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pays-bas - Page 21

  • Le musée Mesdag à La Haye

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    Un texte de Philippe Zilcken

     

    Le nom d’Hendrik Willem Mesdag (1831-1915) reste indissociablement lié à son célèbre Panorama de 1880. Quelques mois après le décès du mariniste, Philip Zilcken publiait dans La Revue de Hollande un article consacré à la collection laissée par le peintre et son épouse, Sina van Houten (1834-1909), à l’État néerlandais :

    De Mesdag Collectie.

     


     

     

    Mesdag3.png

     

     

    Groningue, le chef-lieu de la province du même nom, est une petite ville commerçante et intellectuelle qui possède une Université importante, où depuis longtemps une chaire de langue française attire de nombreux étudiants grâce à d’excellents professeurs, tels que feu van Hamel (1), et, actuellement, notre éminent collaborateur, M. Salverda de Grave.

    Israëls y naquit en 1824, et, fils d’un très petit banquier, il allait parfois recouvrer des créances chez M. M. Mesdag et fils ; le jeune garçon ne se doutait pas alors que plus tard il deviendrait un ami intime du futur mariniste !

    Israëls et Mesdag, ces deux artistes demeureront, l’un par l’ardente et vibrante expression de vie qui caractérise ses œuvres les plus distinguées, l’autre, si ce n’est exclusivement par ses tableaux, certainement par les merveilleuses collections qu’il a données à l’État néerlandais en 1903, et qui forment un des plus remarquables Musées d’art français qui existent au monde.

    Sina Mesdag (coll. Mesdag)

    MesdagSina.pngÉvidemment à Paris, il y a au Louvre quelques merveilles des « peintres de Barbizon », et les collections Thomy Thiéry, Moreau-Nélaton, Chauchard contiennent des joyaux inestimables, mais le musée Mesdag, formé par deux artistes, (car Madame Mesdag-van Houten, peintre très distingué elle aussi, eut une influence prépondérante sur la formation de cette collection) est un ensemble parti- culièrement homogène. On sent qu’une idée y domine et que le choix assez éclectique des œuvres a toujours été inspiré par un véritable et profond sentiment de l’art, par une parfaite compréhension de la Peinture.

    Ayant être chargé par le Gouvernement hollandais de faire le Catalogue descriptif de ces collections de premier ordre (2), lorsque Mesdag, dans un geste large, en eut fait hommage à sa patrie, – et ayant jadis même, parfois contribué à les former, – je suis à même, non seulement d’en donner un aperçu, ainsi que je l’ai fait en 1908 dans La Revue de l’Art ancien et moderne (3), mais aussi de mentionner certains détails qui ne sont pas sans intérêt général.

    Un des caractères les plus remarquables de ce musée, qui le distingue de beaucoup d’autres, est le nombre considérable de toiles en apparence inachevées, esquisses, ébauches, « préparations », frottis, qu’il contient.

    M. et Mme. Mesdag, en artistes, jugèrent avec raison que le « premier jet » d’un tableau, tout en n’étant pas « fini » dans le sens étroit du mot, est aussi complet, – sinon plus, – aussi important, et souvent plus révélateur du talent d’un artiste et plus instructif que l’œuvre achevée.

    Mesdag6.pngDans la courte Préface du Catalogue de 1905, j’ai cité les ligues suivantes à ce sujet : Jules Breton, qui n’était certes pas susceptible d’intransigeance en art, voit au musée de Lille une Descente de Croix de Rubens, qu’il qualifie « d’importante, robuste, solide, large et pleine d’âme », – toutes les qualités d’un pur chef-d’œuvre.

    Quelques années plus tard, Breton, revenu dans le même musée, y voit, à côté du tableau de Rubens, une petite esquisse, de trente à quarante centimètres, dont il dit : « c’était comme surgissant toute palpitante du cerveau du Maître, l’esquisse du tableau. Merveille inoubliable ! »

    « Dans mes souvenirs de ces deux toiles, c’est la plus petite qui me semble la plus grande, la plus vibrante, la plus divine et la plus douloureusement dramatique ; … chaque touche est chaude de son génie, (de Rubens)… » etc.

    Ces lignes du membre de l’Institut montrent clairement l’intérêt d’une bonne esquisse qui, rapidement enlevée sous l’impression directe de l’émotion, est souvent plus personnelle, plus fraîche, plus expressive qu’une œuvre laborieusement parachevée.

    Un autre côté très spécial de la collection Mesdag, c’est qu’elle représente merveilleusement ce qu’on est convenu d’appeler la « belle peinture », comme si toute bonne peinture n’était pas belle !

    Alfred Stevens l’a très bien dit un jour : « Ceux qui possèdent le métier, la facture, sont seuls assurés de l’immortalité. » Peintres tous deux, M. et Mme. Mesdag ont compris et senti les beautés de l’exécution qui seules donnent la survie aux œuvres d’art, quelles qu’elles soient, et, par conséquent le musée Mesdag offre de rares jouissances aux artistes et aux connaisseurs.

    Mesdag, par P. de Josselin de Jong (col. Mesdag)

    Mesdag5.jpgMais avant de parler plus longuement du musée Mesdag, je crois qu’il est indispensable de dire quelques mots de l’homme d’élite que fut ce peintre volontaire, énergique, ayant les qualités d’opiniâtreté de sa race et de ses ancêtres.

    H. W. Mesdag est né, comme je l’ai dit plus haut, à Groningue, en 1831 ; jusqu’à l’âge de trente-cinq ans il travailla dans les bureaux de son père, négociant en grains, propriétaire de moulins et d’une fabrique d’amidon, et il se fit alors connaître comme un commerçant intègre et scrupuleux. Ces travaux contribuèrent sans aucun doute à faire de lui l’excellent administrateur qu’il fut plus tard, et comme Président de Pulchri-Studio, et comme Commissaire-général de beaucoup d’expositions internationales.

    Dès son enfance, Mesdag avait dessiné à ses moments perdus ; à l’âge de douze ans il s’amusait à copier des gravures, tout en ayant des leçons de dessin de M. Buijs, le maître qui avait donné des leçons à Joseph Israëls. Mais ce ne fut que vers 1866 qu’il put s’adonner à la peinture, et que, encouragé par sa femme, il alla se fixer à Bruxelles, où habitait son cousin Alma Tadema, et où son compatriote Willem Roelofs lui donna des conseils.

    Mesdag, avec la volonté qui lui était propre et le souci de vérité qui caractérise nos races du Nord, peignit des études serrées, méticuleuses, qui, par leur naïveté et leur réalisme se rapprochent de certaines études de Vincent van Gogh.

    En 1866, le jeune peintre expose pour la première fois à Bruxelles où ses travaux attirent l’attention, tandis que, peu de temps après, dans sa ville natale, Groningue, ils furent reçus avec une parfaite indifférence.

    En 1868, Mesdag alla passer l’été à Norderney ; lorsqu’il y vit la Mer du Nord, incessamment changeante et variée, il comprit qu’il avait trouvé sa voie. Aussi, l’année suivante, vient-il se fixer à La Haye, à proximité de Schéveningue.

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    Cette année 1869 fut mémorable pour Mesdag ; ayant exposé au Salon de Paris une assez grande toile Les brisants de la Mer du Nord, celle-ci fut médaillée, acquise par le peintre Chaplin, tandis que Millet, qui était membre du Jury, envoya à l’artiste une carte de visite avec ses félicitations, document précieux que Mesdag avait encadré et accroché dans son atelier.

    À cette même époque, – nul n’est prophète en son pays, – lorsque le peintre exposa à La Haye un tableau intitulé Que deviendront-ils ? représentant une barque de sauvetage allant au secours de naufragés, la malveillance et l’envie transformèrent ironiquement ce titre en Que deviendra-t-il ?...

    Mais dès lors sa carrière se dessine ; il produit une œuvre considérable et acquiert une notoriété que peu d’artistes ont atteinte.

    Presque tous les grands musées contiennent de ses toiles ; celles-ci, en général, sont de valeur inégale ; à côté d’excellentes il y en a un bon nombre d’assez faibles, mais, comme en somme tout artiste 

    Mesdag1.png

    ne survit que par ses meilleures œuvres, Mesdag demeurera, parmi ses confrères du XIXe siècle, une figure très intéressante.

    Sa femme, peut-être plus artiste que lui, l’encouragea toujours et lui fut extrêmement utile par ses conseils ; à l’égard du Musée, Mesdag me dit un jour de publier que ce fut sous l’influence de Madame Mesdag que cette collection est devenue ce qu’elle est.

    En commençant par le rez-de-chaussée, on est frappé tout d’abord par un choix d’aquarelles de ces peintres hollandais qui ont atteint une telle perfection technique en cet art délicat, qu’ils l’ont mené dans une impasse d’où il ne peut sortir qu’en se rénovant. On y voit des œuvres d’Irsraëls, de Jacob et Willem Maris, Weissenbruch, Bosboom, Mauve, Bauer, Mesdag et Madame Mesdag, d’un coloris distingué et harmonieux, d’un faire large et fouillé, qui démontre parfaitement ce que ces artistes parvinrent à exprimer au moyen de ce procédé.

    J. Bastien-Lepage, Autopotrait, 1875

    Mesdag8.pngPuis, après une grande salle aux tapisseries flamandes, aux- quelles se marie heureusement l’éclat sobre de cuivres arabes, de faïences orientales, ainsi que les patines subtiles d’ivoires et de bronzes japonais, viennent dans une salle suivante, Bastien-Lepage, Emile et Jules Breton, Couture, Bianchi, Gola, et quelques Corot, rapidement enlevés, précisant l’heure, le moment. De ce maître séduisant des œuvres peu communes, telles que les Falaises à contre-jour, un Clair de lune exquis, un Sous-bois très travaillé, avec figures importantes.

    Puis vient, alphabétiquement, Courbet, avec sept toiles solides, telles : Paysage, probablement en Franche-Comté ; des Pommes, aux rouges puissants, d’une admirable facture, tout comme le Chevreuil mort, l’Étude de nu et le Portrait du peintre, dédié « à mon ami Hippolyte, souvenir d’amitié de Gustave Courbet », – toutes œuvres de premier ordre.

    Devant les Daubigny on est pris d’un étonnement ; comment des œuvres d’une aussi rare importance (25 numéros) ont-elles put quitter la France ?... Il suffit de mentionner Villerville en Calvados,  La Maison de ma nourrice, Le Halage, plusieurs Soleils couchants, dorés, pourpres, vermeils, dans les champs, sur la mer, le long des grèves, la Bergerie, le Parc à moutons, trois Clairs de lune, pour indiquer la place d’élite qu’occupe cet artiste dans cette collection. Pour bien connaître Daubigny il faut avoir vu le Musée Mesdag !

    Puis de Daumier, l’admirable dessinateur, Commérage.

    Decamps, Les chiens de garde, Napoléon à St. Hélène, Le Braconnier.

    Eugène Delacroix, Soir de la bataille de Waterloo, Descente de Croix, superbe fusain sur papier jaune, et le Portrait du peintre, au masque amer, hautain, dédaigneux, d’inoubliable caractère.

    Diaz, tout un choix de toiles ; des vues de la forêt de Fontainebleau, d’une belle sincérité, des Pivoines roses, une Étude de nu délicieuse, un Paysage des Pyrénées, léger frottis évoquant très heureusement la grandeur de montagnes aux cimes neigeuses.

    Jules Dupré (1811-1889)

    Mesdag9.pngJules Dupré : de vieux chênes noueux, luisants après l’orage ; la nièce de Mesdag, Mlle van Houten, a fait une très importante eau-forte d’après ce beau tableau. De ce même de vrai peintre encore six œuvres, d’effets lumineux et divers, parmi lesquelles de légers frottis très expressifs.

    Géricault. Du peintre du Naufrage de la Méduse, quelques études de chevaux.

    Hervier. Le paysagiste « aux nuages dos de tourterelle », trop méconnu durant sa vie, qui fut aussi un excellent aqua-fortiste.

    Jacques Ferdinand Humbert, une Fantaisie, portrait de jeune femme décolletée.

    Ch. Jacque. Quelques scènes rustiques.

    Jeannin. Un petit panier contenant des raisins-muscat, d’une savoureuse couleur blonde.

    Mancini. De cet éminent peintre italien, ce Musée contient un grand nombre de toiles diverses, parce que Mesdag pendant quelque temps a acheté toute la production de l’artiste. On peut voir ici de ses œuvres de jeunesse, telles que l’Enfant malade, aussi bien que des toiles plus récentes qui trahissent les recherches ardentes de cet artiste passionné de vérité, d’exactitude.

    Mettling, le peintre Lyonnais, représenté par trois tableaux de figure.

    Michel. De ce précurseur de l’école de Barbizon, des Moulins montmartrois, d’effet rembranesque.

    J. F. Millet. Un des points culminant de cette collection.

    A. Mancini, Perdue en pensées (détail, col. Mesdag) 

    Mesdag10.pngSi l’Angélus est « le triomphe du sujet », (mais ce tableau célèbre est vraiment plus que cela !), sa Nature morte (un pot grossier, une jatte blanche, quelques navets et un vieux couteau), – serait, en son extrême simplicité de sujet et de facture, « le triomphe du sentiment », car elle est d’une impressionnante beauté. L’Homme et l’âne, un pastel d’une farouche grandeur, Les Meules, le Vigneron au repos, autant de chefs-d’œuvre. Et l’Agar et Ismaël (qui mesure 2 mètres 33 sur 1.45) est une toile vraiment dramatique, qui n’aurait jamais dû quitter la France. Le jour même où Mesdag l’avait achetée, à une vente, à Paris, on vint lui offrir environ vingt mille francs de bénéfice s’il voulait la revendre !*

    De Monticelli, une Route au Midi, étincelante de lumière, et une Fête aux personnages richement vêtus.

    Munkacsy, le peintre hongrois ; une Étude de la tête de la figure principale du Dernier jour d’un condamné.

    Ricard, un Portrait d’officier supérieur, très distingué en sa sobriété de facture.

    Théodore Rousseau. Encore un point culminant de ce Musée. Du « grand refusé », la célèbre Descente de vaches dans le Jura (refusée au Salon de 1835, avec la fameuse Allée des châtaigniers) a terriblement poussé au noir ; çà et là émergent des morceaux de couleur rutilante, semblables à des fragments d’émail superbe. Mais, dans une autre salle, l’esquisse, mieux conservée, permet de reconstituer le tableau qu’Ary Scheffer exposa publiquement dans son atelier, après l’avoir acheté à l’artiste.** En plus, encore dix œuvres, préparations, frottis, dessins au pinceau, à la plume et au crayon noir, donnant une vision complète du talent du maître paysagiste.

    Segantini. Du célèbre Italien des dessins de sa première manière, précédant ses recherches luministes et divisionnistes.

    Stengelin, le peintre de Lyon ; une impression de soir, à l’huile et un grand dessin très délicat.

    René Tener, un paysage brumeux.

    Troyon. Du célèbre animalier, très inégal, une jolie esquisse du Retour du marché, et des études d’une chaude couleur ambrée.

    De Vallon, le prestigieux virtuose, des Paysages et des Poissons enlevés avec une verve et une sûreté de touche étonnantes.

    Voilà, quant au contingent français. Quelques Belges, Hyp. Boulanger, Alfred Verhaeren, Verwée, Emile Wauters.

     

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    Jozef Israëls, Seule au monde, 1878

     

    Et, en somme, assez peu de Hollandais : Israëls, avec un chef-d’œuvre, Seule au monde (qui se craquèle d’une façon inquiétante), et deux beaux Portraits, l’un de Mesdag, l’autre de Mme. Mesdag. Des trois frères Maris, quelques belles toiles, de même que de Bauer, Bosboom, Blommers, Mauve, Neuhuijs, Weissenbruch et tout un groupe de plus jeunes, représentés par des tableaux, des dessins ou des aquarelles.

    En artistes ouverts à toutes les sensations d’art, les Mesdag ont réuni non seulement des tableaux et des sculptures dans leur musée, mais ils se laissèrent également séduire par l’éclat de rares émaux cloisonnés de la Chine, par les couvertes blondes et dorées d’anciens Satzouma et les chaudes patines de bronzes antiques, par les couleurs somptueuses et assourdies de précieux tissus du Moyen Âge et de l’Orient, et même parfois par des objets d’un intérêt presque ethnographique en leur beauté étrange et primitive.

    T. Colenbrander, Assiette (1886, col. Mesdag) 

    Mesdag13.png

    Ainsi ce musée contient en plus de la grande salle exclusivement remplie d’objets d’art, des vitrines contenant, à côté de curiosités exotiques et anciennes, une très précieuse collection de faïences de Colenbrander, le décorateur original et raffiné qui créa la fabrique de Rozenburg, il y a une trentaine d’années, mais sans succès, à cette époque.

    Cette brève énumération ne donne inévitablement qu’une très incomplète idée des trésors d’art que contient ce merveilleux musée, digne d’être infiniment plus connu et visité par l'étranger.

    Lors de la dernière Conférence de la Paix, en 1907, j’ai eu la bonne fortune de montrer les collections Mesdag à M. Léon Bourgeois, qui, on le sait, n’est pas seulement un grand homme d’État, mait aussi un connaisseur d’art de tout premier ordre. Stupéfait de trouver à La Haye un pareil ensemble d’œuvres du plus bel art français il s’écria : « Mais ces tableaux n’auraient jamais dû quitter la France. Bon nombre d’entre eux sont des toiles comme il en manque au Luxembourg et même Mesdag15.pngau Louvre ! » Paroles élogieuses et désintéressées qui m’ont d’autant plus frappé, qu’elles me remettaient à l’esprit une autre visite, celle de l'Empereur d’Allemagne au Mauritshuis ; comme le dr. Bredius lui montrait la photographie de l’admirable Portrait du frère de Rembrandt du Musée de l’Hermitage à Pétrograd, l’Empereur, s’adres- sant à son entourage, dit : « Nous pourrions bien aller leur reprendre ce tableau. »

    J’étais là, et, dans les circonstances actuelles ces paroles prononcées en passant acquièrent un certain intérêt.

     

    * Un cas de désintéressement analogue, encore plus frappant, est celui du Dr. Bredius qui, lorsqu’un amateur américain voulut lui acheter son David et Saül de Rembrandt, refusa net un bénéfice d’un demi million de francs !

    ** Mesdag l’a acheté à la fille de Scheffer, Mme Marjolin.

     

    Philippe Zilcken, La Revue de Hollande

    octobre 1915, p. 445-452

     

     

    (1) Anton Gerard van Hamel (1842-1907) – à ne pas confondre avec son homonyme (1886-1945), le célèbre celtisant –, théologien et romaniste, à partir de 1884 premier titulaire d’une chaire de langue et de littérature françaises en Hollande. Voici ce qu’écrit à son sujet David Gullentops dans « La réception de Verhaeren aux Pays-Bas »,  Revue belge de philologie et d’histoire, T. 77, fasc. 3, 1999, p. 743 :

    MesdagVanHamel.png

    MesdagVanHamel2.png

    (2) Catalogus der schilderijen, teekeningen, etsen en Kunstvoorwerpen, La Haye, Mouton & Cie, 1905. Une édition française du catalogue sera établie en 1911 (même auteur, même éditeur) de même qu'une édition en anglais.

    (3) Ph. Zilcken, « Le Musée Mesdag à La Haye », La Revue de l’art ancien et moderne, T. 24, n° 139, octobre 1908, p. 301-314. Le texte est plus complet que celui de 1915, mieux rédigé aussi, mais il est déjà accessible en ligne : ICI ou ICI. Il semble avoir d’ailleurs été repris sous forme de brochure en 1913 aux Pays-Bas. Relevons que le graveur haguenois avait déjà publié d'autres contribuations sur Mesdag dont : H.W. Mesdag : le peintre de la mer du Nord, Paris, Quantin, 1896.

     

     

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  • La Haye, 1915

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    Louis Couperus,

    badin et grave

     

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    En octobre 1915, dans son quatrième numéro, le mensuel La Revue de Hollande publie sans nom d’auteur, au sein de la rubrique « Notes, faits et documents », deux textes brefs consacrés à la ville de La Haye et aux chroniques de Louis Couperus (Coupérus) – la situation internationale avait contraint le romancier, établi depuis de nombreuses années à l’étranger (Nice, Italie…), à renter début 1915 au pays. Deux pages frivoles en une époque grave, la seconde proposant une traduction partielle de la courte prose « Meditatie over het mannelijk toilet » (« Méditation sur la toilette masculine »).

    RevueHollande.pngPour distraire son lecteur et égayer son âme, Couperus maniait souvent une plume en apparence insouciante ; c’est au cours de l’été 1915 qu’il publie par exemple  la saynète « De tweede blik » (« Le Deuxième regard »). À l’époque du premier conflit mondial, ses Brieven van den nutteloozen toeschouwer (Lettres d’un observateur inutile), œuvre rédigée à Munich et Florence en août et septembre 1914, et d’autres chroniques, dont beaucoup paraissent dans Het Haagsche post ou Het Vaderland, témoignent toutefois de la gravité qui l’habitait. Ainsi, dans « Cosmopolitisme » (mai 1916) dénonce-t-il l’illusion du progrès – l’homme moderne n’est pas forcément plus élevé que le sauvage – et l’illusion du cosmopolitisme, idéal dans lequel beaucoup voyaient la panacée. « De terugkeer » (Le retour, mars 1915), « Een Hagenaar terug in Den Haag » (Un Haguenois de retour à La Haye, mars 1915) décrivent les sentiments ambivalents et le désarroi de l’écrivain en « ces temps étranges et sans précédent » ; pour la première fois de sa vie sans doute, Louis Couperus éprouve un certain réconfort à vivre dans son « cher petit pays » qui saura préserver sa neutralité.

     

    Extraits de l’adaptation télévisée

    du roman haguenois de L. Couperus

    De boeken der kleine zielen (Les Livres des petites âmes)


     

     

    La Haye pendant la guerre

     

    Ce n’est plus la ville aristocratique et paresseuse, accueillante aux touristes et aux diplomates, retraite des Hollandais enrichis, mais bien un centre tout nouveau, plus vivant, aux éléments un peu disparates. Est-ce M. Louis Coupérus, le subtil romancier des mœurs de La Haye (1) qui nous montrera cette ville sous son aspect actuel ?

    Debergvanlicht.pngSi l’auteur de Héliogabale (2) dédaignait de noter les mille aspects de la capitale hollandaise, nous y perdrions un tableau qui, dans ses proportions modestes, n’en serait pas moins attrayant et singulier.

    Nous ne verrions pas les êtres qui peuplaient La Haye pendant la guerre.

    Il est quatre heures de l’après-midi. Les promeneurs, nombreux, indisciplinés, encom- brent la chaussée, tandis que les cyclistes exécutent sur le trottoir, ainsi que sur les gens et les bêtes, des virages gracieux et soudains. Un gamin siffle Tipperary (3). Le tramway de Schéveningue verse, tout à coup, sur le Plein – la grand’place de la ville – un essaim de jeunes filles tout de blanc habillées. Les membres de la Société « de Witte » (4) sont installés autour de petites tables, en plein air, sur la place. Ils dégustent de savoureux Schiedams et nous admirons la coutume charmante qui leur permet d’interrompre la circulation dans la ville.

    Les gens vont et viennent, parmi les soldats bruyants. Des enfants qui jouent à la guerre, drapeaux en tête, tambours battants, sont prêts à s’entretuer, comme les grands.

    Les étrangers flânent, s’arrêtent aux librairies où flamboient les brochures de propagande – venant toutes d’Allemagne, ou presque – noyant sous leur masse les réquisitoires nets et sincères d’un Bédier (5) ou d’un Pierre Nothomb (6).

    Si M. Louis Coupérus négligeait de noter ses impressions, nous ne verrions pas non plus, le réfugié belge, bon enfant, expansif, mais plein, sous des semblants de gaîté, de la tristesse de son exil.

    CouperusCaric.pngQuand le crépuscule descend sur la ville et que le parfum des tilleuls du Lange Voorhout s’exaspère, le traducteur de la Tentation de saint Antoine (c’est toujours de M. Louis Coupérus qu’il s’agit) (7) aura-t-il voulu voir les couples enlacés qui vont dans les bois qu’emperle déjà la rosée, ou vers les dunes, baignées d’un clair de lune transparent, dire, dans ce hollandais un peu rauque, les seuls mots qui paraissent toujours nouveaux ?

    Il nous montrera peut-être le Vivier, gris et rose à l’aube, à midi, doré, et noyé le soir de pourpre et d’émeraude ; le Binnenhof, précis comme un joyau, mais non point tels qu’ils étaient avant la guerre, car les Pays-Bas, quoique neutres, ont senti passer le grand souffle de l’orage. L’écho des canonnades retentit, chaque jour, jusqu’ici, et cette contrée, si même elle ne fut pas héroïque, en 1915, fit son devoir tout entier : bonté dans l’accueil, hospitalité large et sûre.

     

    (1) Les grands romans haguenois de Louis Couperus étant Eline Vere (1889) et Van oude menschen, de dingen, die voorbij gaan... (1906, traduit par S. Roosenburg sous le titre Vielles gens et choses qui passent…, éd. Universitaires, 1973. On préférera la version anglaise d’Alexander Teixeira de Mattos : Old People and the Things that Pass).

    (2) De berg van licht (1905-1906, La Montagne de lumière), roman dans la veine de Salammbô qui brosse une fresque de la décadence romaine à l’époque d’Héliogabale.

    (3) It’s A Long Way to Tipperary, air de music-hall (1912) dont le refrain était sur de nombreuses lèvres pendant la première guerre mondiale.

    (4) Créée en 1802, la Societeit De Witte est toujours un lieu de rencontre pour les notables, ouvert aux femmes depuis 1998. Elle dispose d’une riche bibliothèque abritée dans des salles Art déco.

    JosephBédier.png(5) Le médiéviste Joseph Bédier (1864-1938), à qui l’on doit  d’excellentes éditions de Tristan et Yseult et de La Chanson de Roland, s’était mis au service de l’état-major français. Élu en 1920 à l'Académie française. (photo)

    (6) L’écrivain belge Pierre Nothomb (1887-1966) qui publie durant cette période Les Barbares en Belgique ou encore La Belgique martyre.

    (7) Sur la traduction-adaptation de la Tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert par Louis Couperus, on lira : Bertrand Abraham, « La Tentation de saint Couperus », Deshima, n° 4, 2010.

      

     

     

    Vredespaleis1914.png

    Palais de la Paix, La Haye, inauguré en 1913 :

    À louer ou à vendre pour cause de faillite

     

     

    Louis Coupérus et la mode masculine

     

    À La Haye, un magasin d’habillements pour hommes a eu l’idée originale d’inviter quelques auteurs et dessinateurs hollandais à composer, au profit du « Comité royal et national de secours », un livre (1) qui traite de la grave question de la toilette masculine. Les différents collaborateurs se sont acquittés de leur tâche avec grâce et avec esprit.

    Piet van der Hem (2) sait camper un snob de Néerlande tout aussi bien qu’il drape un toréador. Jan Feith (3) fait d’ingénieuses comparaisons entre la toilette de notre père Adam et la sienne.

    CouperusBrieven.pngLouis Coupérus, qui a promené sa curiosité à travers tous les siècles, se plaît à faire l’apologie du costume moderne, et y réussit. « Il est possible, dit-il, que nos vêtements masculins soient absolument laids ; il faut reconnaître cependant qu’ils sont aussi d’une beauté relative. Et pourquoi ne nous sentirions-nous pas heureux de porter quelque chose de relativement beau ? Ferais-je un meilleur effet en ce monde et dans cette vie, si j’allais me parer d’une chlamyde ou d’un chiton classiques, ou d’un costume moyenâgeux, d’un brocart de l’époque renaissance, de ‘‘canons’’, de rubans, d’aiguillettes du temps de Louis XIV ? Mais non, cela ne serait pas en harmonie avec le demi-ton, la grisaille, de notre vie… Dans nos multiples existences de modernité fiévreuse il nous faut un costume collant, bien coupé, bien ajusté. Le costume moderne c’est l’armure dans la lutte pour la vie, il s’adapte merveilleusement à l’existence moderne, et c’est pourquoi il est devenu harmonieux et beau…

    Et ne dites pas que nous y perdons toute individualité. Le maire de village qui promène dans une redingote sa corpulence et sa bonhomie se distingue tout de suite du diplomate correct et impassible portant le même costume, et dans un restaurant chic, l’élégant maître d’hôtel garde au milieu des dîneurs, en habit comme lui, son élégante silhouette. » (4)

    Si ses merveilleux contes et ses beaux romans déjà ne nous l’avaient appris, cette « méditation sur la toilette masculine » nous prouverait une fois de plus que Monsieur Louis Coupérus a « des lumières sur tout ».

     

    (1) Le texte a paru dans Kleeding en de man (septembre 1915) à l’occasion de l’inauguration d’un nouveau bâtiment. Il est reproduit dans la volume 49 des Œuvres complètes de Louis Couperus : Ongebundeld werk, L.J. Veen, 1996, p. 153-156. Le 21 mars 1914, en guise de chronique hebdomadaire, l’écrivain avait publié dans Het Vaderland « Mannelijk toilet » – pages portant sur le même thème et dont on retrouve certaines tournures dans « Meditatie over het mannelijk toilet » – reproduit dans le volume 27 des Œuvres complètes : Van en over mijzelf en anderen, L.J.  Veen, 1989, p. 426-432).

    (2) Piet van der Hem (1885-1961), peintre et dessinateur (politique) né en Frise. Il fit ses études à Amsterdam avant de vivre à Montmartre (1907-1908). Représentant du luminisme, il devint un portraitiste reconnu.

    deoorloginprent1.png(3) Jan Feith (1874-1944), auteur prolixe, journaliste, dessinateur, caricaturiste et sportif néerlandais. Il a publié en 1915 De oorlog in prent (La Guerre illustrée). On lui doit entre autres un roman intitulé De reis om de wereld in veertig dagen of De zoon van Phileas Fogg (Voyage autour du monde en quarante jours ou Le fils de Phileas Fogg) publié en 1908, huit ans après qu’il eut rendu visite à Jules Verne.

    (4) L’auteur a traduit cinq fragments du texte original.

     

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    signature autographe de Louis Couperus, 1916

     

     

  • Le Passage à l'Europe (3)

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    Réception de l’ouvrage de Luuk van Middelaar (suite)

     

     

    « L’Europe, une grande histoire qui ‘‘nous’’ concerne » 


    luuk van middelaar,le passage à l'europe,gallimard,pays-basJamais plus qu’aujourd’hui il ne sera sans doute opportun de souligner la saisissante actualité du livre Pavane pour une Europe défunte du philosophe Jean-Marie Benoist qui éclaire la crise dans laquelle l’Europe se trouve actuellement plongée. Plus de trente ans après sa publication, sa lecture, en effet, ne saurait manquer d’étonner le lecteur tant l’appréciation que son auteur y fait d’une Europe enlisée dans sa marche, qui ne l’empêche pas pour autant de lancer un appel, une adjuration pressante à ne pas y renoncer, coïncide avec le constat navré que nous pouvons faire aujourd’hui sur l’édification d’une Europe politique ébranlée par la crise financière de sa monnaie unique. Et cela au moment où se désigne à notre attention un livre de réflexion racontant la genèse de cet ordre politique européen intitulé Le Passage à l’Europe et sous-titré Histoire d'un commencement du philosophe et historien néerlandais Luuk Van Middelaar d’après qui le mouvement de ce passage à l’Europe, qui n’est en rien un « bond » mais le résultat de l’action commune de la France et de l’Allemagne, se décompose en trois temps, depuis les années de la fondation (1950-1957), en passant par le séjour dans la Communauté (1958-1989) jusqu’à l’époque qui court après la chute du mur de Berlin (1989 à aujourd’hui), grand événement à la fois « indéfinissable et bouleversant », dont le choc géopolitique a chargé le mot « Europe » de nouvelles significations en même temps qu’il aura poussé les Européens de l’Ouest à tenir un nouveau rôle. […]

    Quoi qu’il en soit, toute la question pour Luuk Van Middelaar est de savoir si « les motifs politiques du vivre-ensemble dament en dernier ressort le pion aux intérêts économiques ». Une évidence, voudrait-on croire, mais quiconque lit les commentaires suscités par la crise constate que tel n’est pas le cas. Aussi plus que jamais le véritable enjeu de l’Europe est-il bel et bien là. Luuk Van Middelaar, dont l’ouvrage est certainement le seul (et pourtant il n’en a pas manqué) qui puisse contribuer aussi efficacement à la compréhension des événements des soixante dernières années de l’Union européenne […]

    Eryck de Rubercy, « L’Europe, une grande histoire qui ‘‘nous’’ concerne », La Revue des Deux Mondes, avril 2012.

     

     

    Entretien avec Luuk van Middelaar à la librairie Filigranes

    (2 parties)

     

     

    « Le ‘‘secret de la table’’ »


    Le Passage à l’Europe de Luuk van Middelaar est l’un de ces livres qui permet de prendre du recul dans un débat européen qui se donne le prochain sommet européen, lequel a maintenant lieu presque chaque mois, comme horizon. À l’obsession du présent, et d’un futur proche toujours présenté comme menaçant, il répond par une analyse à la fois historique, philosophique et sociologique des soixante dernières années de construction européenne. Et c’est probablement le grand mérite de ce livre qui, par ailleurs, est consacré à une institution de plus en plus centrale et néanmoins méconnue qu’est le Conseil Européen, composé des chefs d’États et de gouvernements.

    Analyse historique du rôle des États dans la construction européenne, le livre repose sur l’idée qu’une sphère des États membres serait en cours de formation et occuperait l’espace existant entre la sphère communautaire (comprenant les institutions européennes) et la sphère des États européens (dont tous ne sont pas membres de l’UE). « Ici, le mouvement naît (comme dans la sphère externe) de la recherche par chaque État de son intérêt particulier, mais aussi (là réside la surprise) d’une conscience croissante d’un intérêt commun. » L’analyse historique de l’auteur tente de montrer que dès les moments fondateurs, les Ministres européens agirent ensemble « en tant que club » en dehors des compétences limitées des traités initiaux. À travers plusieurs crises, Luuk van Middelaar démontre combien cette dynamique de club a engendré un mouvement dont les États ne peuvent plus se départir, mouvement qui est tant une opportunité qu’une contrainte puisque les États membres sont en quelques sortes condamnés les uns aux autres. L’auteur revient ainsi sur plusieurs moments symptomatiques du « passage à l’Europe », crise de la chaise vide ou Convention pour l’avenir de l’Europe en s’appuyant sur un vaste renfort de détails historiques souvent peu mis en avant par les manuels. [lire la suite]

    Philippe Perchoc, « Le '''secret de la table'' », nonfiction.fr 

     

     

     « Si l’Europe m’était contée »


    luuk van middelaar,le passage à l'europe,gallimard,pays-bas« On ne partagera pas forcément la position de l’auteur. Un fédéraliste trouvera que son explication du rôle et de l'importance de la sphère intermédiaire ressemble à une justification. Quant à son exposé sur la nécessité de laisser le temps faire son travail, il peut apparaître comme de la complaisance aux yeux de ceux qui s’impatientent face à la lenteur avec laquelle se construit l’Europe, perdant ainsi du terrain dans un monde qui évolue rapidement. Cela dit, Luuk van Middelaar se défend de prendre parti. Il veut simplement décrire les mécanismes à l’œuvre pour mieux les comprendre, et ainsi agir plus efficacement. Mieux faire est déjà un pas vers le paradis... En tout cas, voici un livre d’histoire et de philosophie politique très bien écrit, ce qui ne gâche rien, et dont la lecture est stimulante. »

    Mariano Fandos, « Si l’Europe m’était contée », Syndicalisme Hebdo, 11/05/2012

     

     

    Europe : pour y voir clair, par Jacques Pilet

    On est pour, on est contre. Mais que sait-on au juste de l’histoire de l’Europe, de son véritable état actuel ? L’actualité économique obscurcit le champ politique. Un jeune historien et philosophe néerlandais, Luuk van Middelaar, raconte cette expérience unique en mots simples et percutants: Le Passage à l’Europe, histoire d’un commencement. Utile pour dépasser les clichés.



    Dans Le Passage à l’Europe, le philosophe et historien néerlandais Luuk van Middelaar analyse la formation de cet étrange objet politique qu’est l’Union européenne. Profond et critique, réaliste et souvent drôle, ce « passage » décrit les soixante dernières années comme un « commencement », qui s’est accéléré avec la crise de l’euro. 


    Dans votre livre, vous moquez les efforts de la Commission européenne pour mettre en œuvre ce que vous appelez la « stratégie allemande » visant à fabriquer une « nation européenne » fondée sur l’identité et la culture... par opposition à la stratégie « romaine », fondée sur le clientélisme, et à la grecque, qui s’appuie sur le vote démocratique...

    Je suis un peu ironique, en effet... et Bruxelles manque d’humour. Il fallait trouver un ton libre pour casser les discours en place et poser des questions fondamentales sur ce qu’est l'autorité ou la fondation d’un ordre politique. Je ne nie pas toutefois que le sentiment du « nous » européen ne peut provenir que d’une identité commune. Il y a bien quelque chose qui se dessine à partir du XVe siècle où l’on identifie l’Europe à une partie du monde, la nôtre. Robert Schuman ne l’a pas inventé le 9 mai 1950. Cela a pu marcher parce qu’on a mobilisé une conscience souterraine, l’idée que quelque chose comme l’Europe existe à travers sa diversité.

    […]

    N’est-ce pas trop demander aux dirigeants nationaux d’avoir un double rôle de défenseurs des intérêts nationaux à Bruxelles et de représentants de l’Union européenne chez eux ?

    Voir la chancelière allemande Angela Merkel arriver le soir à Bruxelles au Conseil européen, alors qu’elle s’expliquait le matin devant Bundestag à Berlin a quelque chose de fascinant. Cela renforce la politique européenne. Des gens se sont inquiétés ces deux dernières années du rôle croissant des dirigeants nationaux. Mais c’est lié à la crise. Les décisions étaient si importantes qu’il fallait que les chefs d’État et de gouvernement s’en mêlent. Nous n’assistons pas à une renationalisation de la politique européenne, mais à une européanisation des politiques nationales. En ce sens, nous vivons un vrai moment de passage.

    Florence Autret, entretien avec l’auteur, « Une européanisation des politiques nationales », La Tribune, 20-26/05/2012

     

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    Un entretien à lire sur la Toile, mené par François Quinton : nonfiction.fr

     

     « L’Europe s’est forgée par des moments de rupture », entretien mené par Olivier Guez


    Entretien radiophonique : « Luuk van Middelaar : Europe, genèse d’un renouveau ? » présenté par Rémi Praud et Anne-Sophie Michel


  • Vasalis

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    Les mots, ces individus qui mènent leur propre vie

     

     

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    Née à La Haye, M. Vasalis – pseudonyme de Margaretha Leenmans (1909-1998) –, entreprit des études d’ethnologie avant de renoncer à s’intéresser à de lointaines peuplades pour sonder l’étranger qu’il y a en chacun de nous. Épouse d’un psychiatre, elle a elle-même exercé comme pédopsychiatre et consacré beaucoup de son temps à l’écoute de ses proches et de ses amis. Liée avec plusieurs poètes, par exemple la Sud-Africaine Elisabeth Eybers ou encore Gerard Reve, elle s’est toutefois tenue à l’écart du monde littéraire, n’accordant pour ainsi dire aucune interview, publiant très peu, insatisfaite de ce qu’elle écrivait, ne continuant pas moins à tenir son journal. Vasalis est décédée à Roden, dans la province de la Drenthe, où elle a passé les trente-cinq dernières années de sa vie.

    vasalis,poésie,pays-bas,traductionVasalis confie ses premiers poèmes à la revue Groot Nederland (1936). En 1940 paraît chez A.A.M. Stols son premier recueil Parken en woestijnen (Parcs et déserts). Le même éditeur publie le suivant en 1947 : De vogel Phoenix (L’Oiseau Phénix). Sept ans plus tard, la maison G.A. van Oorschot prend le relai : Vergezichten en gezichten (Vues et visages). La poète restera fidèle à cet éditeur né lui aussi en 1909 – leur correspondance a été publiée pour marquer le centenaire de l’année de leur naissance (illustration ci-contre) –, mais sans plus produire le moindre recueil. Vasalis a signé quelques essais et une longue nouvelle située en Afrique du Sud, pays où elle a séjourné : Onweer (Orage, 1940) – ainsi que quelques discours de la reine Juliana avec qui elle avait sympathisé dans les milieux estudiantins de Leyde –, mais ce n’est qu’après sa disparition que le lecteur découvrira un nouvel ensemble de poèmes : De oude kustlijn. Nagelaten gedichten (L’Ancien littoral. Poèmes posthumes, 2002). Cette œuvre poétique – réunie dans les Verzamelde gedichten (2006), moins de 200 pages – a été couronnée du vivant de l’auteure par les distinctions les plus prestigieuses aux Pays-Bas ; très tôt, la critique a salué la complexité psychologique qui se manifeste sous la simplicité et la transparence des vers. Les lecteurs ont répondu à cet engouement, dix mille acquérant par exemple, entre 1940 et 1943, un exemplaire du premier recueil, une manne inespérée pour l’éditeur Stols ; depuis, Parken en woestijnen est devenu le titre le mieux vendu des éditions Van Oorschot juste derrière le roman De donkere kamer van Damokles (La Chambre noire de Damoclès) de Willem Frederik Hermans, devant les œuvres mêmes de l’éditeur Geert van Oorschot, devant aussi la traduction néerlandaise par E.Y. Kummer du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline ou encore Specht en zoon (La Mort sur le vif) de Willem Jan Otten.

    vasalis,poésie,pays-bas,traductionMaaike Meijer, biographe de Vasalis, relève comme thèmes majeurs de ces poèmes, composés pour la plupart dans une forme libre, le rapport à l’être aimé (présent ou absent), la dimension tragique de la maladie mentale,  la singularité de l’enfance, la nature envisagée comme accès à l’expérience intérieure, la mort et le temps bien sûr, mais aussi notre capacité à dépasser la conscience rationnelle. D’apparence plutôt conventionnelle, les strophes placent souvent le lecteur  face à un changement intime brutal de la personne qui nous parle ou plutôt de ce « je » qui se parle à lui-même. Vasalis aspire à regarder au-delà du visible, au-delà du connu, quand bien même cela peut mettre le poète face à ce qu’il y a de plus angoissant.  Des auteurs ont rapidement relevé une certaine parenté entre ses créations qui nous transportent dans une dimension surnaturelle, et celles de la mystique Hadewijch. Parallèlement, on a pu voir en elle un auteur privilégiant les petites choses du quotidien ; les Vijftigers – poètes des années cinquante de la mouvance CoBrA – s’opposeront à cette vision des choses.

    vasalis,poésie,pays-bas,traductionSi l’on doit rapprocher Vasalis d’un autre poète, c’est sans doute d’Emily Dickinson dont elle partage l’intensité dans l’expression et dans l’émotion. Elle envisage le poème comme l’accès privilégié à un état de conscience autre – par exemple à travers le rêve – qui permet de suspendre les contradictions, les limites du sujet lyrique, le manque d’unité de l’existence sans pour autant atteindre à l’absolu. Une incapacité gage de beauté.

                  Daniel Cunin

     

     

    Sources : Maaike Meijer & Jessa Bertens, « M. Vasalis », Kritisch Literatuur Lexikon, Groningue, Wolters Noordhoff, septembre 2007 & Maaike Meijer, Vasalis. Een biografie, Amsterdam, Van Oorschot, 2011.

     

     

    Le poème Afsluitdijk lut par le poète Remco Ekkers


     

    Afsluitdijk

     

    L’autobus est une chambre qui troue la nuit,

    la route une droite, la digue une ligne sans fin,

    à main gauche la mer, domptée mais inquiète ;

    nous regardons, une lune timide diffuse sa lueur.

     

    Sous mes yeux, les jeunes nuques fraîchement rasées

    de deux matelots ; ils retiennent des bâillements

    puis, après s’être étirés en souplesse, s’endorment

    avec innocence tête sur l’épaule de l’autre.

     

    Soudain, comme en rêve, je vois dans la vitre,

    fluide et transparent, soudé au notre, par moments

    clair comme nous, par moments noyé dans la mer,

    l’esprit de l’autobus ; l’herbe fend les matelots.

    Je me vois moi aussi. Rien

    que ma tête qui se balance à la surface de l’eau,

    la bouche remuant comme ouverte

    sur des mots, sirène stupéfaite.

    Nulle part ne finit et nulle part ne commence

    ce voyage, sans avenir, sans passé,

    rien qu’un long aujourd’hui mystérieux et morcelé.

     

    trad. D. Cunin en collaboration avec Kiki Coumans

     

     

    Documentaire en néerlandais (extraits) sur Vasalis

     

     

    Mère

     

     

    Elle était comme la mer, mais sans tempêtes.

    Également nu-tête et le pied large.

    S’élevant et descendant sur son flux,

    assis comme des oiseaux sur ses genoux,

    nous pouvions l’oublier un long moment,

    paisibles, regardant autour de nous, à l’abri.

    Sa voix était sombre et un peu rauque

    comme des coquillages qui glissent l’un contre l’autre,

    sa main était chaude et rêche comme le sable.

    Et toujours elle portait à son cou bronzé

    la même chaîne à la pierre de lune ronde

    où, dans un bleu de brume, brillait une petite lune.

    Imprégnés pour de bon de son calme murmure,

    nous étions tout le temps en voyage et toujours chez nous. 

     

     

    trad. D. Cunin en collaboration avec Kiki Coumans

     

     

    Quelques poèmes de Vasalis traduits en français par Sadi de Gorter

    et en anglais par James Brockway

    Un article en anglais sur l’œuvre de Vasalis

    Deux articles en français sur l’œuvre de Vasalis

    (voir aussi Septentrion, n° 2, 1981)

     

     

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    Merci à Mme Lous Mijnssen-Droogleever Fortuyn

     

     

  • Le Hollandais de Vialatte

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    Pratique alpestre aux Pays-Bas

     

     

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    Biographie de Vialatte par Ferny Besson, Lattès, éd. 1999

     

    La Hollande a Carmiggelt, la France Vialatte. Vialatte a son Hollandais, Carmiggelt son Jean et son Eugène.

    Publiée dans le journal La Montagne le 28 septembre 1965, la « Chronique du monsieur hollandais » a été reprise dans Pas de H pour Natalie, l’un des treize volumes que lon doit à Ferny Besson puis dans Les Chroniques de la Montagne (Bouquins, Robert Laffont). Comme la plupart de ses sœurs, elle se termine en queue de poisson : « Et c’est ainsi qu’Allah est grand ».

    Vialatte4.pngSi Alexandre Vialatte aimait puiser son inspiration dans le célèbre catalogue Manufrance – voir la vidéo de l’INA –, il faisait aussi, non sans humour, son miel de certains catalogues bataves : « Et c’est pourquoi les plus beaux livres de la saison sont ces catalogues de tulipes qu’on reçoit de Hollande par la poste. Certains sont en ‘‘mélanges superbes’’, d’autres en ‘‘mélanges multicolores’’, d’autres en ‘‘mélanges avantageux’’. On y rencontre la ‘‘veuve joyeuse’’, l’‘‘insurpassable’’ et la ‘‘naine de la nuit’’. Mais que dire de l’anémona blanda, ‘‘tant recherchée à planter dans le jardin de rocaille’’, et du broc ‘‘style vieux hollandais avec un pied en cuivre jaune fait à la main’’ ? De la ‘‘trompette’’, de la ‘‘grande couronne’’, du ‘‘tazetta’’ et du ‘‘poeticus’’, de la ‘‘doronie du Caucase’’ (doronicum orientale), et du ‘‘perroquet gigantesque’’ ? Ce n’est plus de la botanique, mais du poème lyrique, de l’incantation, de la litanie mystique. » (« Tulipes, notaires et même… éléphants », La Montagne, 14 septembre 1969). 

     

     

    Chronique du monsieur hollandais

     

    Vialatte6.pngJ’ai connu à La Haye un monsieur hollandais qui se flattait de parler italien. Aussi, pour apprendre le français, se servait-il d’un petit ouvrage à l’usage de notre sœur latine. Réédité sous la Restauration, cet opuscule devait dater de l’époque de Ravaillac. On y apprenait à compter en pistoles, en livres parisis et en livres tournois. Il était extrêmement bien fait et enseignait le plus gros de tout ce qui est indispensable : « pour se brouiller », « pour se réconcilier », pour acheter, pour conter fleurette, pour faire des lettres commerciales ; ce qui se dit le matin, l’après-midi, à pied, à cheval ; le vocabulaire des voyages, des affaires, de la politique. Que dit-on le matin, par exemple ? On dit : « Champagne, apportez-moi mon pourpoint et mon livre d’heures. Je fis hier soir avec le chevalier un reversi où je perdis vingt pistoles. » Mon Hollandais savait tout ça. Le vocabulaire des insultes était d’une richesse étonnante, car l’italien est vif et pittoresque. Elles étaient traduites en français avec une crudité à faire rougir un singe. Mon Hollandais les apprenait par cœur. La distinction la plus choisie alternait dans ce charmant ouvrage avec la plus basse grossièreté. Mon Hollandais ingurgitait le mélange. Quant aux modèles de lettres commerciales, ce n’étaient qu’épîtres de Milan ou de Florence pour annoncer à des négociants de Clermont-Ferrand que leurs convois de mulets chargés de papier dAmbert sétaient perdus en route dans les neiges éternelles ; la plupart, victimes du verglas, s’étaient rompus les os au col du Saint-Bernard ; ils tombaient dans les précipices ; ils glissaient dans l’abîme ; ils mouraient de rhumatismes ; ce n’était plus du trafic, mais de l’assassinat ; c’était le roman de l’Alpe homicide. Mon Hollandais avalait tout, le papier d’Ambert, les mulets, le précipice. Cent jolies choses. Il digérait ces catastrophes avec une grande placidité en se figurant qu’il savait l’italien et apprenait par son canal tout ce qui se dit quand on vient en France. Le résultat était étonnant : à l’époque du dollar, de l’avion, du mètre cube, et de l’argot de la Série noire, il parlait par livres tournois, par caravanes et charges de mulet dans le jargon des voyous de l’époque Henri II. Avec une grande cérémonie. Et un accent si parfaitement néerlandais qu’on aurait cru à un dialecte arabe parlé par un âne enrhumé. C’était si beau que je lui achetai son petit livre. Mais il y tenait tellement qu’il vint me le réclamer au moment où je quittais La Haye. Je le lui rendis, déjà sur le marchepied du train. Je n’eus même pas la suprême ressource de pouvoir lui écrire de Paris que je le lui renvoyais par une mule qui se serait noyée dans l’Escaut.

    Vialatte7.pngJe ne cesse plus de penser à ce monsieur hollandais. C’est avec lui que je dialogue chaque jour : l’actualité parle comme son petit livre. Avec les romans, les journaux, les traductions et les nouvelles des guerres, c’est un mélange si bur- lesque (et tragique) des tons, des époques, des argots, une telle confusion des genres, des styles, un tel méli-mélo de charabias internationaux, de sauvages et de cosmonautes, d’anthropophages qui prennent l’avion, d’adjurations solennelles de l’O.N.U., d’enfants armés de bâtons pour combattre des tanks, de famines, de squelettes et de désolations, le tout brodé de petites filles chichiteuses qui divorcent d’avec Dédé pour épouser Didi, ou bien réciproquement, et de querelles byzantines sur le sexe des anges, qu’il semble qu’on écoute un fou parler français en hollandais du XIIe siècle avec un accent japonais. En Algérie, on voit des chèvres sur les balcons ; ailleurs la monnaie officielle est le thaler de Marie-Thérèse. Le siècle parle marxiste avec l’accent freudien dans le jargon de prestige inventé pour la publicité de la poubelle à pédale.

    Qui mettra tout ça en français ?

    On se frotte les yeux, on se gratte la tête.

    Et c’est ainsi qu’Allah est grand.*

     

    Alexandre Vialatte

     

     

    Vialatte traducteur, romancier, chroniqueur, naturaliste et moraliste, par Patrick Tudoret

    Patrick Tudoret - Les cinq Vialatte par Alexandre_Vialatte

      

     

    Vialatte3.png* On relèvera que le traducteur de Kafka a évoqué plus ou moins dans les mêmes termes son Hollandais au fil dune autre chronique où il se propose de nous entretenir de la langue… esquimau : « […] Il y a cependant une loi qui veut que les langues refroidissent quand on se rapproche du pôle et se réchauffent quand on se rapproche de l’équateur. L’esquimau est un cas limite. A l’autre bout, il y a l’arabe. C’est en arabe que les injures sont le plus belles. ‘‘Qu’Allah te change en vespasienne !’’ est une imprécation grandiose en même temps qu’un souhait ingénieux qui prouve la poésie des langues orientales. Et l’italien est riche en jurons ouvragés. Tous les besoins peuvent y puiser. J’ai connu à La Haye un monsieur hollandais, ponctuel, brumeux et charmant, un peu humide mais foncièrement grammatical, qui vivait dans l’étrange chimère de savoir parler l’italien. Il l’apprenait sans professeur et était parvenu, de fait, à force de grammaire, de sueurs, de nuits blanches, à s’exprimer dans un idiome guttural que ne comprenait aucune espèce de Hollandais, ce qui prouve bien que c’était une langue étrangère, et qu’un Roumain de force moyenne pouvait en cas de besoin prendre pour du suisse allemand. Les langues du Sud séduisaient ce Nordique par leur charme méridional. C’était physique. Il en était sensuellement amoureux. Les enfants monstrueux de ce penchant sadique faisaient peur à l’homme du commun. À l’aide de dictionnaires, de lettres, de journaux, il créait des langues étrangères. Il avait décidé d’apprendre le français, mais par l’intermédiaire d’une grammaire italienne écrite pour enseigner l’italien aux Français. J’ai compulsé cet ouvrage incroyable, je le lui ai même acheté trois florins pour la curiosité de la chose. Malheureusement il me l’a repris sur le quai de la gare. Il ne pouvait s’en séparer.

    « Comme on le comprend ! L’esprit s’y nourrissait des substances les plus étonnantes : ‘‘Ce qu’il faut dire le matin’’, ‘‘Ce qu’on dit l’après-midi’’, ‘‘Comment se brouiller’’, ‘‘Comment se réconcilier’’, ‘‘Pour insulter quelqu’un’’, ‘‘Pour l’insulter plus fort’’, sans compter trente modèles de lettres commerciales et un répertoire instructif de ‘‘saillies spirituelles’’ et de ‘‘reparties ingénieuses’’ qu’il fallait apprendre par cœur. ‘‘Ce qui se dit le matin’’ me surprit fort. Le matin, on dit en se levant : ‘‘Champagne apportez mon pourpoint, ma perruque et mon livre d’Heures’’, ‘‘Je fis hier soir avec M. le Chevalier un reversis où je perdis cinq pistoles’’. Car cet ouvrage, qui s’avouait de 1810 n’était que la réédition d’un traité plus vieux de deux siècles. On n’y comptait que par livres tournois. Si l’on veut bien tenir compte que j’ignore le flamand, que les cours changeaient tous les jours, que celui de la livre tournois n’est présent qu’à très peu de mémoires (sans parler du besant et du sol parisis), qu’il y avait le marché noir et le marché officiel, et qu’enfin le prix des choses est fait d’impondérables, surtout dans une époque de famine nationale et le départ des troupes allemandes, on se rendra compte de la difficulté de faire l’appoint en pistoles Louis XIII dans le troc d’un hareng frais contre un vieux dictionnaire, surtout quand cette monnaie abstruse sort du gosier d’un Hollandais qui le fait revenir par fractions décimales, fioriturée d’agnels et de florins à la rose, du fond du Moyen Âge français par l’intermédiaire capricieux de la Renaissance italienne. C’est ce qui prouve combien la connaissance des langues complique la conversation.

    Vialatte2.png« Cette grammaire fut une plaie d’Égypte. Que faire, le jour d’Hiroshima, en face d’un Hollandais qui réclame sa perruque et veut absolument jouer au reversis ? Quand aux commerces plus directs, quant aux échanges les plus simples, ses trente modèles de lettres commerciales l’avaient bercé de la superstition que les mulets se cassent toujours la tête dans les gouffres du Saint-Bernard en apportant la marchandise. Ce n’étaient que faillites causées par le verglas ! Pour vendre un couteau de poche, il tenait compte du gouffre et se faisait rembourser la bête. Il ne comptait que par mulets et précipices. On ne pouvait acheter un stylo sans franchir la limite des neiges éternelles. Nos trafics longeaient des abîmes. Nous ne commercions que d’avalanches. Ces précipices ont englouti nos relations. C’était un soir d’été, par une lune magnifique, en face d’un moulin à vent et au bord d’un canal en briques : il voulait me jouer le mulet au reversis.

    « Mais je m’égare en ces montagnes. Je voulais simplement prouver que l’italien est une des langues les plus raffinées dans l’insulte, et je l’appris par la grammaire de cet alpiniste flamand. Ce manuel qui n’était que madrigaux, grand siècle, baisemains et Précieuses Ridicules, en contenait vingt pages si vaillamment traduites que je n’ose les répéter. Si bien que ce bon Néerlandais passait sans sourciller du plus galant usage aux jurons les plus orduriers quand il lui arrivait de confondre les pages, et que jamais chien de traîneau ne fut traité par son charretier si vilainement que les dames que cet amateur de beau langage honorait de sa vocation.

    « Ceci soit dit à la louange de l’esquimau.

    « J’ajouterai, étudiant ici le génie des langues vivantes, qu’on est en train de créer en Allemagne orientale, s’il faut en croire la revue Documents, une langue de morale soviétique dans laquelle on emploie le même mot pour dire antimarxiste et antiscientifique. Cent autres exemples. Mais quelle langue n’est tendancieuse en son essence ? Toutes les discussions viennent de là. Et toutes les guerres. »