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  • L’illusion merveilleuse de nos rêves…

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    Quelques lignes de Frederik van Eeden

     

     

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    Prophète, médecin, pionnier de la psycho- thérapie, dramaturge, diariste, poète, romancier, esprit avide d’universalité, personnage charis- matique, réformateur ayant dilapidé une partie de sa fortune dans une colonie communiste utopique (1), Frederik van Eeden (1860-1932) a, pendant une demi-siècle, marqué de son empreinte la société et les lettres des Pays-Bas. Ami entre autres de Romain Rolland, traducteur de Tagore, il a été admiré par certains, honni par beaucoup.

    Eeden11.jpgCommentant l’œuvre ro- manesque de cet homme dont l’existence a été dominée par le sens du religieux, Paul Verschave (2) écrit à juste titre : « C’est toujours son ‘‘moi’’ individualiste qui s’exprime par la bouche de ses héros, mais comme son indi- vidualité a revêtu les aspects les plus divers, rien qu’en se racontant, il a créé tout un monde. Et c’est en quoi ses ouvrages présentent un intérêt si considérable pour qui cherche à suivre l’évolution spirituelle de cet homme : ses livres enregistrent d’une manière indélébile, non seulement sa pensée, mais sa vie. Bien plus, chez une nature aussi riche, et qui, dans sa soif de savoir, s’est répandue en manifestations aussi multiples, qui était sous tant de rapports variés ‘‘enfant de son siècle’’, les différentes étapes de cette pensée forment à elles seules l’histoire de toute une génération intellectuelle. »

    Eeden6.pngS’il existe trois traductions françaises (3) du Kleine Johannes (1887) – sorte de conte de fée autobio- graphique et symboliste en partie inspiré par  Simplice de Zola –, on peut déplorer que le grand roman de Van Eeden, Van de koele meren des doods (1900, Des lacs glacés de la mort), soit pour ainsi dire passé inaperçu en France (4). Sous la plume de sa compatriote Jeannette Nijhuis (1874-1938), L’Humanité nouvelle a salué, essentiellement pour des considérations politiques, cette parution (« Chronique des lettres hollandaises », octobre 1902, p. 105-106) : « Dans son roman, ce n’est pas seulement l’artiste qui parle, c’est aussi le penseur, le croyant, le socialiste et dans une large mesure aussi le médecin. Il fallait être médecin pour si bien faire la diagnose d’une âme, d’un esprit et d’un corps malades. Il fallait être socialiste pour si bien sonder les plaies d’une société malade et pour indiquer avec tant de décision les voies de la guérison. » Chroniqueur lui aussi des lettres néerlandaises à la même époque, Alexandre Cohen se montre bien plus réservé, en raison de ses goûts bien entendu mais aussi sans doute parce que Van Eeden ne s’était jamais affiché anarchiste (« Lettres néerlandaises », le Mercure de France, avril 1901, p. 272-274) ; tout bien considéré, le condamné à 20 ans de travaux forcés au Procès des Trente ne reconnaît au livre qu’un grand mérite : « l’héroïne nous reste toujours sympathique, même lorsqu’elle devient vertueuse et ce, sans que l’auteur fasse le moindre effort pour nous imposer cette sympathie ».

    Soucieux de l’édification du lecteur, Paul Verschave met en avant le poète Van Eeden bien plus que le romancier. Il relève malgré tout : « Il serait intéressant de comparer cet ouvrage [Les Lacs glacés de la mort] avec le célèbre roman de Flaubert, Madame Bovary, et de voir à ce sujet ce qui sépare Van Eeden du naturalisme. Comme Madame Bovary, Hedwige de Fontayne, ne trouvant pas dans le mariage le bonheur rêvé, fait les chutes les plus lamentables, mais il n’y a pas dans ces fautes le caractère de fatalité qu’y mettent les naturalistes. Le mal y est reconnu comme le mal et appelle le remords. De plus, arrivée à l’extrême degré de la misère morale, la malheureuse Hedwige se relève dans un étouffement bouddhiste des passions qui ressemble ‘‘aux ondes fraîches de la mort’’ » (5).

    Eeden2.pngLe monde anglophone a été plus accueillant en publiant dès 1902 une traduction : The deeps of Deliverance (de la main de Margaret Robinson), rééditée en 2009 sous le titre Hedwig’s journey ; Else Otten en en donné une version allemande (Wie Stürme segnen, 1907), Goedele de Sterck une version espagnole (Las tranquilas aguas de la muerte, 2012), Farooq Khalid une version en ourdou. Nouchka van Brakel a porté le livre à l’écran avec, dans le rôle principal, Renée Soutendijk. À défaut d’une traduction française, nous donnons quelques lignes d’un autre roman de Frederik van Eeden, les premières du chapitre XII de De Nachtbruid (1909), qui mêlent dimension onirique et évocation de la Hollande rurale d’autrefois.

     

    eeden3.jpg(1) La citation suivante résume assez bien l’échec de l’expérience de la colonie de Walden : « Vers 1898, Frédéric Van Eeden, célèbre romancier hollandais, nouvellement converti au rêve collectiviste, fondait, avec l’aide d’une vingtaine d’amis, à Walden près de Bussum, un phalanstère, espèce de petite oasis de vie future, suivant le type socialiste. Van Eeden consacra à cette tentative un demi million, qui fut bientôt englouti, et malgré cette orgie d’argent, l’œuvre vient de périr. Le généreux utopiste avoue franchement la cause de la déconfiture : ‘‘Dans ma petite collectivité, écrit-il, j’ai été dès le premier jour obligé d’éliminer des éléments inacceptables qui prétendaient ne rien faire et vivre aux dépens de la communauté. Pour eux ‘‘le travail libre’’, c’était surtout la liberté de ne pas travailler’’. » (Chanoine Bourgine, Le Protestantisme et les sociétés modernes, Avignon, Aubanel, 1914, p. 42)

    (2) Voir sur ce juriste et érudit : Robert Hennart, « Paul Verschave (1878-1947) et l’Ecole supérieure de journalisme de Lille », De Franse Nederlanden / Les Pays-Bas Français, 1980, p. 204-214.

    Eeden8.png(3) Celle parue dans un premier temps sous le titre Jeannot, que l’on doit à Léon Paschal, d’abord publiée dans la Revue de Belgique puis aux éditions P. Weissenbruch (1903) et enfin dans  la Revue de Hol- lande (en écoute ici) ; Le Petit Jean, traduit par Sophie Harper-Mounier, avant-propos de Romain Rolland, Paris, Rieder, « Les prosateurs étrangers modernes », 1921 ; Le Petit Johannes, traduit par Robert Pittomvils et adapté par Albert Bailly avec une introduction du traducteur, Bruxelles, La Sixaine, « Estuaires », 1946.

    (4) À propos de ces deux romans et d’un troisième : Johannes Viator (1892), on pourra consulter la thèse de Hanneke Pril, Une analyse littéraire de trois œuvres de Frederik Van Eeden (1860-1932), Université de Paris IV,1998.

    (5) Paul Verschave, « Le poète hollandais Frédéric van Eeden et son œuvre », Bulletin du Comité flamand de France, 1923, p. 204-218. Du même auteur, on verra : « Un converti hollandais : le poète Frédéric van Eeden », Le Correspondant, 1924, p. 311-338.


     
    Fredrik van Eeden en 1930

     

     

     

    Un extrait de La Fiancée de la nuit (1909)

     

    Biographie de F. van Eeden par J. Fontijn (vol. 1) 

    Eeden9.pngHolland noem ik een droomerig landje, omdat zijn schoonheid is als die van een droom. Soms is het er guur, wild onherbergzaam, naargeestig - en op eenmaal, bij stil, luw weder, prijkt het gansche land, met boomen, vlieten, stadjes en bewoners in een onbeschrijfelijk teedere pracht, alles verrijkend met een diepe geheimvolle beteekenis, die men niet nader kan verklaren of aanduiden, en die op het eigenaardige van alle droomen-schoon gelijkt. Men moet mijn stadje van uit zee gezien hebben op een stillen, klaren Septemberavond, als de zon achter den klokketoren gaat schuilen, op den wolkeloozen, lichtend-groenachtig-blauwen hemel uitvloeiend in oranje- en goud, als weiden en boomschaduwen door eenzelfden blauwwazigen toovertint tot wondere eenheid zijn verbonden. - als de melkers thuiskomen met zwaarwichtigen stap, de kobalt-blauwe emmers ter weerskant, - als al wat klinkt harmonisch is, van den uurslag uit den toren tot het ratelen van een huiswaarts keerende kar, en al wat leeft, van de grove Hollanders tot de logge koeien toe, in een zelfde vredige, dichterlijke avondzaligheid schijnt op te gaan - om te begrijpen hoezeer dit alles gelijkt op die wonderbare illuzie onzer droomen…

     

    Eeden5.pngJ’appelle la Hollande un petit pays de rêve, parce que sa beauté ressemble à celle d’un rêve. Parfois elle est sévère, sauvagement inhospitalière, triste, – et parfois, par temps clair et tranquille, tout le pays resplendit avec ses arbres, ses cours d’eau, ses petites villes et ses habitants dans une magnificence indes- criptiblement douce, enrichissant tout d’un sens mystérieux, profond, qu’il est impossible de préciser ou de définir, et qui ressemble à ce qui est propre à tout ce qui est beau en rêve. Il faut avoir vu de la mer ma petite ville par un clair soir de septembre, au moment où le soleil se cache derrière le clocher, s’épanchant en reflets orange et or sur le ciel sans nuage, teinté d'un bleu verdâtre lumineux, au moment où les prairies et l’ombre des arbres se trouvent confondues dans une même couleur magique bleu de cire pour devenir une admirable unité, – au moment où ceux qui ont été traire reviennent d’un pas lourd, portant de chaque côté les seaux d’un bleu de cobalt, – au moment où tout ce qui retentit est harmonie, depuis l’heure qui sonne à la tour jusqu’au bruit d’une charrette qui s’en retourne vers la maison et où tout ce qui vit, depuis les rudes Hollandais jusqu’aux vaches pesantes, semble marcher dans la même félicité vespérale, pacifique et poétique, – pour comprendre combien tout cela ressemble à l’illusion merveilleuse de nos rêves… (trad. Paul Verschave, in « Un converti hollandais : le poète Frédéric van Eeden », Le Correspondant, 1924, p. 317)

     

    Biographie de F. van Eeden par J. Fontijn (vol. 2)

    Eeden10.pngI call Holland a dreamy country because its beauty is as that of a dream. Sometimes it is black, wildly inhospitable and dispiriting – and suddenly, in calm, mild weather, the entire country with its trees, canals, cities and inhabitants sparkles in an indescribable tender radiance, enhancing every- thing with a deep mysterious meaning impossible to explain or describe more fully, and resembling the peculiar beauty of dreams. One must have seen my little city from the sea on a still, clear September eve, when the sun goes to hide behind the bell-tower, flooding the cloudless, luminous blue-green heavens with orange and gold, when pastures and the shadows of trees merged in a fairy tinted blue haze unite in wondrous harmony – when the milkers come home with heavy tread, balancing at their sides the pails of cobalt blue – when all that sounds is harmonious from the striking of the clock on the tower to the rattling of a homeward driving cart, and all that breathes from the coarse Hollanders to the dull cows seems wrapped in this selfsame peaceful, poetic evening bliss – one must have seen it thus to understand how much all this resembles the wondrous illusion of our dreams… (The Bride of Dreams, trad. Mellie von Auw, New York/Londres, Mitchell Kennerley, 1913)

     

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    Le repas d’un communiste : Naguère / Aujourd’hui

    (F. van Eeden caricaturé par Albert Hahn, 1908)

     

     

     

  • Roman : après l’apartheid

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    Vade-mecum

     

     

    Dans Tête à crack, un roman poignant, l’auteur néerlandais Adriaan van Dis revient sur les années qui ont suivi la fin de l’apartheid en Afrique du Sud.

     

     


    couvTêteàCrack.pngÀ vingt ans, Mulder avait du cœur, il était engagé, il était enragé, il voulait sauver le monde. Encore étudiant, il faisait partie d’un mou- vement d’extrême gauche qui luttait contre l’apartheid en Afrique du Sud. Envoyé clandestinement dans le pays, il avait fait passer des messages aux membres de l’ANC, l’organisation anti- apartheid, interdite à l’époque. Sur cette mission, Donald, un Sud-Af blanc en totale rupture avec sa famille, avait été son instructeur, son double et son ami.

    Quarante ans plus tard, plus d’apartheid. Victoire. Mulder, Donald et quelques autres ont fini par le sauver, le monde. Les Blancs et les Noirs vivent ensemble, le premier et le tiers monde se sont rassemblés, l’Afrique du Sud est de toutes les couleurs, la minorité blanche n’est officiellement plus obsédée par sa survie dans la masse des peuples noirs environnants.

    couvTêteàCrack.png« Officiellement », car dans le village de Donald, ça n’a pas l’air tout à fait acquis. Les Blancs sont barricadés dans les villas du haut de la dune, alors que les Noirs s’entassent en contrebas, près du port, dans un bidonville gluant. Les pêcheurs sont au chômage, les trafiquants de nacre roulent sur l’or, les dealers n’ont aucun mal à refourguer leur tik, une colle bon marché, à tous les jeunes du coin qui la sniffent jour et nuit à s’en rendre débiles mentaux. Et quand il leur reste un peu de lucidité, ils volent ou vandalisent les maisons des Blancs. Mulder en a le cœur qui lui sort par la bouche : tensions sociales, viols, agressions, meurtres, corruption endémique, est-ce vraiment ça, le pays libéré ? Et Donald, il est bizarre, Donald, comment peut-il vivre ici, se résigner à tout ce qu’hier ils avaient combattu avec tant de force ? Quel genre de compromissions a-t-il fait avec son passé, « leur » passé ?

    Parmi les petites frappes shootées au crack d’en bas, il y a Hendrick, un métis, un fils de putain, un voyou méprisé, y compris par sa petite bande de junkies ahuris. Mulder, comme Donald, se pique d’affection pour le gosse perdu. C’est vrai qu’il pourrait être leur fils ; eux aussi, ils en avaient croisé, dans le temps, des prostituées. Mais leur tentative de « rééducation » ne fera que réveiller vieux démons, amours enfouies (et partagées), anciens conflits, invincibles contradictions.

    Pourquoi le lire ?

    couvTêteàCrack.pngParce qu’il ne suffit pas de déclarer qu’une guerre est finie pour qu’elle le soit vraiment. Parce que la schizophrénie des deux héros, qui hésitent constamment entre résignation et enga- gement, est bouleversante. Parce que le roman est comme eux, complexe, subtil, ambivalent, tellement humain. Parce que ça faisait combien de temps qu’un roman historico-politique ne vous avait pas arraché des larmes ? Parce qu’il a raison, Mulder, « le fossé entre les riches et les pauvres est ce qu’il y a de plus laid, la laideur même ». Et parce que les romans sans morale sont de loin les meilleurs.

    Où et quand le lire ?

    Quand on n’a pas spécialement envie de rire. Quand on aime les romans psychologiques sur l’amitié, l’engagement et la trahison. Et quand on n’a jamais lu cet auteur majeur néerlandais. Entre récit (Adriaan van Dis a lui-même fait partie, au début des années 1970, du mouvement Solidarité d’Henri Curiel, un mouvement qui l’a effectivement envoyé en Afrique du Sud en mission clandestine) et fiction, Tête à crack en dit long sur l’homme et sur l’œuvre.

    À qui l’offrir ?adriaan van dis,afrique du sud,tête à crack,roman,littérature,pays-bas,hollande,traduction

    À tous les collégiens qui ont un exposé à faire sur l’apartheid « d’hier », et la nouvelle Afrique du Sud « libérée ». À tous ceux qui aiment le pays, la culture et la langue afrikaner, sublimée dans le texte par un grand amoureux.

     

    Marine de Tilly, Le Point7 juin 2014

     

     

    TêteàCrack-L'anticapitaliste.png

     Cathy Billard, L’anticapitaliste, 17 juillet 2014

     

     



     Long entretien (en néerlandais) avec Adriaan van Dis (2012)

     

     

  • Ex-libris hollandais pour Président français

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    OTTO VERHAGEN (1885-1951)

     

     


    Poincaré1.pngNé en 1885 à Drumpt, province de Gueldre (Hol- lande), Otto Verhagen est dans la vie un excellent fonctionnaire de l’Enregistrement ; sa valeur professionnelle a été officiellement recon- nue : il est, en effet, chevalier de l’ordre d’Orange-Nassau pour services rendus à l’État. Mais ses fonctions ne l’ont pas empêché de suivre l’inspiration naturelle qui l’entraînait vers le dessin. Sans maîtres, après quelques leçons à l’école secondaire, il n’en est pas moins devenu un maître réputé dans le dessin décoratif et l’illustration. Ses œuvres, en ce genre, sont nombreuses : affiches, une quarantaine de livres illustrés, et, en particulier, des dessins d’interprétation sur Baudelaire, Verlaine, Oscar Wilde (Le Portrait de Dorian Gray), et Psyché du fameux écrivain hollandais Louis Couperus. M. Verhagen avoue lui-même l’influence d’Aubrey Beardsley, et d’un artiste hollandais Nerée tot Babberich (1880-1909), moins universellement connu mais d’un talent tout aussi Poincaré2.pngoriginal. M. Verhagen a fait plus de cent Ex-libris : c’est un spécialiste du genre ; on en jugera par ceux consacrés au Président Poincaré très décoratifs et très évocateurs : le premier où l’on voit symbolisés l’Histoire et le Droit, et le second qui fixe, comme dans un menu vitrail, une interprétation moderne du preux chevalier d’autrefois tout dévoué à sa Patrie.

     

    Henri Daragon, « Ex=Libris en hommage au Président Poincaré »,

    L’Ex-Libris, 1931, 2ème trimestre, p. 51-52

     

     

  • Un maître inconnu : Guido Gezelle

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    Guido Gezelle

    par Camille Melloy

     

     

    La plus haute poésie

    Est peut-être de mourir.

      

    Le vers français n’a pas de pieds, il a des ailes.

     

    C. Melloy

     

      


    Camille Melloy, traduction littéraire, lettres flamandes, belgique, catholicisme, stijn streuvelsParmi les auteurs flamands d’expression française, le prêtre Camille Melloy (pseudonyme de Camille Joseph de Paepe, 1891-1941), pourtant reconnu de son vivant, lauréat de prix assez prestigieux (1), distingué à titre d’étranger par la Légion d’Honneur, est effacé des mémoires. « Quelqu’un est mort. Ce sera moi. / On lira dans les faits-divers / ‘‘Le décès de Monsieur Melloy, / Auteur de cinq recueils de vers.’’ // (En eussè-je publié dix, / Rien n’en reste) De profundis… », annonçait-il dans « Anticipation », une des pièces de la plaquette Requiem qu’il composa peu avant de disparaître. Et, s’adressant à la mort aux « côtes d’affamée », dont il sent « le groin » l’effleurer : « Mes œuvres ? Ce baluchon plat. / Ouvre-le, c’est elles : poussière. / Les vers mêmes n’en voudraient pas. » Ou aux flocons de neige et aux jours qui passent : « Tassez l’oubli sur les squelettes / Des trépassés. »

    Melloy-23.pngPoète, romancier, essayiste et traducteur originaire de Melle dans la région gantoise, Melloy a pourtant laissé un nombre non négligeable de publications (2) dont Variations sur des thèmes impopulaires parue aux éditions Ça ira en 1939, des contes pour enfants, des écrits autobiographiques (par exemple L’Offrande filiale) et des récits ou romans ramenés de ses nombreux voyages (Voyages sans Baedeker ; Suomi, ou Le bonheur en Finlande ; Détective en Scandinavie…). Si Francis Jammes a pu dire du recueil Retour parmi les Hommes qu’il s’agissait de « l’un des plus beaux livres de poésie et de foi que je sache ; car il y a des livres de poésie sans foi, et de foi sans poésie », Maurice Carême estimait pour sa part que le poète flamand était « souvent victime d’une facilité qui l’a seule empêché de devenir un grand poète chrétien ».

    Melloy-Lettre-1936.png

    Lettre de C. Melloy au compositeur Alfons Moortgat,

    10/10/1936 (coll. AMVC-Letterenhuis)

     

    À la différence d’un Maeterlinck, d’un Verhaeren ou d’un Eekhoud, Melloy maîtrisait tout aussi bien, voire mieux, le flamand – sa langue maternelle dans laquelle il composa des poèmes alors qu’il était brancardier sur le front de l’Yser – que le français, langue qu’il adopta afin de donner voix, dans ses vers, à une forme d’étrangeté, de distanciation, de dépaysement. Grâce à ce choix, ce docteur en philologie, professeur de français, de lettres classiques, de poésie et de rhétorique (il eut comme élève Félicien Marceau et Charles de Trooz) à Louvain et à Melle, a pu partager certains de ses goûts en dévoilant des écrivains d’expression néerlandaise au lecteur francophone, notamment par le moyen d’articles et de traductions. Il s’est ainsi mis au service des Flamands Stijn Streuvels, Felix Timmermans, Guido Gezelle, Karel van de Woestijne ou encore des Hollandais  Antoon Coolen et Herman de Man, romancier juif à succès converti au catholicisme. Avec quelques-uns – dont les deux premiers nommés qui ont eux-mêmes traduit une ou deux ses œuvres –, il a entretenu une profonde amitié. Ainsi, il a fait le voyage de Terre sainte – qu’il relate sous forme de roman dans Voyages sans Baedeker – en compagnie de Streuvels et de Coolen. Le 18 mars 1936, dans une lettre à Yvonne Waegemans, auteur de livres pour la jeunesse, le prêtre affirme qu’il donne la priorité à son œuvre sur son travail de traducteur : s’il a mis en français Timmermans et Streuvels, c’est par amitié.

    Melloy-12.pngRapprochant les parcours du romancier Cyriel Buysse et de C. Melloy pour mieux les distinguer, Reine Meylaerts éclaire certains aspects de la place singulière qu’occupait le prêtre-poète dans le champ littéraire belge : « Buysse est entré dans l’histoire comme l’un des plus importants écrivains ‘‘flamands’’ du début du XXe siècle, tandis que Melloy jouissait d’une solide réputation en tant qu’écrivain ‘‘francophone belge’’. Pourtant, tous deux ont connu des phases répétées d’écriture dans l’autre langue nationale et ont également déployé des activités de (auto) traduction. En fait, Buysse avait d’abord essayé de percer dans la littérature française (belge). Le succès se faisant attendre, il s’est rabattu sur le néerlandais. Pourtant, dans un premier temps, il continua à rédiger ses œuvres en français, pour les traduire ensuite lui-même en néerlandais. Buysse soigna également personnellement sa diffusion en France, traduisant lui-même Zoals het was en français (C’était ainsi)pour la maison parisienne Rieder.

    Melloy-5.pngCamille Melloy fit ses débuts littéraires au front de la Grande Guerre avec des poèmes néerlandais et français. Puisque, selon ses propres dires, il reçut uniquement des encoura- gements du côté francophone, il laissa tomber le néerlandais pour se transformer en écrivain flamand francopho- ne. Toutefois, Melloy continua à traduire nombre de ses confrères flamands néerlandophones en français. Ainsi il développa une collaboration fructueuse avec Stijn Streuvels, contemporain de Buysse et un des doyens de la littérature flamande néerlandophone, pour la traduction de leurs livres de jeunesse respectifs. Melloy traduisit Prutskes vertelselboek (1935) de Streuvels en français (Contes à Poucette, 1935) tandis que ce dernier traduisit Cinq contes de Noël (1934) de Melloy en néerlandais (Vijf Kerstvertellingen, 1935).

    Ch. Baussan, « Le Miserere du trouvère », La Croix, 23/05/1937

    camille melloy,traduction littéraire,lettres flamandes,belgique,catholicisme,stijn streuvelsBref, d’une façon ou d’une autre, Melloy, Buysse et tant d’autres étaient des littérateurs bourlinguant entre les cultures. […] Le parcours littéraire de Melloy, un Flamand néerlandophone s’étant converti à l’emploi de la langue littéraire dominante, formait aux yeux des dominants une illustration par excellence de la supériorité du français. La critique francophone se plaisait par conséquent à accentuer que l’option du français était un choix naturel, non forcé, une option d’intelligence et de prestige sans aucun dédain pour le néerlandais. […] un Flamand bilingue, professionnel de la médiation culturelle comme Melloy faisait l’objet d’une attention non moins suivie que controversée dans la presse littéraire néerlandophone. En 1934 par exemple, Melloy reçut le prix français Edgar Poe : une distinction de la Maison de Poésie pour un poète de nationalité non française. La critique néerlandophone saisit l’occasion de rendre hommage au poète, témoignant de la sorte du désir de s’approprier un auteur que les francophones considéraient au même moment comme un des leurs. Aussi le qualifiait-elle de compatriote (‘‘landgenoot’’), de ‘‘Flamand’’ (‘‘Vlaming’’), qui possédait toutes les  caractéristiques du peuple flamand et qui puisait son inspiration dans le pays flamand. Aux yeux des dominés, le ‘‘peuple’’ – ou faut-il dire la ‘‘race’’ ? – et le territoire’’ étaient en d’autres termes les éléments décisifs dans l’appartenance identitaire d’un écrivain flamand francophone. L’on tentait de camoufler ou de neutraliser l’aspect clé de la défense d’une littérature nationale ‘‘belge’’ domi- nante, à savoir la langue française. À cette fin, la presse néerlandophone accentuait par ailleurs les signes de respect pour la culture dominée : Melloy n’avait pas dénié sa langue maternelle, il portait un réel intérêt à la littérature flamande et entretenait des contacts étroits avec ses confrères flamands néerlandophones.

    camille melloy,traduction littéraire,lettres flamandes,belgique,catholicisme,stijn streuvelsMalgré ses activités littéraires en langue française, Melloy était donc toujours un ‘‘vrai’’ Flamand, sur qui l’attitude supérieure des dominants n’avait pas de prise. N’empêche que l’auteur continuait à faire figure d’exception à cause précisément de sa langue d’écriture : ce qui pour la culture dominante représentait l’identité par excellence d’un écrivain national, formait une sérieuse entrave identitaire pour la culture dominée. Elle compliquait surtout les références à la langue littéraire (le français) des représentants interculturels du mythe nordique. Aussi faut-il constater une certaine virtuosité dans la combinaison des étiquettes géolinguistiques. Dans la presse néerlandophone, Camille Melloy n’était pas désigné comme Flamand francophone (‘‘Franstalige Vlaming’’), expression d’usage dans les milieux francophones, mais comme Flamand écrivant en français (‘‘Fransschrijvende Vlaming’’). […] Il est par ailleurs piquant de constater que Melloy ne semblait pas dénier la perception ‘‘flamande’’ néerlandophone de sa personne ; tant dans sa  correspondance que dans des interviews par exemple, il accentuait sa familiarité avec les lettres flamandes et avouait avoir le projet d’écrire en ‘‘flamand’’. En même temps, il ne cachait pas ses activités, quelque peu compromettantes aux yeux de certains néerlandophones, de traduc- teur d’auteurs flamands. » (source).

    Melloy-10.pngCe prêtre-poète, mort un 1er novembre, un peu plus de vingt ans après son ordination, a souvent défendu sa foi dans ses écrits. Il reconnaissait en Francis Jammes et Paul Claudel des maîtres. Dans Le Beau réveil (1922), sa première œuvre en prose, « un recueil d’articles et de causeries » sur le renouveau catholique dans les lettres françaises et belges d’expression française, il leur consacre à chacun un essai. Ces pages, qui rejoignent en bien des points Le Réveil de l’esprit de Robert Vallery-Radot, mettent en avant une esthétique dont Melloy ne dérogera jamais et qu’il faut comprendre au regard de sa double vocation : 

    Puisque Tu m’as frappé d’un double sceau, mon Maître,

    Garde-moi près de l’homme et près de Toi, pour être

    Devant Toi son poète, et devant lui Ton prêtre.

    (« Prêtre et poète », Enfants de la Terre, 1933)

     

    Melloy-7.pngLa poésie se fait prière, le poète offrant « au Créateur l’hommage de la création entière ». Melloy fait sien les mots de Max Elskamp : « Vivre en grâce avec Dieu, en amitié avec les hommes, en familiarité avec les bêtes. » Le sentiment de la nature ou « franciscanisme » constitue une source essentielle de son lyrisme qui privilégie les thèmes suivants : la solitude, la nostalgie, l’amitié et la terre, mais aussi la joie et l’ivresse « de posséder la Vérité divine, par la foi ». La teneur à la fois macabre et facétieuse de certains de ses vers masque peut-être l’amertume d’un homme à la santé fragile qui s’est souvent senti incompris et isolé. (3)

    Gezelle-LaFleur.pngUn chapitre du volume Le Beau réveil porte sur son compatriote Guido Gezelle (1830-1899) : « Un maître inconnu : Guido Gezelle » (p. 161-188). C’est ce texte que nous reproduisons avec la trentaine de notes qui l’accompagne. (4) Camille Melloy cite abondamment son modèle à travers deux traductions disponibles à l’époque. Il faut bien avouer que ce n’est que depuis une date très récente que l’on dispose d’un choix de la poésie du Brugeois véritablement mis en français. Le mérite en revient à un autre Belge des Flandres, l’écrivain Paul Claes qui a publié en 2011 La Fleur (éd. Via Libra, Anvers) : « Vingt-sept poèmes majeurs et complets constituent, dans ce précieux petit livre, autant de brillantes partitions. La lettre et l’esprit uniques de Gezelle, ses enjambements surprenants et sa pensée procédant par bonds résonnent ici en un français impeccable, sur un rythme et selon une mesure qui épousent étroitement ceux de l’original. » (5) Les tentatives précédentes, par exemple celles de Michel Seuphor, Henry Fagne, Maurice Carême ou de Liliane Wouters, n’affichaient pas la même ambition. En guise d’illustration, citons un court poème figurant dans la plaquette bilingue La Fleur :

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    (1) 1929 : Prix Claire-Virenque pour Le Parfum des buis ; 1931 : Prix Artique pour Retour parmi les hommes ; 1933 : Prix Eugène Schmitz pour Enfants de la terre et Prix Edgard Poe 1934 pour le même ouvrage ; 1942 : prix Auguste Michot (à titre posthume).

    S. Streuvels, L'Enfant de Noël, trad. C. Melloy, rééed. 1962

    Streuvels-Melloy-EnfantdeNoël.png(2) Au total 74 publications sous forme de volume et 185 contributions diverses. Voir Bibliographie des écrivains français de Belgique. 1881-1960. Tome 4, Bruxelles, Académie royale de Langue et de Littérature françaises, 1972, p. 212-219. Deux de ses opuscules ont été traduits en néerlandais il y a peu par Pol Van Caeneghem : Melle avant le déluge (De Gonde, 34, n° 3, 2006, p. 19-25) et L’Offrande filiale (traduction parue dans différents numéro de De Gonde en 2013).

    Ch. Baussan, « Voyages sans Baedeker » La Croix, 12/10/1936

    Melloy-LaCroix12101936.png(3) Sur Camille Melloy, on pourra lire en français : Marcel Lobet, Camille Melloy, 1928 ; Louis Lefebvre, « La poésie de Camille Melloy », La Revue Générale, 15 avril 1931, p. 490-496 ; Camille Melloy, Requiem, préface de Marcel Lobet, 1941 ; Henri Davignon, « Un poète flamand de langue française. Camille Melloy 1891-1941 », Académie Royale de Langue et de Littérature françaises, t. 20, n° 4, décembre 1941, p. 121-133 ; Marcel Lobet, Les plus beaux poèmes de Camille Melloy, préface de Charles De Trooz, 1942 ; Charles De Trooz, Souvenirs sur Camille Melloy, 1946 ; Monique Scheerlinck, Camille Melloy. De la vie à l’œuvre, mémoire de licence, Louvain, K.U.L., 1989 ;  Reine Meylaerts, « Cent soixante ans sans la Flandre ou les trous de l’historiographie belge », Textyles, 24, 2004, p. 81-89 ; dans L’aventure flamande de la Revue Belge (2004), Reine Meylaerts évoque à nouveau à maintes reprises C. Melloy ; de même Cécile Vanderpelen-Diagre dans Écrire en Belgique sous le regard de Dieu : la littérature catholique belge dans l’entre-deux-guerres (2004).

    Ch. Baussan, « Enfants de la Terre » La Croix, 01/05/1936

    Melloy-LaCroix01051933.pngEn Flandre, quelques contributions récentes révèlent l’intérêt que suscite, en particulier dans sa ville natale, le rôle de passeur de cette figure des lettres : X, « Camille Melloy », Heemkundige Vereniging De Gonde, 16, n° 2, 1988, p. 7-14 ; Jan Olsen, « Camille Melloy. Enkele biografische notities », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 17-21 ; Jan Olsen, « Genealogische schets t.b.t. Camille Melloy », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 22-26 ; Daniël Lemmens, « Twee vrienden : Camille Melloy en Felix Timmermans », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 27-38 ; Daniël Lemmens, « Verwantschap en gemeenschappelijke thema’s bij C. Melloy en F. Timmermans », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 39-52 ; X, « C. Melloy maakt F. Timmermans bekend in Frans taalgebied », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 51-60 ; Daniël Lemmens, « Het verhaal van een vertaling : De Harp van Sint-Franciscus », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 61-72 ; X, « F. Timmermans illustreert Melloy’s Louange des Saint Populaires », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 73-78 ; Reine Meylaerts, « De taal is gansch het volk: Vlaamse literatuur en haar Franstalige promotoren tijdens het interbellum in België », Neerlandica extra muros: tijdschrift van de Internationale vereniging voor neerlandistiek, XXXIV, 1996, p. 13-27 ; Stijn Vanclooster, « Camille Melloy », Zacht Lawijd, 1, oct. 2001, p. 34-39 ;Stijn Vanclooster, « Camille Melloy vertaalt Het kerstekind », in Marcel De Smedt (réd.), Kerstwake. Jaarboek VIII van het Stijn Streuvelsgenootschap, Tielt, Lannoo, 2003, p. 217-238 et 272-273 ; Reine Meylaerts « Stijn Streuvels en Camille Melloy: schrijven en vertalen in België », Zacht Lawijd, 10, 2011, p. 49-69 ; Daniël Lemmens, « De drie Paepkens : Camille, Joseph en Leopold De Paepe », De Gonde, 41, n° 2, 2013, p. 13-16 ; « Camille Melloy blijft ons boeien », De Gonde, 42, n° 1, 2014.

    (4) En 1939, Melloy devait publier des lettres inédites du grand poète du XIXe siècle : « Guido Gezelle directeur d’âmes. Lettres inédites », La Revue Générale, LXXII, 1939, p. 307-318. Sur son poète de prédilection, il a également donné des contributions à diverses revues.

    (5) Frans De Haes, « Guido Gezelle entendu par Paul Claes », Septentrion, n° 2, 2013, p. 81.

     

     

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    C. Melloy, Le Beau réveil, Tours, Marcel Cattier, 1922

     

     

     

    Un maître inconnu : Guido Gezelle

      

    De la terre des Flandres qui offre au soleil d’été ses vertes plaines, un jour une source a jailli. Elle avait la couleur du ciel. Son chant, longtemps solitaire et dédaigné, était pur et clair pourtant. Peu à peu, les hommes se sont approchés, et ils ont senti la vertu qui émane d’elle.

    Ce chant, ce sont de petits poèmes ténus et simples, pomme le carillon des couvents d’une ville mystique ; cette source, c’est l’âme d’un humble prêtre du diocèse de Bruges qui « a passé en faisant le bien ».

    La renommée de Guido Gezelle n’a guère franchi encore les frontières de la Belgique flamande et de la Hollande (1).

    Étude et traduction de Michel Seuphor

    Melloy-24.pngEt pourtant ce poète descriptif et lyrique est un maître ; un initiateur qui infusa une vie nouvelle à la poésie de son pays, et qui, bien avant Claudel et Jammes, réintégra dans la littérature l’inspiration je ne dis pas religieuse, mais catholique. – C’est un poète régionaliste si vous le voulez, en ce sens que sa terre patriale servit comme de tremplin à ses élans ; mais c’est aussi un poète universel, par la qualité de son lyrisme, par les profonds sentiments humains qui chantent dans ses vers. « Nous n’avons pas seulement ici, écrit Charles Grolleau, un poète de terroir dont l’œuvre ne vaut que pour ceux de son coin natal, mais un très grand parmi les grands ; – une œuvre qui même dépouillée de ce qui dit sa race et son milieu, rend le son, qui ne trompe jamais, d’une âme créé pour tous. » (2)

    Il appartient de droit à la littérature universelle au même titre que Frédéric Mistral, le chantre de la Provence, auquel il fait songer quelquefois.

    Son influence, en son pays, est considérable. Il a fait école. Quel est le poète flamand d’aujourd’hui qui ne doive quelque chose à ce « grand semeur de beauté » ? Même plusieurs poètes belges d’expression français ont subi son charme. L’auteur d’Au milieu du Chemin de notre Vie, Dom Bruno Destrée, m’avoua un jour qu’il faisait ses délices des ravissantes piécettes du maître Westflamand, et me conseilla d’apprendre de lui ce qu’est la vraie poésie catholique.

    Que ne puis-je répandre son œuvre ! Elle serait, pour bien des âmes desséchées, la rosée rafraîchissante, pour bien des cœurs ulcérés le baume qui guérit, pour tous une source d’exquise et pure jouissance !

    Gezelle-photo0.pngGuido Gezelle naquit à Bruges le 1er mai 1830. Ses parents étaient de petites gens, très honnêtes. Son père, horticulteur et pépiniériste, l’emmenait volontiers parmi les arbres et les fleurs, royaume féerique où l’enfant apprit à lire dans le beau livre d’images de la Création. Issue d’une famille de cultivateurs, sa mère bonne et pieuse mit tous ses soins à lui inculquer l’amour de Dieu. Dans sa vieillesse le poète aimait encore à se rappeler les saluts du soir au Couvent Anglais, où sa mère le conduisait souvent. La petite croix dont, selon la belle coutume flamande, elle avait chaque soir marqué son front, lui demeura toujours, dit-il, profondément imprimée dans l’âme.

    Guido fit ses études au Collège des Dunes d’abord, ensuite au petit séminaire de Roulers, où, trop pauvre pour payer sa pension, il faisait à certaines heures l’office de portier. Après ses années de théologie au grand Séminaire de Bruges, il fut ordonné prêtre (1854) et envoyé à Roulers, où, après avoir enseigné pendant trois ans le commerce et la comptabilité, il fut nommé professeur de Poésie. Jamais maître ne fut moins pédant, moins routinier ; jamais éducateur n’eut sur le cerveau et le cœur de ses élèves une emprise plus forte. Délaissant toutes les méthodes en honneur, il se proposa de « faire aimer » la vérité et la beauté dans le miroir des littératures anciennes et modernes. Il ne forma pas, probablement, des « forts en thème ». Mais il découvrit et développa le talent naissant de plusieurs hommes qui se firent un nom dans les lettres flamandes (3).

    Gezelle-LaFleur0.pngSa méthode consistait à lire et à commenter des pages très belles et très peu connues de la littérature universelle (4) : de saint François d’Assise comme de Longfellow, de Burns comme de sainte Thérèse (5). Il sut communiquer à ses élèves sa belle flamme d’enthousiasme. « Les devoirs de style, dit un de ses biographes, ne se faisaient plus qu’en vers. Quand le devoir n’était pas satisfaisant, Gezelle corrigeait en composant au verso un poème de son cru : on en a retrouvé qui ne manquent pas de charmes. » (6)

    Ce professeur d’enthousiasme fut aussi un professeur de piété. Son âme tendre, encline au mysticisme, se révélait dans le soin avec lequel il ornait la crèche, à Noël, ou la statue de la Vierge, au mois de mai. « Autour du lustre auquel était suspendue la lampe du sanctuaire, il se plaisait à enlacer des feuilles de vigne et des épis de froment, qui rappelaient, dans leur langage emblématique, la Sainte Eucharistie. » (7) Il réunissait les élèves pour la prière, et les entraînait à faire avec lui l’exercice du chemin de la Croix.

    Ainsi, après leur avoir donné le goût du beau, il leur donna le goût de Dieu.

    Gezelle-Grolleau.pngSa réforme hardie dans l’enseignement de la littérature déplut-elle à ses supérieurs ? (8) Je l’ignore. Mais ils le nommèrent surveillant et le chargèrent d’enseigner l’allemand et l’anglais dans les cours supérieurs. En 1860, son évêque le rappela à Bruges pour y fonder avec le Dr Algar un pensionnat anglais, entreprise qui échoua. De 1861 à 1865, nous trouvons Gezelle vice-recteur et professeur de philosophie au Séminaire pour missionnaires anglais, et de 1865 à 1871, vicaire de l’église Sainte-Walburge. Envoyé à Courtrai, il y fut vicaire de l’église Notre-Dame jusqu’en 1889, ensuite directeur des Sœurs de l’Enfant Jésus. Rappelé encore à Bruges en avril 1899, comme directeur des chanoinesses anglaises, il s’y éteignit doucement le 27 octobre de la même année.

    Bruges, Roulers, Courtrai. Toute son existence laborieuse s’écoula dans ces trois villes. Il n’avait quitté son pays qu’une seule fois, pour un assez court séjour en Angleterre, au château du duc de Norfolk. (9)

    Sa vie avait été un modèle d’activité, d’humilité, d’abnégation, de bonté. Ceux qui l’ont connu citent de nombreux traits de sa charité vraiment exquise. Plus d’une fois il se dépouilla du nécessaire pour aider les miséreux. Lorsque le choléra régna à Bruges, en 1866, sa charité monta jusqu’à l’héroïsme. Partout il a laissé le souvenir d’un homme aimable, d’un savant modeste, d’un prêtre zélé. Aux yeux du monde qui juge d’après les apparences, Gezelle n’a guère « réussi ». Il ne fut pas toujours compris (10), il connut l’amertume des échecs et de l’oubli. Et cette souffrance supportée en silence ajoute une auréole à celle de la charité et du génie.

    CouvGezelleWouters.pngSa vie littéraire ne fut pas moins éprouvée (11) que sa vie sacerdotale. Après des débuts précoces, où il ne s’était pas encore dégagé de toute rhétorique et de tout romantisme, il composa pendant plusieurs années de beaux poèmes (12) que la critique négligea, ou attaqua cruellement. On lui reprochait surtout d’écrire en une langue qui n’était pas le néerlandais officiel, et de briser les vieux cadres classiques. Sa langue, ses tours, ses images, ses rythmes, tout était nouveau. Gezelle précédait de cinquante ans ses contemporains !

    Suivent plusieurs années où cette belle voix se tait, où ce grand poète ne publie plus que des travaux de folklore et de linguistique, d’ailleurs fort remarquables. Mais ses dernières années furent une révélation. Il publia en 1893 et en 1897 deux recueils : Tijdkrans (Cycle (ou guirlande) du Temps) et Rijmsnoer (Collier (ou guirlande) de poésies autour de l’année), deux chefs-d’œuvre, qui suffiraient à lui assurer une des premières places parmi les poètes de notre temps. Le pays s’émut et admira. Mais Gezelle allait mourir. (13)

    Guido Gezelle fut un prêtre-poète, dont l’art et la vie furent toujours étroitement unis et intimement fondus ensemble. Son chant n’est que la fleur de son âme, et l’amour de Dieu qui fit de lui un saint, fit de lui un grand poète. Le sourire qu’ont connu les collégiens de Roulers, les malades de Bruges et les pauvres de Courtrai, est le même que celui qui répand sur son œuvre poétique une douce sérénité. Pas de vie plus belle, plus une, plus harmonieuse ; pas de poésie plus spontanée, plus pure, plus vraie.

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    Amour de la nature, simplicité, fraîcheur, pittoresque, richesse de la mélodie et du rythme, sincérité et profondeur, toutes ces qualités se trouvent à un degré supérieur dans son œuvre, animée par le grand souffle catholique, rayonnante de la joie spirituelle des enfants de Dieu.

    Gezelle a aimé la nature à la façon de François d’Assise. Toute son œuvre n’est qu’une paraphrase, tour à tour sublime et familière, du Cantique du Soleil. Et volontiers il dirait avec le Poverello : notre frère le soleil, notre sœur l’eau, notre mère la terre. Il aime les créatures d’une amitié sereine et joyeuse, avec un cœur d’enfant. La phrase naïve qu’il prononça en mourant exprime cela très bien : « Ik hoorde toch zoo-geerne de veugeltjes schufelen » (Ah ! que j’aimais d’entendre gazouiller les petits oiseaux !). Toute sa vie de poète a été penchée sur les beautés de la terre, de préférence sur les plus humbles et les plus cachées.

    Gezelle-Mort.pngIl connaissait toutes les plantes de sa Flandre, leurs noms populaires et leurs noms savants, leur forme, leur odeur, leurs propriétés. Il les regardait et leur parlait. Les arbres, les fleurs et jusqu’aux herbes sont décrits dans ses vers avec une précision que peut seul trouver un savant doublé d’un poète. « Tous les arbres des Flandres : le chêne, le tilleul, les aulnes, le hêtre et le bouleau ‘‘flexible qui fouette le vent du fléau de ses branches’’, y sont chantés, mais avec une prédilection particulière les saules, les arbres fruitiers et les peupliers. Toutes les fleurs et toutes les plantes qui poussent sur le sol natal trouvent aussi en lui un admirateur et un ami, jusqu’aux plus méprisées, comme le chardon et la traînasse, jusqu’aux plus inconnues hors des Flandres, comme la joubarbe. » (14)

    Gezelle est le chantre de la vie. Il s’extasie devant cette merveille qu’est un être vivant, se mouvant, agissant. Les insectes, les oiseaux, les animaux de la ferme lui inspirent de jolies pages. Les oiseaux surtout. Son vers très musical et très souple imite avec beaucoup d’art leurs chants (15) ou leurs sautillements (16). Le rossignol et l’alouette sont ses préférés. Écoutez comme il s’impatiente du retard du rossignol : 

    Je ne t’entends pas encore, ô rossignol, et le soleil de Pâques est pourtant à l’Orient. Où restes-tu si longtemps ? Oublies-tu peut-être de venir nous consoler ?

    Ce n’est pas encore l’été, c’est vrai, et nulle feuille ne paraît sur les haies : il y a de la glace dans le vent, de la neige dans l’air, il tempête, il pleut à verse.

    Pourtant de tous côtés j’entends étourneaux et pinsons ; le merle rit et babille ; c’est le moineau, la mésange ; c’est le coucou qui appelle au bois ; c’est l’hirondelle ; et partout l’on vole et l’on gazouille. 

    Où reste-t-il si longtemps, le rossignol ? Oublie-t-il de venir nous consoler ? Ce n’est pas encore l’été il est vrai ; mais l’été arrive : voici que le Soleil de Pâques est à l’Orient ! (17)

    Gezelle-Signature.pngGezelle n’eût pas été un vrai Flamand, un fils de cette race de peintres, s’il n'eût pas été amoureux de la lumière et des couleurs. Il se grise à cette fête constamment variée qu’est le spectacle des saisons. Tous ses poèmes presque ont l’odeur et le goût de la saison qui les vit éclore. Il aspire avec une espèce de volupté les senteurs de la terre, et sans doute, sans le seutiment religieux très intense qui gardait pure et réglait son âme passionnée, cet amour violent de la nature l’eût plongé dans l’ivresse panthéiste. Jugez-en par ce poème d’Octobre :

    Ô bois d’octobre, que vous sentez bon, quand le temps est frais et humide et que le soleil couve, blotti dans la toison que fait l’atmosphère !

    Les feuilles mortes couvrent déjà le sol marécageux ; les sentiers disparaissant sous les feuilles tombées, peuvent à peine être devinés.

    Partout s’élève une vapeur qui me ravit les sens, pleine de senteurs merveilleuses qui ne viennent pas des fleurs claires et joyeuses, car le vent les a déjà fanées.

    Non, ce sont les senteurs des feuilles et des arbres, de l’écorce et des racines, des engrais d’automne, des vapeurs d’automne qui jaillissent de la terre.

    C’est la vie qui abandonne le bois et qui, d’un vol lent, s’en va au ciel, s’élevant comme l’encens dans l’église…

    … Que vous sentez bon, arbres grands et petits ; et de même les feuilles, à vos pieds, répandent leur doux baume sur le lit de mort de l’année.

    Je me complais au milieu de vous ! Puissé-je ne respirer jamais d’autre senteur que celle qui monte, comme une atmosphère de vie, de vos feuilles mortes.

    Ô bois d'octobre, que Dieu soit loué par tous ceux qui s’approchent de vous et qui, dans la chute des feuilles, cherchent et trouvent une consolation pour leur âme ! (18)

    Gezelle-Spreuken.pngVous le voyez : rien qui ressemble aux élégies mièvres des décadents ; rien non plus qui ressemble à une noyade dans le « grand Tout ». Sa gerbe cueillie, Gezelle l’offre à Dieu, comme des prémices. Loin de le le détourner du Ciel, les créatures l’en rapprochent. Elles lui parlent comme des symboles. Il demande aux fleurs leur innocence, aux oiseaux leur âme musicale et leurs ailes, parce que l’innocence, le chant, les ailes sont des moyens de s’élever à Dieu. Le soleil lui rappelle la Lumière Incréée ; la lune, la pureté de la Vierge Marie. Presque tous ses poèmes débutent par un tableau et s’achèvent en cantique.

    Assez rarement il chante les aspects grandioses de la nature. Les montagnes, qu’il ne connaissait pas, et la mer, qu’il voyait rarement, ne sont guère évoquées dans son œuvre. Cependant le firmament et la plaine l’inspirent parfois magnifiquement. Qu’on juge de sa puissance lyrique, par cette ode où il crie et sanglote son adoration devant le Dieu trois fois Saint dont il lit le nom au ciel et sur la terre (l9) :

    Être incréé et éternel, l’être le plus parfait qu’on cherchera en dehors de Toi est encore incapable de T’égaler d’aucune manière, d’exprimer ton existence ou de prononcer ton nom !

    Avant qu’il y eût une mesure de temps et de nombre, avant que rien ne fût de ce qui est, Toi seul tu étais, Toi seul as su qui et comment Tu étais antérieurement, ce que Tu es à présent et ce que Tu seras éternellement, sans succession et sans équivalent.

    Comment, comment oserai-je parler ? D’épaisses écailles couvrent mes yeux ; ma langue ne connaît pas de mot dont l’énoncé n’obscurcisse ta splendeur ou qui puisse prétendre aucunement mesurer l’ombre de ta grandeur !

    Ô ciel, abîme des merveilles de Dieu, ô mer, ô foudre à la voix puissante, ô nuit, ô brouillard obscur, profond, dites-moi, dites-moi vite quel est le nom de ce Dieu qui vous a créés si surabondamment pleins de sa grandeur ?

    Ô rivières richement encadrées de verdure, ô clair et joyeux miroir du ciel, ô bleu infini, ô vert infini ; oiseaux cachés dans les bois, ne pourriez-vous pas exprimer en votre langage ce Nom encore imprononcé ?

    Ô étoiles, montrez-le moi en lettres de feu ! Ô éclairs, faites-le éclater au large dans l’immense voûte céleste ! Qu’est-il donc, pour que nul ne soit capable de savoir Son Nom et comment il s’appelle, Lui – l’Être même ? (20)

    Gezelle-Héraut.pngIl ne faut pas s’étonner cependant de voir le lyrique aux élans sublimes se plaire dans le bonheur quotidien de la vie paysanne. C’est un « chêne plein d’oiseaux », dont la cime baigne dans l’azur lumineux, mais dont les racines s’ancrent profondément dans la terre patriale. Et si le prêtre est le député des hommes auprès de Dieu, il est aussi le député de Dieu auprès des hommes.

    Fils de paysans, Gezelle s’est fait le chantre ému de la vie agreste. Dans ses promenades, il s’arrêtait pour contempler les travaux des champs, pour causer avec les gens simples, fermiers, journaliers, hommes frustes qui bêchent, sèment, récoltent, ou prennent, sur le bord du fossé, leur repas de neuf heures : du lard et une tartine de pain noir qu’on mange sur le pouce. Il écoutait le savoureux parler des campagnards, en retenait les archaïsmes, les images et les proverbes qui poussent dru en Flandre. Et dans ses vers il fait revivre tout cela. Comme son « Waterspegel » (miroir de l’Eau), son âme est un miroir qui reflète toute la vie de « ses » paysans :

    … Et la terre aussi se reflète en ce miroir et témoigne de l’art du Maître ; elle y rit si tendre et si charmante, de toutes ses herbes, de tous ses buissons en fleurs ! Le Maître y mit les sarcleuses accroupies dans le lin ; je les ai vues ; partout où elles avaient rampé, les tiges étaient couchées. Il y mit la moisson ; j’ai entendu la pierre faire « zingezang » sur la faux ; j’ai vu les lieurs de gerbes assemblés au travail ; le blé tombait fort et dru : le voilà en javelles, sur le sol piqué de chaumes ; et le cœur du paysan s’épanouit à voir ses enfants aux têtes bouclées jouer à cache-cache autour des gerbes. Il y mit les vaches qui, marchant vers l’étable, en lente file ruminante, mugissent, frappent l’air de leur queue et aspirent à longs traits l’eau du ruisseau. (21)

    Gezelle-WestVlaanderen.pngGezelle veut réveiller la fierté dans l’âme de ses frères, par le rappel des gloires du passé. Il veut leur faire aimer leur terre, arrachée d’abord à la mer, arrachée plus tard à l’étranger ; leur langue, si pleine, si riche, si apte à tout peindre ; leur foi catholique et romaine qu’ils gardèrent toujours avec une fidélité si obstinée. Et tel est son amour pour sa « Mère Flandre » qu’elle semble s’incarner en lui. « Son génie est la clé de voûte de l’âme flamande, dit Charles Grolleau (22). Il suffît de le connaître pour la pénétrer tout entière ; et l’on ne peut le connaître bien que si l’on se laisse imprégner tout d’abord par l’atmosphère brumeuse et souriante du pays où il est né. »

    On comprend aisément que cet humble prêtre, qui demeura toute sa vie un campagnard, qui voyagea peu, qui eut peu de relations et qui se défendit toujours d’être un « homme de lettres », ait gardé et communiqué à son œuvre la simplicité qui est le caractère distinctif de son peuple. Son âme que n’effleura jamais un souffle impur et dont nulle passion mauvaise ne flétrit la fraîcheur, se livre, candide et franche, dans son œuvre d’une si belle sincérité :

    Ainsi je parle,

    Ainsi je pense,

    Ainsi je chante,

    Ainsi j’agis.

    Anthologie-Flandre-Brachin.png« Doux et bon je voudrais être, comme la fraise parfumée, comme le lis blanc et délicat, comme le romarin embaumé. Si j’avais tous les trésors de la terre, je les donnerais pour un cœur d’enfant, ô si volontiers ! » Cet idéal, il le réalisa. Avant de rendre le dernier soupir, il pouvait dire : « Je suis tranquille, je crois que j’ai toujours vécu in simplicitate cordis et veritate. » (23) L’ingénuité, la fraîcheur d’impressions, la candeur donnent à sa poésie un charme incomparable. On songe tout naturellement à le rapprocher de Francis Jammes ; mais, au point de vue qui nous occupe, la comparaison est tout à l’avantage de Gezelle.

    Chez celui-ci la simplicité n’est pas un effet de l’art ; c’est une qualité de l’âme – une vertu chrétienne – qui transparaît au travers de l’œuvre.

    Quand une œuvre est l’expression franche et limpide d’une âme, et quand au surplus cette âme est la plus douce, la plus aimable qu’on puisse rêver, combien nous nous sentons poussés à aimer l’homme à travers l’œuvre ! Gezelle est de ces poètes que l’on ne se contente point d’admirer, mais auxquels on voudrait confier le soin de diriger sa vie. C’est un guide spirituel. Chacun de ses poèmes est un bienfait, une aumône à l’humanité. Et si je parle de lui avec tant de tendresse, c’est parce que mon âme lui doit d’avoir retrouvé souvent auprès de lui la lumière, la consolation, la joie. Car ce prêtre selon le cœur de Dieu, qui vivait l’œil fixé sur Notre-Seigneur, qui avait pour la Vierge une si tendre dévotion, a ciselé ses poèmes comme un ostensoir, pour l’Hostie, a égrené ses vers comme un doux rosaire parfumé, devant la Madone. Gezelle est un poète mystique. Il est le chantre de l’Amour divin, opérant en lui, rayonnant sur la nature entière. Sa poésie s’alimente aux sources divines de l’oraison, de la liturgie, de l’Écriture, de l’Eucharistie surtout. Et l’on sent que cette main qui tient la plume, a tenu ce matin le Calice plein du sang de Dieu. C’est devant le Tabernacle, c’est au cœur du Christ qu’il puise cette simplicité, cet amour évangélique des hum- bles, camille melloy,traduction littéraire,lettres flamandes,belgique,catholicisme,stijn streuvelscette vision radieuse du monde créé, cette joie spirituelle, et, dans la tristesse qu’il ne parvient pas toujours à contenir, cette belle résignation et cette sérénité qui font des recueils du doux « Troubadour de Dieu », des livres pieux et consolants comme l’Imitation de Jésus-Christ. Nous aimons de prier en empruntant ses paroles :

    Tu prias sur une montagne, seul,

    Et moi, Jésus, je n’en trouve point

    Où je puisse monter assez haut

    Pour Te trouver Toi seul !

    Le monde me poursuit

    Où que j’aille,

    Où que je m’arrête.

    Où que je regarde ;

    Et il n’en est pas de plus pauvre que moi,

    Pas un seul :

    Que moi, qui suis dans le besoin et ne sais me plaindre,

    Qui ai faim et ne sais demander,

    Qui souffre, et ne sais exprimer

    Combien cela fait mal !

    Oh, apprends-moi, à moi pauvre homme, comment je dois prier ! 

    Gezelle faisait des œuvres de Ruysbroeck sa lecture favorite. Et c’est bien à Ruysbroeck que l’on songe en lisant la pièce : Ego flos que tous les critiques s’accordent à placer au premier rang des poèmes catholiques :

    Je suis une fleur et je m’épanouis sous ton regard, ardente lumière du soleil (24), éternellement inviolée, qui daignes me permettre d’exister, à moi, infime créature, et qui me réserves – après cette vie – la Vie éternelle !

    Je suis une fleur : j’ouvre le matin mon calice et je le ferme le soir ; et lorsque tu resurgiras, ô soleil, tu m’aideras tour à tour à me réveiller ou à incliner ma tête pour le sommeil.

    Ta lumière est ma vie ! Ô mon principe d’action, ma seule privation, mon espérance, mon bonheur, mon unique et mon tout, que puis-je sans toi, si ce n’est éternellement, éternellement mourir ? que puis-je avoir et aimer en dehors de toi ?

    Je suis loin de toi ; et pourtant, source suave de tout ce qui vit ou produit la vie, tu t’approches tout près de moi et tu m’envoies, – ô soleil aimé – jusque dans mes plus intimes profondeurs, tes rayons irrésistibles.

    Enlève-moi, ravis-moi !... délie mes liens terrestres ; déracine-moi, déterre-moi !... Laisse-moi partir ! Laisse-moi me hâter vers ces lieux où règne toujours l’été et le plein soleil, où je te trouverai, ô toi mon éternelle, mon unique, ma toute belle fleur !

    Que tout disparaisse, finisse, s’écoule, tout ce qui creuse entre nous des séparations et de profonds abîmes ; que les matins, les soirs s’évanouissent : que tout ce qui doit passer, passe enfin ! Laisse-moi voir ta lumière infinie dans la Patrie !

    Alors je pourrai fleurir devant… oh non, pas devant tes yeux, mais tout près de toi, à tes côtés, en toi, puisque tu veux bien me permettre d’exister, à moi, ton infime créature, et puisque tu me laisses pénétrer en ta lumière éternelle. (25)

    Gezelle-Wouters.png« Si, descendant, subitement animé, d’un vitrail ancien ou de la niche feutrée de mousse dorée dun porche gothique, un saint moine venait se mêler à notre vie, aurait-il un chant plus spontané, jailli d’un cœur vivant sa foi plus complètement que le cœur de ce poète des Flandres ? Il est peu de strophes de Gezelle qui détonneraient au bas d’un tableau de Primitif, d’un Metsijs ou d’un Van der Weijden, ces vivants magnifiques et qui ne vieilliront jamais ; – tels ces vers pris dans son Rijmsnoer ; où séparée de son fils par la mort, une mère s’écrie : ‘‘Levez-vous, ô Seigneur, saisissez mes mains ! Séchez mes pleurs dont la source s’épuise. Je vous suivrai, je vous suivrai vers la Croix, et mère dolente, je me tiendrai aux côtés de Votre Mère dolente !’’ » (26)

    Ce mysticisme est répandu dans toute l’œuvre de Gezelle, mais il éclate magnifiquement dans Tijdkrans et Rijmsnoer, qui « forment un cycle de poésies exaltant les beautés de la nature aux quatre saisons de lannée. Ces saisons paraissent devoir s’allier, dans l’idée fondamentale du poète, aux saisons de l’Église, aux saisons spirituelles de l’âme, et je m’imagine volontiers que Gezelle aurait, dans ses œuvres subséquentes – empêchées, hélas, par la mort, – achevé son cycle et démontré poétiquement l’unité des saisons naturelles et des saisons liturgiques chrétiennes. » (27)

    Mais les qualités de la pensée et du sentiment de ce poète ne doivent pas nous faire oublier les ressources infinies, l’habileté incomparable de l’artiste. Qui fut jamais épris comme lui des lignes, des couleurs, des nuances, et les disposa avec un art plus heureux ? qui comprit comme lui la valeur évocatrice et plastique des mots ? qui se créa plus de rythmes, imita d’aussi près les musiques éparses dans la nature ?

    Gezelle-Fagne.pngGezelle est un magicien du verbe. Il faudrait lire ses vers dans le texte original pour goûter parfaitement la saveur de ses trouvailles, la fraîcheur de ses peintures, la beauté et l’originalité de ses nombreuses images. C’est un coloriste, qui a épié les effets de la lumière à toutes les heures du jour, sur tous les plans ; et qui s’entend à combiner des nuances, à faire saillir une teinte, à mettre en valeur un rayon ou une étincelle. Sa langue d’ailleurs, très plastique, très pittoresque, lui est un merveilleux instrument. « Enrichie par toute une vie de recherches passionnées, embellie de toutes les perles du beau parler flamand déterrées dans les couches du pur et vrai langage populaire, elle est devenue le moyen d’expression idéal qu’aucun poète, avant lui, n’a possédé… Elle est toute en nuances, en délicatesses inouïes… Je ne connais pas de poète qui ait eu, comme lui, le souci de la valeur juste, de la couleur exacte de son verbe poétique. » (28) Comme notation exacte et précise des couleurs et des lignes, signalons le curieux morceau intitulé Casselkoeien (Vaches de Cassel) qui est d’un art consommé. Et je citerai, sans commentaire, cette autre piécette : 

    Il pousse partout quelque chose… Sur les garde-fous des vieux ponts, l’humble mousse étend ses petites verrues, et couvre les pierres bleues du disque de ses sous jaunes, gris, ou verts…

    Regardez-la si vous avez des yeux pour voir : arrêtez-vous ; regardez-la, trempée de pluie et de soleil ; dites-moi si le plus beau tapis, si la plus fine broderie sont mieux travaillés qu’elle !

    Que maintenant parmi elle, autour d’elle, auprès d’elle, des fourmis et des cousins fassent trotter leurs pattes ; que des ailes claire comme verre y mettent leur arc-en-ciel… Ah ! dites-moi s’il est rien de plus beau, de plus charmant !

    Il vit partout quelque chose, au-dessus comme au-dessous de l’eau : les fleurs semées par le vent éclosent jusqu’au faîte des toits, les tuiles elles-mêmes sont animées, et l’humble fleurette se plaît à nicher dans l’humble chaume…

    Est-il un seul pouce de notre sol, de la Lys à l’Escaut, au bord de la mer, sur le sable, sur les maisons, sur les échalas, où ne vive quelque chose, où ne croissent quelques fleurs ou quelques feuilles charmantes ? « Partout il pousse quelque chose… Partout ! » (29)

    Gezelle-Schepens.pngGezelle a une manière très personnelle de décrire. Il nous mène voir, il nous montre, comme du doigt, les détails ; il crie sa joie, il nous défie de trouver chose plus jolie que ce qu’il regarde, il s’adresse à l’objet qu’il décrit, il le loue et le félicite. Cela est naïf, familier, très vivant surtout. Trouvez-moi une description plus mouvementée, plus vivante et plus originale que celle de la Bourrasque :

    Le voilà de nouveau ! Fermez les portes, les volets, en haut, en bas ; clôturez le grenier, la cave ; tout bien calfeutré, qu’il ne puisse pénétrer, et qu’il reste décidément dehors, l’ennemi, qui clabaude et cogne et fait le méchant !

    Il tambourine sur les vitres et fait gémir les châssis ; le vent est son compagnon ; et ces deux coureurs s’entendent pour s’introduire. Les voilà qui se disputent et jurent l’un contre l’autre, comme s’ils étaient pris de boisson !

    Fermez les portes ! Voilà que de nouveau on cogne, et cela recommence sans cesse ; il tombe des ruisseaux débordants sur le toit et partout ; l’eau tapote sur les vitres et ruisselle et veut entrer quand même : elle découvre tous les joints mal serrés !...

    Peu à peu tout se calme ; les vents vont se cacher, les ondées s’éloignent à reculons, et l’armée des eaux se hâte de descendre bruyamment dans les rigoles et les gouttières, afin de reprendre haleine dans les profondeurs et de se mettre à l’abri… (30)

    Gezelle-Étoiles.pngPour rendre les mouvements, les bruits, les sons, Gezelle dispose d’un très riche clavier. Il ne choisit pas seulement les mots d’après leur sens, mais d’après leur valeur musicale. Lus, comme ils doivent l’être, par un déclamateur à la voix souple et exercée, au sens musical raffiné, ses poèmes sont des onomatopées. Hélas, les meilleures traductions ne peuvent donner aucune idée de ce qui constitue peut-être l’art suprême de Gezelle ; la musique du vers, l’infinie variété des rythmes, la nouveauté parfois si drôle de la rime, le pouvoir magique des mots non seulement en tant qu’images, mais en tant que sons. Il ne peint pas seulement par les couleurs : il peint par le rythme et la mélodie. Tous les bruits de la nature passent dans sa musique, et les sons seuls ont déjà le pouvoir, par leur enchaînement et leur savant mélange, de suggérer l’état d’âme, d’indiquer une douce inflexion de lignes ou un éclatant mélange de couleurs. Les onomatopées, nombreuses dans la langue flamande, les allitérations, qui sont un élément important du vers dans les langues germaniques, il les utilise à merveille, avec une adresse et une sûreté de goût remarquables. Une de ses odes au Rossignol est un modèle parfait de peinture par les sons.

    « Les poèmes de Gezelle, écrit un critique musical (31), sont si achevés, donnent une impression si complète, si musicale en eux-mêmes, qu’il est scabreux de vouloir les revêtir d’un vêtement sonore supplémentaire. » (32) 

    La musique, disent les rêveurs, est la langue des anges. En tout cas, sa fonction la plus auguste est de louer Dieu. La douce musique de Guido Gezelle est l’air d’une hymne, tour à tour plaintive, suppliante ou triomphale. Elle dispose, invite, incite à la prière. Nous l’empruntons pour traduire nos alarmes, nos joies, notre espérance. C’est qu’elle est le vêtement sonore d’une pensée toujours en « état de prière », la respiration d’une âme toujours en état de grâce.

    AnthologieFagne.pngEt volontiers j’adresserais à notre poète cette belle strophe qui termine une de ses odes au Rossignol : 

    Ô âme de feu ! ô rossignol ! Ô chanteur qu’au dessus de tout Dieu nous propose comme exemple ; ah ! que ne puis-je dès maintenant, pauvre exilé, dépenser ma vie à Le louer, libéré de tout ce qui est corporel !

    La cloche tinte… L’aube rit sur les vergers en fleurs… Par les étroits sentiers qui galonnent les prairies, par les chemins enneigés de pétales d’aubépine, à travers les bois où gazouillent les oiseaux et les fontaines, Guido Gezelle nous conduit – suivons-le ! – à l’église, où le prêtre offre au Père la Chair et le Sang du Christ immolé pour le Salut du monde...

     

    Camille Melloy 

     

     

    Gezelle-Persyn.png(1) Des critiques de divers pays ont cependant salué en lui un grand poète. À sa mort, des revues françaises et italiennes lui consacrèrent des articles. – Jules Persijn le révéla aux Anglais par son livre : A Glance at the Soul of the Low Countries, dont une traduction française a paru aux Cahiers de l’Amitié de France et de Flandre. MM. Cammaerts et Van den Borren ont donné une excellente traduction d’un choix de ses poèmes (Louvain, Ch. Peeters, 1908). Ce qui a paru de meilleur sur Guido Gezelle, en langue française, c’est le livre de Charles Grolleau : Une gloire de la Flandre : Guido Gezelle (Grès). Signalons aussi : Dom Bruno Destrée : L’Âme du Nord : Ruskin, Jörgensen, Gezelle (Collection Science et Foi, Bruxelles) ; Chanoine H. Rommel : Un poète-Prêtre ; Guido Gezelle (L.  De Plancke, Bruges) ; R. Van den Burght : Guido Gezelle (Société Belge de Librairie, Bruxelles) ; Joseph Reijlandt : Guido Gezelle. Étude littéraire (René Fonteijn, Louvain) ; May de Rudder : Guido Gezelle (Collection : Les grands Belges. Turnhout). – (M. de Rudder se trompe grossièrement dans l’analyse du sentiment religieux du poète). Un disciple de Gezelle, l’abbé A. Cuppens, a donné, dans Durendal, une très bonne traduction et un commentaire de plusieurs poèmes du Maître.

    (2) Ch. Grolleau, Une gloire de la Flandre.

    (3) Parmi lesquels il convient de citer le fin lettré Hugo Verriest, qui, avant de devenir le « curé de campagne » dont le nom est si populaire parmi la jeunesse flamande, le brillant causeur dont les conférences furent tant applaudies en Hollande et en Belgique, fut lui-même professeur à Roulers, et le maître du génial poète flamand Albert Rodenbach.

    Gezelle-Rudder.png(4) Gezelle était un travailleur et un érudit. À une connaissance très approfondie des dialectes thiois, il joignait celle de plusieurs langues anciennes, y compris l’hébreu, et de la plupart des langues modernes de l’Europe.

    (5) « Vers l’époque où il éditait ses premières œuvres, Gezelle publia pour ses élèves un petit livre de poésies mystiques dans leur texte original : latin de saint François Xavier, italien de saint François d’Assise, de Jacopone da Todi, de saint Alphonse, espagnol de sainte Thérèse. Il intitula le livre : Alcune poesie de’ poeti celesti » (Jos. Reylandt).

    (6) R. Van der Burght, Guido Gezelle.

    (7) H. Rommel, Un poète-prêtre.

    (8) Sa méthode n’était excellente, avouons-le, que pour les bons élèves, qui ont du goût et de l’initiative.

    (9) Gezelle aimait beaucoup le peuple anglais, dont il connaissait à fond la langue. Le Cardinal Wiseman, qui rencontra le jeune prêtre à Bruges et l’apprécia beaucoup, voulut l’appeler même à exercer son ministère en Angleterre. (Voyez : J. Reylandt : Guido Gezelle).

    G. Gezelle sur son lit de mort (coll°. AMVC-Letterenhuis)

    Camille Melloy, traduction littéraire, lettres flamandes, belgique, catholicisme, stijn streuvels(10) On a dit que Gezelle ne fut pas apprécié à sa juste valeur par son évêque. Le poète a toujours protesté avec énergie contre cette assertion. D’ailleurs, son mérite fut reconnu par le Souverain Pontife Léon XIII, qui lui décerna la croix « Pro Ecclesia et Pontifice » ; par le Roi Léopold II, qui le nomma chevalier de l’Ordre de Léopold ; par l’Académie flamande, qui le reçut parmi ses membres ; par l’Université catholique de Louvain, qui lui décerna le titre de docteur honoris causa en philosophie et lettres.

    (11) Ni moins active : Gezelle a donné des traductions en prose d’ouvrages anglais, français et latins (il traduisit notamment la Sainte Elisabeth de Montalembert) ; dirigé quatre revues de littérature, de linguistique et de folklore ; et composé une douzaine de recueils de poésies.

    (12) Ce qui nuit à plusieurs recueils de Gezelle, c’est qu’à côté de petits chefs-d’œuvre on y rencontre des poésies de circonstance un peu « faciles », et autres morceaux de peu de valeur.

    (13) « Ses obsèques furent une apothéose ; le prêtre-poète qui avait vécu comme un pauvre, fut porté à sa dernière demeure comme un roi. » (J. Mooij)

    (l4) Dom Bruno Destrée, L’Âme du Nord.

    G. Gezelle par Frans Van Immerseel

    Camille Melloy, traduction littéraire, lettres flamandes, belgique, catholicisme, stijn streuvels(15) Par exemple : Le Rossignol (plusieurs poésies, d’époques différentes).

    (16) Par exemple : Le nid de mésanges. – Ces effets se perdent évidemment dans une traduction.

    (17) Traduction de J. Reylandt.

    (18) Traduction de J. Reylandt.

    (19) Il faut avoir bien mal lu Gezelle pour oser prononcer le mot : « panthéisme » à son sujet comme le fait M. May de Rudder. Comment ? Gezelle panthéiste, même inconscient ? Mais aucun poète n’affirme plus souvent et plus nettement la distinction du Créateur et de la créature, n’offre plus fervemment l’hommage des créatures au Créateur ! Les poèmes que nous citons suffisent à le prouver. « II y a dans la poésie de Gezelle – écrit le critique hollandais J. Mooy – beaucoup de beautés que les ‘‘modernes’’ incroyants ne peuvent complètement comprendre et sentir. Leurs critiques, fort élogieuses par ailleurs, le démontrent clairement. Ils tâchent de voir en lui un prêtre – au cœur large et bon, sans doute – mais qui serait en dehors de tout dogmatisme et professerait une religiosité superficielle, une espèce de panthéiste qui chercherait sa consolation dans l’adoration de la nature. Rien de plus faux. L’esprit sacerdotal, intimement romain, rigoureusement catholique, l’animait, anime tout son art, et fait tellement corps avec lui que celui qui ne comprend pas cela ou le néglige ne pourra jamais apprécier complètement ni sonder toute la profondeur de la poésie de Gezelle. »

    (20) Traduction de J. Reylandt.

    camille melloy,traduction littéraire,lettres flamandes,belgique,catholicisme,stijn streuvels(21) Traduction de Cammaerts et Van den Borren.

    (22) Op. cit.

    (23) Ce fut une des dernières paroles du poète mourant.

    (24) Le poète s’adresse à Dieu, Lumière pour laquelle son âme est faite.

    (25) Traduction de J. Reylandt.

    (26) Charles Grolleau, op. cit.

    (27) Aug. Cuppens, « Les poésies de Guido Gezelle » (Durendal). – On pourrait établir à ce point de vue une comparaison entre les deux recueils de Gezelle et les Géorgiques chrétiennes, de Jammes, – la Corona Benignitatis Anni Dei, de Claudel, – les Saisons mystiques, de Ramaeckers, – l’Âme des Saisons, de Kinon, – le Cantique des Saisons, d’Armand Praviel.

    (28) A. Cuppens, art. cit.

    (29) Traduction de Cammaerts et Van den Borren.

    (30) Traduction de J. Reylandt.

    (3l) Charles Martens, «  Deux interprètes musicaux de Gezelle : Joseph Ryelandt – Louis Mortelmans », Durendal, X, 1903, p. 492-497.

    (32) Mais à cause de cette perfection même, ils ont tenté de nombreux artistes, hollandais et belges, (notamment les grands compositeurs flamands Joseph Ryelandt et Louis Mortelmans). Les Kleengedichtjes, toutes petites piécettes de facture simple et parfaite, qui sont de l’émotion condensée et synthétisée, ont ainsi servi de texte à de très belles pages musicales, modèles du lied artistique.

     

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    Camille Melloy à Stijn Streuvels, août 1934 (coll°. AMVC-Letterenhuis)

     

     

  • Un homme par ouï-dire

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    Cent pages de l’au-delà

     

     

     

    Après La Mort sur le vif aux éditions Gallimard (2007), l’écrivain néerlandais Willem Jan Otten revient avec un court roman dont le narrateur nous parle depuis l’au-delà.

     

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    W.J. Otten, Un homme par ouï-dire, trad. D. Cunin, Les Allusifs, 2014

     

     

    LE MOT DE L’ÉDITEUR

     

    Pianiste au jeu sensuel, Gérard Legrand a succombé à un accident de la circulation. Depuis dix ans, il mène cependant une vie posthume grâce à ses proches : chaque fois que l’un d’eux pense à lui, sa conscience se ranime. À vrai dire, cela n’arrive plus si souvent, étant donné qu’il ne leur a pas laissé un souvenir impérissable : il avait quitté sa femme pour une jeune violoniste au cœur fuyant ; ses deux fils l’ont peu connu… Le seul à encore penser régulièrement à lui, c’est le chauffeur du camion que Gérard a percuté alors qu’il était à vélo.

    À l’occasion de l’anniversaire de sa disparition qui est aussi celui de sa naissance, un repas familial est organisé en sa mémoire. Dans l’esprit de certains, il se sent soudain « revivre », non sans que cela les déconcerte.

    Avec un naturel bouleversant, Willem Jan Otten nous fait séjourner dans l’au-delà singulier d’un musicien défunt. Que reste-t-il de soi chez les autres, une fois l’existence consommée ? Quels liens ceux-ci tissent-ils encore avec nous ? Ménageant d’intimes coups de théâtre, débusquant avec une douce ironie des petits riens comiques ou déchirants du passé, il instrumente entre ces vivants et l’absent une vertigineuse partition émotionnelle…

     

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    Jan Mankes (1889-1920), Paysage en fleurs

     

     

    UN EXTRAIT

     

    Pour tous mes proches, hormis ma mère qui vit encore, j’ai été le premier mort. Y compris pour Olga. Elle a passé une partie de la guerre cachée pour échapper à la déportation ; de mon vivant, je me figurais qu’elle avait eu l’occasion, comment dire, de se frotter à l’effroi. Gisant  sous les glaïeuls placés sur mon cercueil et pointant vers mon nez, j’ai suscité en elle une stupeur bien supérieure à celle qu’aurait dû en principe provoquer mon simple décès.

    Moi, son premier amour et son premier mort, je lui ai offert de voir ce qui, par un pur hasard, lui avait échappé pendant la guerre mais qui n’avait pas moins dû être manifeste dans son imagination. Cela a sans doute abstrait ma présence dans son esprit – les premiers jours qui ont suivi ma disparition inopinée, j’étais bien plus la mort et l’effroi qu’inspire notre finitude, que Legrand. Bien entendu, mon image se confondait avec celle de son père qui, à défaut d’être mort, continuait et continue de vivre en elle sous la forme tenace, figée, du « disparu », le père jamais enterré dont l’unique souvenir qu’elle garde est qu’il n’est jamais revenu et dont elle a pu enfin, grâce à ma mort, faire le deuil.


    JanMankesBrieven.pngBeaucoup de monde a assisté à mes obsèques. Pour bien décrire la foire d’empoigne dans laquelle on se retrouve le lendemain de sa propre mort, il faudrait la mémoire d’un dieu ou l’imagination d’un dément. Il s’agit certes là d’un poncif : la vie qui suit la mort commence comme la vie a commencé, autrement dit dans un flot d’impressions trop considérable pour que l’esprit parvienne à l’appréhender. On comprend dès lors que, pas plus que notre propre naissance, le passage du présent à l’au-delà ne nous laisse un quelconque souvenir. Il y a eu le tourbillon d’images qui a précédé le vlang ! lorsque, à l’embranchement de Durgerdam, j’ai, sur mon vélo de course neuf, percuté le semi-remorque (dont j’ai tout de même mémorisé le numéro d’immatriculation : FB – 19 – 74), puis il y a, des mois plus tard, la première réminiscence d’Olga, ramenée à mon enterrement par la lecture d’un avis de décès. Entre ces deux dates, ma conscience posthume a sans conteste pris forme, selon une logique tout aussi mystérieuse que celle de notre conscience au cours de notre vie – une lente accumulation de souvenirs dont personne ne se souviendra, de souvenirs de souvenirs, et de souvenirs qui s’étiolent, se dissolvent, s’aplanissent. À cette différence près que tous proviennent de la mémoire d’autres personnes : j’existe par la grâce de traces que j’ai laissées de mon vivant. La sensation de liberté qui rend la vie un tant soit peu supportable (y compris lorsqu’on ne croit pas au libre arbitre : un scepticisme que l’on finit, quand l’heure est grave, par vivre comme un choix), cette sensation fait défaut. La liberté et même l’illusion de la liberté – auxquelles la mort, plus encore une mort comme la mienne, met fin.

     

     

    SUR L’AUTEUR


    4èmeOttenEenmanvanhorenzeggen.pngL’œuvre de Willem Jan Otten (né à Amsterdam en 1951) révèle une précocité et une multiplicité de talents rares. Jeune critique apprécié, il publie un premier recueil de poésie avant de s’affirmer comme auteur et metteur en scène de théâtre. Quarante ans plus tard, sa production variée a reçu les plus grandes récompenses, en particulier le prix Constantin Huygens (dès 1999 pour l’ensemble de l’œuvre) et le prix P.C. Hooft 2014 (pour l’œuvre essayistique). Au fil d’une écriture dense teintée d’ironie, Willem Jan Otten explore l’énigme que chaque être est à ses propres yeux. À travers des perspectives narratives très originales, le prosaïque côtoie chez lui l’exigence,  et le ludique, ce qui nous fonde. Désir, doutes du créateur, culpabilité, filiation, sujets de société, libre arbitre, tensions entre savoir et ignorance, choix et contrainte, entre vouloir et devoir, sont quelques-uns des thèmes qu’il sonde dans des poèmes, des essais ou des récits ingénieux. Créé par sa création, cet écrivain dévoile le mystère de l’homme pour mieux l’amplifier.

     

    Illustrations

    Jan Mankes, Een kunstenaarsleven in brieven 1910-1920, éd. Jan de Lange, Zwolle, Waanders Uitgevers, 2013 (correspondance du peintre Jan Mankes dont un portrait joue un rôle important dans Un homme par ouï-dire)

    quatrième de couverture de la réédition néerlandaise (1992) d’Un homme par-ouï-dire (Een man van horen zeggen, Amsterdam, Van Oorschot, 1984)

     

    entretiens récents (vidéos en néerlandais)

    avec Willem Jan Otten : ici & ici

     

     

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    Le Monde des Livres, 16 octobre 2014