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Auteurs néerlandais - Page 12

  • Des lacs froids de la mort

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    Un chapitre de Frederik van Eeden

     

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    F. van Eeden, son épouse Martha et leurs deux enfants (1895)

     

     

    Prophète, médecin, pionnier de la psychothérapie, dramaturge, diariste, poète, romancier, esprit avide d’universalité, personnage charismatique, réformateur ayant dilapidé une partie de sa fortune dans une colonie communiste utopique (1), Frederik van Eeden (1860-1932) a, pendant une demi-siècle, marqué de son empreinte la société et les lettres des Pays-Bas. Ami entre autres de Romain Rolland, traducteur de Tagore, il a été admiré par certains, honni par beaucoup.

    Commentant l’œuvre romanesque de cet homme dont l’existence a été dominée par le sens du religieux, Paul Verschave (2) écrit à juste titre : « C’est toujours son ‘‘moi’’ individualiste qui s’exprime par la bouche de ses héros, mais comme son individualité a revêtu les aspects les plus divers, rien qu’en se racontant, il a créé tout un monde. Et c’est en quoi ses ouvrages présentent un intérêt si considérable pour qui cherche à suivre l’évolution spirituelle de cet homme : ses livres enregistrent d’une manière indélébile, non seulement sa pensée, mais sa vie. Bien plus, chez une nature aussi riche, et qui, dans sa soif de savoir, s’est répandue en manifestations aussi multiples, qui était sous tant de rapports variés ‘‘enfant de son siècle’’, les différentes étapes de cette pensée forment à elles seules l’histoire de toute une génération intellectuelle. »

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanS’il existe trois traductions françaises (3) du Kleine Johannes (1887) – sorte de conte de fée autobiographique et symboliste en partie inspiré par Simplice de Zola –, on peut déplorer que le grand roman de Van Eeden, Van de koele meren des doods (1900, Des lacs froids de la mort), soit pour ainsi dire passé inaperçu en France (4). Sous la plume de sa compatriote Jeannette Nijhuis (1874-1938), L’Humanité nouvelle a salué, essentiellement pour des considérations politiques, cette parution (« Chronique des lettres hollandaises », octobre 1902, p. 105-106) : « Dans son roman, ce n’est pas seulement l’artiste qui parle, c’est aussi le penseur, le croyant, le socialiste et, dans une large mesure aussi, le médecin. Il fallait être médecin pour si bien faire la diagnose d’une âme, d’un esprit et d’un corps malades. Il fallait être socialiste pour si bien sonder les plaies d’une société malade et pour indiquer avec tant de décision les voies de la guérison.» Chroniqueur lui aussi des lettres néerlandaises à la même époque, Alexandre Cohen se montre bien plus réservé, en raison de ses goûts bien entendu mais aussi sans doute parce que Van Eeden ne s’était jamais affiché anarchiste (« Lettres néerlandaises », le Mercure de France, avril 1901, p. 272-274) ; tout bien considéré, le condamné à 20 ans de travaux forcés au Procès des Trente ne reconnaît au livre qu’un grand mérite : « l’héroïne nous reste toujours sympathique, même lorsqu’elle devient vertueuse et ce, sans que l’auteur fasse le moindre effort pour nous imposer cette sympathie ».

    Soucieux de l’édification du lecteur, Paul Verschave met en avant le poète Van Eeden bien plus que le romancier. Il relève malgré tout : « Il serait intéressant de comparer cet ouvrage [Les Lacs froids de la mort] avec le célèbre roman de Flaubert, Madame Bovary, et de voir à ce sujet ce qui sépare Van Eeden du naturalisme. Comme Madame Bovary, Hedwige de Fontayne, ne trouvant pas dans le mariage le bonheur rêvé, fait les chutes les plus lamentables, mais il n’y a pas dans ces fautes le caractère de fatalité qu’y mettent les naturalistes. Le mal y est reconnu comme le mal et appelle le remords. De plus, arrivée à l’extrême degré de la misère morale, la malheureuse Hedwige se relève dans un étouffement bouddhiste des passions qui ressemble ‘‘aux ondes fraîches de la mort’’ » (5).

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanLe monde anglophone a été plus accueillant en publiant dès 1902 une traduction : The deeps of Deliverance (de la main de Margaret Robinson), rééditée en 2009 sous le titre Hedwig’s journey ; Else Otten en en donné une version allemande (Wie Stürme segnen, 1907), Goedele de Sterck une version espagnole (Las tranquilas aguas de la muerte, 2012), Farooq Khalid une version en ourdou. Nouchka van Brakel a porté le livre à l’écran avec, dans le rôle principal, Renée Soutendijk. Pour notre part, nous donnons une traduction française du premier chapitre de ce roman.

     

     

    (1) La citation suivante résume assez bien l’échec de l’expérience de la colonie de Walden : « Vers 1898, Frédéric Van Eeden, célèbre romancier hollandais, nouvellement converti au rêve collectiviste, fondait, avec l’aide d’une vingtaine d’amis, à Walden près de Bussum, un phalanstère, espèce de petite oasis de vie future, suivant le type socialiste. Van Eeden consacra à cette tentative un demi million, qui fut bientôt englouti, et malgré cette orgie d’argent, l’œuvre vient de périr. Le généreux utopiste avoue franchement la cause de la déconfiture : ‘‘Dans ma petite collectivité, écrit-il, j’ai été dès le premier jour obligé d’éliminer des éléments inacceptables qui prétendaient ne rien faire et vivre aux dépens de la communauté. Pour eux ‘‘le travail libre’’, c’était surtout la liberté de ne pas travailler’’. » (Chanoine Bourgine, Le Protestantisme et les sociétés modernes, Avignon, Aubanel, 1914, p. 42)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,roman(2) Voir sur ce juriste et érudit (photo) : Robert Hennart, « Paul Verschave (1878-1947) et l’Ecole supérieure de journalisme de Lille », De Franse Nederlanden / Les Pays-Bas Français, 1980, p. 204-214.

    (3) Celle parue dans un premier temps sous le titre Jeannot, que l’on doit à Léon Paschal, d’abord publiée dans la Revue de Belgique puis aux éditions P. Weissenbruch (1903) et enfin dans  la Revue de Hollande (en écoute ici) ; Le Petit Jean, traduit par Sophie Harper-Mounier, avant-propos de Romain Rolland, Paris, Rieder, « Les prosateurs étrangers modernes », 1921 ; Le Petit Johannes, traduit par Robert Pittomvils et adapté par Albert Bailly avec une introduction du traducteur, Bruxelles, La Sixaine, « Estuaires », 1946. Les éditions L’accolade ont publié une édition bilingue (+ audio) du roman.

    (4) À propos de ces deux romans et d’un troisième : Johannes Viator (1892), on pourra consulter la thèse de Hanneke Pril, Une analyse littéraire de trois œuvres de Frederik Van Eeden (1860-1932), Université de Paris IV, 1998.

    (5) Paul Verschave, « Le poète hollandais Frédéric van Eeden et son œuvre », Bulletin du Comité flamand de France, 1923, p. 204-218. Du même auteur, on verra : « Un converti hollandais : le poète Frédéric van Eeden », Le Correspondant, 1924, p. 311-338.

     

    Extraits du film Les Lacs froids de la mort

     

     

     

    UN CHAPITRE DE FREDERIK VAN EEDEN

     

    Des lacs froids de la mort (1900)

     

     

    Une histoire de Frederik van Eeden

     

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    Avant-propos de la deuxième édition

     

    On a considéré à tort la présente œuvre comme l’étude psychologique d’un cas plus ou moins pathologique. Il s’agit en réalité là de la basse conception défendue par des lecteurs au cerveau et à la sensibilité superficiels.

    Seul le désir d’effectuer des comparaisons, d’établir des rapports et de cerner des proportions stimule le scientifique. En tant que chercheur, celui-ci reste indifférent à la signification supérieure des faits, à l’harmonie et à la beauté des proportions en question.

    L’artiste, au contraire, est animé par la beauté qu’il admire chez l’être, c’est-à-dire par le sens caché de l’ensemble des faits et des proportions ; au moyen de la représentation, il aspire entièrement à transmettre à autrui cette émotion du beau.

    Il se trouve que ce sont des motivations artistiques et rien que des motivations artistiques qui ont présidé à l’élaboration de cette œuvre, les motivations scientifiques lui demeurant, pour de bon, étrangères. Quand bien même l’écrivain aurait en partie échoué à atteindre ce qu’il se proposait, il n’a eu d’autre intention que de restituer, pour la faire vivre à ses lecteurs, l’émotion du beau qu’il a lui-même éprouvée.

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanPour ce faire, il a cru nécessaire d’énoncer de façon scrupuleuse et sans concession maints détails qui y participent, ceci tout en les exprimant avec force sans se laisser perturber ni choquer par des éléments secondaires. Après tout, le beau qui a suscité la pleine admiration de l’auteur, et sur lequel, par son rendu, il entend focaliser toute l’attention de ses lecteurs, ne saurait être un quelconque phénomène extérieur, une chose sensuellement perceptible : il est un événement de l’âme d’une nature sans doute rare, mais aucunement artificielle ni invraisemblable. Dans ces pages, tout détail en apparence superflu ou insignifiant sert au fond à jeter, à dessein, de la clarté sur ce bel événement, le motif principal ; dans le même temps, l’auteur sait qu’il n’a pas porté préjudice à la vérité artistique, c’est-à-dire en l’occurrence la crédibilité et la teneur naturelle des faits présentés.

    L’idée selon laquelle la protagoniste serait un être « maladif » par nature et par tempérament, il la réfute. Il n’en demeure pas moins qu’en raison d’une complexion extrêmement fine et noble, elle se trouve bien plus exposée aux influences néfastes que l’être moyen et grossier. Comment le cœur le plus tendre peut-il résister à ces influences apparemment ahurissantes et écrasantes de notre société malade, ceci malgré le destin le plus défavorable, puis les transformer en une délivrance finale – à condition de préserver le courage de la foi et la confiance en Dieu – malgré la pire chute ? tel est le magnifique thème traité par l’écrivain conscient de cette merveilleuse réalité tout autant que de la faiblesse de son rendu.

     

    Juillet 1904

     

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     Chapitre I

     

    L’histoire d’une femme. Comment elle a cherché les lacs froids de la Mort, là où est la délivrance, et comment elle a trouvé celle-ci.

    Son nom ? Je l’appelle Hedwige Marga de Fontayne. Hollandaise certes, mais ayant du sang d’ancêtres étrangers.

    Née au milieu du XIXe siècle, elle a grandi dans une ville de province des Pays-Bas. Il y avait là un minimum de commerces et d’entreprises, et néanmoins une certaine prospérité : nombre de riches n’y possédaient-ils pas des demeures cossues ?

    Également vaste et cossue, celle où Hedwige habitait avait été sans doute bâtie une centaine d’années plus tôt. Elle comprenait un spacieux corridor, frais en été, au sol en marbre et aux parois chaulées. Ce passage ouvrait sur de grandes pièces sombres au revêtement mural rouge liseré d’étroites bandes dorées, aux boiseries peintes en blanc et or et au plafond en plâtre blanc d’où pendaient des lustres à cristaux triangulaires. Au bout du corridor, une porte vitrée donnait sur le jardin où de malingres arbustes à fleurs, plantés à même une terre grasse très noire, manquaient de lumière sous un arbre massif, un hêtre à feuilles rouges. La plupart du temps, la famille se tenait dans la véranda lumineuse et ensoleillée. Les fenêtres, au nombre de trois, aux petits carreaux violets, étaient hautes. Leurs appuis s’ouvraient eux aussi si bien qu’on obtenait en été, dans cette pièce large, trois grandes baies sur le dehors, des rideaux tamisant la vigueur du soleil.

    Biographie signée Jan Fontijn (vol. 1)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanL’habitation se dressait parmi d’autres, nombreuses et similaires, dans la rue principale de la ville, une voie calme qui dessinait quelques courbes. En son milieu courait une chaussée homogène de pavés gris clair, bordée de chaque côté d’un lé, bandes tapissées de briques cuites jaunes, elles-mêmes bordées d’un trottoir en granit bleu planté de courts poteaux reliés un à un par une barre ou une chaîne en fer ; en retrait s’alignaient les hautes fenêtres monotones derrière lesquelles se détachait bien peu de luminosité et encore moins de silhouettes. Visibles à travers les vitres : des meubles et des vases, astiqués et bien disposés, mais sans beauté, car choisis non par amour ni par goût, mais par une tuante habitude.

    Dans ce décor, dont elle ne percevait pas la laideur, Hedwige trouvait ses joies. Le matin, par les lumineux jours d’été, la rue était ensoleillée et pleine d’une paisible agitation. Quand elle sortait pour se rendre en classe, tirant la porte sur elle, elle percevait la chaleur et l’éclat de la vie autour d’elle, tout bien en ordre. Elle voyait les boulangers livrer le pain, les bonnes légèrement vêtues fouler le trottoir ainsi que la charrette des éboueurs cahoter. Tout cela baigné de soleil : les toits rouges chauffaient, les fenêtres étincelaient, le massif marronnier de la place offrait une ombre d’un vert vivant.

     

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanÀ l’origine, dans cette maison de ville, sa prime existence se trouvait dénuée de soucis. Elle picorait çà et là de la gaieté comme une enfant affamée dès le matin. Il y avait les bonnes heures au petit déjeuner, quand l’immobile soleil brillait dans la véranda, et d’autres les soirs d’hiver devant la cheminée, sur les genoux paternels. Sans compter celles de complicité qu’elle partageait avec sa mère.

    En guise d’apothéose, il y avait les jours de fête, quand on sortait le cristal, quand on transportait les bouquets dans le corridor, quand la vaste demeure se remplissait d’effluves de melons, de fleurs flétries et de sève de sapin.

    La cohue des invités et le brouhaha revêtaient un charme enivrant. Gens que l’on n’avait pas l’habitude de voir entre ces murs, cuisiniers vêtus de blanc, domestiques en livrée noire, tous prenaient une apparence de beauté et de singularité. Les aliments servis en pareille occasion lui paraissaient coûteux, recherchés, exotiques – elle les découvrait dans sa chambre, à l’étage, où elle mangeait avec la nurse qui se substituait à sa mère.

    S’ensuivait le moment de gloire lorsqu’elle apparaissait après le repas, dans une féérie de lumière, de fleurs et de cristal, au milieu de la morne pièce de réception transformée en une salle étincelante.

    Par la suite, à un âge plus avancé, elle connut le bonheur de prendre place à la table, de dire ou de faire quelque chose grâce à quoi on la remarquait ; elle se sentait alors partie prenante de la fête, dignement et non plus comme une simple enfant.

    F. van Eeden, par Lizzy Ansingh (1919, coll. Literatuurmuseum)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanCependant, les heures de joie étaient clairsemées, pareilles aux rares fleurs d’une grande et blafarde lande de monotonie, où elle se promenait à l’origine avec insouciance, attentive aux fleurs et non aux étendues pelées séparant celles-ci. Des années plus tard, y repensant, elle ne se souvenait que de la lande, la grande plaine lugubre, et plus du tout des fleurs. C’était miracle, pareille insouciance au milieu de tant de morosité.

    Encore enfant – elle devait avoir 9 ans –, elle commença à éprouver une sensation d’oppression provoquée par une chose à la fois merveilleuse et terrifiante, pénible et triste, qui refusait de se retirer alors même qu’elle ne la voyait jamais distinctement. Cela survenait en toutes sortes d’endroits, dans toutes sortes d’occupations, une mauvaise odeur s’attachant à toutes sortes de choses. Elle ne la relevait pas sur-le-champ, seulement un peu après coup ; quand elle se remémorait l’endroit, l’occupation, la chose, cette impression transparaissait comme une hideur noire qu’elle avait oublié de remarquer sur le moment.

     Biographie signée Jan Fontijn (vol. 2)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanAinsi, un lundi soir, faisant des bulles de savon avec ses petites camarades derrière la cuisine, sur la place pavée de briques jaunes, elle avait laissé danser sur sa manche les merveilles lisses et bariolées avant de les faire précautionneusement sautiller sur une serpillère en laine ; son frère les avait alors emplies de fumée de tabac jusqu’à ce qu’elles éclatent. Ensuite, elle était allée se coucher. Il était vingt et une heures, la nuit n’était pas encore tombée ; un crépuscule gris envahissait sa petite chambre aux murs nus ; dehors, deux cloches se renvoyaient leurs tintements.

    Une sorte de grisaille et d’effroi s’était alors abattue sur tout ce qui l’entourait ainsi que dans sa mémoire immédiate, sans qu’elle ne s’en rendît compte, encore assise sur le bord de son lit. Mais plus tard, plus tard, il lui semblât avoir souffert affreusement à ce moment-là, une horrible monotonie et morosité collant à tout ce qu’elle avait alors ressenti. À l’odeur de l’eau savonneuse et des fines pipes en pierre, aux briques jaunes de la petite place, à la voix de son frère, à celle de ses camarades, à celle de la bonne, à la lumière grisâtre filtrant à travers les carreaux de sa chambre, au tintement lugubre qui s’éternisait.

     

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanMalgré l’insouciance de ses jeunes années au cours desquelles la maladie ni la moindre perte déchirante, la dureté du monde ni la tristesse non plus que le moindre manque n’avait contrarié sa croissance, elle ne pouvait y songer sans à chaque fois redécouvrir, avec horreur, la mauvaise odeur de l’ennui attachée à tous ses souvenirs.

    Il n’y avait pour ainsi dire aucun endroit de la vaste demeure qui ne se trouvât, à un moment ou à un autre, voilé par la gaze de l’abattement. Éclairés par une lucarne, les combles aux nombreux placards dispensant des effluves d’huile et de poivre. Le grincement d’une porte menant à l’escalier du grenier. La forme du pain posé chaque matin sur la table du petit déjeuner. Les traces de boue ou de neige laissées par les semelles sur le marbre du corridor. Toutes ces infimes réminiscences lui procuraient une sorte de dégoût, psychique mais aussi physique.

    Cette tristesse tenait au retour régulier des choses dans l’ordre temporel. Une affection qui, à certaines heures de la journée, en certains jours de la semaine, mais aussi en certaines saisons de l’année, se manifestait plus fortement que de coutume.

    Ainsi, c’étaient les minutes entre seize et dix-sept heures dont elle se remémorait avec le plus d’horreur, plus encore celles des hivers, les pires étant celles du premier jour des semaines en question.

    L’odeur des choses ne faisait qu’accentuer la morosité d’Hedwige. Celle du linge propre qu’on apportait à la maison le vendredi après-midi et que les bonnes, sous ses yeux, calandraient, étiraient et humidifiaient. Celle du savon et du métal chauffé, lorsqu’on préparait le bain du soir, pourtant un joyeux divertissement pour elle et le reste de la fratrie. Celle de renfermé des pièces d’apparat restées fermées de longues semaines, lorsque la famille rentrait de sa villégiature estivale.

    Ces choses, de même que mille petites autres, elle les trouvait indiciblement tristes, innommablement accablantes, non lorsqu’elle les vivait, mais lorsqu’elle y repensait.

    Pourtant, elle n’était en rien une enfant mélancolique, bien plutôt une fille loquace et gaie la plupart du temps, encline à trouver des occupations, sagace et jamais à court d’idées pour jouer et s’amuser, rarement fatiguée, et pas plus grincheuse ni contrariante que ses congénères.

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanEn revanche, et bien que personne dans son entourage n’eût rien remarqué, elle connaissait de brefs moments d’introversion, quelques minutes parfois, au cours desquels elle avait l’impression de voir au plus profond d’elle-même, d’une manière incompréhensible et oppressante. Elle marmonnait alors son prénom, son nom : « Hedwige, – Hedwige Marga de Fontayne – moi, moi, moi –, moi-même, je m’appelle Hedwige de Fontayne » –, et il lui semblait découvrir des abîmes dont la profondeur et l’impénétrabilité lui coupaient le souffle.

    Ces moments peu fréquents, elle n’en oubliait aucun, ni l’endroit, ni le cadre, ni le contexte dans lesquels elle les vivait.

    Parmi les grands carreaux de marbre blanc du corridor, deux avaient été apparemment sciés dans le même bloc ; ils étaient disposés de telle façon que, sur les surfaces conjointes, leurs veines dessinaient un énorme cœur blanc.

    Par une après-midi de fin d’hiver, Hedwige, contemplant à genoux cette figure – elle venait de la signaler à ses camarades comme étant l’une des particularités de la maison – éprouva soudain un état d’extrême introspection. Qui lui apparut comme l’archétype de ceux l’ayant précédé.

    Gaie, le cœur léger, elle apparut, le lendemain, pareille à une fillette qui a un secret grisant à cacher. En effet, il s’agissait bien pour elle d’un secret grisant, un sujet sacré, qu’elle détenait en propre, dont elle n’aurait parlé de bon gré à personne, pas même à sa mère. Elle conçut comme un devoir primordial, intangible, de ne jamais oublier la moindre singularité du moment en question, quel que fût l’âge qu’elle atteindrait.

     

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanDans sa mère, Hedwige trouvait tout ce qu’une enfant affectueuse et sensible peut attendre. Le sentiment rassurant qui contribue à consolider le cocon familial, une tendresse qui ne fait jamais défaut, un soutien ferme et calme, la possibilité de s’épanouir dans la distinction, la dignité et le respect des vertus – tout cela, sa mère le lui donnait ; en nulle occasion, l’heure d’altérer et de ternir cette image merveilleuse et parfaite ne sonna.

    Souvent, sa mère arborait d’amples robes blanches confectionnées dans des étoffes soyeuses ; sa coiffure, elle la portait à l’ancienne, renflée au niveau des oreilles, relevée pour le reste en plusieurs tresses étroites. Elle s’exprimait d’une voix douce et pure à travers laquelle le mécontentement ne vibrait tout au plus qu’une poignée de secondes, mais avec une force de conviction supérieure à celle de cris motivés par la colère. Aux yeux de tous, son côté indolent et rêveur semblait s’accorder avec sa nature raffinée de fée. Jamais elle ne parut vieille ; jusqu’à sa mort, elle chanta d’une voix claire d’enfant.

    Sans réserve, sans restriction, sans la moindre ombre, son époux lui vouait un véritable culte. À ses yeux, elle n’était que bonté et beauté. Il s’agissait là d’une sereine conviction qu’il ne remit jamais en question, lumière pérenne qui éclairait une existence qu’il ne questionnait pas non plus.

    La présence à ses côtés de cet être lucide, qui s’adonnait en silence à ses activités, lui procurait une joie continuelle. Il trouvait sa voix, à chaque mot qu’elle prononçait, toujours aussi belle, et ses mains, à chacun de leurs mouvements, dignes de son attention et de son admiration. Tant qu’elle fut en vie, il ne laissa aucune place à la grogne ni aux récriminations, si ce n’est aux rares moments où il était séparé d’elle.

    Quand elle se mettait à chanter – passe-temps auquel il se livrait lui aussi – alors qu’il était occupé, il abandonnait sur-le-champ sa tâche, s’asseyait avec déférence devant elle, les yeux rivés, dans une attention calme et pieuse, sur les lèvres en mouvement.

    F. van Eeden (photo : J.H. Sikemeier)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanPareille scène, les enfants la considéraient comme une chose bonne et naturelle, qui ne les surprenait en rien.

    À l’image de leur père, il eût été impensable et inconcevable pour eux de remettre en question la perfection morale de leur mère. Jusqu’à la fin, ils ne varièrent pas.

    En elle, deux caractéristiques dominaient et rayonnaient sur son entourage : une complexion d’esprit raffinée, propre aux descendants d’une lignée aristocratique pure, préservée et des rudesses de l’existence qui transforment l’homme en bête et des petits soucis qui assèchent le cœur – ainsi qu’une composition calme et équilibrée résultant d’une maîtrise de soi dans une pratique de la courtoisie, entre les deux sexes, toujours plus implantée en elle.

    Cette délicatesse et cette harmonie forment ce qu’on appelle de nos jours « distinction », sachant que celle-ci permet de se démarquer de la majorité des êtres. Chez cette femme, elle se manifestait, telle une lumière ruisselant par trois portes, à la fois à travers l’âme, le port et la manière de s’affairer, autrement dit : la voix, le regard et la gestuelle.

    Aucun de ses enfants ne l’ignorait : dans le lieu où leur mère entrait s’établissaient la sérénité et le sentiment d’être en sécurité. Dans le lieu qu’elle quittait s’immisçaient problèmes et incertitudes, désordre et fêlures. Il fallait sa présence pour que l’épouvante commençât à leur paraître moins épouvantable, pour que les difficultés en apparence insurmontables s’aplanissent sans peine, tout cela favorisé par une parole joyeuse et une gestion certes un peu lente mais avisée de sa maison. Elle tenait son ménage sans effort, restait froide et résignée devant les soucis, douée d’une vigilance immédiate en maintenant un ordre ferme, malgré des moyens limités – simple pression d’un doigt de ses mains fragiles en quelque sorte.

    manuscrit du poème De waterlelie (coll. UB A'dam)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanQuand Hedwige était malade, que la fièvre lui oppressait la poitrine, qu’elle ressentait cette angoisse qui nécessite l’intervention d’un tiers alors que personne ne sait que faire – ce moment où l’on ne saurait vivre plus longtemps comme ça, ni mourir –, et malgré le soulagement qu’éprouvent les enfants comme les adultes à l’arrivée du médecin –, elle n’espérait pas tant ce dernier que sa mère, car celle-ci faisait plus que celui-là. Lorsqu’elle apparaissait, visage calme, voix douce, gestuelle mesurée, faisant ce qu’il convenait de faire, débusquant de la joie et du réconfort là où personne n’en voyait – Hedwige ressentait un contentement durable, qui persistait jusqu’à ce que mort ou rétablissement s'ensuivît. La main maternelle sur son front fiévreux demeura en tout temps l’image concrète du réconfort suprême.

    Cette influence forte et salutaire soudait les membres de la famille en un noyau chaleureux que tout étranger appréciait de côtoyer et de fréquenter. La famille de la haute bourgeoisie néerlandaise sous sa meilleure forme. Elle privilégiait un mode de vie simple, sans pingrerie, tenait des conversations tout à fait libres et naturelles, soigneusement préservées de toute grossièreté, de toute rudesse et de tout ressentiment, chacun observant un amour profond et sincère vis-à-vis de tous les autres sans exception. Car il est difficile d’imaginer une exception dans pareille atmosphère. Certes, il y avait, parmi les quatre frères et sœurs, une enfant moins chaleureuse et plus égoïste que les autres. Enfant qui n’aimait pas moins qu’eux – bien quelle eût plus de mal à masquer sa causticité. Dans ses années de solitude, Hedwige se remémorerait la demeure familiale avec une égale dévotion et tendresse ; dès que la conversation revenait sur ce bon vieux temps, le même sourire attendri se formait sur ses lèvres. Dans un tel cercle, tous les cœurs se doivent d’assumer le même degré d’affection.

    La famille pleine de bonhomie, que n’effrayait pas une petite plaisanterie, s’accommodait de ces fibres acrimonieuses, blaguant à propos de tous les défauts de l’un de ses membres, mais sans jamais être blessante. La tranquillité d’esprit de la généreuse maman favorisait, sous ce toit, un ton affranchi et détendu, si bien que tous supportaient ces douces moqueries. En effet, aucun – bien que piqué par un trait d’esprit – n’avait un vice dont l’évocation eût pu lui faire froncer les sourcils et l’enfermer dans un hargneux silence.

    F. van Eeden, par H. Braakensiek (1918, coll. UB A'dam) 

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanChez le père prédominaient la bonté ainsi qu’un sens aigu du devoir et de la justice. Toutefois, il ne possédait ni la sensibilité, ni la sagesse de sa femme, non plus que son caractère bien équilibré. Avec rigueur et méticulosité, il embrassait du regard le champ limité de sa vie et de ses devoirs. Il était incapable de s’écarter de ce qu’il pensait être honorable. Cependant, son regard ne portait pas loin ; et même s’il s’appuyait sur une foi formelle, un petit accroc suffisait parfois à le décourager, le laissant désemparé. Il assumait ses responsabilités en société, au sein de laquelle il était un homme honoré et prospère. Mais, à l’instar de ses enfants, il lui arrivait de poser des yeux angoissés sur son épouse, elle qui était le grand soutien et le grand accomplissement de sa vie. Si jamais elle était absente, il soupirait sans raison : « Que faire ? Comment s’en sortir ? J’aimerais tant qu’elle soit là. »

    Ce à propos de quoi sa progéniture ne manquait pas de le taquiner, espièglerie qu’il tolérait avec bonhomie.

    Les enfants ne remettaient aucunement en cause son autorité, laquelle ne souffrait d’ailleurs pas de ses faiblesses. Ils percevaient très bien qu’au lieu de se soucier d’avoir raison, il visait à faire triompher le bon sens.

    D’humeur parfois fluctuante, il lui arrivait de s’emporter. Mais un signe ou un regard de son épouse suffisait à le calmer ; sans la moindre hésitation, montrant une docilité pour ainsi dire touchante en même temps que tout à fait naturelle, il rejoignait l’enfant qu’il venait injustement de chapitrer, le cherchant dans toutes les pièces de l’habitation, pour reconnaître qu’il avait mal agi. Comportement empreint de gravité, accepté par tous comme allant de soi.

    F. van Eeden, par J. van Looy (1884, Coll. Frans Halsmuseum) 

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanSon frère Aernout, Hedwige le préférait aux autres membres de la fratrie. Il était le plus proche d’elle depuis des années en même temps que son camarade de jeu le plus fidèle. Sous sa houlette, elle participait à des jeux de garçons. Envers les autres, elle éprouvait le serein attachement qui va de soi et qui, selon sa nature d’enfant, reliait tous les êtres.

    Par moments, consciente de l’affection que lui portait son père, elle avait l’impression de l’aimer plus que sa mère. Elle aimait lire cet attachement sur le visage bienveillant cernés de cheveux gris. Elle aimait aussi respirer l’odeur de ses vêtements quand elle se tenait près de lui. C’était un vieil homme allègre qui mettait beaucoup de soin à s’habiller, qui ne fumait pas, mais se frictionnait souvent les mains d’eau de Cologne dont il portait toujours un flacon sur lui.

    Certes, l’amour qu’elle éprouvait pour sa mère était plus fort et plus profond, mais, ne faisant qu’un avec son être, il se révélait trop grand et trop singulier pour qu’elle s’en aperçût. Jusqu’au jour où elle en prît conscience à la suite de la séparation.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     


    Quelques images du vieux poète (1930)

     

     

  • Quand je n’aurai plus d’ombre

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    Au-delà de la mort, je reviendrai, dit-elle

     

     

    La parution de Quand je n’aurai plus d’ombre, roman d’Adriaan van Dis aux éditions Actes Sud – chroniqué dès avril par Christophe Mercier dans Le Figaro ou encore fin mars par Lut Missine sur les-plats-pays.com – a été repoussée à ce début de l’année 2021. Le roman est enfin en librairie. Dans l’œuvre de cet écrivain néerlandais, ce livre s’inscrit en parallèle de ceux dans lesquels la figure paternelle domine la narration (en particulier Les Dunes coloniales , qui connaît une nouvelle vie en format de poche, et Fichue famille dont une adaptation graphique a vu le jour récemment). Dans la novella (non traduite) De rat van Arras (Le Rat d’Arras), le personnage central est une femme qui présente certaines similitudes avec la mère d’Adriaan van Dis mise en scène dans l’autofiction qu’est Quand je n’aurai plus d’ombre. La vieille dame, qui tient à tout prix à mourir avant son centième anniversaire, passe ses dernières années dans un petit appartement d’une résidence pour personne âgée, ce qu’on appelle en français depuis la nuit des temps de ce beau vocable d’EHPAD ou hè ! pad ! en néerlandais, ce qui signifie : Eh ! crapaud !

    Tandis que les enfants des petits villages bataves aident les crapauds à traverser la route après leur hibernation (ce qu’on appelle paddentrek ou migration des crapauds et autres batraciens/amphibiens), les grands de nos capitales, depuis le dernier hiver, écrasent les petits vieux comme des mouches.

     

    Adriaan Van Dis, roman, Actes Sud, traduction, Pays-Bas, néerlandais, Indonésie, EHPAD, crapaud

    Adriaan van Dis, Quand je n'aurais plus d'ombre, traduction par Daniel Cunin,

    Arles, Actes Sud, janvier 2021 

     

     


     

     

    LE MOT DE L’ÉDITEUR

     

    Drapée dans ses secrets, une femme presque centenaire annonce sans ménagement à son fils qu’elle compte sur lui pour abréger sa fin de vie. Ce dernier négocie : il ne l’aidera à trouver les pilules adéquates que si elle accepte d’éclaircir certains mystères qui pèsent sur l’histoire familiale. De souvenirs tronqués en conversations échevelées, s’engage alors un pas de deux mouvementé, où la tendresse le dispute à la fureur. Née dans une famille de riches propriétaires terriens, la mère a saisi, dans les années 1920, la première occasion de s’échapper : elle a épousé un élève officier « caramel » d’une école militaire toute proche et l’a suivi aux Indes néerlandaises, l’actuelle Indonésie. 
    À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, elle a été rapatriée, veuve, avec ses trois filles. Son fils, né aux Pays-Bas peu après ces événements tragiques, d’un autre père, ne sait rien ou presque de cette période tumultueuse, qu’elle semble tantôt fabuler joyeusement, tantôt occulter farouchement. Il la presse donc de questions, impatient qu’elle se livre enfin. Avant qu’il ne soit trop tard. Saisissant portrait d’une aventurière, ode enragée à une mère impossible, ce roman irrévérencieux laisse libre cours à la verve d’un écrivain aux prises avec celle qui l’a mis au monde.

     

     

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    Van Dongen, Fichue famille, d'après le roman éponyme d'Adriaan van Dis, Dupuis, 2020

     

     

    LE POINT DE VUE DE LUT MISSINE

     

    C’est la double motivation de l’écrivain qui rend ce roman passionnant. D’une part, le narrateur tente de racheter une dette qu’il a en tant que fils : son ignorance du passé de sa mère, qui a toujours été occulté par celui du père. […] D’autre part, le narrateur s’exprime en tant qu’écrivain et endosse ainsi un nouveau sentiment de culpabilité. Il veut non seulement dénouer le mystère de sa mère, mais aussi embellir sa vie par l’écrit – non sans y avoir un intérêt personnel. Il a en effet reçu une avance de son éditeur, un contrat attend sa signature et il va maintenant exploiter sa mère sans vergogne, comme un « vautour d’écrivain ».

    Mais la mère, bientôt centenaire, n’agit pas non plus de façon désintéressée. Elle lui livre l’histoire de sa vie en échange de son aide pour mourir. […] Ce livre est une réussite avant tout par la manière dont le narrateur se découvre et se met à nu en racontant sa mère. […] Quand je n’aurai plus d’ombre est le roman d’une lutte. Celle du fils avec la mère, celle de la mère avec ses souvenirs des camps, ses mariages et la mort qui approche – « Vieillir, c’est aussi une guerre », dit-elle –, celle de l’écrivain avec l’histoire qu’il raconte. Mais, avant tout, c’est l’histoire d’une lutte entre un fils et un écrivain.

     

     

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    Adriaan Van Dis, Le Rat d'Arras, Amsterdam, De Bijenkorf, 1986 

     

     

    EXTRAIT (chapitre 28)

     

    J’ai téléphoné avant le dîner. Elle avait une voix rauque.

    « T’as parlé à quelqu’un aujourd’hui ?

    — Non, t’es le premier. » La porte de son balcon était ouverte, j’entendais des oiseaux chanter.

    « Personne n’est passé ?

    — J’ouvre pas.

    — Oui, mais la directrice a la clé.

    — Je mets le verrou.

    — Ça n’est pas très gai, t’es toujours plus seule.

    — Seule, moi ? N’exagère pas, tu sais que je fais peu de cas des autres. »

     

    Ensemble à la table de lecture. Le téléphone sonne. Elle décroche, sans mentionner son nom : « Non, non, madame n’est pas là. Non, je suis son amie. Vous voulez lui laisser un message ? » Elle fait oui de la tête, mais tire la langue et raccroche.

    « C’était qui ?

    — Juste la banque. Ces gens, de nos jours, y cherchent à nous refiler tout un tas de trucs. »

     

    Une nouvelle fois, le téléphone. Cette fois, elle décroche en adoptant une voix distinguée : « Oui, vous êtes bien chez… Une seconde, je demande à madame. » Elle garde la main sur le combiné, laisse passer du temps… « Non, ça ne convient pas à madame. Ces prochaines semaines, elle n’a pas une minute à elle. »

    Elle glousse comme une polissonne. « Le club de lecture, je n’en ai plus envie. »

     

    La directrice téléphone. « Non, demain, pas le temps. C’est ça, oui, des visites. En effet, on s’occupe bien de moi… Bien trop bien… ha, ha.

    — Tu as de la visite demain ?

    — Non, mais je n’ai pas envie d’la voir celle-là. Je fais celle qui a un emploi du temps surchargé. »

     

    Coup de fil inquiet de la directrice : « Votre mère ne va pas bien. Elle aboie sur le personnel, elle se dispute avec tout le monde. »

    Sans attendre, je l’appelle.

    « On me dit que tu te conduis mal.

    — J’suis pas au courant.

    — Si tu tiens à mourir dans la sérénité, il te faut commencer par lâcher prise et respirer la paix. Renonce à ta rage. Se disputer, c’est s’attacher. »

    Je la mets face aux textes qu’elle revendique pour planer.

    « Évacue l’inutile.

    — Comme si je n’évacuais déjà pas assez de choses comme ça. »

    Un va-au-diable et, dans la seconde, communication coupée.

     

    J’emportai un coussin neuf, doux, rempli de duvet, odorant la lavande. Couvert de taches, celui qu’elle tenait contre son ventre sentait mauvais. Elle refusa le nouveau. Je le posai sur ses genoux. Elle posa dessus un regard de dégoût et le balança par-dessus son épaule. Je le posai devant elle sur la table – une pelote de reproches. Elle leva sur moi des yeux bruns larmoyants, tira le coussin vers elle, le tint des deux mains devant sa bouche et me demanda de l’appuyer contre sa figure.

    « Non, t’es folle ou quoi ! »

    Elle me considéra d’un air suppliant, je m’agenouillai devant elle puis nous caressâmes à l’unisson le coussin. Sous nos mains chaudes s’élevait une odeur de lavande.

    « On peut pas continuer comme ça, j’ai chuchoté, pas faire comme ça. »

    Elle tira sur les accoudoirs du fauteuil à les arracher tout en tapant furieusement du pied sur le tapis.

     


    Adriaan Van Dis lit le passage suivant de son roman :

     

     

    J’AI SU TRÈS TÔT RECONNAÎTRE L'ODEUR DE LA MORT

    (chapitre 34)

     

    Jardiner, c’est transmettre des histoires, de façon hésitante ; mais quand on fouit la terre, on finit toujours par les faire émerger. De plus, selon elle, un jardin ressemble à une histoire, ce dont elle parlait avec de grands gestes. Prenez la forme, délimitée, quelle que soit l’étendue qu’on a sous les yeux. Un jardin a un début, une fin, un point focal. Dès qu’on ouvre le portillon, une image nous saisit – une vue, un cytise luxuriant ou un arbre de caractère. On se laisse entraîner entre les parterres, d’un tableau à l’autre, et c’est alors que le rythme s’impose à nous, on découvre des surprises, une perspective différente, des trompe-l’œil, on devine des côtés sombres où ça sent le sang, où ça grouille d’intrigues. Un jardin naît sous la main de son créateur, non sans maints tâtonnements, celui-ci copie sur ses voisins, se lance dans la bataille, sarcle, taille, déplace, cherche à séduire. Sentiers et oscillation exigent plus d’attention qu’une ligne droite. Retrancher ce qui dépasse, le jeter sur le tas de compost – dans le fumier fermentent les promesses.

    Dans le jardin, ma mère abandonnait toutes ses réserves, arrachait des feuilles, les froissait dans sa main qu’elle me faisait renifler – apprendre à assimiler des odeurs. De la sorte, j’ai su très tôt reconnaître celle de la mort.

     


    long entretien en néerlandais avec l’auteur (2015)

     

    Jean-Claude Vantroyen, « Quand je n’aurai plus d’ombre, d’Adriaan van Dis : sarabande pour une mère mourante »,

    Le Monde des Livres, 8 janvier 2021.

     

  • Le chant du shama

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    UNE NOUVELLE DE ROB VERSCHUREN 

     

    Le chant du shama

     

     

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    Elle enlaidit de jour en jour, telle est la première pensée de Nam en ce dimanche matin. Entre les cils de son œil gauche, il voit Linh prendre appui contre le mur pour passer une jambe puis l’autre dans son slip. En cette heure matinale, la lumière, encore froide et blanche au-dessus de la mer, se fait vieille et sale dès qu’elle atteint la ruelle et tombe, par une fenêtre de la taille d’un magazine ouvert, sur son ventre enflé. Elle se tortille pour enfiler un T-shirt ; la hideur de sa grossesse disparaît sous le coton rose pâle. Elle reste ainsi plantée quelques secondes à regarder le vide. À croire que ce nouveau jour vient de passer à l’attaque et qu’elle songe à la meilleure défense à adopter. Elle a les cheveux – qui il y a un an encore rebondissaient effrontément sur ses épaules – courts et gras. Et la figure aussi gonflée qu’un poisson-globe. Ses yeux et sa bouche ont perdu tout pouvoir de séduction. Nam referme son œil.

    La joie qui l’habite encore, Linh la réserve au bébé. À son intention, elle roucoule, elle trémousse des lèvres ; on les dirait sur une planète réservée à elles deux. Alors que quand elle regarde Nam, des volets en acier s’abaissent d’un coup. Linh est en colère. Voilà une semaine qu’elle est en colère. Il la soupçonne de tirer une satisfaction perfide de son absence d’apprêts et de sa laideur des derniers temps. Il l’entend sortir de la chambre, sait qu’elle tient la petite dans ses bras, car il perçoit des effluences de caca.

    Il enfonce son visage dans l’oreiller. La taie, bien trop grande, dégage une odeur aigre et ses plis lui laissent des marques sur la joue, qui ne s’estompent qu’au bout de plusieurs heures. Il veut faire marche arrière. S’en retourner dans le passé. Au pire, si cela relève de l’impossible, s’en retourner dans le sommeil. Il somnole avant de se réveiller en sursaut dans le monde sous-marin agité du dimanche matin. La bière du samedi soir campe dans ses tripes en formant une mare d’un jaune sale. Il a envie de pisser.

    Linh est assise sur le canapé. Elle allaite la petite tout en regardant la télé. Sans le son, ce qui pourrait vouloir dire que sa mauvaise humeur commence à refluer et qu’elle veut le laisser dormir. Elle l’observe un instant puis reporte les yeux sur l’écran.

    Assis sur le siège des W.-C, il se tient la tête dans les mains. Pourquoi picoler comme ça ? Parce que c’est ainsi et pas autrement. Le samedi soir, on boit de la bière. Mais boire à la maison, qu’est-ce que ça t’apporte ? Sans copains, sans histoires à raconter, sans filles avec lesquelles rire et flirter. Sur le canapé, collé à la télé, à côté d’une truie de bonne femme qui a oublié qu’elle était l’une de ces filles il y a à peine deux ans.

    Il sort des toilettes en traînant les pieds. La maison ne comprend que deux pièces. Il sent les yeux de Linh dans son dos alors qu’il se penche sur la cage aux oiseaux et retire le torchon qui la couvre. Le shama se tient sur son bâton, passif comme toujours, sans avoir conscience de la brouille qu’il a provoquée.

    rob verschuren,le chant du shama,littérature,pays-bas,vietnam,in de knipscheerNam sifflote un air pour inciter l’animal à chanter tout autant que pour emmerder Linh. Ni lui ni elle ne cille. Le bébé fait des bruits de déglutition. Nam remplit l’abreuvoir en le tenant sous le robinet ; dans le réfrigérateur, il prend des œufs de fourmis et en verse un fond dans la mangeoire. Ensuite, la cage dans les mains, il sort l’accrocher à une branche du figuier pleureur qui enveloppe la cour d’une ombre éternelle, ses racines aériennes posées vainement sur le béton.

    Avec un mélange de fierté et de regret, il contemple le shama à croupion blanc. Le corps bleu-noir, à la poitrine brun-rouge et à la longue queue – noire et brillante sur le dessus et blanche en dessous – revêt une beauté quasi extraterrestre. La semaine écoulée, il s’est levé chaque jour une heure plus tôt que d’habitude pour entendre le passereau chanter ; or, celui-ci n’a pas encore laissé entendre le moindre son. Hier, frustré par ce silence entêté et malade de voir Linh en rogne, Nam a demandé au vendeur de reprendre l’animal. Après avoir levé les yeux en l’air comme si ses conditions de vente et de reprise étaient imprimées là-haut, l’homme lui a répondu : non, ce n’est pas envisageable. Dans ce cas, puis-je l’échanger contre un shama qui chante ? Pour une somme pareille, bon sang, je peux quand même espérer que vous m’en vendiez un qui se donne un peu de mal ?! Le type lui a filé une tape dans le dos en l’invitant à faire preuve d’un peu de patience. C’est à cause du stress : une nouvelle cage, un nouvel environnement, rien de plus. Patience. Puis il lui a vendu un pot de multivitamines : tous les deux jours, Nam doit en incorporer une pointe de couteau dans la nourriture du shama.

    Celui-ci demeure immobile sur son bâton, la cage demeure immobile au bout de la branche. Les feuilles vert foncé du figuier pleureur ne remuent pas elles non plus : la brise marine qui soufflait au lever du soleil est tombée ; entre les maisons, en l’absence de vent, il fait déjà une chaleur à crever. Nam détache ses yeux de l’oiseau et jette un regard circulaire sur la cour. De hauts murs tout autour, des mauvaises herbes dans les fissures du béton, un cadre de vélo rouillé, un sac-poubelle d’où pendouille une couche-culotte, des bouteilles de bière vides alignées près de la porte. Qui sait si ce spectacle n’a pas abasourdi l’oiseau ?

    « Café ? » demande Linh.

    Sa façon de le lui demander ! Non pas : « Tu veux un café ? » ou « T’as envie d’un café, Son Cha ? », mais : « Café ? »

    C’est un commencement. D’un geste rapide, il passe la main sur le duvet de la tête du bébé. La bouche de la petite se cramponne au bout du sein de Linh comme une tique. Dans un mois, elle en aura un à chaque téton. Une fille de plus.

    « Je retourne me coucher », dit-il.

    Il s’empare des cigarettes qui traînent sur la table et gagne la chambre.

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    Le dégel de Linh est lié au dimanche. Le dimanche après-midi, sa mère et ses deux sœurs lui rendent visite. Depuis qu’ils ont un karaoké à la maison, toutes trois viennent tous les dimanches. Le karaoké, rien n’est plus important dans leur vie.

    De même pour Linh. C’est d’ailleurs comme ça qu’il l’a rencontrée. Dans un bar à karaoké. Quand elle a eu le bébé, elle a pleurniché jusqu’à ce qu’il lui achète l’installation. Toutes ses économies sont passées dans le meuble brillant aux mille boutons et aux haut-parleurs qui font trembler les fenêtres. Un mètre de haut, ces haut-parleurs ! De quel droit se fâche-t-elle pour une fois qu’il pense à sa pomme en dépensant son salaire hebdomadaire pour acquérir un oiseau ? Ne peut-il pas avoir enfin une chose à lui dans la vie ? Lui qui travaille cinq jours et demi par semaine à l’usine de conditionnement du poisson et qui ne picole que le samedi soir. Ils ne sortent plus jamais. Ils ne reçoivent pas d’amis. Des amis, il n’en a plus. Il n’a que sa petite famille. Et la mère et les sœurs de Linh.

    Elles vont se pointer après le déjeuner, bêtes, boulottes et bruyantes dans leurs habits du dimanche. Linh entend leur montrer que tout va bien. Il écrase sa cigarette dans un petit pot pour bébé. Il a la nausée. La face dans l’oreiller, il écoute les roucoulements de Linh. Puis il dérive sur les vagues d’un sommeil houleux.

    Il se promène dans la nuit avec son père. Les tongs claquent contre la plante de leurs pieds. Point d’autre bruit. C’est l’heure sombre qui précède l’aurore, la lune a déjà disparu. La main de son père enveloppe la sienne, il se sait en sécurité, à l’abri des créatures nocturnes, pleureurs, chacals, démons à poils de chèvre, hibou hurleur… Ils gravissent la colline par le côté nord de la baie. Il fait deux pas quand son père n’en fait qu’un. Soudain, un parfum imprègne l’air frais, lourd et suave comme celui que portent les femmes riches. Il éprouve une joie qu’il n’a encore jamais ressentie.

    « Frangipane », lui dit son père en levant la tête. Les silhouettes sombres des arbres sont parsemées de taches claires. « C’est dans l’obscurité que les fleurs sont le plus odorantes. » Il pense que c’est pour cela que son père l’a réveillé et entraîné dans cette excursion énigmatique sur les hauts de la ville endormie. Il prend une profonde inspiration au point d’en avoir la tête qui tourne ; il se cramponne à la main de son père pour ne pas tomber. Ils se trouvent à présent au sommet de la colline à regarder, au-delà de la mer, la lueur d’un incendie rouge et violet à l’horizon. Des oiseaux commencent à babiller. Il les reconnaît. Ce sont les gris noirs qu’on appelle « bulbuls » ; ils n’ont rien de spécial, mais ici, au faîte du monde, leur chant est tellement fort et joyeux qu’il a envie de chanter avec eux, de rire, de danser, de dévaler et remonter la pente en un rien de temps, pas plus qu’il n’en faut pour inspirer et expirer une seule fois.

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    Dans le tourbillon de couleurs apparaît un disque blanc. Le soleil se lève tellement vite qu’il le voit émerger. Son père lui adresse un clin d’œil et se met à siffloter, imitant les oiseaux qui lui répondent depuis les arbres. Plus il sifflote, plus leur réponse semble se rapprocher ; il a les yeux qui rient, il tend la main et un petit oiseau gris-noir se pose sur son index.

    Ses yeux à lui passent du visage de son père à cet oiseau, lesquels s’observent l’un l’autre, silencieux à présent, tant l’homme que le bulbul. Puis ce dernier prend son envol et s’élève très haut dans le ciel. Le suivant du regard, Nam ressent une joie tellement profonde, profonde à en être insupportable, que son cœur s’arrête presque, car à ce moment précis, sa vie commence, une vie tout aussi infinie et illimitée que le ciel.

    Il se tient à son poste habituel, à la chaîne. La plupart des gens qui travaillent ici sont des femmes. Les seuls hommes, ce sont des contremaîtres et quelques anciens pêcheurs comme lui. C’est à peine si on peut les distinguer des femmes. Tous portent la même vareuse blanche, un long tablier bleu foncé et des gants jaunes qui montent jusqu’aux coudes. Tous portent aussi une charlotte en plastique et un grand casque antibruit jaune. De ce fait, ils en sont réduits à leurs propres pensées tandis qu’ils nettoient les poissons et procèdent à leur filetage.

    Ses pensées à lui le ramènent à la femme qui se trouve à ses côtés.  Elle est tout aussi informe que les autres. La vitesse à laquelle son couteau sépare la chair rouge du thon a quelque chose de répugnant ; cependant, sous la lumière crue de la cantine, ses cheveux s’enflamment d’une lueur vive et, quand elle rit avec ses comparses, ses petites dents blanches s’humidifient et brillent. Il essaie d’imaginer ce que cachent la vareuse et le tablier. Une tape sur l’épaule le fait sursauter comme si on venait de le prendre la main dans le pantalon de sa voisine. Il se retourne et se trouve nez à nez avec le rictus de Bruce. « Hé, Nam, ça fait un bail qu’on ne s’est vu. »

    Il se réveille brusquement. Linh chante d’une voix douce dans le séjour, on dirait une berceuse. Il fixe la tache brune au plafond, là où ça fuit pendant la saison des pluies ; un sentiment de tristesse l’envahit, d’une intensité pareille à celle qu’on éprouve devant la panique.

    Bruce, l’impétueux Bruce. La dernière fois qu’il lui a parlé, c’était il y a un an. La petite avait tout juste trois mois et la coulante. Il lui avait fait faire le tour du propriétaire, les deux pièces, et Linh l’avait invité à prendre le bébé dans ses bras. Ensuite, ils étaient allés s’asseoir dans la cour et Bruce avait sorti un joint de sa poche. Adossés au mur, ils avaient fumé en silence. Dès le joint terminé, Bruce avait dit qu’il lui fallait partir. À croire que toutes les nuits passées sous le ciel de la mer de Chine méridionale et toutes les aventures partagées dans des bars et des discothèques n’avaient jamais existé. Bruce, surnommé ainsi à cause de sa ressemblance avec Bruce Lee. La même musculature déliée et la même force hypnotique. Personne ne connaît son vrai prénom, peut-être l’a-t-il lui-même oublié, car pour lui, le passé ne revêt aucun sens, pas plus que l’avenir d’ailleurs.

    RV5.jpgPendant trois ans, ils ont navigué ensemble, sur différents navires. Bruce ne reste jamais longtemps au service du même patron de pêche. Pour Nam, ces années sur les modestes embarcations en bois, naviguant jusque dans les eaux malaisiennes et philippines, ont été les meil- leures de son existence. Un univers simple d’hommes entre eux qui ne se lavent pas et n’ont pas besoin de se changer. Les nuits sur le pont. Bruce connaît toutes les constellations, il les désigne : Dragon, Cheval, Serpent, Tigre… Et il monologue, soliloque, avec fougue, stupéfiant. Au sujet de l’âme des oiseaux de mer et des secrets de l’orgasme féminin. Des livres qu’il lisait alors, écrits pas des écrivains étrangers aux curieux patronymes. Conrad, Kerouac, Henry de Monfreid, noms qui restent gravés dans la mémoire en raison de leur étrangeté. Bruce, à qui tous les capitaines donnent la barre pendant les tempêtes, et à propos duquel maintes légendes circulent sur tous les bâtiments de la flotte de pêche. Bruce, qui a atterri un jour dans une prison philippine et fait le mur le matin même de sa libération, uniquement pour prouver que personne ne pouvait l’encager.

    Pendant les années où Nam était pêcheur, il a toujours été dans l’attente de ce qui allait venir. Sur la terre ferme, il aspirait au moment où il quitterait l’estuaire, en direction de l’Est sur la mer bleu glacé et turquoise, les cales remplies de glaçons. En mer, il y avait la promesse d’un retour à la maison. Ces moments où ils repassaient sous le nouveau pont en limaçant, poussés par les derrières gouttes de diesel, la glace fondue parmi la cargaison qui commençait à dégager une odeur forte, puis sautaient à terre dans le marais des habitations sur pilotis, boucanés et déshydratés, avant de se précipiter d’abord chez eux pour lessiver de tout le sel leur peau et leurs cheveux, ensuite en ville pour se saouler dans les bars à touristes où s’agglutinent de grandes femmes blondes. Elles voletaient autour de Bruce comme autant de papillons de nuit autour d’une lampe, une force attractive dont Nam profitait lui aussi.

    Inviter Bruce avait été une erreur. Le rêve qui vient de le réveiller en sursaut est pire encore. L’idée que Bruce puisse le voir dans l’usine, au milieu de ces femmes qui ressemblent à des hommes… Le cachot glacial où il tue le temps alors qu’on ne voit rien venir, si ce n’est le thon qui succède au maquereau, le maquereau qui succède au thon.

    Sa tristesse mollit en une hargne informe et il se rendort. Il se tient à la chaîne, reluque la femme à ses côtés. Elle sent son regard et lève la tête. Sous la charlotte en plastique, il découvre des yeux moqueurs. Il lui saute dessus et appuie la lame de son couteau sur sa gorge. Il remonte la vareuse dans le dos de la femme, lui baisse son pantalon. C’est alors que retentit la sirène : il la lâche et gagne avec les autres les vestiaires.

    Il entend le chant d’un oiseau. Faible et hésitant, comme si l’animal cherchait un air ou à se chauffer la voix. Pourvu que ce soit le shama, se dit-il, pourvu que ce soit le shama. La petite se met à pleurer. Les geignements étouffent le doux chant de l’oiseau.

    « Chuut ! crie-t-il. Silence, bon sang ! »

    Linh crie quelque chose en retour. Le sens de ses mots lui échappe, mais ils ont le mérite de calmer le bébé. Le bêlement de Linh décroît et, depuis la cour, s’élève la plus belle musique qu’il a jamais entendue. Il sait que Linh et la petite écoutent elles aussi, étonnées. Ce n’est pas un chant, c’est… Il essaie de trouver les mots. Le shama siffle, tinte, ruisselle, rit, glousse et hurle comme une sirène de police.

    « Aucun oiseau ne rivalise avec le shama à croupion blanc, lui a raconté son père. C’est le seul chant dans lequel on retrouve à la fois tous les sons de la nature, des hommes et de la ville. »

    Il songe à son père et aux petits oiseaux gris qu’il attrapait et gardait dans des cages de sa fabrication. Le vieil homme n’avait jamais pu se payer un shama, ce qui ne l’empêchait pas de rayonner en écoutant ses bulbuls laids et jacasseurs.

    rob verschuren,le chant du shama,littérature,pays-bas,vietnam,in de knipscheerLe chant s’intensifie de plus en plus, le shama se régale à présent de longs glissandos et de trilles stridents. D’où tient une créature enfermée dans une aussi petite cage pareille joie de vivre ? Qu’est-ce qui faisait scintiller les yeux de son père ? Simple pêcheur de crabes qui avait nourri six enfants, qui avait porté pour la toute première fois un costume le jour de ses propres funérailles – avait-il eu, au cours de sa vie, des raisons de rire ?

    Tout à coup, alors qu’une bouffée de chaleur fait briller ses joues, il prend conscience qu’il n’y a pas de barreaux dans le monde si ce n’est ceux que l’on a dans la tête. Les yeux fermés, il laisse cette pensée sombrer. Il pense à Linh, qui tend l’oreille, leur gamine au sein et une autre dans le ventre. Et le shama de chanter... À propos de l’amour et du désir, de l’immensité du ciel bleu.

    Nam ne supporte plus de rester au lit. Il a besoin de respirer l’air qui vibre à ces sons surnaturels et de rendre hommage à l’âme non encagée dans la cour. Alors qu’il passe devant Linh, elle lui décoche un sourire ; bouchée bée, le bébé fixe l’ouverture de la porte. De la branche à laquelle la cage est suspendue, un shama s’envole dans un tourbillon de vie et de coloris, son chant s’éteignant à mesure qu’il s’élève dans le ciel infini et illimité.

     

     


    rob verschuren,le chant du shama,littérature,pays-bas,vietnam,in de knipscheernouvelle extraite du recueil
    Stromen die de zee niet vinden
    (Des cours d’eau qui ne rencontrent jamais la mer), In de Knipscheer, Haarlem, 2016, p. 136-145, 
    traduite du néerlandais par Daniel Cunin

    La revue Deshima (n° 14, 2020) vient de publier une autre nouvelle de Rob Verschuren tirée du même recueil : « La Nébuleuse du Crabe »

     

     

     

    Le chant du shama


     

     

  • Qui sème le vent, roman de Marieke Lucas Rijneveld

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    CARTE BLANCHE DONNÉE PAR LE MENSUEL LE MATRICULE DES ANGES À DANIEL CUNIN DANS LA CADRE DE LA RUBRIQUE « SUR QUEL TEXTE TRAVAILLEZ-VOUS ? »

     

     

     

    Qui sème le vent a paru en août 2020 aux éditions Buchet/Chastel. Il s’agit de la traduction du premier roman de Marieke Lucas Rijneveld, De avond is ongemak, jeune auteure des Pays-Bas dont on peut lire des poèmes dans notre langue, ainsi de « Caressons-nous les uns les autres » : Poésie néerlandaise contemporaine (Castor Astral, 2019). La transposition anglaise du livre publiée sous le titre The Discomfort of Evening (traduction de Michele Hutchinson) a remporté le 2020 International Booker Prize. Fin 2020, Marieke Lucas Rijneveld a donné un deuxième roman, Mijn lieve gunsteling, dont on peut lire en avant-première un chapitre sur le site des plats-pays.com.

     

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    Le champignon de fumée qui s’est élevé, début août, au-dessus du port de Beyrouth nous a rappelé celui d’Hiroshima, soixante-quinze ans plus tôt. Une fois l’origine probable de la catastrophe connue, nos mémoires se sont reportées sur la tragédie de l’usine AZF, survenue à Toulouse le 21 septembre 2001. Parmi les locaux alors touchés par le souffle de la déflagration, on a recensé ceux abritant les Presses universitaires de la Ville rose. Sous les débris et plâtras de leurs bureaux, une petite disquette noire s’est perdue, celle sur laquelle figurait le fichier de la version définitive d’une traduction que j’avais adressée peu avant à cet éditeur. Lequel a finalement imprimé, sans me consulter, sans prévenir l’auteur, une première mouture du texte et des index, le tout sous une couverture aux illustrations hors sujet pour certaines.

    Pourquoi évoquer cette péripétie malencontreuse ? Pour la simple raison que l’objet publié ne restitue pas toujours le travail effectué par le traducteur ou ne donne qu’une faible idée des embûches et autres aléas qui se dressent parfois devant lui, abstraction faite des seules difficultés lexicales et syntaxiques liées à l’original. Ainsi, il arrive qu’un éditeur publie un volume sans prendre la peine de nous soumettre le moindre jeu d’épreuves ; de plus en plus de maisons négligent le travail de relecture, certaines ne prenant pas même réellement la peine de reporter les corrections qu’on leur transmet.

    qui sème le vent,the discomfort of evening,buchetchastel,2020 international booker prize,marieke lucas rijneveld,le matricule des anges,daniel cuninÀ propos du premier roman de la jeune Marieke Lucas Rijneveld, De avond is ongemak (2018), paru en France sous le titre Qui sème le vent, le problème se situait en amont. En raison d’un manque de sérieux de deux ou trois collaborateurs de la maison néerlandaise pourtant d’excellente réputation, j’ai trébuché, en transposant le texte, sur maintes incohérences et inconséquences. Tandis que Michele Hutchinson, ma consœur anglaise, en relevait quelques dizaines, j’en ramassais une pleine brassée. Cela a supposé de notre part de réécrire certains passages, d’opérer moult retouches, de gommer bien des scories. Autrement dit, un tiers de notre énergie et de notre temps fut consacré, non à la traduction proprement dite, mais à un travail qui aurait dû revenir aux correcteurs et relecteurs bataves. Heureusement, Michele et moi avons eu le temps d’échanger au sujet de ces multiples écueils – y compris avec l’autrice et l’éditeur – avant que nos versions ne partent à l’impression. Depuis, l’original a été réimprimé après un sérieux toilettage.

     

    Malgré ces avatars du métier, Qui sème le vent se révèle être une première œuvre en prose marquante et forte. Plusieurs scènes resteront à jamais gravées dans l’esprit du lecteur, celles où des animaux connaissent un sort peu enviable, celles aussi où mort, sexualité et cruauté se rejoignent. Âmes sensibles, s’abstenir ! D’aucuns ne voient-ils d’ailleurs pas dans ce roman un excellent vomitif ? L’histoire se déroule pour l’essentiel vers l’an 2000, dans une ferme où une famille élève des vaches et produit des fromages. Un malheur la frappe peu avant Noël : l’aîné se noie alors qu’il patine sur un lac. Dès lors, la vie des parents et des trois autres enfants se fige sous la glace du chagrin et de l’incompréhension. Dans une veine d’une sombreur calviniste traversée d’éclairs d’hilarité, les deux années qui suivent le drame nous sont restituées par Parka, l’une des deux sœurs. Au seuil de l’adolescence, cette gamine, engoncée dans son malaise, perturbée par l’incapacité de ses parents à s’extirper de leur deuil et à deviner sa détresse, perçoit le réel de façon assez tronquée. De ce décalage émerge plus d’une situation soit sordide, soit loufoque. Pourquoi le prénom Parka ? Tout simplement parce la jeune narratrice ne quitte plus ce vêtement censé la protéger du monde extérieur et suppléer au défaut d’affection parentale : « Personne ne connaît mon cœur. Il est retranché derrière parka, épiderme et côtes. Dans le ventre de maman, mon cœur a été important pendant neuf mois, mais depuis qu’il en est sorti, plus personne ne se soucie de savoir s’il bat au bon rythme, personne ne prend peur quand il s’arrête quelques secondes ou quand il bat la chamade sous le coup d’une peur ou d’une tension. »

    qui sème le vent,the discomfort of evening,buchetchastel,2020 international booker prize,marieke lucas rijneveld,le matricule des anges,daniel cuninDans ses grandes poches, Parka accumule maintes babioles quand elle ne cache pas deux crapauds. Lesquels sont, au fond, ses deux interlocuteurs privilégiés, même s’il lui arrive aussi de s’entretenir avec sa petite sœur et leur grand frère sadique. Le roman est peuplé de mille autres animaux : vers de terre, asticots, poux, poussins, hamsters, chats, corneilles, coqs, lapins, taupes, poules, génisses, taureaux… La fréquentation durable ou éphémère de ces créatures se conjugue, chez Parka, avec une attention particulière accordée à certaines parties de leurs corps et, en parallèle, aux fonctions physiologiques du corps humain. Un intérêt qui revêt par moments une forme obsessionnelle, ce qui transparaît dans une tendance à l’automutilation, à la constipation ou encore dans des questionnements sur l’acte reproducteur. Marieke Lucas Rijneveld excelle dans l’art de tisser des associations d’idées, des plus saugrenues aux plus subtiles, de faire s’entrechoquer le beau et le laid, de lier les détails les plus futiles aux pires tourments de l’âme.

    Bien qu’elle ait signé deux recueils de poèmes, elle a décliné l’an passé l’invitation du Marché de la Poésie à Paris, préférant se consacrer à son deuxième roman. Pour la rédaction duquel son éditeur saura, sans doute aucun, un peu mieux l’accompagner. Malgré le succès remporté par le premier – traduit en une vingtaine de langues –, la jeune femme continue de travailler quelques jours par semaine dans une ferme, parmi les vaches.

     

    texte paru dans le n° 216 du Matricule des anges, septembre 2020, p. 11,

    écrit avant que le roman ne remporte le International Booker Prize 2020.

     


     

     

  • Le Pays blanc

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    L’univers du romancier Rob Verschuren

     

     

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    À perte de vue, des pics calcaires déchiquetés s’élevaient au milieu d’une mer turquoise dans un spectre vaporeux de teintes blanches, grises et bleutées.

    Le Pays blanc

     

     

     

    Het witte land, troisième roman de Rob Verschuren, vient de paraître aux éditions haarlémoises In de Knipscheer. À la différence de la France ou de la Belgique, maisons d’édition et librairies n’ont pas été à l’arrêt aux Pays-Bas en ce printemps coupe-jarret. Que signifie ce titre : Le Pays blanc ?

    Rob5.pngLa couverture montre ce qui paraît être de la neige gelée, celle d’un glacier, qui sait. Il est question au début du livre de l’enfance et de l’adolescence de Bobby, le personnage central hollandais, en particulier de vacances qu’il passe avec ses parents dans la pension d’un village des Alpes autrichiennes : un jour où il tient à être seul, il vit une expérience singulière en s’aventurant sur un sommet enneigé et les premières pentes du glacier. Sans doute éprouve-t-il alors, parmi cette blancheur accentuée par un brouillard épais, combien la mort est en embuscade, combien chaque être est en réalité seul au milieu de ses proches et de l’humanité entière. S’aventurer sur des hauteurs est un motif qui figure déjà dans d’autres œuvres de Rob Verschuren – il peut correspondre à un rite purificateur, à une révélation ou du moins coïncider avec un changement de cap dans la vie d’un personnage.

    Au fil des années, une forme de fatalisme et de résignation va semble-t-il empêcher Bobby de se déployer et de s’épanouir, ceci même s’il finit par créer une agence publicitaire et s’il partage son existence avec quelques compagnes successives. À 55 ans, quitté par la dernière en date et fasciné par la photo d’une Asiatique miraculée d’un tsunami, cet homme désabusé – il ne croit plus au pouvoir du langage, instrument défectueux qui ne saurait rendre compte du réel – vend tout et part pour de bon s’établir dans le pays d’Extrême-Orient où a été pris le cliché en question. Il n’aspire plus à rien si ce n’est à se fondre dans la population de ce qui est encore une dictature communiste. Comme dans Typhon et dans La Fille karaoké, l’essentiel de l’action se déroule dans une ville d’un pays d’Asie qui n’est pas nommé, mais qui présente certaines similitudes avec le Viêtnam. Cependant, étant donné que le protagoniste est cette fois un ressortissant européen, Le Pays blanc reste plus ancré dans la civilisation occidentale, en particulier à travers une critique sociétale bien manifeste, des flash-back sur les origines catholiques de Bobby et nombre d’allusions à la culture littéraire et picturale française, espagnole ou américaine.

    Le recueil de nouvelles de R. Verschuren

    rob verschuren,entretien,roman,pays-bas,viêtnam,peintresBien entendu, le titre s’explique aussi par la page blanche : le personnage tire un trait sur son passé, il recommence une vie à partir de zéro ou du moins y tend. Il tient à se détacher de tout pour ne pas avoir à renoncer à tout, d’une manière toutefois un peu moins désespérée que le prisonnier de la nouvelle « Zor » : « Pour survivre, la stratégie que je me suis inventée, c’est le détachement. Ce qui n’existe pas ne peut pas me toucher. En prison, on devient fou, mais ce n’est pas la prison qui nous rend fou. C’est le passé et le futur. Les regrets et les désirs. Autant de choses que j’ai bannies de ma vie. Seule la cellule et la cour de promenade existent. […] Toutes les journées seront pour moi les mêmes, tout comme une bouteille vide contient la même chose qu’un verre vide. » Ainsi que l’indique une citation empruntée à Albert Camus placée en épigraphe du roman, Bobby se détache du monde en se raccrochant à l’un des épisodes les plus marquants de ses jeunes années. On se retrouve dès lors de plain-pied dans Le Mythe de Sisyphe : « Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Sisyphe heureux, une tournure qui fait se rejoindre Occident et Extrême-Orient, puisque Camus l’a lui-même reprise au philosophe japonais Shūzō Kuki.

     

    R. Rauschenberg, Erased de Kooning Drawing, 1953 (SF MoMA)

    rob verschuren,entretien,roman,pays-bas,viêtnam,peintresRien ne nous empêche par ailleurs de voir en Bobby lui-même, isolé au milieu de quartiers populaires asiatiques – qu’il compare aux labyrinthes et prisons des carceri d'invenzione de Piranèse – et de bidonvilles qui accueillent des déchets tant humains que matériels de toutes sortes, « le pays blanc » qu’il est aux yeux des autochtones. Mais sans doute la formule renvoie-t-elle plus encore à la dimension picturale du roman. Sous maintes formes et une riche palette, la couleur ponctue la prose de Rob Verschuren, plus explicitement dans ce roman que dans les œuvres précédentes. Des noms de peintres apparaissent au fil de la narration (Rothko, Willem de Kooning, Bonard, Picasso, William Bouguereau, Gauguin, Léonard de Vinci…) ; ceux-ci sont mieux à même que les écrivains d’établir un lien direct entre leur cœur et celui d’autrui. Par conséquent, Le Pays blanc ne serait-il pas la toile abstraite que peint Bobby dans sa tête, dans ses rêves, celle qu’il fait en réalité de sa vie ? Ce qui est certain, c’est qu’il entend errer et évoluer dans le nouveau pays où il s’est établi en ayant coupé tous les ponts, « comme dans une peinture abstraite, en suivant la fascination qu’éprouve le spectateur, sans avoir besoin de rien comprendre et sans chercher à nouer des liens si ce n’est avec l’étranger qu’il est pour lui-même ». Et ce pays blanc, ne serait-ce pas aussi la Pietá de Michel-Ange mutilée par un déséquilibré ou, mieux encore, Erased de Kooning drawing, ce dessin de Willem de Kooning représentant des femmes que Robert Rauschenberg passa des semaines à effacer à la gomme ? Effacer les femmes du passé pour, qui sait, un jour, faire mieux que Don Quichotte, en trouvant une Dulcinée non plus seulement imaginaire…

    rob verschuren,entretien,roman,pays-bas,viêtnam,peintresCar, hormis ses souvenirs, Bobby a apporté dans son peu de bagage une tablette contenant les 100 plus grandes œuvres littéraires de l’histoire de la littérature. Ainsi, il se mesure à Don Quichotte, quand bien même sa propre imagination se traduit rarement par des actes ; sachant qu’il ne rivalisera jamais avec le délire de grandeur du chevalier errant, il en vient en fait à se considérer comme un anti Don Quichotte. Cependant, à ces lectures, il préfère bientôt la simple observation des choses : « il ne cherchait jamais à les comprendre, se contentant d’une seconde d’émerveillement ou d’un scintillement de beauté ».

    Ayant fait des études classiques au lycée, Bobby traverse cette existence dont il essaie de s’effacer en revenant parfois, bon gré mal gré, à la mythologie grecque, par le biais de flashs ou dans des rêves – Ulysse apparaît à quelques reprises. Le dernier chapitre s’intitule nostos, autrement dit la douleur du retour d’exil, une sensation de bonheur perdu, une mélancolie qui fait souffrir et soulage à la fois, mais aussi l’arrivée dans un autre pays, l’idée d’un chemin de sortie – un titre qui fait pendant au tout premier volet du livre : « Départ », et qui n’est pas sans rappeler l’insatisfaction permanente du voyageur et écrivain Slauerhoff, toujours désireux de repartir sur les mers en même temps que toujours impatient d’arriver quelque part. Le terme grec résume à lui seul le parcours qu’effectue Bobby dans les dernières pages dont on ne dévoilera rien.

    En apparence, quant à la structure, ce roman présente moins de cohérence que les précédents – le premier tiers se déroulant en Hollande, le reste dans un pays asiatique montagneux couvert pour les trois quarts de jungles. Des personnages apparaissent dont on perd assez vite la trace (les anciennes maîtresses de Bobby ; PT, le jeune chauffeur qui l’aide à se repérer dans la ville côtière où il a choisi de vivre ; la femme à laquelle il donne le nom de Pâle Orchidée…), mais cela correspond probablement à la volonté du protagoniste de lâcher prise, de se libérer de tout en attendant le jour où le destin placera sur son chemin un être ou un événement qui figurera un nouveau nostos, une forme de libération de la prison dans laquelle Bobby – à l’instar de beaucoup de personnages de Rob Verschuren – se sent enfermé.

     

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    Les « femmes-poubelle », c’était une dénomination non seulement dénigrante, mais simpliste. Il en cherchait une témoignant de plus de respect. Professionnelles du recyclage ?... Ça pourrait faire l’affaire.

    Le Pays blanc

     

     

    Quand on énumère les titres des différents chapitres, dont une petite moitié est dans une langue étrangère, affleure un poème :

     

    Départ

    Rothko

    La Baie des Dragons descendus du ciel

    Étranger à soi-même et au monde

    Interludium

    Cherchez la femme

    No woman no cry

    Un homme qui partait au Mexique

    Rosa rosae rosam

    L’homme dans la foule

    Pâle Orchidée

    Une mort qui ne libère pas

    Pietá

    Nostos

     

    La poésie, se dit à un moment Bobby en se remémorant le court poème « Rozelaar » (Rosier) de Paul van Ostaijen :

     

    Zon brandt de rozelaar

    zon brandt de glasscherve

    Kind

    geef acht

    hier liggen      glasscherven,

     

    la poésie a-t-elle les mêmes vertus que la peinture ? parle-t-elle directement au cœur dès lors qu’on en perçoit la beauté ? C’est en tout cas ce que fait la poésie qui traverse la prose de Rob Verschuren, nouvelle après nouvelle, roman après roman.

     

    Daniel Cunin

     

     

    ROB VERSCHUREN-2020.jpg

    Rob Verschuren à Da Lat, 2020.

     

     

     

     

    ENTRETIEN entre VIÊTNAM et PLATS PAYS

     

     

     

    rob verschuren,entretien,roman,viêtnam,peintres,pays-basDaniel Cunin : Pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours, puisque vous n’avez publié vos premiers textes de fiction que vers la soixantaine ? Autrement dit, qu’elle place ont occupé la littérature et l’écriture dans votre vie avant les années 2010 ? Dans la magnifique nouvelle portant sur un oiseau lui aussi superbe – même si son nom français prête à sourire –, « Le chant du shama à croupion blanc » (voir photo), vous mentionnez ainsi quelques écrivains, Conrad et Kerouac, mais aussi Henry de Monfreid. Un déclic s’est-il produit en vous à partir du moment où vous vous êtes établi au Viêtnam ? Et à propos de lecture, où en êtes-vous dans celle des 100 plus grands livres que Bobby, le personnage du Pays blanc, se propose de lire en commençant par le numéro 1 de la liste, à savoir le Don Quichotte ? 

    Rob Verschuren : Au cours de ma vie professionnelle, dans mes fonctions de concepteur-rédacteur ou copywriter, je n’ai cessé d’écrire. Ce n’est certes pas la même chose qu’écrire de la fiction littéraire, mais ce n’est pas non plus totalement différent. Dans les deux cas, il s’agit de formuler, de styliser, de transmettre et communiquer le plus efficacement possible ce que l’on souhaite dire. Ma vie durant, j’ai été par ailleurs un lecteur, non d’abord par pure curiosité littéraire, mais plutôt dans un souci de détente et de distraction en ouvrant le premier livre venu. En dévorant un peu de tout. À partir de 2009, année où je suis parti vivre au Viêtnam, il m’a fallu m’en remettre au book exchange, une activité parallèle des cafés et des boutiques où l’on peut acheter et rapporter des livres – généralement laissés sur place par des routards.

    rob verschuren,entretien,roman,viêtnam,peintres,pays-basC’est de cette façon que je suis tombé sur le roman qui a provoqué le « déclic » dont vous parlez, No Country for Old Men de Cormac McCarthy (Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme). Ce livre a quelque chose qui m’a fait me dire : oui, c’est comme ça qu’il faut procéder. Ce quelque chose ne m’est apparu clairement que plus tard, lorsque j’ai lu d’autres romans – et de bien meilleurs – du même auteur. Un quelque chose que l’on pourrait décrire comme la conséquence ultime du show, don’t tell. Les personnages de McCarthy ne pensent, ne réfléchissent, ne se tracassent jamais devant des vitres embuées ; le narrateur s’abstient radicalement d’expliciter ce qui leur passe par la tête et ce qui se passe dans leur tête. Au lecteur de tout déduire, s’il en a envie, à partir de la seule action et des seuls dialogues. Un critique a fourni une très belle description du style de cet écrivain : « Son refus de concéder à son lecteur le moindre accès privilégié à la pensée des personnages si ce n’est à travers l’évaluation de leurs actions et de leurs propos, se traduit par un réalisme concret qui contraste à merveille avec la poésie intemporelle de leur environnement allégorique et le caractère poignant de leurs destins tout aussi intemporels. »

    J’ai alors décidé : c’est comme ça que je veux écrire. Et cela reste la tâche que je me fixe, même si je ne peux sans doute pas rivaliser avec Cormac McCarthy. Par moments, je laisse mes personnages réfléchir afin que le lecteur ne perde pas le fil de l’histoire. Quant à mon entrée tardive dans la littérature, peut-être m’a-t-il fallu d’abord acquérir une certaine sagesse – ne dit-on pas qu’elle vient avec les années… Je viens de jeter un coup d’œil aux « 100 plus grands romans de tous les temps » – une liste établie par le quotidien The Guardian – et je peux vous dire en tout honneur et en toute conscience que j’en ai lu quinze et ai abandonné la lecture de deux autres en cours de route.

     

    DC : Votre écriture témoigne d’une belle maîtrise de l’art romanesque. À cela s’ajoute une réelle qualité esthétique de votre prose. Ces propriétés résultent-elles chez vous d’un travail de longue haleine, de l’assimilation d’œuvres d’écrivains qui vous ont marqué ou y voyez-vous plutôt un sens inné de la phrase ?

    RV : Polir, polir, polir encore et toujours. Même si, bien entendu, il ne faut pas cracher sur un soupçon de talent inné.

     

    rob verschuren,entretien,roman,viêtnam,peintres,pays-basDC : De l’humour transparaît dans la plupart de vos textes, dès « Schroef » d’ailleurs, la première nouvelle de votre recueil dans laquelle il est beaucoup question d’écrous et de vis en parallèle à des personnages qui perdent un peu les boulons. On découvre même par endroits des scènes vraiment comiques, par exemple lorsqu’il est question du grand-père dans le roman La Fille karaoké. Dans Le Pays blanc, le narrateur dit à propos du protagoniste : « Il avait toujours regardé la gaie défiance et la gaie ironie comme un signe de bonne santé. » Comment jonglez-vous avec ces ingrédients ? Quelle fonction leur accordez-vous ? Puisez-vous ces caractéristiques dans votre personnalité ou plutôt dans le monde qui vous entoure ?

    RV : L’humour est indispensable. Tant dans la vie que dans la littérature. Même dans mes histoires les plus tragiques ou les plus sombres, on relève un brin d’humour. « Un rire et une larme » : si l’on parvient à déclencher les deux chez le lecteur, cela veut dire qu’on s’en est bien tiré. Il convient bien sûr de doser l’humour, il fonctionne particulièrement bien quand il provoque un sourire inopiné venant contrebalancer, par exemple, un passage dominé par la gravité. Les dialogues accueillent aisément l’humour. Mais alors, mieux vaut s’en remettre aux personnages plutôt que de chercher à revêtir soi-même les habits du comique. En ce qui concerne ma propre conception de l’humour, elle coïncide avec celle de Bobby dans Le Pays blanc.

     

    DC : Dans les histoires que vous narrez, on est souvent – comme d’ailleurs dans la plupart des œuvres d’art – entre réalité et univers onirique, les deux se confondant par endroits. Des rêves ou cauchemars qui comprennent certaines données similaires réapparaissent d’un livre à l’autre. Il y a même des pages qui relèvent pour ainsi dire du registre hallucinatoire. Accorder ainsi une place à ce qui, de premier abord, ne parait guère crédible, est-ce une façon de renforcer la puissance suggestive et romanesque ? Autrement dit, à propos de l’artifice de l’art, rejoignez-vous Degas lorsqu’il écrit : « On voit comme on veut voir. C’est faux. Et cette fausseté constitue l’art » ?

    E. Degas, Autoportrait

    rob verschuren,entretien,roman,viêtnam,peintres,pays-basRV : Ce que nous appelons la réalité n’est en effet que notre perception. Je ne connaissais pas la formule de Degas, il dit bien les choses en peu de mots. Mais ce qu’on veut voir n’est pas forcément « faux », on peut tout simplement envisager cela comme « une autre réalité ». En ce qui me concerne, j’écris des histoires réalistes et ce que l’on pourrait appeler des histoires magico-réalistes. Je ne vois aucune différence entre celles-ci et celles-là. Il s’agit là tout au plus de cases dans lesquelles on range les œuvres littéraires. Les choses inconcevables dans la vie réelle se doivent de paraître logiques et crédibles dans une narration. Après tout, pourquoi se limiter au monde que l’on appréhende par nos facultés ? La liberté d’entrer dans des univers qui les dépassent, voilà l’un des aspects les plus fascinants de l’écriture fictionnelle.

     

    DC : Puisqu’il a été question de Degas, un nom que vous mentionnez dans au moins deux de vos œuvres, venons-en aux peintres et aux coloris. Déjà dans « Le mur », votre nouvelle « française » – celle où les vieilles pierres qui ne servent plus d’habitation parlent tout en étant elles-mêmes habitées –, il est question d’un protagoniste peintre ; Bonnard et Monticelli sont mentionnés au passage. Mais au-delà de ces noms, c’est l’aspect pictural concret de certaines de vos pages qui frappe. Est-ce chez l’écrivain en vous l’aspiration ultime : une page d’écriture qui fait pour ainsi figure de toile, de pastel ou d’aquarelle ? 

    RV : J’ai toujours éprouvé une certaine jalousie vis-à-vis des plasticiens, des designers, des directeurs artistiques, etc. Ce qu’ils réalisent me semblait tellement plus passionnant et plus facile que mon badinage sans fin avec les mots. Il ne fait guère de doute que ces derniers pensent tout autrement à ce sujet, et à juste titre. À mon intérêt pour les arts plastiques s’ajoute une autre raison expliquant pourquoi je retiens assez souvent des protagonistes qui pratiquent l’un de ces métiers. J’ai une dent contre les écrivains qui écrivent des romans sur des écrivains. Quand vous entrez dans une boulangerie, le boulanger ne vous casse pas les oreilles à propos de son labeur et de sa sueur devant le four. Il y a certes des exceptions qui valent le détour, mais ces livres sont bien trop nombreux : à mes yeux, s’adonner à cela, c’est opter pour la facilité. Comme je trouve, à l’instar des peintres, qu’il est intéressant de montrer les choses à travers le regard d’un esprit créatif, je me suis rabattu sur une astuce. Commencer sans hésiter une nouvelle ou un roman par une écriture visuelle. Une page qui touche le lecteur aussi directement qu’un tableau, ça c’est quelque chose ! Malheureusement, ce n’est pas possible, car les mots, on les appréhende un par un, ce qui fait que le rationnel s’interpose immanquablement.

     

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    Le meilleur moment pour observer la vie de la rue dans toute son anarchie et ses couleurs, c’était lorsque le soir tombait et que la population locale gagnait les bars en plein air et les restaurants.

    Le Pays blanc

     


    DC
     : Les couleurs, mais aussi les odeurs et les bruits – omniprésents – rehaussent vos pages, souvent dans des descriptions très évocatrices. Ajoutons à cela le cadre « exotique » dans lequel évoluent les personnages ainsi que les petites références mariales qui réapparaissent d’histoire en histoire, et nous avons une prose que la critique de votre pays d’origine, par ailleurs élogieuse, a qualifié de « bien peu hollandaise ». Avez-vous cherché à vous distancier d’une écriture plutôt sobre et d’un cadre « plats pays » qui caractérisent bien des romans paraissant en Hollande ?
     

    RV : Je ne m’oppose pas à cela, mais ce n’est pas mon genre de prose ; les existences dont il est question dans ces romans présentent peu de points communs avec la mienne. J’espère, d’ailleurs, que mes lecteurs goûtent l’exotisme de mes textes comme un aromate, un piment qui ne vient en rien contrarier l’empathie que peuvent susciter mes personnages.

     

    DC : Pour en revenir au petit compte rendu du Pays blanc ci-dessus, roman dans lequel le personnage n’accorde plus guère de valeur à la littérature ni à la langue, si ce n’est peut-être sous la forme du poème, quel rapport entretenez-vous avec ce genre ?

    RV : Je ne suis pas un grand lecteur de poésie, encore moins un connaisseur.

     

    DC : Vous semblez accorder une grande place à la position de la femme en Asie, des femmes souvent exploitées et qui n’ont guère de possibilités d’échapper à leur triste sort – on songe en particulier aux nouvelles « Nouvelle lune », « Douces langues blanches », « Joe »… mais aussi, bien entendu, au roman La Fille karaoké. Est-ce l’un des aspects de ces sociétés qui vous a le plus marqué ?

    Une femme devant le balcon, Mai Trung Thu, 1940

    rob verschuren,entretien,roman,viêtnam,peintres,pays-basRV : Je ne suis pas un écrivain engagé, je n’ai pas de « message » à transmettre. J’écris sur les gens. Bien sûr, ici, les femmes accusent un vrai retard, mais n’est-ce pas le cas partout ? Pour autant, le Viêtnam ne mérite pas d’être critiqué plus que d’autres pays à cet égard, encore moins par un Occidental. Les femmes que je mets en scène, même lorsqu’elles sont des victimes, se révèlent pour la plupart plus fortes que les personnages masculins. Une caractéristique qui ne cesse de me frapper dans la vie réelle.

     

    DC : Une question encore au sujet du Pays blanc. Dans quelques-unes de vos nouvelles émergeait déjà une thématique proche, celle du cinquantenaire occidental qui tourne le dos à son passé pour se réfugier dans un hôtel miteux, quelque part en Asie. Mais il était alors question d’un « je » (par exemple dans les nouvelles « Le singe des mers » et « Joe »). À travers le roman, que l’on ne peut lire sans y déceler certains éléments autobiographiques, avez-vous tenté de vous distancier de votre propre personne en renonçant au « je » pour opter pour un « il » ?

    RV : Interrogé sur la teneur autobiographique de son œuvre, William Burroughs a répondu (je le cite de mémoire) : « 100% autobiographique et 100% fictionnelle ». En tant qu’écrivain, on utilise ce qu’on a sous la main, les expériences personnelles et l’environnement se proposant avant le reste. On est dès lors libre de partir dans n’importe quelle direction. Votre question m’amène à réfléchir à une chose qui ne m’a pas encore vraiment préoccupé. Raconter une histoire à la première ou à la troisième personne du singulier, cela est-il si différent ? Quant à la nature autobiographique, j’entends, ou comme technique de dissimulation. La tendance des lecteurs et des critiques à confondre le « je » et l’écrivain est compréhensible, mais non fondée. Le choix entre « je » et « il/elle » relève pour moi de la technique narrative. La nouvelle « Zeeaap » (Singe des mers) est « vraie » pour ainsi dire du début à la fin. Alors que la seule chose que j’ai en commun avec le « Joe » de la nouvelle éponyme, c’est que j’ai moi aussi enseigné l’anglais pendant un certain temps. En ce qui concerne Le Pays blanc : Bobby ressemble à son créateur, bien qu’il ait de plus en plus suivi sa propre voie au fil du processus d’écriture.

     

    rob verschuren,entretien,roman,viêtnam,peintres,pays-basDC : Pour terminer, pouvez-vous nous éclairer sur les sources d’inspiration de Typhon, en particulier sur cette quête en apparence absurde d’un jeune homme qui, en prenant bien des risques, cherche un sens à sa vie en escaladant les hautes parois d’une grotte cachée sur une île ?

    RV : Nous avons déménagé depuis, mais à l’époque où j’ai écrit le roman Typhon, je voyais, dès que je sortais du jardin, les îles rocheuses de la baie de Nha Trang où les hirondelles font leur nid. Et dans mes jeunes années, j’ai pratiqué l’alpinisme. Voici deux « embryons » de Duc Noir, le personnage en question. Son inclination à se retirer du monde des humains n’est pas non plus étrangère à son créateur.

     

     

     

     

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