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Auteurs néerlandais - Page 17

  • La femme qui pisse

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    Lire une gravure de Rembrandt

     

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    Sans avoir écrit le moindre roman, Benno Barnard (né en 1954) ajoute, avec chaque œuvre qu’il compose en tant que poète, essayiste, dramaturge et diariste, un chapitre à ce qu’il appelle son « roman généalogique ». L’histoire du continent européen ainsi que l’univers britannique occupent une place de choix dans ses ouvrages. Son dernier recueil, publié comme la plupart de ses livres par Atlas Contact, a paru en traduction française sous le titre Le Service de mariage.

     

    Dans ce recueil, Bennno Barnard contemple à travers les yeux de Rembrandt het pissende vrouwtje, gravure qui relève d’un diptyque que conserve la Rembrandthuis d’Amsterdam. Dans « Le banal comme condition du sublime », recension qu’il a consacrée au Service de mariage, Pierre Monastier relève à propos de la verdeur de certaines strophes : « Il y a une crudité étonnante dans ce recueil, de ‘‘pisser’’ et ‘‘lâcher un pet’’ au ‘‘refuge de putes décrépites’’. Cette grivoiserie apparemment provocatrice n’est que le seuil d’une réalité terrifiante, celle de la mort qui tisse une trame transversale pour constituer l’étoffe pleine du poème, à la fois vie et trépas, permanence et effondrement, souffle et cadavre, berceau et tombe. Benno Barnard semble composer un Tombeau poétique familial, dont ‘‘le service de mariage’’ serait le cœur mémoriel : ce quatrième cycle, qui a donné son titre au recueil, s’ouvre par une variation sur la rencontre amoureuse et s’achève par l’échec relatif de tout lyrisme à la lisière de la vieillesse. ‘‘Ça a commencé et ça a pris fin / dans les petites et les grandes heures, / voici longtemps, pas plus tard qu’hier. / […] Entre mes gênes et des ancêtres / au destin de pierre, dont j’ignorais tout, / et qui pourtant sont chez eux dans mes tics’’. »

     

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    La femme qui pisse

     

     

    Ça presse. Tu t’accroupis au pied d’un saule,

    et hop, sans gêne, jupes relevées, tu pisses,

    chat dans une venelle, fredonnant de joie :

     

    les sous-vêtements n’ont pas encore été inventés.

    Moi qui dessine de façon à voir et dessine tout

    ce que je vois, vois ta nature. Moi, Rembrandt,

     

    je chéris (de même que Shakespeare et Mozart)

    le banal comme condition du sublime, disons,

    femme, le terre à terre de ton trou du cul. Voici

     

    qu’au bord d’un ru, dans mon songe, se brise

    la roue du carrosse qui porte une dame. Attente

    interminable, le serviteur est allé quérir du secours.

     

    Peu à peu l’envie se fait geignante ; la dame rougit,

    s’affaisse à l’abri du propice touffu – parachutiste pris

    sous une coulée de jupes –, urine, tourne presque de l’œil.

     

    Pas toi. Toi, tu pisses. Tu es libre. Lâches un pet.

    Et me vois, te délectant, sans une goutte de pudeur

    féminine, à regarder, à travers mes yeux, ta fente

     

    prononcée, les traits de ton jet, ton ventre à nu

    qui a expulsé dix, que dis-je, douze enfants,

    et d’où choit en ce moment un colombin doré

     

    sur le marchepied de Dieu… Allez, d’une poignée

    de feuilles, torche-toi. Redresse-toi vite avant que

    tu ne te fasses bolet anthropomorphe ! Ah, femme !

     

     

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    Benno Barnard, Marché de la Poésie, Paris, 6 juin 2019 (photo Anna. V.) 

     

     

    le poème « Mots enterrés » lu par Jacques Bonnaffé (France Culture)

    le poème « Bob Dylan » lu par Jacques Bonnaffé (France Culture)

    le poème « Sur une tombe caduque » lu par Jacques Bonnaffé



    Benno Barnard, Le Service de mariage, traduction Daniel Cunin, Bègles, Le Castor Astral, 2019, « Les Passeurs d’Inuit ».

     

     

  • La relève batave

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    La revue Nunc au Marché de la Poésie 2019

     

     

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    À l’occasion du récent Marché de la Poésie (5-9 juin) qui accueillait la Hollande, douze poètes des contrées septentrionales se sont produits sur la scène. Dans son n° 47, la revue Nunc a consacré un « Cahier » à cet événement en proposant une petite anthologie des auteurs invités : Simone Atangana Bekono, Benno Barnard, Anneke Brassinga, Tsead Bruinja, Radna FabiasRozalie Hirs, Frank Keizer, Hester Knibbe, Astrid Lampe, K. Michel, Martijn den Ouden et K. Schippers. Parole à quelques-unes de ces voix parmi les plus jeunes…

     

     

    Simone Atangana Bekono

     

     photo : Anna. V.

    Simone-MdlP-2019.jpgNée en 1991, Simone Atangana Bekono a signé en 2017 une première plaquette intitulée hoe de eerste vonken zichtbaar waren (comment les premières étincelles se firent visibles, 2016), publiée en collaboration par Literair Productiehuis Wintertuin et Lebowski Publishers. « Friction » est le cycle qui ouvre cette œuvre (nous en reproduisons ci-dessous le premier poème). Simone se consacre actuellement à l’écriture d’un premier roman.

     

    Friction

     

    I

     

    Je suis née dans une forêt

     

    Je suis née et on a dirigé une lampe sur moi

    derrière moi sur mon linge de naissance est apparue ma silhouette

     

    Ma silhouette a ouvert la bouche, m’a dit :

    « J’existe parce que ton corps existe

    Cronos qui a englouti ses enfants

    sanguinaire ainsi que Goya l’a peint à l’huile sur une toile

    corps méconnaissable

    vorace et détraqué

    ne plongeant aucune racine dans la terre »

    voilà ce avec quoi il m’a fallu faire

     

    J’ai entendu halètements et rires : des bruits concrets, spécifiques

    ma silhouette une silhouette sans caractéristiques spécifiques

    ma silhouette m’appartenant d’une manière incompréhensible

    elle agissait à ma place, n’étant là que quand je la regardais

    n’existant que sur la toile

     

    Des bruits concrets, spécifiques

    je voulais être absorbée dans un système de petites cases à cocher

    je voulais une jouissance virtuelle, sexuelle, dépouillée du politique, être incorporée

    le menton sur le bord du bureau, sur la banquette arrière d’une Tesla

    être écartée du menu déroulant, c’est ça,

    être incorporée

     

    (traduction Daniel Cunin)

      

     

    Tsead Bruinja

     

    products-hingje_net_alle_klean..._web.jpgTsead Bruinja est entré en littérature en privilégiant le frison, langue de sa province d’origine, avant de publier par ailleurs des livres en néerlandais. À ce jour, il est l’auteur de plusieurs recueils dans l’une ou l’autre des deux langues ou encore dans les deux en même temps, par exemple Hingje net alle klean op deselde kapstôk / Hang niet alle kleren aan dezelfde kapstok (N’accroche pas tous les habits au même portemanteau, Afûk, 2018), dont est extrait le poème ci-dessous. D’une relative simplicité formelle, la poésie de Bruinja traduit des préoccupations personnelles ainsi qu’un engagement social. Ce caractère accessible a sans doute contribué à son élection comme « poète national », début 2019.

     

     

    enclos

     

     

    il y a un enclos que j’ai oublié de déplacer

    un navire pour m’emporter loin de cette île

    une roue que je n’ai pas reculée

    pour mettre la chaîne sous tension

     

    une lampe dont je n’ai pas trouvé l’interrupteur

    une chaise où je n’osais pas rester longtemps assis

    une boule de démolition oscillant au bout d’une grande grue

    des rideaux que je garde fermés

     

    il y avait le nom d’un grutier

    qui tel un lièvre fraîchement abattu

    au fond de ma bouche

    au-dessus de ma langue

    devait se mortifier

     

    (traduction Kim Andringa)

     

     

     

    Frank Keizer

     

    photo : Anna. V.

    FrankKeizer-MdlP-2019.jpgAttentif à faire se rejoindre les extrêmes, Frank Keizer (1987) privilégie une poésie à la fois contemporaine et ancrée dans la tradition littéraire. Après avoir publié le chapbook Dear world, fuck off, ik ga golfen (Dear world, fuck off, je vais jouer au golf, 2012), sur le thème du marketing et de la consommation, il fonde avec son compère Maarten van der Graaff le magazine en ligne gratuit Sample Kanon, dans lequel le duo édite des textes néerlandais et étrangers novateurs. En 2015 suit son premier recueil, édité par Polis : Onder normale omstandigheden (Dans des conditions normales). Il évoque la lassitude et le désespoir d’un jeune homme qui, ayant grandi dans les années apolitiques de la fin du XXsiècle, tente de trouver une forme d’engagement. Lief slecht ding (Mauvais machin aimé, 2019), explore cette même veine. Le poème ci-dessous est emprunté à l’œuvre de 2015.

     

     

    j’ai l’impression d’être aux mains de démocrates

    forcenés, gens consciencieux

    comme nous qui travaillent le week-end

    et n’ont pas plus envie que nous

    d’une guerre de tous contre tous

    cela dit je suis à Bruxelles

    où je fais ce qu’il me plaît

    ce pour quoi d’ailleurs on me paie parfois

    la nouvelle idéologie du travail n’est pas malveillante

    la mollesse n’est pas sans conséquences

    exister c’est survivre la sincérité une forme

    de luxe désenchanté

    la gauche est devenue bête

    de plus sans aides européennes

    on ne peut rien du tout

    aussi prépare-t-on des réunions, lesquelles en entraînent une autre

    comment s’organiser les uns les autres ?

    ce que je ne répéterai plus jamais, après quoi je serai libre

    la tempête parfaite c’est une averse

    aux couleurs unifiées de Benetton

      

    (traduction Daniel Cunin)

      

     

    Martijn den Ouden

     

    photo : Anna. V.

    MartijndenOuden-Mdlp62019.jpgNé en 1983 en Hollande-Méridionale, Martijn den Ouden est le fils d’un pasteur. Après des études à la Gerrit Rietveld Academie, il entre en littérature. Il conjugue travail de plasticien et créations poétiques. À ce jour, les éditions Querido ont publié ses trois recueils : Melktanden (Dents de lait, 2010), De beloofde dinsdag (Le mardi promis, 2013) et Een kogelvrije zomer (Un été pare-balles, 2017, couverture ci-dessous) dont est tiré les poème qui suit.

     

     

    ma préférence va aux animaux qui se mangent eux-mêmes

    par exemple le serpent et l’éléphant

     

    ces animaux-là prennent soin d’eux-mêmes

    ces animaux-là s’aiment eux-mêmes

     

    sans ces animaux le monde serait mauvais

    ces animaux sont sacrés

    nous ne pouvons nous passer d’eux

     

    je n’aime pas les animaux qui se mangent eux-mêmes

    à leur insu

     

    prenez le lézard

    il se mange lui-même

    mais ne le sait pas

     

    c’est sot

    c’est obscène

     

    (traduction Daniel Cunin)

     

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  • Fauves des villes - Un croque avec Brodsky

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    Gerry van der Linden et la déchirure

     

     

    Les éditions Caractères viennent de publier une anthologie des poèmes de Gerry van der Linden. Cette sélection, réalisée par le traducteur Daniel Cunin et intitulée Fauves des villes suivi de Un croque avec Brodsky, reprend quelques textes publiés entre 1990 et 2004 dans six recueils différents, ainsi qu’un choix plus large des quatre derniers titres.

     

    Nous traversons ainsi la carrière de l’écrivaine néerlandaise, traçant au cœur de son œuvre des lignes tantôt évidentes, tantôt insoupçonnées. La question de l’écriture, cruciale pour tout poète, se déploie dans des écrits assez courts et incisifs, nés d’un étonnement devant l’anodin: « L’émerveillement, tel est le fondement du poème, écrit-elle. S’émerveiller encore et toujours, surtout des choses les plus banales. […] Pour moi, la poésie se tient au cœur de la vie. »

    Le poème est l’expression visible du quotidien, la parole qui revêt l’indicible des relations humaines, parmi les vivants et par-delà la mort - tel cet amant que la poète connut et qui mourut jeune. L’anecdotique fait mots n’est pas une originalité poétique. Mais Gerry van der Linden confère à la langue un statut qui s’enracine dans des origines mythologiques, et plus précisément bibliques.

    « Le poème est la parole imperceptible qui, en images, rythmes et sonorités, aborde l’invisible. Quand il touche à l’essentiel, il libère un espace par lequel il s’échappe. Reste au lecteur à l’attraper. » Toucher « à » l’essentiel. Une simple préposition qui indique que le poème n’est pas en soi cet essentiel mais s’y appose, le revêt tel un manteau. L’image du vêtement est omniprésente dans les poèmes qui nous sont proposés, pour définir à la fois la parure qui voile et la vocation propre à chaque être. Tel le prophète Élie, le manteau voile une puissance qui habite au cœur de toute réalité humaine, sensible et spirituelle. Il y a ainsi comme une attente perpétuelle du déchirement.

     

    Alors la douleur

    est déchirement de la doublure

    alors le temps est déchirement de la doublure.

     

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    Le déchirement même devient l’acte d’habitation. Il n’est plus possible de vivre confortablement, de se laisser porter passivement par les événements: le poète ne peut que vivre au-delà de la déchirure. S’il est enclin à la routine - « Il n’y a rien de pire qu’une âme habituée », disait Charles Péguy en son temps -, l’amour comme la mort se chargent de le conduire à l’endroit de la faille.

     

    L’amour n’est pas une vie, pas une mort

    il tire sur les ourlets

    de tes plus beaux habits, en déchire

    la doublure soyeuse.

    Être déchiré, pour advenir enfin. Il n’y a dès lors rien à quoi se raccrocher, pas même la ville dont la chaussée - vêtement de bitume - se déchire à son tour. Seul l’enfant traverse encore régulièrement le poème comme une espérance diffuse, tandis que l’adulte ne peut que reconnaître son impuissance existentielle, condition nécessaire pour appréhender un peu de cette lumière d’après la chute, d’après le sommeil.

     

    L’homme crée

    à partir d’une mare d’incapacité

    une chose magnifique.

     


    documentaire en français sur J. Brodsky

     

    La dernière partie de l’anthologie est un hommage au poète russe Joseph Brodsky (1940-1996). Gerry van der Linden l’a rencontré alors qu’il séjournait aux Pays-Bas, à la fin des années 1980. Ce court cycle est probablement l’un des plus aboutis, Joseph Brodsky achevant en lui-même ce que porte Gerry van der Linden dans sa poésie : le sommeil interminable, la possibilité de toute enfance, et ce manteau, encore et toujours, qui fait désormais corps avec l’homme.

     

    C’était un homme de manteau et de boutons

    déboutonné, à temps

    il a cherché

    du tissé dans le Temps.

     

    Extrait d'un article de Pierre Monastier publié ici

     

     

    Joseph Brodsky-Manuscrit1- Lettre à Gerry.jpg

    carte postale de Joseph Brodsky à Gerry van der Linden

     

     

    Dans l’avion de Vienne, banni, 1972

     

     

    Il jette une pièce en l’air, la plaque

    sur le dos de sa main

    promesse, gravité

     

    entend les imperméables :

    – lui, loin du temps –

    y passera pas dans l’Histoire

     

    (viendrait-il à le croire).

     

    Dans les rues, le réduit au silence

    à la pelle.

     

    Au loin, un visage au sourire

    d’une intensité d’éclairs.

     

    C’est un jour comme tous les autres jours,

    lui s’envole de son pays

     

    sa valise pleine à craquer de liberté

    les impers ne le saluent pas

     

    il jette une pièce en l’air

    le ciel reste vide.

     

     

    extrait de GERRY VAN DER LINDEN
    Fauves des villes suivi de Un croque avec Brodsky,
    traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Caractères, Paris, 2019.

     

     

    L’écriture de Gerry van der Linden est une approche à la fois ludique et passionnée de la langue, un œil attentif pour l’absurdité de notre vie quotidienne, une préférence thématique pour les voyages, l’amour et la famille. « J’écris des poèmes en regardant autour de moi, explique-t-elle. Ce qui se passe autour de moi et au-delà me donne une idée, une pensée, une question, parfois un sentiment de malaise et d’angoisse. Je dois en faire quelque chose. Je dois respirer pour vivre. C’est un besoin de capturer et de montrer l’essence de tout et de rien dans son propre univers. Un univers que j’adapte continuellement à ma propre personne et que j’étends par une sorte de langage qui est souvent en contradiction avec l’expérience concrète ». L’auteure se fie uniquement à ses mots, à son sens de l’humour, pour décrire, mais aussi pour apprivoiser le monde qui l’entoure.

     

     

     

  • Panorama 1938

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    Un demi-siècle

    de littérature néerlandaise

     

     

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    La langue hollandaise est un dialecte de matelots capable seulement d’exprimer les choses les plus vulgaires et les plus banales.

    Heinrich von Treitschke

     

     

    Le 21 novembre 1937, le critique et traducteur P.-G. Martin invitait le lecteur du quotidien français Le Temps à survoler cinquante ans de littérature néerlandaise. Pour ce faire, il s’inspirait essentiellement du Panorama de la littérature hollandaise contemporaine, ouvrage à paraître au Sagittaire, anciennes éditions Kra.

    J. Tielrooy (coll° Université d’Amsterdam)

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsL’auteur du volume de 190 pages en question – dont on sait qu’un exemplaire a été remis en main propre à Thomas Mann lors du séjour qu’il effectua à La Haye en juillet 1939 –, Johannes Tielrooy (1886-1953), était un critique libre-penseur curieux de théologie et de métaphysique, un comparatiste réputé, grand amateur de théâtre et de l’œuvre d’Anatole France. On connaît un cliché le représentant costumé chez lui, en août 1944, en train d’interpréter en compagnie du juriste Henk Hoetink (1900-1963) une adaptation de la nouvelle « Le procurateur de Judée ». Tielrooy apparaît comme un homme bien établi dans la société de son temps – après 1945, à la tête du mensuel culturel Apollo et membre en vue du PEN club, il fera même figure de mandarin des lettres, –, comme un érudit éclectique n’ayant jamais tout à fait renoncé à ses ambitions de poète.

    Sans cesser de suivre la vie littéraire européenne, cet insulaire – il est né à Texel – a accompli une partie de sa carrière d’enseignant dans l’archipel qu’on appelait alors les Indes néerlandaises. Là, il a préparé un livre sur Chateaubriand (publié en 1936) en mettant beaucoup de lui-même dans le portrait psychologique qu’il dresse du vicomte ; sa nature et ses goûts – il admirait entre autres Victor Hugo et Voltaire (la mort l’a empêché de terminer l’important essai qu’il consacrait à ce dernier) – le portaient à analyser des textes de facture « classique » plutôt que la production de l’avant-garde.

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    Porté à écrire sur mille sujets tant artistiques que scientifiques, tant néerlandais que français – jeune homme, il a travaillé dans une banque parisienne et suivi des études à la Sorbonne –, il est toutefois revenu à plusieurs reprises sur ses sujets de prédilection, en particulier Maurice Barrès (un livre en 1918 … et son ultime article paru le mois de sa mort), homme dans lequel il aimait à se reconnaître, ou encore son compatriote Busken Huet (que d’aucuns ont surnommé le Sainte-Beuve hollandais) auquel il a consacré une thèse en français, soutenue en Sorbonne : Conrad Busken Huet et la littérature française (1923).

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsSa grande étude (1948) sur Ernest Renan – dont il a traduit en 1945 Qu’est-ce qu’une nation – est elle aussi disponible en français : Ernest Renan, sa vie et ses œuvres (trad. Louis Laurent, préf. René Lalou, Mercure de France, 1958). Citons encore un ouvrage en néerlandais consacré à la pensée de Maeterlinck (1941), une longue étude sur Racine (1951), des articles portant sur Proust, Paul Valéry, Taine, Jules Romains, etc. Et, dans notre langue : « Le renouveau des études chateaubrianesques », « Rimbaud et les frères Van Eyck », « Déterminisme et personnalité en histoire littéraire », « La Hollande et l’Indonésie », « La littérature néerlandaise moderne dans ses rapports avec les beaux-arts », « La notion de pureté en poésie », une préface à Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu de J. Huizinga (trad. Cécile Seresia, Gallimard, 1951)… Sa traduction des Quinze joies de mariage semble être restée, comme d’autres, à l’état de manuscrit.

    Moins d’un an après la parution de son Panorama de la littérature hollandaise, J. Tielrooy entrait en fonctions, à l’Université d’Amsterdam, comme professeur de littérature française en prononçant un discours intitulé « De l’art pour l’art à la poésie pure », occasion pour lui d’insister sur la portée philosophique de la poésie, laquelle ne saurait se limiter à une simple visée esthétique. Baudelaire, Mallarmé, Paul Valéry et Henri Brémond ont, selon lui, approfondi la notion de l’art pour l’art ; peu suspect de sympathie pour le clergé, l’humaniste hollandais appuie la thèse développée par l’abbé, historien du sentiment religieux dans la littérature, qui rapproche poésie et contemplation unifiante, poésie et catharsis au sens aristotélicien du terme, qui accorde autrement dit une grande importance à la vie de l’âme dans la création poétique. Quant à savoir si la vérité telle que la poésie nous la révèle relève du surnaturel, la question reste, pour ce grand ami hollandais de Georges Duhamel, posée.

    rabat gauche de Panorama

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsJohannes Bernardus Tielrooy a correspondu avec nombre d’écrivains, d’artistes, d’intellectuels et de savants français, belges et hollandais – mentionnons Henri Barbusse, Maurice Barrés, Henry de Montherlant, Paul Hazard, Charles Gide, Gustave Cohen (dont Tielrooy a suivi les cours à l’Université d’Amsterdam avant la Grande Guerre), Jean Cassou, André Suarès, Bernard Grasset, François Mauriac, André Germain, Pierre-Louis Flouquet, Franz Hellens, Lya Berger, Maurice Maeterlinck, Paul Fort, Louis de Bourbon, Claude Aveline, Jean Guéhenno, Sadi de Gorter, Patrice de la Tour du Pin, André Chamson, Luc Durtain, Ferdinand Brunot, René Lalou, Paul Valéry, Alexandre Mercereau… Les Décades de Pontigny l’ont accueilli à plusieurs reprises. L’estime dont il a joui en France transparaît par exemple dans sa présence dans le numéro de la NRF publié en hommage à Jacques Rivière (01-04-1925) ou dans l’invitation que lui adressa l’Institut français de Londres à prononcer, en mai 1936, une conférence sur « La littérature néerlandaise au XIXe siècle ». Autre lien avec les milieux artistiques français : le peintre Georges Sabbagh, auquel Tielrooy a consacré un article en 1920, a fait un portrait de lui, lui qui, au fil de quarante ans d’écriture, aura de son côté portraituré, souvent avec le souci du détail, nombre d’écrivains.

    rabat droit de Panorama

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsDans le quotidien Het Vaderland (3 juillet 1938), Menno ter Braak a consacré un long papier au Panorama de la littérature hollandaise contemporaine, livre qui garde, pour des raisons purement pratiques, le silence sur les lettres des Flandre ; le célèbre essayiste en salue les qualités synthétiques ainsi que l’impartialité même si, à ses yeux, Tielrooy pousse sans doute celle-ci un peu trop loin et même si elle correspond un peu trop à sa personnalité consensuelle. Grand ami de Ter Braak – et de Malraux –, Eddy du Perron a lui aussi livré son avis sur le Panorama. Présenter les lettres bataves à Paris, c’est un peu, nous dit-il, comme « présenter l’art de la Béotie à Athènes » ; au fond, ce sont surtout des Néerlandais qui vont tirer plaisir de cette lecture puisqu’aucun Français n’est en mesure d’entrer dans les œuvres dont il est question – hormis bien entendu les rares traduites. Et Du Perron de continuer sur le même ton, raillant notre façon de prononcer les patronymes de ses compatriotes : à Paris, le romancier Van Schendel ne devient-il pas « le grand écrivain Van Chandelle » ? Au demeurant, il reconnaît la valeur de l’ouvrage même si J. Tielrooy n’a pas accordé au romancier P.A. Daum la place qui lui revient dans le domaine de la littérature coloniale.

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsLa première épouse de Tielrooy, Jacoba de Gruyter, a publié elle aussi en français : Kabar Anghinn, Impressions de Java et de Bali, (présentation Luc Durtain, croquis Adolf Breetvelt, Les Œuvres représentatives, 1932) ainsi, semble-t-il, qu’un manuel intitulé Marianne ou le français par enchantement, sans oublier des articles sur la poésie hollandaise dans YGGDRASILL. Bulletin Mensuel de la Poésie en France et à l’Étranger, par exemple dans le n° 10 du 25 février 1937. Lya Berger a tenu à encourager son œuvre de poète en donnant, dans Les Femmes poètes de la Hollande, une de ses pièces en traduction (« Pénétration »). Quant à la seconde épouse de l’homme de lettres, Henriëtte Rosalie (Hetty) Bottenheim (1890-1981), elle a traduit en néerlandais La Pharisienne de François Mauriac sous le titre Een voortreffelijke vrouw (1947) ; elle a par ailleurs rendu hommage à son mari en favorisant l’édition de Verkenningen in het land der literatuur (1954), un volume qui réunit des essais du défunt.

    L’article de P.-G. Martin reproduit plus bas n’est certes pas exempt d’imprécisions, de clichés, voire de lapalissades, et de jugements un peu rapides ; il a cependant le mérite de relever quelques courants et noms qui ont marqué pour de bon l’histoire littéraire des Pays-Bas. Il commence là où s’arrête l’introduction rédigée par Tielrooy :

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    Du sérieux essayiste Johannes Tielrooy...

    à la badine romancière Élise Tielrooy 

     

      

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    La littérature néerlandaise est mal connue à l’étranger, et particulièrement en France, pour plusieurs raisons : d’abord, la langue néerlandaise n’est pas très répandue dans le monde, ensuite et surtout, la littérature ne constitue pas un des traits principaux du génie hollandais.

    Dans ce pays d’artistes et de grands peintres, où, précisément à l’époque actuelle, des conservateurs de musée extrêmement actifs s’efforcent de faire dériver l’attention du grand public vers les arts plastiques, la littérature n’occupe pas la place qu’elle devrait avoir.

    La république des lettres constitue un monde un peu à part, s’enferme parfois dans une tour d’ivoire peu accessible au grand public hollandais. Ce peuple réaliste, peu littéraire, doué d’une imagination modérée, n’apprécie pas toujours la bonne littérature et bien souvent, aux Pays-Bas, ce ne sont pas les meilleures œuvres qui obtiennent les plus grands tirages.

    Il y a pourtant aux Pays-Bas une littérature extrêmement riche et importante, qui s’est développée surtout depuis une cinquantaine d’années. C’est le développement de cette littérature que nous allons voir sommairement dans les paragraphes suivants.

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    La rénovation de 1880

     

    Dans le courant du dix-neuvième siècle, la littérature néerlandaise était conventionnelle, moralisatrice, piétiste, dénuée d’envergure. Vers 1880, une équipe de jeunes poètes remarquablement doués entreprit de réagir contre cet état de choses, de lutter contre la rhétorique et les sentiments creux, de proclamer le triomphe de la beauté sur le banal et le conventionnel. Sous l’influence de ces hommes enthousiastes, une véritable rénovation se produisit : la littérature s’éveilla après un long engourdissement. Avec, comme porte-drapeau, une revue, De Nieuwe Gids (le Nouveau Guide), une lutte pour la beauté s’engagea victorieusement contre les anciens pontifes, champions de la morale, et eut pour résultat un renouveau éclatant de la poésie. L’un de ces jeunes poètes put dire fièrement, bien longtemps après, qu’ils avaient donné aux Pays-Bas une littérature comparable à la littérature de l’étranger. Des influences étrangères, il est vrai, se faisaient sentir dans ce mouvement, et en premier lieu celle du naturalisme français, celle aussi du romantisme lyrique des poètes anglais, Shelley, Keats, plus tard celle de Maeterlinck. Influences contradictoires, on le voit. Et il est bien vrai que les conceptions de la beauté peuvent être diverses et souvent opposées.

    F. van Eeden, Le Petit Jean, avant-propos Romain Rolland, 1921

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyUn mouvement tel que celui-là, proclamant l’art pour l’art, ayant une conception individualiste de la vie, pouvait rester uni tant qu’il s’agissait de lutter pour la nature et la beauté contre un protestantisme conventionnel et étroitement religieux.

    Mais il fallait aller de l’avant, et c’est alors que, dans cette lutte des idées, les tendances s’affrontèrent : Shelley ou Zola, il fallait choisir ou se séparer. On s’en aperçut bien vite ; l’un des plus grands d’entre eux, Lodewijk van Deyssel, allait rester fidèle au naturalisme, mais il ne se séparait pas de son ami Willem Kloos, grand poète lyrique, et remplaçait plus tard dans ses préférences Zola par Maeterlinck. Pour ces deux-là, la beauté est une conception purement sensuelle. Mais pour un Frederik van Eeden, admirateur de Schelley, devenu moraliste et finalement catholique, la beauté « emblème de l’essence divine », ne faisait qu’un avec la bonté. Pour un A. Verwey, esprit didactique et au fond teinté de calvinisme, qui allait fonder une revue, De Beweging (Le Mouvement, 1905), et devenir historien littéraire et religieux, la beauté devait servir la vérité, diriger et consoler les hommes dans leur souffrance : le naturalisme excessif de Van Deyssel était, pour lui, haïssable.


    Les obsèques de L. van Deyssel et des images de son 85e anniversaire

    (on reconnaît A. van Duinkerken, Godfried Bomans et A. Roland Holst)

     

    D’autres, appartenant au même mouvement, allaient suivre leur propre chemin : L. Coupérus, essayiste, grand romancier, auteur d’esquisses historiques et de romans psychologiques de haute classe, obéit souvent, dans ses descriptions, à une nature sensuelle et à une vitalité éclatante. Jacobus van Looy décrit la beauté des choses, suit tranquillement sa route, « les yeux remplis de rêve ».

    Le peintre et écrivain J. van Looy, Autoportrait, 1896

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyAu contraire, Herman Robbers fait consciencieusement et avec netteté le portrait des gens qui l’entourent, de la petite bourgeoisie ; Johan de Meester, auteur d’une œuvre considérable et diverse, pénétré d’un idéalisme romantique allié à une ardeur inépuisable, souffre de la contradiction entre la simplicité joyeuse de la vie rustique telle qu’elle devrait être, et la réalité des convenances bornées et étroites observées au village. Is. Querido, puissant et dénué de sobriété, a un énorme talent de description (auteur d’une étude sur un quartier populaire d’Amsterdam, le Jordaan, traduit en français).

    À ceux-là, il faut ajouter Herman Heyermans, grand auteur dramatique, dans le théâtre extrêmement pauvre qu’est le théâtre hollandais ; il écrivit des pièces naturalistes à tendances nettement socialistes qui eurent un succès considérable

     

    L’Écho d’Alger, 14 juillet 1938

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    Vingt ans avant la guerre

     

    Après 1895, les tendances déjà opposées continuèrent à s’éloigner les unes des autres. De nouvelles générations arrivent en scène. On voit s’affirmer une tendance néoromantique, avec le poète lyrique P.C. Boutens, impressionniste raffiné ; J.H. Léopold, grand lyrique, sensible, sensuel et areligieux. Ceux-là cherchent à s’enfuir de la matière, de la réalité : on trouve ici la nostalgie des peuples du Nord, le désir de chercher le bonheur et de fuir anywhere out of the world. Même nostalgie chez le grand romancier A. van Schendel qui, dans une prose lyrique au style précieux et complètement dénuée de mysticisme, épuise le thème de l’évasion dans un au-delà merveilleux, décrit un monde de fantaisie et de rêve. Beaucoup plus tard, il est vrai, cet écrivain a sensiblement changé sa manière et, par exemple, dans un Drame hollandais (1935), a décrit des scènes se rapprochant d’une réalité parfois assez tragique. P.H. van Moerkerken, esprit élégiaque, satirique et sceptique, a écrit une série historique considérable, de laquelle se dégage une philosophie amèrement idéaliste. N. van Suchtelen, pacifiste, dont certaines œuvres furent traduites en français, témoigne dans ses livres d’un idéalisme peut-être légèrement mièvre et sentimental.

    Le poète P.C. Boutens

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyLe culte de la beauté devait mener quelques-uns d’entre eux dans une direction nouvelle ; pour ceux-là, « la beauté, c’était la fraternité des hommes ». L’individualisme sensuel et d’apparence aristocratique de Van Deyssel ne les avait pas satisfaits. Contre le Nouveau guide, ils avaient fondé De Nieuwe Tijd (le Temps nouveau). Ils avaient foi dans le socialisme, confiance dans une humanité plus heureuse. Gorter, Van der Goes et surtout Mme Henriette Roland Holst, marxistes ardents, se sont occupés des « masses » avant l’heure ; ils ont certainement préparé l’évolution des idées qui devaient amener après la guerre l’amélioration considérable du sort du prolétariat : Mme Roland Holst, en particulier, est un talent lyrique et puissant, plein de contradictions, tour à tour femme recherchant le silence, l’isolement, les joies de la famille, et militante endurcie aux luttes du communisme, admiratrice de la Russie nouvelle.

    Mais, aux Pays-Bas non plus, le naturalisme n’était pas mort, et on allait le retrouver dans certains romans féminins. Trait caractéristique de la civilisation hollandaise, la littérature féminine est très abondante : des dames hollandaises qui ont connu dans leur vie certaines expériences, en font un livre, et, de la littérature, un métier. Elles nous apprennent, dans des récits aux détails exubérants, tout ce qu’il peut y avoir de fadeur dans un certain naturalisme. Cette littérature bourgeoise trouve un grand nombre de lecteurs. Parmi les romans de Mme I. Boudier Bakker, écrivain de grand talent, l’un des moins bons a connu un énorme tirage. Mme J. van Ammers-Küller développe des thèmes assez simplistes sur la famille, dans des romans extrêmement recherchés du public.

    Ina Boudier-Bakker, Journal 1940-1945

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyLa génération apparaissant vers 1910, dans cette douceur de vivre qui caractérise l’époque de l'immédiat avant-guerre, marque un triomphe de la poésie : beaucoup de poètes, d’essayistes, peu de romanciers. Dans cette génération, J.I. de Haan est un poète lyrique émouvant, G. Gossaert un poète éloquent, au style oratoire, Van Eyck, mystique, et J.C. Bloem, lyrique, A. Roland Holst, un poète à l’inspiration nordique, avec le goût et la nostalgie de l’au-delà. À côté d’eux, J. Greshoff est un poète lyrique et amusant, un essayiste plein de bon sens et d’une intelligence objective. J.W.F. Werumeus Buning a écrit des ballades très populaires ; M. Nijhoff crie le doute d’un homme déchiré dans le conflit entre la chair et l’esprit. V.E. van Vriesland est un excellent poète doublé d'un critique. Parmi les essayistes, Just Havelaar, humaniste idéaliste, pris entre deux générations opposées, devait fonder en 1920 la revue De Stem (la Voix), avec D. Coster. Ces deux humanistes, défenseurs d’une éthique particulière, cherchant à allier bonté et beauté, ont exercé une grande influence sur la jeune littérature en luttant de leur mieux contre un individualisme d’esthètes démodés et un matérialisme envahissant. Un autre essayiste de cette époque est le professeur Huizinga, très connu aussi à l’étranger par ses travaux historiques. Parmi les romanciers de cette génération, R. van Genderen Stort se distingue particulièrement par une langue très pure.

     

    De Tijd, 16/12/1938

    À l’occasion de l’inauguration du Collège néerlandais, allusion, par G. Cohen, au livre de Tielrooy et à la traduction d’un roman de J. de Meester qui cherche encore un éditeur

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    L’après-guerre

     

    On a beaucoup épilogué en Hollande sur la question de l’influence de la guerre sur la littérature. Les anciennes générations ont continué comme si de rien n’était : il est vrai, des survivants de 1880, plusieurs se sont tus prématurément, les autres, nous l’avons vu, se sont adonnés aux problèmes politiques et sociaux. De sorte que le mouvement a fini par disparaître dans les sables du désert. Mais la guerre n’a pas modifié l’attitude intellectuelle de leurs successeurs, par plus qu'elle n’a modifié le goût littéraire du grand public, fidèle aux poncifs éprouvés et bourgeois. La brisure, si brisure il y a, apparaît avec la génération née vers 1900 ; cette génération souvent cynique, méprise la tradition, a une aversion profonde pour le faux esthétisme, un goût certain pour la concision, de l’avidité et un grand désir de jouir et d’arriver rapidement.

    J. Greshoff, Bric à Brac, 1957

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyElle a de sa propre valeur une conscience peu ordinaire, elle a une énorme confiance en elle-même, elle est dénuée du sens des proportions. Elle a subi l’influence de cette Allemagne malsaine de la période d’inflation, elle est sportive, elle a l’âge de la radio, de l’aviation, du cinéma, de la vitesse. Sans indulgence pour ses anciens qu’elle ignore souvent, elle veut arriver vite, mais elle se heurte à des pontifes encore jeunes qui tiennent les places, à l’incompréhension d’un public traditionaliste. D’où des chapelles, des querelles, l’apparence d'un « panier de crabes » pour un public étonné et réticent.

    C’est ainsi que les « vitalistes » prônent l’instinct, le « werden » (le devenir) ; ils mettent la vie au-dessus de l’intellect : H. Marsman (né en 1899), le plus représentatif d’entre eux, poète, critique, romancier, au talent très varié, est plein de véhémence à ses débuts, mais semble s’assagir par la suite. Parmi les romantiques, J.C. van Schagen est un poète panthéiste plein de talent, H. de Vries écrit des poésies lugubres et cauchemardesques ; surtout J. Slauerhoff, mort récemment, très grand poète lyrique, prosateur extrêmement curieux, triste et mécontent de la vie, a donné avec une imagination puissante des relations de ses voyages en Chine. A den Doolaard, rempli d’un romantisme assez superficiel, journaliste, poète, romancier, a écrit des impressions de voyage romancées et intéressantes. A. Helman, créole des Indes Occidentales, est un bon prosateur romantique qui sait évoquer la vie de ces colonies. Il est curieux de constater que ce pays de marins et de colonisateurs n’a pas une grande littérature coloniale et maritime. Seuls ont abordé la question coloniale Couperus, et surtout autrefois Multatuli avec sou Max Havelaar (1859), ouvrage animé d’un grand souffle humanitaire et qui eut un profond retentissement. Actuellement, seule Mme Székely-Lulofs consacre aux problèmes coloniaux des romans consciencieux. Un autre romancier d’aventures, J. Fabricius, a remporté de grands succès en Hollande et à l’étranger.

    Johan Fabricius, Boung le métis, 1957

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyLa littérature régionaliste connaît une vogue avec A. Coolen, catholique de sentiments plus que d’idées, près de la nature, décrivant pathétiquement des scènes du Brabant et de la Frise ; avec H. de Man, cas curieux d’un israélite écrivant des romans paysans.

    Dans un pays comme la Hollande, citadelle de la bourgeoisie contre laquelle les diverses mystiques viennent se briser, on ne trouve guère chez les jeunes générations l’inquiétude sociale qu’on rencontre ailleurs. Après l’évolution sociale qui s’est effectuée il y a vingt ans dans la tranquillité, la littérature sociale actuelle sonne un peu faux : W. van Iependael est un bon poète socialiste, M. Dekker et surtout Jef Last, le compagnon de Gide en Russie, propagandiste et militant communiste, sont des romanciers de talent.

    Parallèlement à la nouvelle prospérité des provinces catholiques du sud, provenant de l’industrialisation, il y a actuellement – fait nouveau – une littérature catholique très vivante représentée par un groupe d’écrivains remarquablement doués : entre autres, Jan Engelman, poète de talent, esthète d’inspiration souvent païenne, catholique plutôt par ses professions de foi que par son attitude, A. van Duinkerken, chef d’école, excellent poète, essayiste, apologète plein d’éloquence, représentant les tendances de la démocratie catholique.

    En face de cette riche littérature catholique, une littérature protestante qui fait assez piètre figure : on constate, après les attaques de 1880, un renouveau du piétisme, des manifestations littéraires très religieuses, très inspirées de la Bible, de la Rédemption, etc. Ce mouvement est peu florissant et ne rencontre pas de succès auprès du public incroyant.

    Dirk Coster (1887-1956)

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyDe Havelaar et Coster dérive une importante littérature humaniste : de nombreux essayistes, parmi lesquels le plus important, A. Donker, excellent poète lyrique, romancier, critique, ayant une conception idéale de l’homme.

    Il faut placer à part les « paganistes », sceptiques à l’égard de la religion, ayant pris position pour la prose contre la poésie, pour la personnalité, la psychologie, contre la forme, l’esthétisme ; ils opposent aux moralistes doucereux un idéal de dureté. Parmi les plus connus, S. Vestdijk, excellent psychologue empreint de freudisme et de sexualité ; E. du Perron, poète, essayiste, assez véhément, quelquefois injuste, et surtout, Menno ter Braak, journaliste notoire, essayiste devenu anticlérical après avoir abandonné le protestantisme, subit une certaine influence de Nietzche, analyse le concept de la beauté qu’il nie, au fond, comme il nie l’existence de l’esprit. C'est lui qui a placé l’idéal de ce groupe dans une conception assez inattendue de « l’honnête homme » au sens du dix-septième siècle. Considérant que la littérature hollandaise, d’après eux, est trop provinciale, ces écrivains veulent, comme leurs précurseurs de 1880, faire atteindre à cette littérature un niveau européen. En quoi, dans ce tourbillon d’idées qui caractérise la littérature hollandaise, l’idéal de 1937 finit, après bien des détours, par être le même que celui de 1880.

     

    P.-G. Martin

     

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  • La porte

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    À propos du poète

    Bert Schierbeek

    (1918-1996)

     

    pour Sami 

     

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    Pour Bert Schierbeek – Lambertus Roelof étant ses vrais prénoms –, né à un jet de pierre de la frontière allemande, il était important qu’un enfant pût grandir à la campagne au milieu de la nature : « La province est délicieuse pour eux, pourvu qu’ils veillent à s’en échapper plus tard comme l’éclair. » Dans les années trente, avant de gagner de fait la capitale, le jeune homme découvre La Condition humaine de Malraux. Durant la guerre, il est résistant. Et juste après la Libération, il publie un livre sur cette expérience : Terreur tegen terreur (Terreur contre terreur). Cinq ans plus tard, il trouve son style. Tandis que des Vijftigers (poètes des années cinquante ou poètes néerlandais de CoBrA), par exemple Remco Campert et Rudy Kousbroek, publient des revues comme Braak (Friche) et que les poètes et peintres de l’« Experimentele Groep Holland » s’affichent au Stedelijk Museum d’Amsterdam, lui innove en écrivant Het boek Ik (Le Livre Je), premier vrai roman expérimental hollandais. L’auteur jette un filet sur l’océan entier afin que rien ne lui échappe.

    Schierbeek1.pngL’essayiste Anthony Mertens évoque à ce propos la suppression de toute frontière entre le « je » et le monde extérieur, entre la forme et l’informe, la prose et la poésie, la philosophie et la littérature, le dedans et le dehors, la grande littérature et la littérature populaire, entre les différentes cultures. Bien que d’une certaine façon isolé dans sa quête, Bert Schierbeek a été l’une des figures à la base du mouvement des années cinquante. Il a travaillé avec nombre d’artistes dont Karel Appel et Lucebert et a abordé en réalité tous les autres genres : essai, pièce télévisuelle, pièce de théâtre, libretto…

     

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    Plus d’un quart de siècle après le « choc » de Het boek Ik, il devait surprendre son monde en éditant coup sur coup plusieurs autres « romans-poèmes » : Weerwerk [dont William Jay Smith a pu dire en présentant la traduction anglaise Keeping it Up : « With a storyteller’s gift, combined with a poet’s precision and a painter’s eye, Bert Schierbeek has created his “compositional” novels, of which Keeping it Up is a fine example, a hybrid genre that is unique and effective. If he were writing in one of the world’s major languages instead of his native Dutch, his work would surely long ago have reached the large international audience that it desserves »] où l’on voit la campagne se défendre contre la société urbaine, Betrekkingen (Relations) qui met en valeur les rapports entre campagne et ville, Binnenwerk (Travail d’intérieur) qui déplace cette dialectique vers le domaine de la réflexion, et enfin Door het oog van de wind (Par le chas du vent), qui se concentre sur la thématique écologique (à Formentera). Des œuvres auxquelles se rattachent d’ailleurs les recueils de poésie proprement dit au point que l’on peut avancer que Bert Schierbeek n’a cessé, comme bien des écrivains majeurs, d’écrire le même livre. Non sans rechigner à conférer à certains de ses confrères, par le recours à des citations, une place dans ses pages ; non sans renoncer à retisser le lien entre rêve, langage et réalité dans l’espoir sans doute vain de défaire, ainsi que le souligne Willem van Toorn, la langue de toute marque de culpabilité.

     

    Entretien avec Bert Schierbeek (NL)

     

    Ayant beaucoup voyagé, Schierbeek a laissé partout sa marque. Alors qu’il est mort en 1996, des gens des quatre coins du monde continuent de lui transmettre leur bon souvenir. En français, on peut lire dans une traduction de son ami Henri Deluy les recueils De deur (La porte, Fourbis, 1991 - dont le poème reproduit ci-dessus : mais nous n’oublierons pas que nous) et Formentera (Les Cahiers de Royaumont, 1990), île sur les côtes de laquelle les cendres du Néerlandais ont d’ailleurs été dispersées.

    Le poète écrit : « à la paroi de l’imagination s’accroche l’horreur ». Chez lui, il est tout aussi difficile de cerner ce qu’est la poésie - ou proésie - et ce qu’elle n’est pas. Il donnait à son traducteur Henri Deluy des pages éparses sous forme manuscrite. Le fragment « La bête gravée » est devenu la fin du livre Het dier heeft een mens getekend (La bête a dessiné un homme). Dans de telles lignes – un mythe qui comprend des passages lyriques –, on peut établir un lien entre texte et musique.

    schierbeek-sang.pngAujourd’hui, certains soulignent les rapports entre son œuvre et celle de James Joyce, mais cette comparaison paraît un peu boiteuse. Schierbeek est avant tout poète, ce que montre entre autres la plaquette bibliophilique bilingue Het bloed stroomt door (Le sang coule, trad. de Henri Deluy, 1954) illustrée par Karel Appel (couverture ci-contre). « qui ont assassiné les indiens en deux ans deux cent mille / qui trouve le rasoir le plus rapide pour raser les hommes de la peau de la terre ». Comme bien d’autres, ce poème sort des voies convenues pour laisser place à de prestes dialogues : « as-tu déjà des poils demande le novice », vers qui vient peu après : « les bateaux n’ont pas de poils ».

    « La grotte », Formentera, p. 19

    Schierbeek5.pngIl est étonnant de voir que les œuvres complètes publiées par l’éditeur amstellodamois De Bezige Bij sous le titre De gedichten (Les poèmes) ne contiennent que les recueils postérieurs à 1970, autrement dit postérieurs à la mort de la deuxième épouse de l’auteur, alors que ce dernier n’écrivait plus que des poèmes sobres, dépouillés, pleins de retenue, méditatifs pour ainsi dire. Le volume comprend malgré tout environ 600 pages : Schierbeek a énormément produit. « qui ne sait rien de l’autre n’est pas heureux », nous dit-il. Sur son évolution, lui-même a pu s’expliquer en ces termes : « Je n’ai réellement commencé à écrire de la poésie que très tard. L’étude du bouddhisme zen au cours des années cinquante et soixante a joué un rôle très important dans mon passage de la prose à la poésie. […] Des mouvements rythmiques où la Totalité mobile peut être saisie sous l’un de ses aspects à tout moment, mais sans être autrement fixée que par une imagerie libre, entrée et sortie, transparence et transition. […] Cette pâture n’est pas destinée à ceux qui comprennent le monde. »

    La porte (De deur) est le recueil inspiré par la disparition de la compagne ; les poèmes ont la simplicité et la force de la douleur, adoucie par une touche d’humour et la magie du verbe : dire l’absence fait surgir l’être aimé. À partir de cette œuvre, Johan van der Keuken a réalisé en 1973 un court métrage qui porte le même titre : à l’image apparaît le poète qui lit certains de ses vers et s’exprime entre autres sur l’acte créatif.

     


    autre entretien avec le poète puis avec sa dernière épouse Théa

     


    schierbeek6.pngD’autres publications présentent des poèmes de Bert Schierbeek en traduction française. Ainsi, Le sang coule a été réédité dans l’anthologie Poètes néerlandais de la modernité (Paris, Le temps des cerises, 2011, p. 152-159) ; divers ouvrages consacrés à Nono Reinhold, graveur et photographe amie du poète, dont Gravures et les volumes Machu Picchu / Petra / Bolivia offrent une lecture en trois langues de certaines pièces ; quant à Jean-Clarence Lambert, il en propose cinq en miroir des originaux (dont ik denk / je conçois) dans une anthologie personnelle Langue étrangère (Paris, La Différence, 1989, p. 211-221), mais dans sa large sélection Cobra Poésie (Paris, La Différence, 1992, coll° Orphée), il écarte (à juste titre) Schierbeek au profit de véritables représentants du groupe expérimental comme Jan Elburg, Corneille ou encore Karel Appel.*

     

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    * Cette présentation reprend en grande partie les pages 31-33 de la « Préface » à Poètes néerlandais de la modernité, (Erik Lindner, Le Temps des Cerises, 2011).

     

     

     

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    Henri Deluy, « Notes d’après », La porte, p. 81-82

    (Glanerburg se trouve non en Frise, mais dans la province d’Overijssel ; le poète ne maîtrisait pas du tout le frison, mais le dialecte de la province de Groningue où il a passé une grande partie de ses jeunes années)