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littÉrature - Page 8

  • Chez Rubens

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    ELEWYT EN BRABANT

     

     

    Paul Colin, Rubens, Flandre, Belgique, peinture, littérature

     

    Il a déjà été question sur flandres-hollande de l’auteur Paul Colin (1895-1943), auquel on doit entre autres une édition de la Correspondance de Rubens (Crès, 1926). Le 28 mars 1936, Le Figaro annonçait que « le grand prix quinquennal de littérature, réservé à la critique et à l’essai » venait de lui être décerné pour l’ouvrage Belgique, carrefour de l’Occident (Rieder, 1933). Le quotidien poursuivait en précisant que « le brillant essayiste belge [qui a] à son actif une dizaine d’ouvrages d’art et de critique » s’apprêtait à réunir, sous le titre Thomas l’Incrédule, « les pages qu’il a consacrées aux écrivains du siècle dernier ». Paru en 1936 à la Nouvelle Société d’Éditions, le livre en question, dédié à Gustave Vanzype, rassemble en effet des études sur Stendhal, Gobineau, Sainte-Beuve, Mérimée, Zola, Taine… Mais d’autres abordent des figures de peintres ou encore des paysages qu’affectionnait P. Colin.

    paul colin,rubens,flandre,belgique,peinture,littératureHenry Dommartin recon- naît que, dans les pages de Thomas l’Incrédule, son confrère « analyse, avec son habituel talent et le brio qu’on lui connaît, une série d’écrivains (ses pages sur Sainte-Beuve sont particulièrement justes et bienvenues) » tout en estimant qu’il « s’attaque – avec un succès plus contestable – à quelques ‘‘idoles’’ »*. Ces idoles, il s’agit d’une poignée de poètes : « Il y a trente ans, en effet, qu’on nous assomme avec la mystique Verlaine, Rimbaud et Mallarmé, et il est grand temps qu’on nous en délivre. Nous avons la prétention de choisir nos idoles. Et d’aller les chercher ailleurs que dans un hôpital, dans un bouge ou parmi les fumées d’un cénacle. » (p. 158).

    Si Thomas l’Incrédule renferme peut-être un peu moins de pages sur la Flandre et les Flamands que Belgique, carrefour de l’Occident (des chapitres sur Michel de Ghelderode et Jean Ray, plusieurs consacrés à Gand…), certaines évoquent la Mer du Nord et la Flandre maritime, d’autres offrent une visite de Lierre ; ailleurs, il est question de la région baignée par la Lys ; enfin Rubens a droit à quelques paragraphes que nous choisissons de reproduire ci-dessous.

     

    * Henry Dommartin, « Rapport du Prix Quinquennal de l’essai », Bulletin de l’ARLLFB, décembre 1942,  p. 158.

     


    les obsèques du collaborateur P. Colin

     

     

     

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  • Le peintre Thomas Cool

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    Années à la Villa Strohl-Fern

     

     

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    En 2010, une exposition rehaussée d’une publication dun format original (1) a permis de redécouvrir le peintre Thomas Cool (1851-1904). Cet homme né en Frise a fait assez tardivement le choix de la vie artistique. Il a placé la Rome ancienne au cœur dune œuvre à laquelle le Stedelijk Museum d’Amsterdam a consacré une rétrospective posthume en janvier-février 1916.

    Th. Cool a laissé quelques traces dans la littérature néerlandaise. On pense que le personnage Duco van der Staal du roman Langs lijnen van geleidelijkheid (2) de Louis Couperus est en partie basé sur la figure de ce Hollandais qui affirmait « ne jamais peindre ce qu’il voyait, mais ce qui transportait ses yeux vers une vie plus élevée ». De son côté, Maurits Wagenvoort (1859-1944) a brossé un portrait du talentueux artiste (sous les traits du peintre Terhaer) et de ses proches dans son roman anarcho-parisien De droomers (Les Rêveurs, 1900). Cet écrivain, contemplant à nouveau des œuvres de son défunt ami en 1930 à l’occasion d’une exposition organisée à La Haye, réitère son admiration en parlant « d’une facette géniale de son inspiration ».

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    Forum Romanum, pastel

     

    Mais c’est essentiellement grâce à Tine, l’une de ses filles, que les lecteurs ont mieux fait connaissance avec Thomas Cool. En 1928, la jeune femme publiait Wij met ons vijven in Rome dont une traduction anglaise a vu le jour récemment grâce à l’initiative d’un homonyme et arrière-petit-fils du peintre (3). Certes, l’ouvrage, qui a connu un réel succès, s’adressait à un jeune lectorat ; mais pour nous, il offre un témoignage sur une famille qui, de 1892 à 1896, a vécu dans le cadre privilégié de la Villa Strohl-Fern. L’Alsacien Alfred Wilhelm Strohl l’avait acquise en 1879 ; il l’aménagea pour en faire un point de chute pour des artistes. Ainsi, Rilke y a séjourné au début du XXe siècle. Légué au gouvernement français, le lieu a abrité à partir de la fin des années cinquante le Lycée Chateaubriand. En 2012, une exposition a remis en mémoire ce passé glorieux où la Villa accueillait nombre de personnages de renom.

    Interieur du Dôme de Milan

    thomas cool,frise,pays-bas, Gabriele D’Annunzio, rené doumic, rome,italie,sculpture,peinture,littérature,louis couperus,cornelis veth,maurits wagenvoort,tine cool,villa strohl-fernÀ l’époque où Th. Cool travaille à Rome, le critique d’art allemand Albert Zacher lui rend visite. Cette rencontre a inspiré à ce dernier une belle page publiée dans le Franfürter Zeitung du 9 juin 1895. Il est permis de penser que les hommes de lettres Gabriele D’Annunzio et René Doumic sont eux aussi passés par l’atelier du Frison. Dans la Ville Éternelle, la colonie hollandaise, que Couperus et Wagenvoort fréquentaient, comptait alors au moins deux autres artistes en vue : le sculpteur Piet Pander (1864-1919) et le paysagiste Romolo Koelman (1847-1920).

     

    D. Cunin 

     

    (1) Willem Winters, Thomas Cool. Een Friesch schilder. 1851-1904, Leeuwarden, Perio, 2010.

    (2) On peut en lire la traduction récente en anglais de la main de Paul Vincent : Inevitable.

    (3) C.A. (Tine) Cool,  The five of us in Rome. An artist’s family in Villa Strohl-Fern in Rome 1892-1896, traduit du  néerlandais par Th. Cool, La Haye, 2011. 


    Quelques images de l’exposition « Artisti a Villa Strohl-Fern » (2012)

     

     

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    The five of us in Rome

    QUATRIÈME DE COUVERTURE

     

    The Five of us in Romeis the delightful story told by a young girl who arrives in Rome in 1892 almost 5 years old and who leaves in 1896 as a 9-year old. Her father is an art painter who rents an atelier with family living quarters in the Villa Strohl-Fern, a mansion full with other artists, situated in a lush park close to Villa Borghese and the Academies of Art - in this period still on the outskirts of Rome. The story received the prize of the best book for girls in 1928 in Holland.

    Given the amassed artistic talent at the Villa Strohl-Fern and its particular role in art history Tine’s book has become a remarkable historical document as well. It relates about life at the Villa in its early years, and the family story connects with historical figures from this special place and period. This first translation in English includes many historical links that do not appear in the 1928 Dutch original.

    Thomas Cool

    thomas cool,frise,pays-bas,peinture,littérature,louis couperus,cornelis veth,maurits wagenvoort,tine coolAround 1895 countries had kings and emperors, people rode in horse drawn carriages and steam trains, the telephone was only an invention. Nations had the Prix de Rome for their best young art talents to study in the Eternal City. Many of them later made a name. The painter from Holland is older and comes with his wife and three children, all paid for by his father, a manufacturer. He has his aim in art: “Rembrandt opened our eyes by painting directly what the world offers. He taught us his effects of light and dark. Above all, according to me, he embodies the phenomena in nature and the dramatic sentiment by which I experience the world.” When his daughter Dientje gets ill with malaria perniciosa he has to choose between his family and his desire of artistic fulfillment in Italy. All the while Tine’s eye and heart record how it is to be a young girl in a foreign land and in that garden between artists.

    Tine’s style in Dutch is lofty and tinges on the formal. This English translation is more fluid but the lofty Father and Mother have been retained. This edition is not intended as a children’s book but is for readers with an interest in cultural history and the joy in life.

    Tine Cool (1887-1944) was a garden architect and writer.

     

     

    UN EXTRAIT

    «The Pantheon », p. 111-114

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    Panthéon, Rome, huile

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    Th. Cool, Messe à Saint-Pierre 

     

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    Cornelis Veth, « Architectuurschilder van beteekenis »

    De Telegraaf, 3 juillet 1930

     

     

     

  • Lézardes immémoriales

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    Le romancier

    Karel Schoeman

     

     

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction,phébusKarel Schoeman est sans conteste l’un des plus grands écrivains africains. Il a été tour à tour bibliothécaire (à Amster- dam), infirmier (à Glasgow) et archiviste (au Cap). Le lecteur qui n’est pas familier de l’afrikaans a aujourd’hui accès à un certain nombre de ses œuvres de fiction en français : il s’agit, outre En étrange pays (traduit par Jean Guiloineau à partir de la traduction anglaise), de quatre romans ainsi que de trois nouvelles traduits par Pierre-Marie Finkelstein. Lamateur dhistoire pourra se reporter aux titres que l’écrivain a écrits en anglais. L’œuvre majeure de Schoeman est sans doute Die laaste Afrikaanse boek, un document autobiographique de 700 pages dans lequel l’auteur explore son parcours intellectuel, artistique et spirituel ainsi que son époque. Relevons que le Sud-Africain a donné des romans au cœur desquels il a placé de grandes figures de l’art européen : Shakespeare, Rembrandt, Beethoven et Le Titien.

    En 2002, Retour au pays bien-aimé a fait l’objet d’une adaptation cinématographique signée Jason Xenopoulos : Promised Land.

    À l’occasion de la parution chez Phébus du roman Des voix parmi les ombres, Karel Schoeman, homme très discret, a donné un entretien à la revue Transfuge (n° 81). C’est ce roman que commente pour nous Pierre Monastier.

     

     

     

    Une lecture de Des voix parmi les ombres

    de Karel Schoeman

     (pdf)

     

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    traduit de l'afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein, Phébus, 2014

     

    Puisque la mode est aux prix littéraires en tous genres, j’y ajoute sans complexe le mien : Karel Schoeman se voit attribuer le « Prix Monastier de la découverte 2014 ». Il succède ainsi, dans mon « pangraphon » si personnel, à l’Allemand Ernest Wiechert (2013) et au Français Vincent La Soudière (2012). Certains me reprocheront peut-être de retarder quelque peu, l’écrivain sud-africain, né dans l’État libre d’Orange en octobre 1939, ayant commencé à publier dès les années 1960. Oui, je retarde, et non sans délices, puisque la somme des auteurs lus cette année ne me laissait pas présager une telle rencontre : la plume trempée de lumière spirituelle d’un Claude-Henri Rocquet et l’angoisse réflexive en attente d’engendrement d’un Willem Jan Otten, pour ne citer que les deux auteurs déjà abordés en ce lieu, ont suscité l’enthousiasme, tantôt de l’intelligence, tantôt du cœur ; ils accompagnent tout être pétri d’une quête existentielle, de la recherche de sens au milieu des dédales effrités d’un monde qui meurt de sa fausse tolérance.

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionKarel Schoeman, lui, n’enthousiasme pas ; il n’accompagne pas. Il détruit nos barrières mentales pour nous placer dans un univers qui ne permet – du moins pas immédiatement – aucune réflexion, qui n’autorise aucun retour sur soi, qui ne tolère aucun garde-fou ; il n’est nulle appréciation, au détour d’une ligne, qui nous permettrait de ne pas sombrer. Alors nous sombrons, engloutis par ce trop-plein de liberté auquel nous ne sommes plus accoutumés. L’écrivain ne force pas notre jugement : il montre, dévoile, souligne, décrit, contemple… Nous aurions apprécié l’un ou l’autre avis, ne serait-ce qu’une brève indication « sur qui sontles gentils et les méchants », ceux pour qui nous devons prendre parti et ceux qu’il nous faut détester avec la sûreté du bourgeois replet de ses certitudes préfabriquées. Mais il n’est d’autre parti que celui des hommes, des vivants et des morts, plus souvent encore de ces êtres qui réunissent en leur chair ridée, dans leurs voix brésillées, lointaines, comme disparues, quand elles résonnent encore, miraculeusement, telle celle de la femme sans âge parce que trop vieille, mourante et effroyablement seule de Cette vie, qui réunissent – disais-je – la mémoire ancestrale et l’éphémère présent. Liberté nous a été rendue.

    Retarder pour mieux accueillir… Accueillir le flot tumultueux des sensations qui fouette le visage du lecteur, qui brûle d’éclats de poussière ses yeux effrayés, qui envahit impitoyablement l’étroite cavité de ses esgourdes, qui s’engouffre dans son palais embrasé comme un torrent de boue et de sang, qui couvre de sueur et de métal sa peau fébrile et soudainement vulnérable. Accueillir enfin le silence du veld où il s’est peut-être passé quelque chose, qui sait ?, mais où le temps s’est définitivement arrêté, et même la grande histoire, celle qui n’a pas d’éclat, parce qu’essentiellement façonnée à partir de la glaise du quotidien.

     

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    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionComment est-il possible qu’un pays ayant connu de telles vicissitudes puisse provoquer pareil ennui ? Les deux protagonistes qui ouvrent le roman Des voix parmi les ombres, paru en français à la fin du mois d’août dernier, sont progres- sivement happés par une lancinante torpeur, à mesure qu’ils passent indifféremment de village en village, en quête d’une information ou d’un cliché, pour les besoins d’un ouvrage historique qui leur a été com- mandé. Ils ne savent pas regarder : le passé n’a pour eux de valeur que dans la figure de ce jeune héros, Giel Fourie, mort à 21 ans dans une bataille à la sortie de son village au nom inspiré de ses ancêtres, Fouriesfontein. Mais en fait d’héroïsme, l’histoire nous révèle que Giel n’est qu’un fils arrogant de bonne famille, que le village n’est qu’un bourg perdu dans un veld à perte de vue, que la bataille a eu lieu au col de Vaalberg et non à Fouriesfontein, et qu’il ne s’agit même pas d’une bataille, mais d’une escarmouche aussi anecdotique que vaine. Il n’y a rien à raconter sur Fouriesfontein. Il n’y avait rien à en dire… La mythologie a su faire son œuvre : la légende du jeune héros a pris forme, masquant que tout est petit et médiocre à Fouresfontein, sauf la vie battante.

    Mais comment décrire en un livre académique cette pulsation vitale qui ne tolère pas le figement du manuel d’histoire ? Comment appréhender le passé, y compris celui de l’invisible village de Fouriesfontein, après le déchirement sanglant, irréversible, de tout un pays ? Comment entrer dans ce passé qui « est un autre pays : quelle est la route qui y mène ? » Telle est la première phrase du roman, une interrogation frontale, à laquelle nous revenons sans cesse, au fil des pages. Là où l’universitaire échoue, le romancier se déploie, dans une confidence à son hôte indiscernable, apprenti historien ou fils d’une génération décimée, narrateur ou lecteur.

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction« Un abîme te sépare de cette lointaine réalité, mais les abîmes peuvent être franchis une fois que l’on a trouvé la route ; une paroi de verre te sépare inexorablement du monde qui s’étend devant tes yeux, mais sous tes doigts qui tâtonnent, elle peut soudain se fissurer, telle une couche de glace, et voler en éclats. Étonné, tu t’aperçois non sans un certain effroi que les lézardes, formant une toile d’araignée, courent sur la surface lisse et que les éclats vibrent, se défont et dégringolent sans un bruit dans l’obscurité pour ne plus laisser que le cadre vide grâce auquel tu pourras passer de l’autre côté sans prêter attention aux quelques fragments qui y collent encore, ni te préoccuper de leur tranchant. Là, tu pourras commencer. »

    Franchir la barrière qui nous sépare du passé nécessite de faire taire l’intelligence, cette voix qui dissèque, analyse, recompose et interprète sans fin, selon les présupposés du moment. Il faut entrer dans la mémoire collective comme dans Fouriesfontein, village suspendu dans le temps, lequel ?, dans un à-venir qui ne viendra jamais ; comme cet homme dont nous ne connaissons pas le nom – lui aussi, avalé par l’Histoire, quand il se croyait encore au présent – et qui y pénètre inconsciemment, sous le mode de l’hallucination, et qui ne sait plus que regarder, écouter, goûter, sentir, toucher ce lieu qui lui échappe à chaque pas.

    « Une division arbitraire du paysage en deux plans morts, ciel bleu, terre grise, en deux moitiés arbitraires de chaque côté de la route : c’est tout ce que l’on peut espérer restituer. La chaleur, la poussière, l’éclat du bois ou du métal dans la main, les gouttes de sueur dans les yeux et la poussière dans la gorge, le sifflement des balles, les balles qui ricochent sur les pierres et la mort soudaine, cela, aucun film, aucune photo ne peut le rendre. Les yeux injectés de sang, le sang qui gargouille dans la gorge. Cela, personne ne le saura jamais. »

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionTout est indistinct, brouillé, confus… Des bruits sans images succèdent aux apparitions sans échos. L’homme ignore où il se trouve. Ce n’est qu’à la suite d’une longue errance que les premiers renseignements sur la ville sont donnés, premières voix filtrant des tombes d’un cimetière figé à l’aube du XXe siècle. Incertitude de temps et incertitude de lieu, auxquelles vient s’ajouter une incertitude de faits et de gestes, à mesure que les silhouettes émergent de l’obscurité devant l’homme égaré, pour s’évanouir aussitôt.

    « Il comprend que l’important, ce sont les événements passés ou à venir et non le jour, la date ou l’heure, que ce sont le lever du jour et le chant du coq qui annoncent le commencement de cette nouvelle journée, non la position, purement fortuite, des aiguilles. »

    Un jardinier le frôle, un boiteux marche vers lui pour soudainement disparaître, les femmes s’ébattent, une jeune fille chante… Autant de personnages qu’il observe sans interférer – mais qui donc est en mesure d’interférer avec ce passé à la fois si dense et impalpable ? Et tous lui apparaissent lointains : « les femmes s’interpellent en riant, leurs voix lui parviennent assourdies comme si elles venaient de très loin bien qu’il soit tout près d’elles » ; « il l’entend chanter, sa voix semble venir de loin comme s’ils étaient séparés par une vitre, bien que la fenêtre entre eux soit ouverte… » Car ces voix ne sont plus, mais elles résonnent encore, de leur lieu obscur, inconcevable de mémoire d’homme… des voix sans ténèbres… mais des voix parmi les ombres…

     

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    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionLieu et temps se replient progressivement en une atemporalité qui estompe jusqu’au narrateur lui même, devenu incertain à son tour : le « il » devient « je » sans que nous sachions précisément qui parle. L’homme s’est fondu dans l’épaisse chair de ce lieu pourtant inconséquent. Il n’est plus qu’une voix neutre, blanche, une voix parmi d’autres, qui s’interroge jusqu’à l’absurde, avec cette même question, posée encore et encore, à mesure qu’il prend conscience de l’inanité des faits advenus à Fouriesfontein : « Mais pour qui est-elle importante, la bataille du col du Vaalberg, ou de Fouriesfontein ? » Pour personne. Même les anciens ont oublié.

    « Ils [les vieillards] ne s’intéressent plus à rien, ils ont oublié, sacrifié le passé, et le fait de les forcer à se souvenir de quelque chose qui a pu jadis avoir une certaine importance, mais qui leur a échappé, leur fait sentir qu’ils ont, d’une certaine manière, failli à leur devoir, si bien qu’ils deviennent de plus en plus agressifs et réagissent par l’esquive. »

    « Mais pour qui est-elle importante, la bataille du col du Vaalberg, ou de Fouriesfontein ? » Pour personne. Car les témoins sont morts ; il ne reste que ceux qui ne savent rien en dire. Alors sur quoi écrire ? Est-il seulement possible de faire œuvre d’historien sans avoir de matière concrète : une bonne grosse bataille, un fait héroïque, la témérité d’un jeune homme fauché à la fleur de l’âge, un mythe à transmettre d’une génération à l’autre… ? Mais les vieux ne transmettent plus, car ils savent la terrible vérité : le reflux des armées n’a guère laissé de héros sur le rivage, seulement des victimes à foison. Ce qu’ils ignorent en revanche, c’est la richesse de ces humbles existences qui ne témoignent pas des puissants faits de guerre, mais dévoilent la vie dans sa complexe densité. Il n’est pas de matière concrète et l’historien académique se meurt. Le romancier laisse sa plume suspendue, perplexe.

    « Est-ce sur ces gens qui ont vécu jadis et qui sont morts depuis longtemps que j’écris, ou bien sur les ombres et les échos qui peuplent mon imagination ? […] Jusqu’où peut-on se pencher sans basculer au dehors par-dessus l’appui de la fenêtre, jusqu’où peut-on se pencher sans dégringoler dans la fosse sombre du passé perdu, irrévocablement ? Essayer ».

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionQue dire ? Comment aborder le passé ? Question vaine. Il n’est que le « ici et maintenant », le hic et nunc si cher aux spirituels, notamment aux franciscains, ces bienheureux contemplatifs de l’instant offert, auquel Karel Schoeman, converti au catholicisme dans sa jeunesse, se joignit quelques années, sans finalement prononcer ses vœux.

    « Ne pas chercher à comprendre, ne pas tenter de trouver une explication, rien d’autre n’existe qu’ici et maintenant, ce soir, rien que cette obscurité, la véranda et le jardin où l’on distingue à peine, dans le demi-jour, les contours des massifs. Ici, et pas ailleurs. »

    Angoissante réalité que cet « ici et maintenant » ! Mais elle dévoile les sillons impalpables que l’écrivain, trop rempli de lui-même, ne savait jusqu’alors déceler. Libéré de toute conception historico-critique, il s’efface progressivement pour laisser enfin surgir les voix indistinctes. Elles émergent l’une après l’autre du silence, de l’obscurité, du vide dans lequel les maintenait une narration volontairement trop bavarde. À la surprise du lecteur, elles ne sont pas celle du héros fauché, ni celle de ceux qui savent, des puissants qui étaient au cœur de la guerre, mais les faibles voix de ceux qui l’ont vécue jusque dans leur chair, sans en rien connaître, sans en rien comprendre, victimes jusqu’à leur mort d’un conflit qui ne cessera plus de les hanter.

     

    *

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    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionLa division meurtrière d’une communauté laisse des stigmates qui disent davantage l’histoire que l’escarmouche avortée. Que sont les hérauts des épopées tragiques devant ces existences dont la dramatique est scellée jusque dans la chair ? Que sont les coups d’éclats fantastiques face à l’humble déchirure d’une population à jamais divisée par l’inimitié ? Ce n’est qu’airain qui sonne, et le vent emporte l’écho en de lointaines sphères, tandis que l’humanité continue d’avancer coûte que coûte, clopin-clopant, vers la réconciliation, avec soi, avec l’autre, avec le passé, le présent et l’avenir.

    George, héros du Retour au pays bien-aimé, autre roman magistral de Karel Schoeman, retourne dans son pays d’origine après la mort de sa mère, afin de goûter une dernière fois la saveur d’antan et de vendre définitivement les quelques biens – une vieille ferme en ruines – dont il a hérités. Il ne trouvera qu’une communauté déchirée par les conflits, par l’oppression policière, par la jalousie de ceux qui sont restés envers ceux qui ont choisi l’exil, lui, George ; une communauté hantée par un glorieux passé irrémédiablement perdu et qui ne sait comment vivre – même les plus jeunes, surtout les plus jeunes, parce que leur désir vital n’est pas tari – dans ce veld inhospitalier, sans joie, sans ouverture au monde qui l’entoure. La guerre a meurtri jusqu’aux relations humaines les plus évidentes.

    Karel Schoeman aurait pu se mettre en quête des voix de ceux qui savent, celle de M. Macalister, le magistrat, celle du pasteur Broodryk, celle du capitaine Crossley, chef de la police de la ville, ou encore celle du vieux Fourie… Ces voix nous auraient décrit avec finesse et exactitude les mécanismes de la guerre, les enjeux d’alors, les négociations diplomatiques et les conséquences politiques. Non. Les voix qui s’exondent de la brume d’antan sont celles des méconnus, de ceux qui étaient ombres parmi les vivants, des « vies minuscules ». Les premiers seront les derniers et inversement.

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionAinsi Alice, d’origine écossaise, fille alors jeune du magistrat, incapable de se souvenir de ses années en Afrique du Sud, pas même de sa propre mère, « une ombre, une silhouette, une robe légère qui se détachait sur la lumière du soleil, une voix ». Ses souvenirs sont troubles, enfouis, refoulés.

    « Je mélange les endroits, les visages et les noms ; je confonds les villes. Je ne me souviens plus, je ne sais plus ; tout se mêle et s’emmêle. Cela fait si longtemps déjà. […] À quoi bon repenser à tout cela et pourquoi faut-il que je raconte le peu dont je me souviens ? C’est du passé, et je préfère ne pas penser au passé, je ne pense jamais aux choses désagréables, j’en ai fait une règle, une règle immuable, j’ai brûlé toutes les photos et les lettres de cette époque je ne les ai plus non plus, je n’ai conservé aucun souvenir ».

    Ainsi Kallie le boiteux, secrétaire de M. Macalister, qui prétend ne rien se rappeler mais dont les souvenirs s’échappent progressivement, précis et inattendus, au son d’un refrain : « C’est tout ce dont je me souviens ». Il confirme l’impression initiale qu’il ne s’est rien passé à Fouriesfontein ; tout peut se résumer à un abondant flot de paroles, d’impressions, de nuances, sur le contexte et l’atmosphère de l’époque. Il n’est finalement qu’une victime, un nègre du nom d’Adam Balie. Rien de grave en somme. Il aurait pu jouer un rôle important ; il fut exécuté à l’orée de la maturité, et on aura tôt fait de l’oublier. Il aurait dû être le héros ; ce n’était qu’un Noir. Les puissants en auront forgé un autre, bien blanc, c’est plus hygiénique. Kallie se tait, après un long monologue : « De toute façon, répète-t-il, je n’avais rien à raconter. »

    La voix de Mademoiselle Godby s’élève alors. Elle non plus n’a rien à raconter sur la guerre ; elle ne peut que déclamer de petits faits sans intérêt, sur telle personnalité du village, sur tel événement anodin, pour autant que sa mémoire sur le déclin n’écorche pas le prénom ou la situation. Elle avance par petites touches imperceptibles, achevant la toile de fond que les narrateurs qui l’ont précédée ont commencé à tisser. L’angoisse la saisit, comme Alice qui a brûlé tous ses souvenirs, comme Kallie qui a fui le village.

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction« Ce sont des choses que l’on oublie, et pour ma part, j’en ai déjà oubliées beaucoup, mais qui me reviennent soudain par bribes maintenant que je commence à en parler, les chevaux que l’on attelle à la lueur de la lanterne, la neige, les bruits de sabots dans la nuit, les voix. L’on finit par en savoir trop, et ce savoir, on n’a pas la liberté de le partager avec d’autres, on en porte le poids, seule. Finalement, le mieux est encore d’oublier. »

    Alice et la tentative d’oubli de l’histoire.

    Kallie et le déni des faits réels.

    Mademoiselle Godby et la résignation de tout un peuple.

    Qui peut les condamner, leur reprocher leur manque d’objectivité, leurs tentatives de vivre envers et contre tout ? Ils sont l’Histoire, celle passée et – le temps de quelques pages – la nôtre.

    Les voix qui s’élèvent parmi les ombres sont celles qui ne savent décidément pas oublier, parce que le hennissement des chevaux continue de les hanter, parce que la poussière continue d’irriter leur gorge, parce que le sang a définitivement entaché leur peau, parce que d’autres voix ne cessent de murmurer à leurs oreilles les souvenirs enterrés. C’est tout ce qui leur reste. Ils ont été atteints de plein fouet par la guerre, par quelques misérables semaines de conflit dénué de valeur historique, sans jamais savoir l’appréhender, parce qu’ils étaient à l’écart, incapables de maîtriser ce qui leur arrivait.

    « Ces voix – quand je pense à la guerre, quand j’essaie de me rappeler quelque chose de la guerre, ce sont toujours les voix dont je me souviens, et aussi du bruit des chevaux […] C’est à cela, aujourd’hui encore, que se limite la guerre lorsque j’essaie d’y repenser : les voix à la porte d’entrée, la voix de Minnie au salon, la voix d’Adam Balie qui appelle du bout du couloir, peut-être aussi des bruits de pas sous la véranda, quelque chose qui se passait dans une autre pièce, dehors dans la rue ou bien chez les Fourie, dans la petite école de Minnie, dans le quartier métis, mais jamais près de moi ».

     

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     Pays des fleuves, récit de deux voyages aux Pays-Bas

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction,phébusChaque narrateur est une monade qui tente de décrire l’histoire de son point de vue, sans perspective de communion. Seule l’exubérante Minnie Colefax, dont la voix ne filtre jamais directement mais qui traverse les différents témoi- gnages, tente vainement de garder uni ce qui a toujours été divisé, malgré les apparences. Les blessures existaient : un bref événement les a dramatiquement révélées. Il n’était dès lors plus de communauté possible. Le village a soudainement disparu dans la brume, et il n’apparaîtra désormais qu’au lecteur soucieux de se laisser à nouveau happer parces obscures voix surgies, l’une d’une tombe, l’autre d’un ruisseau à demi asséché, l’une du sable soulevé brusquement par un vent de provenance inconnue, l’autre de l’intérieur d’une maison à laquelle nous n’avons jamais pleinement accès.

    Difficile communion, car pour écouter une voix, encore faut-il qu’une autre se taise, sous peine de voir resurgir les incertitudes premières, lorsque tout est encore confus, indiscernable.

    « Pardonner, peut-être, est possible, mais oublier, non, les blessures, même si elles se referment, laissent des cicatrices indélébiles. Ce qui est arrivé demeure à tout jamais irrémédiable, irrévocable, et court à travers le souvenir comme du fil de fer barbelé. La poussière, les chevaux, les jeunes cavaliers avec des plumes d’autruche à leur chapeau, les filles avec leurs rubans, Charles Kleynhans à genoux dans la poussière avec son costume noir, le jeune homme souriant d’un air aussi poli qu’absent derrière son bureau, et enfin Adam Balie gisant par terre, mort, dans la plantation d’acacias. […] Nous n’avons rien appris de ce qui est arrivé, les divisions n’ont fait que se creuser, l’amertume n’a fait que grandir. […] Nous n’avons rien appris, nous continuons de faire comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était produit, condamnés, me dis-je parfois, à répéter éternellement les mêmes mots, les mêmes gestes, pris au piège dans un manège dont nous ne pouvons plus descendre. Éveillée dans la nuit, j’écoute, seule dans le noir, le tintement et le bruissement presque imperceptibles ».

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction,phébusEntre réconciliation et oubli… Tel est le drame de ce pays déchiré par des guerres, celle des Boers au début du siècle dernier et celle, non moins terrifiante, causée par le système de l’Apartheid, contre lequel Karel Schoeman a beaucoup lutté ; son enga- gement résolu lui vaudra la remise de la plus haute distinction de son pays, l’Ordre du Mérite sud-africain, des mains de Nelson Mandela, en 1999. L’écrivain connaît le prix de la réconciliation ; il sait le poids de la mémoire. Une fois mentionnées les grandes batailles, si enthousiasmantes à écrire et à lire dans des livres, il a conscience qu’il ne reste qu’une population divisée et qui cherche constamment, péniblement, à se reconstruire. Pourquoi a-t-il écrit ce que les voix lui disaient ? Parce que l’histoire, la vraie, se noue dans le drame de la condition humaine. C’est ce qu’il s’attache à exprimer dans sa langue originelle, la langue du drame, l’afrikaans, dont nous goûtons la saveur grâce à l’excellente traduction de Pierre-Marie Finkelstein.

    Mais voici que les voix « meurent au loin », comme le faible bruissement du vent après son passage. Il ne manque qu’une voix à cette symphonie dysharmonique, celle de l’auteur lui-même qui les a rassemblées, lui qui ne pose aucune question mais se met à leur écoute, se contentant de regarder, d’entendre et de perpétuer le souvenir. Il ne joue plus, rejette le masque alors que la dernière voix s’estompe. Nous sommes encore dans ce village, où plus aucune voix ne perce, sinon la sienne. Sommes-nous dans le passé ou dans le présent ? Qu’importe. Hic et nunc. La question, en dépit de notre rationalisme forcené, ne contient aucun intérêt. Seule notre liberté a désormais une parole à prononcer, pour que l’histoire puisse s’achever en nous, ne serait-ce qu’un instant.

    « Tenter de juger cette réalité comme si elle était le résultat d’une suite apparemment logique d’incidents, d’une progression ordonnée de cause à effet, est en l’espèce une tâche impossible à réaliser, tout comme n’a aucun sens le fait de demander, ou de se poser la question de savoir combien de temps va durer mon séjour ici, ou encore quand je pourrai en partir, ce serait vouloir utiliser un système de valeurs étranger : ces questions sont sans réponse. »

     

    Pierre Monastier

     

     


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  • Un Hollandais chez Francis Jammes

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    VISAGES DE FRANCIS JAMMES

    À PROPOS DES CAHIERS FRANCIS JAMMES  n° 2-3

     

     

    À la fin de l’été 1920, un auteur donnant sa prose à un grand quotidien néerlandais voyage dans les Pyrénées. Il en profite pour rendre visite à Francis Jammes. Traduire son témoignage – traduction qui vient de paraître dans les Cahiers Francis Jammes n° 2-3 (octobre 2014, p. 112-116), accompagnée de documents relatifs au poète et à la Flandre –, nous a incité à effectuer un petit tour d’horizon de la réception de l’œuvre de ce dernier dans les terres néerlandophones. Voici ce défrichage tel qu’on peut le lire aux pages 105-111 du même double numéro consacré au Béarnais (voir sommaire ci-dessous ou ici).

     

     

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    Un Hollandais chez Francis Jammes

     

     

    Été 1920. Effectuant un voyage dans les Pyrénées, le correspondant parisien de Het Vaderland – quotidien haguenois qui a existé de 1869 à 1982 et a joui d’une belle réputation dans les milieux cultivés grâce à la collaboration de grandes plumes – fait, plusieurs semaines de suite, le récit de ses pérégrinations. Le 3 septembre (édition du soir, p. 5), dans la deuxième de ses six livraisons (« Pyreneesche reis. II. In Orthez bij Francis Jammes »), il revient sur la visite qu’il vient de rendre à Francis Jammes – près d’un an donc avant le témoignage laissé par Marcel Provence dans la Revue universelle du 15 août 1921.

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    Les divers documents – archives d’associations de journalistes et autres – auxquels nous avons pu avoir accès ne nous ont pas permis de mettre un nom sur l’auteur de cet article, aucune contribution du correspondant parisien n’étant signée à l’époque en question. Il est tentant de songer à Jan Walch (1879-1946), homme de lettres féru de théâtre, sensible à la littérature d’inspiration religieuse, amené à se rendre à Paris dans son rôle de critique dramatique et littéraire de Het Vaderland de 1909 à 1916 ; ce francophile, qui occupait en 1920 des fonctions universitaires à Leyde, disposait sans doute de suffisamment de temps pour sillonner la France, mais on imagine mal la rédaction cachant son identité. Johannes van der Elst (1888-1948) – attaché à la dimension spirituelle des œuvres littéraires ainsi qu’en témoigne son volume Écrivains protestants français d’aujourd’hui (1922) –, Johannes Tielrooy (1886-1953), romaniste lui aussi, mais plus enclin à s’enthousiasmer pour des écrivains comme Voltaire, Barrès, Valéry ou Renan que de l’auteur des Géorgiques chrétiennes, n’ont pas, à notre connaissance, collaboré de façon suivie à un quotidien néerlandais. Reste alors Charles Snabilié (1856-1927) qui a, pour sa part, vécu plus d’un quart de siècle à Paris en tenant des rubriques dans Het Nieuws van den Dag ainsi que dans Het Vaderland. Toutefois, la facture et la teneur de ce « Voyage dans les Pyrénées. II. À Orthez chez Francis Jammes » ne corroborent guère pareille attribution. Si Snabilié s’est adonné aux belles-lettres – il a laissé un roman à clef sur le Paris de la fin de siècle dont certains personnages ne sont pas sans rappeler Catulle Mendès, Rachilde, Kees van Dongen, Saint-Georges de Bouhélier, etc. –, ses comptes rendus de voyage, ses goûts et son âge ne concordent pas avec le présent texte.

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    Quoi qu’il en soit, un peu plus tôt, le 18 février de cette année 1920, alors qu’il séjourne sur la Côte d’Azur, le même correspondant écrit, depuis Nice où il vient d’arriver après avoir voyagé de nuit en troisième classe : « Je ne trouve jamais le temps de lire si ce n’est dans le train. Il faut dire que j’étais en compagnie du nouveau volume de Francis Jammes : Le Poète rustique. Je n’ai jamais été plus heureux, même dans mon malheur, que lorsque j’ai découvert les premiers vers et contes de ce poète. J’ai retrouvé dans le présent livre bien des thèmes des œuvres anciennes ainsi que, çà et là, des choses qui m’ont de nouveau ému [1]. » C’est probablement cet homme très au fait des lettres françaises de l’époque, qui déplore, dans une chronique parisienne consacrée à l’actualité théâtrale, ne pas trouver chez Henri Ghéon « l’étincelle sacrée du génie » présente chez un Jammes ou un Claudel [2]. Les 23 juillet et 31 décembre 1921, une fois les éloges renouvelés, le journaliste émet cependant des réserves sur les derniers écrits du Béarnais, en particulier à propos du Tombeau de Jean de La Fontaine ; il regrette le « jeune Jammes » – tout de même en partie présent dans les Poèmes mesurés –, celui dont « le sentiment de la nature n’était pas encore rogné par les pratiques d’une brave dévotion ». L’enchantement est de retour dans Het Vaderland du jeudi 27 avril 1922 (« Literaire Notities ») à propos de la parution, dans La Revue universelle, de L’Amour, les Muses et la Chasse : « Avec une rare délicatesse et une rare mesure, le poète évoque ses années de lycée à Bordeaux, son amitié avec Lacoste, les plaisirs que lui procure la botanique, – et plus encore, parallèlement à la création des premiers poèmes, la découverte de ses premières et tendres muses que l’on retrouvera, immortalisées, dans les magnifiques recueils De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir et Élégies. » Le critique de terminer en tronquant une phrase du deuxième volume des Mémoires : « Avec la noblesse et la simplicité que Lacoste met à faire ses toiles, il entend lui-même composer ses vers : ‘‘Ce qui est primordial, c’est le sacrifice qui rend plus haute la pensée, plus nette l’image.’’ »

    francis jammes,jan van nijlen,karel van den oever,hollande,flandre,littérature,poésieS’il est question, dans l’article paru le 3 septembre 1920, d’un cercle d’admirateurs de Jammes toujours plus large aux Pays-Bas, il faudra cependant attendre la fin de la deuxième guerre mondiale pour que quelques œuvres significatives du Français voient le jour en néerlandais. Au total, quatre traductions seulement ont paru dans cette langue :

    Korte levensschets van Guido de Fontgalland (La Vie de Guy de Fontgalland), adapté et augmenté d’une neuvaine par W. de Voort, La Haye, Cedo Nulli, 1931, 28 p.

    Kerk in bladergroen (L’Église habillée de feuilles), trad. et introduction Anton van Duinkerken, Utrecht, Spectrum, 1945, 56 p.

    Het crucifix van den dichter (Le Crucifix du poète), trad. Jos Nyst, illus. A. P. Stokhof de Jong, Heiloo, Kinheim, 1947, 85 p.

    De roman van de haas (Le Roman du lièvre), trad. Jean Duprés, Amsterdam, Van Oorschot, 1949, 51 p.

    francis jammes,jan van nijlen,karel van den oever,hollande,flandre,littérature,poésieUne traduction du Rosaire au soleil (Rozenkrans in het zonnelicht) a été réalisée sans jamais trouver d’éditeur. On relève par ailleurs diverses publications qui contiennent un ou deux poèmes, voire de courts passages de l’œuvre en prose en version néerlandaise. Ainsi, sous le titre « Le sacrifice de Francis Jammes », la romancière Marie Koenen (1879-1959) propose sur plus de deux colonnes des extraits d’une lettre du père qui a confié son fils au supérieur de l’abbaye Saint-Wandrille (« Het offer van Francis Jammes », De Tijd, 13 janvier 1933). Dans sa préface à la traduction de L’Église habillée de feuilles, Anton van Duinkerken (1903-1968), figure en vue de l’intelligentsia catholique de la Hollande du XXe siècle, reprend pour sa part une page que Jammes a consacrée à sa conversion dans la Revue de la Jeunesse (25 octobre 1913). Ce poète et essayiste, qui a renoncé à la prêtrise pour privilégier sa vocation littéraire, raconte dans ses Brabantse herinneringen (Souvenirs brabançons, 1964) que c’est un de ses professeurs du séminaire qui lui a fait connaître, dès 1916, les œuvres de Péguy, Claudel et Jammes. Ces poètes annonçaient, selon Van Duinkerken – lequel a par ailleurs, dans son rôle de critique littéraire, consacré trois articles à Jammes dont un « In memoriam » –, le temps où « la foi chrétienne, si longtemps évincée des sommets de la culture, allait de nouveau remplir sa mission vivifiante ». À ce sujet, il ne faut pas oublier qu’en Hollande, les catholiques, longtemps considérés comme des citoyens de second plan, ont dû attendre le milieu du XIXe siècle pour recouvrer la possibilité d’accéder à de hautes fonctions dans la société ; de fait, ce n’est qu’au cours de l’entre-deux-guerres qu’on a assisté à un renouveau de cette spritualité dans les arts, sous l’influence d’un Jan Toorop, d’un Frederik van Eeden ou d’un Pieter van der Meer de Walcheren, filleul de Léon Bloy. Les écrits de ce dernier ont d’ailleurs recueilli aux Pays-Bas un plus large écho que ceux de Francis Jammes. 

    francis jammes,jan van nijlen,karel van den oever,hollande,flandre,littérature,poésieToutefois, l’auteur du Deuil des primevères y comptait effectivement des admirateurs de premier rang. J. C. Bloem (1887-1966), poète majeur, a composé vers mai 1910 un poème qui s’intitule « Francis Jammes ». Le patronyme réapparaît dans son « Ode » datée du 3 décembre 1914. À ses yeux, le Français est l’un des rares contemporains, avec Yeats et le Hollandais Jacob Israël de Haan (1881-1924), à avoir accompli la tâche par excellence du poète : écrire un poème débarrassé de toute rhétorique – en particulier de la rhétorique « moderne », la pire qui soit –, et qui, dans sa « nudité », s’approche de très près de la prose tout en conservant quelque chose d’indéfinissable qui fait qu’il est et reste un poème. Un essai dédié à ce même J. C. Bloem par Simon Vestdijk (1898-1971), impressionnant essayiste et romancier « qui écrivait plus vite que Dieu ne peut lire », athée déclaré, célèbre de belle façon le Béarnais en estimant que celui-ci à touché à la perfection dans ses quatrains [3]. Moins réputé que J. C. Bloem, mais néanmoins talentueux, A. Marja (1917-1964) a lui aussi composé un poème en l’honneur de l’Orthézien, dans une veine toute jammiste : « De dichter bidt » (Le Poète prie). L’œuvre de Francis Jammes a par ailleurs exercé un réel ascendant sur Pierre Kemp (1886-1967), écrivain de Maastricht, qui le plaçait sur le pinacle, en compagnie de Verlaine et de Mallarmé. Son frère, Mathias Kemp (1890-1964), a laissé un roman – De bonte Storm (1929) – dans lequel il est question d’une femme qui adore « la poésie et le théâtre français. Sully Prudhomme, Rostand et Jammes étaient ses auteurs préférés ». Autre auteur recourant à un personnage qui vénère Jammes : Louis de Bourbon (1908-1975), arrière-petit-fils du célèbre Naundorff. Dans sa nouvelle Eric van Veen’s angstige leven (1936), le narrateur lit à son ami Eric le poème Un jeune homme qui a beaucoup souffert… Quant à J. W. F. Werumeus Buning (1891-1958), il a rendu hommage au rustique Pyrénéen en composant une ballade sur un âne (« Kleine ballade van de schreeuwende ezel »). On pourrait citer d’autres noms, par exemple Herman van den Bergh (1897-1967), P. N. van Eyck (1887-1954) ou bien le catholique Henri Bruning (1900-1983), lequel a retenu un vers de « La Grande nuit [4] » (« Jérusalem pour Toi fut pleine de sanglots ») en exergue à son poème « Jean-Baptiste-Marie Vianney ». Toujours en ce qui concerne les Pays-Bas, et sans faire état des nombreux articles nécrologiques, mentionnons encore quelques références : du spécialiste de Vondel, C. R. de Klerk, un essai en cinq parties sur les Géorgiques chrétiennes dans la revue Van onzen tijd (1916-1917) ; sous la plume de l’essayiste Bernard Verhoeven, un « Francis Jammes » consacré en particulier au Poète rustique [5] ; du romaniste Martin Permys, « Francis Jammes’ gedenk- schriften [6] », une critique sévère de De l’Âge divin à l’Âge ingrat ; de l’ancien anarchiste Alexandre Cohen un témoignage sur La Brebis égarée au Théâtre de l’Œuvre (« Toneel te Parijs », De Telegraaf, 24 avril 1913, édition du soir, p. 5) ; enfin, dans l’Algemeen Handelsblad du 11 janvier 1923, un compte rendu également assez détaillé de la conférence tenue la veille à Amsterdam, à l’invitation de l’Alliance française, par Joseph Delpech sur « Francis Jammes et le Béarn ».

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    l'article d'Alexandre Cohen sur F. Jammes

     

    francis jammes,jan van nijlen,karel van den oever,hollande,flandre,littérature,poésieDu côté des Flamands d’expression néerlandaise, certains ont également placé une de leurs œuvres sous l’égide de l’auteur de Pomme d’Anis. On songe en parti- culier au fascinant Maurice Gilliams (1900-1982) : le « premier cahier » de son roman Elias of het gevecht met de nachtegalen (1936, traduit par Saint-Rémy en 1968 sous le titre Élias, ou le Combat contre les rossignols) porte en épigraphe : « La poésie que j’ai rêvée gâta toute ma vie. Ah ! Qui donc m’aimera ? », extraite du Triomphe de la vie, qui résume à la perfection le dilemme habitant le personnage central : le désir de se rapprocher d’un autre être, contrarié par l’incapacité à concilier imaginaire et réalité. Un autre natif d’Anvers, Jan van Nijlen (1884-1965), a lié son nom à celui de Francis Jammes. Après lui avoir consacré un essai en 1912 puis une monographie (Francis Jammes, Leyde, A. W. Sijthoff, 1918), il l’a mentionné régulièrement dans les critiques qu’il a pu écrire.

    Lettre de Jammes à Van Nijlen, 28/08/1919

    (coll° AMVC-Letterenhuis)

    francis jammes,jan van nijlen,karel van den oever,hollande,flandre,littérature,poésieSi Van Nijlen est considéré comme l’un des poètes majeurs du XXe siècle flamand, Paul van Ostaijen (1896-1928) occupe pour sa part, aux yeux de beaucoup, la toute première place. Dans son recueil Het sienjaal (1918), on trouve, juste après « Marcel Schwob », un poème intitulé « Francis Jammes » dont Maurice Carême a donné une traduction (Les Étoiles de la poésie de Flandre. Guido Gezelle, Karel van de Woestijne, Jan van Nijlen, Paul van Ostaijen, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1973, p. 183). Autre figure de premier plan, Karel van de Woestijne (1878-1929) est tombé sous le charme du chantre d’Orthez ; on a pu dire que ce poète était un « Jammes virgilien ». Lui-même a bien souvent évoqué le Béarnais dans la chronique littéraire qu’il tenait pour le quotidien hollandais Het Nieuwe Rotterdamsche Courant (par exemple « Francis Jammes : Monsieur le Curé d’Ozéron », 23 mars 1919). Des écrivains moins prestigieux ont également reconnu l’originalité de l’œuvre de Jammes. Ainsi, le prêtre Cyriel Verschaeve (1874-1949), figure incontournable du Mouvement flamand, écrit-t-il dans une lettre rédigée en français : « J’ai toujours aimé la France, pas son gouvernement, mais sa pensée, son noble caractère, ses grands écrivains : Pascal, Molière…, jusqu’à Verlaine, Jammes et Claudel mêmes. » Une empreinte jammiste est visible dans un recueil comme De Avondgaarde (1903) de Victor de Meyere (1873-1938) ou de nombreux poèmes d’August van Cauwelaert (1885-1945). Notons encore que l’Anversois Armand Willem Grauls (1889-1968), poète aujourd’hui oublié, a salué Jammes dans In den tuin (Dans le jardin), évocation candide du fragile bonheur familial.

    francis jammes,jan van nijlen,karel van den oever,hollande,flandre,littérature,poésieLes quelques auteurs mentionnés ci-dessus – auxquels il conviendrait sans doute d’ajouter les noms de certains artistes, par exemple les Flamands Camille Melloy, poète et traducteur qui privilégia la langue française – il a consacré 40 pages à Jammes dans son recueil d’essais Le Beau réveil (1922) –, et Alfons Stout, compositeur qui, en 1946, mit en musique « Souhait » (« Comme l’oiseau endormi… ») –, montrent que l’œuvre de Jammes a marqué bien des esprits en Hollande comme en Flandre, et pas uniquement dans les milieux catholiques, même si les revues et la presse confessionnelles lui ont bien entendu accordé une attention plus soutenue que les autres journaux et périodiques [7]. Nous parlons d’une époque où la grande majorité des écrivains d’expression néerlandaise lisaient le français dans le texte ; cette connaissance de notre langue, la simplicité apparente de la prosodie jammiste, mais aussi, dans une certaine mesure, la dimension religieuse de l’œuvre, expliquent certainement le peu d’empressement que l’on a montré à la traduire. Les cercles cléricaux ont préféré faire passer en néerlandais des dizaines de livres d’Henri Ghéon. Aujourd’hui, quelques textes de l’auteur des Clairières dans le ciel résonnent encore à l’occasion dans ces contrées septentrionales. Deux pièces de ce recueil ont par exemple été diffusées le 13 avril 2007 sur Radio 4 (l’équivalent hollandais de France Musique) dans le cadre d’une série d’émissions consacrées à Lili Boulanger – en 1939, les deux artistes avaient fait l’objet d’un article signé par le compositeur Wouter Paap (1908-1981) [8]. En juin 2009, on a lu, dans les deux langues, quelques poèmes de Jammes à la Maison Descartes d’Amsterdam. Relevons encore, pour ce qui est de la présence du Béarnais dans ces terres, que le célèbre éditeur de Maastricht A. A. M. Stols a publié deux volumes de sa correspondance [9]. 

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    F. Melchers, Avril

    (recueil L'An de Th. Braun)

     

    Quelques mots, pour finir, sur l’article de 1920. Il y est bien entendu question du voyage que Francis Jammes a effectué en Flandre et en Hollande vingt ans plus tôt. Parmi les amis que le poète mentionne apparaît le nom de Melchers. Il s’agit de Franz M. Melchers, artiste tombé dans l’oubli et absent de la plupart des encyclopédies des peintres, bien qu’on l’évoque encore en tant qu’illustrateur du recueil L’An (1897) de Thomas Braun. Ce Hollandais frêle et de petite taille, cigarette toujours collée aux lèvres, avait des ancêtres français, néerlandais, javanais et de Bohême. Né le 16 avril 1868 à Münster, neveu d’un cardinal célèbre, il a passé ses jeunes années en Allemagne et dans les Indes néerlandaises, a vécu et travaillé à Bruxelles (jusqu’en 1891 puis vers 1907-1908) – où il a fait ses gammes à l’Académie en 1889 avant d’acquérir seul la technique à force de travail –, à Londres (1891), à Oudenburg en Flandre-Occidentale (1892), à Veere sur l’île zélandaise de Walcheren (jusqu’en 1895 puis, à plusieurs époques de sa vie, dans d’autres localités des Pays-Bas : Delft, Volendam, Baarn, La Haye…), à Paris, à Nice, à Vienne, en Espagne et enfin, à partir de 1939, à Anvers où il s’est éteint le 18 mars 1944.

    F. Melchers

    francis jammes,jan van nijlen,karel van den oever,hollande,flandre,littérature,poésiePaysagiste et portraitiste apprécié, il a malgré tout connu plusieurs traversées du désert. Au tournant du siècle, Maurice Maeterlinck ainsi que son ami le romancier flamand Cyriel Buysse, peu habitués pourtant à écrire sur la peinture, lui ont chacun consacré une petite étude. F. Melchers, alors lié avec d’autres artistes flamands, était un familier de la Libre Esthétique. À l’occasion de la septième exposition organisée à Bruxelles (1er-30 mars 1900) par ce Cercle, il faisait partie des peintres exposés tandis que Jammes était l’un des conférenciers invités. Sans doute ont-ils pu à cette occasion converser longuement – en compagnie de leur ami commun Thomas Braun –, d’autant que le Néerlandais avait illustré quelques années plus tôt le poème « On dit qu’à Noël » (œuvre reproduite dans Le Spectateur catholique, décembre 1897).

    Daniel Cunin

     

     

    reproductions non légendées

    La biographie de l’écrivain Pierre Kemp : Wiel Kusters, Pierre Kemp. Een leven, Nimègue, Van Tilt, 2010.

    La biographie du poète et essayiste Jan van Nijlen : Stefan van den Bossche, Jan van Nijlen. De wereld is zoo schoon waarvan wij droomen, Tielt/Amsterdam, Lannoo/Atlas, 2005.

    La photo de la Place de la Poustelle est reproduite dans la monographie que Jan van Nijlen a consacrée à Francis Jammes.

     

    F. Jammes, photo dans  le livre de J. van Nijlen de 1918 

    francis jammes,jan van nijlen,karel van den oever,hollande,flandre,littérature,poésie[1] « Frankrijk. Naar de Riviera », Het Vaderland, 26 février 1920, édition du soir.

    [2] « Parijsch Tonneel », Het Vaderland, 6 mars 1921.

    [3] « Francis Jammes en zijn kwatrijnen », étude publiée en octobre 1936 dans le périodique Groot Nederland.

    [4] « La Grande Nuit », Les Géorgiques Chrétiennes, Paris, Mercure de France, 1912, chant III, p. 72-77.

    [5] Het Centrum, 17 décembre 1921.

    [6] Den Gulden Winkel, 1922.

    [7] Le quotidien Het Vaderland relevait, sur le plan idéologique, de la libre pensée et en rien d’une mouvance chrétienne.

    [8] « Francis Jammes en Lili Boulanger », Elsevier’s Geïllustreerd Maandschrift, p. 67-69.

    [9] Dialogue. Stéphane Mallarmé – Francis Jammes. 1893-1897, introduction et notes de G. Jean-Aubry, La Haye, 1940, et Francis Jammes et Valery Larbaud, lettres inédites, introduction et notes de G. Jean-Aubry, Paris/La Haye, 1947.

     

     

     Cahiers Francis Jammes n° 2-3 (octobre 2014)

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  • Ode à Personne

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    Benno Barnard

    à propos de Schwarze Flocken d’Anselm Kiefer

     

     

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    ODE À PERSONNE

     

     

     

     

    Schwarze Flocken

     

     

    Schnee ist gefallen, lichtlos. Ein Mond

    ist es schon oder zwei, dass der Herbst unter mönchischer Kutte

    Botschaft brachte auch mir, ein Blatt aus ukrainischen Halden:

     

    ‘Denk, dass es wintert auch hier, zum tausendstenmal nun

    im Land, wo der breiteste Strom fliesst:

    Jaakobs himmlisches Blut, benedeiet von Äxten…

    O Eis von unirdischer Röte – es watet ihr Hetman mit allem

    Tross in die finsternden Sonnen… Kind, ach ein Tuch,

    mich zu hüllen darein, wenn es blinket von Helmen,

    wenn die Scholle, die rosige, birst, wenn schneeig stäubt das Gebein

    deines Vaters, unter den Hufen zerknirscht

    das Lied von der Zeder…

    Ein Tuch, ein Tüchlein nur schmal, dass ich wahre

    nun, da zu weinen du lernst, mir zur Seite

    die Enge der Welt, die nie grünt, mein Kind, deinem Kinde!’

     

    Blutete, Mutter, der Herbst mir hinweg, brannte der Schnee mich:

    sucht ich mein Herz, dass es weine, fand ich den Hauch, ach des Sommers,

    war er wie du. 

    Kam mir die Träne. Webt ich das Tüchlein.

     

    Paul Celan

     

     

     

     

     

    Flocons noirs

     

     

    La neige est tombée, éteinte. Voici une lune,

    voire deux, que l’automne dans sa bure de moine

    m’a apporté à moi aussi un message, une feuille des terrils d’Ukraine :

     

    « Songe qu’ici aussi il fait hiver, pour la millième fois

    dans le pays où coule le plus large des fleuves :

    sang céleste de Jacob, béni par des haches…

    Ô glace d’un rouge étranger à ce monde – son hetman le passe à gué avec toute sa

    troupe vers des soleils qui s’enténèbrent… Enfant, ah ! un linge

    dans lequel me draper quand les casques rutilent,

    quand le bloc de glace, rosissant, se fend, quand les os de ton père

    poudroient comme neige, se repent sous les sabots

    le chant du cèdre…

    Un linge, rien qu’un mouchoir, afin que j’y garde,

    maintenant que tu apprends à pleurer, près de moi

    l’exiguïté du monde qui jamais ne verdoie, mon enfant, pour ton enfant ! »

     

    Que n’a-t-il saigné, mère, l’automne en filant entre mes mains, que ne m’a-t-elle brûlé la neige :

    que n’ai-je cherché mon cœur, pour qu’il pleure, que n’ai-je trouvé le souffle, ah ! celui de l’été,

    il était comme toi.

    M’est venue la larme. Ai tissé le linge.

     

     

    benno barnard,paul celan,anselm kiefer,poésie,peinture,littérature,pays-bas,traductionDifficile d’écrire un poème plus allemand que celui-ci, tant pour ce qui relève des thèmes (la guerre, le mas- sacre des juifs, la mémoire) que de la forme, laquelle propose maintes inversions à la manière de poètes du XIXe siècle tels Hölderlin et Trakl. Un poème noir – noir comme la neige, noir, eh oui, comme le lait…

    Il faut dire qu’il a été composé par le poète de l’Holocauste, Paul Celan (1920-1970), un juif originaire de Czernowitz, aujourd’hui Tchernivtsi en Ukraine. Avant la guerre, la ville appartenait à la Roumanie, et avant encore à l’Empire austro-hongrois. Ce centre disparu de la culture juive d’expression allemande jouit de nos jours d’un statut mythique : une cité où les cochers, perchés sur le siège de leur fiacre, sifflotaient des arias, où l’on comptait plus de librairies que de boulangeries, où linge de table en lin et expériences modernistes offraient un contraste du meilleur goût.

    Je suis tombé sur ce poème au Musée des Beaux-Arts d’Anvers où il figurait sur une toile d’Anselm Kiefer. Ce peintre allemand est né la même année que l’Allemagne démocratique : 1945. Une coïncidence à laquelle je me permets de conférer une certaine signification, comme Kiefer lui-même d’ailleurs.

    Les toiles de Kiefer sont d’un format plus qu’imposant – vingt-deux d’entre elles remplissaient le rez-de-chaussée. Elles revêtent une part d’atrocité, à la fois sinistre, spectrale et funèbre. Devant cette débauche d’expressionnisme tonitruant, j’ai senti un léger frisson me parcourir. Difficile de peindre des toiles plus allemandes que celles-ci.

    À l’entrée, on remettait au visiteur une masse de papier regorgeant d’informations sur les œuvres exposées. Étrange de se dire qu’il n’est plus possible d’aborder l’art de notre temps par le simple regard ! D’aucuns avancent qu’au Moyen Âge, les gens comprenaient sans peine la symbolique toute silencieuse des peintures – la rose, l’oiseau en cage, la clé, le livre – et cela valait peut-être pour les plus instruits ; il en va bien autrement pour ce qui est de l’art contemporain, du moins pour ce qui est de Kiefer, en tout cas en ce qui me concerne quand bien même j’appartiens à la haute bohème. Les codes qu’il s’agit de maîtriser sont des noisettes récalcitrantes nécessitant le recours à un casse-noisettes.

    benno barnard,paul celan,anselm kiefer,poésie,peinture,littérature,pays-bas,traductionToutefois, j’ai compris d’em- blée – à supposer que « com- prendre » soit le terme requis – au moins un des tableaux : le bouleversant Schwarze Flocken (Flocons noirs), peint à partir du poème éponyme de Paul Celan. Dans ma main, la brochure me chuchotait de façon obligeante : « Un livre de plomb au milieu de la désolation d’un paysage enneigé. Un livre au contenu accablant : de ses pages s’échappent des phrases du poème ‘‘Flocons noirs’’ […] ».

    Le poème le plus célèbre de Celan sur l’Holocauste s’intitule « Fugue de mort ». Il s’ouvre par ces mots : « Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends ». Le lait noir de l’aurore nous le buvons le soir… Le début de ce vers relève des métaphores modernistes qui, pareil à un chat, erraient dans les rues de Czernowitz. On la retrouve dans un poème d’une concitoyenne de Celan, Rose Ausländer. J’ai dit moderniste ? Trois siècles plus tôt, le poète néerlandais Constantijn Huygens (1596-1687) inventait une contradictio in adjecto similaire : « suie blanche » (wit roet) pour désigner la neige. Tel aurait d’ailleurs pu être le titre du poème comme celui du tableau.

    Sur ce dernier, les vers sont peints dans la neige, vers le point de fuite, au pied de « ceps de vigne abîmés », d’ « interminables rangées de signes commémoratifs dans des cimetières militaires »,  de «  runes », ou encore de ce que tout un chacun souhaite s’imaginer – les trois, il me semble. De longues rangées de vignes funèbres, et au centre le lourd livre qui contient le poème de Celan. Je l’ai reconnu, et bien qu’il ne figure pas dans son intégralité sur la toile, la perspective suggère qu’il en est tout de même ainsi.

    Je suis resté là à regarder ce tableau jusqu’à ce que les yeux me brûlent. Cette œuvre accrochée au mur : une gifle en pleine figure, une scène de crucifixion sans corps, une ode à Personne.

    La mère réclame ein Tuch, un drap, un linge, un mouchoir, une toile. Ce mot aurait-il incité Anselm Kiefer à réaliser sa propre toile ? Paul Celan – hanté par ses souvenirs, il devait se suicider à Paris vingt-cinq ans après la fin de la guerre –, aurait-il amené le peintre allemand, par l’équivoque de ce terme, à tisser une toile pour sa mère disparue ?

    Les parents de Celan sont morts en 1942 dans le camp d’internement de Michailovka en Transnistrie (actuelle Ukraine).

    M’est venue la larme.

      

    Benno Barnard

     

     

    traduction du poème et du texte : Daniel Cunin

     

     

     

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    Benno Barnard est l’auteur de : Le Naufragé, recueil de poèmes traduit du néerlandais par Marnix Vincent,  Le Castor astral, 2003 (édition bilingue) ; Fragments d’un siècle. Une auto- biographie généalogique, traduit du néerlandais par Monique Nagielkopf, Le Castor Astral, 2005 ; La Créature : monologue (théâtre), traduit du néerlan- dais par Marnix Vincent, Le Castor astral, 2007.

    Le texte original néerlandais a paru le 20 février 2011 dans l’hebdomadaire Knack, la version française dans la série « Cris et chuchotements » du mensuel Pastoralia (octobre 2014). Merci à Anne-Françoise pour la relecture de la version française du poème.