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Traductions-Traducteurs - Page 4

  • Galerie Baudelaire

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    De quelques poètes et traducteurs

    et d’une Note de bas de page

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    Léditrice Anneke Pijnappel rend visite à Charles Baudelaire 

     

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteEn 1892, avant ses débuts en littérature et bien avant de devenir une figure majeure du socialisme de son pays, Henriëtte van der Schalk (1869-1959) – qui se voulait poète avant d’être femme – a traduit « La Mort des pauvres ». Toutefois, dans les terres néerlandophones, ce sont des hommes de lettres qui vont peu à peu se mesurer à l’œuvre baudelairienne. Ainsi, en 1909, P.N. van Eyck (1887-1954) publie une traduction du « Poète et la muse », son confrère P.C. Boutens (1870-1943) en donnant une, trois ans plus tard, de « La Beauté ». À la même époque, Jules Schürmann (1873-1927) transpose quelques « poèmes en prose » pour la revue Kunst en Letteren, puis Albert Verwey (1865-1937, couverture ci-dessus de la biographie que lui a consacré Madelon de Keizer, 2017) une ou deux poignées de sonnets quelques années plus tard (1) – ceci, d’une certaine façon, dans le sillage de son ami Stefan George et de ses Blumen des Bösen (1891 puis 1901). D’autres poètes, parmi les plus réputés, y sont allés à leur tour de leurs adaptations versifiées, en particulier J. Slauerhoff (1898-1936), J.C. Bloem (1887-1966) et Martinus Nijhoff (1894-1953), petit-fils de cet autre Martinus, le fondateur de la célèbre maison d’édition de La Haye.

    Cependant, dans l’aire néerlandophone, le besoin de traduire Baudelaire ne s’est fait réellement sentir que par la suite. Dans les Plats Pays de l’avant-guerre, la plupart le lisaient encore dans le texte. Même si on a pu la minimiser, même si elle est demeurée peu explicite pour la génération de 1880, l’influence du Parisien sur les auteurs septentrionaux de l’époque est incontestable, tant en Flandre qu’en Hollande (2).

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteEn 1945, l’ami d’André Gide, la Haguenois Jef Last (1898-1972) publie quelques transpositions dans la plaquette Les poètes maudits : Baudelaire, Verlaine, Rimbaud (3). Mais c’est en Flandre que voit le jour, l’année suivante, la première transposition intégrale des Fleurs du mal, une prouesse accomplie pour l’essentiel dès avant le conflit mondial par le poète en herbe Bert Decorte (1915-2009) : « Publiée en 1946, la traduction De bloemen van den booze date de la seconde moitié des années trente et accompagne les débuts du jeune poète. La traduction se révèle remarquable par le travail sur la forme (mètre et rime) et le rythme. L’importance accordée au mètre induit des stratégies de traduction modulées en fonction des contraintes métriques. » (4)

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteCes dernières décennies, chaque nouvelle traduction (d’un choix) des Fleurs du mal fait couler pas mal d’encre. Deux d’entre elles au moins connaissent d’ailleurs une nouvelle existence en cette année du « bicentenaire » : celle de Petrus Hoosemans, aux éditions Historische Uitgeverij de Groningue, et celle, partielle, de Menno Wigman (1966-2018), le poète probablement le plus « baudelairien » des lettres néerlandaises, lui qui a voué sa vie à la poésie et « à la recherche désespérée de l’ineffable bonheur ». Kiki Coumans, à qui l’on doit cette réédition qu’elle accompagne d’une postface (5), vient par ailleurs de donner un choix de la correspondance de Baudelaire en néerlandais, Mijn hoofd is een zieke vulkaan (Ma tête est un volcan malade). Rehaussé d’un cahier photo, ce volume est le 314e de la prestigieuse collection « Privé-Domein » des éditions De Arbeiderspers.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteÀ n’en pas douter, Paul Léautaud aurait regimbé devant une telle initiative. Le 25 décembre 1906, ce dernier écrit : « J’ai oublié de noter ma déplorable impression des lettres de Baudelaire, qu’on vient de publier au Mercure. Absolument rien, dans ces lettres. Pas un mot piquant, spirituel et spontané, un trait ému, quelque chose qui touche et fait rêver. […] Ah ! que nous sommes loin de la Correspondance d’un Stendhal, même de la Correspondance d’un Flaubert, pourtant souvent si vulgaire, cette dernière. » (Journal littéraire, I, 1954, p. 362). Cela n’a pour autant pas dissuadé Kiki Coumans d’en donner près de 300 pages qui couvrent les années 1832-1867. Sa riche et suggestive préface prouve que cette correspondance, si elle n’a pas les finesses de celles des deux grands prosateurs mentionnés par Léautaud, est un passage obligé pour mieux cerner les paradoxes du dandy hashischin. La traductrice limbourgeoise souligne entre autres : « Les lettres de Baudelaire révèlent clairement cette tenace aspiration, vivre pour la poésie, en même temps que les tourments d’ordre psychiques et sociaux qui accompagnent ses créations. À la différence de celle de son ami Flaubert, par exemple, il ne s’agit pas d’une correspondance purement ‘‘littéraire’’ dans laquelle il exposerait avec éloquence sa poétique. Dans ses missives, nous voyons un poète qui, en plus de sa vocation, est travaillé par un nombre impressionnant de soucis pratiques : il est en permanence à court d’argent, déménage plus de trente fois au cours de sa vie d’adulte et lutte pour réduire le fossé qui sépare son ambition et un manque de discipline remontant à ses jeunes années. »

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    couverture de Het Spleen van Parijs, 2021

     

    Du côté d’Amsterdam, Le Spleen de Paris, lui non plus, n’est pas oublié. La maison Querido annonce pour 2022 Het Parijse spleen, rehaussé d’œuvres de Marlene Dumas, dans une version de Hafid Bouzza, romancier virtuose, connu par ailleurs pour ses traductions/adaptations de William Shakespeare et de poésies arabes érotico-bachiques. En attendant ce « spleen parisien », l’amateur peut à loisir se plonger dans Het Spleen van Parijs qui a vu le jour ce 9 avril aux éditions hollandaises Voetnoot, sises à Anvers depuis 1996. Il s’agit d’une transposition de Jacob Groot – révisée de bout en bout avec la complicité de l’éditrice Anneke Pijnappel, du poète Jan Kuijper et de Rokus Hofstede – remontant à 1980. Jacob Groot y a ajouté une postface d’une haute tenue (6).

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteLes éditions Voetnoot (= Note de bas de page) et Baudelaire, c’est une longue et belle histoire. On pourrait même dire que le poète a tenu cette maison sur les fonts baptismaux. Mariant leurs talents, Anneke Pijnappel et Henrik Barends se sont lancés dans cette aventure voici plus de trente-cinq ans, la première traduisant le Salon de 1859 pour le second qui était désireux de lire ce texte. Depuis, la maison a publié des dizaines de titres couvrant les domaines suivants : littérature, critique d’art, poésie, photographie, arts plastiques et design. Chaque livre porte l’immuable marque du graphiste Barends, déjà présente dans le milieu éditorial des années quatre-vingt du siècle passé, par exemple à travers les recueils d’un Pieter Boskma (éditions In de Knipscheer) ou Maximaal, un choix de la poésie de 11 jeunes poètes (1988).

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteLa collection « Perlouses » offre en néerlandais un essaim d’écrivains français, de Vivant Denon à Yves Pagès en passant par Kundera. « Belgica » mêle auteurs flamands et auteurs belges d’expression française, tandis que « Moldaviet » présente des prosateurs tchèques. Trois collections dans un format et un prix de poche. Au fil des ans, quant à Baudelaire, le fonds de la maison s’est enrichi, grâce à une poignée de brillants traducteurs, des Salons de 1845 et 1846, de l’Exposition universelle de 1855, de Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, du Peintre de la vie moderne ainsi que de Fusées, Mon cœur mis à nu, Hygiène et La Belgique déshabillée réunis en un volume (voir la dernière photo des Notes de bas de page). Et dans une adaptation de Menno Wigman, évoqué plus haut, on retrouve un titre : Wees altijd dronken ! (Il faut être toujours ivre), soit quelques-uns des « poèmes en prose » réunis avec divers écrits fin-de-siècle (Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Laforgue, Huysmans, Remy de Gourmont, Léon Bloy, Lautréamont).

    Page de titre de Het Spleen van Parijs

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteChez Voetnoot, l’importance du papier, du format, de la dimension visuelle, tant dans les thématiques traitées que dans la conception des ouvrages, se manifeste par l’existence, dans les locaux de la maison, de la « Galerie Baudelaire » où se tiennent des expositions de photographies. On retrouve la patte de Henrik Barends jusqu’à la devanture de Marché-Couverts et sur la carte de ce restaurant français d’Anvers (cuisine du Sud-Ouest). Le titre lancé par Voetnoot ce 9 avril, Het Spleen van Parijs, offre un bel exemple du souci d’une typographie caractéristique et d’une iconographie souvent facétieuse. Cette fois, on doit celle-ci à Miro Švolík, artiste tchèque déjà à l’honneur à plusieurs reprises chez l’éditeur. En guise d’illustration suivent ci-dessous deux courts Petits poèmes en prose, dans les deux langues et dans les nuages, dans « de grands palais de nuages qui déambulent et où il fait bon habiter » (René Guy Cadou).

     

     

    « L’Étranger »

     

    — Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?

    — Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.

    — Tes amis ?

    — Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.

    — Ta patrie ?

    — J’ignore sous quelle latitude elle est située.

    — La beauté ?

    — Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.

    — L’or ?

    — Je le hais comme vous haïssez Dieu.

    — Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?

    — J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

     

    « L’Étranger » lu par Serge Reggiani

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    traduction de Jacob Groot

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    illustration de Miro Švolík

     

     

    « La Soupe et les Nuages » 

     

    Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation : « — Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts. »

    Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j’entendis une voix rauque et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l’eau-de-vie, la voix de ma chère petite bien-aimée, qui disait : « — Allez-vous bientôt manger votre soupe, sacré bordel de marchand de nuages ? »

     

    « La Soupe et les Nuages », lu par Michel Piccoli

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    traduction de Jacob Groot

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    illustration de Miro Švolík

     

    Va-t-on, vers le 12 décembre de cette année, connaître semblable revival de Flaubert, voir resurgir Salammbô ou Bouvard et Pécuchet du côté de la ceinture des canaux amstellodamois ou du côté d’Anvers ?

     

    Daniel Cunin

     

     

    Documentaire d’Evelyn Jansen (trailer) consacré à Voetnoot

     

     

     

    (1) Poèmes transposés en un court laps de temps (9-17 janvier 1918) et publiés dans la revue De Beweging que Verwey dirigeait alors avec l’architecte Berlage : « La Beauté » et « Élévation » (en 1914), puis, « L’Albatros », « L’Homme et la mer », « Le Coucher de soleil romantique », « La Muse malade », « La Prière d’un païen », « Tableau parisien », « Bohémiens en voyage », « La Cloche fêlée », « La Voix », « L’Amour et le crâne », « La Mort des pauvres », « Châtiment et orgueil », « Semper eadem », « Les Yeux de Berthe », « La Rançon », « Les Aveugles », « Le Voyage (1) », « Le Voyage (2) » et une version revue de « La Beauté » et d’« Élévation ». Voir Martin Hietbrink, « In de schaduw van Stefan George » [Dans l’ombre de Stefan George], Tijdschrift Tijdschrift voor Nederlandse Taal- en Letterkunde, 1999, p. 218-235.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte(2) Paul Claes – traducteur de 50 poèmes des Fleurs du Mal sous le titre Zwarte Venus [Vénus noire], Amsterdam, Athenaeum/Polak & Van Gennep, 2016 – le rappelait encore voici peu dans « Je te hais autant que je t’aime », De Standaard der Letteren, 3 avril 2021, p. 10-11. À propos de l’influence de Baudelaire sur les Tachtigers (poètes néerlandais de la fin-de-siècle qui ont, certes, bien moins pratiqué leurs confrères français que les Anglais), sur Karel van Woestijne et M. Nijhoff, on se reportera entre autres à des essais publiés dans le volume : Maarten van Buuren (réd.), Jullie gaven mij modder, ik heb er goud van gemaakt [Vous m’avez donné de la boue et j’en ai fait de l’or], Historische Uitgeverij, Groningue, 1995. Dès 1934, Paul De Smaele publiait à Bruxelles Baudelaire. Het Baudelairisme. Hun nawerking in de Nederlandsche Letterkunde [Baudelaire. Le baudelairisme. Leurs répercussions sur les lettres néerlandaises], étude dans laquelle l’accent est mis sur la réception de l’œuvre du français dans les plats pays (tout comme dans le cas de Paul Claudel, l’érudit W.G.C. Byvanck va se montrer un précurseur, auprès du lectorat hollandais, dans la prise de conscience de l’importance de Baudelaire, sans oublier la contribution du francophile Frans Erens) et son influence sur quelques poètes d’expression néerlandaise.

    (3) Sur cet auteur, voyageur et polyglotte qui a traduit bien d’autres écrivains (Gide, Ronsard, des Russes, des Allemands, des Chinois, des Japonais…) vient de paraître une imposante biographie : Rudi Wester, Bestaat er een raarder leven dan het mijne ? [Y a-t-il vie plus bizarre que la mienne ?], Amsterdam, Prometheus, 2021.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte(4) Charles Baudelaire, De bloemen van het kwaad, préface, commentaires et traduction de Menno Wigman, postface de Kiki Coumans, Amsterdam, Prometheus, 2021. De Menno Wigman, on peut lire en français : L’Affliction des copyrettes, traduction de Jan H. Mysjkin et Pierre Gallissaires, Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 2010 ainsi que quelques poèmes dans la revue L’Intranquille, n° 16, 2019. De Kiki Koumans, on pourra lire l’article « Dansen in een gipsen pak » [Danser dans un costume de plâtre], Awater, 2017, p. 42-46, qui propose, entre autres, une comparaison entre cinq traductions de « À une passante », dont celle, non rimée, de Jan Pieter van der Sterre parue dans l’édition bilingue De mooiste van Charles Baudelaire [Les plus beaux poèmes de Charles Baudelaire], Thielt/Amsterdam, Lanno/Atlas, 2010. Voici un quart de siècle, également publiées sous le titre De bloemen van het kwaad, la traduction de Petrus Hoosemans (Historische Uitgeverij) et celle de Peter Verstegen (éditions Van Oorschot) ont donné lieu à de vifs débats et même à une querelle entre les deux hommes. Le premier estimant qu’on entend dans celle du second des veaux qui toussent : « Outre du prozac, elle a nécessité le recours à du clenbutérol. » Ce dernier répliquant qu’il n’a rien à envier, bien au contraire, à son détracteur trop imbu de sa personne. Dans l’essai qu’il a consacré à cette polémique et à la qualité des deux versions (« Baudelaire driemaal vertaald », Filter, n° 2, 1995, p. 32-46), le traductologue Raymond van den Broeck (1935-2018) avance que l’homme de théâtre Joris Diels (1903-1992) a donné une magnifique traduction de huit poèmes des Fleurs du mal. Relevons encore qu’il existe une traduction jamais éditée de l’œuvre majeure de Baudelaire, réalisée par le professeur de lettres classiques Abraham Rutgers van der Loeff (1876-1962) dont le tapuscript se trouve à la Bibliothèque Royale de La Haye.

    (4) Spiros Macris, « Un Baudelaire flamand : la traduction des Fleurs du mal par Bert Decorte (1946) », Meta, n° 3, 2017, p. 565–584. L’auteur souligne le fait qu’une telle traduction a pris place, en Flandre, dans le cadre d’une reconquête d’une langue littéraire face à la domination culturelle française.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte(6) Charles Baudelaire, Het Spleen van Parijs, traduction et postface de Jacob Groot, illustrations de Miro Švolík, Amsterdam/Anvers, Voetnoot, 9 avril 2021. Sans compter l’un ou l’autre des poèmes en prose paru ici ou là, il existe au moins deux autres versions néerlandaises du recueil : Parijse weemoed (2015) de Nannie Nieland-Weits et De melancholie van Parijs : kleine gedichten in proza (1995) du duo Thérèse Fisscher et Kees Diekstra. Soit autant de titres différents pour la même œuvre. Le poème « À une passante » ne donne-t-il pas lieu, lui aussi, à une grande variété de titres en néerlandais : « Aan een voorbijgangster », « Aan een passante », « In het voorbijgaan », « Voor een voorbijganster »…? Autant de passantes qui nous invitent à flâner dans la compagnie de Baudelaire...

     

     

     « Recueillement », d’Alphons Diepenbrock sur le poème de Baudelaire


     

     

  • Dans les pas de Paul Celan

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    Un cycle de poèmes

    d’Antoon Van den Braembussche

     

     

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    Le dernier numéro de la revue lorraine Traversées s’ouvre par la version bilingue du cycle « In het spoor van Paul Celan / Dans les pas de Paul Celan » signé Antoon Van den Braembussche.

    En voici le premier poème.

     

     

     

    I

     

    Het ongedachte in duizend gedachten.

    Het onzichtbare in duizend gedachten.

     

    Liederen zingen aan gene zijde

    Van de mensen.

    Aan gene zijde van het waarheen,

    Waartoe en waarom.

     

    Geluidsduistere

    Oerschreeuw

    In geestesblinde uithoeken

    Van wat ooit het bestaan was:

     

    De geluidloze versperring.

    De prikkeldraad rond het kamp,

    Het raster in de eigen,

    Ogenloze terugblik:

    Blinde herinnering.

      

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    Antoon Van den Braembussche, dessin de Marcel Douwe Dekker, 1998

     

     

    I

     

    L’impensé en mille pensées.

    L’invisible en mille pensées.

     

    Murmurer des chansons au-delà

    Des gens.

    Au-delà de l’où,

    De l’à quoi et du pourquoi.

     

    Cri primal

    Son ténébreux

    En des recoins ignorants  

    De ce qu’un jour fut la vie :

     

    La clôture muette.

    Les barbelés tout autour,

    La grille dans les rétines détruites,

    Regard en arrière :

    Souvenir aveugle.

     

     

     

    Antoon Van den Braembussche, « In het spoor van Paul Celan /

    Dans les pas de Paul Celan », traduction de Daniel Cunin,

    Traversées, n° 97, 2021, p. 3-14.

     

    Sommaire du numéro 97

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  • Livrées à elles-mêmes

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    La Confession de Nadia Dala

     

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    Nadia Dala - photo Lies Willaert 

     

     

    Journaliste, enseignante et ancienne reporter, Nadia Dala a publié plusieurs essais en néerlandais portant sur le monde arabophone ou la société multiculturelle flamande. Arabisante, elle a vécu en Égypte avant de s’établir aux États-Unis où elle a enseigné et poursuivi ses recherches universitaires. Mais Nadia Dala est aussi romancière : Waarom ik mijn moeder de hals doorsneed (Pourquoi j’ai tranché la gorge de ma mère) et De biecht (La Confession) sont les deux titres qu’elle a signés à ce jour. Le délire humain, espace où le mal essaie d’épouser le bien, y occupe une place centrale.

    ND2.jpgCernant une relation mère-fille extrêmement malsaine, le premier roman dévoile une prose à la fois accomplie et puissante qui a marqué les lecteurs : narrées à travers les yeux d’une enfant qui n’a pas encore 10 ans, plusieurs scènes âpres soulignent une obsession du corps, nous faisant passer par des évocations masochistes, incestueuses, voire scatologiques d’une mère dont le mal-être et les mécanismes d’introjection ont des conséquences dévastatrices sur sa progéniture. Une confusion des sentiments portée à son paroxysme, accentuée qu’elle est par une quête spirituelle qui déraille de bout en bout, du tout au tout.

    La Confession met également en scène deux sœurs nées dans un milieu mixte, livrées bientôt à leur sort. La mère n’étant pas au centre de la narration, l’imprégnation du catholicisme est bien moins marquée que dans l’œuvre précédente. Cette fois, c’est la perversité du père qui va peu à peu se faire jour. À lire ci-dessous un bref résumé de ce roman ainsi que deux extraits en traduction.

     

    Anversoises, Marie et Frie Darsie sont deux orphelines, leurs parents – mère flamande, père d’origine nord-africaine – sont morts dans un accident de la circulation. La seconde, vient de franchir le seuil de la quarantaine, la première a deux ans de moins. Depuis longtemps, elles n’ont plus de contact l’une avec l’autre.

    Marie s’est fait une place dans le journalisme, mais souffrant de troubles psychiques, elle a été renvoyée de son poste. La face sombre d’une rédaction de presse affleure dans bien des pages en même temps que la révolte qui habite cette femme. Perdant toujours plus le nord, ayant une piètre estime de soi, elle se voit malgré tout offrir une dernière chance : réaliser l’interview de sa sœur qui vient d’être emprisonnée pour avoir apporté son soutien à son amant, un baron de la drogue.

    Cette confrontation va conduire Marie – narratrice qui, par endroits, s’adresse au lecteur et qui, dans d’autres passages, sans doute pour tenter d’échapper à ses démons, préfère substituer au « je » une « elle » – aux confins de ce qu’elle a pu refouler depuis l’enfance. La confession qu’elle attend de sa sœur ne va-t-elle pas se retourner en la nécessité de se confesser à elle-même ce qu’elle a refusé jusqu’alors de regarder en face ? Va-t-elle sombrer pour de bon ? Va-t-elle se relever comme le laisse peut-être espérer l’épigraphe empruntée à Balzac : « La résignation est un suicide quotidien », ou comme le suggèrent les intermèdes intitulés « Casablanca », Casablanca à la fois lieu d’évasion sur des plages de l’Atlantique et mot de passe que les sœurs s’échangeaient pendant leur enfance dans l’espoir de se protéger du monstre ?

     

    ND1.jpg

     

     

    Visite à la prison

     

    Dans les minutes qui suivent, la conversation se poursuit avec une étonnante facilité. Nullement contrariée par les remords ou les sentiments conflictuels, Frie confesse dans le détail ce qui la lie au baron de la drogue. Comment, jusqu’à son arrestation, il lui a fait croire qu’il était innocent. Innocence dont elle est d’ailleurs toujours persuadée. Ce pour quoi on l’a arrêtée, ça lui échappe complètement. D’un haussement d’épaules accompagné d’un petit rire, elle rejette les accusations qu’on porte contre sa personne. Je consigne, mot pour mot, tout ce que j’entends et vois. Jusqu’au moment où elle s’adresse à moi. Et d’une simple question me dépouille de tout mon zèle : Comment les choses ont-elles pu mal tourner pour toi, petite sœur ?

    De nouveau, elle m’attrape la main. Cette fois, un spasme me traverse, me fige. Est-ce moi qui ai besoin d’aide ? Moi qui suis maudite ? Peut-être, qui sait… À cette idée, je sens mes doigts qui tiennent le bic bleu s’amollir.

    À côté de nous, un homme recule sa chaise. Il se redresse, se lève, tâte maladroitement les deux poches de son pantalon, frotte la barbe naissante de son menton. Il cherche, semble-t-il, à se donner une contenance. Puis il se jette avec fougue dans les bras du jeune homme qui lui fait face. Jusque-là, ce dernier, assis l’air hébété à la table des aveux, avait regardé dans le vide. Père et fils fusionnent en une chaude embrassade. Tous deux partagent le même menton fuyant ainsi que des oreilles qui saluent le monde autour d’eux. Le premier engoncé dans cravate et costume. Le second, dans un survêtement Adidas bleu-jaune. Lequel du papa coulant ou du fils à son papa a enfreint la loi, la question ne se pose pas. Une partie de mon être aspire à suivre l’exemple de ce visiteur et d’ainsi me jeter au cou de la sœur qui me fait face, elle qui porte le même patronyme que moi. Oublions cette désagréable aventure ! Frie n’a absolument rien à voir avec ce baron de la drogue ! Pareille accusation est d’une absurdité… ! (p. 118-120)

     

     

    Un jeu de l’enfance

     

    photo Lies Willaert 

    ND4.jpg« On recommence ! » Roucoulant de plaisir, je place la plante de mes pieds contre celles de ma grande sœur. « Encore une fois ! » Des éclats de rire emplissent notre chambre. Les mules sont éparpillées sur le balatum, à côté des petites chaussettes brun-jaune qu’on a enlevées à la hâte. Couchées chacune sur son lit, pieds nus en l’air, nous pédalons à l’unisson. Ce sont les meilleurs moments, les plus beaux moments. La plante de ses pieds sont les pédales de mon vélo, les miennes sont ses pédales à elle. En alternance, j’effectue cinq tours en appuyant sur les pédales en même temps que les roues de Frie tournent, puis j’en effectue cinq en rétropédalant. Quand j’avance, elle rétropédale, et vice-versa. Aucun stylo ne saurait décrire la joie qui inonde nos cœurs ; ma sœur et moi ne faisons qu’une. Jusqu’à présent, nous avons toujours tout partagé.

    Pendant ces balades à vélo, nous nous procurons l’une l’autre le plaisir le plus complet et le plus innocent de l’enfance. Au plus profond de moi, il n’y a de place que pour une seule autre personne : Frie-Fra-Fro, ma grande sœur.

    Comme elle est plus grande que moi, je lève sur elle des yeux admiratifs. D’un geste maternel, elle me prend la main : « Tant que tu m’écoutes, tout ira bien. » Je lui fais confiance en tout, y compris en tout ce qu’elle dit, jusqu’à la radieuse infinitude des temps.

    Nous avons chacune un petit lit dans la même pièce exiguë. Une fois sous les draps, nous entendons la respiration de l’autre ; c’est sur le halètement régulier de Frie que je m’enfonce peu à peu dans le sommeil tandis qu’elle garde ma main serrée dans la sienne.

    « Tu ne me lâcheras jamais, promis ? » Mille et mille fois, mon ange gardien en sueur l’a juré : Non. Une promesse gravée dans des tablettes dorées. Le monde entier autour de nous peut sombrer dans le néant, Frie n’agrippera pas moins ma main pour me guider vers des lieux plus sûrs. Telle est sa tâche, ce sur quoi je me repose.

    Tant que nous nous tenons fort par la main, nous sommes en sécurité. Il ne s’approchera pas. Cela aussi, nous nous le sommes répété. Notre geste recèle l’alliance sororale à laquelle personne ne peut avoir accès. Il dresse un mur impénétrable entre les sœurs Darsie et l’homme, la brute, le monstre qui envahit parfois, la nuit venue, notre chambre.

    Depuis de nombreux mois, notre pacte fonctionne. Mais cette nuit, l’une des deux mains vient de lâcher l’autre. (p. 146-148)

     


    Entretien en français avec Nadia Dala

     

     

     

  • La sinistre Comédie

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    La sinistre Comédie

    ou Mahomet trop al Dante

     

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    Dante en exil, par Domenico Petarlini (vers 1865)

    Vicence, Museo Civico

     

     

    Toujours plus confinés, on ne sort plus guère. Heureusement, les Plats Pays littéraires nous offrent bien des occasions de sortir hors de nos gonds.

    On a eu les racistes anti-Rijneveld, les islamo-turco-erdoğanos anti-Gül, nous voici à présent en compagnie des néerlando-traductos pro-Mahomet qui éradiquent les passages qui ne leur paraissent « plus conformes avec notre époque » ! On sait que le cosmos est illimité, mais de là à imaginer que la bêtise devançait à ce point la NASA…

    PS1.jpgOn vient en effet, en terre néerlandophone, d’assister à un nouveau triomphe de cette bêtise. Dans « Mahomet », un article de 2006 (repris dans Littérature et politique, 2014), Philippe Sollers le redoutait : « Je note d’ailleurs que le pape actuel, Benoît XVI, vient de reparler de Dante avec une grande admiration, ce qui n’est peut-être pas raisonnable quand on sait que Dante, dans sa Divine Comédie, place Mahomet en Enfer. Vérifiez, c’est au chant XXVIII, dans le huitième cercle et la neuvième fosse qui accueillent, dans leurs supplices affreux, les semeurs de scandale et de schisme. Le pauvre Mahomet (Maometto) se présente comme un tonneau crevé, ombre éventrée ‘‘du menton jusqu’au trou qui pète’’ (c’est Dante qui parle, pas moi). Ses boyaux lui pendent entre les jambes, et on voit ses poumons et même ‘‘le sac qui fait la merde avec ce qu’on avale’’). Il s’ouvre sans cesse la poitrine, il se plaint d’être déchiré. Même sort pour Ali, gendre de Mahomet et quatrième calife. Ce Dante, impudemment célébré à Rome, est d’un sadisme effrayant et, compte tenu de l’œcuménisme officiel, il serait peut-être temps de le mettre à l’Index, voire d’expurger son livre. Une immense manifestation pour exiger qu’on le brûle solennellement me paraît inévitable. »

     

    PS3.jpgDe quoi s’agit-il au juste sous les cieux batavo-flamands ? Mahomet, Muḥammad, Mohammed, autrement dit Abū al-Qāsim Muḥammad ibn ʿAbd Allāh ibn ʿAbd al-Muṭṭalib ibn Hāshim ne doit plus figurer sous son nom dans L’Enfer de Dante. Il s’agit, pour l’obscur éditeur Blossom Books (Utrecht), de rendre les classiques « accessibles et agréables aux nouveaux lecteurs, notamment les plus jeunes. Il serait dommage que ceux-ci soient rebutés par le passage en question ». Lies Lavrijsen, la traductrice anversoise de l’œuvre du début du XIVe siècle, se justifie : « Mahomet n’a pas complètement disparu du texte ; j’ai supprimé trois vers dans lesquels il parle à Dante et dit entre autres qui il est, c’est tout. » Relevons que le livre annonce qu’elle raconte L’Enfer, plutôt qu’elle ne le traduit. 

     

    PS2.jpgCitons les vers 22-36 du chant XXVIII dans la traduction de Jacqueline Risset : « Jamais tonneau fuyant par sa barre ou sa douve / ne fut troué comme je vis une ombre, / ouverte du menton jusqu’au trou qui pète. / Ses boyaux pendaient entre ses jambes ; / on voyait les poumons, et le sac affreux / qui fabrique la merde avec ce qu’on avale. / Tandis que je m’attache tout entier à le voir, / il me regarde et s’ouvre la poitrine avec les mains, / disant : ‘‘Vois comme je me déchire : / vois Mahomet comme il est estropié. / Ali devant moi s’en va en pleurant, / la face fendue du menton à la houppe : / et tous les autres que tu vois ici / furent de leur vivant semeurs de scandale / et de schisme : et pour cette faute ils sont fendus.’’ »

    PS4.jpgVoici plus de deux siècles, Rivarol a trébuché sur ce même passage. S’il ne sucre pas le nom Mahomet, il s’abstient de traduire un ou deux vers trop littéralement, mais, offusqué, ne peut s’empêcher de les mentionner dans une note : « On est un peu scandalisé de voir Mahomet et son gendre Ali traités si misérablement. […] Le poète continue de proportionner et d’approprier la peine au délit. Seulement, seulement, dans le supplice de Mahomet, on est fâché de le voir passer du terrible à l’atroce et au dégoûtant. Son cœur palpitant à découvert, n’est déjà que trop fort : mais comment rendre il tristo sacco che merda fa di quel che si trangugia ? Il faut laisser digérer cette phrase aux amateurs du mot à mot. »

     

    PS5.jpgOn se demande jusqu’où les bégueules de tout poil vont aller. On leur conseille de se retrousser les manches, car bien du travail les attend, ainsi que l’annonçait voici quinze ans Philippe Sollers : « Ce poète italien fanatique n’est pas le seul à caricaturer honteusement le Prophète. Dostoïevski, déjà, émettait l’hypothèse infecte d’une probable épilepsie de Mahomet. L’athée Nietzsche va encore plus loin : ‘‘Les quatre grands hommes qui, dans tous les temps, furent les plus assoiffés d’action, ont été des épileptiques (Alexandre, César, Mahomet, Napoléon)’’. Il ose même comparer Mahomet à saint Paul : ‘‘Avec saint Paul, le prêtre voulut encore une fois le pouvoir. Il ne pouvait se servir que d’idées, d’enseignements, de symboles qui tyrannisent les foules, qui forment les troupeaux. Qu’est-ce que Mahomet emprunta plus tard au christianisme ? L’invention de saint Paul, son moyen de tyrannie sacerdotale, pour former des troupeaux : la foi en l’immortalité, c’est-à-dire la doctrine du Jugement.’’ […] C’est toute la culture occidentale qui doit être revue, scrutée, épurée, rectifiée. Il est intolérable, par exemple, qu’on continue à diffuser L’Enlèvement au sérail de ce musicien équivoque et sourdement lubrique, Mozart. Je pourrais, bien entendu, multiplier les exemples. »

    En cette année où l’on commémore la disparition de Napoléon, gageons que certains béjaunes ne vont pas manquer de s’activer. Il est étonnant que le centième anniversaire de la parution de La Négresse du Sacré-Cœur, roman montmartrois d’André Salmon, ne soit pas passé, l’an dernier, sous les fourches caudines des nouveaux censeurs.

     

    Daniel Cunin

     

     

    PS7.jpg

     

     

  • Le virus racialiste

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    Le virus racialiste

    laffaire Lale Gül

     

     

    Entretien à Radio Judaïca

    L’affaire Gorman/Rijneveld (suite)

     

     

    Le 11 mars dernier, Radio Judaïca de Bruxelles m’a invité à m’exprimer au sujet de ce qu’on appelle l’affaire Gorman/Rijneveld, laquelle reflète un sommet de la bêtise humaine.

    Après un premier billet d’humeur sur la question, voici un compte rendu de ce que j’ai dit à l’occasion de cette émission diffusée en direct sur FaceBook et par la suite sur le site de la radio. Je complète mon propos, étant donné que le temps d’antenne ne me permettait pas d’entrer dans le détail. Et qu’il me paraît nécessaire d’évoquer  la jeune romancière Lale Gül, menacée de mort Amsterdam.

    Mon intervention a suivi celle de Philippe Close, bourgmestre de Bruxelles et de Lydia Mutyebele, l’une des échevines, ainsi que celle, magnifique, de Hassan Jarfi à propos des violences homophobes ; après mon passage, l’historienne Frédérique Schillo a proposé avec humour, depuis Jérusalem, sa chronique hebdomadaire sur l’actualité israélienne (à revoir sur FB). Ci-dessous, la vidéo de ma seule intervention :

     


     

     

    Frédéric Bergman, le présentateur de cette émission intitulée « Et si pas maintenant quand ? », m’a d’abord demandé quelques précisions au sujet de Mme Deul et de la querelle née à la suite de la prise de position de cette dernière dans le quotidien néerlandais De Volkskrant.

     

    Janice Deul est une journaliste hollando-surinamienne, activiste et rédactrice de mode. Elle milite en faveur d’une plus grande diversité dans la mode, les médias (life style) et le secteur culturel. À ce jour, elle a publié un ouvrage : Little Black hair Book.

    Elle nous dit que, malgré son talent, Marieke Lucas Rijneveld n’a aucune expérience en tant que traductrice, n’a pas une grande expérience de la poésie slam et que sa connaissance de la langue anglaise laisse à désirer. Tout cela est vrai. Le problème, c’est que Janice Deul & Cie ne dénoncent en réalité qu’une seule chose, une vérité de la Palisse : Marieke Lucas Rijneveld n’est pas noire. Si elle avait été noire, même sans expérience de la traduction littéraire, même sans grande connaissance du slam ni de je ne sais quoi, jamais il n’y aurait eu la moindre protestation.

    Cette protestation est d’autant plus ridicule qu’il existe, depuis la fin janvier, deux traductions néerlandaises du poème « The Hill we climb » qui a rendu célèbre Amanda Gorman après qu’elle l’a eu déclamé lors de l’investiture de Joe Biden. Deux traductions néerlandaises réalisées, l’une, par une Flamande blanche et publiée, à Bruxelles, dans De Standaard, l’autre par un Hollandais blanc publiée dans un quotidien protestant néerlandais.

    Il s’agit donc bien, de la part de Janice Deul, d’une prise de position racialiste. Aux antipodes de la teneur réconciliatrice du poème d’Amanda Gorman.

    Autre problème dans cette affaire : cette prise de position est soutenue et colportée avec complaisance par certains médias. Imaginez l’indignation et le tollé si l’on avait interdit à un Noir de traduire un auteur blanc, à un homosexuel de traduire un auteur hétéro, à un Juif, un musulman, un bouddhiste de traduire une pièce de théâtre de Paul Claudel, un roman de Dostoïevski ou un recueil de Marie Noël ! Imaginez le tollé si j’avais refusé de traduire un écrivain noir en raison de sa couleur de peau !

    MLR0.jpegUn exemple de cette complaisance médiatique : samedi 6 mars, quand Marieke Lucas a répondu à la polémique par le moyen du poème « Alles bewoonbaar » (Tout habitable), De Volkskrant, le quotidien néerlandais qui avait la primeur de cette publication, a présenté ces vers de façon à laisser entendre que Marieke Lucas s’excusait platement… Cette présentation en ligne sur le site du journal a été modifiée quelques heures plus tard.

    Autre exemple : le 5 mars, le quotidien Le Monde, par la voix de son correspondant à Bruxelles, a repris, sans les remettre en doute, les propos de M. Ouaamari, chroniqueur du journal flamand De Morgen. Ce M. Ouaamari nous dit, à propos des Plats Pays : « Il n’y a pratiquement aucune place pour les plumes des minorités et le secteur littéraire demeure aussi blanc que la cocaïne que l’on décharge sur les quais du port d’Anvers. » Sans le moindre scrupule, cet essayiste publié à Amsterdam ajoute : « Amanda Gorman ne serait jamais publiée si elle vivait en Belgique ou aux Pays-Bas. Passez en revue le fonds des maisons d’édition pour vous en assurer. »

    Ce ne sont là, bien entendu, que purs mensonges. Je crois que les Plats Pays investissent, plus qu’aucune autre contrée, en énergie, en temps et en argent, pour défendre les minorités, en tout cas, bien plus, me semble-t-il, que la Chine, le Japon, l’Arabie Saoudite ou que le Maroc. Des dizaines et des dizaines d’auteurs des minorités – et de n’importe quelle couleur –, d’expression néerlandaise sont publiés. Beaucoup sont traduits grâce à de l’argent public. Certains d’entre eux n’hésitent d’ailleurs pas à traduire : Hafid Bouazza en est l’un des plus brillants exemples ; la poétesse Nisrine Mbarki en est un autre.

    Kader Abdolah & sa fille Bahar

    Kader_&_Bahar_Abdolah.jpgEspérons que les institutions belges et néerlandaises concernées démentiront officiellement ces allégations. Que les organismes représentatifs prendront position : par exemple le CEATL (Conseil européen des Associations de Traducteurs Littéraires, association internationale Majuscule sans but lucratif), qui nous parle de « Répression totale de la culture biélorusse en janvier 2021 », mais qui n’a pas, semble-t-il, entrouvert la bouche à ce jour sur l’affaire qui nous concerne. ATLAS (Association pour la promotion de la traduction littéraire) renvoie à quelques articles dont celui de Françoise Wuilmart : « Amanda, Marieke : I have a dream… Jamais Blanche n’aura fait couler autant d’encre noire ! », mis en ligne par l’ATLF (Association des Traducteurs littéraires de France). Par la voix de sa présidente, la romancière Vonne van der Meer, PEN Nederland regrette cette « exclusion » de Rijneveld. On attend le réveil de diverses institutions hollandaises. L’Auteursbond, qui défend les auteurs et les traducteurs depuis plus d’un siècle ne paraît pas s’être exprimé officiellement sur la question, non plus que Flanders Literature et la Dutch Foundation for Literature, plus ou moins les équivalents flamand et batave du CNL français.

    Pour prendre la mesure de la représentation des écrivains « pas tout à fait blancs » en Hollande, il suffit, par exemple, de consulter la base de données qui figure sur le site de la Fondation sise à Amsterdam. Par ordre alphabétique, on trouve :

    en deuxième position : Kader Abdolah, né en 1954 en Iran, dont plusieurs œuvres sont disponibles en français (Gallimard), en anglais, en allemand, en danois, en chinois, etc. ;

    en huitième position : Yasmine Allas, née en 1967 à Mogadiscio – une de ses œuvres est traduite en espagnol ;

    en neuvième position : Karin Amatmoekrim, née en 1977 à Paramaribo, capitale du Suriname dont un choix de l’œuvre est disponible en traduction anglaise ;

    en seizième position : Frank Martinus Arion, né à Curaçao (1936-2015),  dont le chef-d’œuvre Dubbelspel a été transposé en plusieurs langues, pas encore en français malheureusement.

    On continue, M. Ouaamari ?

    Yasmine Allas, photo Bert Nienhuis

    YA1.jpgLe CNL flamand ne peut mettre en avant beaucoup d’écrivains noirs puisque la plupart de ceux-ci, nés ou vivant en Belgique, écrivent en français. Cependant, on relève tout de même les noms de Dalilla Hermans, originaire du Rwanda, et de Nadia Nsayi, d’origine congolaise. À ces dames viennent s’ajouter des personnes d’origine (ou de nationalité) marocaine : Ish Ait Hamou, Fikry El Azzouzi, Rachida Aziz, Rachida Lamrabet et Mohamed El Bachiri, ou irakienne : Hazim Kamaledin. Je crois savoir que Flanders Literature, dans sa politique « raciste », n’a pas manqué, en outre, de venir en aide à Ali Bader, autre écrivain né en Irak, lequel ne parle pourtant pas néerlandais.

    Comment se fait-il que, dans ces Plats Pays qui n’aiment ni les nuances de couleurs, ni les minorités, l’Anversoise Nadia Dala ait pu publier un roman aux Pays-Bas et un autre en Belgique sans compter quelques autres titres ? Comme se fait-il que Mustafa Kör, qui nous vient d’Anatolie, vient d’être désigné prochain « poète national » en Belgique ? Comment se fait-il qu’à Amsterdam, on a un jeune homme d’origine berbère qui a cofondé une très belle collection, la « Bibliothèque Berbère », aux éditions Jurgen Maas ? Asis Aynan, ainsi s’appelle-t-il, vient d’ailleurs de publier un essai aux éditions Van Oorschot, l’une des maisons les plus réputées dans le monde néerlandophone. Comment se fait-il encore qu’il existe, depuis quelques décennies en Hollande, un prix littéraire qui récompense des auteurs originaires des mondes arabophones ? Comment se fait-il que la Surinamienne Astrid Roemer vient de se voir décerner la distinction la plus prestigieuse des Plats Pays, le Prix des Lettres NéerlandaisesComment se fait-il qu’on a publié à Amsterdam deux anthologies réunissant des auteurs connus ou inconnus originaires d’Afrique qui écrivent en néerlandais : Zwart. Afro-Europese literatuur uit de Lage Landen (Atlas Contact, 2018) et AfroLit. Moderne literatuur uit de Afrikaanse diaspora (Pluim, 2020) ? Si les gens de couleur sont sous-représentés dans les bureaux des maisons d’édition et dans le milieu de la traduction, cela tient à des motifs sociaux et non pas raciaux. Personnellement, je connais des personnes de toutes les couleurs et appartenant à toutes les minorités possibles dans le milieu littéraire hollandais.

     

    Couv-Habitus.jpgDu néerlandais, j’ai traduit de ma propre initiative le recueil Habitus (éditions Caractères, 2019), de Radna Fabias, poétesse noire de Curaçao, laquelle se lance d’ailleurs à son tour dans la traduction littéraire sans que cela ait soulevé le moindre problème : un recueil de Warsan Shire et deux de… Louise Glück – oh ! scandale ! Dans ma langue maternelle, j’ai transposé des poèmes d’une poétesse hollando-congolaise, des romans et nouvelles de deux romanciers nés au Maroc, Hafid Bouazza et Abdelkader Benali. Va-t-on bientôt m’interdire de traduire ces auteurs ? de traduire le Juif Leon de Winter ? Et retirer des rayonnages ma traduction du Journal écrit à Westerbork par cet autre Juif, Philip Mechanicus ? la poésie de l’anglican Benno Barnard ? les romans et albums jeunesse de l’homosexuel Bart Moeyaert ? Va-t-on m’interdire de traduire le roman « culte » gay du début du XXe siècle au prétexte que je n’aurais pas le vécu requis et adéquat ? interdire, en cette année 2021, la publication de L’ovaire noir de la poésie, anthologie de la poésie du violeur et meurtrier Gerrit Achterberg, au prétexte que je n’aurais pas là non plus le bon pedigree ?

    Que n’aurait-on pas dit si d’aucun s’était élevé contre le choix de Marieke Lucas Rijneveld – pur produit d’un milieu protestant rigoriste – pour traduire la catholique revendiquée Amanda Gorman !?

    Plutôt que du chantage à la victimisation, la société a besoin de gens et de voix pour empêcher l’opprobre jeté voici peu aux Pays-Bas sur Lale Gül, une jeune femme (23 ans) d’origine turque, sans doute trop blanche pour M. Ouaamari : son premier livre, le roman Ik ga leven (Je vais vivre) a révulsé des esprits dans le milieu d’où elle vient, autant de mâles mal équarris harcelant la famille de l’auteure débutante, protégée depuis par la police. Menacée de mort, la jeune femme a annoncé renoncer à publier et se résoudre à mener une vie rangée d’épouse au service d’un mari ethniquement « compatible », probablement choisi par ses parents. Aux dernières nouvelles, elle a quitté la maison familiale, rejetée qu’elle est par les siens. Qui en parle hors d’Amsterdam, hors de la néerlandophonie ? N’est pas « Amanda Biden » qui veut.

     

    LG1.jpg

     

     

    Ensuite, Frédéric Bergman m’a interrogé sur Meulenhoff et les rapports de cette maison d’édition avec Marieke Lucas Rijneveld.

     

    À l’origine, c’est une question de gros sous. Les éditeurs européens se battent pour acheter les droits des livres – écrits ou pas encore écrits – de la jeune star Amanda Gorman. Meulenhoff pense faire un gros coup publicitaire en désignant Marieke Lucas Rijneveld, comme traductrice de l’un de ses recueils, préfacé, de surcroît, par la star télévisuelle Oprah Winfrey. Marieke Lucas, une femme jeune elle aussi, jouissant déjà d’une grande réputation, représentant une « minorité » puisqu’elle se définit comme « non-binaire », c’est-à-dire à la fois comme femme et comme homme ou comme non marqué(e) sexuellement (elle a ajouté le prénom Lucas à Marieke, celui que lui ont donné ses parents).

    Ce coup publicitaire a dépassé, bien entendu, toutes les espérances de la maison d’édition Meulenhoff. Et franchi allégrement les frontières de la Hollande.

    Meulenhoff – qui n’est, je précise, ni l’éditeur de la poésie de Marieke Lucas, ni celui de ses romans – s’est montré d’une lâcheté sans nom en ne soutenant pas la jeune femme.

    J’ose croire que si Marieke Lucas Rijneveld a cédé et a renoncé à traduire Amanda Gorman, c’est parce qu’elle est jeune, pas très casse-cou sans doute (si ce n’est, de façon remarquable, dans son écriture), et qu’elle n’est pas assez « blindée » non plus, car n’ayant, comme on l’a dit, pas d’expérience de la traduction.

    Karin Amatmoekrim (2017)

    KA2.jpgSa réponse, à la suite de ce tollé, est un poème formulé dans un lexique fort et marquant, qui ouvre plusieurs lectures possibles. Mais c’est un poème qui n’est ni un renoncement, ni une forme de résignation. Elle recourt d’emblée au mot verzet (soit : résistance, rendu dans la traduction française par : pugnacité).

    Le poème a été publié en français par l’hebdomadaire Marianne qui a couvert le sujet, tout comme Le Point, de façon intéressante et assez complète, à la différence de la plupart des autres organes de presse francophones, pas même capables de mentionner correctement le titre du roman de Marieke Lucas paru aux éditions Buchet/Chastel : Qui sème le vent. Depuis, quelques quotidiens et périodiques ont ouvert leurs pages à quelques écrivains et traducteurs renommés.

    Dans cette affaire, on a accordé trop peu de place à la dimension littéraire de Rijneveld ou à celle d’Amanda Gorman. Beaucoup trop à la politique et à l’idéologie qui sont certes au cœur du débat. Quant à cette dimension idéologique, je renvoie les auditeurs/lecteurs à un entretien très éclairant accordé le 5 mars au Figaro par l’un des rares spécialistes de la Hollande en France, à savoir l’historien et politicologue Christophe de Voogd (à propos de l’idéologie décoloniale, de l’inclusion, de l’intersectionnalité généralisée…).

     

    entretien radio (NL) avec  Lale Gül

     

     

    Enfin, Frédéric Bergman m’a interrogé sur les suites que cette affaire pouvait avoir pour le milieu littéraire, en particulier pour les traducteurs.

     

    Aujourd’hui, sur cette question, il y a trois « camps » :

    celui des activistes racialistes, de leurs relais dans les médias et des éditeurs qui se mettent à genoux ; Meulenhoff ou encore Univers, l’éditeur catalan qui a refusé de publier la traduction qu’il avait pourtant confiée à Victor Obiols, traducteur blanc réputé qui avait déjà terminé le travail ;

    celui des plus ou moins tièdes : ils gardent le silence ou ils disent que, si la qualité d’une traduction ne repose certes pas sur la couleur de la peau, ni sur le sexe, etc., on peut regretter le manque de traducteurs de couleur dans les Plats Pays – ce que tous les esprits bien intentionnés regretteront. Mais, par idéologie, par une empathie saugrenue, ils se refusent à voir et à condamner le racialisme en question ;

    enfin, celui de celles et ceux qui s’indignent, très nombreux parmi les auteurs, les traducteurs et le reste de la population, en Hollande, en France et j’imagine aussi en Belgique. On peut se demander pourquoi, en Hollande, il n’y a pas plus de traducteurs d’origine surinamienne, par exemple, alors qu’une bonne partie de la population de l’ancienne Guyane néerlandaise a opté, fin 1975, pour les Pays-Bas lorsque cette partie du monde est devenue indépendante. La maîtrise, à l’écrit, d’une langue (la langue maternelle en principe), ça ne s’improvise pas. Pas plus que l’apprentissage d’une langue étrangère avec laquelle, à l’origine, on n’a pas forcément de liens particuliers. On pourrait dénoncer, en France, l’absence quasi totale d’enfants de paysans ou d’ouvriers dans les grandes écoles, mais de là à en faire un chantage victimaire basé sur la couleur ou les origines, de là à réduire les gens à la quantité et à la nature des mélanines de leur peau !

     

    TdF1.jpgBeaucoup de personnes estiment, sans doute plus encore en France qu’en Hollande ou qu’ici en Belgique – peut-être est-on plus sensibles en France à ces formes de propagande en tout genre –, que cette affaire qui repose à l’origine sur de la bêtise crasse n’est que le début d’une attaque. Une agression importée des États-Unis qui va toucher tous les domaines et secteurs de la société, culturels et autres. On en veut pour preuve la décision d’un éditeur américain de ne pas traduire le dernier roman de Timothée de Fombelle (Alma, le vent se lève), pourtant salué par la critique, au motif qu’un Blanc de notre époque n’a pas la légitimité pour se glisser dans la peau d’une jeune esclave noire d’une époque reculée.

    L’indignation n’est pas retombée, loin de là. Les éditions Meulenhoff se sont ridiculisées aux yeux d’une grande partie des Hollandais. Il s’agit, en réalité, d’un conflit de civilisation. Des formes de résistance doivent s’organiser.

    Le racisme est en tout homme. Si l’on ne s’aime pas soi-même, comment aimer l’autre ? Que répondre d’autre à ces idéologues qui cherchent à propager le virus racialiste et donc la haine dans nos sociétés ? Mieux vaut intervenir le plus tôt possible sans attendre les vaccins.

    Pour le reste, comme me le rappelait un ami, nous sommes face à un problème qui n’est pas nouveau et qui existera toujours : il y a d’un côté ceux qui aiment les arts et le beau en tant que tels et pour eux-mêmes ; de l’autre, il y a ceux qui, au fond, n’envisagent l’art que par le petit bout de la lorgnette économique, sociologique ou, en l’occurrence, raciale.

    L’élévation de l’esprit d’un côté. De l’autre, de très basses manœuvres.

    Vive la vraie littérature ! De la littérature, on va en voir et en entendre de toutes les couleurs très bientôt avec Marieke Lucas Rijneveld, invitée ce 26 mars au Festival PassaPorta de Bruxelles.

     

    Daniel Cunin

     merci aux deux Pierre

     

     

    MLR-PLATS PAYS1.jpeg

    Le deuxième roman de Marieke Lucas Rijneveld

    (parution en français en 2022)