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Né aux Pays-Bas en 1967, David Sandes vit à Paris où il exerce son talent de pianiste. Il a publié à ce jour deux romans aux éditions De Geus. Le premier, plein d’humour, a paru en traduction française au Mercure de France (La Méthode miraculeuse de Félix Bubka, 2004), le second, cette année, chez Actes Sud sous le titre Le Pont (trad. Arlette Ounanian).
La Méthode miraculeuse de Félix Bubka ressemble à un roman d’apprentissage dans lequel un jeune homosexuel s’initie au bonheur et à son revers inévitable, le malheur. Parti sur les traces de l’inventeur d’une méthode miraculeuse pour s’entraîner au piano, Bram voit, en l’espace d’un an, ses buts professionnels jamais at- teints, l’amour de Luc le fuir, sa mère si protectrice mourir. Paris est Paris et la vie est la vie, pourrait-on conclure en refermant ce roman qui est tout rythme.
J’ignore comment ce rythme coulait dans la langue néerlandaise, mais on sent à la traduction un style alerte, vif, avec des montées et des descentes qui donnent un ton décalé aux scènes, elles-mêmes très courtes et très visuelles. Il y a un côté cinéma dans l’écriture de Sandes, avec flashes et ellipses qui unifient un ensemble d’un premier abord décousu. C’est que Bram intériorise tout ce qu’il voit, commente ce qui lui arrive, dans une instantanéité qui mêle l’étonnement à une certaine naïveté. Bram a peut-être 19 ans, mais c’est un grand enfant, sympathique mais maladroit, gardant une vision positive de la vie malgré toutes les situations difficiles (il vit dans un taudis, n’a pas le sou, etc.). Il veut faire la fête, consommer alcool, drogue et sexe à n’en plus finir. Toutefois, la dure réalité lui oppose très souvent ses démentis, qu’il repousse ou ignore avec une constante sincérité qui supplée à son manque de lucidité, avec une croyance à la vie que ne peut contrecarrer un manque total de réalisme. Ses projets, comme une tournée avec un grand violoniste, tombent à l’eau. Il retourne en Hollande, mais sait d’instinct que son futur se joue à Paris. Bram est un être positif, qui sent que le bonheur n’est jamais très loin. Et on se prend d’empathie pour cet être qui paraît frêle, mais que son caractère affable, son humour et sa générosité rendent fort, comme invincible.
David Sandes nous offre un beau portrait d’un garçon gay, loin des clichés et des stéréotypes qui gâchent tant de récits « homosexuels ». Son roman se révèle touchant, pétillant, ardent, dans lequel l’amour des garçons, de la musique et de la vie a le dernier mot.
La Méthode miraculeuse de Félix Bubka est un roman jubilatoire, émouvant sous son apparente légèreté, attachant. David Sandes y fait preuve de réelles qualités littéraires, à la fois dans la construction de son livre et dans ses dialogues, le tout très influencé par le cinéma.
J.-C. P. Livres Hebdo
Romain a été élevé par deux parents adoptifs. À la mort de celui qui l’a élevé, il décide de retrouver la trace de son père biologique. Il commence par rencontrer sa mère, une vieille et fragile bretonne qui l’a abandonné et n’en a pas de regrets. Il lui soutire quelques informations sur son vrai père, tzigane d’origine serbe, venu vivre en Allemagne dans les années 1960 où il a rencontré sa mère. Ouvrier le jour, le père de Romain jouait de la musique la nuit. Romain décide alors de partir en ex-Yougoslavie en 2003, juste au lendemain de l’assassinat du Premier ministre Zoran Djindjic, pour retracer le parcours de son père, en suivant sa trace dans les grands hôtels désormais délabrés où ce dernier aurait pu jouer avant la guerre.
Avec beaucoup de recul et à travers une galerie de personnages mystérieux, David Sandes donne à la quête des origines de son personnage des airs de fable expressionniste. Les fantômes du passé planent au-dessus d’un personnage principal fort sympathique, car toujours prêt à s’adapter au contexte et à la langue, et donc toujours apte à se laisser calmement surprendre avec le lecteur. Sandes décrit Belgrade de la plus belle manière : comme une ville d’Europe centrale détruite et dans les belles entrailles de laquelle de nombreux nostalgiques s’agitent encore, faisant revivre la superbe de leur cité par leurs contes, leurs légendes, et surtout leurs souvenirs. Mêlant enquête et correspondance, passé et présent, Le Pont est une fresque colorée, sans clichés, et extrêmement vivante.
En donnant à deux de ses livres, En Route Vers La Fin (en néerlandais Op Weg Naar Het Einde) et « Plus Près de Toi » (Nader Tot U, non traduit en français à ce jour) une forme épistolaire, Gerard Reve a fait le choix d’un genre lui permettant de déployer très librement l’ingéniosité de son écriture. Les six lettres qu’on trouvera ici et qui s’adressent à un lecteur abstrait non spécifié sont d’abord parues séparément entre septembre 1962 et septembre 1963 dans la revue littéraire Tirade, dont Reve était alors rédacteur en chef. Si chacune d’entre elles trouve son unité en ce qu’elle renvoie d’une part à un « vécu » de nature « autobiographique » situé de façon précise dans le temps et l’espace, et d’autre part à ce qu’il est convenu d’appeler une ou des « thématiques », cette unité est dépassée et transcendée par le geste qui, les réunissant en une seule et même œuvre, confère à l’ensemble ce que nous choisissons d’appeler ici une « logique supérieure », et aboutit du même coup à faire du texte un des sommets de la production de l’auteur.
Gerard Reve est l’un des trois écrivains majeurs néerlandais de l’après-guerre, avec Willem Frederik Hermans et Harry Mulisch. Récompensée par de nombreux prix, son œuvre a, tout au long de sa vie, rencontré aux Pays-Bas des admirateurs fervents, passionnés, idolâtres, et des adversaires farouches, ces derniers ayant d’ailleurs souvent, bien malgré eux, contribué, par la réaction que suscitaient leurs attaques, à la popularité de l’auteur. Ainsi, le sénateur Algra, dont il est question dans plusieurs passages de En Route Vers La Fin et qui le décrivait comme un écrivain pervers, immoral et blasphémateur, ne fit que conforter son succès, ce dont Reve lui sut ironiquement gré, en baptisant plus tard « Maison Algra » une propriété qu’il avait acquise avec ses droits d’auteurs.
En France, c’est davantage par cette réputation sulfureuse – rappelée par la presse, lorsqu’en 2001 le roi Albert II de Belgique refusa de remettre le prix prestigieux des Lettres néerlandaises à l’écrivain à cause de sa relation avec son partenaire Joop Schafthuizen, suspecté de débauche sur un garçon mineur – que par son œuvre, encore trop peu traduite et relativement confidentielle, qu’est connu Reve. Son roman de 1947, Les Soirs (De Avonden), qui provoqua aux Pays-Bas lors de sa parution un choc à peu près comparable au coup de tonnerre que fut en France la publication en 1932 du Voyage au bout de la Nuit de Céline, n’a pas eu, lorsqu’il est paru en 1970 dans notre langue, le retentissement qu’il méritait. Il est vrai qu’à l’époque, la traduction en français des œuvres littéraires néerlandaises en était encore à ses balbutiements. Homosexualité, débauche, alcoolisme, provocation, telles sont les principales rubriques de la « fiche signalétique française » de Reve, à laquelle on ajoute volontiers la mention de son « catholicisme », histoire de rendre le mélange plus détonant.
Une phrase de Reve – et, à plus forte raison, une phrase de En Route Vers La Fin – est à l’oreille d’un Néerlandais cultivé immédiatement reconnaissable. Nous avons en effet affaire à un écrivain qui, au-delà d’un style, s’est forgé une langue dans la langue, un quasi-idiolecte (pour reprendre un mot cher à Roland Barthes) au point que ses créations langagières semblent révéler la présence d’un manque, d’une « lacune » dans la langue nationale : certains des néologismes de Reve ont en effet été, après coup, intégrés au néerlandais courant et figurent dans les dictionnaires, tandis que telle expression qui lui est propre est citée comme exemple illustrant l’emploi de tel ou tel mot. Dans les lignes qui vont suivre, nous voudrions faire comprendre au lecteur français les difficultés qui ont été les nôtres dans notre tâche de traducteur, justifier certains choix que nous avons été amené à faire, et donner une « idée » de ce qu’est l’univers de l’auteur, à l’idiome si singulier.
1/ La « langue de Reve » traverse simultanément de nombreuses « strates » du néerlandais : dans la même phrase cohabitent l’archaïsme délibéré, le néerlandais littéraire moderne, le néerlandais courant du XXe siècle, etc. Mais l’écriture de Reve n’est pas simplement juxtaposition d’états de langue différents, elle est confrontation et synthèse par lesquelles des éléments d’époques diverses, souvent détonants, acquièrent par leur rapprochement une valeur nouvelle. Le recours à telle ou telle forme déclinée – alors que les déclinaisons ont globalement disparu dans le néerlandais du XXe siècle – joue ici un rôle important. Le français n’ayant connu les déclinaisons qu’à l’époque médiévale, et Reve n’ayant qu’assez rarement recours au moyen néerlandais proprement dit, nous avons rarement fait appel à des formes médiévales du français, et nous avons compensé les effets qu’il était impossible de rendre directement (langue déclinée par exemple) par d’autres types d’archaïsmes.
2/ Ce que nous disons des « couches » historiques de la langue s’applique aussi aux « niveaux » de langue, aux « registres » : à une traversée des époques se superpose alors une traversée des usages. Le néerlandais hyperlittéraire, le néerlandais recherché côtoient dans une même phrase la langue écrite courante, la langue « parlée », différentes formes de parlures ou de « jargons » (comme par exemple le ou les codes employés entre eux par les homosexuels), etc. Nous nous sommes efforcés d’atteindre sur ce point un effet global le plus proche possible de l’original.
3/ Les phrases de Reve sont fréquemment très longues. C’est notamment le cas dans la « Lettre d’Amsterdam », la seconde et peut-être la plus virtuose du livre, qui comporte par exemple une phrase d’environ cinquante lignes. Cette longueur est bien entendu inséparable du rythme et, bien au-delà, de la « logique » particulière au texte et à la pensée de l’auteur, logique qui nous semble être, comme nous nous en expliquerons plus loin, une composante essentielle du texte. Nous avons, partout, respecté scrupuleusement le découpage des phrases (à une ou deux exceptions près), tout en nous assurant de leur « lisibilité » car le français n’a pas la même « résistance » que le néerlandais à l’accumulation de certains types de propositions, de certaines tournures…
4/ L’orthographe de Reve s’affranchit souvent de la « norme ». Dans certains cas, de manière factuelle, le même mot pouvant être orthographié, dans tel ou tel passage, de façon différente. Nous avons rendu ces écarts en opérant des « déplacements » sur d’autres mots, compte tenu des différences de structure entre les deux langues. L’emploi très fréquent de la majuscule, par lequel le lexique revien confère des valeurs particulières à certains termes, a été scrupuleusement reproduit en français, y compris dans ses exceptions. D’autres écarts sont systématiques, et concernent toutes les occurrences de certains suffixes : dans les années soixante, Reve, comme le firent d’ailleurs d’autres écrivains néerlandais, modifia l’orthographe de ces terminaisons. Les changements apportés tendaient, en gros, à rapprocher la graphie de la prononciation orale. Nous avons délibérément choisi d’orthographier normalement les suffixes français correspondants. D’une part parce que le rapport des deux langues à « leur » orthographe est autre : le français moderne oppose une résistance beaucoup plus forte aux modifications ou aux « réformes » que le néerlandais. Mais surtout parce qu’orthographier autrement tous les mots présentant en français des suffixes comme -TION, ou -SSION (la permutation des graphies de ces deux suffixes aurait été possible) nous paraissait gratuit, arbitraire et finalement peu productif dans notre langue. Le jeu sur l’orthographe, s’il est bien sûr attesté dans la littérature française du XXe siècle (qu’on pense à Queneau par exemple), est en général fortement lié à des effets de sens, même quand il a pour objectif avéré de se rapprocher de la prononciation. D’autre part, une application systématique d’un changement orthographique est de toute façon vite « intégrée » par le lecteur, et devient alors un phénomène de surface dont la perception se trouve rapidement neutralisée dans l’acte de lecture. Ce qui revient à dire qu’en français tout du moins, une telle application, non liée comme aux Pays-Bas à une pratique littéraire attestée chez plusieurs écrivains à une époque déterminée, n’aurait guère été plus que l’équivalent d’une trop facile (et donc mauvaise) contrainte de type oulipien, au rendement très faible en termes de créativité.
5/ Mais nous voudrions insister sur l’aspect essentiel de En Route Vers La Fin qui n’est d’ailleurs que le prolongement de tout ce que nous avons esquissé jusqu’ici sur l’idiome revien. Traversée des strates de la langue, traversée des usages, les six lettres effectuent aussi la traversée d’autres textes (au sens large du mot) : textes littéraires, texte biblique, expressions toutes faites et clichés, « mots » de l’Autre ou autres textes du « je » qui se pose à la fois comme le Même et comme l’Autre (cf. la fréquence des énoncés suivis de la mention : « comme dit l’autre », « dis-je toujours », etc., ou la façon qu’a Reve d’interpeller le lecteur, de reprendre en corrigeant ce qu’il a dit lui-même auparavant). Bref, il y a là tout ce qui fait la dynamique d’une œuvre qui se constitue en remodelant, en reformulant, en renversant sans cesse ce qu’elle a dit, ce qui se dit, ce qui a été écrit par d’autres. Autant de phénomènes qui relèvent de ce que Julia Kristeva, après Bakhtine, a nommé « intertextualité ». L’intertexte de Reve est immense, explicite parfois (emprunts à des auteurs dont le nom est mentionné), mais le plus souvent implicite, caché, travesti, et encore plus indécelable par le lecteur français que par le lecteur néerlandais puisque les allusions renvoient à des auteurs, à des formes figées, à des dictons, etc. inconnus du public français. Nous avons donc choisi, pour rendre sensible la présence de cette « parole ou écriture de l’autre », de faire appel, ça et là, à des intertextes connus du lecteur français, au risque de nous écarter légèrement de la lettre du texte original. Le lecteur trouvera, par le jeu sur l’orthographe de tel ou tel mot (« merdre » au lieu de « merde » entre autres), des allusions à Alfred Jarry ; ailleurs, une citation de Charles Trenet ou encore des formules qui peuvent faire penser à Lautréamont… Autant d’auteurs vraisemblablement étrangers à la culture de Reve, ou qu’il ne convoque en tout cas pas ici, mais qui nous ont paru proches par l’esprit d’intertextes spécifiquement néerlandais mis à profit par notre auteur (entre autres l’œuvre de Marten Toonder, trop peu connue en France). Sans jamais supprimer les références à ces intertextes – que nous avons au contraire essayé d’éclairer par des notes de bas de page –, nous les avons « acclimatés» et pour ainsi dire renforcés, en disséminant de petites traces « graphiques » qui renvoient à l’horizon de lecture du public français. Autrement dit, nous avons considéré le texte de Reve comme une sorte d’hologramme : un fragment devait pouvoir permettre de susciter et de réveiller la totalité d’une image qui se serait avérée moins parlante si elle avait été directement appelée par des éléments moins accessibles au lecteur. En même temps que nous contribuions à la production d’écarts orthographiques (en faisant par exemple appel à Jarry) nous « stimulions » de façon analogique, pour le lecteur français, cette dimension si importante de l’intertextualité.
6/ Tout effet de sens présuppose un arrêt, une stase, une pause dans le flux de la langue. Signifier, c’est nécessairement fixer. Et nous touchons là un problème crucial chez Reve. Car l’écrivain qui dit lui-même être toujours en train de courir plusieurs lièvres à la fois, être en proie à une pulsion qui le porte à toujours devancer ce qu’il dit et ce qu’il pense – de là le rythme parfois tumultueux et à première vue incohérent de sa prose – vit cette nécessité de la « fixation » du sens comme une contrainte presque insupportable, comme une limite, même si la forme épistolaire, qui supporte assez aisément le passage du coq à l’âne par exemple, lui laisse davantage de jeu que d’autres genres. Il faut donc à la fois satisfaire à cet impératif de fixation et ruser avec lui. Quand cela ne fonctionne pas, ce n’est jamais, selon Reve lui-même, la page blanche qui guette, mais au contraire l’accumulation de brouillons (qu’un « collectionneur » quelque part, rachète d’ailleurs à l’auteur !), et la multiplication galopante de boulettes de papier noircies par l’encre.
Tout l’art de Reve nous semble s’expliquer par cette double tension : l’œuvre fourmille d’éléments qui, métaphoriquement parlant, font « bloc », mais, en même temps, tout « bloc » produit d’infinies lignes de fuite. Trois exemples, pris à des niveaux de signification différents, suffiront à faire comprendre cette dimension de l’imaginaire scriptural de Reve.
Arrêtons-nous en premier lieu sur la description des architectures : celle de tel hôtel forteresse de la première lettre, celle du manoir de Oofi dans la seconde lettre ou de la Gunner’s Hut de la quatrième lettre, résidence « de plaisance » de l’ami P, celle de la maison de Lizzy dans la dernière lettre… Elles renvoient toutes à des intertextes identifiables et parfois explicitement désignés : ainsi les cartoons de Chas Addams, mais aussi – de façon moins évidente pour le lecteur français – les « récits illustrés » de Toonder auquel Reve emprunte nombre d’expressions. Quiconque parcourt un des albums de cet auteur prolixe (mais peu traduit) tombera très vite sur une de ces constructions tenant à la fois du château fort et de la bicoque, semi-ruine cocasse et inquiétante. On voit ici comment le rapport à une forme graphique dessinée (et non écrite) – donc forcément stylisée – joue dans l’écriture le rôle d’un fixateur. Mais la ruse est inhérente au respect de la contrainte : en fixant par l’appel au cartoon, au dessin, ses architectures dans une sorte de modèle, Reve ouvre en même temps à un autre « texte » : la production du sens est ouverture de lignes de fuite vers un autre objet et un autre imaginaire.
Second exemple : la façon très spécifique et inimitable qu’a Reve d’enfermer l’identité de presque tous ses personnages (« réels comme fictifs ») dans des expressions périphrastiques suggestives, au risque, pourrait-on penser, de les réduire à une essence stylisée, voire à une mécanique : Le Gibier de Choix Faisant dans la plomberie (Loodgietend Prijsdier), le Jeune Néerlandais d’origine indonésienne, la Créature des Hôtels ou Créature Grisonnante, La Famille des Pourchassés Inconnus, etc. L’univers de Toonder et, au-delà, celui de la bande dessinée, ne sont, là encore, pas loin. La stylisation liée à ce type d’expressions et le recours fréquent à la majuscule satisfont une fois de plus aux exigences de la production du sens comme fixation, mais en même temps ouvrent l’œuvre sur l’infini du mythe. Tout ce qui peut relever de l’archétypal dans les constructions ainsi élaborées projette en imagination le lecteur vers le récit mythique, voire mythologique.
Dernier exemple, l’omniprésence du rituel et du rite dans le texte. Rituel presque ascétique de la prise de nourriture qui s’accompagne d’un dégoût pour la plupart des restaurants, rituels entourant l’acte sexuel, et décomposition de cet acte sexuel en une succession de micro-rites, rituel religieux, ritualisation du rapport avec les animaux, rituel de l’écriture, rituel lié à l’imbibition alcoolique. Leur est attachée toute une série d’affects (que la majuscule tend à constituer comme autant d’entités, d’états ou d’humeurs bien spécifiques) ainsi qu’une scansion de la vie de l’auteur en périodes (Période Grise, Période Noire, Période Violette…), qui renvoie d’ailleurs à son tour aux titres d’autres œuvres de Reve. Tout ceci paraît à première vue former une sorte de catalogue des Obsessions et des Habitudes maniaques, des Maux et des Aléas de l’existence. Mais c’est oublier le fait que tous les rites s’interpénètrent, se mêlent, se décryptent, se fécondent, se détruisent les uns les autres en une sorte de carnaval qui ramène d’ailleurs au passage toute transcendance à une immanence, rabat la métaphysique sur la logique de la production verbale. Ce qui nous amène à notre dernier point, fondamental : le lien entre création littéraire et mise en place d’un univers logique qui joue sur les contradictions, les dépasse, s’inscrit au-delà de l’opposition binaire entre le OU et le ET, récuse l’opposition entre principe de plaisir et principe de réalité (le bel adolescent appelé par la lettre jetée à la mer n’aura jamais cette lettre, et pourtant il sera là et attendra le scripteur à l’hôtel) et du même coup fait de l’humour, de l’ironie, de la critique, de la satire, de la dérision, de l’auto-dérision, de la provocation, de la réflexion voire du soi-disant blasphème, non une série d’attitudes distinctes et successives, mais des points de fuite sur une ligne continue et toujours mouvante. Ceci grâce à la dynamique d’une langue dans laquelle il est vain de chercher à séparer forme et contenu, d’une langue qui pourrait être caractérisée par les mots employés par Rimbaud : production de « pensée accrochant la pensée et tirant ».
7/ Il suffit de voir dans la deuxième lettre la façon dont le motif stéréotypé du Carpe Diem (« Cueille le jour, dis-je tout le temps ») est carnavalisé par une série vertigineuse de métaphores et d’associations (arracher / plumer / plumaison / cueillir sexuellement / sexuellement cueillable, etc.), de prêter attention à la théorie développée dans la dernière lettre sur l’élaboration de la Fiction Littéraire, dont le pivot est cette notion à la fois tourmentée (car rattachée à la figure biblique du Serpent Ancien) et désopilante de Fait Non Pertinent, ou même de suivre dans leur articulation les propositions très concrètes que fait Reve à propos de la situation économique de l’écrivain aux Pays-Bas (mécanismes de subvention, etc.) par rapport aux autres propositions ou refus de propositions de ses collègues ou adversaires, pour voir combien l’instrument logique (notion à laquelle correspondrait au moins en partie ce que le critique revien néerlandais Sjaak Hubregtse nomme l’« ironie romantique » de l’auteur) est au cœur de la création chez Reve. S’il faut placer cet écrivain à la stature internationale parmi des grands noms connus du lecteur français, c’est sur une ligne elle aussi mouvante et traversée de multiples autres lignes passant par Rimbaud, Lewis Caroll (mentionné explicitement par Reve), Jarry, Lautréamont, Beckett, etc., et non dans une filiation.Et c’est dans cet esprit que nous l’avons traduit.
Bertrand Abraham
Agrégé de lettres modernes, spécialiste de linguistique et membre du groupe de recherches Paris VII sur Victor Hugo, Bertrand Abraham vient de remporter le Prix des Phares du Nord pour sa traduction de Op Weg naar het Einde de Gerard Reve : En Route vers la Fin, Phébus, 2010.
Autres ouvrages de sa main
traduits du néerlandais
Klaas Hendrikse, Croire en un Dieu qui n’existe pas. Manifeste d’un pasteur athée, Labor et Fides, 2011.
Douwe Draaisma, Une histoire de la mémoire, Flammarion, 2010.
Gerbrand Bakker, Là-haut tout est calme, Gallimard, 2009.
W.G.C. Byvanck, cinq articles sur Paul Claudel in Claudel et la Hollande, Poussière d’Or, 2009.
Geert Mak, Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle, Gallimard, 2007.
Tomy Wieringa, Tout sur Tristan, Alterédit, 2007.
Saïd el Hadji, Les Jours de Shaytan, Gaïa, 2004.
Renate Dorrestein, Sans merci, Belfond, 2003.
Marteen ’t Hart, Le Retardataire, Belfond, 2002.
Frans Kellendonk, Le Bon à rien, Le Passeur, 2002.
« Le Passage à l’Europe raconte comment un ensemble d’États européens s’efforce de devenir l’expression politique du continent, comment ce corps politique en évolution est né, comment il change de forme, remplit un certain espace, se cherche une voix et souffre d’un manque d’oxygène public. J’emploie le mot ‘‘passage’’ pour trois raisons. Pour évoquer un mouvement dans le temps et dans une certaine direction, pour éviter les inconvénients des termes habituels (‘‘intégration’’, ‘‘construction’’), et enfin pour souligner une analogie entre les métamorphoses de ce corps politique et les ‘‘rites de passage’’. Ces rites, ces pratiques cérémonielles qui assurent une continuité symbolique dans les moments de rupture d’une vie individuelle (naissance, baptême, mariage, couronnement…), Arnold Van Gennep les a analysés il y a un siècle en aiguisant notre regard à propos des formes intermédiaires à même de lier un stade à un autre. D’où le rôle de premier plan que jouent dans notre Passage les entre-deux que sont le seuil, la porte ou le pont, symboles figurant d’ailleurs sur les billets en euros ; d’où l’importance — qui se révèle capitale — qu’il y a à distinguer entre un pas et un saut ; d’où l’attention qu’il convient de porter aux noms et au fait de rebaptiser instances et institutions.
« Histoire d’un commencement : ce livre l’est parce qu’il scrute une genèse lente, poussée par les événements, sans chercher à fournir le dernier mot. L’Europe ne se réduit pas à quelques kilomètres carrés de bâtiments à Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg. L’Europe est à un passage. Et nous avec elle. » (Avant-propos, extrait)
Le Passage à l’Europe présente une version revue et actualisée du Passage naar Europa (Historische Uitgeverij, 2009), dont la parution avait été saluée par l’historien français Christophe de Voogd : « C’est prendre un risque très calculé que d’annoncer, avec la récente parution à Amsterdam du Passage à l’Europe, histoire d’un commencement, du jeune philosophe et historien Luuk van Middelaar, l’arrivée d’un livre, directement tiré d’une thèse de doctorat, qui fera date dans l’abondante littérature sur la construction européenne. Car pour tout ceux, qu’ils soient europhiles ou eurosceptiques, qui déplorent l’abstraction et/ou la partialité d’ouvrages parfois décevants sur cet irritant ‘‘objet politique non identifié’’, voici l’antidote si longtemps attendu.
« Par sa dimension résolument interdisciplinaire et internationale d’abord : Luuk van Middelaar manie, avec érudition et virtuosité, références juridiques et philosophiques, invoque politologues et historiens, de toute époque et de toute nationalité. […]
« Par l’ampleur des sujets traités ensuite : rien moins que les 60 années de construction communautaire : non seulement les grandes étapes mais aussi le secret des négociations de la CECA à celles du traité de Lisbonne, les péripéties autour des symboles européens (drapeau, hymne et monnaie) mais encore l’histoire de l’eurobaromètre… : le tout replacé dans le cadre de la politique internationale, de la guerre froide au 11 septembre et articulé, de manière très novatrice, avec la longue durée de l’idée européenne.
« C’est en effet par son approche d’ensemble du phénomène européen que l’auteur affirme sa plus grande originalité : au lieu de sombrer comme tant d’autres dans une nouvelle discussion sur le sexe des anges (l’Europe est-elle une réalité ‘‘ancienne’’ ? ‘’contemporaine’’ ? ‘‘intergouvernementale’’ ? ‘‘supranationale’’ ? ‘‘fédérale’’ ? ‘‘économique’’ ? ‘‘géographique’’ ? ‘‘politique’’ ? ‘‘technocratique’’ ? ‘‘démocratique’’ ? ‘‘chrétienne’’ ? ‘‘laïque’’ ? ), Van Middelaar précise d’entrée son angle d’attaque : prendre tous ces mots au sérieux, non comme des tentatives de description mais comme des éléments de stratégies opposant des pays, des milieux, des intérêts : bref, comme autant d’enjeux de pouvoir. »
QUATRIÈME DE COUVERTURE
Ce livre raconte un événement lent et majeur : la genèse d’un ordre politique européen.
Il évite le jargon et les poncifs des manuels ; ceux-ci cachent bien plus les enjeux du pouvoir qu’ils ne les éclairent. Il ne spécule pas une quelconque finalité. Il n’est pas « pour » ou « contre » l’Europe – peut-on l’être d’ailleurs ?
Le Passage à l’Europe distingue trois sphères européennes. La sphère externe, celle du continent et de l’ancien « concert des nations » ; la sphère interne des institutions et du Traité, source de grandes attentes ; enfin, imprévue et non perçue, une sphère intermédiaire, celle où les États membres, rassemblés autour d’une même table, se découvrent peu à peu coresponsables d’une entreprise commune, parfois malgré eux. Cette sphère intermédiaire, dont le Conseil européen des chefs d’État ou de gouvernement est devenu l’expression institutionnelle, est le théâtre des tensions entre l’un et le multiple. Tensions qui font la force et la faiblesse de l’Union comme en témoigne la crise de l’euro.
Livre d’histoire, en ce qu’il prend au sérieux l’expérience des hommes politiques qui ont façonné l’Europe depuis soixante ans : l’importance des mots, la soif des applaudissements, l’implacable pression des événements.
Livre de philosophie, en ce qu’il veut savoir ce qu’est la politique avant de trancher sur l’existence d’un corps politique européen : qu’en est-il, en Europe, de la capacité à prendre des décisions contraignantes, à agir dans le flux du temps, à établir un lien avec les gens ?
L’un et l’autre, en ce que l’auteur considère que la vérité de la politique ne se comprend que dans le temps.
Luuk van Middelaar (1973) est philosophe et historien, auteur de Politicide. L’assassinat du politique dans la philosophie française (1999) et ancien chroniqueur au quotidien NRC Handelsblad. Après avoir travaillé tant à Bruxelles, au sein du cabinet d’un commissaire européen, qu’au Parlement néerlandais, il est depuis 2010 la plume du premier Président du Conseil européen, Herman Van Rompuy. Le Passage à l’Europe a remporté le prix Socrate 2010 récompensant le meilleur livre de philosophie écrit en néerlandais.
Luuk van Middelaar en néerlandais à propos de son Passage à l'Europe
Regards sur l’histoire africaine des pays nord-européens
Le dernier numéro de Deshima propose un dossier plein de surprises sur les liens entre Afrique et pays de l’Europe septentrionale. Côté littérature, la nouvelle Petit cheval du Néerlandais Tomas Lieske nous emmène à travers mythes et phobies dans une Égypte ancienne peuplée de centaures. Dans Adelheid, le jeune prosateur norvégien Gaute Heivoll étale sa virtuosité (restituée grâce à un collectif de traducteurs). Norvège à l’honneur aussi avec Torild Wardenœr dont Anne-Marie Soulier a traduit quatorze poèmes empruntés à divers recueils. Suivent sept poèmes du Flamand Peter Holvoet-Hanssen et six du Néerlandais Jaap Robben (illustrés par Benjamin Leroy et tirés du recueil pour enfants Zullen we een bos beginnen ?).
Sommaire
AFRIQUE
Thomas Mohnike
Itinéraires imbriqués : Éléments d’une histoire africaine des pays nord-européens
Frederike Felcht
On the topography of H.C. Andersen’s travelogue I Spanien (traduit de l’allemand par Ingo Maerker et Michelle Miles)
Joachim Schiedermair
Turmoil in the Dark Continent. Gender, Mimicry, and Colonial Resistance in Verner von Heidenstam and Peter Høeg (traduit de l’allemand par Ingo Maerker et Michelle Miles)
Christine Smith-Simonsen
Mythbusting. Looking for Norwegians in the colonies
Le « negerhollands » de Saint-Thomas et de Saint-Jean (présenté Thomas Beaufils, traduit du néerlandais et annoté par Pierre Meersschaert avec la collaboration de Thomas Beaufils)
Claudia Huisman
Soldats africains dans les Indes orientales néerlandaises. Belanda Hitam
Six poèmes (illustrés par Benjamin Leroy, traduits du néerlandais par Daniel Cunin)
ABSTRACTS
Frederike Felcht
On the Topography of H. C. Andersen’s travelogue I Spanien
The article explores how space is represented in Hans Christian Andersen’s I Spanien (1863). The travelog begins at the French border and continues through Spain via Gibraltar, down to Morocco, and from there back to Spain via another route. It is characterized by precise observations, numerous poems, and passages of lyrical prose. The descriptions of architecture and infrastructures, landscapes and cities are enriched with inter-textual references, historical background information, and the emotions of the first-person narrator. This creates a complex image of the spaces described, which is analyzed with the help of David Harvey’s Marxist cultural geography and Edward Said’s postcolonial theory. The emphasis of this inquiry is on the relationship between Denmark, Spain, and Africa in the topography of I Spanien. The article demonstrates how I Spanien establishes a hybrid geography of mutual relations and thus opens a space for a different understanding of the relationship between Europe and Africa than was common in the nineteenth century.
Joachim Schiedermair
Turmoil in the Dark Continent. Gender, Mimicry, and Colonial Resistance in Verner von Heidenstam and Peter Høeg
In postcolonial studies, the subversion of binary ways of thinking is regarded as a useful device for resistance. One of the strategies used for overcoming binaries is “mimicry”, which means that the colonized imitate their colonizers in order to communicate on the same level. At the same time, imitation can never be just a copy; it will always change the original. This hypothesis is examined using two literary texts from Scandinavia: Peter Høeg’s Rejse ind i et mørkt hjerte (1990) and Verner von Heidenstam’s Endymion (1889). Both texts connect the colonial situation with the subversion of gender differences. Høeg meets our expectations, since in his text the breakdown of the gender paradigm causes the deconstruction of the domination of colonial power, whereas the analysis leads us to the surprising result in Heidenstam’s text that the subversion of gender differences stabilizes the colonial difference.
Christine Smith-Simonsen
Mythbusting: Looking for Norwegians in the Colonies
During the past ten years, a line of research has been published that puts the Norwegian self-image of imperial innocence under scrutiny. The myth that Norway never partook in any colonial adventures has been challenged by a series of studies showing how a number of Norwegians followed in the wake of colonialism, taking the opportunities at hand to establish trade and other enterprises, buy land, settle permanently, enlist in colonial services, and even run commercial estates of notable sizes.
J.P.B. de Josselin de Jong
Negro-Dutch in St. Thomas and St. Jean
This article by J.P.B. de Josselin de Jong, translated from the Dutch original, retraces the question of the crossbreeding between African languages and Dutch in Negro-Dutch, which was spoken in the Danish Antilles until the beginning of the twentieth century. This Creole, essentially spoken by slaves, was influenced by the idioms of the former Dutch colonizers. In it, we can recognize traces of the language spoken by Zealand’s sailors, which dominated the triangle trading area and the sugar plantations in this region in the seventeenth century. In December 12, 1916, the Danish Antilles were sold to the United states of America who were interested in their strategic position near the Panama canal. Since then, they were named the Virgin Islands.
Claudia Huisman
Belanda Hitam: African Soldiers in the Dutch Indies
Starting in 1830, the Dutch were obliged to reinforce their troops in the East Indies (now Indonesia) to extend their colonial domination. Because of the shortage of European soldiers, the Dutch turned to the Gold Coast in West Africa. As of 1637, they were in possession of Elmina, the commercial port of the Ashanti kingdom, from which tens of thousands of slaves were shipped to Brazil, Curacao, Surinam and other places to work on plantations. But the Dutch had little success recruiting Ashanti volunteers. Only 3,000 men left for Java between 1831 and 1872. These Belanda Hitam (Black Dutch) participated in military campaigns in Borneo, Bali, and Sumatra. They were considered to be “insolent Negroes,” unable to adapt to colonial society. And yet they eventually became completely integrated, and most of them stayed in Java and started families. To counterbalance their story of becoming Black Dutch citizens in the East Indies, I evoke the extraordinary adventure of two Ashanti princes, Kwasi and Kwame, who were sent to Holland to obtain a Dutch education and become Black Dutch citizens by striking the opposite path in a story related by Arthur Japin in his beautiful novel The Two Hearts of Kwasi Boachi.
Wouter van der Veen
Vermeer in Africa: The Muse of History of Helmut Starcke
When the Dutch VOC settled in what was to become the Republic of South Africa in the middle of the seventeenth century, the San and Khoi populations they encountered did not realize that the end of their culture and way of life was in sight. The Dutch brought weapons, technology, and illnesses that would change the south coast of Africa forever. What they did not bring, surprisingly, was their art. It seems that seventeenth-century Dutch paintings were of no use overseas. German-born artist Helmut Starcke painted a true masterpiece by portraying his own interpretation of a world-famous work by Johannes Vermeer, The Art of Painting. This essay reflects on the questions raised by Helmut Starcke’s painting from a truly “art-historical” perspective, for Starcke gave his intriguing work the title The Muse of History.
Catherine Repussard
Gentlewomen in Africa. The African Farms of Frieda von Bülow and Karen (Tania) Blixen
Although Frieda von Bülow and Karen Blixen lived in different times, they shared a strange community of fate. Both of them staged their lives in East Africa in novels: Bülow in Im Lande der Verheißung (1899) and Blixen in Out of Africa / Den afrikanske Farm (1937). The two writers share a colonial attitude and treat Africa in similar ways. They confess their adoration for African nature and succumb to the spell of exoticism when encountering a continent of charming beauty, all the while reaffirming their attachment to their worlds of origin by relying on the image of an immense African farm overseen by a woman with a firm hand. In the two novels, a white, European aristocratic woman is depicted as exercising authority over the indigenous population, thus enacting a kind of “feudal colonial feminism” as a condition for her own liberty and liberation. The African farm thus becomes a symbol of a utopian social project that opens up a field of unlimited possibilities, combinations, hybridizations, and reconstructions, erasing borders of time and space as well as those of identity.
Frederike Felcht
The Motif of Hunger in Sult and Life & Times of Michael K
This essay demonstrates the analytical potential of the motif of hunger in Knut Hamsun’s Sult (Hunger) (1890) and J. M. Coetzee’s Life & Times of Michael K (1983). Sult was published in Norway at the end the nineteenth century and Life & Times of Michael K in South Africa almost one hundred years later. In spite of these different historical and geographical backgrounds, the motif of hunger in both texts reveals similar questions. They explore strategies working against the modern disciplining of the body. This article presents a short history of hunger and analyzes the motif of hunger in the texts from a comparative perspective. It focuses on the semantics of the descriptions of hunger, on the perception of time, and on forms of control that are contrasted with the protagonists’ behaviour, revealing a close relation between hunger and the modern bio-political practices reflected in the texts.
Annie Bourgignon
Can We Read Nordahl Grieg in the 21st-century?
Nordahl Grieg (1902-1943) was a Norwegian traveller, journalist, poet, and a writer. In the 1930s, he became a communist and supported the USSR unconditionally. In interviews and features in the press, he approved of the Moscow trials (staged by Stalin against former Bolsheviks) and later the German-Soviet pact. But when the German army attacked his own country in April 1940, he immediately volunteered to defend it and became an ardent Norwegian patriot. In the novel Ung må verden ennu være (1938) (The World Must Still Be Young), Grieg describes the USSR, the trials, and the Spanish Civil War. He later stated that the novel was intended to justify soviet policy, including its more questionable sides. But when reading this work today, it appears rather to depict a dismal picture of soviet society. This article is an attempt to read Ung må verden ennu være from this perspective of what we know about its author. Grieg’s novel thus appears as a broad description of Europe in the 1930s, where the storm of major catastrophes is brewing.
Karin Ridell
Linguistic, National, and Regional Identities and Membership Categorizations. Danish-Swedish Conversations in the Öresund Region
In this article, excerpts from talk-in-interaction between Danes and Swedes in the work place (a care home for the elderly) in the Öresund region (the cross-border region between Denmark and Sweden) are analyzed by focusing on how the participants express and negotiate their linguistic, regional, and national membership categorizations and identity. Conversation analysis and membership categorization analysis form the theoretical and methodological framework of this study. The analyses demonstrate that linguistic, national, and regional membership categorizations are made relevant in different sequential positions in different ways. It is argued that such categorization can result in attenuating a delicate situation or in keeping the channels of conversation open. Like all membership categorizations of a person in talk-in-interaction, linguistic, national, and regional membership categorizations have proven to be a powerful tool for performing interactional actions, such as refusing a request or creating social affiliation between different participants. It is also demonstrated that repair (self- or other-initiated), essentially of a linguistic trouble source, is just one of several sequence types in which linguistic membership categorization often occurs.
Martin Kylhammar
The Modern Art of Burying the Past
This essay deals with the project of modernity – what it consists of, and the value placed on its results. Modernity is the dream of a good society. It would not be altogether wrong to call this project a dream, since dreams are always on the verge of becoming nightmares. The men involved in this project have always looked forward. This, I argue, is for a good reason, and the results have been spectacular. However, it also implies that modernity has a special relationship to the past, and that we have searched, more or less successfully, for methods with which to assess the efforts of the past before disposing of them.
Alexis Metzger, Martine Tabeaud
Snow and Ice in Dutch Paintings in the Golden Age
In the Dutch Golden Age, the production of winter scenes in paintings reached a climax. In focusing on these representations of winter and coldness, one might wonder whether the paintings correlated with the actual weather. If so, do the paintings genuinely show the weather at the time they were painted? In this article, I discuss that, because the winter scenes became exceedingly appreciated by a buying public, painters began to produce these paintings without taking the actual weather into account. Eventually, they painted winter scènes de genre and developed a typology of images for these winter scenes. The unusual, rough coldness of the Little Ice Age winters actually taking place outside generally disappeared from the paintings, and joyful winter scenes were preferred.
Odile Parsis-Barubé
The Beginnings of Strangeness: The North and the Midi in the French Imaginary of limits
This article is a study of how travel narratives in France in the first half of the nineteenth century contributed to producing the impression of strangeness and otherness to which the North and the Midi were connected in a nationalized space. Construed as an expression of a system of oppositions, they relate to a complex process of cultural references, sensitive perceptions, and anthropological presuppositions. By exploring these interactions, this article contributes to the study of localized conceptions of romantic notions.
Éditions Le Temps des Cerises, novembre 2011, 338 p., 15 €
Henri Deluy, entouré d’une équipe de traducteurs, présente aux éditions Le Temps des cerises, une anthologie de la poésie néerlandaise couvrant, à travers 27 poètes, les années 1880-2010. Il a rassemblé « des poètes qui, depuis ce qu’on a appelé le ‘‘Mouvement de 1880’’, ont chanté le beau et envisagé la poésie comme l’expression la plus haute de l’homme. Les Tachtigers (de ‘‘tachtig’’, quatre-vingt, soit ‘‘ceux des années quatre-vingt’’), ces hommes et rares femmes qui se sont manifestés à partir de 1880, ont provoqué une rupture avec la poésie des pasteurs protestants alors de mise. La génération montante avait à l’esprit une toute autre poésie, plus individualiste, plus passionnée. Ce n’est pas par les chefs de file de ce mouvement, Albert Verwey et Willem Kloos, que s’ouvre la présente anthologie, mais par quelqu’un qui fit ses débuts dans la revue qu’ils avaient fondée, De Nieuwe Gids (Le Nouveau Guide), Herman Gorter. Ce dernier, remarque Willem Kloos lorsqu’il fait sa connaissance, ne ressemble pas du tout à un poète, mais plutôt à un sportif. La prédiction qu’il émet va se révéler juste : ce que ce garçon écrit aura ‘‘une portée pour tous les pays et tous les temps’’. » Dans sa préface Erik Lindner, ajoute : « On aurait certes pu emprunter d’autres chemins dans la poésie néerlandaise, établir d’autres liens, mentionner d’autres noms, choisir d’autres poèmes. Quoi qu’il en soit, mieux vaut une anthologie qui résulte du choix d’un seul homme qu’un trop large éventail ou un catalogue d’ensemble. Observateur de la poésie néerlandaise depuis 1950 – époque où il a vécu aux Pays-Bas avec son épouse hollandaise –, pionnier et passeur, Henri Deluy propose au lecteur francophone une sélection qui témoigne d’un sens prononcé de la poésie moderne, une poésie qui marque les esprits. Il offre en même temps aux Néerlandais un regard sur leur propre pays, un instantané de leur poésie lancée vers d’autres imprévisibles. »
1 des 234 poèmes
Le soldat qui a cloué Jésus à la Croix
Nous l’avons crucifié. Alors que je levais
Le marteau, ses doigts se sont crispés sur le clou –
Mais sa voix douce a dit mon nom puis : « Aimez-moi – »
J’avais pénétré à jamais le grand mystère.
J’ai expulsé un rire, mes dents ont même grincé,
Suis devenu un fou en quête de sang d’amour :
Je l’aimais – j’ai tapé et cogné sur le clou
Qui a transpercé sa main, fait éclater le bois.
Aujourd’hui, tel un dément, un clou dans la main,
Je grave un poisson – son nom, son monogramme –
Sur chaque mur, chaque poutre, chaque tronc d’arbre,
Les 27 poètes : Herman Gorter (1864-1927), JohanAndreas dèr Mouw (1863-1919), J. H. Leopold (1865-1925), AdriaanRoland Holst (1888-1976), Theo van Doesburg (1883-1931), Til Brugman (1888-1958), Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936), Martinus Nijhoff (1894-1953), Hendrik Marsman (1899-1940), Gerrit Ach- terberg (1905-1962), Jan Hanlo (1912-1969), Bert Schierbeek (1918-1996), Jan G. Elburg (1919-1992), Hans Lodeizen (1924-1950), Lucebert (1924-1994), Gerrit Kouwenaar (né en 1923), Hans Faverey (1933-1990), H.H. ter Balkt (né en 1938), Eva Gerlach (née en 1948), Anneke Brassinga (née en 1948), Tonnus Oosterhoff (né en 1953), Jaap Blonk (né en 1953), Esther Jansma (née en 1958), NachoemM. Wijnberg (né en 1961), Rozalie Hirs (née en 1965), Erik Lindner (né en 1968), Saskia de Jong (née en 1973).