnête, je l’ai trouvé plus attirant que ce dernier. Il coiffait ses cheveux en arrière, à plat ; lui aussi venait du Limbourg, mais il s’exprimait avec un accent moins prononcé que Walter. En fait, Patrick m’avait tout l’air d’un connard, ce qui justement me plaisait. Au moins, il était quelque chose. Walter ressemblait plutôt au quidam à côté duquel on se trouve dans le métro et à qui, au moment de quitter la rame, on dit « Pardon » pour qu’il s’écarte. Oui, voilà à quoi ressemblait au fond Walter.

    Patrick cherchait sa cravate. Quand je me suis retournée pour m’enquérir de la chose auprès de Walter, j’ai constaté que ce côté-là du lit était déserté. Déjà parti au bureau, pour recruter des gens. Ne me demandez pas en quoi ça consiste. Ce qui est certain, c’est que ça rapporte gros. Walter travaillait pour la marie d’Utrecht, chose que je trouvais plutôt déprimante. Là résidait peut-être ma plus grande angoisse : travailler un jour pour quelqu’un quelque part. Surtout pour une mairie de province.

    Patrick, quant à lui, bossait dans une start-up d’Amsterdam. S’étant rendu compte que Walter n’était pas là, il a affiché un durable sourire. M’a demandé si nous avions passé un bon moment. Je lui ai répondu qu’on avait passé un sacré bon moment, ce qui parut le choquer. Il y a des gens qui ne raffolent pas de « sacré » ni de « sacrément ». Peut-être que l’emploi de tels mots, ça fait aussi trop rentre-dedans.

    Comme un quart d’heure plus tard, Patrick se tenait toujours dans l’embrasure de la porte, j’ai commencé à stresser. Après tout, j’étais nue comme un vers, ce qui ne lui échappait pas, à mon avis. Parler dans cette tenue à un costume auquel il ne manque que la cravate n’est pas sans conséquence sur l’équilibre des rapports entre êtres humains. Pour me tirer d’affaire, j’ai fini par dire : « Bon, je vais me plonger dans Quote 500. » Le bouquin détaillant les plus grosses fortunes du pays était posé sur la table de nuit, à côté de quelques autres qui vous expliquent comment gagner des mille et des cents en transpirant le moins possible. Suffit de transformer de l’huile de friture usagée en biodiesel, aurais-je envie de dire, mais il semble que ce ne soit pas la seule méthode.

    Peu après ma défloration, Patrick et Walter ont déménagé dans le quartier Zeeburg. Ils ont racheté l’habitation du maire nouvellement désigné, M. Van der Laan – lequel allait bien entendu occuper sa résidence de fonction sur le Herengracht. Le premier magistrat de la ville leur laissait un immeuble tout à fait convenable. Lianne, le béguin de Patrick, a aménagé les lieux ; il se trouve qu’elle avait un goût de chiotte. Sa profession – assistante dentaire – transpirait dans les choix qu’elle opérait en matière de mobilier. En fait, dans cette demeure de l’Ertskade, on avait en permanence l’impression qu’on allait se faire arracher une dent.

    Si jamais le saccage commis par Lianne ne suffisait pas, on pouvait compter sur Patrick. Lui laissait traîner des bouquins de Kluun partout. Je vous jure : où que l’on posât les yeux, il y avait l’un de ses titres à vomir. « Un type formidable », assurait Patrick dès que l’occasion se présentait. Ça me rendait folle. Malgré tout, il demeurait un interlocuteur plus agréable que Walter – auquel, entre-temps, je ne parlais pratiquement plus –, lui qui ne cessait de m’encourager à lire des ouvrages nous invitant à explorer notre corps. N’en ayant aucune envie, je préférais m’adresser à Patrick et à Lianne pendant le petit-déjeuner ou en des moments

    d’oisiveté. Avec ces deux-là, au moins, il y avait un peu d’animation, vous voyez ce que je veux dire… Lianne était très croyante ; pour la faire devenir chèvre, Patrick n’arrêtait pas de dire « nom de Dieu ! ». Il me gratifiait d’un regard espiègle, sur quoi on se mettait tous les deux à rire aux éclats. Un type formidable, ce Patrick.

    Le 22 novembre 2011, Walter a annoncé sur Facebook qu’il était célibataire et qu’il cherchait une petite amie. Furax, je lui ai téléphoné. Bien qu’il fût au volant, il a tout de suite répondu. Il avait un kit mains-libres. « Chérie, qu’il a dit, t’as dix-sept ans. » « Aha », j’ai rétorqué. Pendant un petit moment, je n’ai entendu que le bruissement ouaté de l’autoroute. Puis il a murmuré : « Si t’en avais eu vingt-trois, je t’aurais demandée d’emblée en mariage. » Ça aussi, bien sûr, c’était grotesque. Il y a des jours où je me demande comment les choses auraient tourné si on s’était passé la bague au doigt. À l’heure qu’il est, je serais probablement en train de travailler pour quelqu’un quelque part. Et ce ne serait peut-être pas si terrible que ça.

     

    traduction : Daniel Cunin

     

     


    Entretien avec Sofie Lakmaker (NL)

     

     

  • Ménage à deux (1)

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    Quand le dédicataire d’un roman en achète tous les exemplaires pour les brûler

     

    Pijpelijntjes de Jacob Israël de Haan

     

     


    portrait vidéo de Jacob Israël de Haan (en anglais)

     

     

    Issu d’une famille juive orthodoxe, pauvre et très nombreuse, Jacob Israël de Haan (1881-1924) devient enseignant à une époque où il a perdu la foi. Parallèlement, il fait ses armes comme journaliste dans la mouvance socialiste et poursuit de longues études de droit ; il soutiendra sa thèse en 1916 et deviendra un juriste renommé.

    En 1904, cependant, il connaît de graves difficultés après la parution de Pijpelijntjes, considéré, dans les lettres néerlandaises, comme le premier roman qui évoque sans retenue l’homosexualité masculine, ce qu’on appelait encore « uranisme ». L’ami auquel il dédie cette œuvre, Arnold Aletrino (1858-1916) – écrivain, sexologue et anthropologue criminel réputé –, se reconnaît dans Sam, l’un des deux protagonistes. Par crainte de voir sa réputation souillée, menacé en outre de perdre son emploi, il tente avec une consœur – la fiancée de Jacob Israël de Haan ! – d’acheter l’ensemble des exemplaires du premier tirage pour les détruire. Très peu de lecteurs ont donc eu accès au livre, devenu aujourd’hui un collector. Une édition revue – dans laquelle on ne reconnaît plus en rien les personnages principaux –, mais non pas « expurgée »,  est bientôt commercialisée.

    J.I. de Haan

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudÀ cause de cette œuvre, De Haan perd son travail dans l’enseignement ainsi que son poste de rédacteur au sein d’un quotidien socialiste en vue (il était en charge de la rubrique hebdomadaire consacrée aux enfants). Après la parution de Pathologieën (1908), autre roman homo-érotique, il lui est encore plus difficile de trouver un emploi. L’un des rares à oser le soutenir publiquement, c’est Georges Eekhoud ; l’Anversois d’expression française, qui lit le néerlandais, écrit un avant-propos à Pathologieën. Il s’était auparavant exprimé en faveur de l’ouvrage « juste et courageux » de Jacob : « Dans un premier roman, Pijpelijntjes, l’auteur avait déjà traité de l’amour uraniste ou homogénique. Et ce livre très curieux et souvent excellent lui avait valu, parait-il, des persécutions de la part de certains pharisiens appartenant à un parti duquel on aurait été en droit d’attendre plus de compréhension et de tolérance. Les socialistes, dont M. De Haan était, l’auront répudié et même dénigré comme une brebis galeuse. » À la même époque, De Haan est lié à Remy de Gourmont auquel il rend quelques visites dont on trouve trace dans des revues ou sa correspondance. À ce propos, Jan Fontijn, le biographe du Hollandais, écrit : « Rédacteur au Mercure de France, Remy de Gourmont revêtait une telle importance pour De Haan que ce dernier alla le voir à Paris, rue des Saints-Pères. L’individualisme du Français, sa sensualité, ses conceptions libérales sur toutes les formes de sexualité, parmi lesquelles le sadomasochisme, l’intriguaient. Ces thématiques se retrouvent en grande partie dans le roman Ondergangen (Débâcles) de 1907 et plus encore dans le décadent Pathologieën paru l’année suivante. »

    Vers 1912, De Haan effectue plusieurs voyages en Russie pour y visiter ses effroyables prisons. Par ailleurs, il devient membre du mouvement sioniste. Bientôt, il étudie l’hébreu et renoue avec la religion de son enfance, publiant à l’époque quelques recueils de poésie dans lesquels transparaissent les nouvelles conceptions auxquelles il adhère ; il donne aussi de longs poèmes inspirés d’œuvres d’Eekhoud ainsi que nombre de quatrains, certains d’une audacieuse teneur érotique qui appartiennent sans doute au meilleur de sa riche production.

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudÀ la fin des années dix, un quotidien amstellodamois envoie l’auteur en Palestine. Il laisse son épouse à Amsterdam. Dans ses articles, le correspondant prend peu à peu ses distances vis-à-vis du sionisme au point de finir par rompre avec lui en 1922. Menacé à plusieurs reprises, il est assassiné en 1924 à Jérusalem par un membre de cette mouvance politico-religieuse. En 1932, Arnold Zweig, ami de Freud, publie De Vriendt kehrt heim (Un meurtre à Jérusalem : l’affaire de Vriendt, Paris, Desjonquères, 1999), roman à clef sur les années palestiniennes de J.I. de Haan.

    En langue française, on peut lire de Jacob Israël de Haan deux recueils d’articles et de reportages : De notre envoyé spécial à Jérusalem. Au cœur de la Palestine des années vingt (choix, présentation, notes et traduction du néerlandais par Nathan Weinstock, Bruxelles, André Versaille Editeur, 2013) et Palestine 1921, traduction du néerlandais par Nathan Weinstock, Paris, L’Harmattan, 1997. Il s’agit, autrement dit, de textes assez éloignés des romans du début du XXe siècle. Ceci même si l’homosexualité demeure un thème sur lequel le Néerlandais revient et si la production de ses dernières années traduit une fébrilité qui ne l’aura finalement jamais laissé en paix. De Haan avait une sœur philosophe et romancière renommée, Carry van Bruggen (1881-1932) dont deux œuvres sont disponibles en français, en particulier le roman Eva.

     

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    Pijpelijntjes ou un Ménage à deux

     

    Début du XXe siècle. Toujours à court d’argent, Joop (sobriquet tiré du prénom de l’auteur : Jacob) et l’étudiant en médecine Sam (surnom d’Aletrino) partagent une chambre dans l’un des quartiers récents et populaires d’Amsterdam, De Pijp (La Pipe, celui où Jacob Israël de Haan s’est lui-même établi en 1903, rue Willibrord comme ses protagonistes, sa logeuse de l’époque ayant un patronyme proche de celui qu’il donne à celle de son roman). Bien des rues portent des noms de peintres du Siècle d’or ; mais en lieu et place de couleurs et de renommée, c’est plutôt la pauvreté et la grisaille qui déterminent le quotidien des habitants : prolétaires, voyous, veuves et orphelins, petits cireurs de chaussures, rapins, rimailleurs…

    A. Aletrino

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudSi les deux jeunes hommes se font passer pour des camarades, ils sont en réalité amants, des amants fragiles qui se querellent souvent. Le dépressif Joop est le plus féminin des deux. Quant au bisexuel Sam, il se montre extrêmement sadique, n’hésitant pas à frapper son ami. À l’occasion, ce dernier tombe amoureux de jeunes garçons tandis que Sam assure qu’il reste attaché à Joop et à personne d’autre. Cependant, il envisage bien de se marier un jour et de mettre donc un terme à leur liaison.

    Chassés pour ainsi dire par leur logeuse, les deux amants finissent par trouver une nouvelle chambre en sous-location, toujours dans le même quartier (dans la rue, d’ailleurs, où Jacob Israël de Haan habitait). Leur nouvelle logeuse, Mme Meks, n’est guère favorisée par le sort : de temps à autre, il lui faut se rendre à la prison de Haarlem où est détenu son mari ; de plus, elle perd bientôt son chien. En réalité, Sam, qui déteste l’animal, le noie. Il va rééditer son coup avec le chien d’une autre femme. Cependant, il arrive à Mme Meks de vivre des moments plus gais. Elle reçoit chez elle, en particulier pour le rituel du thé ; la libération d’un complice de son mari sera aussi l’occasion d’organiser une petite fête.

    Entre oisiveté, cafard et pleurs, mais aussi plusieurs mensonges, Joop éprouve les pires difficultés à sortir de ses pensées un garçon dont il s’est épris. En proie à des troubles psychiques, il ne peut cependant s’empêcher de tomber amoureux d’autres hommes plus ou moins jeunes, par exemple d’un ami de Sam. Un jour, il va même jusqu’à ramener une de ses conquêtes sous le toit qu’il partage avec son amant. Le garçon ne s’éternise toutefois pas. Joop éprouve une prédilection pour les adolescents tout en se disant réellement attaché au seul Sam. Mais ne voilà-t-il pas que celui-ci tombe amoureux d’une certaine Tonia ! C’est cette femme qui vient vivre avec les deux amis. Mais alors qu’il a réussi ses examens, Sam va connaître un sort tragique.

     

    Documentaire sur Pijpelijntjes, De Pijp et le roman Eva

     

    Les romans de Jacob Israël de Haan constituent sans aucun doute le sommet de son œuvre. On range Pijpelijntjes dans la mouvance naturaliste (souci de mettre en avant des réalités sans les édulcorer) tout en soulignant que l’écriture, marquée dans les dialogues par le parler populaire d’Amsterdam, se caractérise en outre, principalement dans les descriptions, par une palette impressionniste et un recours à la langue artiste de la fin du XIXe siècle. D’ailleurs, dans ces pages, malgré une facette misérabiliste, les traits décadents ne manquent pas : esthétique qui mêle douleur et jouissance, scènes sadiques, plaisirs d’autant plus raffinés qu’il sont stimulés par deux protagonistes « nerveux »…

    De Haan et sa sœur Carry van Bruggen

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudAu fil des 24 chapitres, l’auteur nous propose une suite de scènes tirées de la vie du peuple, l’amitié singulière entre Sam et Joop fonctionnant comme un fil rouge. La façon dont ce couple se manifeste ainsi que certains choix de l’écrivain (Joop est à la fois l’un des « il » et, à d’autres moments, le « je » ; alternance surprenante des temps ; phrases dans un style télégraphique, sans verbe ou sans sujet ; nombreux points de suspension, etc.) constituent les points forts de cette narration. Celle-ci se distingue d’ailleurs par l’absence d’instance omnipotente. Elle se différencie de la teneur de certaines œuvres d’Eekhoud qui mettent en avant certains idéaux et l’élévation de l’esprit que peuvent inspirer des homosexuels. Pour sa part, De Haan se satisfait d’une réalité crue, en rien enjolivée.

    On interprète généralement le titre énigmatique au sens de « scènes du quartier De Pijp » tout en relevant éventuellement une allusion à la fellation. Dans la version retouchée de son roman, J.I. de Haan a placé en épigraphe quelques vers de Catulle :

     

    Je vous enculerai, vous sucerez ma queue,

    Vous avez lu mes vers, assez pour vous fonder

    À me croire impudique : ils sont licencieux.

    Un poète bien sûr doit être chaste et pieux,

    Mais pourquoi faudrait-il que le soient ses poèmes ?

    (traduction de Lionel-Édouard Martin)

     

    Georges Eekhoud 

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudAutrement dit, il revendique une esthétique qui prévaut face à toute forme de morale. Le Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen de Magnus Hirschfeld – périodique alors en vue quant à la question de l’homosexualité – reprend quelques paragraphes de Georges Eekhoud, lequel défend une même approche.  Dans une lettre à un autre confrère, De Haan expose sa visée première : « Si je parviens à dépeindre la misère de la vie qu’on mène dans ce quartier et les peines qui résultent de cette perversité de sorte à ce que lecteur les éprouve au fond de lui-même, cela voudra dire que je suis là où je veux être. » Si la thématique ne nous choque plus aujourd’hui, il faut reconnaître que l’écrivain néerlandais a fait preuve d’une audace surprenante ; on peut être surpris par certaines scènes « osées ». Dans Pathologieën, il a poussé les choses plus loin encore en décrivant les rêves incestueux d’un adolescent amoureux de son père.

     

    Daniel Cunin

     

     

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    Jan Fontijn, Onrust. Het leven van Jacob Israël de Haan, 1881-1924 

    [Sous le signe de la fébrilité. La vie de Jacob Israël de Haan, 1881-1924],

    Amsterdam, De Bezige Bij, 2015

     

     

     

    Ménage à deux (Pijpelijntjes)

     

    Au bon A. Aletrino

    (début de l’hiver 1904)

     

    Chapitre 1. En quête d’une chambre

     

     

    Il y a un temps pour venir, il y a un temps pour partir. Le moment pour nous de partir était arrivé. La Chopine en personne est venue nous le dire. On avait tout juste fini de manger. Du pain, un bout de fromage, du thé insipide… et il pleuvait. Nos doubles rideaux de dentelle trempaient dans la lessive, seuls les stores en tissu pendaient devant la fenêtre, carrés blancs, d’un blanc dur ; par instants, la lumière aqueuse du soleil lancinait crûment avant de tout à coup disparaître – lugubre.

    Sam était affalé dans son fauteuil, mains ceignant son occiput et jambes tendues, yeux fermés. Il était peiné, je le regardais. La pluie tombait doucement.

    C’est alors que la Chopine est entrée, ses vieilles pantoufles aux pieds, sans faire de bruit.

    - B’jour, m’ssieurs.

    - Bonjour, mademoiselle…

    - M’sieur Sam se sent pas bien ?...

    Plantée près de la table, elle a débarrassé, assiettes sur la boîte au pain et petit pot à beurre sur les assiettes. Sans ménagement, elle ébranlait le silence ; elle a tout regroupé dans son tablier-fourreau… puis d’une voix déterminée :

    - Oui, m’ssieurs, faut qu’je vous dise, va y avoir du changement… va falloir vous trouver une aut’ chambre… j’va déménager…

    - Comment, mademoiselle… comme ça, sans prévenir, au beau milieu du mois ?

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoud- Au beau milieu du mois... euh, qu’est-ce qu’ça change ? C’est un loyer à la semaine, ici… Je m’en va lundi.

    - D’accord, mademoiselle, mais on a loué au mois…

    - Bah, Joop, te fatigue pas… elle va pas plus déménager que nous, mais bien sûr, elle veut louer à un meilleur prix…  on va devoir vider les lieux. C’est correct.

    - Non, mademoiselle, M. Sam a peut-être raison pour le reste, mais c’est pas très correct ça, je tiens à vous le dire.

    - Pas correct… pas correct… qui parle de correction, on défend ses intérêts à soi, vous comme moi. J’arrête de t’nir une maison, j’va m’mettre en condition…

    - En attendant, décampez de cette chambre !

    - Enfin, je verra bien, M. Sam est encore de mauvais poil… mais au moins, vous v’là au courant.

    Sam se recala dans son fauteuil, qu’il n’avait pas quitté. La pluie bruissait, le vent crécellait contre les vitres, étalant les épaisses gouttes sur le verre. Je les suivais des yeux. Le mauvais temps avait vidé les rues. Un chien aux toupets de poils mouillés s’était réfugié sous la charrette d’un porteur de pain, ce dernier, un gamin encore, sous un porche.

    - Dis-moi, Sam, c’est à se taper sur les cuisses, déménager alors qu’on commence à être bien ici…

    - On va pas déménager… on va rester tranquillement ici.

    - Arrête, va pas faire d’esclandre… si elle veut se débarrasser de nous, on n’a pas le choix… j’arriverai bien à trouver autre chose…

    - Moi, pas question qu’on me traîne sous la pluie… Rassure-moi, on va pas retourner habiter au-dessus d’une étable, hein… ?

    - Non… bon, vaut mieux que je traîne pas.

    - Ouais, c’est bien… j’ai mal au crâne, je vais me coucher…

    - Alors comme ça, tu me laisses m’aventurer tout seul sous la pluie…

    - Oh ! tu voudrais qu’on y aille à deux… reste ici… laisse tomber… on retombera bien sur nos pattes.

    - Mon œil. À plus tard…

     

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    tramway dans la Van Woustraat 

     

    À peine étais-je devant la porte d’entrée que le vent m’accueillit de face. Voyons voir, d’abord quitter l’Ostadestraat… y a rien là. Ensuite, commencer par la Govert Flinkstraat, c’est toujours moins cher que la Jan Steenstraat ou que la Van Woustraat.

    En même temps, ne pas se contenter de la première chambre venue… une à double alcôve ou bien une avec une seule alcôve et une petite chambre attenante… et pas de fauteuils en velours… avec petit-déjeuner… Bon Dieu ! saleté de pluie… Ah ! ce Sam, c’est quand même un personnage…

    La Govert Flinkstraat, étroite et grise. À toutes les fenêtres ou presque, des annonces… chambre à louer, non, ça fera pas l’affaire… chambres meublées à louer. Allons jeter un œil, le temps d’égoutter mes habits… saleté de pluie.

    Une seule cloche … amusant, il faut sonner deux fois ou trois en fonction de l’étage. C’est au premier. Pourquoi ne pas tirer dessus ?… une fois.

    En haut, en retrait de la fenêtre qui s’ouvre, la pluie dissuadant une tête de s’avancer :

    - Qui c’est ?

    Quittant le porche, là où l’on est au sec, et m’adressant au premier :

    - Madame, j’aimerais voir les chambres.

    La femme scrute tout, du haut du chapeau mouillé au bas des jambes du pantalon usées et souillées.

    - Sont d’jà louées.

    - Mais votre annonce alors ?

    - C’est pour d’autres… je loue à bien plus.

    - Dans ce cas, j’aimerais bien les voir, ces autres chambres…

    Fenêtre refermée. Avec un supplément de rage synonyme de : toi-dégage-d’ici, et rien d’un placide : je-viens-vous-ouvrir.

    Y a plus qu’à se remettre en route.

    La pluie empire encore… petite chambre à louercherche pensionnaires bien sous tous rapports… M’informer ici, histoire de me mettre à l’abri… un pensionnaire, on peut en parler plus longtemps que d’un simple locataire. Et ça ne mange pas de pain. Trois cloches cette fois. C’est au deuxième, un escalier qui monte tout droit, un deuxième en coude, tous deux sombres…

    - Qui c’est ?... qui c’est ?...

    - Je viens pour les chambres…

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudUn silence, mon manteau-cape et mon chapeau lourds dégouttent, dans ma tête une sèche sensation de fatigue, en face les habitations grises vibrent devant mes yeux brûlants… toute noire, la cage d’escalier bâille au-dessus de moi… la pluie persiste.

    - Montez donc, maman a dit.

    - Bien, mademoiselle.

    En haut du deuxième escalier, penchée en avant, le regard plongé dans l’obscurité, une grosse jeune fille, figure joufflue et pâle, petits yeux humides, joues ballonnées.

    - B’jour, monsieur.

    - Bonjour, mademoiselle… votre maman m’a dit que je pouvais monter.

    - Maman est dedans, piaule la mafflue, avancez donc.

    Dans la pièce, la mère occupe un fauteuil. Maigre, cheveux noirs clairsemés, grisonnants.

    - Assoyez-vous, m’sieur. Jansie, prends-y la cape au m’sieur, mais mets pas d’eau partout… assoyez-vous ici… j’suis un peu sourde… accroche-la bien, Jansie… voilà, comme ça on peut parler… autrement ça va faire des traces… vous permettez que j’continue mon ouvrage ?

    La mère ravaude un bas. Une chiffe luisante vert foncé tendue sur un petit crâne sans oreilles, un grand trou dans la semelle croûteuse, et, dépassant des jupes, un pied d’un gris douteux aux ongles noirs.

    - Alors, vous v’nez voir les chambres ? demande sourdement la vieille, ses paroles en cadence avec l’aiguille à repriser.

    - Oui, madame… pour mon ami et moi.

    - Ah, je vois… deux monssieurs célibataires, ça nous irait très bien, vous comprenez, moi veuve avec une fille unique, y manque toujours quèque chose chez soi…

    Les joues mafflues se gonflent sans rougir, les yeux humides surveillent le poêle.

    - Voyez-vous, c’est pas qu’on est tant à l’aise, juste cette pièce-ci et la chambre à coucher de moi et ma fille… oui pis encore un cagibi à charbon. Mais au grenier, on a fait mett’ une cloison, une p’tite chambre bien mignonne… du joli papier au mur…

    Le poêle chauffe, une chaude indolence ouate les lieux… la voix de vieille mère-jabote semble marteler des mots venus de loin… suis fatigué, somnolent, mes habits mouillés dégagent une épaisse vapeur…

    - … un p’tit tableau… vous d’vinez l’effet, toute façon Jansie pourra vous montrer tout à l’heure.

    L’indolente chaleur m’assoupit… dans mes yeux brûlants de fatigue, tout se fait lourd, s’estompe… la vieille a terminé son ouvrage, elle s’empresse d’enfiler le pied gris sale dans le bas.

    - Vous vous y sentirez comme un fils d’la maison…

    La pluie harcèle les vitre embuées…

    - Certes, madame, mais je veux prendre le temps d’y réfléchir, et y faut que j’en parle à mon ami…

    - Vous voulez pas d’abord la voir, la chambre ?...

    - J’ai peur, madame, que ça soit trop petit pour nous… pour moi, c’est pas gênant, mais mon ami, lui, est étudiant…

    - Maman, si te plaît, pas des étudiants, autrement, not’ nom circulera tout de suite dans la rue.

    - Vous êtes aussi étudiant, m’sieur ? jabote la vieille tout en se penchant pour ôter son autre bas avant de le passer sur l’œuf, la question encore affichée sur son visage fripé. Jansie, r’garde voir si le charbon a déjà brûlé.

    - Moi ? Non, madame…

    - Eh ben, Jansie, t’as entendu c’que m’sieur a dit ?

    - J’vous tiens au courant… madame, si vous…

    - Oubliez pas vot’ cape, m’sieur...

    - Non. Si vous voulez…

    - Jansie, la traîne pas contre l’mur, autrement tu vas tout me salir mon couloir….

     

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    La Govert Flinkstraat

     

    De retour dehors par ce sale temps... un peu plus loin. Il est déjà onze heures et demie… les écoles se vident, les garçons poussent des cris, pans de leur cape ou de leur manteau soulevés, le vent gonflant ces voiles et agitant leurs knickers en tricot… quelques autres s’éclaboussant de l’eau boueuse des caniveaux. Et à proximité de l’école, chambres à louer. Au premier, une habitation bien entretenue, au rez-de-chaussée, en demi-sous-sol, une crémerie-fromagerie, rien dans le reste de la maison. Pourquoi ne pas sonner ?

    - Qui c’est qu’est là ?

    - Pour les chambres… madame.

    Un petit rire tinte… d’une autre pièce un autre petit rire qui tinte ; appuyées sur la balustrade quatre filles et leurs rires qui tintinnabulent, s’alternent et se répondent…

    - Oh, Joliette… un monsieur pour les chambres… Odette, ça te va à toi… mais non, mais non[1].

    Du haut de l’escalier, une verrière jette de la lumière derrière moi.

    - Montez donc, m’sieur, ah ! mais non*… les chambres sont déjà louées.

    Toujours en bas, je comprends et voilà que le vent s’engouffre par la porte d’entrée.

    Puis une fine voix de fausset, et une autre et une autre encore…

    - Vous ne voulez pas voir les chambres… par nuit et par jour… mais Joliette… c’est pour toi Odette*

     

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    Jacob Israël de Haan

     

    De retour dans la rue. Pluie, vent qui gronde, sans relâche, les cartons des annonces mouillés… demande pensionnaire bien sous tous rapportspetite chambre à louerchambres meublées à louer… numéro 254, premier étage… en dessous, un marchand de fruits et légumes, trois cloches. C’est bien, y a qu’à entrer.

    Une femme, un vieux bonhomme, deux gosses. Relents de pisse.

    - C’est moi, papa… papa y a un m’sieur pour les chambres… suivez-moi m’sieur.

    C’est à l’arrière. Une grande chambre bien éclairée, une double alcôve.

    - C’est pour vous seul, m’sieur ?

    - Non, madame, pour un ami et moi, mais une chambre avec une alcôve peut aussi faire l’affaire.

    - Comment vous la trouvez, la chambre ?... regardez, d’ici on a une belle vue sur les jardins de la Jan Steenstraat…

    - La chambre est très bien, mais vous comprenez, j’dois d’abord en parler à mon ami… il aura sans doute envie de la voir lui aussi…

    - Oui, m’sieur, mais j’peux pas attendre, y a quelqu’un d’autre qu’est intéressé, il vient demain après-midi donner sa décision.

    - Eh bien, vous savez quoi ? je vais la prendre, mais ce que je voulais dire, comment sont les voisins ?

    - Oh, pour ça y sont très bien… mais à propos, m’sieur, vous oubliez pas la caution, hein ?

    - Non, bien sûr, c’est combien ?

    - Quatre florins, m’sieur.

    - Quatre florins ? C’est pas donné.

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoud- Comment vous dites ?! Le loyer, c’est quinze florins pour un et dix-huit pour deux. Une semaine de loyer pour la caution, c’est la règle, en plus, quatre florins, c’est même pas une semaine.

    Paie, il te restera neuf stuivers[2].

    - Bien, alors j’va enlever l’annonce… au revoir m’sieur… vous venez quand ?

    - Lundi, je pense, mais peut-être dès samedi… comptez plutôt sur samedi, c’est mieux, puisque c’est pas meublé… au revoir madame…

    - Au revoir m’sieur.

     

    Ya plus qu’à vite rentrer, c’est déjà midi passé… ne pas oublier d’acheter cent grammes de saucisse…

    Satisfait, preste, sous la bruissante pluie qui continue de faire rage. Cape qui se fait lourde sur le bras, veste trempée.

     

    Sam est vautré sur quelques coussins, par terre, les yeux dans le vague.

    - Salut !…

    - ’jour… déjà de retour ?

    - Déjà de retour ?... J’suis trempé comme une soupe !

    - Y pleut toujours ?

    - Et pas qu’un peu. T’as dormi ?

    - Ouais… somnolé. Maintenant que tu l’dis, la pluie, je l’entends… t’as trouvé ?

    - Ouais, une très belle piaule avec une double alcôve, rien que ça, pour dix-huit florins, pas cher hein ?

    - Non, c’est bien, on s’y installe quand ?

    - J’pensais à samedi… dis-moi, Sam, j’en ai bien bavé, embrasse-moi.

    - Qu’est-ce que tu crois ?…. sers-toi si t’en as envie…

    Et vers le visage hâlé de Sam, je me penche. Avec souplesse, il arque la poitrine et me gifle les yeux… ce qui fait jaillir juste devant moi une lumière blanche, blanc jaune.

    - Là… là…

    - Eh… nom de Dieu de bon Dieu !…

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    [1] L’astérisque qui suit un passage en italique renvoie à une suite de mots en français dans le texte.

    [2] Le stuiver était une pièce de 5 cents, soit 1/20e de florin.

     

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    A. Aletrino, par Jan Veth (vers 1885)