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pays-bas - Page 21

  • Le chasseur

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    Une nouvelle

    d’Augusta de Wit

     

     

    En matière de traduction,

    mieux vaut un moineau vivant qu’ un aigle empaillé.

    Olav H. Hauge

     

     

    De jager, nouvelle d’Augusta de Wit (1864-1939), a été publiée en 1912 dans la revue De Gids. Trois ans plus tard, La Revue de Hollande en donnait une traduction française de la main de A.D.L. Mague, personne au sujet de laquelle nous ne disposons d’aucune information.

     

     

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    Au seuil de la petite clairière, le chasseur blanc et son serviteur brun, – une paire de compagnons lorsqu’ils chassent,  guettent le gibier. Petit ou gros, peu importe, mais qu’au moins la partie ait ses risques : les pièges naturels que la forêt tropicale oppose à la poursuite exaspérée d’une proie éperdue et agile, ou, mieux, le retour offensif de quelque gros fauve. L’essentiel, après tout, c’est d’avoir quelque chose à tuer.

    Où qu’ils aillent, c’est toujours la même attente. Tantôt à l’orée de la forêt, là où les arbres, moins serrés, ne forment plus, avec les souches et les lianes un fouillis trop inextricable pour qu’y gitent les bêtes agiles et velues ; la nuit au bord des lacs de la montagne, à l’heure où les animaux altérés viennent étancher leur soif, et, relevant le col, s’arrêtent un instant, leur silhouette immobile découpée sur le ciel, des gouttelettes brillantes emperlées comme des rayons de lune suspendues aux naseaux, d’où le souffle chaud s’exhale en une mince buée lumineuse ; ou bien dans les herbes de la brousse, l’alang-alang et le glagak qui poussent à hauteur d’homme, également dangereuses pour le chasseur et le gibier, si bien dissimulés qu’ils finissent par ne plus savoir eux-mêmes lequel traque l’autre ; ou encore dans l’erf même, près de la grande maison blanche du colon.

    Augusta de Wit

    Augusta0.pngLe chasseur vit dans une maison pareille à celle des autres hommes. Il y fait ce qu’il est d’usage de faire entre quatre murs et sous un toit, des choses point pénibles que l’on fait sans passion, et qui n’ont d’autre fin que l’indolent entretien du corps. Même si l’on fait des choses pénibles, c’est encore sans passion, uniquement pour assurer l’avenir de cette précieuse vie du corps. Le chasseur mange toute sorte de mets que d’autres ont apprêtés pour lui et disposés sur une table couverte d’une nappe blanche. Il s’habille de vêtements blancs et frais ; sous ses pieds il y a un pavement de marbre poli ; il s’assied sur des sièges commodes, et dort la nuit entre des draps frais, soigneusement étendus. Peu lui importe que l’ouragan fasse rage ou que le soleil brûle ; il est à l’abri sous son toit, et ses murs retiennent la fraîcheur. Qu’il écrive, qu’il médite ou qu’il lise, c’est toujours dans le but d’assurer l’avenir de cette existence si bien protégée et sustentée. Il ne connait pas d’autres fins ni d’autre but.

    Pourtant, tandis qu’il fait dans sa maison blanche et lisse, sans passion, par habitude ou par nécessité, toutes ces choses, l’âpre désir de vivre sa vraie vie le travaille intérieurement. Il pense que le pays est plein d’animaux de toute sorte ; ils sont partout, autour de ses murs et au-dessus de son toit, dans l’eau, dans l’air, dans les bois, les montagnes. Alors le frisson d’un impatient désir le secoue. Il lit des yeux, ses doigts écrivent, sa bouche mange, ses membres s’allongent sur un lit de repos, mais dans le plus profond de son être il est à l’affût d’animaux à tuer. Et si, d’avoir été trop longtemps enfermé entre quatre murs, ses yeux sont devenus aveugles et ses oreilles sourdes, il peut se servir d’autres yeux et d’autres oreilles, et les faire guetter à sa place continuellement.

    augusta de wit,indonésie,pays-bas,littérature,chasseAprès le coucher du soleil, des océans de lumière d’un vert pâle baignent au ciel des îles de pourpre et d’or, qui vont s’effaçant graduellement vers l’ouest. La nuit semble sortir des arbres gigantesques de l’erf, qu’elle agrandit et élargit démesurément. Elle entre dans la maison et couvre les choses claires qui luisaient pendant le jour. Alors, le chasseur s’assied derrière les grands piliers de la galerie extérieure, comme s’il se mettait à l’affût derrière les troncs lisses à l’orée de la forêt. Du sentier sombre qui vient des champs, on voit briller son cigare. C’est une invite. Les indigènes voient de loin la petite lueur rouge ; ils approchent, flairant une pièce blanche. Dans la brume, on entend murmurer la phrase traditionnelle : « Je demande permission… » – « Approche », répond le chasseur, enchanté. Alors, à tour de rôle, les indigènes accroupis au bas du perron, sans se redresser complètement, s’avancent, et viennent reprendre plus près du maître l’attitude que commande le respect traditionnel.

    « Seigneur, chaque nuit les daims viennent boire au ruisseau qui longe le bosquet de bambous. »

    « Une bande de sangliers a brisé les palissades de ma plantation de ketellah ! Hélas ! Hélas ! Tout est ravagé, perdu ! »

    « Seigneur, un tigre rôde autour de la dessa* de la montagne. Nous avons relevé sa trace près du kraal aux bœufs. »

    Le chasseur sent son cœur bondir. Il s’informe de l’heure, de la place exacte, des habitudes du gibier. L’indigène part joyeux, palpant une petite pièce blanche. Joyeux, le chasseur appelle son compagnon : « Djongola ! Djongola ! »

    Déjà Djongola se tient derrière lui. Lui aussi était assis, guettant, à quelques pas de la maison, à l’affût, véritablement, et son oreille plus fine a perçu le pas des pieds nus tout le long du sentier.

    « Djongola, vérifie les fusils ! Il nous faut du riz dans un sac de fibre de pisang fraîche, et de l’eau dans une gourde de bambou !**. Nous partons en chasse demain avant le jour ! »

    Maintenant, on peut allumer la lampe du bureau. Peu importent les liasses de papiers qui le jonchent. Le chasseur siffle en s’asseyant dans son fauteuil. La besogne est monotone, mais pour lui, aujourd’hui, une musique chante à son oreille : c’est le léger cliquetis des fusils que manie Djongola, le bruit discret de ses préparatifs à l’office et à la cuisine. En s’allongeant entre les draps lisses de son lit, il pense : « Demain, je serai couché sur un lit de feuilles mortes, et je verrai le feu du campement se jouer dans les branches au dessus de ma tête. »

    Augusta7.pngLes deux chasseurs ont déjà traversé la moitié de la forêt, que l’étoile du matin tremble encore à l’horizon noir, de ce noir spécial qui précède l’aube des tropiques. Silencieux et sûrs, ils se fraient un chemin dans la nuit chaude et molle des grands bois. Elle semble matérialisée, ils marchent dessus, elle couvre leurs yeux ; la feuillée trempée de rosée leur frôle le visage. Au zénith, entre le moutonnement noir des grandes frondaisons, le ciel commence à s’allumer graduellement de rose. Une senteur de vie passe. Il y a des odeurs fades et stagnantes comme en dégagent les eaux troubles des étangs morts ; ce sont celles de la vie immobile de la terre et des pierres. De même que du fond noir et bourbeux des étangs l’eau vive peut sourdre en imperceptibles remous ; de même un ruisselet trouble, entraînant des résidus de vie abolie, fend la vase, et s’écoule lentement ; ainsi, de l’odeur fade et stagnante de la terre et des pierres, montent, imperceptibles, des senteurs de la vie qui commence dans les mousses et les champignons ; ainsi, à travers l’odeur primaire de la terre et des pierres, perce un parfum de vie qui s’achève en des feuilles et du bois pourrissant dans l’ombre humide où ne pénètre jamais un rayon de soleil.

    Mais les effluves forts et brefs comme des lueurs d’éclair indiquent le passage des bêtes de la forêt : oiseaux encore chauds de la douce moiteur du nid, écureuils aux yeux de rubis fonçant d’un bond dans le fouillis des branches, vache sauvage menant son veau, le naseau collé à la mamelle chargée de lait. Ou bien, la bouffée âcre et pénétrante est montée de l’échine humide et brune d’un daim qui a traversé le lac à la nage pour rejoindre une biche broutant sur l’autre rive.

    Les deux hommes hument l’air profondément. De toute cette vie bue par leurs narines, la leur se fortifie et devient plus sauvage. Leur regard est plus perçant, leur pas plus furtif. Ils s’avertissent silencieusement d’un coup d’œil ou d’un geste bref.

    Augusta4.pngÀ droite, à gauche, au dessus de leurs têtes, la forêt dresse sa montagne verte et frémissante. Ils suivent des sentes à peine tracées par des charbonniers ou d’autres indigènes en quête de sucre de palme, sentiers qui, sous l’immense couvert de la forêt vierge, apparaissent creusées comme des chemins de taupes. Souvent il faut se frayer sa route ; avec leurs couteaux larges et courts, ils abattent la broussaille, les jeunes baliveaux et tout le fouillis des rotins acérés, qui s’attachent à eux en longues traînées épineuses. Des sangsues pleuvent sur eux du haut des branches froissées, et leurs piqûres sont si profondes que le sang rougit les vêtements des deux hommes. Il n’y prennent pas garde : ils chassent. Un coq sauvage, diapré de toute la gamme des mauves, des verts et des ors, s’envole devant eux ; un chat-tigre aux yeux de topaze leur crache à la face son sifflement de colère ; une troupe de singes, glapissant de peur, fuit entre les branches d’un groupe d’arbres sous lequel rôde une panthère noire tachetée de feu. Et chaque fois qu’après un instant d’immobilité le chasseur vise, monte un cri de bête frappée à mort, tombe un corps ensanglanté.

    C’est dans l’herbe haute de la brousse, qui teinte d’un gris pâle le flanc des coteaux, que gîte le tigre. Il s’y cache en rampant comme un serpent, et fond avec la rapidité de l’éclair sur les troupeaux de daims qui broutent les pousses fraîches, sur les bandes de sangliers qui fouillent du groin la terre pour mettre à nu les racines d’herbes dont ils sont friands. Repu de sang, le tigre s’endort, alourdi, dans le bosquet de bambous qui domine la mer grise des herbes. Des paons viennent percher près de lui dans les branches ; ils vivent de ses restes, et le suivent partout. Comme un arc-en-ciel mêlé de vert, de bleu de d’or, leurs queues traînent parmi le feuillage léger des bambous. À chaque mouvement de leurs petites têtes, frêles sous la couronne de l’aigrette bleue, un éclair métallique jaillit. Ils tendent le cou, observant si, dans le lacis noir et jaune des ombres et des rayons de soleil, une autre chose noire et jaune ne va pas remuer, s’étirer, se redresser, cligner de ses yeux luisants et féroces, tandis qu’un bâillement découvre une large gueule couleur de sang. Les paons prennent alors la volée, rutilants sous le chaud soleil, clamant leur cri discordant en signe de joie.

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    Les daims et les biches de la brousse l’entendent et prennent la fuite ; les sangliers noirs détalent au galop de leurs sabots martelant le sol. Les hommes qui travaillent dans les maigres rizières l’entendent ; abandonnant hache et couperet, ils se ruent vers le hameau pour se cacher derrière la palissade de baliveaux taillés en pointe qui le protège. Dans les huttes tressées de nattes, les femmes l’entendent et courent à la recherche des enfants qui jouent dehors. À l’orée de la forêt le chasseur l’entend. Il exulte. Son compagnon réquisitionne des hommes tremblants de peur pour former dans la brousse des alangs-alangs un large demi-cercle. Ils crient de toute la force de leurs poumons, entrechoquent des bassins de bronze et des morceaux de bois creux, de manière à pousser le tigre vers la lisière de la forêt. Le chasseur est embusqué derrière un arbre, le dos tourné à la bête.

    Derrière soi, il perçoit un frôlement qui se rapproche de moment en moment. Immobile, dans une tension de tout son être, depuis le cerveau qui pense et qui écoute jusqu’au doigt posé sur la gâchette, il attend. Des brindilles craquent sous un pas feutré et lourd ; une haleine empestée, chargée de sang et d’un innommable relent de pourriture, le frôle et passe. Il le voit maintenant, son arrière-train strié de noir et de jaune ondule indolemment, l’allure est lourde et lassée. À trente pas, à la place exacte que le chasseur s’était fixée d’avance, une balle troue la nuque du tigre. Un rugissement. La bête furieuse, les yeux flamboyants, se retourne ; elle est sur lui. Un deuxième coup l’étend raide.

    Le domestique indigène se penche sur la gueule sanguinolente pour arracher le poil des babines, précieux talisman, aussitôt dissimulé sous la cotonnade qu’il porte nouée autour de la tête. Les rabatteurs se hâtent d’accourir. Ils savent que le chasseur leur abandonnera la dépouille, pour les laisser bénéficier de la prime offerte à qui tue un tigre. Il faut huit hommes pour transporter le corps énorme, suspendu à un tronc de bambou qui plie et craque sous le poids. Le pelage blanc du ventre et de la gorge, pris à rebours, fait peine à voir sous le soleil impitoyable. Il était fait pour la fraîcheur de l’herbe, pour les jeux d’ombre et de lumière brune de la bonne terre des bois. La nuque est brisée, la tête ballotte ; le nez, les yeux d’or maintenant vitreux, le front puissant heurtent les cailloux et les racines du chemin. Le chasseur détourne les yeux.

    Augusta11.pngParfois, dans la forêt, le long de quelque ravin coupant à revers la colline, les deux chasseurs découvrent une piste, et la suivent coûte que coûte. À relancer le daim ou le redoutable taureau sauvage expulsé par son propre troupeau, ils perdent toute notion du temps et du chemin. La chaleur du jour commence à tomber ; les ombres de leurs têtes, qui courent devant eux comme deux petits animaux agiles, se glissant entre les pierres et les souches, bondissant parfois contre les fûts des arbres quand le sentier se rétrécit, s’allongent de plus en plus. Ils ne savent plus où ils sont ; personne ne semble avoir jamais passé par là. Comme un bon limier, l’indigène cherche et trouve une trace. Ce sera, au fût d’un palmier, une série d’entailles profondes, pratiquées en guise d’échelle ; ce sera un morceau de bois calciné ramassé à terre, ou une odeur à peine perceptible de roussi apportée par le vent. Il ne lui en faut pas plus pour trouver le gîte momentané d’un chercheur de sucre de palme ou la clairière des charbonniers. Mais le chasseur fuit comme une prison tout ce qui ressemble à une maison, fût-elle tissée de fibres et de feuilles comme un nid d’oiseau, livrât-elle passage à tous les souffles du vent et à toute la lumière du ciel. Ce qu’il lui faut, c’est l'infini sans bornes, la sensation de sa marée montant tout à l’entour de lui et le submergeant, une sensation propre à tout être créé, l’homme excepté. Il fait allumer son feu de campement sur une crête découverte, et ne veut, pour protéger son sommeil, la nuit, que l’impalpable et mobile rempart de la flamme qui danse.

    Son compagnon se prélasse près du feu, expose à la chaleur ses membres transis, sèche ses vêtements, en secoue les sangsues gonflées comme des outres du sang qu’elles ont bu, arrache les épines et les échardes qui ont blessé ses pieds. Il ne perd pas de vue la gigue en train de se dorer à la flamme qui lèche d’un grésillement sec les gouttelettes de jus à mesure qu’elles tombent. Mais après le repas, il n’est plus maître de son engourdissement d’animal repu. Ses paupières se ferment, sa tête s’obstine à retomber sur sa poitrine. Le maître s’en aperçoit et, non sans un petit sourire, annonce qu’il surveillera lui-même le feu qui doit les protéger pendant la nuit, et que son compagnon peut dormir.

    augusta de wit,indonésie,pays-bas,littérature,chasseLe voilà seul ; c’est ce qu’il désirait. La nuit l’environne comme un autre grand océan noir, comme lui soulevé de vagues que le vent chasse, et qui fourmillent de vie comme lui. Le chasseur est assis sans mouvement. Au-dessus de sa tête il y a les étoiles in- nombrables et lointaines ; un nuage vogue lentement ; la flamme éclaire la feuillée. Ni bornes, ni limites d’aucune sorte. Il sent les grands courants éternels, dont aucune puissance ne peut arrêter la marche mystérieuse. Dans la fraîcheur de la terre noire, dans le scintillement des étoiles ; dans le frémissement du vent qui passe dans les arbres, passe, s’arrête et repasse encore, dans les bruits légers qui flottent, dans le souffle de sa poitrine même, il sent battre la marée éternelle de la vie, alterner un flot incessant de vie et de mort. Telles les vagues, les grandes vagues de la mer, qui sans trêve s’avancent, et se retirent sans trêve. Elles se jettent les unes sur les autres, elles s’abattent, elles s’engloutissent et la lame conquérante se grossit de celles qu’elle vient d’abattre ; puis à son tour elle se creuse, s’abîme, d’autres lames lui passent sur le corps et l’effacent. Ainsi s’avance, grandit et s’efface l’éternelle marée des vies innombrables, puissantes en force, fugitives en durée. Elles se jettent l’une contre l’autre avec fureur, les grandes et les petites, et beaucoup de petites viennent en gonfler une grande, jusqu’à ce qu’elle soit précipitée de son faîte, et qu’il ne reste plus rien des yeux qui flamboyaient, des griffes puissantes pour dompter et retenir, de la gueule redoutable qui a déchiré et bu tant de vies, rien, plus rien. Tout passe, et tout revient. Une vie nouvelle recommence là où finit une autre vie. Il n’y a ni mort, ni renaissance. Rien ne se crée, rien ne se perd. Ce qui était au commencement est encore là. Qu’est-ce donc que veut dire l’homme qui dit : Moi ? Qu’est-ce donc que nous appelons naître, et qu’y a-t-il, en vérité, sous ce que nous appelons mort ?

    augusta de wit,indonésie,pays-bas,littérature,chasseLa flamme baisse ; distraitement, le chasseur y jette de la paille et des brindilles. Au bout d’une branche verte, encore vivante la flamme crache et fume. L’indigène se retourne dans son sommeil et murmure des paroles in- distinctes. Qu’est-ce que ce frôlement, tout à côté, suivi d’un cri ? Le chasseur dresse l’oreille. C’est comme s’il voyait ce qui se passe, à deux pas, dans les ténèbres. Il sait comment le serpent s’est enroulé autour de l’arbre où dormait le petit singe et comment la bête gracieuse a été prise dans les replis sinueux qui lui ont brisé les côtes. Il suit le loewak***, à la bouche baveuse et sanglante qui va surprendre au nid les jeunes ramiers. Il devine la place où la panthère a terrassé le daim.

    Il jette plus de bois sur le feu. Le cercle de lumière s’élargit. Prudemment, le chasseur y attire le reste de son butin, une couple de canards sauvages aux ailes rutilant de vert et de bronze, qui s’offraient à son fusil, dans l’incendie du couchant, près des roseaux noirs ; ou quelque héron qu’il a abattu les ailes étendues, planant au-dessus de la rizière où se reflétait son image blanche. Le chasseur écoute toujours, les narines dilatées, les lèvres entr’ouvertes sous sa moustache grise. Encore de la vie, encore de la mort. Et comme il retient son souffle pour mieux écouter, tout à coup, tout là-bas, aigu et discordant, éclate le barrissement du rhinocéros.

    Augusta5.pngUne vallée coupe les pentes escarpées qui dominent la mer, si hautes que l’eau des rivières qui s’y précipitent en cascades blanches est entièrement pul- vérisée dans l’atmosphère avant de rejoindre l’écume des embruns. Là, entre les rochers qu’a usés à la longue le cuir de son ventre pendant, on peut suivre le rhinocéros à la trace. C’est un mâle apocalyptique, noir comme la nuit, de l’obscurité faite chair, pesant, inébranlable et fort comme le roc. Il barrit de colère, du furieux désir de se ruer contre un autre roc animé de la même fureur, aussi noir, aussi fort que lui. Il renifle bruyamment l’air où il flaire l’odeur d’un ennemi. Quand il redresse brusquement la tête, sa terrible corne met une blancheur dans les ténèbres. Le chasseur voit tout cela, comme si ses yeux perçaient vraiment la nuit. Ah ! misère de ne pouvoir atteindre un pareil gibier ! De dépit, ses poings se crispent ! Le sommeil de l’indigène a été troublé. Il se relève ; – le jeu mobile de la flamme accentue la grimace de ses pommettes saillantes et de son menton fuyant. Il conte quel moyen les indigènes emploient pour tuer sans s’exposer le rhinocéros, l’animal le plus fort, le plus téméraire, le plus dangereux à affronter de la forêt vierge. Dans le sentier qu’il s’est creusé lui-même ils plantent, pointe en l’air, un couteau, le rhinocéros s’y déchire le ventre. Le chasseur ne daigne pas répondre. Peut-être n’a-t-il même rien entendu de cette histoire où il était question de sécurité et de proie facile. La vie, la mort ; la passion de cette mystérieuse antinomie remplit seule à pleins bords son âme et ses sens, comme deux forces égales qui se stimulent l’une l’autre.

    Augusta10.pngIl y a si longtemps qu’elle le possède, lui qui a vécu solitaire et qui déjà commence à vieillir, qu’il lui semble que ç’a toujours été ainsi. Elle a grandi au cours des années de sa vie de chasseur ; elle est devenue sa passion dominante, il n’en connaît plus d’autre. Aussi quel trouble dans un âme, lorsqu’inopinément, un jour qui ne différait en rien des autres jours, comme il était embusqué dans la forêt, à l’affût d’un gibier, n’importe lequel, pour peu qu’il y eût quelque chose à tuer, un sentiment surgit en lui, devant quoi la grande passion de sa vie dut plier et s’effacer. À l’heure qu’il est, il ne se rend pas compte lui-même de ce qui lui est arrivé.

    Il était à l’affût, dissimulé au bord d’une clairière, au cœur de la forêt, épiant d’un œil attentif ; son serviteur, à quelques pas de lui, était embusqué pareillement. Ils tenaient en leurs mains la mort de bêtes sans nombre ; dispos, ils attendaient la chance. Les premiers rayons du soleil levant s’irradiaient dans le vert tendre de la prairie toute mouillée de rosée ; une profusion de petites fleurs roses y flamboyaient, celles du mimosa-sensitive, si légères que leurs houppes semblaient traversées de lumière.

    Quelque chose, tout à coup, fit craquer le sous-bois, et presque en même temps, fendant l’épaisseur verte du taillis, deux bêtes surgirent dans la zone ensoleillée de la prairie ; l’une brune, l’autre marquée de jaune et de noir.

    L’espace d’une seconde elles s’arrêtèrent. La pleine lumière les éblouissait-elle ? Puis, preste comme un coup de vent dans les branches, l’une prit la fuite ; l’autre la poursuivit, coupant de biais la prairie, et ce fut alors une partie en règle, une course folle décrivant ses cercles dans l’herbe émaillée de fleurs. C’était un jeune faon lutinant un tout petit tigre.

    augusta de wit,indonésie,pays-bas,littérature,chasseLe faon avait encore la raideur du premier âge dans ses fines et longues extrémités ; il cambrait d’un air mutin sa petite tête au museau allongé. Son front n’était encore couvert que d’une douce toison frisée. Chaque fois qu’il faisait mine d’allonger un coup de tête à son compagnon de jeu, il faisait des quatre sabots à la fois un bond de côté, auquel il n’était évidemment pas préparé lui-même et qui le laissait tout effaré.

    Le petit tigre était tout rond : grosse petite tête soyeuse, grosses petites pattes, petit corps ventru gonflé de la douce tétée maternelle. Il avait près des babines une strie de poils blancs qui les faisaient paraître trempées de lait. Il courait de toutes ses forces, les oreilles aplaties en arrière ; il filait comme un trait, disparaissait dans l’herbe, tapi sur lui-même, guettait son compagnon, se jetait sur le flanc pour le laisser venir. On le distinguait à peine de la prairie ensoleillée ; les lignes noires de son pelage se confondaient avec les ombres des tiges et des longues herbes. Le faon approchait avec prudence, la tête en arrêt, gauchement campé sur ses petites jambes raides. Au repos, il ne semblait qu’une petite motte de terre brune, avec des taches de lumière tamisées par un feuillage immobile. Aplati contre terre, le petit tigre rampait vers lui ; ses omoplates saillaient, sa petite queue frémissait. Au moment où il se ramassait pour bondir, le faon s’enlevait par-dessus lui dans un saut de cabri qu’il ne put pas arrêter aussi vite qu’il eût voulu. Quand il put se reprendre le tigre était déjà à l’autre bout de la prairie. Voilà le petit faune à ses trousses, giclant la rosée, à travers l’herbe humide et les fleurs. Le petit tigre courait comme court le vent dans les vagues des hautes herbes. Le petit faon bondissait comme le vent qui plie les fougères et les broussailles. Le poil strié du petit tigre faisait une tache de soleil d’or, celui du faon une tache de soleil fauve.

    Puis brusquement, comme s’arrête le vent et que le rais de lumière s’éteint, tous deux avaient disparu de la prairie.

    Augusta1.pngL’indigène maronne entre ses dents qu’il était peu probable qu’on les voie revenir. Alors seulement le chasseur comprit qu’il avait laissé s’écouler du temps. Était-il bien possible qu’il fût resté là, souriant, oubliant son fusil ? Il lui semble voir le même sourire sur le visage de son serviteur.

    Il rentra à pas lents, sans parler.

    Le soir, quand les indigènes vinrent au rapport, ils reçurent bien leur piécette blanche, mais le maître ne posa aucune question et n’appela pas son serviteur.

    Il resta longtemps encore dans l’obscurité, conscient de la présence d’un autre lui-même qui lui était encore étranger. Les cigales chantaient dans la verdure, les étoiles s’allumaient au ciel.

    Dans le calme et la merveilleuse douceur de l’heure, il percevait une note de joie qu’il n’avait encore jamais trouvée dans le chant monotone des cigales. Seraient-ce les étoiles qui le font penser, – il ne s’en peut défendre – aux yeux de sa jeune maman, morte alors qu’il n’était encore qu’un enfant ? 

     

    * Hameau.

    ** Ces gourdes sont cylindriques, coupées entre deux nœuds d’un tronc de bambou.

    *** Petit carnassier javanais, assez semblable au putois.

     

     

     

    « Le chasseur. Histoire javanaise »

    Traduit du hollandais par A.D.L. Mague

     

    La Revue de Hollande, octobre 1915, p. 456-466.

     

     

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    Les photos en noir et blanc

    sont empruntées au livre d’Augusta de Wit,

    Java. Feiten en fantasiën, La Haye, Van Stockum, 1907.

     

     

     

  • Le musée Mesdag à La Haye

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    Un texte de Philippe Zilcken

     

    Le nom d’Hendrik Willem Mesdag (1831-1915) reste indissociablement lié à son célèbre Panorama de 1880. Quelques mois après le décès du mariniste, Philip Zilcken publiait dans La Revue de Hollande un article consacré à la collection laissée par le peintre et son épouse, Sina van Houten (1834-1909), à l’État néerlandais :

    De Mesdag Collectie.

     


     

     

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    Groningue, le chef-lieu de la province du même nom, est une petite ville commerçante et intellectuelle qui possède une Université importante, où depuis longtemps une chaire de langue française attire de nombreux étudiants grâce à d’excellents professeurs, tels que feu van Hamel (1), et, actuellement, notre éminent collaborateur, M. Salverda de Grave.

    Israëls y naquit en 1824, et, fils d’un très petit banquier, il allait parfois recouvrer des créances chez M. M. Mesdag et fils ; le jeune garçon ne se doutait pas alors que plus tard il deviendrait un ami intime du futur mariniste !

    Israëls et Mesdag, ces deux artistes demeureront, l’un par l’ardente et vibrante expression de vie qui caractérise ses œuvres les plus distinguées, l’autre, si ce n’est exclusivement par ses tableaux, certainement par les merveilleuses collections qu’il a données à l’État néerlandais en 1903, et qui forment un des plus remarquables Musées d’art français qui existent au monde.

    Sina Mesdag (coll. Mesdag)

    MesdagSina.pngÉvidemment à Paris, il y a au Louvre quelques merveilles des « peintres de Barbizon », et les collections Thomy Thiéry, Moreau-Nélaton, Chauchard contiennent des joyaux inestimables, mais le musée Mesdag, formé par deux artistes, (car Madame Mesdag-van Houten, peintre très distingué elle aussi, eut une influence prépondérante sur la formation de cette collection) est un ensemble parti- culièrement homogène. On sent qu’une idée y domine et que le choix assez éclectique des œuvres a toujours été inspiré par un véritable et profond sentiment de l’art, par une parfaite compréhension de la Peinture.

    Ayant être chargé par le Gouvernement hollandais de faire le Catalogue descriptif de ces collections de premier ordre (2), lorsque Mesdag, dans un geste large, en eut fait hommage à sa patrie, – et ayant jadis même, parfois contribué à les former, – je suis à même, non seulement d’en donner un aperçu, ainsi que je l’ai fait en 1908 dans La Revue de l’Art ancien et moderne (3), mais aussi de mentionner certains détails qui ne sont pas sans intérêt général.

    Un des caractères les plus remarquables de ce musée, qui le distingue de beaucoup d’autres, est le nombre considérable de toiles en apparence inachevées, esquisses, ébauches, « préparations », frottis, qu’il contient.

    M. et Mme. Mesdag, en artistes, jugèrent avec raison que le « premier jet » d’un tableau, tout en n’étant pas « fini » dans le sens étroit du mot, est aussi complet, – sinon plus, – aussi important, et souvent plus révélateur du talent d’un artiste et plus instructif que l’œuvre achevée.

    Mesdag6.pngDans la courte Préface du Catalogue de 1905, j’ai cité les ligues suivantes à ce sujet : Jules Breton, qui n’était certes pas susceptible d’intransigeance en art, voit au musée de Lille une Descente de Croix de Rubens, qu’il qualifie « d’importante, robuste, solide, large et pleine d’âme », – toutes les qualités d’un pur chef-d’œuvre.

    Quelques années plus tard, Breton, revenu dans le même musée, y voit, à côté du tableau de Rubens, une petite esquisse, de trente à quarante centimètres, dont il dit : « c’était comme surgissant toute palpitante du cerveau du Maître, l’esquisse du tableau. Merveille inoubliable ! »

    « Dans mes souvenirs de ces deux toiles, c’est la plus petite qui me semble la plus grande, la plus vibrante, la plus divine et la plus douloureusement dramatique ; … chaque touche est chaude de son génie, (de Rubens)… » etc.

    Ces lignes du membre de l’Institut montrent clairement l’intérêt d’une bonne esquisse qui, rapidement enlevée sous l’impression directe de l’émotion, est souvent plus personnelle, plus fraîche, plus expressive qu’une œuvre laborieusement parachevée.

    Un autre côté très spécial de la collection Mesdag, c’est qu’elle représente merveilleusement ce qu’on est convenu d’appeler la « belle peinture », comme si toute bonne peinture n’était pas belle !

    Alfred Stevens l’a très bien dit un jour : « Ceux qui possèdent le métier, la facture, sont seuls assurés de l’immortalité. » Peintres tous deux, M. et Mme. Mesdag ont compris et senti les beautés de l’exécution qui seules donnent la survie aux œuvres d’art, quelles qu’elles soient, et, par conséquent le musée Mesdag offre de rares jouissances aux artistes et aux connaisseurs.

    Mesdag, par P. de Josselin de Jong (col. Mesdag)

    Mesdag5.jpgMais avant de parler plus longuement du musée Mesdag, je crois qu’il est indispensable de dire quelques mots de l’homme d’élite que fut ce peintre volontaire, énergique, ayant les qualités d’opiniâtreté de sa race et de ses ancêtres.

    H. W. Mesdag est né, comme je l’ai dit plus haut, à Groningue, en 1831 ; jusqu’à l’âge de trente-cinq ans il travailla dans les bureaux de son père, négociant en grains, propriétaire de moulins et d’une fabrique d’amidon, et il se fit alors connaître comme un commerçant intègre et scrupuleux. Ces travaux contribuèrent sans aucun doute à faire de lui l’excellent administrateur qu’il fut plus tard, et comme Président de Pulchri-Studio, et comme Commissaire-général de beaucoup d’expositions internationales.

    Dès son enfance, Mesdag avait dessiné à ses moments perdus ; à l’âge de douze ans il s’amusait à copier des gravures, tout en ayant des leçons de dessin de M. Buijs, le maître qui avait donné des leçons à Joseph Israëls. Mais ce ne fut que vers 1866 qu’il put s’adonner à la peinture, et que, encouragé par sa femme, il alla se fixer à Bruxelles, où habitait son cousin Alma Tadema, et où son compatriote Willem Roelofs lui donna des conseils.

    Mesdag, avec la volonté qui lui était propre et le souci de vérité qui caractérise nos races du Nord, peignit des études serrées, méticuleuses, qui, par leur naïveté et leur réalisme se rapprochent de certaines études de Vincent van Gogh.

    En 1866, le jeune peintre expose pour la première fois à Bruxelles où ses travaux attirent l’attention, tandis que, peu de temps après, dans sa ville natale, Groningue, ils furent reçus avec une parfaite indifférence.

    En 1868, Mesdag alla passer l’été à Norderney ; lorsqu’il y vit la Mer du Nord, incessamment changeante et variée, il comprit qu’il avait trouvé sa voie. Aussi, l’année suivante, vient-il se fixer à La Haye, à proximité de Schéveningue.

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    Cette année 1869 fut mémorable pour Mesdag ; ayant exposé au Salon de Paris une assez grande toile Les brisants de la Mer du Nord, celle-ci fut médaillée, acquise par le peintre Chaplin, tandis que Millet, qui était membre du Jury, envoya à l’artiste une carte de visite avec ses félicitations, document précieux que Mesdag avait encadré et accroché dans son atelier.

    À cette même époque, – nul n’est prophète en son pays, – lorsque le peintre exposa à La Haye un tableau intitulé Que deviendront-ils ? représentant une barque de sauvetage allant au secours de naufragés, la malveillance et l’envie transformèrent ironiquement ce titre en Que deviendra-t-il ?...

    Mais dès lors sa carrière se dessine ; il produit une œuvre considérable et acquiert une notoriété que peu d’artistes ont atteinte.

    Presque tous les grands musées contiennent de ses toiles ; celles-ci, en général, sont de valeur inégale ; à côté d’excellentes il y en a un bon nombre d’assez faibles, mais, comme en somme tout artiste 

    Mesdag1.png

    ne survit que par ses meilleures œuvres, Mesdag demeurera, parmi ses confrères du XIXe siècle, une figure très intéressante.

    Sa femme, peut-être plus artiste que lui, l’encouragea toujours et lui fut extrêmement utile par ses conseils ; à l’égard du Musée, Mesdag me dit un jour de publier que ce fut sous l’influence de Madame Mesdag que cette collection est devenue ce qu’elle est.

    En commençant par le rez-de-chaussée, on est frappé tout d’abord par un choix d’aquarelles de ces peintres hollandais qui ont atteint une telle perfection technique en cet art délicat, qu’ils l’ont mené dans une impasse d’où il ne peut sortir qu’en se rénovant. On y voit des œuvres d’Irsraëls, de Jacob et Willem Maris, Weissenbruch, Bosboom, Mauve, Bauer, Mesdag et Madame Mesdag, d’un coloris distingué et harmonieux, d’un faire large et fouillé, qui démontre parfaitement ce que ces artistes parvinrent à exprimer au moyen de ce procédé.

    J. Bastien-Lepage, Autopotrait, 1875

    Mesdag8.pngPuis, après une grande salle aux tapisseries flamandes, aux- quelles se marie heureusement l’éclat sobre de cuivres arabes, de faïences orientales, ainsi que les patines subtiles d’ivoires et de bronzes japonais, viennent dans une salle suivante, Bastien-Lepage, Emile et Jules Breton, Couture, Bianchi, Gola, et quelques Corot, rapidement enlevés, précisant l’heure, le moment. De ce maître séduisant des œuvres peu communes, telles que les Falaises à contre-jour, un Clair de lune exquis, un Sous-bois très travaillé, avec figures importantes.

    Puis vient, alphabétiquement, Courbet, avec sept toiles solides, telles : Paysage, probablement en Franche-Comté ; des Pommes, aux rouges puissants, d’une admirable facture, tout comme le Chevreuil mort, l’Étude de nu et le Portrait du peintre, dédié « à mon ami Hippolyte, souvenir d’amitié de Gustave Courbet », – toutes œuvres de premier ordre.

    Devant les Daubigny on est pris d’un étonnement ; comment des œuvres d’une aussi rare importance (25 numéros) ont-elles put quitter la France ?... Il suffit de mentionner Villerville en Calvados,  La Maison de ma nourrice, Le Halage, plusieurs Soleils couchants, dorés, pourpres, vermeils, dans les champs, sur la mer, le long des grèves, la Bergerie, le Parc à moutons, trois Clairs de lune, pour indiquer la place d’élite qu’occupe cet artiste dans cette collection. Pour bien connaître Daubigny il faut avoir vu le Musée Mesdag !

    Puis de Daumier, l’admirable dessinateur, Commérage.

    Decamps, Les chiens de garde, Napoléon à St. Hélène, Le Braconnier.

    Eugène Delacroix, Soir de la bataille de Waterloo, Descente de Croix, superbe fusain sur papier jaune, et le Portrait du peintre, au masque amer, hautain, dédaigneux, d’inoubliable caractère.

    Diaz, tout un choix de toiles ; des vues de la forêt de Fontainebleau, d’une belle sincérité, des Pivoines roses, une Étude de nu délicieuse, un Paysage des Pyrénées, léger frottis évoquant très heureusement la grandeur de montagnes aux cimes neigeuses.

    Jules Dupré (1811-1889)

    Mesdag9.pngJules Dupré : de vieux chênes noueux, luisants après l’orage ; la nièce de Mesdag, Mlle van Houten, a fait une très importante eau-forte d’après ce beau tableau. De ce même de vrai peintre encore six œuvres, d’effets lumineux et divers, parmi lesquelles de légers frottis très expressifs.

    Géricault. Du peintre du Naufrage de la Méduse, quelques études de chevaux.

    Hervier. Le paysagiste « aux nuages dos de tourterelle », trop méconnu durant sa vie, qui fut aussi un excellent aqua-fortiste.

    Jacques Ferdinand Humbert, une Fantaisie, portrait de jeune femme décolletée.

    Ch. Jacque. Quelques scènes rustiques.

    Jeannin. Un petit panier contenant des raisins-muscat, d’une savoureuse couleur blonde.

    Mancini. De cet éminent peintre italien, ce Musée contient un grand nombre de toiles diverses, parce que Mesdag pendant quelque temps a acheté toute la production de l’artiste. On peut voir ici de ses œuvres de jeunesse, telles que l’Enfant malade, aussi bien que des toiles plus récentes qui trahissent les recherches ardentes de cet artiste passionné de vérité, d’exactitude.

    Mettling, le peintre Lyonnais, représenté par trois tableaux de figure.

    Michel. De ce précurseur de l’école de Barbizon, des Moulins montmartrois, d’effet rembranesque.

    J. F. Millet. Un des points culminant de cette collection.

    A. Mancini, Perdue en pensées (détail, col. Mesdag) 

    Mesdag10.pngSi l’Angélus est « le triomphe du sujet », (mais ce tableau célèbre est vraiment plus que cela !), sa Nature morte (un pot grossier, une jatte blanche, quelques navets et un vieux couteau), – serait, en son extrême simplicité de sujet et de facture, « le triomphe du sentiment », car elle est d’une impressionnante beauté. L’Homme et l’âne, un pastel d’une farouche grandeur, Les Meules, le Vigneron au repos, autant de chefs-d’œuvre. Et l’Agar et Ismaël (qui mesure 2 mètres 33 sur 1.45) est une toile vraiment dramatique, qui n’aurait jamais dû quitter la France. Le jour même où Mesdag l’avait achetée, à une vente, à Paris, on vint lui offrir environ vingt mille francs de bénéfice s’il voulait la revendre !*

    De Monticelli, une Route au Midi, étincelante de lumière, et une Fête aux personnages richement vêtus.

    Munkacsy, le peintre hongrois ; une Étude de la tête de la figure principale du Dernier jour d’un condamné.

    Ricard, un Portrait d’officier supérieur, très distingué en sa sobriété de facture.

    Théodore Rousseau. Encore un point culminant de ce Musée. Du « grand refusé », la célèbre Descente de vaches dans le Jura (refusée au Salon de 1835, avec la fameuse Allée des châtaigniers) a terriblement poussé au noir ; çà et là émergent des morceaux de couleur rutilante, semblables à des fragments d’émail superbe. Mais, dans une autre salle, l’esquisse, mieux conservée, permet de reconstituer le tableau qu’Ary Scheffer exposa publiquement dans son atelier, après l’avoir acheté à l’artiste.** En plus, encore dix œuvres, préparations, frottis, dessins au pinceau, à la plume et au crayon noir, donnant une vision complète du talent du maître paysagiste.

    Segantini. Du célèbre Italien des dessins de sa première manière, précédant ses recherches luministes et divisionnistes.

    Stengelin, le peintre de Lyon ; une impression de soir, à l’huile et un grand dessin très délicat.

    René Tener, un paysage brumeux.

    Troyon. Du célèbre animalier, très inégal, une jolie esquisse du Retour du marché, et des études d’une chaude couleur ambrée.

    De Vallon, le prestigieux virtuose, des Paysages et des Poissons enlevés avec une verve et une sûreté de touche étonnantes.

    Voilà, quant au contingent français. Quelques Belges, Hyp. Boulanger, Alfred Verhaeren, Verwée, Emile Wauters.

     

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    Jozef Israëls, Seule au monde, 1878

     

    Et, en somme, assez peu de Hollandais : Israëls, avec un chef-d’œuvre, Seule au monde (qui se craquèle d’une façon inquiétante), et deux beaux Portraits, l’un de Mesdag, l’autre de Mme. Mesdag. Des trois frères Maris, quelques belles toiles, de même que de Bauer, Bosboom, Blommers, Mauve, Neuhuijs, Weissenbruch et tout un groupe de plus jeunes, représentés par des tableaux, des dessins ou des aquarelles.

    En artistes ouverts à toutes les sensations d’art, les Mesdag ont réuni non seulement des tableaux et des sculptures dans leur musée, mais ils se laissèrent également séduire par l’éclat de rares émaux cloisonnés de la Chine, par les couvertes blondes et dorées d’anciens Satzouma et les chaudes patines de bronzes antiques, par les couleurs somptueuses et assourdies de précieux tissus du Moyen Âge et de l’Orient, et même parfois par des objets d’un intérêt presque ethnographique en leur beauté étrange et primitive.

    T. Colenbrander, Assiette (1886, col. Mesdag) 

    Mesdag13.png

    Ainsi ce musée contient en plus de la grande salle exclusivement remplie d’objets d’art, des vitrines contenant, à côté de curiosités exotiques et anciennes, une très précieuse collection de faïences de Colenbrander, le décorateur original et raffiné qui créa la fabrique de Rozenburg, il y a une trentaine d’années, mais sans succès, à cette époque.

    Cette brève énumération ne donne inévitablement qu’une très incomplète idée des trésors d’art que contient ce merveilleux musée, digne d’être infiniment plus connu et visité par l'étranger.

    Lors de la dernière Conférence de la Paix, en 1907, j’ai eu la bonne fortune de montrer les collections Mesdag à M. Léon Bourgeois, qui, on le sait, n’est pas seulement un grand homme d’État, mait aussi un connaisseur d’art de tout premier ordre. Stupéfait de trouver à La Haye un pareil ensemble d’œuvres du plus bel art français il s’écria : « Mais ces tableaux n’auraient jamais dû quitter la France. Bon nombre d’entre eux sont des toiles comme il en manque au Luxembourg et même Mesdag15.pngau Louvre ! » Paroles élogieuses et désintéressées qui m’ont d’autant plus frappé, qu’elles me remettaient à l’esprit une autre visite, celle de l'Empereur d’Allemagne au Mauritshuis ; comme le dr. Bredius lui montrait la photographie de l’admirable Portrait du frère de Rembrandt du Musée de l’Hermitage à Pétrograd, l’Empereur, s’adres- sant à son entourage, dit : « Nous pourrions bien aller leur reprendre ce tableau. »

    J’étais là, et, dans les circonstances actuelles ces paroles prononcées en passant acquièrent un certain intérêt.

     

    * Un cas de désintéressement analogue, encore plus frappant, est celui du Dr. Bredius qui, lorsqu’un amateur américain voulut lui acheter son David et Saül de Rembrandt, refusa net un bénéfice d’un demi million de francs !

    ** Mesdag l’a acheté à la fille de Scheffer, Mme Marjolin.

     

    Philippe Zilcken, La Revue de Hollande

    octobre 1915, p. 445-452

     

     

    (1) Anton Gerard van Hamel (1842-1907) – à ne pas confondre avec son homonyme (1886-1945), le célèbre celtisant –, théologien et romaniste, à partir de 1884 premier titulaire d’une chaire de langue et de littérature françaises en Hollande. Voici ce qu’écrit à son sujet David Gullentops dans « La réception de Verhaeren aux Pays-Bas »,  Revue belge de philologie et d’histoire, T. 77, fasc. 3, 1999, p. 743 :

    MesdagVanHamel.png

    MesdagVanHamel2.png

    (2) Catalogus der schilderijen, teekeningen, etsen en Kunstvoorwerpen, La Haye, Mouton & Cie, 1905. Une édition française du catalogue sera établie en 1911 (même auteur, même éditeur) de même qu'une édition en anglais.

    (3) Ph. Zilcken, « Le Musée Mesdag à La Haye », La Revue de l’art ancien et moderne, T. 24, n° 139, octobre 1908, p. 301-314. Le texte est plus complet que celui de 1915, mieux rédigé aussi, mais il est déjà accessible en ligne : ICI ou ICI. Il semble avoir d’ailleurs été repris sous forme de brochure en 1913 aux Pays-Bas. Relevons que le graveur haguenois avait déjà publié d'autres contribuations sur Mesdag dont : H.W. Mesdag : le peintre de la mer du Nord, Paris, Quantin, 1896.

     

     

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  • La Haye, 1915

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    Louis Couperus,

    badin et grave

     

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    En octobre 1915, dans son quatrième numéro, le mensuel La Revue de Hollande publie sans nom d’auteur, au sein de la rubrique « Notes, faits et documents », deux textes brefs consacrés à la ville de La Haye et aux chroniques de Louis Couperus (Coupérus) – la situation internationale avait contraint le romancier, établi depuis de nombreuses années à l’étranger (Nice, Italie…), à renter début 1915 au pays. Deux pages frivoles en une époque grave, la seconde proposant une traduction partielle de la courte prose « Meditatie over het mannelijk toilet » (« Méditation sur la toilette masculine »).

    RevueHollande.pngPour distraire son lecteur et égayer son âme, Couperus maniait souvent une plume en apparence insouciante ; c’est au cours de l’été 1915 qu’il publie par exemple  la saynète « De tweede blik » (« Le Deuxième regard »). À l’époque du premier conflit mondial, ses Brieven van den nutteloozen toeschouwer (Lettres d’un observateur inutile), œuvre rédigée à Munich et Florence en août et septembre 1914, et d’autres chroniques, dont beaucoup paraissent dans Het Haagsche post ou Het Vaderland, témoignent toutefois de la gravité qui l’habitait. Ainsi, dans « Cosmopolitisme » (mai 1916) dénonce-t-il l’illusion du progrès – l’homme moderne n’est pas forcément plus élevé que le sauvage – et l’illusion du cosmopolitisme, idéal dans lequel beaucoup voyaient la panacée. « De terugkeer » (Le retour, mars 1915), « Een Hagenaar terug in Den Haag » (Un Haguenois de retour à La Haye, mars 1915) décrivent les sentiments ambivalents et le désarroi de l’écrivain en « ces temps étranges et sans précédent » ; pour la première fois de sa vie sans doute, Louis Couperus éprouve un certain réconfort à vivre dans son « cher petit pays » qui saura préserver sa neutralité.

     

    Extraits de l’adaptation télévisée

    du roman haguenois de L. Couperus

    De boeken der kleine zielen (Les Livres des petites âmes)


     

     

    La Haye pendant la guerre

     

    Ce n’est plus la ville aristocratique et paresseuse, accueillante aux touristes et aux diplomates, retraite des Hollandais enrichis, mais bien un centre tout nouveau, plus vivant, aux éléments un peu disparates. Est-ce M. Louis Coupérus, le subtil romancier des mœurs de La Haye (1) qui nous montrera cette ville sous son aspect actuel ?

    Debergvanlicht.pngSi l’auteur de Héliogabale (2) dédaignait de noter les mille aspects de la capitale hollandaise, nous y perdrions un tableau qui, dans ses proportions modestes, n’en serait pas moins attrayant et singulier.

    Nous ne verrions pas les êtres qui peuplaient La Haye pendant la guerre.

    Il est quatre heures de l’après-midi. Les promeneurs, nombreux, indisciplinés, encom- brent la chaussée, tandis que les cyclistes exécutent sur le trottoir, ainsi que sur les gens et les bêtes, des virages gracieux et soudains. Un gamin siffle Tipperary (3). Le tramway de Schéveningue verse, tout à coup, sur le Plein – la grand’place de la ville – un essaim de jeunes filles tout de blanc habillées. Les membres de la Société « de Witte » (4) sont installés autour de petites tables, en plein air, sur la place. Ils dégustent de savoureux Schiedams et nous admirons la coutume charmante qui leur permet d’interrompre la circulation dans la ville.

    Les gens vont et viennent, parmi les soldats bruyants. Des enfants qui jouent à la guerre, drapeaux en tête, tambours battants, sont prêts à s’entretuer, comme les grands.

    Les étrangers flânent, s’arrêtent aux librairies où flamboient les brochures de propagande – venant toutes d’Allemagne, ou presque – noyant sous leur masse les réquisitoires nets et sincères d’un Bédier (5) ou d’un Pierre Nothomb (6).

    Si M. Louis Coupérus négligeait de noter ses impressions, nous ne verrions pas non plus, le réfugié belge, bon enfant, expansif, mais plein, sous des semblants de gaîté, de la tristesse de son exil.

    CouperusCaric.pngQuand le crépuscule descend sur la ville et que le parfum des tilleuls du Lange Voorhout s’exaspère, le traducteur de la Tentation de saint Antoine (c’est toujours de M. Louis Coupérus qu’il s’agit) (7) aura-t-il voulu voir les couples enlacés qui vont dans les bois qu’emperle déjà la rosée, ou vers les dunes, baignées d’un clair de lune transparent, dire, dans ce hollandais un peu rauque, les seuls mots qui paraissent toujours nouveaux ?

    Il nous montrera peut-être le Vivier, gris et rose à l’aube, à midi, doré, et noyé le soir de pourpre et d’émeraude ; le Binnenhof, précis comme un joyau, mais non point tels qu’ils étaient avant la guerre, car les Pays-Bas, quoique neutres, ont senti passer le grand souffle de l’orage. L’écho des canonnades retentit, chaque jour, jusqu’ici, et cette contrée, si même elle ne fut pas héroïque, en 1915, fit son devoir tout entier : bonté dans l’accueil, hospitalité large et sûre.

     

    (1) Les grands romans haguenois de Louis Couperus étant Eline Vere (1889) et Van oude menschen, de dingen, die voorbij gaan... (1906, traduit par S. Roosenburg sous le titre Vielles gens et choses qui passent…, éd. Universitaires, 1973. On préférera la version anglaise d’Alexander Teixeira de Mattos : Old People and the Things that Pass).

    (2) De berg van licht (1905-1906, La Montagne de lumière), roman dans la veine de Salammbô qui brosse une fresque de la décadence romaine à l’époque d’Héliogabale.

    (3) It’s A Long Way to Tipperary, air de music-hall (1912) dont le refrain était sur de nombreuses lèvres pendant la première guerre mondiale.

    (4) Créée en 1802, la Societeit De Witte est toujours un lieu de rencontre pour les notables, ouvert aux femmes depuis 1998. Elle dispose d’une riche bibliothèque abritée dans des salles Art déco.

    JosephBédier.png(5) Le médiéviste Joseph Bédier (1864-1938), à qui l’on doit  d’excellentes éditions de Tristan et Yseult et de La Chanson de Roland, s’était mis au service de l’état-major français. Élu en 1920 à l'Académie française. (photo)

    (6) L’écrivain belge Pierre Nothomb (1887-1966) qui publie durant cette période Les Barbares en Belgique ou encore La Belgique martyre.

    (7) Sur la traduction-adaptation de la Tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert par Louis Couperus, on lira : Bertrand Abraham, « La Tentation de saint Couperus », Deshima, n° 4, 2010.

      

     

     

    Vredespaleis1914.png

    Palais de la Paix, La Haye, inauguré en 1913 :

    À louer ou à vendre pour cause de faillite

     

     

    Louis Coupérus et la mode masculine

     

    À La Haye, un magasin d’habillements pour hommes a eu l’idée originale d’inviter quelques auteurs et dessinateurs hollandais à composer, au profit du « Comité royal et national de secours », un livre (1) qui traite de la grave question de la toilette masculine. Les différents collaborateurs se sont acquittés de leur tâche avec grâce et avec esprit.

    Piet van der Hem (2) sait camper un snob de Néerlande tout aussi bien qu’il drape un toréador. Jan Feith (3) fait d’ingénieuses comparaisons entre la toilette de notre père Adam et la sienne.

    CouperusBrieven.pngLouis Coupérus, qui a promené sa curiosité à travers tous les siècles, se plaît à faire l’apologie du costume moderne, et y réussit. « Il est possible, dit-il, que nos vêtements masculins soient absolument laids ; il faut reconnaître cependant qu’ils sont aussi d’une beauté relative. Et pourquoi ne nous sentirions-nous pas heureux de porter quelque chose de relativement beau ? Ferais-je un meilleur effet en ce monde et dans cette vie, si j’allais me parer d’une chlamyde ou d’un chiton classiques, ou d’un costume moyenâgeux, d’un brocart de l’époque renaissance, de ‘‘canons’’, de rubans, d’aiguillettes du temps de Louis XIV ? Mais non, cela ne serait pas en harmonie avec le demi-ton, la grisaille, de notre vie… Dans nos multiples existences de modernité fiévreuse il nous faut un costume collant, bien coupé, bien ajusté. Le costume moderne c’est l’armure dans la lutte pour la vie, il s’adapte merveilleusement à l’existence moderne, et c’est pourquoi il est devenu harmonieux et beau…

    Et ne dites pas que nous y perdons toute individualité. Le maire de village qui promène dans une redingote sa corpulence et sa bonhomie se distingue tout de suite du diplomate correct et impassible portant le même costume, et dans un restaurant chic, l’élégant maître d’hôtel garde au milieu des dîneurs, en habit comme lui, son élégante silhouette. » (4)

    Si ses merveilleux contes et ses beaux romans déjà ne nous l’avaient appris, cette « méditation sur la toilette masculine » nous prouverait une fois de plus que Monsieur Louis Coupérus a « des lumières sur tout ».

     

    (1) Le texte a paru dans Kleeding en de man (septembre 1915) à l’occasion de l’inauguration d’un nouveau bâtiment. Il est reproduit dans la volume 49 des Œuvres complètes de Louis Couperus : Ongebundeld werk, L.J. Veen, 1996, p. 153-156. Le 21 mars 1914, en guise de chronique hebdomadaire, l’écrivain avait publié dans Het Vaderland « Mannelijk toilet » – pages portant sur le même thème et dont on retrouve certaines tournures dans « Meditatie over het mannelijk toilet » – reproduit dans le volume 27 des Œuvres complètes : Van en over mijzelf en anderen, L.J.  Veen, 1989, p. 426-432).

    (2) Piet van der Hem (1885-1961), peintre et dessinateur (politique) né en Frise. Il fit ses études à Amsterdam avant de vivre à Montmartre (1907-1908). Représentant du luminisme, il devint un portraitiste reconnu.

    deoorloginprent1.png(3) Jan Feith (1874-1944), auteur prolixe, journaliste, dessinateur, caricaturiste et sportif néerlandais. Il a publié en 1915 De oorlog in prent (La Guerre illustrée). On lui doit entre autres un roman intitulé De reis om de wereld in veertig dagen of De zoon van Phileas Fogg (Voyage autour du monde en quarante jours ou Le fils de Phileas Fogg) publié en 1908, huit ans après qu’il eut rendu visite à Jules Verne.

    (4) L’auteur a traduit cinq fragments du texte original.

     

    CouperusSignature.png

    signature autographe de Louis Couperus, 1916

     

     

  • Le Passage à l'Europe (3)

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    Réception de l’ouvrage de Luuk van Middelaar (suite)

     

     

    « L’Europe, une grande histoire qui ‘‘nous’’ concerne » 


    luuk van middelaar,le passage à l'europe,gallimard,pays-basJamais plus qu’aujourd’hui il ne sera sans doute opportun de souligner la saisissante actualité du livre Pavane pour une Europe défunte du philosophe Jean-Marie Benoist qui éclaire la crise dans laquelle l’Europe se trouve actuellement plongée. Plus de trente ans après sa publication, sa lecture, en effet, ne saurait manquer d’étonner le lecteur tant l’appréciation que son auteur y fait d’une Europe enlisée dans sa marche, qui ne l’empêche pas pour autant de lancer un appel, une adjuration pressante à ne pas y renoncer, coïncide avec le constat navré que nous pouvons faire aujourd’hui sur l’édification d’une Europe politique ébranlée par la crise financière de sa monnaie unique. Et cela au moment où se désigne à notre attention un livre de réflexion racontant la genèse de cet ordre politique européen intitulé Le Passage à l’Europe et sous-titré Histoire d'un commencement du philosophe et historien néerlandais Luuk Van Middelaar d’après qui le mouvement de ce passage à l’Europe, qui n’est en rien un « bond » mais le résultat de l’action commune de la France et de l’Allemagne, se décompose en trois temps, depuis les années de la fondation (1950-1957), en passant par le séjour dans la Communauté (1958-1989) jusqu’à l’époque qui court après la chute du mur de Berlin (1989 à aujourd’hui), grand événement à la fois « indéfinissable et bouleversant », dont le choc géopolitique a chargé le mot « Europe » de nouvelles significations en même temps qu’il aura poussé les Européens de l’Ouest à tenir un nouveau rôle. […]

    Quoi qu’il en soit, toute la question pour Luuk Van Middelaar est de savoir si « les motifs politiques du vivre-ensemble dament en dernier ressort le pion aux intérêts économiques ». Une évidence, voudrait-on croire, mais quiconque lit les commentaires suscités par la crise constate que tel n’est pas le cas. Aussi plus que jamais le véritable enjeu de l’Europe est-il bel et bien là. Luuk Van Middelaar, dont l’ouvrage est certainement le seul (et pourtant il n’en a pas manqué) qui puisse contribuer aussi efficacement à la compréhension des événements des soixante dernières années de l’Union européenne […]

    Eryck de Rubercy, « L’Europe, une grande histoire qui ‘‘nous’’ concerne », La Revue des Deux Mondes, avril 2012.

     

     

    Entretien avec Luuk van Middelaar à la librairie Filigranes

    (2 parties)

     

     

    « Le ‘‘secret de la table’’ »


    Le Passage à l’Europe de Luuk van Middelaar est l’un de ces livres qui permet de prendre du recul dans un débat européen qui se donne le prochain sommet européen, lequel a maintenant lieu presque chaque mois, comme horizon. À l’obsession du présent, et d’un futur proche toujours présenté comme menaçant, il répond par une analyse à la fois historique, philosophique et sociologique des soixante dernières années de construction européenne. Et c’est probablement le grand mérite de ce livre qui, par ailleurs, est consacré à une institution de plus en plus centrale et néanmoins méconnue qu’est le Conseil Européen, composé des chefs d’États et de gouvernements.

    Analyse historique du rôle des États dans la construction européenne, le livre repose sur l’idée qu’une sphère des États membres serait en cours de formation et occuperait l’espace existant entre la sphère communautaire (comprenant les institutions européennes) et la sphère des États européens (dont tous ne sont pas membres de l’UE). « Ici, le mouvement naît (comme dans la sphère externe) de la recherche par chaque État de son intérêt particulier, mais aussi (là réside la surprise) d’une conscience croissante d’un intérêt commun. » L’analyse historique de l’auteur tente de montrer que dès les moments fondateurs, les Ministres européens agirent ensemble « en tant que club » en dehors des compétences limitées des traités initiaux. À travers plusieurs crises, Luuk van Middelaar démontre combien cette dynamique de club a engendré un mouvement dont les États ne peuvent plus se départir, mouvement qui est tant une opportunité qu’une contrainte puisque les États membres sont en quelques sortes condamnés les uns aux autres. L’auteur revient ainsi sur plusieurs moments symptomatiques du « passage à l’Europe », crise de la chaise vide ou Convention pour l’avenir de l’Europe en s’appuyant sur un vaste renfort de détails historiques souvent peu mis en avant par les manuels. [lire la suite]

    Philippe Perchoc, « Le '''secret de la table'' », nonfiction.fr 

     

     

     « Si l’Europe m’était contée »


    luuk van middelaar,le passage à l'europe,gallimard,pays-bas« On ne partagera pas forcément la position de l’auteur. Un fédéraliste trouvera que son explication du rôle et de l'importance de la sphère intermédiaire ressemble à une justification. Quant à son exposé sur la nécessité de laisser le temps faire son travail, il peut apparaître comme de la complaisance aux yeux de ceux qui s’impatientent face à la lenteur avec laquelle se construit l’Europe, perdant ainsi du terrain dans un monde qui évolue rapidement. Cela dit, Luuk van Middelaar se défend de prendre parti. Il veut simplement décrire les mécanismes à l’œuvre pour mieux les comprendre, et ainsi agir plus efficacement. Mieux faire est déjà un pas vers le paradis... En tout cas, voici un livre d’histoire et de philosophie politique très bien écrit, ce qui ne gâche rien, et dont la lecture est stimulante. »

    Mariano Fandos, « Si l’Europe m’était contée », Syndicalisme Hebdo, 11/05/2012

     

     

    Europe : pour y voir clair, par Jacques Pilet

    On est pour, on est contre. Mais que sait-on au juste de l’histoire de l’Europe, de son véritable état actuel ? L’actualité économique obscurcit le champ politique. Un jeune historien et philosophe néerlandais, Luuk van Middelaar, raconte cette expérience unique en mots simples et percutants: Le Passage à l’Europe, histoire d’un commencement. Utile pour dépasser les clichés.



    Dans Le Passage à l’Europe, le philosophe et historien néerlandais Luuk van Middelaar analyse la formation de cet étrange objet politique qu’est l’Union européenne. Profond et critique, réaliste et souvent drôle, ce « passage » décrit les soixante dernières années comme un « commencement », qui s’est accéléré avec la crise de l’euro. 


    Dans votre livre, vous moquez les efforts de la Commission européenne pour mettre en œuvre ce que vous appelez la « stratégie allemande » visant à fabriquer une « nation européenne » fondée sur l’identité et la culture... par opposition à la stratégie « romaine », fondée sur le clientélisme, et à la grecque, qui s’appuie sur le vote démocratique...

    Je suis un peu ironique, en effet... et Bruxelles manque d’humour. Il fallait trouver un ton libre pour casser les discours en place et poser des questions fondamentales sur ce qu’est l'autorité ou la fondation d’un ordre politique. Je ne nie pas toutefois que le sentiment du « nous » européen ne peut provenir que d’une identité commune. Il y a bien quelque chose qui se dessine à partir du XVe siècle où l’on identifie l’Europe à une partie du monde, la nôtre. Robert Schuman ne l’a pas inventé le 9 mai 1950. Cela a pu marcher parce qu’on a mobilisé une conscience souterraine, l’idée que quelque chose comme l’Europe existe à travers sa diversité.

    […]

    N’est-ce pas trop demander aux dirigeants nationaux d’avoir un double rôle de défenseurs des intérêts nationaux à Bruxelles et de représentants de l’Union européenne chez eux ?

    Voir la chancelière allemande Angela Merkel arriver le soir à Bruxelles au Conseil européen, alors qu’elle s’expliquait le matin devant Bundestag à Berlin a quelque chose de fascinant. Cela renforce la politique européenne. Des gens se sont inquiétés ces deux dernières années du rôle croissant des dirigeants nationaux. Mais c’est lié à la crise. Les décisions étaient si importantes qu’il fallait que les chefs d’État et de gouvernement s’en mêlent. Nous n’assistons pas à une renationalisation de la politique européenne, mais à une européanisation des politiques nationales. En ce sens, nous vivons un vrai moment de passage.

    Florence Autret, entretien avec l’auteur, « Une européanisation des politiques nationales », La Tribune, 20-26/05/2012

     

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    Un entretien à lire sur la Toile, mené par François Quinton : nonfiction.fr

     

     « L’Europe s’est forgée par des moments de rupture », entretien mené par Olivier Guez


    Entretien radiophonique : « Luuk van Middelaar : Europe, genèse d’un renouveau ? » présenté par Rémi Praud et Anne-Sophie Michel


  • Vasalis

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    Les mots, ces individus qui mènent leur propre vie

     

     

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    Née à La Haye, M. Vasalis – pseudonyme de Margaretha Leenmans (1909-1998) –, entreprit des études d’ethnologie avant de renoncer à s’intéresser à de lointaines peuplades pour sonder l’étranger qu’il y a en chacun de nous. Épouse d’un psychiatre, elle a elle-même exercé comme pédopsychiatre et consacré beaucoup de son temps à l’écoute de ses proches et de ses amis. Liée avec plusieurs poètes, par exemple la Sud-Africaine Elisabeth Eybers ou encore Gerard Reve, elle s’est toutefois tenue à l’écart du monde littéraire, n’accordant pour ainsi dire aucune interview, publiant très peu, insatisfaite de ce qu’elle écrivait, ne continuant pas moins à tenir son journal. Vasalis est décédée à Roden, dans la province de la Drenthe, où elle a passé les trente-cinq dernières années de sa vie.

    vasalis,poésie,pays-bas,traductionVasalis confie ses premiers poèmes à la revue Groot Nederland (1936). En 1940 paraît chez A.A.M. Stols son premier recueil Parken en woestijnen (Parcs et déserts). Le même éditeur publie le suivant en 1947 : De vogel Phoenix (L’Oiseau Phénix). Sept ans plus tard, la maison G.A. van Oorschot prend le relai : Vergezichten en gezichten (Vues et visages). La poète restera fidèle à cet éditeur né lui aussi en 1909 – leur correspondance a été publiée pour marquer le centenaire de l’année de leur naissance (illustration ci-contre) –, mais sans plus produire le moindre recueil. Vasalis a signé quelques essais et une longue nouvelle située en Afrique du Sud, pays où elle a séjourné : Onweer (Orage, 1940) – ainsi que quelques discours de la reine Juliana avec qui elle avait sympathisé dans les milieux estudiantins de Leyde –, mais ce n’est qu’après sa disparition que le lecteur découvrira un nouvel ensemble de poèmes : De oude kustlijn. Nagelaten gedichten (L’Ancien littoral. Poèmes posthumes, 2002). Cette œuvre poétique – réunie dans les Verzamelde gedichten (2006), moins de 200 pages – a été couronnée du vivant de l’auteure par les distinctions les plus prestigieuses aux Pays-Bas ; très tôt, la critique a salué la complexité psychologique qui se manifeste sous la simplicité et la transparence des vers. Les lecteurs ont répondu à cet engouement, dix mille acquérant par exemple, entre 1940 et 1943, un exemplaire du premier recueil, une manne inespérée pour l’éditeur Stols ; depuis, Parken en woestijnen est devenu le titre le mieux vendu des éditions Van Oorschot juste derrière le roman De donkere kamer van Damokles (La Chambre noire de Damoclès) de Willem Frederik Hermans, devant les œuvres mêmes de l’éditeur Geert van Oorschot, devant aussi la traduction néerlandaise par E.Y. Kummer du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline ou encore Specht en zoon (La Mort sur le vif) de Willem Jan Otten.

    vasalis,poésie,pays-bas,traductionMaaike Meijer, biographe de Vasalis, relève comme thèmes majeurs de ces poèmes, composés pour la plupart dans une forme libre, le rapport à l’être aimé (présent ou absent), la dimension tragique de la maladie mentale,  la singularité de l’enfance, la nature envisagée comme accès à l’expérience intérieure, la mort et le temps bien sûr, mais aussi notre capacité à dépasser la conscience rationnelle. D’apparence plutôt conventionnelle, les strophes placent souvent le lecteur  face à un changement intime brutal de la personne qui nous parle ou plutôt de ce « je » qui se parle à lui-même. Vasalis aspire à regarder au-delà du visible, au-delà du connu, quand bien même cela peut mettre le poète face à ce qu’il y a de plus angoissant.  Des auteurs ont rapidement relevé une certaine parenté entre ses créations qui nous transportent dans une dimension surnaturelle, et celles de la mystique Hadewijch. Parallèlement, on a pu voir en elle un auteur privilégiant les petites choses du quotidien ; les Vijftigers – poètes des années cinquante de la mouvance CoBrA – s’opposeront à cette vision des choses.

    vasalis,poésie,pays-bas,traductionSi l’on doit rapprocher Vasalis d’un autre poète, c’est sans doute d’Emily Dickinson dont elle partage l’intensité dans l’expression et dans l’émotion. Elle envisage le poème comme l’accès privilégié à un état de conscience autre – par exemple à travers le rêve – qui permet de suspendre les contradictions, les limites du sujet lyrique, le manque d’unité de l’existence sans pour autant atteindre à l’absolu. Une incapacité gage de beauté.

                  Daniel Cunin

     

     

    Sources : Maaike Meijer & Jessa Bertens, « M. Vasalis », Kritisch Literatuur Lexikon, Groningue, Wolters Noordhoff, septembre 2007 & Maaike Meijer, Vasalis. Een biografie, Amsterdam, Van Oorschot, 2011.

     

     

    Le poème Afsluitdijk lut par le poète Remco Ekkers


     

    Afsluitdijk

     

    L’autobus est une chambre qui troue la nuit,

    la route une droite, la digue une ligne sans fin,

    à main gauche la mer, domptée mais inquiète ;

    nous regardons, une lune timide diffuse sa lueur.

     

    Sous mes yeux, les jeunes nuques fraîchement rasées

    de deux matelots ; ils retiennent des bâillements

    puis, après s’être étirés en souplesse, s’endorment

    avec innocence tête sur l’épaule de l’autre.

     

    Soudain, comme en rêve, je vois dans la vitre,

    fluide et transparent, soudé au notre, par moments

    clair comme nous, par moments noyé dans la mer,

    l’esprit de l’autobus ; l’herbe fend les matelots.

    Je me vois moi aussi. Rien

    que ma tête qui se balance à la surface de l’eau,

    la bouche remuant comme ouverte

    sur des mots, sirène stupéfaite.

    Nulle part ne finit et nulle part ne commence

    ce voyage, sans avenir, sans passé,

    rien qu’un long aujourd’hui mystérieux et morcelé.

     

    trad. D. Cunin en collaboration avec Kiki Coumans

     

     

    Documentaire en néerlandais (extraits) sur Vasalis

     

     

    Mère

     

     

    Elle était comme la mer, mais sans tempêtes.

    Également nu-tête et le pied large.

    S’élevant et descendant sur son flux,

    assis comme des oiseaux sur ses genoux,

    nous pouvions l’oublier un long moment,

    paisibles, regardant autour de nous, à l’abri.

    Sa voix était sombre et un peu rauque

    comme des coquillages qui glissent l’un contre l’autre,

    sa main était chaude et rêche comme le sable.

    Et toujours elle portait à son cou bronzé

    la même chaîne à la pierre de lune ronde

    où, dans un bleu de brume, brillait une petite lune.

    Imprégnés pour de bon de son calme murmure,

    nous étions tout le temps en voyage et toujours chez nous. 

     

     

    trad. D. Cunin en collaboration avec Kiki Coumans

     

     

    Quelques poèmes de Vasalis traduits en français par Sadi de Gorter

    et en anglais par James Brockway

    Un article en anglais sur l’œuvre de Vasalis

    Deux articles en français sur l’œuvre de Vasalis

    (voir aussi Septentrion, n° 2, 1981)

     

     

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    Merci à Mme Lous Mijnssen-Droogleever Fortuyn