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Traductions-Traducteurs - Page 6

  • Le virus racialiste

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    Le virus racialiste

    laffaire Lale Gül

     

     

    Entretien à Radio Judaïca

    L’affaire Gorman/Rijneveld (suite)

     

     

    Le 11 mars dernier, Radio Judaïca de Bruxelles m’a invité à m’exprimer au sujet de ce qu’on appelle l’affaire Gorman/Rijneveld, laquelle reflète un sommet de la bêtise humaine.

    Après un premier billet d’humeur sur la question, voici un compte rendu de ce que j’ai dit à l’occasion de cette émission diffusée en direct sur FaceBook et par la suite sur le site de la radio. Je complète mon propos, étant donné que le temps d’antenne ne me permettait pas d’entrer dans le détail. Et qu’il me paraît nécessaire d’évoquer  la jeune romancière Lale Gül, menacée de mort Amsterdam.

    Mon intervention a suivi celle de Philippe Close, bourgmestre de Bruxelles et de Lydia Mutyebele, l’une des échevines, ainsi que celle, magnifique, de Hassan Jarfi à propos des violences homophobes ; après mon passage, l’historienne Frédérique Schillo a proposé avec humour, depuis Jérusalem, sa chronique hebdomadaire sur l’actualité israélienne (à revoir sur FB). Ci-dessous, la vidéo de ma seule intervention :

     


     

     

    Frédéric Bergman, le présentateur de cette émission intitulée « Et si pas maintenant quand ? », m’a d’abord demandé quelques précisions au sujet de Mme Deul et de la querelle née à la suite de la prise de position de cette dernière dans le quotidien néerlandais De Volkskrant.

     

    Janice Deul est une journaliste hollando-surinamienne, activiste et rédactrice de mode. Elle milite en faveur d’une plus grande diversité dans la mode, les médias (life style) et le secteur culturel. À ce jour, elle a publié un ouvrage : Little Black hair Book.

    Elle nous dit que, malgré son talent, Marieke Lucas Rijneveld n’a aucune expérience en tant que traductrice, n’a pas une grande expérience de la poésie slam et que sa connaissance de la langue anglaise laisse à désirer. Tout cela est vrai. Le problème, c’est que Janice Deul & Cie ne dénoncent en réalité qu’une seule chose, une vérité de la Palisse : Marieke Lucas Rijneveld n’est pas noire. Si elle avait été noire, même sans expérience de la traduction littéraire, même sans grande connaissance du slam ni de je ne sais quoi, jamais il n’y aurait eu la moindre protestation.

    Cette protestation est d’autant plus ridicule qu’il existe, depuis la fin janvier, deux traductions néerlandaises du poème « The Hill we climb » qui a rendu célèbre Amanda Gorman après qu’elle l’a eu déclamé lors de l’investiture de Joe Biden. Deux traductions néerlandaises réalisées, l’une, par une Flamande blanche et publiée, à Bruxelles, dans De Standaard, l’autre par un Hollandais blanc publiée dans un quotidien protestant néerlandais.

    Il s’agit donc bien, de la part de Janice Deul, d’une prise de position racialiste. Aux antipodes de la teneur réconciliatrice du poème d’Amanda Gorman.

    Autre problème dans cette affaire : cette prise de position est soutenue et colportée avec complaisance par certains médias. Imaginez l’indignation et le tollé si l’on avait interdit à un Noir de traduire un auteur blanc, à un homosexuel de traduire un auteur hétéro, à un Juif, un musulman, un bouddhiste de traduire une pièce de théâtre de Paul Claudel, un roman de Dostoïevski ou un recueil de Marie Noël ! Imaginez le tollé si j’avais refusé de traduire un écrivain noir en raison de sa couleur de peau !

    MLR0.jpegUn exemple de cette complaisance médiatique : samedi 6 mars, quand Marieke Lucas a répondu à la polémique par le moyen du poème « Alles bewoonbaar » (Tout habitable), De Volkskrant, le quotidien néerlandais qui avait la primeur de cette publication, a présenté ces vers de façon à laisser entendre que Marieke Lucas s’excusait platement… Cette présentation en ligne sur le site du journal a été modifiée quelques heures plus tard.

    Autre exemple : le 5 mars, le quotidien Le Monde, par la voix de son correspondant à Bruxelles, a repris, sans les remettre en doute, les propos de M. Ouaamari, chroniqueur du journal flamand De Morgen. Ce M. Ouaamari nous dit, à propos des Plats Pays : « Il n’y a pratiquement aucune place pour les plumes des minorités et le secteur littéraire demeure aussi blanc que la cocaïne que l’on décharge sur les quais du port d’Anvers. » Sans le moindre scrupule, cet essayiste publié à Amsterdam ajoute : « Amanda Gorman ne serait jamais publiée si elle vivait en Belgique ou aux Pays-Bas. Passez en revue le fonds des maisons d’édition pour vous en assurer. »

    Ce ne sont là, bien entendu, que purs mensonges. Je crois que les Plats Pays investissent, plus qu’aucune autre contrée, en énergie, en temps et en argent, pour défendre les minorités, en tout cas, bien plus, me semble-t-il, que la Chine, le Japon, l’Arabie Saoudite ou que le Maroc. Des dizaines et des dizaines d’auteurs des minorités – et de n’importe quelle couleur –, d’expression néerlandaise sont publiés. Beaucoup sont traduits grâce à de l’argent public. Certains d’entre eux n’hésitent d’ailleurs pas à traduire : Hafid Bouazza en est l’un des plus brillants exemples ; la poétesse Nisrine Mbarki en est un autre.

    Kader Abdolah & sa fille Bahar

    Kader_&_Bahar_Abdolah.jpgEspérons que les institutions belges et néerlandaises concernées démentiront officiellement ces allégations. Que les organismes représentatifs prendront position : par exemple le CEATL (Conseil européen des Associations de Traducteurs Littéraires, association internationale Majuscule sans but lucratif), qui nous parle de « Répression totale de la culture biélorusse en janvier 2021 », mais qui n’a pas, semble-t-il, entrouvert la bouche à ce jour sur l’affaire qui nous concerne. ATLAS (Association pour la promotion de la traduction littéraire) renvoie à quelques articles dont celui de Françoise Wuilmart : « Amanda, Marieke : I have a dream… Jamais Blanche n’aura fait couler autant d’encre noire ! », mis en ligne par l’ATLF (Association des Traducteurs littéraires de France). Par la voix de sa présidente, la romancière Vonne van der Meer, PEN Nederland regrette cette « exclusion » de Rijneveld. On attend le réveil de diverses institutions hollandaises. L’Auteursbond, qui défend les auteurs et les traducteurs depuis plus d’un siècle ne paraît pas s’être exprimé officiellement sur la question, non plus que Flanders Literature et la Dutch Foundation for Literature, plus ou moins les équivalents flamand et batave du CNL français.

    Pour prendre la mesure de la représentation des écrivains « pas tout à fait blancs » en Hollande, il suffit, par exemple, de consulter la base de données qui figure sur le site de la Fondation sise à Amsterdam. Par ordre alphabétique, on trouve :

    en deuxième position : Kader Abdolah, né en 1954 en Iran, dont plusieurs œuvres sont disponibles en français (Gallimard), en anglais, en allemand, en danois, en chinois, etc. ;

    en huitième position : Yasmine Allas, née en 1967 à Mogadiscio – une de ses œuvres est traduite en espagnol ;

    en neuvième position : Karin Amatmoekrim, née en 1977 à Paramaribo, capitale du Suriname dont un choix de l’œuvre est disponible en traduction anglaise ;

    en seizième position : Frank Martinus Arion, né à Curaçao (1936-2015),  dont le chef-d’œuvre Dubbelspel a été transposé en plusieurs langues, pas encore en français malheureusement.

    On continue, M. Ouaamari ?

    Yasmine Allas, photo Bert Nienhuis

    YA1.jpgLe CNL flamand ne peut mettre en avant beaucoup d’écrivains noirs puisque la plupart de ceux-ci, nés ou vivant en Belgique, écrivent en français. Cependant, on relève tout de même les noms de Dalilla Hermans, originaire du Rwanda, et de Nadia Nsayi, d’origine congolaise. À ces dames viennent s’ajouter des personnes d’origine (ou de nationalité) marocaine : Ish Ait Hamou, Fikry El Azzouzi, Rachida Aziz, Rachida Lamrabet et Mohamed El Bachiri, ou irakienne : Hazim Kamaledin. Je crois savoir que Flanders Literature, dans sa politique « raciste », n’a pas manqué, en outre, de venir en aide à Ali Bader, autre écrivain né en Irak, lequel ne parle pourtant pas néerlandais.

    Comment se fait-il que, dans ces Plats Pays qui n’aiment ni les nuances de couleurs, ni les minorités, l’Anversoise Nadia Dala ait pu publier un roman aux Pays-Bas et un autre en Belgique sans compter quelques autres titres ? Comme se fait-il que Mustafa Kör, qui nous vient d’Anatolie, vient d’être désigné prochain « poète national » en Belgique ? Comment se fait-il qu’à Amsterdam, on a un jeune homme d’origine berbère qui a cofondé une très belle collection, la « Bibliothèque Berbère », aux éditions Jurgen Maas ? Asis Aynan, ainsi s’appelle-t-il, vient d’ailleurs de publier un essai aux éditions Van Oorschot, l’une des maisons les plus réputées dans le monde néerlandophone. Comment se fait-il encore qu’il existe, depuis quelques décennies en Hollande, un prix littéraire qui récompense des auteurs originaires des mondes arabophones ? Comment se fait-il que la Surinamienne Astrid Roemer vient de se voir décerner la distinction la plus prestigieuse des Plats Pays, le Prix des Lettres NéerlandaisesComment se fait-il qu’on a publié à Amsterdam deux anthologies réunissant des auteurs connus ou inconnus originaires d’Afrique qui écrivent en néerlandais : Zwart. Afro-Europese literatuur uit de Lage Landen (Atlas Contact, 2018) et AfroLit. Moderne literatuur uit de Afrikaanse diaspora (Pluim, 2020) ? Si les gens de couleur sont sous-représentés dans les bureaux des maisons d’édition et dans le milieu de la traduction, cela tient à des motifs sociaux et non pas raciaux. Personnellement, je connais des personnes de toutes les couleurs et appartenant à toutes les minorités possibles dans le milieu littéraire hollandais.

     

    Couv-Habitus.jpgDu néerlandais, j’ai traduit de ma propre initiative le recueil Habitus (éditions Caractères, 2019), de Radna Fabias, poétesse noire de Curaçao, laquelle se lance d’ailleurs à son tour dans la traduction littéraire sans que cela ait soulevé le moindre problème : un recueil de Warsan Shire et deux de… Louise Glück – oh ! scandale ! Dans ma langue maternelle, j’ai transposé des poèmes d’une poétesse hollando-congolaise, des romans et nouvelles de deux romanciers nés au Maroc, Hafid Bouazza et Abdelkader Benali. Va-t-on bientôt m’interdire de traduire ces auteurs ? de traduire le Juif Leon de Winter ? Et retirer des rayonnages ma traduction du Journal écrit à Westerbork par cet autre Juif, Philip Mechanicus ? la poésie de l’anglican Benno Barnard ? les romans et albums jeunesse de l’homosexuel Bart Moeyaert ? Va-t-on m’interdire de traduire le roman « culte » gay du début du XXe siècle au prétexte que je n’aurais pas le vécu requis et adéquat ? interdire, en cette année 2021, la publication de L’ovaire noir de la poésie, anthologie de la poésie du violeur et meurtrier Gerrit Achterberg, au prétexte que je n’aurais pas là non plus le bon pedigree ?

    Que n’aurait-on pas dit si d’aucun s’était élevé contre le choix de Marieke Lucas Rijneveld – pur produit d’un milieu protestant rigoriste – pour traduire la catholique revendiquée Amanda Gorman !?

    Plutôt que du chantage à la victimisation, la société a besoin de gens et de voix pour empêcher l’opprobre jeté voici peu aux Pays-Bas sur Lale Gül, une jeune femme (23 ans) d’origine turque, sans doute trop blanche pour M. Ouaamari : son premier livre, le roman Ik ga leven (Je vais vivre) a révulsé des esprits dans le milieu d’où elle vient, autant de mâles mal équarris harcelant la famille de l’auteure débutante, protégée depuis par la police. Menacée de mort, la jeune femme a annoncé renoncer à publier et se résoudre à mener une vie rangée d’épouse au service d’un mari ethniquement « compatible », probablement choisi par ses parents. Aux dernières nouvelles, elle a quitté la maison familiale, rejetée qu’elle est par les siens. Qui en parle hors d’Amsterdam, hors de la néerlandophonie ? N’est pas « Amanda Biden » qui veut.

     

    LG1.jpg

     

     

    Ensuite, Frédéric Bergman m’a interrogé sur Meulenhoff et les rapports de cette maison d’édition avec Marieke Lucas Rijneveld.

     

    À l’origine, c’est une question de gros sous. Les éditeurs européens se battent pour acheter les droits des livres – écrits ou pas encore écrits – de la jeune star Amanda Gorman. Meulenhoff pense faire un gros coup publicitaire en désignant Marieke Lucas Rijneveld, comme traductrice de l’un de ses recueils, préfacé, de surcroît, par la star télévisuelle Oprah Winfrey. Marieke Lucas, une femme jeune elle aussi, jouissant déjà d’une grande réputation, représentant une « minorité » puisqu’elle se définit comme « non-binaire », c’est-à-dire à la fois comme femme et comme homme ou comme non marqué(e) sexuellement (elle a ajouté le prénom Lucas à Marieke, celui que lui ont donné ses parents).

    Ce coup publicitaire a dépassé, bien entendu, toutes les espérances de la maison d’édition Meulenhoff. Et franchi allégrement les frontières de la Hollande.

    Meulenhoff – qui n’est, je précise, ni l’éditeur de la poésie de Marieke Lucas, ni celui de ses romans – s’est montré d’une lâcheté sans nom en ne soutenant pas la jeune femme.

    J’ose croire que si Marieke Lucas Rijneveld a cédé et a renoncé à traduire Amanda Gorman, c’est parce qu’elle est jeune, pas très casse-cou sans doute (si ce n’est, de façon remarquable, dans son écriture), et qu’elle n’est pas assez « blindée » non plus, car n’ayant, comme on l’a dit, pas d’expérience de la traduction.

    Karin Amatmoekrim (2017)

    KA2.jpgSa réponse, à la suite de ce tollé, est un poème formulé dans un lexique fort et marquant, qui ouvre plusieurs lectures possibles. Mais c’est un poème qui n’est ni un renoncement, ni une forme de résignation. Elle recourt d’emblée au mot verzet (soit : résistance, rendu dans la traduction française par : pugnacité).

    Le poème a été publié en français par l’hebdomadaire Marianne qui a couvert le sujet, tout comme Le Point, de façon intéressante et assez complète, à la différence de la plupart des autres organes de presse francophones, pas même capables de mentionner correctement le titre du roman de Marieke Lucas paru aux éditions Buchet/Chastel : Qui sème le vent. Depuis, quelques quotidiens et périodiques ont ouvert leurs pages à quelques écrivains et traducteurs renommés.

    Dans cette affaire, on a accordé trop peu de place à la dimension littéraire de Rijneveld ou à celle d’Amanda Gorman. Beaucoup trop à la politique et à l’idéologie qui sont certes au cœur du débat. Quant à cette dimension idéologique, je renvoie les auditeurs/lecteurs à un entretien très éclairant accordé le 5 mars au Figaro par l’un des rares spécialistes de la Hollande en France, à savoir l’historien et politicologue Christophe de Voogd (à propos de l’idéologie décoloniale, de l’inclusion, de l’intersectionnalité généralisée…).

     

    entretien radio (NL) avec  Lale Gül

     

     

    Enfin, Frédéric Bergman m’a interrogé sur les suites que cette affaire pouvait avoir pour le milieu littéraire, en particulier pour les traducteurs.

     

    Aujourd’hui, sur cette question, il y a trois « camps » :

    celui des activistes racialistes, de leurs relais dans les médias et des éditeurs qui se mettent à genoux ; Meulenhoff ou encore Univers, l’éditeur catalan qui a refusé de publier la traduction qu’il avait pourtant confiée à Victor Obiols, traducteur blanc réputé qui avait déjà terminé le travail ;

    celui des plus ou moins tièdes : ils gardent le silence ou ils disent que, si la qualité d’une traduction ne repose certes pas sur la couleur de la peau, ni sur le sexe, etc., on peut regretter le manque de traducteurs de couleur dans les Plats Pays – ce que tous les esprits bien intentionnés regretteront. Mais, par idéologie, par une empathie saugrenue, ils se refusent à voir et à condamner le racialisme en question ;

    enfin, celui de celles et ceux qui s’indignent, très nombreux parmi les auteurs, les traducteurs et le reste de la population, en Hollande, en France et j’imagine aussi en Belgique. On peut se demander pourquoi, en Hollande, il n’y a pas plus de traducteurs d’origine surinamienne, par exemple, alors qu’une bonne partie de la population de l’ancienne Guyane néerlandaise a opté, fin 1975, pour les Pays-Bas lorsque cette partie du monde est devenue indépendante. La maîtrise, à l’écrit, d’une langue (la langue maternelle en principe), ça ne s’improvise pas. Pas plus que l’apprentissage d’une langue étrangère avec laquelle, à l’origine, on n’a pas forcément de liens particuliers. On pourrait dénoncer, en France, l’absence quasi totale d’enfants de paysans ou d’ouvriers dans les grandes écoles, mais de là à en faire un chantage victimaire basé sur la couleur ou les origines, de là à réduire les gens à la quantité et à la nature des mélanines de leur peau !

     

    TdF1.jpgBeaucoup de personnes estiment, sans doute plus encore en France qu’en Hollande ou qu’ici en Belgique – peut-être est-on plus sensibles en France à ces formes de propagande en tout genre –, que cette affaire qui repose à l’origine sur de la bêtise crasse n’est que le début d’une attaque. Une agression importée des États-Unis qui va toucher tous les domaines et secteurs de la société, culturels et autres. On en veut pour preuve la décision d’un éditeur américain de ne pas traduire le dernier roman de Timothée de Fombelle (Alma, le vent se lève), pourtant salué par la critique, au motif qu’un Blanc de notre époque n’a pas la légitimité pour se glisser dans la peau d’une jeune esclave noire d’une époque reculée.

    L’indignation n’est pas retombée, loin de là. Les éditions Meulenhoff se sont ridiculisées aux yeux d’une grande partie des Hollandais. Il s’agit, en réalité, d’un conflit de civilisation. Des formes de résistance doivent s’organiser.

    Le racisme est en tout homme. Si l’on ne s’aime pas soi-même, comment aimer l’autre ? Que répondre d’autre à ces idéologues qui cherchent à propager le virus racialiste et donc la haine dans nos sociétés ? Mieux vaut intervenir le plus tôt possible sans attendre les vaccins.

    Pour le reste, comme me le rappelait un ami, nous sommes face à un problème qui n’est pas nouveau et qui existera toujours : il y a d’un côté ceux qui aiment les arts et le beau en tant que tels et pour eux-mêmes ; de l’autre, il y a ceux qui, au fond, n’envisagent l’art que par le petit bout de la lorgnette économique, sociologique ou, en l’occurrence, raciale.

    L’élévation de l’esprit d’un côté. De l’autre, de très basses manœuvres.

    Vive la vraie littérature ! De la littérature, on va en voir et en entendre de toutes les couleurs très bientôt avec Marieke Lucas Rijneveld, invitée ce 26 mars au Festival PassaPorta de Bruxelles.

     

    Daniel Cunin

     merci aux deux Pierre

     

     

    MLR-PLATS PAYS1.jpeg

    Le deuxième roman de Marieke Lucas Rijneveld

    (parution en français en 2022) 

     

     

     

  • Ricaner dans la nuit infinie

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    Roderik Six

    à propos de La Chambre noire de Damoclès

     

     

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardNé en 1979, le Flamand Roderik Six est, à ce jour, l’auteur de quatre romans aux éditions Prometheus : les « trois V » ou la trilogie du mal : Vloed (2012), qualifié de premier roman « climatique », Val (2015) et Volt (2019). En ce début d’année vient de paraître Monster. Dans De boekendokter (2014), l’écrivain a rendu hommage à un confrère et ami disparu à l’âge de 35 ans, Thomas Blondeau.

    Récemment, Roderik Six a consacré un essai au plus célèbre roman du Néerlandais Willem Frederik Hermans, à savoir De donkere kamer van Damokles (1958) paru en traduction aux éditions Gallimard : La Chambre noire de Damoclès (2006).

    C’est la version française de cet essai – laquelle a fait l’objet d’un atelier de traduction zoomiste avec des étudiant(e)s de l’Université Radboud de Nimègue – que nous donnons ci-dessous.

     


     

     

     

    Ricaner dans la nuit infinie

     

    Tout le monde rêve d’être un héros.

    Aussi, pour Henri Osewoudt, la Seconde Guerre mondiale arrive à point nommé. Alors qu’il n’a que 19 ans, il a l’impression que sa vie s’est immobilisée dans un grincement. À Voorschoten, bourg arriéré, il tient un petit tabac ; chaque soir, il lui faut partager le lit avec Ria, sa laide épouse qui est aussi sa cousine germaine. On est en 1939. À l’horizon point une promesse d’aventure : pour stopper l’avance allemande, on appelle les hommes jeunes sous les drapeaux. Malheureusement pour lui, le petit Osewoudt est réformé – il lui manque un demi-centimètre ; en manière de consolation, on l’autorise à monter la garde, armé d’un fusil hors d’âge, devant le bureau de poste.

    On ne saurait appeler vie ce qui ne renferme rien de plus qu’un ennui incarné. Or, ne voilà-t-il pas qu’un mystérieux inconnu vient changer cet état de choses. Comme si de rien n’était, l’officier Dorbeck entre dans la boutique d’Osewoudt – on dirait deux parfaits sosies, à ceci près que le premier est plus beau et plus courageux que le second. Alors que le débitant de cigares dépérit dans un quotidien tout rabougri, Dorbeck opte pour une vocation pleine de risques : la résistance et la clandestinité. Il tend la main à Osewoudt : ensemble, ils combattront l’occupant.

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardPendant les missions qu’il accomplit la nuit venue, ce dernier reprend vie. Du jour au lendemain, le voilà qui exécute des gens ; du jour au lendemain, le voilà qui se coule dans des villes plongées dans l’obscurité, porteur des messages codés ; du jour au lendemain, le voilà qui se glisse entre des draps avec une belle espionne. Le fait qu’il ne revoit jamais son mentor Dorbeck ne l’inquiète pas : il reçoit les instructions de ce dernier par téléphone et éprouve un plaisir sans mélange à mener, dans l’ombre, une existence de héros. Une fois la guerre terminée, une médaille lui échoira à coup sûr.

    L’amateur familier de l’univers sadique de W.F. Hermans sait que les espoirs d’Osewoudt seront réduits à néant. À la Libération succède la désillusion : les Alliés arrêtent le jeune homme, on l’accuse de haute trahison – beaucoup trop de ses connaissances ont été dénoncées et déportées pour que cela ne paraisse pas suspect. Le seul à même de le disculper, l’illustre chef Dorbeck, demeurant introuvable, le boutiquier est dans l’incapacité de prouver qu’il se trouve du bon côté de l’Histoire. L’épée de Damoclès pendille au-dessus de sa tête. À la dernière page du roman, Hermans tranche le fil ténu et scelle ainsi le sort d’Osewoudt.

    La question centrale à laquelle le lecteur de La Chambre noire de Damoclès doit répondre correspond à une énigme qui taraude Osewoudt lui-même : Dorbeck a-t-il existé ? Osewoudt aurait-il créé un double pour échapper à son existence mesquine ? Compte tenu de ses antécédents psychiatriques – une mère déclarée folle après qu’elle a eu tué son mari –, on ne peut exclure, en ce qui le concerne, un cas de dédoublement de la personnalité, ce en quoi lui-même ne semble pas croire. N’a-t-il pas pris trop plaisir à son existence héroïque pour en reporter tout le poids sur un alter ego ?

    Le thème d’un double meilleur (ou pire) que soi est un classique du canon littéraire. On pense spontanément à L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert L. Stevenson, au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ou à un roman plus récent :  Fight Club de Chuck Palahniuk. Cependant, mener à bien pareille entreprise ne va pas de soi. Il revient à l’auteur de disséminer assez de points de ressemblance pour semer le doute tout en gardant les (deux ?) protagonistes suffisamment séparés l’un de l’autre afin d’entretenir une tension entre eux. Chose que réussit W.F. Hermans avec virtuosité : à la fin du roman, le lecteur hérite du dilemme – il existe autant d’arguments en faveur de l’une des interprétations que de l’autre.

    Mais est-ce important ? Sous le thème du double se propage un nihilisme qui dévore tout. Alors que le détenu Osewoudt entame une conversation avec un SS, le romancier déploie sa vision du monde. Le jeune Allemand nie toute moralité : « Celui qui sait qu’il mourra un jour ne peut concevoir une morale absolue ; pour lui, la bonté et la miséricorde, c’est de l’angoisse déguisée et rien d’autre. Pourquoi adopter un comportement moral alors qu’on est de toute façon condamné à mort ? Tout le monde se retrouve un jour ou l’autre condamné à mort. »

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardL’inévitable mort décharge chaque être humain de toute moralité – dans l’univers absurde de Willem Frederik Hermans, des termes tels que « bien » et « mal » ne sont que creux bêlements. Que nous importe qu’Osewoudt soit un aliéné ou une pauvre andouille tombée dans le piège d’une conspiration ? La réponse du SS, sa devise, est on ne peut plus simple : Désespérer et mourir !

    Heureusement, dans l’univers cruel de Hermans, une place revient aussi au rire. La Chambre noire de Damoclès regorge de clins d’œil sardoniques. Ainsi, la trame du roman d’espionnage forme l’antipode maladroit de ce que l’on trouve en principe chez un Ian Fleming. Pas d’action rationnelle, pas de dîners dans des casinos où l’on rivalise d’élégance à côté de triples scélérats, pas de femmes fatales en robe du soir. Hermans détaille le nombre de trams et trains qu’Osewoudt doit prendre pour atteindre ses destinations « aventureuses » ; les réunions clandestines se déroulent dans des arrière-salles miteuses ; les ébats sexuels tournent à une pathétique gymnastique.

    Il faut dire que la base d’opérations du boutiquier est, non une métropole à la mode, mais un bourg de rien du tout, le trou du cul du monde pourrait-on dire en exagérant un peu. Son tabac porte comme enseigne le nom Eurêka, mais sous l’effet de la rouille, les lettres « E » et « K » se sont estompées si bien qu’on lit « urea », autrement dit le latin d’urée, ce résidu physique qu’on appelle couramment « pisse ». De surcroît, dans un cadre nihiliste, il est assez drôle de voir Osewoudt aller au-devant de son destin… en pyjama. N’avez-vous jamais fait ce honteux cauchemar : vous vous présentez à la plus importante réunion de votre vie... en peignoir ?

    Chacune des pages de La Chambre noire de Damoclès manifeste la maîtrise de W.F. Hermans. Chaque moyen littéraire est au service du matérialisme profondément ancré dans l’esprit de l’auteur, sans que le lecteur n’ait jamais l’impression d’être en train de lire un pamphlet philosophique. Tout le monde rêve d’être un héros, tout le monde finit en lâche. L’homme est une créature insignifiante qui trébuche, nue, dans le noir, incapable de changer son destin. À chaque fois que cet empoté d’homoncule se cogne la tête, on entend Hermans ricaner entre les lignes. Et le lecteur de ricaner avec lui.

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimard

    Roderik Six       © Johan Jacobs

     

     

  • TRIBUNE LIBRE

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    Chantons avec ces gens-là

    ou la traduction

    comme l’une des voix / voies de l’exotisme

     


    Marieke Lucas Rijneveld, poésie à la ferme 

     

     

    Traducteur de poèmes de Marieke Lucas Rijneveld et de son tout premier roman – Qui sème le vent, éditions Buchet/Chastel, dont la version anglaise The Discomfort of Evening a remporté en 2020 l’International Booker Prize –, je prends la plume en raison du tohu-bohu auquel on assiste depuis que d’aucuns ont dénoncé le fait que la Néerlandaise avait été choisie, par les éditions amstellodamoises Meulenhoff – naguère prestigieuses –, pour traduire des vers de la jeune Américaine Amanda Gorman, autrement dit un recueil devant être préfacé, semble-t-il, par Oprah Winfrey.

    Depuis, Marieke Lucas Rijneveld a renoncé à ce projet. Je me sens d’autant plus poussé à jeter mon grain de sel dans la cohue que la plupart des médias francophones parlent à son égard de « poste de traductrice » sans être à même de citer correctement le titre de son roman récompensé.

    Traduisant le titre anglais, ils nous parlent d’Inconfort du soir, d’Inconfort nocturne ou encore du Déconfort du soir alors qu’une recherche primaire et élémentaire sur internet leur aurait permis de trouver les mots justes, et tout simplement l’édition française sur le site de l’éditeur*. Bien que vieilli, le mot « déconfort » existe certes, mais il signifie : état d’une personne qui a perdu courage, faute de secours. Peut-être est-ce, après tout, le cas de Parka, le personnage central du livre de Rijneveld. Dans ma grande générosité, je viens cependant un peu au secours de ces innombrables déconfortés ainsi que des démineurs éditoriaux.

    couv MLR.jpgJe ne m’offusquerai pas du fait que les agences de presse, et, dans leur foulée, la quasi-totalité des perroquetants médias francophones, mentionnent – à propos de cette affaire qui concerne deux dames sous le feu des projecteurs –, la traductrice noire d’une poète noire tandis qu’aucun, pour ainsi dire, ne nomme le traducteur blanc – naguère filasse – d’une poète et romancière blanche et blonde comme les blés. L’information transmise par ces personnes touche au ridicule quand on sait qu’il existe déjà, depuis des semaines, deux traductions néerlandaises du poème The Hill we climb d’Amanda Gorman. L’une, que l’on doit à Katelijne De Vuyst, est en ligne sur le site du quotidien flamand De Standaard. Cette traductrice blanche – qui a, comble de l’horreur, traduit une kyrielle d’auteurs mâles africains –, va-t-elle devoir poser rétroactivement un genou à terre devant Mme Deul ? Et que dire de l’autre traduction, celle de la main du blêmo-batave poète Menno van der Beek**, laquelle a paru dans un quotidien d’obédience… chrétienne, autrement dit, en hollandais courant, protestante. La Noire universelle (καθολικός) traduite par un Blanc schismatique ! Mme Deul & Cie ont-elles un tant soit peu connaissance de l’universalité de la personne de Mlle Gorman et de son poème ? Étonnant de voir les médias européens anticatholiques par confession et profession porter aux nues le catholique Biden et son coryphée féminin…

    Voici donc ma transposition franco-brelienne de cet inepte méli-mélo que Reiser eût intitulé, non pas, Un soir d’inconfort lamentable, mais On vit une époque formidable !

     

    Chez ces gens-là, on estime que Marieke Lucas Rijneveld, jeune et blonde poète blanche et romancière blond et blanc*** des Pays-Bas est trop pâlotte ou pas assez noiraud – du moins dans ses fibres et neurones – pour traduire des vers de la poète ou du poétesse Amanda Gorman à qui il aura suffi de prendre la parole durant quelques minutes lors de l’investiture du pâlichon Joe Biden pour devenir mondialement connu.e… en Chine, au Qatar, aux Philippines, en Birmanie, en Namibie, en J’en-Oublie. Il lui aura suffi de prendre quelques minutes la parole pour que des maisons d’édition, sises sur cette face-ci du globe, se jettent sur son œuvre à peine écrite afin d’en acheter les droits. Histoire de ne pas gaiement tailler dans le lard, je laisse de côté les considérations trébuchonnantes qui président à pareille décision. De même, je laisse de côté l’inexpérience de Marieke Lucas Rijneveld en tant que traducteur.trice soulignée par la presse néerlandophone. Tout ceci a bien peu de rapport avec la littérature et encore moins avec l’acceptation de l’autre en soi qui commence par l’acceptation de soi-même au cœur de soi, réalité première que quelques esprits, qui se sont autrefois exprimés sur le parchemin ou le sable, nous ont transmise… sans le secours de Meulenhoff ni d’ailleurs de la moindre maison d’édition.

    Ces gens-là n’pensent pas, Mademoiselle, ces gens-là crient.

     

    MLR - Plats Pays 3.jpgChez ces gens-là, on ne lit pas grand-chose, on n’a jamais lu De avond is ongemak, ni The Discomfort of Evening, ni Nelagoda večeri, ni Was man sät, non plus qu’Il disagio della sera, autrement dit, le premier roman de Marieke Lucas Rijneveld publié en français sous le titre Qui sème le vent. Ces gens-là qui se plaisent à interdire à tout-va omettent de relever que la censure a commencé son travail avant même la parution anglaise de ce livre, version couronnée, comme on le sait, par l’International Booker Prize : à l’initiative de quelque rédacteur ou éditeur londonien bégueule, et non pas de la traductrice Michele Hutchison, la version en langue anglaise a en effet caviardé plusieurs passages, autant d’allusions drôles, grinçantes et cyniques, soit à la sexualité, soit à Hitler.

    Ces gens-là n’lisent pas, Mademoiselle, ces gens-là trichent.

     

    Chez ces gens-là, Mademoiselle, on intime aux Africains et aux Surinamiens de ne jamais chanter le moindre air de Monteverdi ou de Purcell : selon eux, ils seraient incapables de se déplacer dans l’âme et dans la chair des compositeurs et des librettistes tout aussi blancs que des cachets d’azithromycine. Chez ces gens-là, on m’intime de ne plus traduire d’écrivains qui, à l’instar de Marieke Lucas Rijneveld, sont d’éducation calviniste, d’un autre sexe que moi ou d’une absence ou duplicité de sexe, ou bien qui ont une connaissance avérée des bovidés. Ayant grandi dans une ferme, Marieke Lucas Rijneveld continue, entre deux poèmes, deux chapitres d’un livre ou deux pages d’une traduction en chantier, de prendre soin de quelques vaches. Or, je ne suis pas censé – guère plus, sans doute, que les traducteur.rices de langue albanaise, arabe, bosniaque, azéri, bulgare, chinoise, japonaise, danoise, estonienne, géorgienne, grecque, hongroise, coréenne, croate, lituanienne ou macédonienne (autant d’idiomes dans lesquels une traduction du roman couronné est annoncée) – être familier du non-binarisme, des arcanes de la Bible non plus que des pis et autres bouses encore fumantes et odorantes. Il se trouve qu’avant même la naissance de Marieke Lucas Rijneveld, j’apprenais à traire les vaches de mes petits doigts de gamin puisque, dans ma famille, à défaut de Bible, de théories quelconques alors insoupçonnées, et du moindre livre, on « possédait » en tout et pour tout une poignée de vaches, quelques poules et lapins ainsi que, tout au plus, un ou deux cochons. Ces gens-là, Mademoiselle, vont m’accuser de zoophilie pour avoir, à six ou sept ans, manipulé et caressé des trayons, m’accuser de maltraitance animale pour avoir, vers le même âge, tenu un seau ou une grosse poêle sous le cou du cochon qu’on égorgeait, ou encore, à dix ou douze ans, aidé, à renfort d’un bout de bois et de cordelettes, une vache à vêler au milieu de la nuit… Être étranger.ère, pendant l’enfance, aux théories universitaires, à la Bible des États, à la littérature, condamne ainsi, selon ces gens-là, toute personne à ne pouvoir jamais traduire la moindre phrase ataviquement batave, à ne jamais pouvoir se glisser dans la peau d’une personne qui écrit dans une quelconque autre langue que la sienne.

    Ces gens-là n’causent pas, Mad’moiselle, ils décrètent.

     

    MLR Kalf.jpgChez ces gens-là, on dit qu’elles sont bien trop belles pour moi – pour que je sois admis à les transposer dans ma langue maternelle, langue que j’ai apprise dans les livres, en particulier dans le meilleur dictionnaire qui soit, Le Dictionnaire des idées reçues, et plus encore dans son liminaire, Bouvard et Pécuchet, puisqu’on parlait, dans mes enneigées montagnes natales, un français très approximatif et assez patoisant –, qu’elles sont mille fois trop belles pour moi les œuvres de tel écrivain d’expression néerlandaise d’origine maghrébine qui n’aime guère l’islam ; celles de tel autre, lui aussi d’origine sémite, qui apprécie peu ses cousins juifs ; celles d’un chrétien qui goûte la tradition hébraïque mais un poil moins l’islam ; celles d’un romancier, pour sa part juif, qui écrit ses livres dans le bureau où Marilyn venait s’allonger pour confier ses secrets à son psy ; celles d’un poète converti au catholicisme vilipendé par la plupart de ses pairs ; celles d’une femme devenue, entre le début et la fin de la traduction de l’un de ses essais à laquelle je me consacrais, homme ; celles de cette fière Brabançonne ayant décliné d’un grand sourire l’invitation de Brodsky à passer une nuit avec lui ; celles de cet incomparable romancier blanc qui ne s’endort jamais dans sa chambre noire avec sa femme aussi noire qu’Obama ; celles d’une dame, bien éduquée sous tous rapports, qui voyage vers l’enfant ; celle d’un poète assassin ; celles d’insulaires athées couleur ébène ou de continentales agnostiques couleur cuivre – ou je ne sais en réalité celles de qui, de que, de quoi au juste, celles de ces êtres humains qui ont, plus ou moins, à un moment donné, à l’instar d’un Segalen, plongé leur plume dans l’encre de l’exotisme, altérité la plus radicale…

    En attendant que je comprenne ces gens-là, Mad’moisel’, y’a celle qui est belle comme un poème, et qui m’aimait pareil que moi je l’aime, et que j’ai pas le droit, selon ces gens-là, de traduire, parce qu’elle est noire, d’un noir d’encre jusqu’au bout des ongles, jusqu’au tréfonds de la moelle et des entrailles – si ce n’est qu’elle pose de sa plume, de sa langue, de tout son corps, de ses gémissements, un point blanc tout au bout de son poème, Mad’moisel’, tout à l’extrémité jouissive et jouissante du poème de sa vie, du dernier vers de sa vie… un p’tit point blanc, tout p’tit, tout blanc, son point blanc : son clitoris excisé.

     

    Mais i’ se fait tard, Mad’moisel’, faut que j’rentre chez moi au milieu des vaches, des dicos, des dildos et des cochons. Comme vous devez vous en douter, i’ m’reste quelques chats à…

     

    Daniel Cunin

     

     

    MLR avond.jpg* On peut regretter que l’une des rares voix qui aurait pu corriger le tir et redorer le blason journalistique ne soit plus correspondant d’un quotidien français, Libération pour ne pas le nommer. Sylvain Ephimenco, qui a adopté le néerlandais comme langue d’expression, est depuis une trentaine d’années chroniqueur du quotidien national hollandais issu de la Résistance Trouw : au sujet de cette affaire, il est l’une des voix à oser nommer, aux Pays-Bas, les choses par leur nom. Je souligne que je n’ai jamais rencontré ni échangé le moindre mot avec ce compatriote. Quant à Anthony Bellanger, que je ne connais pas non plus, il nous mène en bateau, sur franceinter.fr, donc avec l’argent du contribuable, en faisant son petit savant, mélangeant des pans d’histoire batave, sous un titre burlesque, et avec des anachronismes dignes d’un élève de maternelle : « Pour ma part je voudrais que nos auditeurs comprennent qu’il s’agit, de la part de Marieke Lucas Rijneveld, d’une renonciation douloureuse mais généreuse et très néerlandaise et certainement pas d’une défaite : au fond, elle renonce pour laisser au ‘‘pilier’’ noir néerlandais une chance de s’exprimer et donc de s’intégrer plus vite. » Ce qui revient, selon l’un des écrivains hollandais encore capable de lire le français, à « expliquer que l’élite parisienne agresse sexuellement des mineurs parce qu’il existe une tradition française de pénétration anale à grand renfort de baguettes ».

    ** Heureusement pour lui, cet auteur s’appelle Menno van der Beek (Menno du Ruisseau) et non pas Menno van der Bleek (Menno de la Pâleur / de la Blêmitude).

    *** Je tiens à préciser que je découvre, tout en écrivant ces lignes, que mon logiciel s’est semble-t-il mis à l’air du temps puisqu’il ne corrige pas les accords féminins/masculins, par exemple dans : « jeune et blonde poète blanche et romancière blond et blanc », « est trop pâlotte ou pas assez noiraud », « de la poète ou du poétesse ». Dans le même temps, il continue de refuser l’écriture inclusive. Cela dit, ce sont là des questions qui ne se posent guère en néerlandais, les accords et différences en question ne se faisant pas. De là, la difficulté, par exemple, de traduire un.e auteur.trice qui ne se définit pas sexuellement ou qui tend à l’hermaphrodisme, un défi littéraire bien supérieur à toute question de couleur de peau, de passé colonial ou esclavagiste… Notons qu’aux Pays-Bas, une directrice est encore et toujours un directeur, une enculeuse de mouches toujours un enculeur de mouches (kommaneuker = enculeur de virgules), le féminin ayant, quant aux professions, plus de mal, dans la langue que dans les hôpitaux, à changer de sexe - ceci pour des raisons tout à fait autres que celles d’ordre idéologique.

     

    Pour le reste, je renvoie à un entretien publié dans Le Point : Valérie Marin La Meslée interroge René de Ceccaty ou encore à un billet d’humeur de deux autres de mes renommés confrères, à savoir André Markowicz : « Les affaires hollandaises, notes d'un traducteur » et Jean-Yves Masson (en bas de cette page). Et bien entendu à la réponse formulée par Marieke Lucas Rijneveld sous la forme du poème « Tout habitable ».

    Ce billet d’humeur a paru à l’origine

    sur le site profession-spectacle.com.

     

    MLR - 4EME.jpg

     

     

  • La plus belle tour de Belgique

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    Un texte du poète Paul Bogaert

     

    La plus belle tour de Belgique

    À PROPOS DE LA TOUR DES POMPIERS DE TUBIZE

     

     

    Paul Bogaert, Willem De Geyndt, Tubize, pompiers, architecture, daniel cuninVoici treize ans, à Tubize, je suis tombé amoureux. Amoureux d’une tour au béton dégradé. Dans quel état peut-elle bien se trouver à présent ? Afin de dresser un état des lieux, je retourne dans cette ville wallonne.

    J’y découvre des traînées d’algues ainsi que des canards dynamiques. Incroyable quand l’on sait que la Senne était biologiquement morte ici il y a quinze ans. Au début des années quatre-vingt-dix, plus en aval, la rivière était tellement polluée que l’eau prit feu, un jour, après qu’un promeneur avait jeté dedans sa cigarette.

     

    MANCHES D’INCENDIE

    Ici, à Tubize, dans le Brabant wallon, on serait rapidement venu à bout de telles flammes : la caserne des pompiers ne se trouve-t-elle pas sur les bords de la Senne ? À côté se dresse une magnifique tour moderne, élevée naguère pour y laisser s’égoutter les manches d’incendie. Mais on ne l’a jamais utilisée à cet effet. Deux des parois de la tour sont percées d’innombrables fenêtres. Que voit-on à travers ? Un escalier métallique qui occupe une bonne partie de l’espace.

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     Tour des pompiers de Tubize – Rue Ferrer 91 – Situation en 2020

     

     

    PANORAMA

    À Tubize, s’il y a un lieu où il faut aller, c’est bien là. Je désire vivement que la ville entreprenne bientôt la rénovation de cet édifice ainsi que celle de la caserne délabrée. Et que l’Office du Tourisme et du Patrimoine ouvre ensuite au public « La plus belle tour de Belgique ». Car de là-haut, on jouit sans doute d’un panorama fantastique.

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    Vue aérienne de la Senne et de la caserne des pompiers de Tubize

    Photo Google Maps

     

    Depuis le sommet de la tour, on doit avoir une vue imprenable sur des lignes voluptueuses, tant la rivière décrit de méandres. Venant de l’ouest, un ruban brillant sinue à travers les prairies. Plus en aval, longeant des jardins, l’eau se glisse comme un serpent dans la verdure. À la dérobée, elle se faufile sous la chaussée et suit sagement les anciens terrains de Fabelta (Fabriques belges de textiles artificiels). C’est alors qu’elle oblique vers le canal Bruxelles-Charleroi, veine à ciel ouvert ponctuée d’écluses, de vannes et de feux rouges devant lesquels les péniches s’arrêtent.

    Qui a comparé un jour rivière et érotisme, canal et pornographie ? Une comparaison exacte, sinuosité et naturel de la première s’opposant au rectiligne et à l’artificiel du second. Sans compter les nombreux buissons touffus et les arbres sur les rives, alors qu’un canal est dépourvu, en tout cas en grande partie, de poils pubiens.

     

    L’ANCIEN PAYS DES MERVEILLES INDUSTRIELLES

    Paul Bogaert, Willem De Geyndt, Tubize, pompiers, architecture, daniel cuninVoici dix ans, au bord du canal, on voyait encore les vestiges des Forges de Clabecq, gloire déchue de l’industrie sidérurgique. Ancien pays des merveilles industrielles, imposant agglomérat de constructions rouillées, de tuyaux, de sortes de pipe-lines, d’Y sur la tête, de cheminées et de hauts-fourneaux d’un gris terne. Après la faillite de l’entreprise en 1996, le site est tombé sous l’emprise du puissant groupe Silence avant de passer aux mains lestes de promoteurs.

    La vidéo ci-dessous montre comment on a jeté à bas la construction emblématique de Clabecq en 2012. Le moment où l’horizon de Tubize et le reflet dans le canal ont changé à jamais.

     

    UN BAISER

    Le grand canal, je disais donc, semble vouloir embrasser la Senne, mais ne voilà-t-il pas que la petite rivière, se ravisant, vient se cacher dans la verdure à côté de la voie ferrée, puis, après avoir pris son élan à travers champ, se fore un chemin pour franchir la frontière linguistique en direction de Hal, jusqu’à Bruxelles. C’est là ce qu’on pourrait voir à Tubize, du haut de cette magnifique tour de guet !

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    Paul Bogaert

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

    Foto’s: Willem De Geyndt @widegey

     

     

     

  • à propos de Balthus

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    MONDRIAN, SELON BALTHUS

     

    En lisant les Mémoires de Balthus

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    À la différence d’un Nicolas de Staël, Balthus ne montre pas – du moins dans ses Mémoires recueillis à la fin de sa vie par Alain Vircondelet – une grande prédilection pour les peintres du Nord. Son amour va entièrement pour ainsi dire aux Italiens, en particulier à Pierro della Francesca, Mantegna et Giotto. Pour réaliser ses Grands Paysages, il a certes cherché le frémissement de la lumière, de la mordorure, non peinture,philosophie,balthus,flandre,bart verschaffelseulement chez Vélasquez, mais aussi dans la contemplation de Rembrandt. Pour le reste, le seul peintre hollandais qu’il évoque est Piet Mondrian (1872-1944), qu’il a bien connu, de même qu’il a été proche d’un Georges Bataille, d’un Antonin Artaud ou encore d’un Pierre Jean Jouve. Mais des moments passés en compagnie du natif d’Amersfoort, il ne conserve guère d’impressions positives. Balthus, qui estime que « peindre, c’est prier », regarde Breton, Miró et Mondrian comme des traîtres en ce sens que, le mot « Dieu » les faisant frémir, ils ne se vouent pas à restituer la beauté de la Création, « la chair du monde, non point le corps mort de ce monde, mais son corps pulpeux, plein de sève et de puissance vitale ». Les productions postérieures du collaborateur du Stijl lui paraissent incompatibles avec la tension du regard intérieur dont doit faire preuve l’artiste, dans son souci d’aller au-delà de ce que montre le réel. Il est ahurissant, à son sens, que Mondrian ait préféré aux paysages « ses petits carrés de toutes les couleurs ».

    P. Mondrian, Soleil de printemps, musée de Dallas

    peinture,philosophie,balthus,flandre,bart verschaffelToujours à propos du Hollandais, soulignant ce qu’il considère comme les échecs de la peinture moderne, Balthus « a le regret de tout ce qu’il faisait autrefois, de très beaux arbres par exemple. Il regardait la nature. Il savait la peindre. Et puis un jour, il est tombé dans l’abstraction. J’étais allé le voir avec Giacometti par une très belle journée vers le soir quand la lumière commence à peine à décliner. Alberto et moi avons regardé cette magnificence qui passait devant la fenêtre. Les déclinaisons de la lumière crépusculaire. Mondrian a tiré les rideaux et a dit qu’il ne voulait plus voir cela… J’ai toujours regretté pour lui cette mutation, ce bouleversement. Et ces combinaisons que l’art moderne a ensuite produites, agencements de pseudo-intellectuels qui négligeaient la nature et devenaient aveugles à elle. » Le Français éprouve d’ailleurs une semblable réticence à l’égard de la poésie de son temps, malgré son amitié pour René Char. En d’autres mots : « L’intellectualisme, la conceptualisation du monde ont fini par dessécher la peinture et la rapprocher ainsi de la technologie. Voyez les errances des cubistes et les peintures optiques de Vasarely par exemple… »

     


    Dans l’atelier du peintre

     

     

     

    LE ROI DES CHATS

    suivi du REGARD SONDEUR

     

     

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    En 2004, le philosophe flamand Bart Verschaffel publiait aux éditions A&S/books à propos de Balthus : deux essais sur Balthasar Kłossowski. « Le Roi des Chats » et « Le regard sondeur » ont paru à l’origine dans De Witte Raaf (en 2002 en 2003) sous les titres « Gemengde gedachten. Over Balthus » et « De peilende blik: Carracci, Balthus (& Vercruysse) ».

    Traduits du néerlandais par Daniel Cunin, ils sont en accès libre.

     

     

    LE MOT DE L’EDITEUR

     

    peinture,philosophie,balthus,flandre,bart verschaffelParmi toutes les publications qui, ensemble, donnent une image somme toute prudente et contrôlée de Balthus, a paru récemment un livre qui semble aller à contre-courant et dont l’importance reste à définir relativement à la compréhension de l’œuvre : la Correspondance amoureuse de Balthus et sa première épouse (Buchet/Chastel, 2001), Antoinette de Watteville. Cette correspondance fournit une idée de la veine sentimentale et affective qu’exploitait l’artiste. Le peintre qui estimait que toute étude de son œuvre se devait de commencer par la phrase : « Balthus est un peintre dont on ne sait rien », pour ne se soucier ensuite que de l’œuvre et de rien d’autre, est le même que celui qui a donné son accord à la publication de documents parmi les plus intimes, lesquels, manifestement, nous en disent beaucoup trop, y compris sur l’œuvre.

    Le tableau monumental La Chambre a fait l’objet de maints commentaires. Virginie Monnier constate dans le Catalogue Raisonné que « Up to now, investigations to locate the sources, either literary or pictural, of La Chambre, have failed. ». Ce livre démontre que la source principale de La Chambre et de quelques autres tableaux de Balthus, n’est ni un roman ni un texte quelconque, mais Les Lascives, une série de gravures d’Augustin Carrache.

    peinture,philosophie,balthus,flandre,bart verschaffelLe Roi des chats s’intéresse à certaines images fondatrices de l’Enfance, à travers la personne d’Antoinette et de livres comme Wuthering Heights ou encore de certaines œuvres de Witold Gombrowicz (Ferdydurke, La Pornographie).

    Quant au Regard sondeur, il propose donc de rapprocher les toiles énigmatiques du peintre sur lesquelles figurent « une jeune fille soit nue soit mi-nue, plus ou moins allongée sur une banquette, en diagonale sur la toile, penchée en arrière et jouant avec un chat », en particulier La Chambre, de gravures érotiques de la Renaissance.

     

     

    voir aussi de Bart Verschaffel

    Essais sur les genres en peinture