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Vidéos-Documents - Page 2

  • LE DÉMON VANDERPYL

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    Fritz Vanderpyl à travers les yeux de Max Jacob

     

     

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    Parmi les nombreux artistes que Fritz Vanderpyl a côtoyé au cours des premières décennies du XXe siècle, il y eut ceux de l’entourage de Guillaume Apollinaire, par exemple Max Jacob. Le 23 décembre 1908, le Hollandais note dans son journal intime : « Chez Apollinaire : Blum [?], Halpert, Salmon, Max Jacob, Cremnitz, Stein et sa sœur, une autre dame, Mme Picasso, Picasso. » La compagnie se retrouvait aussi assez souvent chez le père Azon : « Je retrouvais Derain dans un petit restaurant, en haut de la rue de Ravignan, se souvient Maurice de Vlaminck dans Tournant dangereux. C’était un petit bistrot pour cochers ou maçons qui se trouvait en face de l’atelier où habitaient Picasso et Van Dongen. Venaient prendre leurs repas dans cet endroit beaucoup de camarades connus ou morts à l’heure actuelle : Picasso et Max Jacob qui ne se quittaient pas, Apollinaire et Derain, Braque et Ollin l’acteur, Dupuis, capitaine de frégate ès lettres, Fritz Vanderpyl, André Salmon. Tous étaient pauvres mais pleins d’enthousiasme, de jeunesse. Le patron faisait crédit, jouait ses portions sur l’avenir de ses clients. Pauvre Azon ! Comme il n’avait pas les fonds nécessaires pour attendre bien longtemps, une faillite banale vint fermer son établissement. À deux heures du matin, l’air de la salle était irrespirable. La fumée épaisse des pipes et des cigarettes, l’alcool et le vin blanc, l’énervement général rendaient délirants les esprits surchauffés. C'est dans cette salle que naquit le cubisme. »

    fritz vanderpyl,max jacob,poésie,diable,apollinaireOutre les repas et les conversations, on partage des lectures : « 7 août 1914 – Je viens de voir le peintre Halpert chez lui, Bd Saint-Jacques. Il me prête le livre de poèmes bretons de Max Jacob et me montre une carte postale venue de Fontarabie, sur laquelle Delaunay l’engage à passer en Espagne, où l’on peut attendre les événements sans crainte. » (Cf. « Pages du journal inédit de Vanderpyl », présentées par Henri Certigny, Que vlo-ve, janvier-mars 1993). On est alors au tout début de la guerre. À l’instar d’un Blaise Cendrars, Fritz ne va pas tarder à s’engager dans les rangs de la Légion étrangère. Ce que Max Jacob apprend. Dans une lettre du 22 septembre à Daniel-Henry Kahnweiler, il transmet au marchand des nouvelles de leurs amis communs : « Guillaume Apollinaire est (à Orléans) à la Légion Étrangère avec Serge et Galanis. Ils y souffrent de voisinages peu agréables. Vanderpyl y est aussi et, je crois, Canudo. Aucune nouvelle de Salmon ; Mac Orlan blessé au pied est revenu puis reparti. » (Béatrice Mousli, Max Jacob, 2005, p. 154).

    fritz vanderpyl,max jacob,Apollinaire,poésie,diableRelevons au passage que le premier livre que Kahnweiler publiera une fois le conflit terminé, dans sa nouvelle série aux éditions de la Galerie Simon, sera le recueil Voyages de Fritz rehaussé de dix-huit gravures sur bois de Maurice de Vlaminck. Il s’agit d’ailleurs du premier volume illustré par ce dernier. « L’ingénuité et la violence de Vanderpyl, l’auteur des poèmes, s’accordent à merveille avec le tempérament de Vlaminck », estime Claude Roger-Max (« Vlaminck illustrateur », in Plaisir de bibliophilie, 1927, p. 79).

    En quelques occasions, Max et Fritz publient dans la même revue. Leurs noms sont ainsi réunis sur la couverture de Nord-Sud n° 6-7 (août-septembre 1917) à côté de ceux de Soupault, Apollinaire, Reverdy, Breton, etc. Dans le n° 4 d’Action. Cahiers individualistes de philosophie et d’art (juillet 1920 p. 4), Jacob publie un poème en prose intitulé « Jamais plus ! ». À compter de 1924, cette page relèvera des Visions infernales, recueil paru aux éditions Gallimard, que l’auteur lui-même regardait comme un « Cornet à dés chrétien ». Il s’agit d’une « traversée du démoniaque dans une confusion entre rêve, vision et réalité ; une ‘‘ethnographie du démon’’, comme il le précise dans le poème liminaire. L’atmosphère onirique est résolument placée sous le signe du cauchemar qui envahit l’individu laissé sans défense dans la nuit. » (Antonio Rodriguez, in Max Jacob, Œuvres, Quarto, 2012, p. 641)

    Le visage du démon (portrait de F. Vanderpyl par Jean Marchand)

    fritz vanderpyl,max jacob,poésie,diable,apollinaireDans la deuxième partie du poème, Fritz René apparaît : un démon ricanant qui lui ressemble invite Max Jacob tourner le dos à Dieu et à ses anges pour sombrer dans la nuit éternelle qui n’offre plus aucun accès ni à la Terre ni au Ciel. Faut-il voir dans ces lignes une provocation à l’égard de l’ancien légionnaire ? une goguenardise ? une forme de représailles ? Il faut dire que Vanderpyl ne prenait pas toujours des gants : « Sa franchise d’accent bien connue, sa verve parfois un peu rude et qui n’hésite pas à bousculer au besoin ses amis eux-mêmes, nous incitent à le suivre. » (R.C., « Chronique. Bibliographie », Art et décoration, janvier 1931, p. VII)La pique se fonde-t-elle sur le « rire, insolemment dionysiaque » de Fritz ? Sur le diable qui s’emparait de lui et « le précipitait dans les abîmes de la fureur », ainsi que l’évoque son ami André Salmon dans Souvenirs sans fin (1903-1940) ?

    Ce qui est certain, c’est que la physionomie et la corpulence de Vanderpyl, sa barbe en bataille et sa pipe, ont marqué ses contemporains tout autant que sa faconde, sa jovialité, sa générosité ou encore ses emportements. Certains de ses amis l’affublaient du surnom Ratapouf. Un journaliste de La Petite République voyait en lui « un réjouissant Hollandais-méridional que tout le quartier Latin a connu. Le gros Fritz, comme on l’appelait familièrement, fut célèbre de la Closerie des Lilas aux Deux Magots. Il doit être même naturalisé petit Parisien. Ce qui lui donnerait du poids. » Le célèbre critique Louis Vauxcelles le décrit comme le « meilleur des garçons avec ses airs de sanglier » (« Souvenirs d’un vieux critique. Joachim Gasquet et le dîner des Tourelles », Beaux-Arts, 28 avril 1939, p. 5).

    Le 7 janvier 1933, un journaliste, descendant en flammes dans L’Œil de Paris le portrait de Fritz peint par Charles Blanc, souligne le contraste entre bonhomie et disgrâce physique chez Vanderpyl, « le plus charmant des hommes, [qui ] n’a rien d’un Apollon. Il est coquettement obèse et son visage est de ceux dont les artistes disent poliment qu’il a du ‘‘caractère’’ ». Un autre commentateur défend le même tableau en recourant à un qualificatif pas forcément très flatteur pour l’intéressé : « Le Vanderpyl de Charles Blanc mérite une mention particulière par sa ressemblance frappante. La lèvre, les yeux, le nez sont ceux d’un bourru, du bourru bienveillant qu’est le poète gastronome. » (H.F., « Une visite au Salon d’Automne. La contribution des artistes algériens », L’Écho d’Alger, 9 novembre 1933, p. 2.) De même, toujours à propos de cette toile, L. Vauxcelles relève les manières rudes de son confrère qu’il connaissait bien : « Son Vanderpyl est beau de vie intérieure et de vérité. Le caractère intime de notre confrère, cette douloureuse tendresse qui se cache sous les éclats de la brusquerie, est ici senti et restitué. » (« Les salons d’automne », Excelsior, 1er novembre 1933, p. 6.)

    F. Vanderpyl, par F. Desnos

    fritz vanderpyl,max jacob,poésie,diable,apollinaireEn une autre occasion, le même auteur livre l'un des portraits les plus précis de son confrère : « J’aime Vanderpyl parce qu’il est un des très rares artistes de notre corporation encombrée de cuistres ; artiste qui sent et s’exprime avec une libre violence ; personnel en ses opinions, injuste parfois, passionné, sectaire, mais artiste jusqu’aux moelles. Vanderpyl – célèbre par ailleurs en tant que gastronome et critique érudit des choses de gueule ; Vanderpyl avec qui l’on aime faire un bon repas, parce qu’il sait l’arôme des bourgognes et la saveur des daubes, chérit la peinture comme il aime les bons plats : j’entends sensuellement, en gourmet ; et c’est ainsi – non en théoricien – qu’on doit goûter les arts plastiques ; Gasquet aimait la peinture de cette manière, qui est la vraie. Vanderpyl adore les tempéraments généreux, un Segonzac, un Dufresne, un Vlaminck ; il est, ne l’oublions pas, de souche hollandaise ; le truculent, la matière onctueuse, la belle coulée des pâtes, voilà son affaire ; ne lui parlez pas des doctes cubistes hyper-constipés : son rire, insolemment dionysiaque, éclaterait et sa voix rauque (‘‘ma voix de vieille mouette écrit-il en ses délicieuses Gouttes dans l’eau) s’enflerait jusqu’à l’imprécation. Vanderpyl est un être malaisé à pénétrer, pour qui l’aborde ; on ne le comprend – on ne le devine – que si on l’a un peu pratiqué. Vous le jugeriez, à la première rencontre, paysan du Danube, ours mal léché, infumable ; sa tête ronde enfoncée en de costaudes épaules, son allure de vieux marin, ce je ne sais quoi d’abrupt, de rugueux, déconcerte, éloigne le raseur aimable. Mais que de finesse en ce regard triste ! Et quelle tendresse, qu’elle ferveur mêlées, dont il semble avoir honte ! Quel affectueux enthousiasme Vanderpyl dépense lorsqu’il est nécessaire de défendre les artistes qu’il apprécie, le poète Guy Charles Cros, le peintre Jean Marchand – décoré le même jour que lui – le céramiste catalan Durrio, des jeunes, tel Demeurisse… Ah ! le personnage étrange et paradoxal ! Il est lourd d’aspect, tangue en déambulant : or, Vanderpyl est un dandy (monocle, bagues, cravates amusantes) ; il affecte un langage haut en couleurs, dru, cynique, débraillé ; or, il est délicat, voire précieux ; grossier à l’occasion, coléreux en diable – et c’est un tendre… Il sera furieux, notez-le, que j’essaie de montrer au public le vrai Vanderpyl ; il me décochera un petit bleu d’engueulade : ‘‘Pourquoi dis-tu ça ? D’abord ce n’est pas vrai... Et puis, ça ne les regarde pas, etc… » (« Le Carnet des ateliers », Le Carnet de la semaine, 18 septembre 1927, p. 16.)

    Louis Vauxcelles, par Pierre Choumoff (INHA)

    fritz vanderpyl,max jacob,poésie,diable,apollinaireLa présence de Fritz dans le poème en prose de Max Jacob a été relevée par un critique des Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques (11 décembre 1926) qui compose avec humour sur le recueil du Haguenois Des gouttes dans l’eau : « Et je sais tous les sons, et j’ignore les mots. Nous voici avertis : ces gouttes dans l’eau sont des notes de musique. Aucune ne se perd, toutes sont pour le moins curieuses, quelques-unes très pures. En marge de ce petit livre, des mots indiquent et expliquent la façon de lire qui lui convient : alerte, digne, avec force, explicatif joyeusement, avec passion, très lentement. Pour l’acteur des soirées poétiques de l’Odéon ou de la Comédie-Française, très bien. Vanderpyl a inventé le poème - coquetail (selon l’orthographe de M. Eugène Marsan.) Quelques mots d’italien, deux ou trois vers en hollandais, deux strophes en anglais, un peu d’allemand, secouez fort et avalez d’un trait. La poésie vous monte à la tête. Ce qu’il faut dire aussi c’est que M. Vanderpyl n’est pas qu’un poète particulièrement original, c’est aussi un gourmet. Il sait cuisiner et le prouve, même, avec des gouttes d’eau. D’ailleurs Max Jacob a écrit que Vanderpyl, qui se révolte contre tant de choses, ressemblait au diable et c’est tout dire. »

    D. Cunin

     

     

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    JAMAIS PLUS !

     

    Tu as vécu en face de l’Église, dans des salles bien cirées où de chers vieillards t’enseignent la vertu sans lunettes et par l’exemple. Tu as vécu sous l’Arc de Triomphe avec des échelles et des jeunes gens blonds.

    Tu as vécu dans les hôtels meublés où les plantes des jardins sont artificielles et où tout sent le moisi même les conversations nocturnes.

    Tu as bu des nuits entières dans d’autres hôtels, avec des compagnies et des divans.

    Et tu n’as pas songé que ton Père Céleste te regardait, que tes frères célestes qui sont les anges te regardaient.

    Maintenant tu crois que la vie terrestre continue parce qu’un démon qui ressemble au poète Fritz Vanderpyl t’invite, t’a invité : il ouvre une soupente pour toi en ricanant et là, tu es dans une nuit sans lucarne et sans espoir. Serait-ce… ? Horreur ! quoi mon Dieu, mes larmes ne vous toucheront-elles pas ?

    Il est trop tard ! ma tête heurtera le toit et le mur et cela sera la nuit toujours. La terre, la chère terre, le soleil, le cher soleil, jamais plus !

      

    Max Jacob

     

     

    MAX JACOB - JAMAIS PLUS - VANDERPYL.jpg

    Action. Cahiers individualistes de philosophie et d’art,

    n° 4, juillet 1920, p. 4.

     


     

     

  • NATURE MORTE

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    Une composition d’Arthur Honegger

    sur un poème de Fritz Vanderpyl

     

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    Le 8 août 1919, on pouvait lire ces lignes dans la gazette belge Pourquoi pas ? (p. 557) : « L’Arbitraire. C’est le titre d’une nouvelle revue littéraire qui vient de paraître à Paris. Elle a pour fondateur, directeur, rédacteur en chef et principal collaborateur Fritz Vanderpyl, auteur d’un joli roman sur le monde des ateliers qui parut pendant la guerre : Marsten Stanton à Paris. Soldat français que, durant ces dernières années, on vit promener héroïquement les godasses réglementaires, le képi pisseux et la mauvaise humeur pittoresque de l’auxiliaire, Vanderpyl est d’origine hollandaise, et il apporte dans la vie et la littérature de Paris toute la savoureuse fantaisie d’un de ces Hollandais qui semblent avoir à cœur de racheter définitivement toute la sagesse bourgeoise de leur bourgeoise patrie. »

    guillaume apollinaire,guy-charles cros,fritz r. vanderpijl,rené devinck,jean marville,louis piéchaud,jean robaglia,maurice vlaminck,sonia lewitzka,arthur honegger,musique,poésie,revues littérairesAu sortir de la Grande Guerre, le Haguenois Fritz-René Vanderpyl (1876-1965), qui venait d’obtenir la nationalité française pour avoir revêtu l’uniforme de la Légion étrangère au début des hostilités, crée effectivement une revue, aux éditions Marguy (11, rue de Maubeuge, Paris IXe), qu’il intitule L’Arbitraire*. Dans ce mensuel à la couverture jaune et au titre noir en diagonale, il aspire à marier deux de ses grandes passions : la littérature et l’art pictural – Marguy est d’ailleurs une galerie qui promeut les jeunes artistes tout en se lançant alors dans l’édition. Malheureusement, à la date où le chroniqueur cité plus haut évoque cette publication, elle a déjà cessé d’exister. Seuls deux numéros ont vu le jour : un en juin, un second en juillet 1919 (36 pages chacun). Outre Vanderpyl lui-même, les collaborateurs de cette très éphémère revue ont pour nom :

    - feu Guillaume Apollinaire que Vanderpyl côtoyait régulièrement, ainsi qu’en témoignent les rares pages non inédites de son Journal. Vanderpyl publie de lui des vers reçus en réponse à une lettre-poème : « Curiosités » (n° 1, p. 18-19).

    - Guy-Charles Cros (1879-1956), grand ami de Vanderpyl, poète et traducteur, fils du célèbre inventeur et auteur Charles Cros (qui ne connaît pas « Le hareng saur » ?). De Guy-Charles figurent dans L'Arbitraire les poèmes « Chambre au crépuscule », « Le matin vert », écrits en captivité (n° 1, p. 3-4), et « Exposition Picasso » (n° 2, p. 57).

    - René Devinck : en 1911, il est l’un des secrétaires de la Société Victor Hugo à laquelle il appartient depuis 1909. Il s’affirmera comme essayiste, orateur et juriste, expert auprès des tribunaux, spécialisé dans le domaine des mutuelles et des assurances. À l’époque du lancement de L’Arbitraire, il publie dans l’hebdomadaire L’Europe nouvelle sur des sujets de politique, de fiscalité et de société aussi bien français qu’internationaux. Au début des années vingt, il collabore au Parthénon. Organe d’Action Féministe en défendant « Les droits politiques de la femme », des thèses aux antipodes de celles avancées dans le petit éditorial du n° 2 de L’Arbitraire ! Peut-être est-ce la raison pour laquelle on ne trouve de lui qu’une contribution dans le premier (p. 13-17) : « Si la Guerre avait duré / Les heures critiques » (le titre dans le sommaire est différent de celui qui précède le texte même ; les numéros ont dû être bouclés à la hâte car le sommaire ne correspond pas exactement à leur contenu).

    guillaume apollinaire,guy-charles cros,fritz r. vanderpijl,rené devinck,jean marville,louis piéchaud,jean robaglia,maurice vlaminck,sonia lewitzka,arthur honegger,musique,poésie,revues littéraires- Julien Maigret, dit Jean Marville (1879-1956), journaliste, homme de radio et africaniste. « Il arrive en Oubangui, à l’âge de 25 ans, en 1904, pour y acheter caoutchouc et ivoire et chasser l’éléphant dans le nord-ouest de l’actuelle République centrafricaine. Il deviendra allemand à Mbaiki pendant la première guerre mondiale puis participera à la campagne de reconquête du Cameroun. On le retrouve après la guerre directeur de société à Brazzaville. » Il a été directeur de la Compagnie Forestière Sangha-Oubangui en 1920, directeur de la station Paris Mondial et du Poste Colonial, station de radiodiffusion ondes courtes destinée à l’Empire français créé lors de l'Exposition coloniale internationale de 1931. Marville a participé à la Croisière noire (1924-1925) et a collaboré au Monde colonial illustré. Il est l’auteur d’un roman africain remarqué, Tam-Tam (1927) et d’une biographie sur Marchand l’Africain. Le patronyme Maigret figure comme directeur gérant de L’Arbitraire. En cette même année 1919, il publie La Chanson de Kou-Singa, chants d’Oubangui mis en vers, plaquette dont la couverture est illustrée d’un bois original en deux couleurs de Maurice de Vlaminck. La revue Action d’avril 1920 offre à lire l’une de ses nouvelles : « Les hommes de la mort. Nouvelle africaine », illustrée elle aussi par un bois de Vlaminck. Peu avant sa mort, le vieux colonial a donné une interview à la radio française, rediffusée en 2012 sur France culture. L’Arbitraire donne de lui : « Chanson africaines : Le chant du cavalier et La chanson du chef » (n° 1, p. 8-12) et « Notes de Voyage (I, II) », la première portant sur l’île Principe (n° 2, p. 51-54).

    - Louis Piéchaud (1888-1965), écrivain issu de la bourgeoisie bordelaise. Membre de la « Génération perdue », il collabore à de nombreux journaux et se manifeste bientôt dans la critique littéraire sous le pseudonyme de Norpois, assurant la rubrique « Questions de langage » au Figaro. De cet auteur, on peut lire la nouvelle « Le sourd ou la cave pleine » (n° 2, p. 41-44).

    - Jean Robaglia, journaliste, avocat et député de Paris. Il meurt au début de 1928 à l’âge de 38 ans. Au printemps 1922, il a épousé Suzanne Bagès (1894-1968) qui se fera connaître comme romancière. Robaglia a publié les œuvres complète de son oncle, le dramaturge Henry Becque, dont il était l’héritier avec son frère. Le n° 2 de L’Arbitraire s’ouvre par son poème « Ma maison paternelle » (p. 40).

    - Maurice de Vlaminck (1876-1958) : auteur de nombreux ouvrages (romans, écrits autobiographiques...), le peintre a été lié d’amitié avec Vanderpyl pendant un demi-siècle. Dans sa revue, le second publie du premier huit « Poèmes de peintre » (n° 2, p. 45-50).

    - Un certain Wynandus, nom sous lequel on devine Vanderpyl, les pages en question traitant de quelques-uns de ses thèmes de prédilection : « Vlaminck, peintre / Le peintre Vlaminck » (n° 1, p. 20-26, avec deux toiles reproduites) et le début d’une étude intitulée « Le problème financier et administratif de nos musée nationaux » (n° 2, p. 55-56). Cette attribution est certaine. En effet, avant de quitter les Pays-Bas en 1899 (il est arrivé à Paris le 20 septembre de cette année-là, écrit-il un jour à Apollinaire), Frits van der Pijl (ainsi qu’il écrivait encore son nom à l’époque) a publié dans la presse hollandaise sous le pseudonyme Wijnandus.

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    - Samuel Sauser : un texte philosophico-politique intitulé « Où nous allons...» (traduit d’après l’anglais par J. D.), n° 1, p. 5-7. Qui est cet auteur qui porte le même patronyme que Blaise Cendras ? S’agit-il là d’une orthographe fautive comme dans le cas d’Honegger ?

    - Enfin, Arthur Honegger (1892-1955). L’Arbitraire reproduit l’une de ses partitions (n° 2, p. 58-59), écrite sur un poème de Fritz Vanderpyl : « Nature morte », initialement paru dans la revue de Pierre Albert-Birot, SIC (Sons, Idées, Couleurs, Formes, n° 13, janvier 1917), et dédié à Édouard Renoir (sans doute un frère cadet du célèbre peintre). La version des deux strophes reproduite ci-dessous est la dernière donnée par lauteur (Poèmes. 1899-1950, Nantes, Le Cheval d’Écume). Dans L’Arbitraire, deux coquilles déparent le nom du compositeur suisse, orthographié Honniger, tant dans le sommaire qu’à la page 58 du numéro de juillet :

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    Le poème « Nature morte », chanté par Brigitte Balleys

     

    Nature morte 

      

    La corbeille de porcelaine 

    contient des pêches et du raisin blanc. 

    Le napperon sent la verveine 

    et, dans un gobelet d’argent, 

    une fleur mauve fait la reine. 

     

    Sur une assiette octogonale 

    sont tombés trois de ses pétales 

    comme des papillons mourants… 

     

    En avril 1917, Honegger, qui était déjà lié à Blaise Cendras – il composera en 1920 les Trois fragments extraits de « Les Pâques à New York » –, écrit à ses parents : « Je travaille aussi à un poème d’H. Charasson, qui m’a fait faire la connaissance d’Apollinaire et d’un littérateur hollandais, Vanderpyl, dont j’avais mis un poème en musique. Apollinaire doit venir un de ces soirs à la maison pour entendre ses vers mis en musique. » (1)

    À Apollinaire, le 5 janvier 1917, Vanderpyl écrit qu’il a envoyé son poème au directeur de la nouvelle revue de la rue de la Tombe-Issoire : « Il ne m’a pas répondu. J’aimerais savoir s’il n’en veut pas, car j’en ai le placement ailleurs. » (2) Il n’eut pas à chercher ailleurs puisque Pierre Albert-Birot fit paraître ses vers dans Sic.

    Dans L’Arbitraire, Fritz a publié sous son nom les premiers chapitres d’une œuvre restée semble-t-il inachevée : Le Roman d’un épicurien (n° 1, p. 27-36 et n° 2, p. 60-72). Ces pages ne sont pas sans présenter des similitudes avec Le Guide égaré, paru en 1939 au Mercure de France, mais qui était prêt bien des années plus tôt, ainsi que nous le révèle Paul Léautaud dans le tome IV de son Journal Littéraire à la date du 27 novembre 1924 (p. 397). Ce jeudi-là, il reçoit la visite de Vanderpyl dans les bureaux du Mercure de France. Fritz a un roman en réserve, mais ne trouve pas d’éditeur. Pour le premier paru dans le Mercure pendant la guerre non plus, malgré un contrat signé avec Grasset. Léautaud lui conseille d’aller voir Colette qui réclame des livres à certains auteurs. Lui qui préfère nourrir ses animaux que se remplir l'estomac, qui ne sait pas cuisiner et qui n’est en rien un gastronome ne manque pas de plaisanter le gourmet : « Vanderpyl, qui est fort porté sur la table, il rédige même des articles de gastronomie au Petit Parisien, est de plus en plus énorme. Je lui ai dit ce soir : ‘‘Méfiez-vous. Vous tournez à la barrique. C’est très mauvais pour la santé.’’ Il m’a répondu : ‘‘Mais non. Vous exagérez. C’est mon pardessus d’hiver qui fait cet effet.’’ Il l’a alors enlevé. Il n’était guère moins gros. Je lui ai dit : ‘‘Vous voyez bien. Ce n’est pas du tout votre pardessus. Vous êtes énorme, c’est bien ce que je dis. – Mais vous autres, ici, il me semble… – Ici, mon cher, lui ai-je répliqué d’un bond, nous sommes tous maigres !’’ Nous étions à l’entrée de la librairie. Tout le personnel a éclaté de rire. Vanderpyl a ajouté : ‘‘En tout cas, pour le patron, il me semble qu’il n’est pas maigre. – Dame ! mon cher, ai-je répondu, quand on tient la queue de la poêle, on se soigne. »

     

    Daniel Cunin

     

     

    passage de la lettre de F. Vanderpyl à G. Apollinaire

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    * Relevons que, dès 1904, Vanderpyl avait été mêlé à la création d’une autre revue : La Vie, animée par Jean Valmy-Baysse, Alexandre Mercereau, Charles Vildrac, René Arcos, Henri Allorge, L. Mandin, Ed. Gazanion... Dans le premier numéro (décembre 1904), il publie « Notes internationales », texte portant une citation de Multatuli en épigraphe. Mais rien dans le deuxième (et dernier semble-t-il). Le 22 avril 1914, Comœdia annonce que Fritz lance le premier numéro de La Revue des Salons. La guerre a sans doute mis fin à cette aventure.

    (1) Cité par Catherine Miller, Jean Cocteau, Guillaume Apollinaire, Paul Claudel et le groupe des Six. Rencontres poético-musicales autour des Mélodies et Chanson, Auderghem, Pierre Mardaga, 2003, p. 67. A. Honegger évoque la femme de lettres Henriette Charasson (1884-1972). Il la connaissait depuis lenfance.

    (2) Guillaume Apollinaire, Correspondance. Lettres reçues, XVIII, lettre 439.

     

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  • Ménage à deux (1)

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    Quand le dédicataire d’un roman en achète tous les exemplaires pour les brûler

     

    Pijpelijntjes de Jacob Israël de Haan

     

     


    portrait vidéo de Jacob Israël de Haan (en anglais)

     

     

    Issu d’une famille juive orthodoxe, pauvre et très nombreuse, Jacob Israël de Haan (1881-1924) devient enseignant à une époque où il a perdu la foi. Parallèlement, il fait ses armes comme journaliste dans la mouvance socialiste et poursuit de longues études de droit ; il soutiendra sa thèse en 1916 et deviendra un juriste renommé.

    En 1904, cependant, il connaît de graves difficultés après la parution de Pijpelijntjes, considéré, dans les lettres néerlandaises, comme le premier roman qui évoque sans retenue l’homosexualité masculine, ce qu’on appelait encore « uranisme ». L’ami auquel il dédie cette œuvre, Arnold Aletrino (1858-1916) – écrivain, sexologue et anthropologue criminel réputé –, se reconnaît dans Sam, l’un des deux protagonistes. Par crainte de voir sa réputation souillée, menacé en outre de perdre son emploi, il tente avec une consœur – la fiancée de Jacob Israël de Haan ! – d’acheter l’ensemble des exemplaires du premier tirage pour les détruire. Très peu de lecteurs ont donc eu accès au livre, devenu aujourd’hui un collector. Une édition revue – dans laquelle on ne reconnaît plus en rien les personnages principaux –, mais non pas « expurgée »,  est bientôt commercialisée.

    J.I. de Haan

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudÀ cause de cette œuvre, De Haan perd son travail dans l’enseignement ainsi que son poste de rédacteur au sein d’un quotidien socialiste en vue (il était en charge de la rubrique hebdomadaire consacrée aux enfants). Après la parution de Pathologieën (1908), autre roman homo-érotique, il lui est encore plus difficile de trouver un emploi. L’un des rares à oser le soutenir publiquement, c’est Georges Eekhoud ; l’Anversois d’expression française, qui lit le néerlandais, écrit un avant-propos à Pathologieën. Il s’était auparavant exprimé en faveur de l’ouvrage « juste et courageux » de Jacob : « Dans un premier roman, Pijpelijntjes, l’auteur avait déjà traité de l’amour uraniste ou homogénique. Et ce livre très curieux et souvent excellent lui avait valu, parait-il, des persécutions de la part de certains pharisiens appartenant à un parti duquel on aurait été en droit d’attendre plus de compréhension et de tolérance. Les socialistes, dont M. De Haan était, l’auront répudié et même dénigré comme une brebis galeuse. » À la même époque, De Haan est lié à Remy de Gourmont auquel il rend quelques visites dont on trouve trace dans des revues ou sa correspondance. À ce propos, Jan Fontijn, le biographe du Hollandais, écrit : « Rédacteur au Mercure de France, Remy de Gourmont revêtait une telle importance pour De Haan que ce dernier alla le voir à Paris, rue des Saints-Pères. L’individualisme du Français, sa sensualité, ses conceptions libérales sur toutes les formes de sexualité, parmi lesquelles le sadomasochisme, l’intriguaient. Ces thématiques se retrouvent en grande partie dans le roman Ondergangen (Débâcles) de 1907 et plus encore dans le décadent Pathologieën paru l’année suivante. »

    Vers 1912, De Haan effectue plusieurs voyages en Russie pour y visiter ses effroyables prisons. Par ailleurs, il devient membre du mouvement sioniste. Bientôt, il étudie l’hébreu et renoue avec la religion de son enfance, publiant à l’époque quelques recueils de poésie dans lesquels transparaissent les nouvelles conceptions auxquelles il adhère ; il donne aussi de longs poèmes inspirés d’œuvres d’Eekhoud ainsi que nombre de quatrains, certains d’une audacieuse teneur érotique qui appartiennent sans doute au meilleur de sa riche production.

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudÀ la fin des années dix, un quotidien amstellodamois envoie l’auteur en Palestine. Il laisse son épouse à Amsterdam. Dans ses articles, le correspondant prend peu à peu ses distances vis-à-vis du sionisme au point de finir par rompre avec lui en 1922. Menacé à plusieurs reprises, il est assassiné en 1924 à Jérusalem par un membre de cette mouvance politico-religieuse. En 1932, Arnold Zweig, ami de Freud, publie De Vriendt kehrt heim (Un meurtre à Jérusalem : l’affaire de Vriendt, Paris, Desjonquères, 1999), roman à clef sur les années palestiniennes de J.I. de Haan.

    En langue française, on peut lire de Jacob Israël de Haan deux recueils d’articles et de reportages : De notre envoyé spécial à Jérusalem. Au cœur de la Palestine des années vingt (choix, présentation, notes et traduction du néerlandais par Nathan Weinstock, Bruxelles, André Versaille Editeur, 2013) et Palestine 1921, traduction du néerlandais par Nathan Weinstock, Paris, L’Harmattan, 1997. Il s’agit, autrement dit, de textes assez éloignés des romans du début du XXe siècle. Ceci même si l’homosexualité demeure un thème sur lequel le Néerlandais revient et si la production de ses dernières années traduit une fébrilité qui ne l’aura finalement jamais laissé en paix. De Haan avait une sœur philosophe et romancière renommée, Carry van Bruggen (1881-1932) dont deux œuvres sont disponibles en français, en particulier le roman Eva.

     

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    Pijpelijntjes ou un Ménage à deux

     

    Début du XXe siècle. Toujours à court d’argent, Joop (sobriquet tiré du prénom de l’auteur : Jacob) et l’étudiant en médecine Sam (surnom d’Aletrino) partagent une chambre dans l’un des quartiers récents et populaires d’Amsterdam, De Pijp (La Pipe, celui où Jacob Israël de Haan s’est lui-même établi en 1903, rue Willibrord comme ses protagonistes, sa logeuse de l’époque ayant un patronyme proche de celui qu’il donne à celle de son roman). Bien des rues portent des noms de peintres du Siècle d’or ; mais en lieu et place de couleurs et de renommée, c’est plutôt la pauvreté et la grisaille qui déterminent le quotidien des habitants : prolétaires, voyous, veuves et orphelins, petits cireurs de chaussures, rapins, rimailleurs…

    A. Aletrino

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudSi les deux jeunes hommes se font passer pour des camarades, ils sont en réalité amants, des amants fragiles qui se querellent souvent. Le dépressif Joop est le plus féminin des deux. Quant au bisexuel Sam, il se montre extrêmement sadique, n’hésitant pas à frapper son ami. À l’occasion, ce dernier tombe amoureux de jeunes garçons tandis que Sam assure qu’il reste attaché à Joop et à personne d’autre. Cependant, il envisage bien de se marier un jour et de mettre donc un terme à leur liaison.

    Chassés pour ainsi dire par leur logeuse, les deux amants finissent par trouver une nouvelle chambre en sous-location, toujours dans le même quartier (dans la rue, d’ailleurs, où Jacob Israël de Haan habitait). Leur nouvelle logeuse, Mme Meks, n’est guère favorisée par le sort : de temps à autre, il lui faut se rendre à la prison de Haarlem où est détenu son mari ; de plus, elle perd bientôt son chien. En réalité, Sam, qui déteste l’animal, le noie. Il va rééditer son coup avec le chien d’une autre femme. Cependant, il arrive à Mme Meks de vivre des moments plus gais. Elle reçoit chez elle, en particulier pour le rituel du thé ; la libération d’un complice de son mari sera aussi l’occasion d’organiser une petite fête.

    Entre oisiveté, cafard et pleurs, mais aussi plusieurs mensonges, Joop éprouve les pires difficultés à sortir de ses pensées un garçon dont il s’est épris. En proie à des troubles psychiques, il ne peut cependant s’empêcher de tomber amoureux d’autres hommes plus ou moins jeunes, par exemple d’un ami de Sam. Un jour, il va même jusqu’à ramener une de ses conquêtes sous le toit qu’il partage avec son amant. Le garçon ne s’éternise toutefois pas. Joop éprouve une prédilection pour les adolescents tout en se disant réellement attaché au seul Sam. Mais ne voilà-t-il pas que celui-ci tombe amoureux d’une certaine Tonia ! C’est cette femme qui vient vivre avec les deux amis. Mais alors qu’il a réussi ses examens, Sam va connaître un sort tragique.

     

    Documentaire sur Pijpelijntjes, De Pijp et le roman Eva

     

    Les romans de Jacob Israël de Haan constituent sans aucun doute le sommet de son œuvre. On range Pijpelijntjes dans la mouvance naturaliste (souci de mettre en avant des réalités sans les édulcorer) tout en soulignant que l’écriture, marquée dans les dialogues par le parler populaire d’Amsterdam, se caractérise en outre, principalement dans les descriptions, par une palette impressionniste et un recours à la langue artiste de la fin du XIXe siècle. D’ailleurs, dans ces pages, malgré une facette misérabiliste, les traits décadents ne manquent pas : esthétique qui mêle douleur et jouissance, scènes sadiques, plaisirs d’autant plus raffinés qu’il sont stimulés par deux protagonistes « nerveux »…

    De Haan et sa sœur Carry van Bruggen

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudAu fil des 24 chapitres, l’auteur nous propose une suite de scènes tirées de la vie du peuple, l’amitié singulière entre Sam et Joop fonctionnant comme un fil rouge. La façon dont ce couple se manifeste ainsi que certains choix de l’écrivain (Joop est à la fois l’un des « il » et, à d’autres moments, le « je » ; alternance surprenante des temps ; phrases dans un style télégraphique, sans verbe ou sans sujet ; nombreux points de suspension, etc.) constituent les points forts de cette narration. Celle-ci se distingue d’ailleurs par l’absence d’instance omnipotente. Elle se différencie de la teneur de certaines œuvres d’Eekhoud qui mettent en avant certains idéaux et l’élévation de l’esprit que peuvent inspirer des homosexuels. Pour sa part, De Haan se satisfait d’une réalité crue, en rien enjolivée.

    On interprète généralement le titre énigmatique au sens de « scènes du quartier De Pijp » tout en relevant éventuellement une allusion à la fellation. Dans la version retouchée de son roman, J.I. de Haan a placé en épigraphe quelques vers de Catulle :

     

    Je vous enculerai, vous sucerez ma queue,

    Vous avez lu mes vers, assez pour vous fonder

    À me croire impudique : ils sont licencieux.

    Un poète bien sûr doit être chaste et pieux,

    Mais pourquoi faudrait-il que le soient ses poèmes ?

    (traduction de Lionel-Édouard Martin)

     

    Georges Eekhoud 

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudAutrement dit, il revendique une esthétique qui prévaut face à toute forme de morale. Le Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen de Magnus Hirschfeld – périodique alors en vue quant à la question de l’homosexualité – reprend quelques paragraphes de Georges Eekhoud, lequel défend une même approche.  Dans une lettre à un autre confrère, De Haan expose sa visée première : « Si je parviens à dépeindre la misère de la vie qu’on mène dans ce quartier et les peines qui résultent de cette perversité de sorte à ce que lecteur les éprouve au fond de lui-même, cela voudra dire que je suis là où je veux être. » Si la thématique ne nous choque plus aujourd’hui, il faut reconnaître que l’écrivain néerlandais a fait preuve d’une audace surprenante ; on peut être surpris par certaines scènes « osées ». Dans Pathologieën, il a poussé les choses plus loin encore en décrivant les rêves incestueux d’un adolescent amoureux de son père.

     

    Daniel Cunin

     

     

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    Jan Fontijn, Onrust. Het leven van Jacob Israël de Haan, 1881-1924 

    [Sous le signe de la fébrilité. La vie de Jacob Israël de Haan, 1881-1924],

    Amsterdam, De Bezige Bij, 2015

     

     

     

    Ménage à deux (Pijpelijntjes)

     

    Au bon A. Aletrino

    (début de l’hiver 1904)

     

    Chapitre 1. En quête d’une chambre

     

     

    Il y a un temps pour venir, il y a un temps pour partir. Le moment pour nous de partir était arrivé. La Chopine en personne est venue nous le dire. On avait tout juste fini de manger. Du pain, un bout de fromage, du thé insipide… et il pleuvait. Nos doubles rideaux de dentelle trempaient dans la lessive, seuls les stores en tissu pendaient devant la fenêtre, carrés blancs, d’un blanc dur ; par instants, la lumière aqueuse du soleil lancinait crûment avant de tout à coup disparaître – lugubre.

    Sam était affalé dans son fauteuil, mains ceignant son occiput et jambes tendues, yeux fermés. Il était peiné, je le regardais. La pluie tombait doucement.

    C’est alors que la Chopine est entrée, ses vieilles pantoufles aux pieds, sans faire de bruit.

    - B’jour, m’ssieurs.

    - Bonjour, mademoiselle…

    - M’sieur Sam se sent pas bien ?...

    Plantée près de la table, elle a débarrassé, assiettes sur la boîte au pain et petit pot à beurre sur les assiettes. Sans ménagement, elle ébranlait le silence ; elle a tout regroupé dans son tablier-fourreau… puis d’une voix déterminée :

    - Oui, m’ssieurs, faut qu’je vous dise, va y avoir du changement… va falloir vous trouver une aut’ chambre… j’va déménager…

    - Comment, mademoiselle… comme ça, sans prévenir, au beau milieu du mois ?

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoud- Au beau milieu du mois... euh, qu’est-ce qu’ça change ? C’est un loyer à la semaine, ici… Je m’en va lundi.

    - D’accord, mademoiselle, mais on a loué au mois…

    - Bah, Joop, te fatigue pas… elle va pas plus déménager que nous, mais bien sûr, elle veut louer à un meilleur prix…  on va devoir vider les lieux. C’est correct.

    - Non, mademoiselle, M. Sam a peut-être raison pour le reste, mais c’est pas très correct ça, je tiens à vous le dire.

    - Pas correct… pas correct… qui parle de correction, on défend ses intérêts à soi, vous comme moi. J’arrête de t’nir une maison, j’va m’mettre en condition…

    - En attendant, décampez de cette chambre !

    - Enfin, je verra bien, M. Sam est encore de mauvais poil… mais au moins, vous v’là au courant.

    Sam se recala dans son fauteuil, qu’il n’avait pas quitté. La pluie bruissait, le vent crécellait contre les vitres, étalant les épaisses gouttes sur le verre. Je les suivais des yeux. Le mauvais temps avait vidé les rues. Un chien aux toupets de poils mouillés s’était réfugié sous la charrette d’un porteur de pain, ce dernier, un gamin encore, sous un porche.

    - Dis-moi, Sam, c’est à se taper sur les cuisses, déménager alors qu’on commence à être bien ici…

    - On va pas déménager… on va rester tranquillement ici.

    - Arrête, va pas faire d’esclandre… si elle veut se débarrasser de nous, on n’a pas le choix… j’arriverai bien à trouver autre chose…

    - Moi, pas question qu’on me traîne sous la pluie… Rassure-moi, on va pas retourner habiter au-dessus d’une étable, hein… ?

    - Non… bon, vaut mieux que je traîne pas.

    - Ouais, c’est bien… j’ai mal au crâne, je vais me coucher…

    - Alors comme ça, tu me laisses m’aventurer tout seul sous la pluie…

    - Oh ! tu voudrais qu’on y aille à deux… reste ici… laisse tomber… on retombera bien sur nos pattes.

    - Mon œil. À plus tard…

     

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    tramway dans la Van Woustraat 

     

    À peine étais-je devant la porte d’entrée que le vent m’accueillit de face. Voyons voir, d’abord quitter l’Ostadestraat… y a rien là. Ensuite, commencer par la Govert Flinkstraat, c’est toujours moins cher que la Jan Steenstraat ou que la Van Woustraat.

    En même temps, ne pas se contenter de la première chambre venue… une à double alcôve ou bien une avec une seule alcôve et une petite chambre attenante… et pas de fauteuils en velours… avec petit-déjeuner… Bon Dieu ! saleté de pluie… Ah ! ce Sam, c’est quand même un personnage…

    La Govert Flinkstraat, étroite et grise. À toutes les fenêtres ou presque, des annonces… chambre à louer, non, ça fera pas l’affaire… chambres meublées à louer. Allons jeter un œil, le temps d’égoutter mes habits… saleté de pluie.

    Une seule cloche … amusant, il faut sonner deux fois ou trois en fonction de l’étage. C’est au premier. Pourquoi ne pas tirer dessus ?… une fois.

    En haut, en retrait de la fenêtre qui s’ouvre, la pluie dissuadant une tête de s’avancer :

    - Qui c’est ?

    Quittant le porche, là où l’on est au sec, et m’adressant au premier :

    - Madame, j’aimerais voir les chambres.

    La femme scrute tout, du haut du chapeau mouillé au bas des jambes du pantalon usées et souillées.

    - Sont d’jà louées.

    - Mais votre annonce alors ?

    - C’est pour d’autres… je loue à bien plus.

    - Dans ce cas, j’aimerais bien les voir, ces autres chambres…

    Fenêtre refermée. Avec un supplément de rage synonyme de : toi-dégage-d’ici, et rien d’un placide : je-viens-vous-ouvrir.

    Y a plus qu’à se remettre en route.

    La pluie empire encore… petite chambre à louercherche pensionnaires bien sous tous rapports… M’informer ici, histoire de me mettre à l’abri… un pensionnaire, on peut en parler plus longtemps que d’un simple locataire. Et ça ne mange pas de pain. Trois cloches cette fois. C’est au deuxième, un escalier qui monte tout droit, un deuxième en coude, tous deux sombres…

    - Qui c’est ?... qui c’est ?...

    - Je viens pour les chambres…

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudUn silence, mon manteau-cape et mon chapeau lourds dégouttent, dans ma tête une sèche sensation de fatigue, en face les habitations grises vibrent devant mes yeux brûlants… toute noire, la cage d’escalier bâille au-dessus de moi… la pluie persiste.

    - Montez donc, maman a dit.

    - Bien, mademoiselle.

    En haut du deuxième escalier, penchée en avant, le regard plongé dans l’obscurité, une grosse jeune fille, figure joufflue et pâle, petits yeux humides, joues ballonnées.

    - B’jour, monsieur.

    - Bonjour, mademoiselle… votre maman m’a dit que je pouvais monter.

    - Maman est dedans, piaule la mafflue, avancez donc.

    Dans la pièce, la mère occupe un fauteuil. Maigre, cheveux noirs clairsemés, grisonnants.

    - Assoyez-vous, m’sieur. Jansie, prends-y la cape au m’sieur, mais mets pas d’eau partout… assoyez-vous ici… j’suis un peu sourde… accroche-la bien, Jansie… voilà, comme ça on peut parler… autrement ça va faire des traces… vous permettez que j’continue mon ouvrage ?

    La mère ravaude un bas. Une chiffe luisante vert foncé tendue sur un petit crâne sans oreilles, un grand trou dans la semelle croûteuse, et, dépassant des jupes, un pied d’un gris douteux aux ongles noirs.

    - Alors, vous v’nez voir les chambres ? demande sourdement la vieille, ses paroles en cadence avec l’aiguille à repriser.

    - Oui, madame… pour mon ami et moi.

    - Ah, je vois… deux monssieurs célibataires, ça nous irait très bien, vous comprenez, moi veuve avec une fille unique, y manque toujours quèque chose chez soi…

    Les joues mafflues se gonflent sans rougir, les yeux humides surveillent le poêle.

    - Voyez-vous, c’est pas qu’on est tant à l’aise, juste cette pièce-ci et la chambre à coucher de moi et ma fille… oui pis encore un cagibi à charbon. Mais au grenier, on a fait mett’ une cloison, une p’tite chambre bien mignonne… du joli papier au mur…

    Le poêle chauffe, une chaude indolence ouate les lieux… la voix de vieille mère-jabote semble marteler des mots venus de loin… suis fatigué, somnolent, mes habits mouillés dégagent une épaisse vapeur…

    - … un p’tit tableau… vous d’vinez l’effet, toute façon Jansie pourra vous montrer tout à l’heure.

    L’indolente chaleur m’assoupit… dans mes yeux brûlants de fatigue, tout se fait lourd, s’estompe… la vieille a terminé son ouvrage, elle s’empresse d’enfiler le pied gris sale dans le bas.

    - Vous vous y sentirez comme un fils d’la maison…

    La pluie harcèle les vitre embuées…

    - Certes, madame, mais je veux prendre le temps d’y réfléchir, et y faut que j’en parle à mon ami…

    - Vous voulez pas d’abord la voir, la chambre ?...

    - J’ai peur, madame, que ça soit trop petit pour nous… pour moi, c’est pas gênant, mais mon ami, lui, est étudiant…

    - Maman, si te plaît, pas des étudiants, autrement, not’ nom circulera tout de suite dans la rue.

    - Vous êtes aussi étudiant, m’sieur ? jabote la vieille tout en se penchant pour ôter son autre bas avant de le passer sur l’œuf, la question encore affichée sur son visage fripé. Jansie, r’garde voir si le charbon a déjà brûlé.

    - Moi ? Non, madame…

    - Eh ben, Jansie, t’as entendu c’que m’sieur a dit ?

    - J’vous tiens au courant… madame, si vous…

    - Oubliez pas vot’ cape, m’sieur...

    - Non. Si vous voulez…

    - Jansie, la traîne pas contre l’mur, autrement tu vas tout me salir mon couloir….

     

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    La Govert Flinkstraat

     

    De retour dehors par ce sale temps... un peu plus loin. Il est déjà onze heures et demie… les écoles se vident, les garçons poussent des cris, pans de leur cape ou de leur manteau soulevés, le vent gonflant ces voiles et agitant leurs knickers en tricot… quelques autres s’éclaboussant de l’eau boueuse des caniveaux. Et à proximité de l’école, chambres à louer. Au premier, une habitation bien entretenue, au rez-de-chaussée, en demi-sous-sol, une crémerie-fromagerie, rien dans le reste de la maison. Pourquoi ne pas sonner ?

    - Qui c’est qu’est là ?

    - Pour les chambres… madame.

    Un petit rire tinte… d’une autre pièce un autre petit rire qui tinte ; appuyées sur la balustrade quatre filles et leurs rires qui tintinnabulent, s’alternent et se répondent…

    - Oh, Joliette… un monsieur pour les chambres… Odette, ça te va à toi… mais non, mais non[1].

    Du haut de l’escalier, une verrière jette de la lumière derrière moi.

    - Montez donc, m’sieur, ah ! mais non*… les chambres sont déjà louées.

    Toujours en bas, je comprends et voilà que le vent s’engouffre par la porte d’entrée.

    Puis une fine voix de fausset, et une autre et une autre encore…

    - Vous ne voulez pas voir les chambres… par nuit et par jour… mais Joliette… c’est pour toi Odette*

     

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    Jacob Israël de Haan

     

    De retour dans la rue. Pluie, vent qui gronde, sans relâche, les cartons des annonces mouillés… demande pensionnaire bien sous tous rapportspetite chambre à louerchambres meublées à louer… numéro 254, premier étage… en dessous, un marchand de fruits et légumes, trois cloches. C’est bien, y a qu’à entrer.

    Une femme, un vieux bonhomme, deux gosses. Relents de pisse.

    - C’est moi, papa… papa y a un m’sieur pour les chambres… suivez-moi m’sieur.

    C’est à l’arrière. Une grande chambre bien éclairée, une double alcôve.

    - C’est pour vous seul, m’sieur ?

    - Non, madame, pour un ami et moi, mais une chambre avec une alcôve peut aussi faire l’affaire.

    - Comment vous la trouvez, la chambre ?... regardez, d’ici on a une belle vue sur les jardins de la Jan Steenstraat…

    - La chambre est très bien, mais vous comprenez, j’dois d’abord en parler à mon ami… il aura sans doute envie de la voir lui aussi…

    - Oui, m’sieur, mais j’peux pas attendre, y a quelqu’un d’autre qu’est intéressé, il vient demain après-midi donner sa décision.

    - Eh bien, vous savez quoi ? je vais la prendre, mais ce que je voulais dire, comment sont les voisins ?

    - Oh, pour ça y sont très bien… mais à propos, m’sieur, vous oubliez pas la caution, hein ?

    - Non, bien sûr, c’est combien ?

    - Quatre florins, m’sieur.

    - Quatre florins ? C’est pas donné.

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoud- Comment vous dites ?! Le loyer, c’est quinze florins pour un et dix-huit pour deux. Une semaine de loyer pour la caution, c’est la règle, en plus, quatre florins, c’est même pas une semaine.

    Paie, il te restera neuf stuivers[2].

    - Bien, alors j’va enlever l’annonce… au revoir m’sieur… vous venez quand ?

    - Lundi, je pense, mais peut-être dès samedi… comptez plutôt sur samedi, c’est mieux, puisque c’est pas meublé… au revoir madame…

    - Au revoir m’sieur.

     

    Ya plus qu’à vite rentrer, c’est déjà midi passé… ne pas oublier d’acheter cent grammes de saucisse…

    Satisfait, preste, sous la bruissante pluie qui continue de faire rage. Cape qui se fait lourde sur le bras, veste trempée.

     

    Sam est vautré sur quelques coussins, par terre, les yeux dans le vague.

    - Salut !…

    - ’jour… déjà de retour ?

    - Déjà de retour ?... J’suis trempé comme une soupe !

    - Y pleut toujours ?

    - Et pas qu’un peu. T’as dormi ?

    - Ouais… somnolé. Maintenant que tu l’dis, la pluie, je l’entends… t’as trouvé ?

    - Ouais, une très belle piaule avec une double alcôve, rien que ça, pour dix-huit florins, pas cher hein ?

    - Non, c’est bien, on s’y installe quand ?

    - J’pensais à samedi… dis-moi, Sam, j’en ai bien bavé, embrasse-moi.

    - Qu’est-ce que tu crois ?…. sers-toi si t’en as envie…

    Et vers le visage hâlé de Sam, je me penche. Avec souplesse, il arque la poitrine et me gifle les yeux… ce qui fait jaillir juste devant moi une lumière blanche, blanc jaune.

    - Là… là…

    - Eh… nom de Dieu de bon Dieu !…

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    [1] L’astérisque qui suit un passage en italique renvoie à une suite de mots en français dans le texte.

    [2] Le stuiver était une pièce de 5 cents, soit 1/20e de florin.

     

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    A. Aletrino, par Jan Veth (vers 1885)

     

     

  • Sortir de l’impasse

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    La photographe Karin Borghouts 

     

    Deux publications récentes nous offrent de plonger dans les univers de la photographe belge Karin Borghouts : Paris Impasse et The House / Het Huis / La Maison. Le premier nous conduit au cœur de son sujet de prédilection : des lieux et environnements architecturaux où l’être humain est pour ainsi dire absent. Le second, dans une longue page intime à travers la maison où elle a grandi et que les flammes ont dévorée.

    Les deux ouvrages ont paru à Gand dans une édition trilingue chez Snoeck, chacun accompagné d’un texte d’Eric Min :

    « Éloge de l’impasse » et « Couleur deuil ».

     

    Karin Borghouts, Eric Min, Paul de Moor, éditions Snoeck, Gand, photographie, Belgique, art

     

    Paris compte plus de 600 impasses – culs-de-sac, tel est le terme plus ancien toujours en vogue dans la bouche des Anglais – ce, sans compter les centaines de cités, villas et autres passages... La capitale française, circonscrite par le périphérique, reste la ville la plus densément peuplée d’Europe occidentale : plus de 20 000 habitants au km².

    Paris Impasse offre à voir environ 230 de ces lieux, en déambulant du premier au vingtième arrondissement. Autant de photographies qui dévoilent des coins de Paris qui passent normalement inaperçus.

     

    Paris Impasse, les Rencontres d'Arles, 2019

     

     

     

    The House / Het Huis / La Maison

     

    Karin Borghouts, Eric Min, Paul de Moor, éditions Snoeck, Gand, photographie, Belgique, art

     

     « En moins de rien, tous les objets impérissables auxquels on est attaché, les voici carbonisés, mangés par les flammes ou recouverts de suie. Rien ne demeure inaltéré. Avec un peu de chance, on parvient malgré tout à traverser des espaces qui ressemblent encore vaguement aux pièces où l’on a joué, à la chambre où l’on a dormi… » (Eric Min) Un incendie a détruit la maison parentale de la photographe Karin Borghouts. Malgré la tristesse, le chaos et l’impossibilité de revenir en arrière, l’artiste a fini par être fascinée par la beauté qui émerge de la destruction. De sa décision intuitive d’immortaliser alors l’intérieur carbonisé résulte une série d’images obsédantes et émouvantes.

    « Everything in these photographs points to something that is not there: the museum space, the anonymous display cases, the improbably uniform and inviting light. Everything shown here usually serves as a background to an exhibition. But that which is usually exhibited, is conspicuous by its absence, literally. The effect of this is a transformation of photographical focus. The background is brought to the fore, and the shell becomes content and is given full attention, transforming into something elusive, something mysterious, something sublime! It is through this transformation of photographical focus that the photographer’s presence becomes imperceptibly manifest. It is she who decides on what to excise, how to frame and where to delineate. In doing so, she resembles the archaeologist who excavates and reveals different layers of reality – showing, as it were, that which is not shown! It is only at this stage that the visitor realises just how unfamiliar the surrounding objects and spaces are. It is a discovery that brings about a sense of alienation, of the uncanny. It is as though the visitor is drawn into this indefinable, sublime space, which at the same time inspires a sense of fear and trepidation. » Antoon Van den Braembussche, « The Nature of Photography. Reflections on ''Het Huis'', an exhibition by Karin Borghouts (2013) ».

     

    Karin Borghouts, Eric Min, Paul de Moor, éditions Snoeck, Gand, photographie, Belgique, art

     

    « Le noir est partout, la maison est fermée, les volets baissés, les murs froncés, le feu a peint une carte géographique roussie sur la porte d’entrée. »

    (Paul de Moor, Mijn huis dat was, 2015)

     

     

    La Maison, à l’occasion d'une précédente exposition/publication

     

     

    Paris Impasse, préface d’Eric Min, Gand, Snoeck, 2020.

    The House, postface d’Eric Min et citations de Paul de Moor, Gand, Snoeck, 2021.

     

     

     

  • Poème à l’Ambassade

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    « réunion de la journée »

    de Lieke Marsman

     

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    À l’occasion du Jour du Roi, fête nationale des Pays-Bas célébrée le 27 avril, jour de l’anniversaire de Willem Alexander, la « Poète nationale », Lieke Marsman, a composé un poème à la demande de l’Ambassade du Royaume des Pays-Bas à Paris. L’écrivain Adriaan van Dis en a lu la traduction française. Le passage musical est un très court extrait du Canto ostinato (1973-1976), œuvre culte en Hollande que l’on doit à Simeon ten Holt (1923-2012), revisitée par Kees Wieringa (avec voix).

     


     

    Canto ostinato, Kees Wieringa & Gerard Bouwhuis (piano),

    Mondriaan String Quartet

    Lotte Bovi (chant)

     

     

     

    Lieke Marsman

     

    vergadering van de dag 

     

     

    over 200 jaar zal een archivaris
    de balans opmaken van een dwalende tijd

    al wat geweest is, is in steen gebeiteld

    óók en vooral het op schrift gestelde

     

    in het park is het een komen

    en gaan van hondjes, leest hij
    op de stoffige tabletten en gebarsten tablets

    passanten zwerven in bakerdoeken

    van tussenruimte tot ze rustig genoeg zijn
    voor een laatste vergadering van de dag 

     

    kleine cécile van de buren is met wierook in de weer

    op straat hangen exotische zwemen

    geuren kleven wie bruut werd afgesneden

    weer vast aan het geheel van de mensheid

    als bij een knutselwerkje dat een armpje verloor

     

    iemand heeft er iets onder geschreven:
    we mogen nooit de kans op een wonder vergeten

     

    het wonder is eindelijk ontwaken

    uit een droom die je maandenlang vasthield
    ontwaken en weten: het wonder
    is altijd de kans op een wonder

     


     

     

    réunion de la journée

     

     

    dans deux cents ans, un archiviste

    dressera le bilan d’une époque en errance

    tout ce qui a été est ciselé dans la pierre

    y compris et surtout le consigné par écrit

     

    dans le parc on assiste à un va-

    et-vient de petits chiens, lit-il

    sur les tablettes, tant les poussiéreuses que les fissurées

    par intervalle vadrouillent des passants vêtus

    d’un nid d’ange jusqu’à recouvrer le calme propice

    à une dernière réunion de la journée

     

    petite cécile des voisins brandit et brandille l’encens

    dans la rue flottent des traînées exotiques

    ceux brutalement coupés, des parfums les recollent

    à l’ensemble de l’humanité comme dans le cas

    d’une figurine d’argile au bras cassé

     

    au bas, quelqu’un a écrit ces mots :

    n’oublions jamais la possibilité d’un miracle

     

    le miracle s’est enfin réveillé

    d’un rêve qui vous a tenu des mois durant

    réveillé en sachant : à chaque fois

    le miracle est possibilité d’un miracle

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin