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Traductions-Traducteurs - Page 29

  • Slauerhoff dans les brumes

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    Deux comptes rendus sur les romans

    du Hollandais errant

    (extraits)

     

     

    Après le recueil de nouvelles Écume et cendre (1933) et en attendant La Vie sur terre (1934), dernier roman de J. Slauerhoff non encore traduit en français - parution prévue aux éditions Circé en 2012 -, voici quelques paragraphes en guise d’invitation à entrer dans Le Royaume interdit (1932) et La Révolte de Guadalajara (1937). Ils sont empruntés au articles « Les traces brouillées du poète » & « Mexique, terre de désenchantement » (http://brumes.wordpress.com/).

      

      

    slauerhoff,roman,pays-bas,traduction littéraireLa littérature hollandaise est peu traduite en France. Souvent mélangée à ses homologues scandinaves dans un rayon « d’Europe du Nord » qui lui laisse une part fort modeste, elle n’a droit, dans les librairies, qu’à une visibilité réduite, voire inexistante. Les écrits de Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936) étaient indisponibles en français avant que la modeste maison vosgienne Circé ne s’empare de deux de ses romans : La Révolte de Guadelajara et Le Royaume interdit. L’œuvre de Slauerhoff méritait cette traduction tardive. Ni roman historique, ni poème en prose, ni texte fantastique, Le Royaume interdit constitue un objet littéraire déconcertant. Il entrecroise les destinées du poète national portugais, Camões, auteur des Lusiades et d’un radiotélégraphiste irlandais des années 1930, qui n’ont a priori qu’un rapport fort ténu, celui que la mer imprime à leurs destinées. Pourchassé par la vindicte d’un mari trompé qui n’est autre que l’héritier de la couronne portugaise, Camões s’exile, au milieu du XVIe siècle dans une colonie lointaine, Macao. La ville a été fondée par quelques aventuriers suite à la destruction, évoquée dans la scène d’ouverture du roman, du premier établissement portugais en Chine. Les quatre cents Portugais qui s’y sont installés pour trouver fortune vivent dans une semi-indépendance, menacés en permanence par l’immense Empire chinois qui leur fait face et avec lequel ils sont bien obligés de traiter pour survivre. Le roman fonctionne autour de quatre fils narratifs distincts : la description du climat social, religieux, économique et politique de la colonie ; les querelles entre le gouverneur Campos et sa fille, métisse qui tente d’échapper à l’emprise de ce dernier ; la proscription de Camões et sa tumultueuse arrivée en Chine ; l’errance du radiotélégraphiste irlandais, narrateur sans nom, quatre siècles plus tard. Cet élément du récit, dont le lecteur interroge le sens tout au long de la seconde partie, ouvre des perspectives nouvelles et inattendues au roman. […]

    slauerhoff,roman,pays-bas,traduction littéraireEn écho à l’expérience d’extrême proximité que Slauerhoff ressentait pour le poète Tristan Corbière, l’Irlandais sent grandir en lui Camões. Le roman prend des tours fantastiques et les deux corps finissent par se rejoindre : comme dans l’œuvre de P.K. Dick, les différents plans de la réalité s’entremêlent et le lecteur se perd en conjectures. L’ homme sans nom vit la défense de Macao, où Camões, revenu incognito de son ambassade perdue, joua le premier rôle. Il devient brièvement Camões. Dans une Macao moderne, corrompue, crépusculaire, l’homme sans identité a vu s’entrouvrir un autre univers, celui, passé, du poète. Cette transformation vertigineuse l’accable. Résolu à demeurer ce qu’il était, à savoir personne, il fuit éperdument Camões, le monde interlope de Macao et sa propre existence, réduite à un statut professionnel. Aux frontières de deux mondes, la puissance du poète exilé s’est brisée sur le pouvoir temporel du gouverneur Campos. Mais elle a paradoxalement traversé les siècles. Le temps du poète n’est pas le temps commun. Son errance dans le monde a laissé une trace profonde, capable de perdre, des siècles plus tard, un obscur anonyme.

    slauerhoff,roman,pays-bas,traduction littéraireÉcrit dans une prose dense et poétique, Le Royaume interdit ne livre pas tous ses secrets au terme d’une seule lecture. Les aventures du Macao colonial débordent de leur cadre temporel pour altérer le présent de l’homme sans nom. La puissance du poète affectera le quotidien de l’Irlandais, ses efforts rompant la cloison étanche des siècles pour le perdre, en proie à une impossible identification. En épurant le style du récit à ses seuls éléments indispensables, Slauerhoff frôle parfois l’abstraction : le délitement progressif de l’ambassade qu’envoie le gouverneur Campos à Pékin n’est pas seulement le récit d’une errance, elle est le motif philosophique d’une fuite éperdue de soi-même. Le monde colonial de Macao, menacé d’engloutissement par la puissance démographique et géographique chinoise, irrigue les errances de Camões et de l’homme sans nom. Aux franges de deux mondes, les identités se brouillent et les héros peuvent à la fois renoncer et exister, vivre pour l’éternité et périr sans fin. [lire l’intégralité du texte]

     

     J.J. Slauerhoff: Dichter van de zee

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    Comme je l’avais indiqué précédemment, l’œuvre de Slauerhoff n’a guère traversé les frontières hollandaises. Inexistante en anglais, à peine traduite en espagnol, elle se compose, en français, de deux romans, Le Royaume interdit et La Révolte de Guadalajara, tous deux publiés par la modeste maison Circé. Au vu des évidentes qualités de ces livres, espérons que cet éditeur persévère dans cette politique et puisse ainsi offrir au public d’autres aperçus de l’œuvre du Hollandais. Dans Le Royaume interdit, la mise en relation de deux errances traçait une intrigante perspective au cœur même des fantasmes de l’aventure coloniale. Le poète et le technicien interpénétraient leurs destinées, le premier menaçant d’engloutir le second malgré les siècles d’écart. Autour de Macao, lascif et immobile, les tristes aventures de Camões conquéraient pour les temps à venir ce qu’elles perdaient au présent. La Révolte de Guadalajara change radicalement de perspective géographique. Dans un Mexique où pouvoir et Révolution sont également confisqués, l’immobilité séculaire et mélancolique des peuples indiens, vaincus de l’Histoire, offre un décor parfait à l’errance de Slauerhoff. La ville de Guadalajara est un sépulcre. Indiens et Espagnols y tiennent la place que les siècles passés leur ont assignés, sans qu’aucun espoir précis ne surgisse à l’horizon. Les autochtones ont baissé la tête, sous le joug des colons. Apathiques, ils n’attendent plus rien, se contentent de survivre. Les Espagnols, devenus mexicains par l’effet d’une révolution qui a tout bouleversé et donc, rien changé, conservent les commandes politiques, économiques et sociales de la ville. Peu de conflits : ni les uns, ni les autres n’espèrent rien. Les Européens préservent leurs privilèges provinciaux de latifundiaires et de commerçants, les Indiens se tiennent dans une prudente posture faite de passivité et d’inertie. Quelques révolutionnaires s’agitent pourtant depuis les années 1910, mais ils sont déjà en voie d’institutionnalisation. Dans la partie d’échecs qu’ils mènent face au pouvoir, Guadalajara ne compte pas. […] 

    slauerhoff,roman,pays-bas,traduction littéraireUne fois la Révolution accomplie, les instances chassées, les nouveaux dirigeants s’avèrent incapa- bles de gouverner. Leur volonté de changement n’allait pas loin, ils ne savent pas quoi faire de leur victoire. L’espérance vague et diffuse de lendemains qui chantent se brise sur la réalité. La conjonction d’ambitions personnelles ne livre pas de programme d’action. El Vidriero devient presque encombrant. Il n’était qu’un symbole, un pantin utilisé auprès des crédules par quelques arrivistes. Les Indiens, pour qui rien n’a évidemment changé, commencent à regarder de travers leur sauveur. El Vidriero, errant anonyme à peine qualifié par sa profession, comme le télégraphiste du Royaume interdit, a été sédentarisé, fixé, et ce par l’ambition d’autres que lui. Sa vie ne tenait que par le vagabondage. S’installer, c’est devenir quelqu’un. Or le vitrier n’était personne. El Vidriero ne peut assumer la charge que d’autres lui ont confiée. Sa fuite misérable – et pourtant justifiée – s’achève dans une cérémonie de semi-crucifixion grotesque, pas même fatale : dans le sacrifice non consenti, le martyr, ce faux messie aura aussi échoué. Les révolutionnaires laissent les forces armées écraser cette révolte religieuse et ethnique confuse. Tabarana s’enfuira du Mexique, le gouvernement central ne touchera pas au propriétaire foncier, trop puissant pour être inquiété. La révolte de Guadalajara n’a servi à rien.

    slauerhoff,roman,pays-bas,traduction littéraireSlauerhoff, écrivain errant, médecin, poète et marin, évoque d’autres mondes que le sien, celui de la petite Hollande libérale du vingtième siècle. Du Mexique à Macao, il parle de contrées immobiles, où le cynisme, la présomption des pouvoirs temporel et spirituel maintiennent un joug ferme sur d’apathiques populaces. Tout est joué. Seul recours, la liberté anonyme du fugitif, condamné à ne jamais s’élever dans la société, à toujours errer dans le vaste monde. Chez Slauerhoff, le monde des noms, des titulatures, des pouvoirs institués, des héritages, en un mot, le passé, dissipe les perspectives mystérieuses de l’avenir. L’aventure coloniale est un fantasme. Au fond, l’attente d’un ailleurs est morte : la déambulation solitaire, permanente, sans but, sans identité, fuite de soi et du monde, permet seule de concilier la liberté et l’espoir ; liberté de fugitif, toujours menacée, espoir de poète, toujours déçu. Désenchanté, et donc ironique, Slauerhoff évoque des ambitions contrariées, des amours impossibles, des espérances illusoires. Même l’abolition de soi dans l’errance n’est qu’un salut fictif. Slauerhoff a fui. La Hollande, la terre, les colonies, la médecine, la société, l’écrivain a tout quitté successivement sans jamais trouver ce qu’il cherchait. Ses romans, poétiques, narrent cette errance inutile. [lire l’intégralité du texte] 

     

    Illustrations

    Le Royaume interdit, trad. française & postface de Daniel Cunin, Belval, Circé, 2009. 

    Das verbotene Reich, trad. allemande de Albert Vigoleis Thelen, Stuttgart, Klett-Cotta, 1991.

    Écume et cendre, trad. française de S. Roosenburg, Belval, Circé, 2010. 

    La Révolte de Guadalajara, postface de Cees Nooteboom & trad. française de Daniel Cunin, Beval, Circé, 2008.

    Christus in Guadalajara, postface de Cees Nooteboom & trad. allemande de Ard Posthuma, Francfort, Suhrkamp, 1998.

    Portrait de l'auteur.

     

     

  • L'Antigone de Stefan Hertmans

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    Un passage de Mind the Gap

     

     

     

     

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    Stefan Hertmans, Mind the Gap,

    Amsterdam, Meulenhoff, 2000

     

     

     

     

    3. Le cri

     

    « le cadavre était invisible mais pas enterré »

    (Premier épisode)

     

     

     

    Antigone 

     

    Ne me laissez pas périr à cause de ça…

    L’odeur que je sens n’est pas de cette terre

    Et pourtant, on dirait que la terre, elle l’empoisonne

    Oui c’est la principale puanteur qu’elle dégage…

    On m’a dit qu’ils sont des milliers sous les ruines

    La chaleur accélère le dépérissement

    Parfois on entend un enfant il crie

    Qu’il ne veut pas rester enterré vivant.

    Parfois on en remonte un à la surface

    Après des heures et des jours passés à creuser

    Avec des cuillers et à farfouiller avec les doigts

    On libère une jambe

    Un bras meurtri est dégagé

    L’objectif des caméras se trouble à cause de la puanteur

    On a donné des leçons d’hébreu à un enfant

    Pour le distraire de la mort

    Il a dit les prières et les commandements

    Il a écouté les ordres qu’on lui donnait sans broncher

    Mais la terre n’enterre qu’elle-même

    Poussière qui est retournée à la poussière puante

    Une fillette prise jusqu’au cou dans les eaux d’égout

    A pleuré quand elle a compris ce que disait

    Un des soldats

    Quelques heures plus tard, elle perdait connaissance

    Et rêvait de la balançoire

    À l’ombre du noyer

    Elle a encore respiré pendant trente-six heures

    La poutre de béton la serrait tout doucement

    Comme les bras d’une maman, l’enfonçait

    Elle est revenue à elle une dernière fois et a dit non

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesMais personne ne l’a entendue

    La caméra était partie

    On est incapable de filmer la puanteur

    On est incapable de filmer la durée

    On est incapable de filmer les pensées

    On est incapable de filmer ce qui manque

    On voit des restes d’événements

    Parfois le vent amène une voix

    D’une cavité qui se rétrécit toujours plus sous la masse

    Des gens téléphonent en suppliant : sortez-moi de là

    On dit qu’ils sont des dizaines de millier

    À écouter les vibrations des pierres

    Couchés dans des cryptes apparues tout d’un coup

    Dans des salles et des grottes qui se sont formées en un clin d’œil

    Ils n’ont pas choisi

    D’être enterrés vivants

    Sous du béton qui ne vaut rien

    D’autres disent qu’on ne peut pas

    Laisser quelqu’un sans l’ensevelir

    Qu’il y a un garçon qui atteint dans sa fierté

    Est resté étendu sur la terre

    C’est son frère à elle, m’a-t-on dit

    Je le sais, ai-je répondu

    Je suis la femme qui a enterré son frère

    En dispersant une fine couche de sable sur lui

    Comme si je le salais avec amour pour le conserver

    J’ai jeté du fin sable grec comme ceci

    Ayant pris une poignée de poussière

    Je l’ai frottée entre pouce et index

    Tout en bougeant gracieusement le bras

    Au-dessus du corps en putréfaction

    C’était le matin et dans les collines et les rochers

    L’odeur du thym et de l’écorce chaude s’amplifiait

    Mais recouvrant tout l’ouragan

    De l’odeur du cadavre a resurgi

    On pensait que c’était la faute du vent

    Mais le vent ne saurait déposer

    Une aussi fine pellicule de sable

    Le même vent qui chasse le sable à peine déposé

    Il se retrouvait nu pour la deuxième fois

    Ce corps tant aimé dégageait

    Sous le soleil de midi

    Une puanteur pestilentielle

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesDes oiseaux vomissaient juste au-dessus

    Le vieux devin criait comme une pie

    Moi, la fille au poignet souple

    Je salais je salais

    En une seconde, le vent a chassé l’invisible

    Je me suis cachée de crainte

    Que la puanteur ne m’atteigne moi aussi

    Les anciens disent qu’il y a eu un ouragan

    À midi

    Soleil au zénith plus l’ouragan

    Et la lune passe devant le soleil

    J’ai compris que cela devait arriver

    J’ai compris que l’adieu à la vie

    Avait déjà pris possession de moi

    Je me suis levée ai hurlé comme une hyène

    Les leçons de la mort

    S’inscrivaient dans mon corps

    Agrapta nomina, agrapta nomina

    J’ai scandé ces mots ai repris la direction

    Du lieu maudit

    Lieu de putréfaction pestilentielle

    Les vers et les scarabées en vomissaient

    Le coyote étourdi de dégoût

    S’est approché de moi

    La loi non écrite

    M’avait sous sa coupe

    Quand le vent fut retombé

    J’y suis retournée

    Droite comme quelqu’un qui est en transe

    En face de tous ceux qui voulaient me voir

    J’ai pris une nouvelle poignée de terre

    Je l’ai répandue ai failli vomir

    Ivres les mouches vrombissaient

    Autour du cadavre non embaumé qui empestait

    Ailes bleues vrombissantes et pattes

    Ténues, et quelque part là-dedans, des yeux

    Et dans ces yeux des yeux.

    Un abîme d’yeux

    Qui ne pouvaient me voir.

    Un aveugle affirme qu’un chien avait arraché une main

    Un autre a dit qu’un vautour s’était posé sur le corps

    Avait donné des coups de bec au niveau du cœur

    Quelqu’un a dit que les yeux s’étaient

    Enfoncés un peu plus

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesDans les orbites

    Dans une bouillie qui défie les dieux

    Et que quelqu’un avait embrassé tout cela

    Embrassé et vomi

    Les soldats qui gardaient le cadavre

    Avaient mis un mouchoir devant leur bouche

    Entre les édifices effondrés

    On entendait un chien hurler

    Ou était-ce la sirène de la police

    Ils étaient des milliers à attendre les bulldozers

    Qui n’arrivaient pas

    On chancelait on dégueulait

    On cherchait on criait des noms

    Enterrez-moi avec ceux qui ne sont pas enterrés

    Libérez-moi dans cette grande tombe

    Obscurité

    On m’a donné une torche

    Un peu d’eau un peu de pain

    Il suffit d’un mot pour

    S’opposer aux dieux

    J’ai crié : Non

    Non

    Je ne l’ai pas crié

    Je l’ai vomi

    Le cri a traversé palais

    Bureaux de police

    Est arrivé jusqu’au parlement

    On transpirait on desserrait des nœuds de cravate

    On interpellait on répliquait

    Une fille peut-elle faire vaciller la république

    Un seul oiseau peut-il obscurcir la nuée céleste

    On a proposé des amendements

    On a fait des contre-propositions

    La puanteur a fait tomber le gouvernement

    Les fondations du palais de justice se sont fissurées

    Un avocat s’est retrouvé enterré vivant

    Sous six cent mille pages de dossiers

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesLes gens ont acheté des lunettes

    Pour regarder le soleil

    Mais le soleil a disparu

    La puanteur peut-elle gagner les étoiles ?

    Le soleil peut-il lui aussi empester ?

    Éclipse. Du vent en pleine canicule.

    Toutes les planètes prises de nausée.

    Une lune à deux doigts de vomir.

    Quiconque sait lire les signes

    Sait qu’un seul oiseau peut obscurcir le firmament

    J’ai crié : Non

    NOOOOOOOOOOOOOOOOOOON !!

     

    La petite fille morte sous la poutre de béton

    A ouvert les yeux et entendu

    Le dernier mot non entendu

    Répercuté mille fois dans la ville

    Mais moi qui suis née

    Pour être contre tout et tous

    Je me suis avancée vers ma mort

    Je devenais l’égale des dieux

    On s’écartait à mon passage

    En tenue de combat, bien droite,

    Fusil sur l’épaule, c’est comme ça

    Que j’ai marché sur la ville en ruine

    Oh et j’étais contre

    Comme personne avant moi

    Contre tout et tous

    L’odeur de cadavre paraissait de la colle

    Elle liait les choses entre elles et les gens entre eux

    Elle a fait rentrer le temps dans son enveloppe

    Elle a ôté aux animaux leur intelligence

    Aux gens leur souffle et leur langage

    La mort a détourné la tête de dégoût

    Il fallait faire quelque chose

    Que quelqu’un l’enterre

    Un geste de la main un haut-le-cœur des pleurs

    Et un autre non crié au firmament

    Crié par quelque chose en moi

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesDe plus grand que ma vie

    Et une fois la paroi

    De puanteur traversée

    J’étais libre

    Tout d’un coup je pouvais respirer

    S’il paraissait enterré

    Le cadavre était toujours visible

    La puanteur devenait l’air que je respirais

    Des soldats m’ont attrapée ont essayé

    De faire ce que font les soldats

    Quand ils tombent sur une femme seule

    Mais j’étais hors de moi je me suis contentée de regarder

    J’étais rayonnante et je puais

    Un tel crève-cœur que le silence est tombé sur la ville

    On entendait les maisons s’affaisser

    De gros nuages de poussière s’élevaient au ralenti

    À l’horizon

    Comme une poudroyante fumée

    De mort vivante

    Personne ne m’a touchée

    On a cherché une grotte pour m’y mettre

    Une grotte pareille à un palais

    Digne de la reine de la nuit

    Un monde en ruine a enveloppé

    Mes épaules et j’ai attendu

    Que mon jeune corps s’habitue

    À la puanteur qui approchait

    Qui allait m’unir à lui

    Un silence est alors descendu sur le monde

    Comme si le premier jour devait recommencer

    Il y avait une lumière irréelle

    Et personne n’était capable de respirer

    L’air qui m’environnait.

     

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesTourne la tête avec mépris

     

    Vingt siècles plus tard

    On ose encore appeler cela pureté.

     

    Mnémosyne 

     

    Le vieux devin était assis

    À sa place habituelle – là

    Où les oiseaux se réunissent,

    Petits et grands, où on peut les voir

    Bouffer, jurer, se prendre le bec

    Du savoir.

    Il a entendu un boucan bizarre,

    Une rage inintelligible.

    Il savait qu’ils étaient en train

    De s’étriper, il l’entendait

    Au battement de leurs ailes.

    Oiseaux.

    Je ne les connais que trop bien.

    Assoiffés de sang, le bec grand

    Ouvert, ils séduisent les gens

    Avec des pensées

    Pareilles à un beau chant.

    Il n’y a pas de prophéties

    Dans leurs entrailles.

    Ce peuple a été fou

    De croire en ses devins.

    Leurs femmes ont tout raconté

    Et ont été exécutées.

    Quiconque comprend ce qui se passe,

    Ne perçoit que des atrocités

    Dans la gorge des oiseaux,

    Des gueulements, bien trop forts

    Pour des bestioles pareilles

    Qui s’empiffrent de pâture vivante,

    Qui ont des lèvres de pierre et d’os,

    Qui de leurs yeux farouches et de leur gorge atroce

    Ne cessent d’attenter à la vie les uns des autres.

    Oiseaux. Le rêve d’hommes

    Qui ne savent pas voler

    Et qui ne désarment pas de l’apprendre.

    …………

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesLe vieil aveugle a peur et vite il cueille

    Quelques oiseaux, comme ça,

    Dans le ciel, autour de sa tête.

    Il les apporte à l’autel des sacrifices,

    Les pose sur le feu et tâte.

    Le vieux se trahit alors ; il dit :

    « On ne voit pas de flammes »

    On ne voit pas, lui, lui et ses yeux aveugles :

    Il dit : on ne voit pas,

    Alors qu’il lui est impossible de le savoir.

    Et qu’est-ce que ce vieux cochon a fait ?

    Fermé les yeux pendant quarante ans

    Pour mieux nous voir tous et toutes ?

    Sur la cendre, la graisse languide

    Des jarrets fondait ; ça fumait

    Et la graisse giclait tout autour.

    La bile a giclé bien loin,

    Le foie a explosé comme un tonneau d’huile

    Et les poumons ont éclaté comme

    De la bouillasse écumante.

    Ça chuinte, ça suinte, ça pue, les oiseaux

    Parlaient leur propre langage.

    Le vieil aveugle l’a vu et s’est raidi.

    Les os étaient à nu une fois

    Que la graisse eut fondu.

    Le vieux a alors avoué devant

    Thèbes réunie :

    « Les viscères consacrés se sont consumés

    Sans fournir de présages. »

    C’est ce qu’il a dit, mais Antigone était déjà morte.

    Pendue bien haut dans la grotte

    Tel un oiseau prisonnier, elle avait attaché

    Ses pattes avec ses cheveux coupés ;

    Elle avait enfoncé son épingle à cheveu

    Dans ses pieds, avait senti la plaie gonfler

    Et dit :

    Papa, je viens, je viens.

    …………

    Quelqu’un a teint ses dernières paroles en rouge.

     

    Antigone 

     

    Vomi ; essuie ses larmes ; puis, allongée, fixe la voûte de la grotte. 

     

     

     

    une lecture d'Antigone, premier volet de Mind The Gap,

    a eu lieu le 11 juillet 2005 à Avignon dans le cadre du Festival

     

     

     

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaises

    Stefan Hertmans, Het zwijgen van de tragedie,

    Amsterdam, De Bezige bij, 2007 (recueil d'essais sur la tragédie)

     

     

  • Hubert Lampo, par Xavier Hanotte

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    Du réalisme magique

     

    Considéré comme l’un des représentants majeurs du réalisme magique de l’ère néerlandophone, l’Anversois Hubert Lampo (1920-2006) demeure peu connu des lecteurs français malgré la traduction d’une dizaine de ses ouvrages (ici). Un de ses traducteurs, le romancier Xavier Hanotte, lui a consacré plusieurs pages dont celles que nous reproduisons ci-dessous. Elles figurent en guise de postface au roman le plus connu de Lampo, La Venue de Joachim Stiller dont la version française a paru aux éditions de L’Âge d’homme en 1993.

     

    HubertLampoPortrait.png

    Hubert Lampo, 1982 -  photo : Tom Ordelman

     

     

     

    « Joachim Stiller » ou la venue d’Hubert Lampo

     

     

    Tout vient à point à qui sait attendre, paraît-il. Et sans conteste, il faut savoir prendre patience lorsqu’on réunit le double handicap d’être un écrivain belge, flamand de surcroît, et que l’on souhaite se voir publier un jour en traduction française. Ainsi, il a presque fallu attendre un demi-siècle pour qu’Hubert Lampo, œuvre faite, atteigne enfin un public francophone débordant le cercle exigu des germanistes et autres amateurs d’exotisme littéraire. Certes, le fait d’appartenir à un domaine linguistique relativement restreint – donc soi-disant périphérique – explique largement l’incognito du maître anversois au pays de Voltaire comme dans la partie méridionale du petit royaume où il vit le jour. Fort heureusement, les choses évoluent.

    Lampo3.pngNé à Anvers en 1920, Hubert Lampo a suivi le parcours traditionnel des écrivains belges, placé sous le signe du second métier. Successivement instituteur, journaliste et inspecteur des bibliothèques, il mène en effet depuis 1943 une carrière littéraire sans heurts, dont le succès jamais démenti parvient – ô miracle – à concilier les louanges d’une critique exigeante et la fidélité sans faille d’un public des plus diversifiés. Auteur précoce, Hubert Lampo débute par une brève prose poétique (Don Juan et la dernière nymphe, 1943), avant d’attirer l’attention de la critique par des romans psychologiques (notamment Hélène Defraye, 1944) et des nouvelles d’inspiration fantastique (Réverbères sous la pluie, 1945). Jusque-là, hormis la rigueur de l’écriture et l’expression de convictions humanistes qui caractériseront la suite de son œuvre, rien ne le distingue vraiment d’une tradition littéraire de qualité dont, à l’époque, un Maurice Roelants, un Stijn Streuvels ou un Willem Elsschot constituent – dans des registres bien différents, il est vrai – les figures de proue. Et pourtant, on trouve déjà dans ces premiers textes les éléments qui confèreront plus tard à l’œuvre de Lampo son cachet inimitable.

    En 1953 paraît Retour en Atlantide, et l’œuvre prend un tournant décisif. Car l’histoire de ce médecin, découvrant, un jour que son père n’est pas mort comme il l’avait toujours cru, mais a disparu sans laisser de traces dans un nulle part qui pourrait fort bien être un ailleurs, dépasse de loin le suspense poétique initialement projeté et exerce déjà l’indéniable magnétisme qui ne cessera de caractériser les proses ultérieures. Sous l’écorce d’une écriture riche mais totalement maîtrisée, derrière le paravent d’une anecdote somme toute banale se profile l’univers mystérieux des symboles, des rêves qui agitent l’humanité depuis la nuit des temps. Retour en Atlantide narre la chronique d’une attente au cœur du quotidien. L’attente d’une obscure promesse, d’un avènement dont rien ne dit qu’il se produira. Bien sûr, Buzzati, Gracq ou Beckett nous avaient déjà fait vivre cette attente, mais en utilisant le ton, l’imagerie et la vision caractéristiques de leurs univers irréductiblement originaux. Et si Lampo peut sans hésitation prendre place à leurs côtés, c’est parce que, loin de repasser des thèmes éculés, il possède lui aussi une voix, un imaginaire qui donnent vie à la création.

    hubert lampo,xavier hanotte,réalisme magique,flandre,belgique,traduction littéraire,l'âge d'hommeRetour en Atlantide marque donc le pas décisif de Lampo dans son évolution vers un courant littéraire dont il deviendra, avec John Daisne (1912-1978), le porte-drapeau en terre de Flandre, à savoir le réalisme magique. Il serait prétentieux et vain d’analyser, ici, en détail, ce que recouvre avec précision un terme par ailleurs souvent galvaudé. Mais si l’on devait cerner en quelques lignes la teneur du concept tel que l’illustre l’œuvre de Lampo, il suffirait sans doute d’évoquer un antagonisme et une simultanéité.

    L’antagonisme s’organise autour de deux pôles. La réalité tout d’abord, qu’elle apparaisse dans les fictions sous les dehors d’un quotidien maussade, voire hostile, ou qu’elle offre aux personnages un champ d’action dans lequel ceux-ci évoluent harmonieusement, en plein accord avec eux-mêmes et le monde qui les entoure. L’incompréhensible ensuite, ensemble de faits troublants échappant à toute logique généralement admise, manifestations inquiétantes d’un univers parallèle ou occulte dont l’irruption vient rompre l’équilibre de vies jusque-là paisibles et inaugure l’ère du doute dans l’esprit des personnages –  généralement narrateurs.

    La simultanéité, c’est le moment privilégié, improbable, qui met en présence – en contact, au sens électrique du mot – ces deux pôles mutuellement exclusifs. Une faille s’ouvre ainsi au cœur de la réalité, par laquelle s’engouffre l’étrange, générant un fulgurant « court-circuit », métaphore récurrente dans l’œuvre de l’auteur. Incompréhensible, disions-nous. C’est qu’il convient d’établir un distinguo. Lampo n’est pas un romancier de l’absurde. Car la contamination du réel s’opère par l’instillation subtile d’une logique résolument autre, dont les héros lamposiens s’ingénient – souvent en vain – à découvrir la mystérieuse cohérence. Freek Groenevelt n’est pas Joseph K. Jamais tout à fait vaincus, les personnages de Lampo sont plutôt des « bâtisseurs d’hypothèses ».

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    Considérant ce qui précède, La Venue de Joachim Stiller (1960) constitue sans doute l’expression la plus décantée du réalisme magique tel que le conçoit l’auteur. Ainsi, par l’intermédiaire d’un narrateur solidement ancré dans un réel parfaitement connu et maîtrisé – quiconque connaît un peu la métropole anversoise s’y retrouvera d’emblée en pays de connaissance – nous entrons de plain-pied dans un univers à trois dimensions, dans une temporalité linéaire. Peu à peu, au rythme des messages sibyllins que reçoit Freek Groenevelt – promu de facto confident du lecteur – l’incompréhensible s’insinue dans une existence rangée que rien ne semblait destiner à pareilles aventures. Car le temps et l’espace se disloquent au passage d’un personnage sans visage, abstrait, qu’on peut lire ou entendre, mais jamais voir : Joachim Stiller. Peu à peu, le scepticisme du narrateur fait place à la crainte, puis la crainte se mue en attente. Mais cette fois, l’avènement aura bien lieu. Le vœu pieux sur lequel s’achevait Retour en Atlantide trouve son accomplissement. Et Joachim Stiller se révèle à la faveur d’une brève et fulgurante épiphanie, couronnant l’ascension du récit vers la catharsis tant attendue. Le « court-circuit » a bien eu lieu. Les pôles antagonistes se sont rencontrés, libérant toute leur énergie. Rideau.

    Lorsqu’on l’interroge sur la genèse du récit, Hubert Lampo ne se lasse pas d’évoquer l’enchaînement presque fortuit d’images, d’émotions et d’intuitions qui l’amenèrent à créer un Joachim Stiller tout autre que celui initialement prévu. Parti pour écrire une sorte de thriller poétique, un roman de l’angoisse à La Boileau-Narcejac – songeons à Celle qui n’était plus et au Vertigo qu’en tira Alfred Hitchcock –, l’auteur est rejoint, dépassé par le fantastique, par l’immémoriale dynamique du mythe. Ainsi, le farceur des premiers chapitres, l’expéditeur astucieux de troublantes missives acquiert vite le statut de figure tutélaire, omnisciente, messianique. De la sorte, le mystère change de nature et les interrogations gagnent en profondeur.

    Lorsqu’il cherche à creuser le sens profond de ses récits – et notamment Joachim Stiller –, à découvrir le ressort secret de leur magnétisme, Lampo appelle Carl-Gustav Jung (1875-1961) en renfort de ses interprétations. A l’en croire, le rayonnement de son réalisme magique serait dû à l’émergence récurrente, au cœur de ses récits, d’archétypes issus de l’inconscient collectif. 

    A la lumière des théories du psychologue suisse, Joachim Stiller serait donc un avatar du Messie. Loin de se placer dans le cadre d’une religiosité vague autant qu’improbable – l’agnosticisme de Lampo ne souffre aucun doute –, le caractère messianique de Stiller participerait donc de l’expression d’une image profondément enfouie dans la mémoire de l’humanité : celle du sauveur, du médiateur. Les temps de crise appellent tout naturellement la résurgence de telles images. Dans cet ordre d’idées, n’oublions pas que La Venue de Joachim Stiller fut écrit en pleine guerre froide.

     

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    Rétrospectivement, Hubert Lampo découvre une floraison d’archétypes dans ses romans. L’Atlantide figure le continent édénique, l’ailleurs où se réaliseront toutes les aspirations de l’homme ; Joachim Stiller joue le rôle du Messie tandis que le héros de Kasper aux enfers (1969), musicien psychopathe, semble une relecture moderne du mythe d’Orphée. C’est donc peut-être dans ces terrae incognitae enfouies au plus profond de nous, d’où peuvent surgir anges et démons, que se situe la clé du succès de Lampo, dès lors que ses fictions savent y éveiller de subtils échos.

    Sans doute, cet appel aux profondeurs, l’établissement d’une certaine complicité entre auteur, narrateur et lecteur ne fonctionnent nulle part avec une telle efficacité dans l’œuvre de Lampo. En ce sens, on peut sans doute voir dans Joachim Stiller une sorte de sommet. Néanmoins, loin d’épuiser les mêmes recettes, le réalisme magique lamposien connaît une évolution constante. Mêlé à la folie dans Kasper aux enfers, il se fait plus spéculatif dans Les Empreintes de Brahma (1972) ou Un parfum de santal (1976), tisse la toile de fond de Heu Sarah Silbermann (1980), s’auto-parodie allègrement dans Appelez-moi Hudith (1983) pour ne plus jouer enfin que sur la coïncidence dans le tout récent La Reine des Elfes (1990). Lampo lui fait d’ailleurs de régulières infidélités, dès lors qu’il ne dédaigne pas revenir à la veine psychologique de ses débuts, y mêlant le souci de redresser certaines vérités historiques souvent occultées dans son propre pays. En témoigne son intérêt pour les temps troublés de l’Occupation dans La Première neige de l’année (1985) et La Reine des Elfes.

    Il n’en demeure pas moins vrai que, dans l’œuvre pourtant abondante de Lampo, La Venue de Joachim Stiller continue d’occuper une place centrale. Signe de reconnaissance d’une secte nombreuse de lecteurs assidus, elle exerce toujours, malgré le temps qui passe, une fascination dont toutes les exégèses – pas même celle de l’auteur – n’épuiseront jamais le mystère. Car réimpression après réimpression, Joachim Stiller continue à vivre, échappant à son créateur. Oui, nul doute que le miracle opère encore chaque fois qu’un nouveau lecteur ouvre ce roman publié en 1960. Car n’est-ce pas un peu lui qui, en compagnie de Freek Groenevelt, guette l’arrivée de Joachim Stiller devant la Gare du Midi ? Dans un final quasi janacékien, ne pourrait-il lui aussi se dire, tel le garde-chasse de La Petite renarde rusée, que dorénavant « les hommes marcheront la tête baissée, et comprendront qu’une félicité qui n’est pas de ce monde est passée par là »* ? Freek et Simone gardent le silence, mais il est des chants silencieux aussi poignants que des opéra.

     

    Xavier Hanotte, octobre 1990

     

    * A lidé budou chodit / Shlavami sklopenymi / A budou chapat, / Ze slo vukol nich nadpozemské blaho. Leoš Janáček , La Petite renarde rusée, acte III.

     

    Après la mort du romancier flamand, Xavier Hanotte lui a rendu hommage dans un numéro du Carnet et les Instants, soldant sa dette à son égard :

     

    hubert lampo,xavier hanotte,réalisme magique,flandre,belgique,traduction littéraire,l'âge d'homme« […] En te traduisant, j’ai appris à écrire, à trouver ma langue. Car la phrase lamposienne, c’était quelque chose ! Longue, sinueuse, chantournée, rythmée d’inci- dentes, parfois paresseuse et s’en excusant, prompte à se commenter elle-même et se prendre pour objet de sa raillerie. Une phrase de conteur qui, somme toute, te ressemblait, proprement impossible à traduire et difficile à transposer. Jamais je n’ai autant senti les limites du français qu’en essayant de donner à tes textes un écho à peine satisfaisant. Il m’en est resté cette modestie têtue des traducteurs, cette détestation de la prétention si commune aux gens de lettres, sans cesse tentés de jouer les démiurges. On sert toujours un imaginaire, fût-ce le sien propre. Cela demande humilité. Cette humilité, tu me l’as apprise.

    L’écriture, l’imaginaire, les conseils... Ta fréquentation avait quelque chose de rassurant. À ton contact, on avait presque envie de devenir écrivain. À l’époque, je n’imaginais pourtant pas m’y mettre, et moins encore publier un jour. Tu n’étais pas de cet avis. Il faut le croire car je t’entends encore me dire, tandis que nous traversions le Sint-Jansvliet en route vers le Blauwe Gans et quelques bières : ‘‘Surtout, Xavier, ne lâche jamais ton métier ! Il faut le garder...’’ Et de continuer, devant mon incompréhension : ‘‘Il faut rester indépendant, j’en sais quelque chose.’’ Bien plus tard, je réaliserais à quel point tu avais raison, même si à l’époque, la question ne se posait pas. N’avoir aucune dette, c’était ton maître mot. Ni envers les lecteurs, ni envers personne.

    […] Depuis ta mort, ils sont bien peu à se réclamer de toi. Ce n’est pas à la mode, pas dans l’air du temps, ne donne accès à aucun club et ne procure aucun certificat de branchitude ou de bon goût. Pourtant je suis un de ceux-là, et j’en suis fier. Ça ne rapporte rien, mais je m’en fous. Comme toi, je ne cherche pas à faire carrière en littérature, juste à rester libre. Il y a, simplement, des dettes dont on est fier. En toute humilité. »

     

     

    Merci à Xavier Hanotte

     

     

  • Le Tant attendu

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    Abdelkader Benali,

    maïeuticien

      

     

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    (parution 5 janvier 2011)

     

    Prenez un bébé sur le point de naître, disons le 31 décembre 1999, aux premiers coups de minuit. Un bébé qui aime sucer son pouce. De préférence un bébé batave. C’est bien plus drôle puisque l’expression néerlandaise « sucer quelque chose de son pouce », c’est-à-dire en tirer quelque chose en suçant dessus, c’est inventer, affabuler, imaginer de toutes pièces. De même, d’ailleurs, que la locution « avoir un gros pouce ». Le pouce comme siège de l’imagination, en quelque sorte. Arrangez-vous pour que le bébé fabulateur hérite de sa grand-mère paternelle un don d’extralucide. Cela fait, armez-vous de patience et préparez-vous à encaisser contraction sur contraction. Car notre bébé batave – enfin plutôt mi-mimolette mi-couscous –, avant de mettre le nez dehors, a décidé de tenir le crachoir sur plusieurs centaines de pages.

    couvbenali7.jpgSon don lui permet de connaître ses géniteurs et aïeux bien mieux qu’eux-mêmes ne se connaîtront jamais : Mehdi, son jeune papa de 17 ans ; Diana, sa jeune maman de 17 ans ; ses grands-parents pater- nels, Driss Ayoub, boucher titulaire d’un faux permis de conduire, et Malika, amatrice de thé devant l’Éter- nel ; Elisabeth Doorn, sa grand-mère maternelle, bourgeoise de La Haye, pacifiste sur le retour; Samuel Black Crow Brannigan, son grand-père paternel biologique qui s’est retiré dans le désert de l’Arizona en quête des secrets de ses propres aïeux indiens ; Rob Knuvelder, le père adoptif de Diana, qui ne vit plus avec sa femme Elisabeth, mais en face de chez elle.

    Le patronyme Knuvelder permet de situer immédiatement les ambitions de notre bébé narrateur pas encore né : ce nom draine en effet avec lui huit siècles de littérature néerlandaise : pour tout Néerlandais fier des Belles Lettres de son pays, « le Knuvelder », ce sont les 4 épais volumes de l’Histoire de la littérature néerlandaise publiés entre 1948 et 1953 par le professeur Gerard Knuvelder (1902-1982). Notre bébé multiculturel aurait-il donc l’intention de faire sien ce patrimoine avant même d’avoir quitté l’utérus de sa maman aux « divines taches de rousseur » ? Quant au nom de famille Doorn (= Épine), il annonce quelques accrocs, tant à la règle (« on ne couche pas avant le mariage », « on ne mange pas de cochon », « notre fille n’épousera pas un mahométan »…) qu’à la réputation de plus ou moins tous les protagonistes du roman, des accrocs au cerveau aussi « dans le monde de la subconscience et de la surconscience » des Occidentaux pur jus… Toujours au rayon des patronymes, Ayoub, couvBenali12.gifbien que court, fait figure de nom à courant d’air : les Ayoub descendent des Ayoub qui eux-mêmes descendent des Ayoub qui eux-mêmes descendent de… Job, modèle inégalé de vertu et de probité sur son tas de fumier. Malika, la grand-mère berbère, n’a bien entendu pas de nom de famille si ce n’est celui de son mari. Une femme, ça n’en acquiert un que le jour de son mariage.

    un volume d'une réédition (1978) de l'ouvrage de G. Knuvelder

    À cette galerie de protagonistes patientant à la maternité le soir du Nouvel An – qui se rongeant les ongles, qui faisant les cent pas, qui grognant contre celui qui se ronge les ongles, qui  grommelant après celui qui fait les cent pas –, le bébé-narrateur va bien sûr adjoindre des comparses : un pied-bot inspecteur du permis de conduire, une éternelle fiancée berbère, un Capverdien vendeur de voitures 100% halal, un marabout au bout du rouleau, un rappeur qui ne se méfie pas assez des réfrigérateurs, un imam qui manie la baguette, une Flamande surnommée Gazette d’Anvers, un fils de qaid qui croit mourir en odeur de sainteté, des Dupond et Dupont prénommés Ahmed et Ahmed, deux vaches prénommées Aïcha et Kandicha (1), une jeune Hindoustanie au derrière en forme de tonnelet et un Indo-surinamien un peu moins jeune hypnotisé par les mouvements dudit tonnelet, une robe de mariée blanche aux boutons rouges pareils à des coccinelles, une machine à laver qui se prend pour un muezzin… Peu à peu apparaissent ainsi sous les yeux du lecteur et un coin perdu du Rif où la vie se meurt peu à peu et une rue animée de Rotterdam où se côtoient plus ou moins des gens venus du monde entier. À travers la voix du bébé de Diana et Mehdi, Abdelkader Benali compose une fresque désopilante sur la rencontre de deux mondes, celui des djinns et celui des convictions rationalistes : « En Hollande, on baigne dans les certitudes, sauf en ce qui concerne la naissance et la mort. L’air soucieux, les gens se penchent sur votre lit de mort : tendus, ils attendent ce qui va survenir juste avant le trépas : la révision de la loi sur l’euthanasie ou votre dernier souffle. Un sourire sardonique aux lèvres ou une larme de crocodile sur la joue, ils vous assurent que tout va pour le mieux. Vous les rabrouez : “Mais je ne m’ennuie pas encore !” Eux : “Nous, si. On voit que tu t’ennuies. On voit que t’as hâte de t’en aller. Fais pas machine arrière.” Point final. Circulez, y a rien à voir. »

    une des éditions hollandaises du roman

    couvbenali8.jpgEntre les fusées qui jettent des gerbes de couleur dans le ciel marocain pour annoncer aux habitants d’une campagne reculée le début du Ramadan et les feux d’artifice que l’on tire en Hollande à l’occasion du passage à la nouvelle année, le romancier narre une année de l’existence de Diana et Mehdi, deux adolescents d’autant plus attachants qu’ils sont quelconques. De sa plume en apparence dégingandée et assurément sarcastique, il épingle avec une rare acuité tant les travers des adultes que ceux des « jeunes », tant ceux du citoyen moyen que ceux de l’étranger nouvellement arrivé, tant ceux des autres que les siens propres. Le quartier de Rotterdam qu’il décrit, avec sa boucherie, sa bibliothèque, son tramway, la boutique où tous les étrangers viennent téléphoner, sa population bigarrée, son junkie, c’est un peu sa mythologie personnelle, le terrain de sa commedia dell’arte, son buffet à souvenirs, même s’il a grandi dans un environnement plutôt hollandais ; comme Mehdi, il a travaillé dans la boucherie de son père ; comme Mehdi, il a une mère qui ne s’exprime guère en néerlandais ; comme Mehdi, il a éprouvé le besoin de chausser des baskets qui coûtaient la peau des fesses, bottes de sept lieues conduisant non à la cour du roi mais dans les bras d’une Diane pas forcément chaste, dans ceux d’une Muse ou bien à l’Atlantide (2). Mais dans cette œuvre touffue, les éléments autobiographiques ne sont que des accessoires. L’essentiel réside plutôt dans la pétulance narrative du bébé, les scènes oniriques et métaphoriques, les pseudo-contes de fées qui pren- nent à contre-pied nos attentes, les facéties d’un conteur-né qui emprunte les méandres d’un cordon ombilical pour changer à sa guise d'époque et de lieu ; sur un arrière-fond de douce nostalgie, la réalité semble échapper en permanence aux personnages. Omniprésentes, la quête du père et celle de l’être aimé, la quête d’une identité, donnent lieu à maintes scènes tragi-comiques. Garçon tourmenté, Mehdi est toutefois le seul à avoir grandi avec son père et sa mère. Malika est orpheline : plus de parents, plus de parents adoptifs ; Driss à quitté sa mère et on ne sait rien de son père ; Diana n’a vu le sien qu’à de rares occasions, entre deux avions. Une fois ses parents morts, Samuel cherche pour sa part à rejoindre ses ancêtres…

    Ce que Benali a dit de son premier roman, Noces à la mer, vaut aussi pour Le Tant attendu : sa manière à la fois exubérante et caustique est un pied de nez au public « qui n’attend rien d’autre, venant du sud de Paris, que des histoires du genre de Tahar Ben Jelloun, très suggestives, qui parlent de choses concrètes, mais avec des mots magiques qui renvoient aux Mille et Une Nuits à la halqa » (3). Le dépaysement et l’exotisme qu’offre Le Tant attendu jusqu’aux dernières pages est d’un tout autre ordre que celui d’un roman « à l’orientale » (4). 

    Daniel Cunin

     

     

    (1) Dans la culture marocaine, Aïcha Kandicha est un personnage légendaire, djinn pour certains, ogresse, voire vampire pour d’autres. Très belle (malgré ses pieds d’ongulé), elle séduit les hommes pour les rendre fous ou les tuer. Dans le roman, la part de folklore, de mythe, de superstition, de croyance ésotérique ou occulte attachée à ce nom s’inscrit dans tout un réseau d’images, de citations, de digressions et d’allusions qui permettent à Benali d’accorder une belle place aux bons et aux mauvais génies.

    (2) Dans un joli documentaire (en néerlandais), A. Benali nous invite à le suivre sur les traces de son passé à Rotterdam :ICI.

    couvbenali13.jpg(3) Entretien de l’auteur avec Dominique Caubet.

    (4) Le Tant attendu, traduction du roman De langverwachte (2002), paraîtra aux éditions Actes Sud début 2011. Il en existe une version en italien : La lunga attesa, trad. Claudia Di Palermo, Rome, Fazi, 2005, et une autre en espagnol : Largamente esperada, trad. Marta Arguilé, Mondadori, Bar- celone, 2006.

     

     

     

    L’auteur & l’œuvre

     

    photo : Dominique Caubet

    AbdelkaderBenaliPhotoDominiqueCaubet2.jpgNé le 25 novembre 1975 à Ighazzazen au Maroc, dans la région de Beni Chiker, Abdelkader Benali s’est bientôt retrouvé à l’école maternelle en Hollande où son père s’était établi. L’enfant a grandi à Rotterdam avec ses parents, son frère et ses deux sœurs. Sa première langue maternelle est le tarifit ou tamazight (*), la seconde, dominante, le néerlandais. Élève très attentif à ce qu’on lui disait, mais peu enclin à apprendre, il est tout de même parvenu à terminer sa scolarité. Il a passé plus de deux ans à l’Université de Leyde où il a étudié l’Histoire, l'un de ses centres d’intérêt. Enfant, il écrivait déjà et il a toujours été un très grand lecteur. À 19 ans, il écrit pour la première fois sur le Maroc ; ce sera en même temps son premier roman, Bruiloft aan zee publié en 1996 (Noces à la mer, Albin Michel, 1999). En 2002, son deuxième roman, De langverwachte (Le Tant attendu, Actes Sud, 2011) a paru chez le même éditeur, Vassallucci (maison aujourd’hui disparue, elle avait été fondée en 1995 par des amis de l’éditeur français Michel Vassallucci décédé en 1994). Le Prix Libris 2003, l’une des récompenses majeures aux Pays-Bas, a été décerné à ce livre.

    Grâce à la notoriété dont il jouit en Hollande, A. Benali a pu écrire des chroniques dans la presse, composer des anthologies et travailler pour la télévision. Séjournant quelques mois à Beyrourth en 2006, il s’est retrouvé bloqué sur place du fait du conflit entre l’armée israélienne et le Hezbollah ; comme les journalistes n’avaient pas accès à la ville, il s’est improvisé correspondant pour divers media néerlandais. Ses chroniques libanaises ont été publiées en 2006 sous le titre Berichten uit een belegerde stad (Nouvelles d’une ville assiégée).

    Au printemps 2010, la télévision a diffusé le documentaire Wereldkampioen van Afrika (Champions du Monde d’Afrique - cliquez sur le lien pour visionner les épisodes) qu’il a réalisé avec le chroniqueur et ancien joueur de l’Ajax Jan Mulder : plusieurs volets filmés dans différents pays africains (Ghana, Afrique du Sud, Côte d’Ivoire, Mali et Maroc) qui traitent de l’influence du football sur les populations locales ; ceux tournés dans les pays francophones sont en partie en français et nous entraînent chez Papa et Maman Drogba, chez le Ballon d’or Salif Keïta, à Casablanca ou encore à Bouaké ainsi que dans la maison d'un marabout qui garantit à Abdelkader la victoire des Oranjes à la Coupe du Monde 2010 s’il lui offre huit bovins à sacrifier.

    couvbenali10.jpgToujours en 2010, une chaîne publique néerlandaise a diffusé les reportages «Benali in Boeken » qu’il a conçus, sur les traces d’écrivains, dans plusieurs villes : Anvers, Groningue, Nimègue, La Haye, Utrecht et Amsterdam. Quand il ne court pas le monde, Abdelkader Benali court des marathons. Sa passion pour le semi-fond et le grand fond forme l’une de ses sources d’inspiration : Coureur des sables (2010), son dernier roman, est une véritable ode à la course à pied et à la littérature.

    (*) « Au départ, je voulais faire traduire Noces à la mer en tamazight. Mais comme les gens sont peu alphabétisés dans la région, et que la culture orale prédomine encore, j’ai songé à présenter le roman sous une forme audio. Mais cela s’est avéré très compliqué, alors j’ai fini par laisser tomber », a-t-il pu confier en 2002 à Aziza Nait Sibaha, Le Matin, « Entretien avec l’écrivain Abdelkader Benali, le jeune prodige », 23/02/2002.

     

     

    Autres titres

    (depuis 2005, la plupart des ouvrages d’Abdelkader Benali paraissent aux éditions De Arbeiderspers)

    couvbenali5.jpgDe ongelukkige (Le Malheureux, théâtre, 1999)

    Berichten uit Maanzaad Stad (recueil de nouvelles, 2001)

    De Argentijn (L’Argentin, nouvelle, 2002)

    Jasser (Yasser, monologue, théâtre, 2002)

    Onrein (Impur, roman, 2003)

    Gedichten voor de zomer (Poèmes pour l’été, poésie, 2003)

    De Malamud-roman (roman, 2004)

    Laat het morgen mooi weer zijn (Qu’il fasse beau demain, roman, 2005)

    Marokko door Nederlandse ogen 1605-2005 (Le Maroc à travers des yeux hollandais. 1605-2005, en collaboration avec Herman Obdeijn, voyage dans le temps au fil de 400 ans de contacts entre la Hollande et le Maroc, 2005)

    Berichten uit een belegerde stad (Nouvelles d’une ville assiégée, chroniques libanaises, 2006)

    Wie kan het paradijs weerstaan (Qui peut résister au paradis, correspondance avec Michaël Zeeman, 2006)

    Panacee (Panacée, poésie, 2006)

    Feldman en ik (Feldman et moi, roman, 2006)

    Eeuwigheidskunstenaar (nouvelle, 2007)

    De Marathonloper (Le Marathonien, roman, 2007)

    De stem van mijn moeder (La Voix de ma mère, roman, 2009)

    De weg naar Kapstad (Destination : Le Cap, chroniques sur la place qu’occupe le football en Afrique, 2010)

    Zandloper (Coureur des sables, roman, 2010)

     

     

    Abdelkader Benali en français

    Salim Jay, Dictionnaire des écrivains marocains, Ediff/Paris-Méditerranée, 2005, p. 63-66.

    Dominique Caubet, Shouf Shouf Hollanda !, Tarik Éditions, Casablanca, 2005, p. 67-89.0

     


    Dominique Caubet, sociolinguiste et professeur d’arabe maghrébin à l'INALCO nous parle entre autres d'Abdelkader Benali

    (16e Salon de l’édition du livre de Casablanca consacré aux Marocains de l’étranger)

     

     

    CouvBenali1.jpg« Le destin d’Abdelkader Benali et de Hafid Bouazza, qui occupent aujourd’hui dans le panorama des lettres hollandaises une place de choix, ne diffère guère de celui de nombreux enfants de la seconde génération, née au Maroc et “transplantée” très tôt en Hollande. Surgis comme deux comètes dans le paysage de la littérature néerlandaise, ils sont en passe d’en secouer fortement les léthargies et les convenances thématiques et syntaxiques. Contrairement aux écrivains francophones empêtrés dans le sempiternel questionnement de la langue, l’exil, la mémoire, les blessures, les écrivains marocains d’expression néerlandophone écrivent avec une étonnante légèreté des récits libres de tout lamento. Dans leurs textes, le burlesque se conjugue au baroque pour féconder avec délicatesse la langue flamande. » (Maati Kabbal, « Les petits Rabelais marocains de la Hollande », 07/09/2007.)

     

    « [… ] Son premier roman, Noces à la mer, l’impose comme un prodige de la littérature néerlandaise. Il se vend à 10 000 exemplaires et est traduit en français (Albin Michel). Il raconte l’histoire du retour à Taourirt de Lamarat Minar, un jeune beur marocain, venu assister au mariage de sa sœur... avec son oncle. Benali raconte avec humour la vie du village, couvbenali9.jpgle choc des cultures et les malentendus qui en dé- coulent. En 2003, Benali obtient le prix Libris (équivalent du Goncourt) pour son deuxième livre, L’Enfant tant attendu (De Langverwachte), une projection dans la vie tumultueuse d’un couple mixte.

    À Amsterdam où il vit désormais, il dit être heureux : “Je suis chez moi ici. Tous mes repères sont ici.” Mais comme Hafid Bouazza, Benali veut pouvoir butiner son miel sans être considéré comme le symbole d’une communauté. Ni être condamné par son pays d’origine. “J’ai un sentiment fort et un respect immense pour les gens qui travaillent là-bas”. “Ce ne sont pas les gens qui m’attirent au Maroc, mais les lieux, le paysage, la géographie. Que retient-on de la Divine Comédie de Dante ? La Toscane. Que retient-on d’Ulysse de Joyce ? Dublin”. Pourtant, il a souffert des préjugés au Maroc, il y a deux ans. “On m’a dit que je n’étais pas Marocain sous prétexte que je ne parlais pas arabe. Je me suis dis : continue, ils finiront bien par t’accepter à la fin.” Depuis peu, il s’est mis à parler marocain et français. Intarissable, il a des paquets de projets d’écriture en tête : “J’aimerais me lancer dans un grand roman familial, à la manière de Mahfouz ou Dickens. Personne au Maroc n’y a encore songé”. En attendant, il peaufine un essai sur l’amitié et un roman à paraître en 2006. » (Abdeslam Kadiri, « Diaspora. Ces écrivains marocains qu’on connaît mal ».)

     

  • Intermède Jacques Brel (1)

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    Jacques Brel chante en néerlandais

    Le Plat pays

     

     

    En guise d’hommage à toutes les personnes

    qui disent que le néerlandais est un patois

    ou tout au plus une langue qui « s'aboie ».

     

     

     

     

    MIJN VLAKKE LAND

     

     

    Wanneer de Noordzee koppig breekt aan hoge duinen 

    en witte vlokken schuim uiteen slaan op de kruinen, 

    wanneer de norse vloed beukt aan het zwart basalt 

    en over dijk en duin de grijze nevel valt, 

    wanneer bij eb het strand woest is als een woestijn 

    en natte westenwinden gieren van venijn, 

    dan vecht m’n land... mijn vlakke land...

     

    Wanneer de regen daalt over de grauwe perken 

    op dak en torenspits van hemelhoge kerken, 

    die in dit vlakke land de enige bergen zijn, 

    wanneer onder de wolken mensen dwergen zijn, 

    wanneer de dagen gaan in domme regelmaat 

    en wollen oostenwind het land nog vlakker slaat, 

    dan wacht m’n land... mijn vlakke land...

     

    Wanneer de lage lucht vlak over het water scheert, 

    wanneer de lage lucht ons nederigheid leert, 

    wanneer de lage lucht er grijs als leisteen is, 

    wanneer de lage lucht er vaal als keileem is, 

    wanneer de noordenwind de vlakte vierendeelt 

    wanneer de noordenwind er onze adem steelt, 

    dan kraakt mijn land... mijn vlakke land...

     

    Wanneer de Schelde blinkt in Zuidelijke zon 

    en elke Vlaamse vrouw flaneert in zonjapon, 

    wanneer de eerste spin zijn lentewebben weeft 

    of dampende het veld in julizonlicht beeft 

    wanneer de zuidenwind er schatert door het graan, 

    wanneer de zuidenwind er jubelt langs de baan, 

    dan juicht mijn land... mijn vlakke land...

     

     

    traduction Ernst van Altena

     

     

     

     

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    un des recueils de chansons françaises

    traduites par Enst van Altena