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Surtout connu à l’étranger comme théoricien et homme politique, Herman Gorter demeure avant tout aux Pays-Bas l’un des poètes majeurs du renouveau littéraire de la fin du XIXe siècle. Dans son long poème épique Mei (Mai), « il a concrétisé de la manière la plus entière le programme poétique » du mouvement des Tachtigers et son recueil Verzen (Poèmes) lui a permis « d’aller aux confins d’une observation et d’une perception sentivistes de la nature »*.
Le poème sans titre qui suit est extrait d’une œuvre datant de 1897 : De school der poëzie. On doit la traduction (La Revue de Hollande, 2ème année, T. 3, juillet-décembre 1916, p. 35-37) à un autre homme de lettres néerlandais, Dop Bles (1883-1940), qui a vécu à Paris où il s’est lié d’amitié avec, entre autres, André Germain, séjour qui lui a d’ailleurs inspiré ses Parijsche verzen (Poèmes parisiens, 1923).
Ik zat eens heel alleen te spelen
op een gedachteharp, de kelen
van schemering en duisternis om mij
fluisterden liedjes, het leek tooverij.
Mijn vingers en mijn oogen teeder gleeden
langs gele snaren, boven en beneden
bleven ze langer, want ik wist niet wat
ver achter in gedachtenvlakte zat.
Een kinderbeeldje, dat is òpgerezen
zwierig in haar gewaad, ze had te lezen
gezeten in haar vreemd gedachtenboek,
nu stond ze in een gelen rimpeldoek.
Nu kwam ze dichter bij, we zijn gekomen
midden ter vlakte onder heel wat boomen,
we spraken niet, want boven zei de wind
al mijn gedachten en die van het kind.
Maar te dansen zijn we wel gegaan,
heen en weer, op en neer, een lange baan
van luchtige passen, voeten beurteling
omhoog, omlaag, als rozenbuiteling.
Te dansen zooals twee rozen gaan,
rozeroode rozen tusschen groene blaan
samen gesproten van uit ééne steel,
twee windewiegelingen, geen geheel
maar altijd twee, hoewel ze ongescheiden
het leven doordansen met hun roode beiden.
Zoo dansten wij, mijn vingers scholen in
’t geelglimmende fluweel, een diepen zin
voelden ze daar van ’t levende dat edel
in ’t gele woonde, en de windevedel
blies uit een adem van een gele stof
zooals een zonneschijn in bloemehof.
Wij zeiden altijd niets maar sprongen om ons om -
haar gouden oogen fonkelden, haar lippen bleven stom -
de wind zei àl gedachten, en de dansemaat
die fonkelde in diamant op haar gelaat.
Maar eind’lijk zei ze goeien dag en is weer weggegaan,
op hare lippen danste lach, haar kleed was als de maan
zoo flikkerend om ’t dansend lijf, zoo sprong ze heel, heel ver,
zooals de gouden maan eerst, toen zooals de gouden ster.
Ik ben zooals een oosterster, zij tintelt in het westen,
wij tweeën vogels weten wel de takken onzer nesten,
wij komen nog wel weer te saam, is het niet, is het niet,
dansende liefste, liefste, liefste, op windelied?
Maar onderwijl zit ik te spelen
op een gedachteharp, de kelen
van schemering en duisternis om mij
fluisteren liedjes, het lijkt tooverij.
* Histoire de la littérature néerlandaise, Fayard, 1999, p. 568.
Portrait de Herman Gorter par Willem Witsen, vers 1892.
H. de Liagre Böhl, Herman Gorter 1864-1927. Met al mijn bloed heb ik voor U geleefd, Olympus, 2000, 559 pages. (biographie)
Après le recueil de nouvelles Écume et cendre (1933) et en attendant La Vie sur terre (1934), dernier roman de J. Slauerhoff non encore traduit en français - parution prévue aux éditions Circé en 2012 -, voici quelques paragraphes en guise d’invitation à entrer dans Le Royaume interdit (1932) et La Révolte de Guadalajara (1937). Ils sont empruntés au articles « Les traces brouillées du poète » & « Mexique, terre de désenchantement » (http://brumes.wordpress.com/).
La littérature hollandaise est peu traduite en France. Souvent mélangée à ses homologues scandinaves dans un rayon « d’Europe du Nord » qui lui laisse une part fort modeste, elle n’a droit, dans les librairies, qu’à une visibilité réduite, voire inexistante. Les écrits de Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936) étaient indisponibles en français avant que la modeste maison vosgienne Circé ne s’empare de deux de ses romans : La Révolte de Guadelajara et Le Royaume interdit. L’œuvre de Slauerhoff méritait cette traduction tardive. Ni roman historique, ni poème en prose, ni texte fantastique, Le Royaume interdit constitue un objet littéraire déconcertant. Il entrecroise les destinées du poète national portugais, Camões, auteur des Lusiades et d’un radiotélégraphiste irlandais des années 1930, qui n’ont a priori qu’un rapport fort ténu, celui que la mer imprime à leurs destinées. Pourchassé par la vindicte d’un mari trompé qui n’est autre que l’héritier de la couronne portugaise, Camões s’exile, au milieu du XVIe siècle dans une colonie lointaine, Macao. La ville a été fondée par quelques aventuriers suite à la destruction, évoquée dans la scène d’ouverture du roman, du premier établissement portugais en Chine. Les quatre cents Portugais qui s’y sont installés pour trouver fortune vivent dans une semi-indépendance, menacés en permanence par l’immense Empire chinois qui leur fait face et avec lequel ils sont bien obligés de traiter pour survivre. Le roman fonctionne autour de quatre fils narratifs distincts : la description du climat social, religieux, économique et politique de la colonie ; les querelles entre le gouverneur Campos et sa fille, métisse qui tente d’échapper à l’emprise de ce dernier ; la proscription de Camões et sa tumultueuse arrivée en Chine ; l’errance du radiotélégraphiste irlandais, narrateur sans nom, quatre siècles plus tard. Cet élément du récit, dont le lecteur interroge le sens tout au long de la seconde partie, ouvre des perspectives nouvelles et inattendues au roman. […]
En écho à l’expérience d’extrême proximité que Slauerhoff ressentait pour le poète Tristan Corbière, l’Irlandais sent grandir en lui Camões. Le roman prend des tours fantastiques et les deux corps finissent par se rejoindre : comme dans l’œuvre de P.K. Dick, les différents plans de la réalité s’entremêlent et le lecteur se perd en conjectures. L’ homme sans nom vit la défense de Macao, où Camões, revenu incognito de son ambassade perdue, joua le premier rôle. Il devient brièvement Camões. Dans une Macao moderne, corrompue, crépusculaire, l’homme sans identité a vu s’entrouvrir un autre univers, celui, passé, du poète. Cette transformation vertigineuse l’accable. Résolu à demeurer ce qu’il était, à savoir personne, il fuit éperdument Camões, le monde interlope de Macao et sa propre existence, réduite à un statut professionnel. Aux frontières de deux mondes, la puissance du poète exilé s’est brisée sur le pouvoir temporel du gouverneur Campos. Mais elle a paradoxalement traversé les siècles. Le temps du poète n’est pas le temps commun. Son errance dans le monde a laissé une trace profonde, capable de perdre, des siècles plus tard, un obscur anonyme.
Écrit dans une prose dense et poétique, Le Royaume interdit ne livre pas tous ses secrets au terme d’une seule lecture. Les aventures du Macao colonial débordent de leur cadre temporel pour altérer le présent de l’homme sans nom. La puissance du poète affectera le quotidien de l’Irlandais, ses efforts rompant la cloison étanche des siècles pour le perdre, en proie à une impossible identification. En épurant le style du récit à ses seuls éléments indispensables, Slauerhoff frôle parfois l’abstraction : le délitement progressif de l’ambassade qu’envoie le gouverneur Campos à Pékin n’est pas seulement le récit d’une errance, elle est le motif philosophique d’une fuite éperdue de soi-même. Le monde colonial de Macao, menacé d’engloutissement par la puissance démographique et géographique chinoise, irrigue les errances de Camões et de l’homme sans nom. Aux franges de deux mondes, les identités se brouillent et les héros peuvent à la fois renoncer et exister, vivre pour l’éternité et périr sans fin. [lire l’intégralité du texte]
J.J. Slauerhoff: Dichter van de zee
Comme je l’avais indiqué précédemment, l’œuvre de Slauerhoff n’a guère traversé les frontières hollandaises. Inexistante en anglais, à peine traduite en espagnol, elle se compose, en français, de deux romans, Le Royaume interdit et La Révolte de Guadalajara, tous deux publiés par la modeste maison Circé. Au vu des évidentes qualités de ces livres, espérons que cet éditeur persévère dans cette politique et puisse ainsi offrir au public d’autres aperçus de l’œuvre du Hollandais. Dans Le Royaume interdit, la mise en relation de deux errances traçait une intrigante perspective au cœur même des fantasmes de l’aventure coloniale. Le poète et le technicien interpénétraient leurs destinées, le premier menaçant d’engloutir le second malgré les siècles d’écart. Autour de Macao, lascif et immobile, les tristes aventures de Camões conquéraient pour les temps à venir ce qu’elles perdaient au présent. La Révolte de Guadalajara change radicalement de perspective géographique. Dans un Mexique où pouvoir et Révolution sont également confisqués, l’immobilité séculaire et mélancolique des peuples indiens, vaincus de l’Histoire, offre un décor parfait à l’errance de Slauerhoff. La ville de Guadalajara est un sépulcre. Indiens et Espagnols y tiennent la place que les siècles passés leur ont assignés, sans qu’aucun espoir précis ne surgisse à l’horizon. Les autochtones ont baissé la tête, sous le joug des colons. Apathiques, ils n’attendent plus rien, se contentent de survivre. Les Espagnols, devenus mexicains par l’effet d’une révolution qui a tout bouleversé et donc, rien changé, conservent les commandes politiques, économiques et sociales de la ville. Peu de conflits : ni les uns, ni les autres n’espèrent rien. Les Européens préservent leurs privilèges provinciaux de latifundiaires et de commerçants, les Indiens se tiennent dans une prudente posture faite de passivité et d’inertie. Quelques révolutionnaires s’agitent pourtant depuis les années 1910, mais ils sont déjà en voie d’institutionnalisation. Dans la partie d’échecs qu’ils mènent face au pouvoir, Guadalajara ne compte pas. […]
Une fois la Révolution accomplie, les instances chassées, les nouveaux dirigeants s’avèrent incapa- bles de gouverner. Leur volonté de changement n’allait pas loin, ils ne savent pas quoi faire de leur victoire. L’espérance vague et diffuse de lendemains qui chantent se brise sur la réalité. La conjonction d’ambitions personnelles ne livre pas de programme d’action. El Vidriero devient presque encombrant. Il n’était qu’un symbole, un pantin utilisé auprès des crédules par quelques arrivistes. Les Indiens, pour qui rien n’a évidemment changé, commencent à regarder de travers leur sauveur. El Vidriero, errant anonyme à peine qualifié par sa profession, comme le télégraphiste du Royaume interdit, a été sédentarisé, fixé, et ce par l’ambition d’autres que lui. Sa vie ne tenait que par le vagabondage. S’installer, c’est devenir quelqu’un. Or le vitrier n’était personne. El Vidriero ne peut assumer la charge que d’autres lui ont confiée. Sa fuite misérable – et pourtant justifiée – s’achève dans une cérémonie de semi-crucifixion grotesque, pas même fatale : dans le sacrifice non consenti, le martyr, ce faux messie aura aussi échoué. Les révolutionnaires laissent les forces armées écraser cette révolte religieuse et ethnique confuse. Tabarana s’enfuira du Mexique, le gouvernement central ne touchera pas au propriétaire foncier, trop puissant pour être inquiété. La révolte de Guadalajara n’a servi à rien.
Slauerhoff, écrivain errant, médecin, poète et marin, évoque d’autres mondes que le sien, celui de la petite Hollande libérale du vingtième siècle. Du Mexique à Macao, il parle de contrées immobiles, où le cynisme, la présomption des pouvoirs temporel et spirituel maintiennent un joug ferme sur d’apathiques populaces. Tout est joué. Seul recours, la liberté anonyme du fugitif, condamné à ne jamais s’élever dans la société, à toujours errer dans le vaste monde. Chez Slauerhoff, le monde des noms, des titulatures, des pouvoirs institués, des héritages, en un mot, le passé, dissipe les perspectives mystérieuses de l’avenir. L’aventure coloniale est un fantasme. Au fond, l’attente d’un ailleurs est morte : la déambulation solitaire, permanente, sans but, sans identité, fuite de soi et du monde, permet seule de concilier la liberté et l’espoir ; liberté de fugitif, toujours menacée, espoir de poète, toujours déçu. Désenchanté, et donc ironique, Slauerhoff évoque des ambitions contrariées, des amours impossibles, des espérances illusoires. Même l’abolition de soi dans l’errance n’est qu’un salut fictif. Slauerhoff a fui. La Hollande, la terre, les colonies, la médecine, la société, l’écrivain a tout quitté successivement sans jamais trouver ce qu’il cherchait. Ses romans, poétiques, narrent cette errance inutile. [lire l’intégralité du texte]
Illustrations
Le Royaume interdit, trad. française & postface de Daniel Cunin, Belval, Circé, 2009.
Das verbotene Reich, trad. allemande de Albert Vigoleis Thelen, Stuttgart, Klett-Cotta, 1991.
Écume et cendre, trad. française de S. Roosenburg, Belval, Circé, 2010.
La Révolte de Guadalajara, postface de Cees Nooteboom & trad. française de Daniel Cunin, Beval, Circé, 2008.
Christus in Guadalajara, postface de Cees Nooteboom & trad. allemande de Ard Posthuma, Francfort, Suhrkamp, 1998.
Un survol de l’œuvre de la romancière Esther Gerritsen,
par Geertrui Marks-van Lakerveld*
L’AUTEUR
Née le 2 février 1972 à Gendt, près de Nimègue, dans un milieu catholique, Esther Gerritsen a suivi une formation de dramathérapie avant de faire des études d’écriture dramatique et littéraire à la Hogeschool van de Kunsten d’Utrecht. Outre un certain nombre de textes pour le théâtre, elle a maintenant à son actif un recueil de nouvelles et quatre romans.
ŒUVRES
(sauf mention contraire : éditions De Geus, Breda)
De kleine miezerige god, 2008 (Le Petit dieu minable, roman)
Superduif, 2010 (Pigeon super, roman)
En traduction française
Le jour, et la nuit, et le jour, après la mort, trad. Monique Nagielkopf, Montreuil sous Bois, Editions théâtrales, 2008. (titre original : De dag en de nacht en de dag na de dood, 2004)
« Greenwich 1894 » (Greenwich achttienvierennegentig) & « Avant de me frapper » (« Voor je me gaat slaan »), traduction inédite de deux nouvelles du recueil Bevoorrecht bewustzijn.
Esther Gerritsen (entretien en néerlandais)
THÉMATIQUE
Dans l’œuvre d’Esther Gerritsen, les protagonistes sont invariablement des penseurs, des investigateurs, des interrogateurs. Tout peut servir d’objet de discussion et de réflexion. Le moteur est le doute, la certitude n’existe pas. Les personnages luttent contre le quotidien qui s’impose à nous. Les personnages centraux souffrent de solipsisme et d’un état d’hyperconscience vis-à-vis du monde extérieur. Existentiellement seuls, ils montrent un comportement souvent obsessif. Pour ne pas tuer leurs désirs, ils renoncent à la réalisation de ceux-ci.
Le gâteau, pas la peine. L’idée d’en manger me suffit. Je n’ai pas besoin de le goûter […], je n’ai pas besoin de voir mes parents vieillir avec le risque de… Pour ce qui est d’avoir des enfants, laisse tomber. Le fait que nous en voulions me suffit […] (Bevoorrechtbewustzijn)
Si jamais le désir se trouve satisfait, le déclin s’annonce et mène inévitablement à la mort.
Et nous consentons à vieillir […], nous permettons à la vie de suivre son trajet irréversible. Comme si elle ne pouvait continuer son chemin qu’avec notre autorisation. (Tussen een persoon)
Tout en se rendant compte que les rapports suggérés par la langue ne sont pas forcément ceux de la réalité, Esther Gerritsen explore son esprit logique et découvre que les limites de la conscience du soi et du monde se trouvent à l’intérieur de notre cerveau.
La romancière s’intéresse particulièrement aux malades psychiatriques, aux paranoïaques, aux gens atteints de sénilité, aux surdoués chez lesquels on diagnostique un syndrome d’Asperger, en fait à tous ceux dont la conscience est troublée ou dont la vie est extrêmement difficile. Elle est à la recherche d’explications du mal et de la souffrance dans le monde, ainsi que de délivrance et du sens de la vie. L’alcool, le sexe, la religion ne semblent pas être des remèdes durables pour arrêter le tourbillon de la pensée.
Pour autant, l’auteur n’opte pas pour une prose emberlificotée : ses dialogues sont d’une forte efficacité, son humour noir se double d’une certaine hilarité. C’est avec beaucoup d’ironie qu’elle peint des scènes grotesques.
Dès ses débuts, la plupart des critiques ont reconnu le talent remarquable d’Esther Gerritsen et fait l’éloge de sa manière, de son authenticité. Ainsi que chaque titre de ses livres en témoigne, les événements extérieurs sont subordonnés aux pensées des personnages.
Superduif (2010)
Bonnie Mol, narratrice du dernier roman d’Esther Gerritsen, a douze ans. C’est une fille surdouée, isolée, solitaire, triste. Mais elle a un don : elle sait voler comme si elle était un oiseau. Un jour, elle franchit la grille du jardin en restant dans les airs pendant quelques secondes.
Au début du récit, elle fait la connaissance d’une nouvelle élève de sa classe : Ina. Celle-cia un frère de 18 ans. Bonnie, ignorée par les autres adolescents, se sent flattée de l’attention que lui porte la belle Ina. Un des centres d’intérêt de Bonnie, c’est la Deuxième Guerre mondiale à travers la figure d’une résistante qui l’inspire beaucoup par son héroïsme fondé sur un sentiment d’infériorité. Un jour, Bonnie parvient à se transformer en un pigeon aux dimensions humaines. Ina accepte cette réalité et partage le secret de son amie. Cette métamorphose se produit de plus en plus fréquemment. Bonnie découvre bientôt qu’elle est capable, en tant que pigeon, de sauver des vies. Maispersonne ne voit jamais le pigeon en question.
Les parents de Bonnie, d’un âge relativement avancé, ne croient pas aux facultés surnaturelles de leur fille. Ce sont des intellectuels pragmatiques qui s’inquiètent de la santé mentale de leur enfant. Ils lui déconseillent fortement de choisir son vécu comme sujetd’exposé devant la classe. Bonnie s’entête, mais ses camarades se moquent d’elle. Ina n’en reste pas moins une amie fidèle.
La deuxième partie du roman a pour cadre le collège. Bonnie publie dans le journal de l’établissement de petits essais, entre autres sur Anne Frank, puis des pages de non fiction relatant des scènes de guerre atroces. Enfin, elle entreprend d’écrire des billets portant sur le malaise qu’elle éprouve.
Prise par son activité d’écriture, elle ignore une de ses transformations et manque l’occasion de sauver le frère d’Ina d’un mortel accident de la route.Après l’enterrement, Bonnie s’adonne à l’automutilation. Le sentiment de culpabilité qu’elle éprouve la pousse à rompre avec Ina, mais celle-ci s’oppose à cette décision. Bonnie écrit alors un récit sur le décès de ce garçon et ses propres transformations ; publié, ce texte lui procure une certaine reconnaissance au sein de son établissement.
C’est pendant une fête scolaire que Bonnie subit sa dernière métamorphose alors qu’elle est encore troublée par les caresses de son petit copain. À 23 heures, son père, venant la chercher, découvre sa fille toute nue, zigzaguant dans la cour et faisant des mouvements de tête pareils à ceux d’un pigeon.
Au psychiatre, Bonnie explique qu’Ina était la seule à qui elle pouvait parler de ses problèmes et de ses métamorphoses. En sortant de chez le praticien, elle retrouve ses parents.
Ils ont acheté des glaces. Ma mère tient une italienne entre les mains, mon père deux. La mienne décorée de perles disco. Ils me sourient en me voyant franchir laporte à tambour. Ils sont heureux pour moi.
Une fois dehors, je réponds à leur sourire. Sans même m’en rendre compte. Je suis leur fille à eux, unique, leur prodige. Et alors, au moment où mon père m’offre ma glace, je le leur dis : « Papa, maman, j’aimerais tellement mourir. »
De kleine miezerige god (2008)
Le personnage principal, Dominique Seegers, vient d’emménager à Amsterdam, loin de sa région natale près de Nimègue où elle a passé une vie estudiantine malheureuse et où sa mère, placée dans une maison de retraite, souffre de sénilité. Son père est mort d’un cancer quelques années plus tôt. Chaque fois qu’elle rend visite à sa mère, Dominique sent qu’elle démérite auprès d’elle. Vient-elle pour sa mère, pour le personnel soignant, pour elle-même ? C’est ainsi que naît en elle le besoin d’une autorité compétente pour la juger. Elle se crée un petit dieu, qui bientôt s’avère être un dieu minable, un témoin lâche.Elle a une liaison avec Kris, infirmier assez laid et rude qui travaille dans la clinique où elle exerce comme dramathérapeute. Il est son antipode à tous égards. Dominique tombe enceinte d’un garçon qui meurt juste après l’accouchement. Après cette expérience traumatisante, Dominique perd le fil. À chaque fois, elle sent combien son petit dieu, qui se contente d’être un observateur, est une création minable. Alors que la liaison avec Kris se complique encore, la jeune femme entretient des liens toujours plus étroits avec une voisine envahissante abandonnée par son mari. Dominique pousse le bouchon un peu trop loin en proposant à cette dernière d'aller ensemble retrouver sa fille émigrée aux Etats-Unis. Dans ses bagages, Dominique transporte l’urne contenant les cendres de son bébé. Elle poursuit son voyage pour assister à un festival de bluegrass, style musical qu’elle adore après avoir écouté les 33 tours de son défunt père. La musique et les textes des chansons sur la solitude de Jésus, abandonné sur la Croix par son Père, lui offrent une consolation qui l’incite à renoncer à son petit dieu. Après un message incohérent qu’elle laisse sur le portable de Kris, celui-ci la retrouve là où a lieu le festival. Le roman propose une fin ouverte.
Normale dagen (2005)
L’étudiante Lucie, dont les parents sont morts, a été élevée par ses grands-parents dans le sud des Pays-Bas, des paysans réalistes et pragmatiques qui ne montrent pas leurs émotions. Lucie s’est détournée d’eux. Depuis trois ans, le contact s’est limité à des cartes postales à l’occasion des anniversaires et de Noël. Lorsque le grand-père tombe malade, Lucie vient le voir et reste quelque temps. De nouveau, il lui faut vivre avec eux, cette fois dans des circonstances difficiles. Lucie aspire à devenir dramaturge ; en guise de thème, elle retient la figure d’un terroriste américain condamné à la peine de mort. Alors qu’elle pénètre de façon quasi obsessionnelle dans la tête de cet inconnu, elle se perd dans le monde concret de ses grands-parents ; parallèlement, l’état de son grand-père ne cesse de s’aggraver. À la ferme, les journées présentent une structure immuable. Les sujets de conversation se limitent au virage dangereux du chemin du village et aux préparatifs de la kermesse annuelle. Attendre la mort de grand-père est devenu une activité routinière.
Tussen een persoon (2002)
Le jour où les protagonistes ont prévu de déménager, la femme et narratrice décide de ne pas quitter l'appartement. Elle veut rester à tout prix, rien ne doit changer. Elle enferme son partenaire et lui tient un discours-fleuve. Elle l’a ligoté sur le lit ; il ne peut ni bouger ni parler. Elle n’a pas envie de le connaître mieux, préfère le voir comme si c’était la première fois qu’ils se rencontraient, comme s’ils étaient encore des étrangers l’un pour l’autre. Elle refuse d’aller plus loin, elle souhaite que sa vie s’arrête au « point culminant » de leur relation.
Bevoorrecht bewustzijn (2000)
Dans ce recueil de nouvelles, Esther Gerritsen s’approche du monde d’une manière scrupuleuse. Ses personnages sont envahis par l’univers qui nous entoure et cherchent une logique pour mieux le comprendre. La nouvelle éponyme – « Conscience privilégiée », expression empruntée à Oliver Sachs, le célèbre neurologue anglais – envisage l’homme comme un être qui attribue un sens spirituel aux phénomènes qui lui échappent. Ainsi, les révélations de Hildegarde von Bingen s’expliqueraient par des crises de migraines et ne viendraient pas de Dieu. Les visions en question auraient été des hallucinations. C’est la conscience privilégiée de la bénédictine qui leur aurait conféré une portée spirituelle.
extrait (en NL) de la pièce d'Esther Gerritsen De Kopvoeter
* Geertrui Marks-van Lakerveld est critique et traductrice. Ses dernières publications sur la littérature néerlandaise :
« Tomas Lieske », Kritisch Literatuur Lexicon, mars 2005.
« ‘‘Ces figures magiquement éclairées’’, l’œuvre de Tomas Lieske », Septentrion, n° 2, 2008.
« L’eau qui inspire, l’eau qui attire, l’eau qui séduit », Deshima, n° 2, 2008.
« Esther Gerritsen », Kritisch Literatuur Lexicon, septembre 2010.
Prenez un bébé sur le point de naître, disons le 31 décembre 1999, aux premiers coups de minuit. Un bébé qui aime sucer son pouce. De préférence un bébé batave. C’est bien plus drôle puisque l’expression néerlandaise « sucer quelque chose de son pouce », c’est-à-dire en tirer quelque chose en suçant dessus, c’est inventer, affabuler, imaginer de toutes pièces. De même, d’ailleurs, que la locution « avoir un gros pouce ». Le pouce comme siège de l’imagination, en quelque sorte. Arrangez-vous pour que le bébé fabulateur hérite de sa grand-mère paternelle un don d’extralucide. Cela fait, armez-vous de patience et préparez-vous à encaisser contraction sur contraction. Car notre bébé batave – enfin plutôt mi-mimolette mi-couscous –, avant de mettre le nez dehors, a décidé de tenir le crachoir sur plusieurs centaines de pages.
Son don lui permet de connaître ses géniteurs et aïeux bien mieux qu’eux-mêmes ne se connaîtront jamais : Mehdi, son jeune papa de 17 ans ; Diana, sa jeune maman de 17 ans ; ses grands-parents pater- nels, Driss Ayoub, boucher titulaire d’un faux permis de conduire, et Malika, amatrice de thé devant l’Éter- nel ; Elisabeth Doorn, sa grand-mère maternelle, bourgeoise de La Haye, pacifiste sur le retour; Samuel Black Crow Brannigan, son grand-père paternel biologique qui s’est retiré dans le désert de l’Arizona en quête des secrets de ses propres aïeux indiens ; Rob Knuvelder, le père adoptif de Diana, qui ne vit plus avec sa femme Elisabeth, mais en face de chez elle.
Le patronyme Knuvelder permet de situer immédiatement les ambitions de notre bébé narrateur pas encore né : ce nom draine en effet avec lui huit siècles de littérature néerlandaise : pour tout Néerlandais fier des Belles Lettres de son pays, « le Knuvelder », ce sont les 4 épais volumes de l’Histoire de la littérature néerlandaise publiés entre 1948 et 1953 par le professeur Gerard Knuvelder (1902-1982). Notre bébé multiculturel aurait-il donc l’intention de faire sien ce patrimoine avant même d’avoir quitté l’utérus de sa maman aux « divines taches de rousseur » ? Quant au nom de famille Doorn (= Épine), il annonce quelques accrocs, tant à la règle (« on ne couche pas avant le mariage », « on ne mange pas de cochon », « notre fille n’épousera pas un mahométan »…) qu’à la réputation de plus ou moins tous les protagonistes du roman, des accrocs au cerveau aussi « dans le monde de la subconscience et de la surconscience » des Occidentaux pur jus… Toujours au rayon des patronymes, Ayoub, bien que court, fait figure de nom à courant d’air : les Ayoub descendent des Ayoub qui eux-mêmes descendent des Ayoub qui eux-mêmes descendent de… Job, modèle inégalé de vertu et de probité sur son tas de fumier. Malika, la grand-mère berbère, n’a bien entendu pas de nom de famille si ce n’est celui de son mari. Une femme, ça n’en acquiert un que le jour de son mariage.
un volume d'une réédition (1978) de l'ouvrage de G. Knuvelder
À cette galerie de protagonistes patientant à la maternité le soir du Nouvel An – qui se rongeant les ongles, qui faisant les cent pas, qui grognant contre celui qui se ronge les ongles, qui grommelant après celui qui fait les cent pas –, le bébé-narrateur va bien sûr adjoindre des comparses : un pied-bot inspecteur du permis de conduire, une éternelle fiancée berbère, un Capverdien vendeur de voitures 100% halal, un marabout au bout du rouleau, un rappeur qui ne se méfie pas assez des réfrigérateurs, un imam qui manie la baguette, une Flamande surnommée Gazette d’Anvers, un fils de qaid qui croit mourir en odeur de sainteté, des Dupond et Dupont prénommés Ahmed et Ahmed, deux vaches prénommées Aïcha et Kandicha (1), une jeune Hindoustanie au derrière en forme de tonnelet et un Indo-surinamien un peu moins jeune hypnotisé par les mouvements dudit tonnelet, une robe de mariée blanche aux boutons rouges pareils à des coccinelles, une machine à laver qui se prend pour un muezzin… Peu à peu apparaissent ainsi sous les yeux du lecteur et un coin perdu du Rif où la vie se meurt peu à peu et une rue animée de Rotterdam où se côtoient plus ou moins des gens venus du monde entier. À travers la voix du bébé de Diana et Mehdi, Abdelkader Benali compose une fresque désopilante sur la rencontre de deux mondes, celui des djinns et celui des convictions rationalistes : « En Hollande, on baigne dans les certitudes, sauf en ce qui concerne la naissance et la mort. L’air soucieux, les gens se penchent sur votre lit de mort : tendus, ils attendent ce qui va survenir juste avant le trépas : la révision de la loi sur l’euthanasie ou votre dernier souffle. Un sourire sardonique aux lèvres ou une larme de crocodile sur la joue, ils vous assurent que tout va pour le mieux. Vous les rabrouez : “Mais je ne m’ennuie pas encore !” Eux : “Nous, si. On voit que tu t’ennuies. On voit que t’as hâte de t’en aller. Fais pas machine arrière.” Point final. Circulez, y a rien à voir. »
une des éditions hollandaises du roman
Entre les fusées qui jettent des gerbes de couleur dans le ciel marocain pour annoncer aux habitants d’une campagne reculée le début du Ramadan et les feux d’artifice que l’on tire en Hollande à l’occasion du passage à la nouvelle année, le romancier narre une année de l’existence de Diana et Mehdi, deux adolescents d’autant plus attachants qu’ils sont quelconques. De sa plume en apparence dégingandée et assurément sarcastique, il épingle avec une rare acuité tant les travers des adultes que ceux des « jeunes », tant ceux du citoyen moyen que ceux de l’étranger nouvellement arrivé, tant ceux des autres que les siens propres. Le quartier de Rotterdam qu’il décrit, avec sa boucherie, sa bibliothèque, son tramway, la boutique où tous les étrangers viennent téléphoner, sa population bigarrée, son junkie, c’est un peu sa mythologie personnelle, le terrain de sa commedia dell’arte, son buffet à souvenirs, même s’il a grandi dans un environnement plutôt hollandais ; comme Mehdi, il a travaillé dans la boucherie de son père ; comme Mehdi, il a une mère qui ne s’exprime guère en néerlandais ; comme Mehdi, il a éprouvé le besoin de chausser des baskets qui coûtaient la peau des fesses, bottes de sept lieues conduisant non à la cour du roi mais dans les bras d’une Diane pas forcément chaste, dans ceux d’une Muse ou bien à l’Atlantide (2). Mais dans cette œuvre touffue, les éléments autobiographiques ne sont que des accessoires. L’essentiel réside plutôt dans la pétulance narrative du bébé, les scènes oniriques et métaphoriques, les pseudo-contes de fées qui pren- nent à contre-pied nos attentes, les facéties d’un conteur-né qui emprunte les méandres d’un cordon ombilical pour changer à sa guise d'époque et de lieu ; sur un arrière-fond de douce nostalgie, la réalité semble échapper en permanence aux personnages. Omniprésentes, la quête du père et celle de l’être aimé, la quête d’une identité, donnent lieu à maintes scènes tragi-comiques. Garçon tourmenté, Mehdi est toutefois le seul à avoir grandi avec son père et sa mère. Malika est orpheline : plus de parents, plus de parents adoptifs ; Driss à quitté sa mère et on ne sait rien de son père ; Diana n’a vu le sien qu’à de rares occasions, entre deux avions. Une fois ses parents morts, Samuel cherche pour sa part à rejoindre ses ancêtres…
Ce que Benali a dit de son premier roman, Noces à la mer, vaut aussi pour Le Tant attendu : sa manière à la fois exubérante et caustique est un pied de nez au public « qui n’attend rien d’autre, venant du sud de Paris, que des histoires du genre de Tahar Ben Jelloun, très suggestives, qui parlent de choses concrètes, mais avec des mots magiques qui renvoient aux Mille et Une Nuits à la halqa » (3). Le dépaysement et l’exotisme qu’offre Le Tant attendu jusqu’aux dernières pages est d’un tout autre ordre que celui d’un roman « à l’orientale » (4).
Daniel Cunin
(1) Dans la culture marocaine, Aïcha Kandicha est un personnage légendaire, djinn pour certains, ogresse, voire vampire pour d’autres. Très belle (malgré ses pieds d’ongulé), elle séduit les hommes pour les rendre fous ou les tuer. Dans le roman, la part de folklore, de mythe, de superstition, de croyance ésotérique ou occulte attachée à ce nom s’inscrit dans tout un réseau d’images, de citations, de digressions et d’allusions qui permettent à Benali d’accorder une belle place aux bons et aux mauvais génies.
(2) Dans un joli documentaire (en néerlandais), A. Benali nous invite à le suivre sur les traces de son passé à Rotterdam :ICI.
(3) Entretien de l’auteur avec Dominique Caubet.
(4) Le Tant attendu, traduction du roman De langverwachte (2002), paraîtra aux éditions Actes Sud début 2011. Il en existe une version en italien : La lunga attesa, trad. Claudia Di Palermo, Rome, Fazi, 2005, et une autre en espagnol : Largamente esperada, trad. Marta Arguilé, Mondadori, Bar- celone, 2006.
L’auteur & l’œuvre
photo : Dominique Caubet
Né le 25 novembre 1975 à Ighazzazen au Maroc, dans la région de Beni Chiker, Abdelkader Benali s’est bientôt retrouvé à l’école maternelle en Hollande où son père s’était établi. L’enfant a grandi à Rotterdam avec ses parents, son frère et ses deux sœurs. Sa première langue maternelle est le tarifit ou tamazight (*), la seconde, dominante, le néerlandais. Élève très attentif à ce qu’on lui disait, mais peu enclin à apprendre, il est tout de même parvenu à terminer sa scolarité. Il a passé plus de deux ans à l’Université de Leyde où il a étudié l’Histoire, l'un de ses centres d’intérêt. Enfant, il écrivait déjà et il a toujours été un très grand lecteur. À 19 ans, il écrit pour la première fois sur le Maroc ; ce sera en même temps son premier roman, Bruiloft aan zee publié en 1996 (Noces à la mer, Albin Michel, 1999). En 2002, son deuxième roman, De langverwachte (Le Tant attendu, Actes Sud, 2011) a paru chez le même éditeur, Vassallucci (maison aujourd’hui disparue, elle avait été fondée en 1995 par des amis de l’éditeur français Michel Vassallucci décédé en 1994). Le Prix Libris 2003, l’une des récompenses majeures aux Pays-Bas, a été décerné à ce livre.
Grâce à la notoriété dont il jouit en Hollande, A. Benali a pu écrire des chroniques dans la presse, composer des anthologies et travailler pour la télévision. Séjournant quelques mois à Beyrourth en 2006, il s’est retrouvé bloqué sur place du fait du conflit entre l’armée israélienne et le Hezbollah ; comme les journalistes n’avaient pas accès à la ville, il s’est improvisé correspondant pour divers media néerlandais. Ses chroniques libanaises ont été publiées en 2006 sous le titre Berichten uit een belegerde stad (Nouvelles d’une ville assiégée).
Au printemps 2010, la télévision a diffusé le documentaire Wereldkampioen van Afrika (Champions du Monde d’Afrique - cliquez sur le lien pour visionner les épisodes) qu’il a réalisé avec le chroniqueur et ancien joueur de l’Ajax Jan Mulder : plusieurs volets filmés dans différents pays africains (Ghana, Afrique du Sud, Côte d’Ivoire, Mali et Maroc) qui traitent de l’influence du football sur les populations locales ; ceux tournés dans les pays francophones sont en partie en français et nous entraînent chez Papa et Maman Drogba, chez le Ballon d’or Salif Keïta, à Casablanca ou encore à Bouaké ainsi que dans la maison d'un marabout qui garantit à Abdelkader la victoire des Oranjes à la Coupe du Monde 2010 s’il lui offre huit bovins à sacrifier.
Toujours en 2010, une chaîne publique néerlandaise a diffusé les reportages «Benali in Boeken » qu’il a conçus, sur les traces d’écrivains, dans plusieurs villes : Anvers, Groningue, Nimègue, La Haye, Utrecht et Amsterdam. Quand il ne court pas le monde, Abdelkader Benali court des marathons. Sa passion pour le semi-fond et le grand fond forme l’une de ses sources d’inspiration : Coureur des sables (2010), son dernier roman, est une véritable ode à la course à pied et à la littérature.
(*) « Au départ, je voulais faire traduire Noces à la mer en tamazight. Mais comme les gens sont peu alphabétisés dans la région, et que la culture orale prédomine encore, j’ai songé à présenter le roman sous une forme audio. Mais cela s’est avéré très compliqué, alors j’ai fini par laisser tomber », a-t-il pu confier en 2002 à Aziza Nait Sibaha, Le Matin, « Entretien avec l’écrivain Abdelkader Benali, le jeune prodige », 23/02/2002.
Autres titres
(depuis 2005, la plupart des ouvrages d’Abdelkader Benali paraissent aux éditions De Arbeiderspers)
De ongelukkige (Le Malheureux, théâtre, 1999)
Berichten uit Maanzaad Stad (recueil de nouvelles, 2001)
De Argentijn (L’Argentin, nouvelle, 2002)
Jasser (Yasser, monologue, théâtre, 2002)
Onrein (Impur, roman, 2003)
Gedichten voor de zomer (Poèmes pour l’été, poésie, 2003)
De Malamud-roman (roman, 2004)
Laat het morgen mooi weer zijn (Qu’il fasse beau demain, roman, 2005)
Marokko door Nederlandse ogen 1605-2005 (Le Maroc à travers des yeux hollandais. 1605-2005, en collaboration avec Herman Obdeijn, voyage dans le temps au fil de 400 ans de contacts entre la Hollande et le Maroc, 2005)
Berichten uit een belegerde stad (Nouvelles d’une ville assiégée, chroniques libanaises, 2006)
Wie kan het paradijs weerstaan (Qui peut résister au paradis, correspondance avec Michaël Zeeman, 2006)
Panacee (Panacée, poésie, 2006)
Feldman en ik (Feldman et moi, roman, 2006)
Eeuwigheidskunstenaar (nouvelle, 2007)
De Marathonloper (Le Marathonien, roman, 2007)
De stem van mijn moeder (La Voix de ma mère, roman, 2009)
De weg naar Kapstad (Destination : Le Cap, chroniques sur la place qu’occupe le football en Afrique, 2010)
Dominique Caubet, Shouf Shouf Hollanda !, Tarik Éditions, Casablanca, 2005, p. 67-89.0
Dominique Caubet, sociolinguiste et professeur d’arabe maghrébin à l'INALCO nous parle entre autres d'Abdelkader Benali
(16e Salon de l’édition du livre de Casablanca consacré aux Marocains de l’étranger)
« Le destin d’Abdelkader Benali et de Hafid Bouazza, qui occupent aujourd’hui dans le panorama des lettres hollandaises une place de choix, ne diffère guère de celui de nombreux enfants de la seconde génération, née au Maroc et “transplantée” très tôt en Hollande. Surgis comme deux comètes dans le paysage de la littérature néerlandaise, ils sont en passe d’en secouer fortement les léthargies et les convenances thématiques et syntaxiques. Contrairement aux écrivains francophones empêtrés dans le sempiternel questionnement de la langue, l’exil, la mémoire, les blessures, les écrivains marocains d’expression néerlandophone écrivent avec une étonnante légèreté des récits libres de tout lamento. Dans leurs textes, le burlesque se conjugue au baroque pour féconder avec délicatesse la langue flamande. » (Maati Kabbal, « Les petits Rabelais marocains de la Hollande », 07/09/2007.)
« [… ] Son premier roman, Noces à la mer, l’impose comme un prodige de la littérature néerlandaise. Il se vend à 10 000 exemplaires et est traduit en français (Albin Michel). Il raconte l’histoire du retour à Taourirt de Lamarat Minar, un jeune beur marocain, venu assister au mariage de sa sœur... avec son oncle. Benali raconte avec humour la vie du village, le choc des cultures et les malentendus qui en dé- coulent. En 2003, Benali obtient le prix Libris (équivalent du Goncourt) pour son deuxième livre, L’Enfant tant attendu (De Langverwachte), une projection dans la vie tumultueuse d’un couple mixte.
À Amsterdam où il vit désormais, il dit être heureux : “Je suis chez moi ici. Tous mes repères sont ici.” Mais comme Hafid Bouazza, Benali veut pouvoir butiner son miel sans être considéré comme le symbole d’une communauté. Ni être condamné par son pays d’origine. “J’ai un sentiment fort et un respect immense pour les gens qui travaillent là-bas”. “Ce ne sont pas les gens qui m’attirent au Maroc, mais les lieux, le paysage, la géographie. Que retient-on de la Divine Comédie de Dante ? La Toscane. Que retient-on d’Ulysse de Joyce ? Dublin”. Pourtant, il a souffert des préjugés au Maroc, il y a deux ans. “On m’a dit que je n’étais pas Marocain sous prétexte que je ne parlais pas arabe. Je me suis dis : continue, ils finiront bien par t’accepter à la fin.” Depuis peu, il s’est mis à parler marocain et français. Intarissable, il a des paquets de projets d’écriture en tête : “J’aimerais me lancer dans un grand roman familial, à la manière de Mahfouz ou Dickens. Personne au Maroc n’y a encore songé”. En attendant, il peaufine un essai sur l’amitié et un roman à paraître en 2006. » (Abdeslam Kadiri, « Diaspora. Ces écrivains marocains qu’on connaît mal ».)
Il faut regarder les œuvres d’art comme on regarde un paysage,
avec du rêve, avec son rêve à soi.
Octave Mirbeau
Caspar Visser ’t Hooft est entré en littérature en 2005. Les éditions IJzer, sises à Utrecht, ont alors publié Sprekend portret (Portrait parlant), une novelle qui a pour cadre et les Pays-Bas et la France. Deux ans plus tard suivait une autre histoire se situant entre la nouvelle et le roman, De ring van de keizerin (L’Anneau de l’impératrice) et en 2009 le recueil de nouvelles Ontwaken (S’éveiller). En cette fin 2010 paraît son premier roman, Koningskinderen (Enfants de roi). Une bonne occasion de s’entretenir avec cet auteur établi depuis longtemps en France, qui a pris la peine de nous répondre en français.
D.C. Vos deux premiers livres s’ouvrent dans une salle d’exposition, l’un devant le portrait d’Anne de Clèves peint par Holbein, l’autre devant des toiles du paysagiste de Dordrecht Albert Cuyp (1620-1691). Cet attrait pour la peinture apparaît également à travers les couvertures que vous avez, avec votre éditeur, retenues pour vos livres (par exemple Lamia du préraphaélite anglais John William Waterhouse pour Koningskinderen). Quelle place accordez-vous au juste à l’art pictural ? Comment l’intégrez-vous dans vos textes, sachant que votre prose accorde une belle place aux paysages ou encore à des réflexions sur la perspective ?
C.V.H. Il existe, cela me paraît évident, un parallèle entre l’écriture et le geste du peintre. Mon goût pour l’art pictural se limite à l’art figuratif. C’est là qu’on trouve cette « tromperie » si efficace qui est la seule à pouvoir vraiment apporter du neuf. L’art figuratif des plus grands peintres prétend imiter la réalité là où en fait il la configure (c’est ce que j’appelle sa « tromperie »). Ainsi, c’est comme s’il « cachait » ce qui est novateur (les éléments de la configuration) sous les formes de l’ancien (l’imitation de la réalité). Du coup, le spectateur est invité à faire un effort, à aller à la recherche de ce qui est neuf (effort conscient ou souvent à moitié conscient), comme s’il allait à la recherche d’un trésor. Et ce qui demande un effort, on l’apprécie au final bien plus que ce qui se donne trop facilement. Le neuf que le spectateur arrive à apprécier est d’ailleurs plus porteur de changement chez lui-même que ne peut l’être la nouveauté qu’il n’apprécie que de façon superficielle, car allant trop de soi, étant trop facilement accessible. C’est le problème d’un certain art moderne (souvent non figuratif) trop porté à s’afficher comme novateur : le nouveau ne se cache pas, il s’étale et ainsi perd de sa force. On s’ennuie.
Est-ce là ce que je cherche à faire aussi, au niveau de l’écriture ? Cacher du neuf sous une apparence d’ancien ? D’où aussi mon goût pour « le passé », pour les contes et les légendes ? Peut-être. Souviens-toi de ton avenir – ton passé cache encore du nouveau.
D.C. On relève dans plusieurs de vos histoires comme une béance entre un personnage donné (géné- ralement un homme, une femme dans « Sneeuw voor de zon », un homme et une femme dans Koningskinderen) et sa famille. Dans le même temps, le narrateur que vous êtes semble accorder une place importante à la famille. N’y a-t-il pas un parallèle entre cette « béance » et la nostalgie qui transparaît dans bien des pages ?
C.V.H. Cette béance suscite peut-être un désir de famille, ce qui s’exprime dans le cas de certains de mes personnages par la nostalgie d’une réalité familiale passée et perdue. Mais il se peut que cette béance se nourrisse en quelque sorte de nostalgie. Laquelle paralyse et empêche une démarche active de fondation de famille. Cette « paralysie » est peut-être même voulue. Allez savoir.
D.C. De ring van de keizerin propose en guise de prologue un conte que vous présentez comme la traduction d’un texte allemand de 1804, mais qui est en réalité de votre main. Certains passages de vos livres s’inscrivent incontestablement dans ce genre littéraire. Votre roman qui paraît en cette fin d'année porte d’ailleurs comme sous-titre : « Un conte de notre temps » et il confère aussi une grande importance au thème de la formation des légendes. Comment tissez-vous les liens entre conte, légende et souvenirs, étant donné que la plupart de vos personnages tentent de « se souvenir de leur futur », ainsi que l’annonce le proverbe placé en exergue à Sprekend portret ?
C.V.H. Notre passé renferme de l’avenir. Le temps s’écoule si vite. Comme je l’ai écrit dans Koningskinderen, en m’inspirant de Proust, il nous arrive de vivre des moments forts – je pense surtout à certaines rencontres – sans que nous nous rendions compte de leur portée. Ce n’est qu’après coup que nous comprenons cela, et nous voilà à la poursuite de bien des « temps perdus ». C’est une constante chez mes personnages, ce sentiment de décalage, de toujours vivre quelque peu à côté du juste temps : on n’a pas su puiser dans le moment passé toute la richesse qu’il renfermait, on se projette dans un avenir en le revêtant des plus beaux rêves et des plus beaux fantasmes, à tel point que devenu présent, cet avenir ne peut que décevoir.
Comme le passé « cache » bien des éléments que nous n’avons pas encore déterrés, je le vois comme quelque chose de mystérieux qui suscite l’émerveillement. C’est là aussi le propre des contes et des légendes : leur part de mystère crée de l’émerveillement.
D.C. Toujours à propos des épigraphes, vous avez retenu, pour le recueil Ontwaken, une phrase de Jean-Jacques Rousseau : « J’ai toujours eu le sentiment que l’état d’auteur n’était, ne pouvait être respectable qu’autant qu’il n’était pas un métier. » Est-ce pour vous une façon de justifier le fait qu’en plus d’écrire vous exercez la charge de pasteur ou plutôt de dire que vous envisagez l’écriture comme autre chose qu’une activité routinière ?
C.V.H. J’ai l’impression que c’est le cas de la plupart des auteurs que d’exercer un métier à côté de leur travail littéraire. Le mot métier est dérivé de « ministère », ce qui veut dire service. C’est peut-être une idée quelque peu romantique que de penser que l’auteur, dans son travail d’écriture, ne devrait être au service de personne (sinon des Muses). La liberté de l’auteur, voilà sa dignité.
D.C. Vous faites dire à l’un de vos personnages que les œuvres littéraires et picturales créent la réalité, et que sans cette réalité, sans ce que créent les phrases, plus rien ne revêtirait le moindre sens. N’est-ce pas là la caractéristique première de vos livres, la nécessité de redonner du sens aux rapports entre les êtres ?
C.V.H. Oui. Dans Koningskinderen j’ai voulu relier des groupes de personnes qui, dans la réalité « réelle », vivent complètement séparés les uns des autres. En ce sens, le roman n’est pas réaliste, si par approche réaliste on entend la simple description d’une réalité donnée. Rien ne relie l’aristocratie allemande et le patriciat néerlandais à la réalité multiculturelle des « zones sensibles » de nos grandes villes. De même, quel rapport entre ces deux mondes et l’univers du cinéma ? Imaginer des liens entre ces trois mondes, comme je l’ai fait, c’est « créer de la réalité ». Je rêve d’un lecteur qui au départ serait – certes – déconcerté par les forts contrastes que suggère la juxtaposition de ces univers, mais qui, petit à petit, en viendrait à modifier le regard qu’il porte sur la réalité - dans la mesure où il est à même de voir au-delà des barrières qui séparent à ses yeux ces trois mondes. N’est-ce pas là cette force créatrice de l’art en général : modifier le regard du spectateur ou du lecteur sur la réalité, et par conséquent la réalité elle-même, en ce sens où la réalité est toujours réalité-telle-qu’on-la-voit ?
D.C. De vos écrits émane un amour aristocratique pour le passé, l’histoire de votre pays natal et de quelques autres, l’Histoire en général. Dans les Enfants du roi, cela se traduit par une mise en avant de l’esprit de chevalerie, motif tissé tout au long du livre à travers plusieurs évocations des croisades, de contes, de scènes bibliques… Pourriez-vous nous en dire plus sur cette attirance pour le « noble » dans l’art et dans l’homme ?
C.V.H. Le passé n’a pas épuisé ce qu’il peut nous offrir tant que nous prenons la peine de nous tourner vers lui. En des temps de crise où les hommes finissent par douter de la pertinence d’une certaine vision de l’avenir dans laquelle ils s’étaient projetés, il est bon de faire « marche arrière » pour puiser dans les réserves du passé. De revenir en somme aux sources. Dans Koningskinderen, j’ai voulu exprimer un pari : face à la culture arabo-musulmane qui, suite à l’immigration, est venue voisiner avec la nôtre et avec laquelle il va falloir désormais composer, il serait bon de nous rappeler ces éléments de notre passé qui peuvent nous rapprocher de ces « étrangers qui sont dans nos portes ». Il me semble que l’esprit de chevalerie est un de ces éléments. Je ne vois pas cela comme une régression. Au contraire, dans un monde où l’esprit dit néolibéral règne en maître, où tout risque de devenir marchandise, y compris l’homme, il est sûrement salutaire de se réapproprier certaines images qui, souvent sous la forme de légendes (fragmentaires) et de contes, n’ont cessé de hanter notre inconscient collectif : celle, par exemple, du chevalier prêt à se donner pour un idéal. N’est-ce pas cela l’esprit de noblesse ?
D.C. On a l’impression que vous avez, avec Koningskinderen, cherché un pendant métaphorique à De ring van de keizerin en ce sens où, dans le roman, de très nombreuses scènes se déroulent sur des lieux élevés tandis que dans la novelle tout ou presque se passe au niveau d’un fleuve, le Rhin.
C.V.H.De ring van de keizerin nous présente un personnage prénommé Marnix qui, après avoir subi une lourde opération chirurgicale, et compte tenu de la faiblesse temporaire que cela provoque, a vu s’écrouler les digues qu’il avait construites autour de son âme. Du coup, le voilà submergé par des souvenirs d’enfance, plus précisément des souvenirs qui se rapportent à ses liens avec deux personnes, Roman et sa sœur Irène, avec lesquelles il a passé de longues vacances d’été dans un manoir situé sur les bords du Rhin. Le personnage central prend conscience de la nécessité qu’il éprouve de rencontrer l’un des deux, Roman, qu’il n’a plus vu depuis un quart de siècle, afin de s’entretenir avec lui du rôle qu’il a joué dans sa propre initiation à la vie. Le fleuve se veut métaphore de la recherche de cette « source », que représentent pour Marnix les vacances qu’il a passées autrefois en compagnie de Roman et de sa sœur.
Dans Koningkinderen, la métaphore géographique est au service d’un contraste entre idéalisme d’un côté et réalité de l’autre. Le roman introduit un personnage prénommé Hanno, qui, par son côté « chevalier sans tache ni blâme » et par ses idéaux, fascine celles et ceux qui le rencontrent. Il est porté par l’idée selon laquelle les Occidentaux et des personnes originaires du Moyen-Orient peuvent se retrouver et, dans une certaine mesure, fraterniser autour des vertus chevaleresques d’honneur et de don de soi. Cette idée, il tente de la mettre en pratique en embauchant des jeunes provenant des « zones sensibles » d’une grande ville pour participer à des combats fictifs pour un clip vidéo. Il s’agit pour Hanno d’apprendre à ces jeunes issus de Maghreb et d’Europe de l’Est, membres de gangs qui se font la guerre, à combattre de façon « propre », condition indispensable, selon lui, pour qu’ils en viennent, même dans leurs affrontements, à se respecter. Les lieux élevés fonctionnent comme métaphore de l’idéal, de la belle idée (c’est en général sur des lieux élevés que les personnages discutent de l’idée – et d’autres idées, d’ailleurs), les lieux bas représentant l’application concrète de l’idée et la dure réalité qui y résiste.
D.C. Dans votre roman vous exprimez, certes par la voix d’un personnage, une critique du refus des sociétés occidentales de voir la réalité en face, de leur soumission à des idéologies. On relève par exemple un passage dans la veine de Julien Freund : « … nous nous imaginons en Occident qu’il est possible d’instaurer un état permanent de paix entre les peuples… ». Mais la vision que vous préconisez à travers certains de vos personnages ne paraît-elle pas tout aussi idéaliste (il est entre autres question d’un « manifeste » qui serait signé par des descendants directs des princes juifs, chrétiens et musulmans de la ville sainte) ?
C.V.H. Il existe des mots dont l’acception semble assez floue. C’est le cas pour « idéologie » et « idéal ». Deux mots qui ne renvoient pas du tout à la même chose. Le mot idéologie évoque généralement un système de pensée qui part de l’idée selon laquelle l’homme est bon et qu’il peut, par conséquent, arriver par lui-même (c’est son devoir, sa destinée) à améliorer les structures de la société dans laquelle il vit, après avoir écarté tout ce qui l’aliène de sa bonté inhérente. Il est évident que nous vivons à une époque où, suite à l’échec des grands récits idéologiques, cette foi en la bonté de l’homme se trouve ébranlée. Il n’empêche que, nolens volens, nous nous soumettons toujours à une idéologie, celle du néo-libéralisme, qui se nourrit entre autres de la philosophie de « la main invisible » d’Adam Smith (l’homme est en quelque sorte bon dans son égoïsme et ce sera le cumul de tous les égoïsmes qui créeront la paix et l’harmonie). Pour ce qui est de l’ « idéal » : il me semble qu’on peut avoir un idéal tout en étant plutôt pessimiste sur l’homme. L’idéal ne consisterait pas à lutter contre les forces qui aliènent l’homme de lui-même en vue de faire ressortir sa bonté inhérente – cette bonté intrinsèque n’existe pas –, mais à diriger l’homme vers un « meilleur » à travers un travail pédagogique : c’est le lent travail de la civilisation. Dans Koningskinderen, je parle de « stylisation ». Du coup bien sûr, la question se pose : mais si l’homme n’est pas bon, comment se fait-il qu’il est à même d’imaginer cette bonté idéale vers laquelle il tend, et d’où lui vient la volonté de se hausser vers cet idéal ? Ici, je pense qu’il n’y a que la religion qui puisse apporter une réponse.
Dans Koningskinderen, le personnage principal est à la fois « réaliste », en ce sens qu’il ne part pas de l’idée d’une bonté inhérente chez l’homme (il n’est pas un « idéologue »), et idéaliste : il croit en un idéal.
D.C. Koningskinderen, vous l’avez dit, propose un mélange qui peut apparaître comme déroutant : univers relevant du conte, de la légende, de l’idéal chevaleresque d'une part et plongée dans la société multiculturelle d’aujourd’hui d'autre part, rencontre entre vieille aristocratie allemande et populations immigrées (Marocains, Turcs, Kurdes, jeunes originaires d’Europe de l’Est…) d’une ville de Thuringe. Pourriez-vous préciser ce qui a présidé au choix d’un contraste à première vue aussi radical (d’autant qu’il se double d’une opposition tout aussi extrême entre le monde superficiel du cinéma et les aspirations élevées des personnages centraux) ?
C.V.H. Pour créer du lien là où il y en a peu ou pas. C’est ce que savaient faire les grands romanciers du XIXe siècle quand ils brossaient leurs vastes tableaux de la société de leur temps – tableaux qui englobaient toutes les catégories de la société. En imaginant toute sorte de rencontres entre des représentants de ces différentes catégories (c’est là une partie importante de l’intrigue), ils contribuaient à créer un sentiment d’être-ensemble-en-société chez le lecteur. Je pense à des auteurs comme Balzac, Dickens, George Eliot, Dostoïevski, etc. Je ne crois pas en la pertinence d’un certain « réalisme » se bornant à chercher à faire le portrait de la société « telle qu’elle est », et qui, dans les faits, se complaît à simplement décrire les côtés les plus sordides de la société (soi-disant pour les « dénoncer »).
D.C. La psychanalyse ne semble pas avoir vos faveurs. Non plus d’ailleurs que le travail des historiens : « …l’Histoire telle qu’on l’écrit aujourd’hui n’offre plus à l’homme aucun modèle de comportement… ».
C.V.H. Certains personnages de Koningskinderen expriment des réserves au sujet de la psychanalyse et des travaux de nombre d’historiens contemporains. Par leurs raisonnements, j’ai voulu ouvrir quelques pistes de réflexion sur ces sujets. Koningskinderen est un roman, non pas un manifeste, ni un ouvrage philosophique. Dans un roman, on touche à certains sujets comme on touche une bille pour la faire rouler. Dans leurs conversations, les personnages de Koningskinderen n’expriment pas un mépris de la psychanalyse en soi, ni du travail des historiens. Ils dénoncent certaines dérives dans les deux domaines. En ce qui concerne la psychanalyse, dès lors qu’elle prétend pouvoir « expliquer » l’homme, la voilà qui dépasse ses limites. Ce danger ne vient sûrement pas tant des psychanalystes eux-mêmes que de toute une nébuleuse de doctrines de « découverte de soi-même » basées sur un bricolage de théories psychanalytiques mal comprises. La question est la suivante : comment peut-on « comprendre » l’homme, si, en tout dernier lieu, il est porté par un mystère ?
Quant au travail des historiens, la dérive réside dans l’orgueil de celui qui regarde son sujet de haut et qui prétend mieux le connaître que ce dernier ne « se connaissait » lui-même. Par « sujet », j’entends aussi bien une époque historique donnée qu’un groupe d’humains à une époque donnée. Dans Koningskinderen, la question tourne autour d’un sujet précis : les croisades. Si les chroniqueurs de l’époque faisaient l’éloge de certaines vertus chez les combattants, tant du côté des croisés que de celui des musulmans, qui sommes-nous pour mépriser cela en attribuant tout aux défauts d’un système sociopolitique ou à des mécanismes purement économiques ? Un bon historien est celui qui, comme Johan Huizinga, auteur de L’Automne du Moyen Âge, s’efforce de comprendre un phénomène historique « de l’intérieur » : comment se comprenait-on soi-même à l’époque en question ? Et en effet, pour les chroniqueurs du Moyen Âge, « se comprendre », c’était ennoblir la réalité par le compte rendu qu’on faisait de celle-ci, en le parsemant d’exemples de certaines vertus (courage, esprit de sacrifice, sagesse…). Ainsi leur approche avait un côté pédagogique.
D.C. À plusieurs reprises, vos personnages parlent des « trois monothéismes » (expression liée dans votre livre à la question de Jérusalem). Qu’entendez-vous par « monothéisme » ? Je vous pose cette question car après avoir lu entre autres choses le chapitre « Le monothéisme » de l’ouvrage Islam et judéo-christianisme de Jacques Ellul (PUF, 2004),le terme me paraît plutôt vide de sens.
C.V.H. Une religion est monothéiste dès lors qu’elle se réfère à un seul Dieu et que pour elle aucune autre réalité ne peut prétendre à la divinité. Par conséquent, les religions dites monothéistes ont ceci en commun qu’elles suscitent chez leurs disciples une critique radicale vis-à-vis de toute réalité humaine (personne, institution, système), qui, afin de légitimer le pouvoir qu’elle s’est arrogée, se sert d’un même type d’images et de symboles que celui que ces religions se sont réservés pour signifier le Dieu unique. S’il est possible de qualifier Judaïsme, Christianisme et Islam de religions monothéistes, cela ne nous permet pas pour autant de gommer les différences qui existent entre elles. Le Christianisme a ceci de particulier qu’il se base sur le message d’un Dieu qui s’incarne, c’est-à-dire qui se rend présent parmi nous dans la personne d’un homme et qui ainsi s’identifie à l’humanité sous tous ses aspects, même les plus misérables. Cette identification Dieu-homme a deux conséquences : Dieu se rabaisse et « se rend misérable » (la mort sur la croix est une mort ignominieuse) ; Dieu confère à l’homme une dignité inouïe. L’Église orthodoxe va jusqu’à parler de la « divinisation » de l’homme (ce qui est, bien sûr, tout autre chose que l’idée de l’homme qui prétend être un dieu). Irénée disait : La dignité de l’homme, voilà la gloire de Dieu. Moi-même, j’aime voir les hommes comme un fameux rabbin juif les voyait, comme des « enfants de roi ».
D.C. Une dernière question : quels sont les écrivains d’expression néerlandaise que vous rangez dans votre « panthéon » ? Et puisque vous lisez les auteurs français dans le texte, quels sont ceux que vous aimez lire et chez lesquels vous puisez éventuellement une part de votre inspiration ?
C.V.H. Dans mon « top 50 » figurent cinq écrivains néerlandais : Louis Couperus pour son roman indonésien De stille kracht(La Force des ténèbres), Edgar du Perron pour son roman autobiographique Het land van herkomst (Le Pays d’origine), Johan Huizinga pour Herfsttij der Middeleeuwen (L’Automne du Moyen Âge), Maria Dermoût pour son roman indonésien De tienduizend dingen (Les Dix mille choses) et Hella S. Haasse pour Het woud der verwachting (En la forêt de longue attente. Le roman de Charles d’Orléans. 1394-1465).
Mon auteur préféré parmi les auteurs français, c’est Chateaubriand, et je pense notamment à la première partie de ses Mémoires d’outre-tombe. Je savoure le charme de son style qui se veut celui d’un aristocrate désabusé qui a tout vu, mais qui ne cesse de briller et de pétiller d’esprit. Il y a plus de vie dans le sourire à la fois un peu amère et bienveillant de l’homme qui a compris la vanité de bien des choses que dans la grimace de celui qui se croit obligé de toujours « positiver ». D’autres que j’aime beaucoup : Colette et Mauriac, pour leur force d’évocation. Quelques phrases, et voilà tous les sens éveillés : on voit, on entend, on sent, on touche, on effleure…