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Philip Mechanicus, Cadavres en sursis. Journal du camp de Westerbork,
trad. du néerlandais Daniel Cunin, Paris, Notes de Nuit, avril 2016
À l’occasion de la parution en français du témoignage le mieux documenté et certainement le plus stupéfiant sur le camp de Westerbork, nous reproduisons ci-dessous une version raccourcie du liminaire. Relevons que Cadavres en sursis contient les dernières pages sur Etty Hillesum (et ses proches) écrites par un témoin et ami de la jeune femme, qui n’étaient pas encore disponibles en langue française.
Né le 17 avril 1889 dans une famille du prolétariat juif d’Amsterdam, l’autodidacte Philip Mechanicus a mené une brillante carrière de journaliste. Après avoir exercé son métier aux Indes néerlandaises – où son épouse Esther le rejoignit et mit au monde Rita, la première de leurs deux filles – puis à Amsterdam dans l’équipe de l’Algemeen Handelsblad durant plus de deux décennies (il en a été l’un des correspondants et rédacteurs avant d’en diriger le service « Étranger » jusqu’à l’occupation), il est licencié à la mi-juillet 1941 sous la pression des autorités nazies.
Ph. Mechanicus à Sumatra, 1919 (coll° Joods Historisch Museum)
Entre son retour en métropole à la toute fin 1919 et l’offensive nazie de mai 1940, Philip Mechanicus ne connaît à vrai dire que cet unique employeur. Sa vie sentimentale se révèle un peu moins stable. Fin 1924, son divorce d’avec Esther est un fait alors que leur deuxième fille, Julia, vient de fêter ses quatre ans. Quelques mois plus tard, le correspondant épouse Annie Jonkman. En novembre 1926, la petite Ruth voit le jour. Mais moins de trois ans après, nouveau divorce. Malgré ces ruptures, Mechanicus reste plutôt en bons termes avec ses anciennes compagnes, leur vient en aide quand il le peut, voit régulièrement ses enfants. Sa grande passion demeure toutefois son métier. Quand il ne voyage pas à l’étranger – par exemple en Union soviétique ou en Palestine –, il passe de nombreuses heures, de jour comme de nuit, à la rédaction de l’Algemeen Handelsblad. Spécialiste de politique étrangère, il suit bien entendu de près et d’un œil critique ce qui se passe dans l’Allemagne national-socialiste. La teneur de ses papiers pousse d’ailleurs ses patrons à le dissuader, dès l’invasion des Pays-Bas, d’écrire des articles politiques et de se rendre dans les locaux du journal. Ils estiment que ce serait l’exposer plus encore aux représailles de l’occupant. Dès lors, le bouillant quinquagénaire va s’installer chez la femme dont il est épris depuis déjà un certain temps, la pianiste Olga Moskowsky-Elias. Pendant quatorze mois, sa collaboration au quotidien va se résumer à des papiers « littéraires ».
Le 25 septembre 1942, Philip Mechanicus est contrôlé dans la rue, alors qu’il cherche semble-t-il à avoir des nouvelles d’Esther ; comme il ne porte pas l’étoile jaune, il est arrêté, trimbalé d’un poste de police à l’autre avant de passer quelques semaines derrière les barreaux. Le 25 octobre, il est conduit au camp d’Amersfoort (près d’Utrecht), non sans avoir tenté de s’échapper lors de son transfert. Malgré l’enfer qui règne là au quotidien, un codétenu [1] rapporte que Mechanicus ne manquait jamais de lui remonter le moral en lui lançant des : « Keep smiling. » Le 7 novembre, le journaliste se retrouve à Westerbork où il est immédiatement hospitalisé dans une salle d’une vingtaine de lits : maltraité à Amersfoort, il n’est pas semble-t-il en état de marcher ni même de vraiment tenir un crayon.
Annie Jonkman, deuxième épouse de Mechanicus
Cependant, dès qu’il recouvre des forces, l’Amstellodamois se remet à écrire. Des lettres à ses proches bien sûr, mais aussi, dans des cahiers, un Journal dont le manuscrit conservé couvre la période du 28 mai 1943 au 28 février 1944, soit exactement neuf mois. Cet Einzelgänger inconditionnel de la plume se considère comme un « un reporter accrédité aux fins de rendre compte d’un naufrage ». Il ne livre pas forcément le fond de son cœur, tente plutôt de rester le correspondant qu’il a toujours été. Les treize cahiers qui nous sont parvenus ont été édités pour la première fois en 1964 sous le titre In Dépôt, dagboek uit Westerbork (En dépôt, journal de Westerbork). Offrant une des meilleures sources sur ce camp de transit policier, ils sont nourris des réflexions et considérations d’un homme au fait de la situation politique et militaire, un homme qui, de surcroît, n’a rien perdu de sa veine humoristique. Des confrères qu’il a côtoyés en captivité n’ont pas manqué d’exprimer leur étonnement devant sa persévérance et sa capacité à écrire dans l’antichambre de l’enfer. Un tour de force, un tour d’adresse. Quand il n’écrit pas, Philip s’adonne à son autre passion, les échecs. Il joue d’autant plus souvent qu’il parvient à se soustraire, durant la plus grande partie de sa captivité, à l’obligation de travailler – prouesse qui lui vaut, de la part de certains de ses compagnons d’infortune, le surnom de « champion des tire-au-flanc ».
Malheureusement pour lui, Philip Mechanicus ne pourra pas échapper au « serpent galeux » qui quitte Westerbork pour ainsi dire chaque semaine, en général le mardi matin. Le 15 mars 1944, il est déporté à Bergen-Belsen. Grâce aux écrits laissés par deux compatriotes déportés dans le même train de voyageurs et aux souvenirs de l’auteur Abel J. Herzberg, arrivé dans le même camp de concentration peu avant eux [2], on dispose de nombre d’éléments qui permettent de se faire une idée assez précise des sept derniers mois de la vie du journaliste.
émission consacrée à Ph. Mechanicus
Le nom Bergen-Belsen était inconnu à Westerbork : pour désigner ce camp de la région d’Hanovre, on parlait de Celle. Nombre de Juifs « refoulés » des Pays-Bas ont atterri dans ce lieu, la plupart en espérant être échangés contre des Allemands de Palestine ou d’ailleurs – bien peu auront en réalité cette chance. Censés servir de « monnaie d’échange », les Juifs néerlandais purent bénéficier dans un premier temps d’un régime plus favorable que d’autres détenus. Quant au groupe de Mechanicus, qui comptait deux enfants souffrant de poliomyélite, il passa les six premières semaines isolé du reste des prisonniers. Le 20 avril, il fut transféré dans le Sternlager, autrement dit le camp « normal ». Les conditions de vie ne tardèrent pas à se dégrader, la faim à se faire sentir. On sait que Mechanicus, qui a probablement été affecté au « Kommando des chaussures », est tombé malade ; selon Abel J. Herzberg, il a continué à tenir son Journal. Le 9 octobre, avec des compatriotes et une dizaine de Français, il est transféré à Auschwitz-Birkenau. À l’arrivée du convoi le 12, il règne dans le camp de Birkenau une atmosphère particulière : quelques jours plus tôt, les Sonderkommandos ont tenté de se soulever. La répression bat son plein. Dans le désordre qui règne – la menace soviétique se précise –, le convoi ne semble pas avoir été enregistré. Deux témoins ont raconté peu après la guerre, alors que les ex-femmes et les filles de Mechanicus n’avaient aucune nouvelle de leur proche, qu’il avait été fusillé avec le groupe arrivé de Bergen-Belsen, le 15 octobre, dans un Krematorium.
Une partie des lettres de Weterbork envoyées par Mechanicus a été publiée, à savoir celles adressées à Annie, sa seconde épouse, et à leur fille Ruth [3]. Le journaliste Koert Broersma a eu accès à d’autres documents […] ainsi qu’aux passages non publiés du Journal. Aussi, son essai biographique[4], qui se nourrit par ailleurs du témoignage de contemporains du journaliste, fournit nombre de précisions et permet de corriger certains points.
Considéré comme « délinquant » ou « cas S » (strafgeval) puisqu’il avait enfreint l’obligation de porter l’étoile, Philip courrait le risque d’être déporté à Auschwitz dès son arrivée à Westerbork. Bénéficiant de protections au sein des services médicaux, il a passé deux mois à l’hôpital et près de sept dans les services de rééducation. Ces installations formaient un camp à l’intérieur du camp. Neuf mois après son arrivée à Westerbork, Mechanicus, qui a repris le dessus tant physiquement que moralement, a l’occasion d’arpenter plus facilement le camp proprement dit. Il occupe alors un lit de la baraque n° 85 qui abrite des centaines de personnes. À l’époque, il côtoie entre autres Etty Hillesum qui l’admirait ; à bien des reprises, tous deux s’entretiennent longuement et Philip lui lit ce qu’il consigne dans son cahier. La jeune femme et les membres de sa famille apparaissent d’ailleurs plus d’une fois dans les pages de In dépôt – certains de ces passages font écho aux lignes qu’elle a elle-même laissées. Souvent, Mechanicus documente son Journal en interviewant les gens qu’il croise, en explorant les arcanes administratifs peu ragoûtants du camp. En dépit de ses défauts – il est d’un tempérament atrabilaire, s’enfonce facilement dans la déprime –, il exploite un réel talent d’observateur et croque sans concession ou au contraire avec mansuétude bien des personnages qui s’attardent dans son voisinage.
Le manuscrit de In Dépôt se présente sous la forme de cahiers provenant de l’école du camp de Westerbork. Quand l’occasion se présentait, le journaliste faisait passer les cahiers hors du camp de manière à ce que quelqu’un les apporte chez Annie Jonkman, son ancienne épouse, qui n’était pas juive. Ceux qui nous sont parvenus – il manque les deux premiers et le(s) dernier(s) – ont été écrits dans les conditions précaires que l’on imagine, au fil de la plume, le journaliste étant le plus souvent perché en haut des lits superposés, au « troisième étage ». Pour cette traduction française, nous nous sommes reportés à l’édition présentée par Dirk Mulder, directeur du Centre commémoratif du Camp de Westerbork : In Depot. Dagboek uit Westerbork, Hooghalen/Laren, Herinneringscetrum Kamp Westerbork/Verbum, 2008. Elle reprend – à l’exception des trois derniers paragraphes – la préface de l’historien et écrivain Jacques Presser qui remonte à 1964.
D. Cunin
Ph. Mechanicus [1] Le médecin Elie Aron Cohen (1909-1993), auteur de plusieurs ouvrages en néerlandais sur son expérience concentrationnaire dont deux sont traduits en anglais : Human Behavior in the Concentration Camp et The Abyss : A Confession.
[2] Il s’agit des ouvrages suivants : Dagboek uit Bergen-Belsen. Maart 1944-April 1945 (Journal de Bergen-Belsen. Mars 1944-Avril 1945) de Renata Goldschmidt-Laqueur (1919-2011), Dagboek uit een kamp (Journal d’un camp) du futur psychiatre Louis Tas (1920-2011) et Tweestromendland (Between Two Streams) de A.J. Herzberg, oncle de Louis Tas. De ces trois livres, il existe au moins une traduction en anglais ou en allemand. À ces documents viennent s’ajouter des témoignages, recueillis oralement, de survivants qui ont côtoyé Mechanicus à l’époque.
[3]Ik woon, zoals je weet, drie hoog : brieven uit Westerbork (J’habite, comme tu le sais, au troisième : lettres de Westerbork, introduction de Ruth Mechanicus, Amsterdam, Balans, 1987).
[4]Buigen onder de storm. Levensschets van Philip Mechanicus 1889-1944 (Ployer sous la tempête. La vie de Philip Mechanicus 1889-1944, Amsterdam, Van Gennep/Herinneringscentrum Kamp Westerbork, 1993).
Images du film tourné en 1944 par le Juif allemand
Avis aux éditeurs frileux, aux Bataves qui tirent trop peu fierté de leur littérature, aux critiques mal informés et peu curieux : « Il est tems d’introduire sur la scène les femmes poètes de la Hollande ; elles y ont d’autant plus de droits qu’aucune nation de l’Europe n’a eu à se glorifier, depuis cent cinquante ans, d’un aussi grand nombre de femmes qui aient immortalisé leurs noms par la poésie, les sciences ou les arts. Il est à regretter que la langue hollandaise soit aussi peu répandue, et que la connaissance en soit restreinte dans un aussi petit espace. Jamais l’Allemagne, et encore moins la France et l’Angleterre, n’ont estimé, comme ils le méritaient, les poètes distingués de la Hollande ; la plupart d’entre eux ne sont pas même connus de nom hors de leur patrie.
« À la tête des femmes célèbres de la Hollande, nous devons placer l’illustre Anne-Marie Schurman ; et près d’elle, Catherine Lescaille, poète célèbre, qui mérita le nom de dixième muse. On connaît de cette Sapho de la Hollande, sept tragédies, qui jusqu’à présent ont été un des plus beaux ornemens du théâtre ». Avançons d’autres noms : Elisabeth Hoffman, Wilhelmine de Winter, ‘‘femme de génie’’, Pétronille Moens… » (1) Si l’on en juge par les pages Wikipédia consacrées à ces dames, force est de constater qu’elles relèvent en effet de l’élite poétique de leur temps. Au cours du stupide et bourgeois XIXe siècle, les choses devaient changer. La Hollande des pasteurs-poètes n’allait guère favoriser l’éclosion de talents du sexe réputé faible. Une évolution qui ne devait pas décourager, voici une centaine d’années, une Française d’explorer les créations de ses sœurs (de Flandre et) des Pays-Bas. (2)
De fait, le 12 novembre 1922, le supplément littéraire du Figaro accueillait quelques pages de Lya (Marie-Thérèse-Léone-Julia) Berger, une prépublication à vrai dire d’extraits de la « Conclusion » aux Femmes poètes de la Hollande (ouvrage récompensé par le Prix Montyon de l’Académie française). Cette demoiselle n’en était pas à son coup d’essai : en 1910, l’anthologie Les Femmes poètes de l’Allemagne avait vu le jour ; en 1925 devait paraître Les Femmes poètes de la Belgique. Le « prix Lya Berger » créé en 1922 par la Société des Gens de Lettres - organisme au sein duquel la native de Châteauroux occupa par la suite des fonctions importantes - témoigne de la reconnaissance dont jouissait alors cette féministe, patriote et chrétienne affirmée qui, vers l’âge de trente ans, semble s’être éprise d’une grande passion pour les Pays-Bas.
Louis Payen (1913)
Louis Payen (1875-1927), aux yeux duquel Lya Berger est « un sensible poète » qui, loin de jalouser les autres femmes qui font des vers, « s’applique au contraire à les faire connaître », présente l’ouvrage Femmes poètes de la Hollande dans La Presse du 14 janvier 1923 : « Rendons grâce à Mme Lya Berger d’avoir écrit ce livre. On connaît fort peu en général chez nous les littératures étrangères et pas du tout, peut-on dire, la hollandaise. Voici que Mme Lya Berger nous éclaire et que nous n’avons plus prétexte à être ignorants. Son volume, établi avec beaucoup de soin, de méthode et d’érudition, commence par un résumé de l’histoire littéraire en Hollande, qui conclut ainsi : ‘‘De tout temps, les écrivains hollandais bien que subissant des influences étrangères qu’ils ne songent ni à nier, ni à regretter, ont toujours tendu vers le but méritoire de se conserver une littérature nationale. Ce peuple ‘d’une lenteur active’, laborieux, curieux d’idées neuves, doué à la fois d’un sens pratique et d’une sensibilité délicate, a partagé surtout ses préoccupations littéraires entre la critique et la poésie. Dans cette dernière expression de leur art, de leur âme, les écrivains hollandais ont vu longtemps un moyen de propagande religieuse, morale, sociale. Puis, ils furent enclins davantage à suivre la devise de ‘l’art pour l’art’ ; aujourd’hui, ils abandonnent pour une conception plus large de la vie considérée dans ses rapports généraux avec les besoins de l’esprit humain.’’
« Mme Lya Berger nous présente ensuite toute l’harmonieuse théorie des femmes-poètes de la Hollande. Elle est fort nombreuse. Elle commence par les nonnes qui, au Moyen Âge, célébraient l'amour mystique. Ce sont Hadewyck (sic), au mysticisme ardent, Gertruide van Oosten, Zuster Bertken, toute de chrétienne humilité. Voici Anna Bijns, qui fut une violente adversaire de Luther et se servit de sa lyre comme d’une arme, puis les sœurs Visscher, qui vécurent au XVIIe siècle, érudites et bien chantantes, et toutes celles qui passèrent dans les siècles suivants et laissèrent comme Lucretia van Merken ou Wilhelmina Bilderdijk, des œuvres dignes d’attention. Mais les temps modernes sont les plus riches avec Hélène Swarth la première des poétesses de notre époque : ‘‘Rien n’est indifférent dans ses écrits, dit Mme Lya Berger, car une personnalité intéressante s’y manifeste. Toujours sincère, toujours vibrante, sachant rester très femme par un heureux mélange d’ardeur et de délicatesse, elle charme, elle émeut, elle convainc. Son talent a su, depuis vingt-cinq ans, évoluer instinctivement jusqu’aux tendances modernes, sans perdre de son originalité.’’ Autour d’elle évolue un nombreux bataillon de poétesses que Mme Lya Berger passe aimablement en revue. De nombreux extraits de leurs œuvres nous permettent de les approcher de tout près et ajoutent à l’intérêt de cet ouvrage. »
Jacques Patin (1883-1948) – l’une des chevilles ouvrières du Figaro littéraire, journal auquel Lya Berger a elle aussi collaboré à une époque – ne tarit pas lui non plus de compliments, même si l’on perçoit sans doute, sous sa plume, une certaine bienveillance : « Il est difficile de témoigner d’une plus discrète et courageuse érudition. Car il faut du courage pour s’évader des sentiers battus, et il y a un rare mérite, lorsque des succès faciles sont à votre portée, à s’absorber dans le labeur ingrat de défricher l’illimité domaine de toute une littérature étrangère. Mais Mlle Lya Berger n’a pas mis seulement dans ce livre toute sa compétence, elle y a mis tout son cœur. Elle semble avoir voulu réparer une injustice et, en même temps, créer un lien spirituel entre deux races. À tous ces points de vue, la réussite de son œuvre n’est pas moins belle que l’intention qui présida à son élaboration. C’est là une tentative neuve, du plus haut intérêt technique et littéraire, et qui nous ouvre des sources d’inspiration inexplorées.
« Mlle Lya Berger a défriché, avec une tenace volonté, le domaine poétique néerlandais, et elle a ajouté, à la précision documentaire d’un manuel, cette vie intense dans le récit et dans l’étude qui est l’apanage des écrivains fervents et désintéressés. On ne sait ce qu’il faut le plus admirer dans cette belle étude : du labeur patient qu’elle représente, ou de la sûreté de jugement et de composition qui l’impose comme une œuvre très rare d’histoire littéraire. » (3)
G. Cohen (1879-1958)
Un peu plus tard, dans Le Monde Nouveau (15 juillet 1925), c’est l’historien Gustave Cohen, grand connaisseur des Pays-Bas – on se souvient de ses Écrivains français en Hollande dans la première moitié du XVIIe siècle – qui porte son attention sur l’ouvrage de Lya Berger (en même temps que sur la thèse Conrad Busken Huet et la littérature française de son ancien étudiant J. Tielrooy).
Dans les contrées septentrionales, Les Femmes poètes de la Hollande ont donné lieu à des avis contrastés. Le critique de l’Algemeen Handelsblad (23/07/1925 – article repris dans Het Bataviaasch nieuwsblad du 29/08/1925 et dans le Sumatra Post de la veille) regrette le peu de discernement de la Française dans certains de ses choix ; J.F.M. Sterck (Boekenschouw, n° 11, 1924) n’est guère enthousiaste lui non plus, alors que le collaborateur de l’Indische courant (02/09/1925) se montre un peu plus clément. L’éminent francophile Martin J. Premsela (« Kroniek der Fransche Litteratuur. XIV. Nieuw critiekwerk », Vragen van den dag, 1er janvier 1924) félicite pour sa part Lya Berger. Fille du célèbre écrivain Albert Verwey et future grande éditrice, Mea Mees-Verwey, à laquelle la Française a consacré quatre pages dans son volume, ne manque pas de remercier sa consœur (« Een Franse dichteres over haar Nederlandse zusters », Groot-Nederland, août 1923). Dans De Beiaard, revue catholique centrée sur les arts, le dominicain B.H. Molkenboer salue à son tour le travail de cette pionnière (« Les Femmes-Poètes de la Hollande », sept. 1923). Toute entreprise de cette nature, à la fois survol historique et amorce d’anthologie, est certes à la fois louable et critiquable. Il est aisé, une fois le livre publié, d’en relever les lacunes (le fait, par exemple, que la poète française n’ait pas consulté l’étude d’Albertingk ThijmDe la littérature néerlandaise à ses différentes époquesparue en 1854), d’en dénoncer certains partis pris, d’avancer que plusieurs dames des époques les plus reculées (Hadewijch, Anna Bijns…) relèvent de la Flandre ou de la Belgique et non des Pays-Bas… Et que dire des susceptibilités qu’un tel travail ne manque pas de froisser…
B.H. Molkenboer, par J. Toorop, 1914
À Paris, où elle évolue au sein de la coterie littéraire et du petit monde néerlandophile - qui se retrouve par exemple au cabaret artistique Le Caméléon le 29 janvier 1924 autour de Paul Eyquem -, mais aussi en province, voire à l’étranger, Lya Berger saisira chaque occasion de parler de sa passion. L’Indépendant du Berry (10 février 1923) rapporte par exemple qu’elle a pu transmettre un peu de son savoir dans sa région natale. À l’initiative de l’Alliance Française, elle a, le dimanche 4 février 1923, tenu une conférence dans l’Indre, à Le Blanc (le 23 novembre 1922, elle en avait donné une à Paris devant un parterre de dames). Le journaliste présent, qui signe de ses initiales J. B., raconte : « Tant pis pour ceux qui, le pouvant, ne sont point venus entendre notre chère compatriote ; ils se sont privés d’une joie vraiment exquise, car l’on peut dire que la vice présidente de l’Académie du Centre a, pendant une heure, tenu sous le charme de sa voix musicale et de son érudition toute simple le nombreux auditoire que son nom seul avait groupé, au Théâtre, autour du Comité de l’Alliance Française, et au milieu duquel s’était glissé notre sympathique sénateur, Antony Ratier.
« Lya Berger exprime, tout d’abord, le regret de voir si peu connue en France la littérature hollandaise, car ‘‘si la renommée des peintres des Pays-Bas a souvent éclipsé celle des écrivains, leurs compatriotes, ceux-ci n’en ont pas moins une réelle valeur’’.
« Elle ne peut songer à nous résumer leur histoire ; mais, s’étant spécialisée dans l’étude de leurs Femmes poètes, elle décroche, pour nous, de la galerie, qu’elle a formée avec amour, et expose à nos yeux une grande demi-douzaine de portraits si vivants, si bien troussés, qu’on ne sait ce que l’on doit le plus admirer, de celles qui ont servi de modèles ou du talent avec lequel Lya Berger a su les présenter.
H. Pleij, Anna Bijns van Antwerpen, 2011
« Elle nous met d’abord en relations avec une nonne ardente et mystique du Moyen Âge, Hadewych, qui parle si familièrement et si aimablement au bon Dieu ; puis avec Anna Bijns, institutrice d’Anvers, qui ne se lasse pas d’assaillir de ses strophes fougueuses l’envahissant Luther. Elle nous présente alors deux sœurs délicieuses, Anna et Marie Tessehchade Visscher, les Muses du Siècle d’or hollandais, dont les rimes enchantèrent le règne des Nassau, la mignonne et pétulante Elisabeth Wolff, l’une des meilleures poétesses du XVIIIe siècle, l’ardente patriote Katharina Bilderdijk, qui chercha à déchaîner la furie de son peuple contre notre grand Empereur, et elle termine enfin par deux modernes Mme Hélène Swarth, dont les strophes écrites dans le français le plus pur, et si bien dites par la conférencière, subjuguent véritablement la salle, et Mme Henriette Roland-Holst van der Schalk, l’amie, quoique châtelaine opulente, de Lénine, dont le riche mais parfois nébuleux génie consacre ses élans au service de la cause… humanitaire.
« Mais combien froide et pâle est mon énumération ; qu’est cette pauvre page, qu’on dirait arrachée à un catalogue, auprès de l’évocation puissante de ces charmantes hollandaises, qu’a si bien su faire revivre Lya Berger, en les plaçant, dans leur milieu, si différent du nôtre, se détachant sur le ciel souvent gris de la Néerlande, qu’elles éclairent d’une étincelle de leurs yeux, couleur de Zuyderzée.
« J’espère en avoir dit assez pourtant pour vous forcer à venir entendre toujours plus nombreux, notre aimable et gracieuse compatriote, quand elle nous fait le plaisir de revenir, et, pour vous donner l’envie de lire son dernier ouvrage, dont sa conférence fut tirée : Les Femmes poètes de la Hollande, édité chez Perrin, mais que vous trouverez chez les libraires d’ici.
« En attendant au nom de tous ceux qu’elle a charmés une fois de plus, que cette suave magicienne soit remerciée, et qu'elle daigne souvent reprendre le chemin de notre Berry. »
Les amitiés hollandaises de la demoiselle de lettres n’empêcheront pas certains journalistes de déplorer son manque d’inspiration ; ainsi, le 3 juillet 1928, U. Huber Noodt - traducteur, ancien élève du slaviste André Mazon -, consacre, dans le NRC, une recension sans pitié à un roman qu’il juge dégoulinant de mièvrerie : Les Sources ardentes. Moins d’un an plus tard, le même quotidien prend le contre-pied de ce point de vue et se réjouit de voir l’œuvre en question récompensée par le Prix Claire Virenque (« Lya Berger », NRC, 22 mai 1929, ci-dessous).
L’attachement que Lya Berger éprouvait pour les Pays-Bas s’était traduit dès 1909 à travers le roman Sur l’aile des moulins – « sage et décent, selon un critique, tout juste assez romanesque pour piquer l’imagination des jeunes cervelles féminines » – qui a pour cadre la Hollande. Dans l’introduction à ses Femmes poètes de la Hollande, elle précise d’ailleurs : « C’est en 1909, à la suite d’un séjour en Hollande, qu’après avoir pris contact avec l’âme et la littérature néerlandaises, je conçus le projet de les étudier et d’essayer de les faire connaître à mes compatriotes ». » (p. VII) On sait qu’elle a pu séjourner assez longuement à La Haye. Plus d’une dizaine d’années avant la parution du volume Les femmes poètes de la Hollande, elle avait déjà exposé sa perception de la femme hollandaise dans un périodique français (sans doute un magazine féminin ou Le Monde Nouveau auquel elle a souvent collaboré), non sans faire une incursion dans les belles lettres bataves, une contribution saluée, le 8 juillet 1912, par le quotidien frison Leeuwarder courant.
Les liens privilégiés qu’elle a entretenus avec plusieurs intellectuels et artistes néerlandais l’ont conduite à rendre hommage à certains, par exemple à Gerard Walch qui venait de disparaître (« Médaillons néerlandais. Gerard Walch », Le Figaro, 6 mai 1931), ou encore à Philip Zilcken. Sa dernière publication d’importance semble toutefois avoir été, à la veille de sa soixantième année, une étude ayant trait à un tout autre domaine : Le vaste champ du Célibat Féminin (Avignon, Aubanel, 1936) ; elle s’attarde au passage sur le thème des « vieilles filles » dans la littérature, en particulier celle du XVIIe siècle, et dans l’œuvre de Balzac ; comme un assez grand nombre de femmes de sa génération et de la génération suivante, la romancière ne s’est pas mariée, partageant le plus souvent sans doute le quotidien de ses parents (son père Jules-Henri Berger, militaire, décédé en novembre 1931 dans sa quatre-vingt-douzième année ; sa mère en octobre 1925).
D. Cunin
A. Séché, Les Muses françaises. Anthologie des femmes-poètes, 1908
(1) M. de Haug, « Histoire abrégée du théâtre hollandais », Archives Littéraires de l’Europe ou Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie. Par une Société de Gens de Lettres. Suivis d’une gazette littéraire universelle, T. 6, Paris / Tubingue, Henrichs / Cotta, 1805, p. 213-216.
(2) Quelques autres publications de Lya Berger ayant trait aux lettres néerlandaises ou aux Pays-Bas : (avec H. van Loon) « La littérature hollandaise depuis 1830 », Le Monde Nouveau, 1920, p, 2544-2553 ; dans le même périodique, en août-sept. et en oct. 1928 : « Les Œuvres hollandaises d’expression française ».
(3) Jacques Patin, « Chez le libraire. Les Femmes poètes de la Hollande, par Lya Berger », Le Figaro. Supplément littéraire, 17 mars 1923.
Sur l'aile des Moulins, roman hollandais de L. Berger
Le Radical, 2 janvier 1910
Les femmes poètes de la Hollande
précédé d’un précis de l’histoire
de la littérature hollandaise
ouvrage orné de quatre portraits
Table des matière
EXTRAIT
Le Figaro
supplément littéraire
12 novembre 1922
Nous avons déjà annoncé la très prochaine publication, à la librairie académique Perrin, d’un ouvrage de critique littéraire sur un sujet très neuf, les Femmes poètes de la Hollande, par Mlle Lya Berger, qui a déjà écrit diverses études sur la littérature féminine étrangère. De son nouveau livre, nous extrayons le passage suivant :
Lorsqu’on voyage en Hollande et qu’on y visite tour à tour les villes mortes aux noms historiques dont les murailles noircies bordent le verdâtre lacis des grachten(1), les cités prospères pleines d’une agitation ordonnée et jamais vaine, les ports encombrés de bateaux recéleurs de tant de richesses, les prairies verdoyantes sur lesquelles les grands moulins tendent leurs bras laborieux dans un geste de bénédiction, on éprouve partout la même impression d’une vie tout ensemble digne et cordiale, discrète et active, qui correspond à l’expression à la fois intelligente et placide, à l’attitude réservée et bienveillante des habitants du pays.
La littérature hollandaise rappelle, par certains côtés, cet aspect physique des êtres et des sites.
Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 28/04/1923
Elle n’a jamais fait grand bruit dans le monde ; pourtant, elle a une histoire. Sous une apparence paisible, son existence, participant étroitement aux destinées de l’État, fut, par instants, fiévreuse et dramatique, en d’autres temps souriante et féconde comme les plaines fleuries des polders, parfois encore plongée dans la torpeur qui pèse sur les dunes grises, hérissées d’oyats(2) et de chardons bleuâtres.
*
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Je me souviens du long moment qu’un jour je passai, songeuse, à Amsterdam, devant un chantier où une équipe d’ouvriers travaillait aux fondations d’une maison bâtie sur pilotis, enfonçant, côte à côte, dans le sol vaseux, sous les coups réguliers d’une massue spéciale, actionnée mécaniquement, les longs sapins qui composaient une base artificielle sur laquelle, ensuite, reposerait l’édifice projeté.
Le labeur, nouveau pour moi, qu’accomplissaient ces hommes, m’apparut empreint d'une beauté symbolique et représentait à mes yeux l’œuvre ingénieuse, patiente et sûre d’un peuple qui sait ce qu’il veut et ne recule point devant la peine pour atteindre son but.
La littérature hollandaise, éclose sur le terrain mouvant d’un pays si longtemps troublé, opprimé, et dans une atmosphère traversée par des courants si divers, est parvenue, grâce à la ténacité de ses écrivains, à composer un monument assez inégal dans ses détails, c’est possible, mais néanmoins solide et d’un ensemble harmonieux.
Bien que, comme on l’a écrit très justement, les Hollandais n’aient point fait de littérature dans leurs tableaux (3), et sans vouloir établir une comparaison suivie entre la littérature et la peinture, on peut dire qu’une parenté se découvre entre ces deux arts lorsqu'on s’occupe de rechercher en eux les principales manifestations de la mentalité d’un peuple.
Les consciencieux et dévotieux artistes de la Renaissance flamande, les Van Eyck, les Memling, les Quentin Metsys traduisent bien le mysticisme des Chants spirituels de leur époque.
Certaines œuvres de Joost van den Vondel, notamment Palamède, Lucifer, Gysbrecht van Amstel, qui, au milieu de quelques obscurités, laissent jaillir des gerbes de lumière, des rayonnements de sublime beauté, font songer à l’amour de Rembrandt pour les oppositions de nuit et de clarté, pour les effets d’ombre qui prêtent à La Ronde de Nuit son caractère presque unique d’impressionnante grandeur et d’attirant mystère.
N. Beets, La Chambre obscure, 1860
Les fines études de Nicolas Beets se reflètent dans les scènes d’intérieur d’un Pieter de Hooch ou d'un Metsu ; les « farces » de Bredero se retrouvent dans Les Kermesses de Jan Steen et les scènes rustiques de Van Ostade.
Et tout cela nous plaît parce que c'est plein de vérité hollandaise.
À ce titre, les paysages de Ruysdaël, qui représentent de noires forêts courbées sous l’orage, évocatrices du Tyrol plutôt que des Pays-Bas, ont moins de couleur locale que ceux de Cuyp ou de Hobbema.
De même, nous trouvons un grand charme dans les toiles pleines de finesse et de sentiment d’un Mesdag, d’un Maris ou d’un Mauve, parce qu’elles reproduisent toute la poésie mélancolique des mers grises, des dunes infinies et des vieux moulins.
page de titre
Ces œuvres-là sont bien les sœurs de celles des descriptifs contemporains qui, dans leurs vers, ont chanté l’âme même de leur race.
Puisse la futurisme aux fantaisies abracadabrantes ne pas profaner, ainsi que le pourraient faire craindre certains tableaux exhibés dans la dernière exposition artistique du Jeu de Paume, le noble et sensé génie hollandais.
La littérature, la poésie ont paru jusqu’ici échapper à ce danger. Souhaitons, pour employer un mot très hollandais, que la belletrie néerlandaise garde toujours son goût de la simplicité et de la vérité.
Les œuvres féminines, le plus souvent influencées par celles des hommes – ce qui ne les empêche pas de conserver leur originalité d’interprétation et d’expression – ont nettement traduit, de leur côté, les évolutions psychologiques, sociales, voire politiques des pays d’Orange.
Considérées de ce point de vue, Hadewyck (sic), Anna Bijns, Elisabeth Wolff, Mme Bilderdijk, Mme Hélène Swarth, Mme Roland-Holst ne sont pas seulement des individualités intéressantes : elles sont un miroir de leur temps.
biographie de H. Roland-Holst
De plus, en général inspirées par la passion, les poétesses néerlandaises nous prouvent que les ciels brumeux du Nord ne glacent point les cœurs comme d’aucuns seraient tentés de le croire.
Enfin, à travers ses œuvres, la femme hollandaise nous apparaît très digne d’estime et de sympathie.
La poésie, d’ailleurs, ne réside pas seulement dans la couleur d’un ciel ou l’harmonie d'un horizon. Elle plane aussi sur les vieux édifices qu’a consacrés l’Histoire, dans les musées où sommeille le génie, dans les chantiers qu’emplit le bourdonnement du labeur humain, au sein du foyer familial qu’égaient des chants enfantins. Elle est tour à tour le récitatif du souvenir, le chœur des rêves, l’hymne du travail, la romance de l’amour et la berceuse de l’espoir.
En Hollande, la poésie revêt toutes ces formes, emprunte toutes ces voix.
Au fond de son cœur, la femme hollandaise sait l’écouter chanter ; souvent elle a su, dans ses vers, traduire ce chant innombrable. C’est pourquoi il est juste et agréable de l’écouter, parfois, à son tour.
« S’élever dans l’échelle sociale, monter en grade… À ces désirs très humains, le christianisme oppose un renversement radical, au sens fort du terme. De sa forêt de Groenendael, près de Bruxelles, où il mena une vie de recueillement et de prière monastique vers la fin du Moyen Âge, Jean Ruysbroeck (1293-1381) nous envoie sous forme de mode d'emploi ce petit traité spirituel qui n'a pas pris une ride. S’y déploie en sept chapitres – les sept degrés – le paradoxe même de la vie spirituelle : le chemin de la montée est d’abord descente. » (1) Cette progression spirituelle qui est en même temps « descente », Claude-Henri Rocquet l’expose en ces termes : « Les sept degrés de l’échelle intérieure ne se succèdent pas selon la simple progression arithmétique : ils forment un édifice. D’une part, les quatre premiers : ils traitent des vertus extérieures. De l’autre, les deux derniers : consacrés à la vie contemplative, dans son commencement et dans sa perfection. Entre les vertus du dehors et l’expérience intérieure, le cinquième degré – qui occupe plus de la moitié du livre – forme un traité spirituel qui s’inscrit dans le traité d’ensemble. Et l’on retrouve, en ce degré, les trois degrés de la vie spirituelle selon Ruysbroeck et bien d’autres mystiques : l'union à Dieu par les œuvres, l’union à Dieu avec intermédiaire, l'union à Dieu sans intermédiaire.
« Cette manière d’intégrer la gradation des trois modes de vie intérieure aux degrés de l’échelle ascétique et mystique est admirable et subtile. On pourrait dire plus exactement que les trois représentations de la vie spirituelle – monter vers le sommet, descendre dans l’abîme insondable de l’humilité, atteindre le centre – s’harmonisent et se réunissent. Ce qui est au plus haut et au plus humble, au cœur de tout, unique, insondable, évident, à jamais inaccessible et toujours présent et donné en abondance, c'est l’amour. L’unique et multiple amour. »
l’édition de référence : moyen néerlandais / latin / anglais
Jan van Ruusbroec, Van seven trappen. Opera Omnia 9,
De l’échelle que Jacob vit en songe jusqu’à la montée du Carmel évoquée par saint Jean de la Croix, la vie spirituelle a souvent été perçue comme élévation, ascension, progression de l’âme vers Dieu. Pour Jean Ruysbroeck (1293-1381), mystique flamand, précurseur de la devotio moderna, cette montée à « l’échelle d’amour » invite à l’abaissement. S’épanouir en Dieu, c’est participer à l’humilité du Christ.
Ce livre de Ruysbroeck est une lettre de conseils adressée à une moniale maîtresse de chœur de son couvent. Il peut, certes, se lire et se méditer dans le silence et la solitude. Mais mieux vaudrait sans doute le dire, l’entendre, le chanter : des poèmes, jaillis parfois du sein de la prose, le suggèrent.
Distribué en plusieurs voix, jalonné de chants et de musique, de silences, de pauses méditatives, ce livre apparaîtrait ainsi moins proche de l’épître, de l’homélie, du traité, que de l’office et de la célébration liturgique.
Par-là se révélerait pleinement la beauté des Sept degrés de l’échelle d’amour spirituel.
Vie et œuvre de Ruysbroeck (en anglais) par Rob Faesen
première édition, 2000
Ces Sept degrés sont en réalité une édition revue et augmentée de celle parue voici déjà quinze ans. Le traducteur et préfacier s’explique sur l’origine de ce grand livre au format poche (6,50 €) : « J’avais publié une Petite vie de Ruysbroeck chez Desclée de Brouwer et Marc Leboucher, son éditeur, m’a demandé de traduire et de présenter une œuvre de Ruysbroeck dans Les Carnets. Pour respecter le format de cette collection, j’ai choisi l’un de ses livres les plus brefs et j’en ai résumé une partie. L’ouvrage étant épuisé, Bruno Nougayrède (directeur d’Artège qui a repris DDB) a souhaité rééditer Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel, mais de façon intégrale. Cette réédition m’a permis d’étoffer la présentation (un extrait ici) et ma réflexion sur le travail du traducteur. »
Cette nouvelle exploration du texte de Jan van Ruusbroec (orthographe néerlandaise) conduit Claude-Henri Rocquet à en proposer une lecture à haute voix ; on pourrait même en chanter certains passages en les accompagnant de musique. Quant à son travail de préfacier, il le met sous l’égide de Julien Green : « L’ordre véritable est fondé sur la prière, tout le reste n’est que désordre (plus ou moins bien camouflé). Le Moyen Âge était un immense édifice dont les assises étaient le Pater, l’Ave, le Credo et le Confiteor. Tout ce qui est édifié sur autre chose ne peut que s’effondrer tôt ou tard dans la boue sanglante. » (Journal, 30 juillet 1940)
Par ailleurs, reprenant et révisant sa transposition des Sept degrés (Van VII trappen), œuvre composée vers 1360, C.-H. Rocquet, venu au prieur de Groenendael par les peintres Bosch et Bruegel – auquel il a consacré une véritable somme en deux volets –, nous livre en guise de postface diverses considérations rassemblées sous l’intitulé « Traduire » (p. 121-134). À propos de sa traduction, relisons les propos d’Yves Roullière : « Claude-Henri Rocquet, auteur d’une biographie sur l’ermite de Groenendael, hérite de toute une tradition d’écrivains galvanisés par l’écriture ruusbrochienne Sa manière de traduire, fort élégante, contraste avec celle de dom Louf, plus rugueuse. Il est vrai que Les sept degrés de l’échelle d'amour spirituel se prête à merveille à l’adaptation littéraire, puisque ce traité est aussi un long poème à la gloire de l’Esprit Saint, véritable orchestrateur de chants multiples que le monde n’en finit pas d'entonner. » (2)
Tout comme Michael Edwards dans son récent Bible et poésie (Éditions de Fallois, 2016), le biographe de Ruusbroec insiste à plusieurs reprises sur ce qui lie intimement la poésie et le texte fondateur du monde chrétien, poésie et écrits mystiques : « Le sens, jamais, ne se réduit à la lettre, au littéral. Il n’est pas seulement ‘‘signification’’, mais ‘‘orientation’’, ‘‘direction’’. Et plus un écrit est d’ordre poétique, ou mystique, plus grande et vive la place et la présence de la musique, du chant, dans la parole. […] Le livre est parole, souffle imprimé en signes, pensée changée en écriture, mais cette parole, il ne suffit pas qu’elle soit lue, entendue, il faut qu’elle s’incorpore, qu’elle s’incarne, devienne vivante vie comme le grain se multiplie en épi et comme le blé, récolté, moulu, pétri, cuit, mâché, devient corps et sang, force d’agir et d’œuvrer, de labourer, semer, moissonner et de changer le blé en pain, travail et chemin vers l’esprit, le mystère. » Présence de la musique dans la parole, invitation du texte à se faire corps : voici ce qu’offre le bienheureux Ruysbroeck un siècle après Hadewijch et deux avant saint Jean de la Croix.
Daniel Cunin
(1) Extrait d’un article saluant la parution de la première édition des Sept degrés de l’échelle d’amour spirituel : Isabelle de Gaulmyn, « Un livre », La Croix, 27 mai 2000.
(2) Yves Roullière, « Lectures spirituelles. Écrits IV & Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel », Christus, n° 189, janvier 2001.
On pourra lire le bel entretien accordé par Claude-Henri Rocquet à Charles-Henri d’Andigné : « Ruysbroeck, maître spirituel pour temps troublés », Famille chrétienne, n° 1974 du 14 au 20 novembre 2015, p. 32-35 (extrait) :
À l’occasion de l’exposition « Theo van Doesburg. Une nouvelle expression de la vie, de l’art et de la technologie » qui se tient à Bozar du 26 février au 29 mai 2016, le poète Jaap Blonk redonne vie à des poèmes que cet artiste touche-à-tout a composés sous l’un de ses hétéronymes :
Theo van Doesburg (1883-1931), qui a écrit sous différents pseudonymes (I.K. Bonset, Aldo Camini…), s’appelait en réalité Christian Emil Marie Küpper. Il a laissé une œuvre de théoricien, d’architecte, de peintre et d’écrivain. Principale figure de la mouvance Dada en Hollande, il a été entre autres à l’origine de la revue De Stijl ou encore rédacteur, sous le nom d’I.K. Bonset – anagramme de ik ben sot = « je suis sot » –, de la publication dadaïste Mécano à laquelle ont pu collaborer Arp, Schwitters, Picabia et Tzara. On lui doit le ciné-dancing l’Aubette (Strasbourg), une demeure qui porte son nom à Meudon… ou encore certaines chaises de cafés alsaciens.
La poésie d’I.K. Bonset se caractérise en particulier par sa puissance expressive. Alors que la production littéraire de Theo van Doesburg puisait, à l’origine, dans une veine ésotérique et un romantisme tardif, Bonset n’a cessé, à compter de 1914, d’épurer sa langue. Des impressions visuelles se trouvent ainsi ramenées à leur essence : il décrit une guitare suspendue comme une « planche noire et étroite » ayant un « disque jaune » en guise de « corps » et une « ligne ténue » en guise de cordes. Bonset tente de « restituer directement les émotions dans les sons ». Ses « Images-X » (un exemple ci-dessus), qui font partie de la série des « Kubistische verzen » (Poèmes cubiques, 1913-1919), sont des poèmes visuels qui suggèrent le mouvement par des jeux typographiques. Ils sont volontairement ludiques et provocateurs : « les éclats du cosmos je les trouve dans mon thé ».
Livret de poèmes (bilingue)
Bonset se soucie bien peu des limites sensorielles : le personnage central, « pénétré de la chambre où se glisse le tram », nous dit que des « sons d’orgues : dehorstraversmoi / tombent derrière moi cassés ». L’auteur parvient de la sorte à traduire sur le papier des expériences qui avaient déjà trouvé une concrétisation dans les arts plastiques et le cinéma futuristes : l’abolition des frontières entre ouïe, vue et toucher. On a l’impression qu’il existe un fort contraste entre l’aspect fougueux de ces poèmes et la rigueur graphique et théorique de De Stijl ; ce qui est certain, c’est qu’en faisant sauter des frontières, le poète avait besoin de nouveaux cadres. « Le non-sens, c’est le pied central de la table au quatrième étage de la vérité », expliqua-t-il alors que Tristan Tzara venait de reconnaître en lui un dadaïste.
Toutefois, I.K. Bonset ne se concentre pas uniquement sur la dimension visuelle des mots, il s’attache plus encore à leur sonorité. Ce sont surtout les poèmes nés à l’époque où Van Doesburg remplissait ses obligations militaires – par exemple « Voorbijtrekkende troep » (« Troupe qui vient à passer ») et « Centra » (« Centre ») – qui marient une typographie saisissante à des onomatopées. Sons et images se fondent en une explosion sensorielle: « VLAN / visible Coup defeu ». L’aboutissement de ce processus d’abstraction, I.K. Bonset l’a atteint en donnant ses « Letterklankbeelden » (Images sonores lettristiques - la n° 3 en écoute ci-dessus). Des mots, il ne reste désormais plus rien : les poèmes se composent de simples lettres auxquelles un encodage attribue une certaine longueur et une certaine valeur sonore. Il paraît bien difficile d’aller plus loin dans la dislocation de la poésie si ce n’est en renonçant à écrire et en se faisant compositeur. Sa carrière tout aussi intense que courte offre, d’une certaine façon, un aperçu de l’ensemble de l’avant-garde. En effet, dans cette œuvre, dadaïsme, constructivisme, expressionnisme et surréalisme se côtoient et se croisent avec aisance. Un peu comme si I.K. Bonset avait éprouvé le besoin de rattraper le retard pris par la Hollande littéraire où ces chamboulements avaient pour ainsi dire échappé à tout le monde.
Le disque vinyle Jaap Blonk lit Theo van Doesburg édité à l’occasion de cette exposition bruxelloise (pochette ci-contre) nous permet d’écouter plusieurs de ces poèmes emblématiques. Le poète sonore en a d’ailleurs interprété certains le mardi 8 mars 2016 lors d’une soirée dédiée à l’avant-garde des années 1915-1930 au cours de laquelle les spectateurs/auditeurs ont pu voir des films de Hans Richter et Viking Eggeling remontant au tout début des années 1920, écouter Joachim Badenhorst improviser au saxophone et à la clarinette sur des toiles de Theo van Doesburg ainsi que Marc Matter (membre de Durian Brothers et Institut für Feinmotorik) manipuler des voix sur disques et platines… Mais qui est Jaap Blonk ?
Jaap Blonk ? Un nom absent de toutes les anthologies néerlandaises. Qui plus est, un auteur jusque voici peu sans éditeur. Cela ne l’empêche pas d’être un poète sonore reconnu au plan international. Il s’est d’abord manifesté comme musicien de jazz et comme artiste vocal. Interprète de l’intégralité de l’Ursonate de Kurt Schwitters, il se sent comme un poisson dans l’eau dans l’univers des avant-gardes de l’entre-deux-guerres. Blonk explore les frontières entre langage et musique, étudie les voyelles sous leur aspect phonétique. Au début, il appelait ses poèmes sonores Liederen uit de hemel (Chants venus du ciel). Il écrit certains de ses poèmes en « souslandais », sa propre variante du néerlandais. Les ébauches phonétiques qu’il propose ressemblent parfois à des notes prises par un étudiant en chimie. D’autres poèmes commencent en néerlandais avant de progressivement s’en détacher, de s’en éloigner, tant sur le plan sonore que sémantique. Dans le célèbre « le ministre déplore pareilles déclarations » (voir ci-dessous), le néerlandais se trouve abâtardi de deux façons : l’élimination systématique des voyelles donne aux vers l’aspect d’une injonction, l’apport de consonnes celui d’une requête. Le fait que Blonk ne soit pas considéré comme membre de la confrérie des poètes ne paraît pas lui nuire : il évolue à son aise entre les univers de l’improvisation musicale, du jazz et de la performance. Cette situation est-elle caractéristique d’un esprit de cloisonnement propre aux Pays-Bas ?
Éditeur flamand du vinyle en collaboration avec Bozar, Het balanseer a publié en 2013 klinkt, un recueil de textes du même Jaap Blonk accompagné de deux CD.*
photo : Paul Claudel, en 1955, lors d'un entretien filmé avec Julien Bertheau
à propos de L'Annonce faite à Marie
Claudel traducteur
par Pascale Alexandre-Bergues
Comme Mallarmé traducteur de Poe ou Gide traducteur de Shakespeare, Claudel s’adonna à ce qu’il considérait comme un « bel art ». Il commença par s’attaquer à la tragédie grecque en proposant une version très personnelle de l’Orestie eschyléenne. De façon plus ponctuelle, il traduisit quelques poètes de langue anglaise. Il consacra les années de la maturité et de la vieillesse au latin de la Vulgate.
Claudel est avant tout le traducteur de la trilogie qu’Eschyle fit représenter à Athènes en 458 avant Jésus-Christ. Conjuguant à la fois littéralité et travail de création, l’Orestie fait partie intégrante de l’œuvre dramatique claudélienne.
C’est à l’orée de sa carrière que Claudel entreprit de traduire le premier volet de la trilogie antique, l’Agamemnon. Commencée à la fin de 1892 ou au début de 1893 sur le conseil de son ami Schwob, lui-même traducteur – entre autres – d’Hamlet, la traduction fut achevée en 1895. Elle occupa Claudel pendant son premier séjour aux États-Unis, où il fit ses débuts dans la carrière diplomatique, à New York puis à Boston. Au dépaysement géographique auquel aspirait le lecteur de Rimbaud répondit l’expérience de décentrement culturel et esthétique que constituait pour lui cette plongée dans l’univers archaïque d’Eschyle. C’est en effet au miroir du tragique grec que se chercha et se forgea la poétique dramatique de Claudel. Il y trouva aussi la formation prosodique qu’il cherchait. Nombreuses sont les résonances entre l’Agamemnon et les textes dramatiques auxquels travailla alors le traducteur : Tête d’Or, La Ville, L’Échange. La traduction claudélienne de l’Agamemnon fut publiée en 1896, en Chine, où Claudel venait d’arriver comme gérant du consulat de Fou Tchéou. Un exemplaire en fut envoyé à Mallarmé à titre d’hommage. [lire la suite]
Consulter
Pierre Brunel, « Claudel, Valery Larbaud et les problèmes de la traduction », Valery Larbaud. La Prose du monde, éd. Jean Bessière, Paris, PUF, 1981, p. 163-175.
Pascale Alexandre, Traduction et création chez Paul Claudel. L'Orestie, Paris, Honoré Champion, 1997.