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poÉsie - Page 6

  • Rutger Kopland dans l'Autre vie

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    L’Autre vie

    De Bruges à Groningue sur les pas d’Yves Leclair

     

     

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    Il a beau intituler l’une de ses œuvres Orient intime, il ne peut s’empêcher d’évoquer çà et là les Pays-Bas, ses paysages, ses passants, ses poètes. La quatrième de couverture de ce livre de 2010 ne s’ouvre-t-elle pas sur ces mots : « Il suffit, par exemple, que j’entende converser un Frison dans les canaux lumineux de la campagne de Groningen, très au nord des Pays-Bas… » ? Quant à l’ultime texte du volume, il offre une citation d’Etty Hillsesum : « Donne-moi chaque jour une petite ligne de poésie, mon Dieu, et si jamais je suis empêchée de la noter, n’ayant ni papier ni lumière, je la murmurerai le soir à ton vaste ciel. Mais envoie-moi de temps en temps une petite ligne de poésie. »

    Entre deux villages de France, un passage chez Virgile et l’office des Vigiles, son recueil Cours s’il pleut (2014) recèle un cycle « Haut pays bas », des sonnets « à l’envers » pourrait-on dire, composés en Hollande au début du présent millénaire, dans les pas de Rutger Kopland qui vivait du côté de Groningue et auquel il dédie « Groningen à vélo », poème où l’on retrouve la prédilection d’Yves Leclair – puisqu’il s’agit de lui – pour les jupes et les formes féminines, « jambes croisées » ou « globe des seins blancs ».

    Yves0.pngAyant transformé le lieu-dit Courcilpleu en un titre de recueil : Cours s’il pleut (2014), Yves Leclair goûte en gastronome la toponymie locale : « […] J’aime prononcer / les mots d’autres langues, surtout quand ils / sont imprononçables/ Et renoncer / à en savoir le sens rend plus fertile / leur sens […] ». Plus loin, lisant Giono, il repense au « tabac orange hollandais » qu’il achetait, enfant, pour son père…

     

    Déjà dans Prendre l’air, qui date de 2001, on trouve trace du poète hollandais Kopland sous la plume du Français : « La poésie d’Yves Leclair, écrivait alors Pierre Perrin, apparaît ainsi d’autant plus retenue qu’elle voudrait retenir le fleuve du temps. Le pari que l’auteur est en train de gagner, en un temps où les équarrisseurs de la poésie-qui-soi-disant-n’existe-pas reprennent de la vigueur, tient à ce que l’inconnu peut encore nous surprendre. Ce dernier ne braille ni ne s’agite. Il monte en secret du fond de chacun de nous comme le souffle auquel il faut bien prêter l’oreille ; quand le râle l’emporte, il est trop tard. ‘‘Regarde-le bien, le temps, / droit dans les yeux avant qu’il soit passé.’’ Il n’en faut pas moins un miroir ou, mieux, quelqu’un, une présence pour s’en rendre compte. Yves Leclair l’écrit lui-même ‘‘en mijotant des poèmes de Rutger Kopland’’, comme il le précise encore en note d’un beau sonnet en l’air. L’autre est de la sorte relégué en bas de page, encore tenu à distance, comme le moi, quand l’idéal serait peut-être, contre l’éviction de ce dernier que Pascal haïssait aussi, la fusion. »

    Kopland - seul poète hollandais publié à ce jour en volume chez Gallimard, ceci grâce à Paul Gellings épaulé par Jean Grosjean –, Yves Leclair lui consacrait à l’époque, par un soir où « il fait seul », quelques pages dans la NRF (janvier 2001) : « Kopland river, improvisation n°1 sur la poésie de Rutger Kopland ». Un début de lettre adressé au confrère admiré, des notes prises sur le vif, en relisant Songer à partir et Souvenirs de l’inconnu : « De certains poèmes de Kopland, on pourrait dire qu’ils sont l’exacte musique de l’hiver. Et qu’ils savent en garder le secret. » Ou encore Kopland, « poète de l’entrée en hiver ». « Kopland river, lande d’hiver ». Les titres que retient le Hollandais ne manquent pas de fasciner Leclair, tant ceux des recueils que ceux de certains poèmes. La simplicité apparente de cette poésie le plonge « dans la nudité de l’être, dans l’ouvert, sa misère et son mystère », dans une « parole ravagée par une conscience très aiguë de la finitude ». Et de conclure : « Nous sommes des étrangers enfermés dans nos solitudes absolues. »

     

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    Œuvres poétiques complètes de Rutger Kopland, Van Oorschot, 2013

     

     

    Dans le recueil le plus récent d’Yves Leclair, L’Autre vie (2019), le Hollandais est encore là sous la forme d’une citation en néerlandais : « Wie wat vindt heeft slecht gezocht » (Qui trouve quoi que ce soit a mal cherché), un « viatique de feu » de « l’extraordinaire Rugter Kopland » précise Emmanuel Godo. Kopland présent, cette fois non au Nord des Pays-Bas, mais à Bruges (en mars 2014), au cœur d’un verset : « Heureux d’avoir pendu ma ballade de perdu, aux airs de l’Onder het vee de mon cher Rutger Kopland, trouvé en édition originale, ici, dans une improbable librairie. / Jusqu’au moment de me hisser sur le marchepied du train in extremis, après avoir pas mal trotté, me répéterai à contre-pied ce vers qui m’a trouvé et détroussé à la porte, comme un ancien air de fox-trot : / Wie wat vindt heeft slecht gezocht. »

    Kopland1.pngC’est que L’Autre vie s’arrête bien plus au pays de Guido Gezelle et de Hugo Claus qu’en Hollande. Écrit à Bruges, lui aussi en mars 2014, un « Béguinage » ouvre le cycle « Au sein du royaume ». Le cycle suivant, brugeois à part entière, s’intitule « Septième ciel », qui est aussi le titre d’un In memoriam dédié au prêtre-poète du XIXe siècle, grand précurseur des lettres flamandes modernes ; lui succède une pièce dédiée à Karel Jonckheere (1906-1993) : « La châsse de Sainte-Ursule ». L’Anversois Max Elskamp n’est pas oublié : « Diablerie enluminée ». L’évocation d’une roulotte de romanichels permet à l’auteur de se remémorer un autre artiste flamand, Jan Yoors (1922-1977). Une fois de plus, bien des pérégrinations sous la plume d’Yves Leclair, aux quatre coins de la France, aux quatre coins de l’Europe… Une fois de plus, un poème à l’ami Kopland, en date du 10 avril 2002, soit trois mois avant la disparition du poète hollandais, composé entre Haarlem et Rien van den Broecke Village :

     

     

    Retrouver le Nord 

     

    Vent de la mer du Nord, vent glacial près d’Haarlem, vent qui donne des couleurs aux jours, aux oreilles,

     

    vendeurs marron d’Inde qui brûlent de l’encens devant des éléphants en faux bois de santal pour attirer le chaland en plein courant d’air.

     

    Ce soir, le ciel rosit tout le ciel du polder. Les vols des colverts comme des avions de chasse fusent sur l’eau des canaux dans l’air bleu de Delft.

     

    Entre les bungalows, les house-boats, on voit passer une déesse blonde avec des bières.

     

     

    Goffette.pngLe travail de traduction de Paul GellingsSonger à partir (1987) puis les Souvenirs de l'inconnu (1998), a d’autant plus porté de fruits que Richard Rognet opte pour une strophe du Hollandais en épigraphe à Un peu d’ombre sera la réponse alors que Guy Goffette dédie à son tour des vers à Rutger Kopland : « Poète en Groningue », du cycle « Compagnons de silence » paru dans le recueil Un manteau de fortune :

     

    Songer à partir, disait-il, et c'était encore

    sous les mots du poème comme une barque

    quand le soleil se noie au milieu du lac,

    juste là où le vent n'élargit plus

     

    les cercles, une barque frêle et qui

    fait mine de vouloir s'en aller, va, revient,

    et l'eau proteste contre la proue, et personne

     

    pour comprendre et traduire cela :

     

    que de si petites vagues – rêves, souvenirs

    – aient toujours raison de nos plus fiers

    élans, de nos désirs d'échapper au reflux.

    Personne, sinon celui qui parle de partir

     

    et cherche encore un endroit pour rester.

     

     

     

    Entretien radiophonique avec Yves Leclair 

     

     

    L’Autre vie d’Yves Leclair « n’est pas ailleurs, dans un illusoire monde autre : elle se laisse entrevoir ici et maintenant. Le poète est cet homme qui saisit l’instant de l’entrebâillement et en transmet la force bouleversante à ses contemporains : il les sait claquemurés et privés du mystère sans lequel la vie humaine s'étiole ». Ses poèmes creusent une quête intérieure : « Tente tout d’abord, écrit-il dans Orient intime, de rejoindre ton nom : ‘‘le clair’’, la transparence. Fiat lux. Ici commence en vérité un très intéressant voyage. Ici ton premier tour du monde. Mais n’oublie pas d’ôter tes gros godillots avant de monter aux barreaux de l’échelle de lumière. Prends leçon sur les sherpas. Ils vont pieds nus en souriant. Pieds nus, cette noblesse, celle du marcheur, du nomade, du passant ordinaire ou moribond, la seule ou presque devant laquelle s’incliner. L’écriture est ma tente démontable de nomade dans le désert quotidien de notre vieille Europe, en marche à l’étoile vers mon Orient. Mais je sais que ‘‘Orient et Occident ne sont aussi que des désignations temporaires pour des pôles au-dedans de nous-mêmes’’ (Herman Hesse). » Des soupçons de l’autre vie, une part du royaume, le poète en reconnaît dans les petits riens et les grands hommes des plats pays.

     

    Daniel Cunin

     


     

    documentaire consacré à R. Kopland, sous-titrage en portugais 

     

     

     

  • Une sortie avec Dr Pepper

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    Un récit de Carmien Michels

     

     

     

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    Le « rapprochement social », par le biais de rencontres entre auteurs et lecteurs, fait partie de la mission de Passa Porta. En cette période de « distanciation sociale », Passa Porta tient à la remplir de façon virtuelle. Le magazine en ligne propose donc une série d’« Avis à la population », rédigés en cette période de crise par des auteurs de Belgique et d’autres pays. À cela s’ajoute pour vous la possibilité de visionner des entretiens vidéos Meet the Author et de découvrir de nombreux textes ou traductions inédits. Sans sortir de chez vous.

     

     

     

    carmien michels,passa porta,avis à la population,traduction,poésie,flandre,belgique,littératureCarmien Michels (1990) est une autrice et performeuse belge qui enseigne au Conservatoire d’Anvers. Elle évolue entre planches et plume, entre monde urbain et univers classique. Son premier roman We zijn water (Nous sommes eau, De Bezige Bij, 2013) a été nominé pour le Debuutprijs et le Bronzen Uil. Son deuxième roman Vraag het aan de bliksem (Demandez-le à l’éclair, 2015) et son premier recueil de poèmes We komen van ver (Nous arrivons de loin, 2017) ont paru aux éditions Polis. Connue comme slameuse, elle participe au projet Versopolis et a été, par ailleurs, l’une des ambassadrices littéraires dans le cadre d’Europalia Romania. Le poète et romancier flamand Stefan Hertmans dit d’elle qu’elle est « un Johnny Cash féminin, puissant, à la personnalité très marquée, qui exprime une forme d’engagement peu courante ».

     

     

     

    Avis à la population (20)

    Une sortie avec Dr Pepper

     

     

     

    J’éprouve le besoin de remporter de petites victoires. En cette époque plus que jamais :

    Débarrasser mes cheveux de leurs nœuds.

    Accrocher un drap blanc à la fenêtre.

    Acheter de l’espace de stockage supplémentaire pour mon compte Gmail.

    Capter des yeux doux au supermarché.

    Dévorer un bouquin. Un deuxième. Un troisième.

     

    C’est peut-être pour cela que tant de gens se sont mis à la pâtisserie.

    Cuire du pain, odeur d’une petite victoire.

    Fabriquer un nichoir.

    Mettre du terreau au pied des plantes.

    Acheter un nouveau coupe-ongles.

    Un whisky qu’on n’a encore jamais goûté.

    Se précipiter chez l’esthéticienne.

    Apprendre un poème par cœur.

     

    Au-dessus de ma tête, dans le nichoir, les oisillons pépient toujours plus fort. Sous une chaise de la terrasse, la chatte se tient aux aguets. De temps en temps, elle se faufile à pas de loup jusqu’à la table puis bondit sur la clôture, à côté de l’échelle d’incendie – le poste d’observation où, entre deux béquetées de chenille ou de vers dont ils nourrissent leur progéniture, papa et maman mésange bleue se posent un instant. La chatte papote avec les oiseaux et avec moi. Je crois qu’elle a oublié d’être chat et qu’elle s’essaie avec enjouement à parler une nouvelle langue.

     

    Voici deux semaines, la veille de la réouverture des magasins, je me suis promenée avec un ami dans les rues dépeuplées d’Anvers. On est passés devant de magnifiques façades que nous n’avions encore jamais remarquées. Dans le meuble frigorifique d’un night shop, parmi de nombreuses cannettes, il y avait un Dr. Pepper.

     

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    « Ça fait une éternité ! je me suis exclamée en rayonnant de joie. Je devais avoir 16 ans !

    - C’est sucré à vomir, a fait mon ami. Ça a le goût du sirop pour la toux qu’on donne aux gosses.

    - Je l’achète quand même. Je peux pas résister.

    - Dans ce cas, je prends une Desperados. »

     

    On était tout excités. De pouvoir faire quelque chose dehors. Le sentiment de conquérir, de réaliser un truc dont on pouvait tirer de la fierté. Alors que le soir tombait, on a fureté dans le parc Roi Albert. Sur un nichoir suspendu à un arbre, quelqu’un avait peint : « Restez chez vous. »

     

    À l’autre bout du parc, devant le centre de fitness fermé, trois adolescentes faisaient des exercices. À un mètre et demi l’une de l’autre, du moins à une distance qu’elles considéraient comme telle.

     

    « Viens », j’ai dit.

     

    On a posé nos cannettes sur le rebord en pierre d’un parterre de fleurs. On s’est étirés. On a mouliné les jambes. Fait des abdos et des pompes.

     

    « Je suis un peu bourré, a dit mon ami alors qu’on s’était remis à marcher.

    - Moi aussi.

    - Dansons alors. »

     

    On a écarté les bras, on s’est déhanchés et on a twerké contre les pare-chocs des voitures. En pouffant. Des fenêtres se sont ouvertes. Une voix d’homme a donné le ton, d’autres l’imitant bientôt. Tout à coup, on s’est retrouvés au milieu d’une cacophonie de chants de Juifs orthodoxes qui, en quête de Yahvé, se trouvaient les uns les autres. On a dansé un slow sur la chaussée comme un couple sur la piste d’une boîte de nuit, mais sans se toucher.

     

    À la bifurcation, on s’est dit au revoir.

     

    « Ça m’a manqué.

    - Quoi ?

    carmien michels,passa porta,avis à la population,traduction,poésie,flandre,belgique,littérature- Juste ça, a dit mon ami. Faire quelque chose qu’on n’avait pas prévu. Un truc qu’on ne contrôle pas. Se laisser surprendre. Au bon sens du terme. Pas par le mixeur qui refuse de marcher ou par le gâteau qu’on sort du four, complètement raté. Ni par sa petite copine qui a un mauvais jour. Un truc palpitant. Qui sort de ce qu’on fait machinalement tous les jours à la maison.

    - C’est vrai. »

     

    Le vent jouait avec un drap suspendu au-dessus d’un café fermé. Sur l’appui de la fenêtre étaient alignés dix ours en peluche. Aucun ne tenait une bière.

     

    « Une invitation à un câlin.

    - Impossible.

    - Il doit quand même bien y avoir un moyen de se serrer dans les bras l’un de l’autre sans courir le moindre risque. »

     

    Tout en parlant, on levait les yeux sur le drap, on échangeait des regards.

     

    « Peut-être qu’on peut y arriver en s’enroulant chacun dans un drap comme dans une sorte de préservatif géant. »

     

    En me marrant à cette idée, serrer dans mes bras des amis, des membres de ma famille, pourquoi pas ma grand-mère, séparés les uns les autres par plusieurs draps, je me suis éloignée. Entourée par les ténèbres, par les prières qui m’apparaissaient à présent familières. Au loin, une clarté d’un rose tendre illuminait les toits de la ville, à croire que des cracheurs de feu s’entraînaient sur les bords de l’Escaut.

     

    Cette gamine n’est pas encore couchée ? je me suis dit. J’approchais d’un immeuble où, derrière une fenêtre du premier étage, une fillette de plus ou moins huit ans, la tête en appui sur les coudes, fixait le vide.

     

    Elle a posé sur moi un regard trop vieux pour son âge. Peut-être n’avait-elle pas de chat avec lequel papoter, pas de livres dans lesquels vagabonder. Peut-être pleurait-elle son grand-père ou sa grand-mère. Ça nous échappe.

     

    J’ai ralenti le pas, lui ai adressé un signe de la main. Apeurée, elle s’est tout de suite éclipsée. Laissant le rideau se balancer doucement. Puis elle est réapparue. Elle m’a renvoyé mon salut d’une main timide, un sourire pondéré aux lèvres. Une lueur triste habitait ses yeux. Ça nous échappe tout simplement.

     

     

    Carmien Michels, mai 2020

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     


     

     

     

  • Signes de frontière

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    Le premier recueil de Scott Rollins

     

     

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    Le musicien, éditeur et poète newyorkais Scott Rollins vit depuis longtemps aux Pays-Bas. Sa connaissance de la langue néerlandaise l’a conduit à traduire bien des écrivains du cru dans sa langue maternelle, mais l’a aussi amené à composer quelques poèmes directement dans sa langue d’adoption ou à transposer dans celle-ci un choix de sa production en anglais. C’est ce dont rend compte Grenstekens (mot à mot « signes frontaliers »), son premier recueil publié aux éditions In de Knipscheer, lequel se divise en deux volets.

    Le premier propose 35 invitations au voyage dans diverses contrées, au-delà des frontières étatsuniennes ou hollandaises, de la Frise au Mexique en passant par la Crète et l’Océanie, mais aussi à l’intérieur du corps ou d’une habitation, sur un pas de danse ou des rythmes de percussions. Il s’agit surtout, en réalité, d’explorer, à travers l’évocation de la flore et de la faune (ici une grive, là un faucon, plus loin l’albatros, au milieu d’une mélodie un éléphant, sans oublier des crabes, un poisson-lune et un brochet, « une baleine bleue et grise », « une colonne de fourmis », une « mite bleue sur un mur blanc ») et quelques bribes de souvenirs, nos frontières mentales en même temps que celles du rêve et celles de la compassion.


    Scott Rollins, In de Knipscheer, poésie, traduction, pays-bas, langue anglaiseQui est cet homme privé de main, mais qui, n’ayant pas encore perdu sa voix, articule le vent sur le littoral du pays de Galles ? De quelle forêt tropicale surgit cette pirogue, menace pour les poissons, et pourtant moins dangereuse semble-t-il que le héron puisque tout à fait urbaine sous sa forme de calligramme (« Noot van de rivier ») ? Comment le crapaud des gorges du Tarn parvient-il, sans le moindre secours des éléments ni des hommes, à échapper à l’étau des mâchoires d’un serpent ? Quelle relation entretient le corps humain avec les nuages ? Comment franchir une frontière en déménageant en soi-même ? Et quid des chemins que l’on emprunte et qui ne mènent pourtant nulle part ?

    Ces périples qui revivent en autant d’instantanés intemporels, de paysages hors de tout espace, de natures mortes bien vivantes – cette pomme bientôt croquée qui rougit à la manière des joues du poète et dont les pépins subissent une mutation anthropomorphique –, commencent toutefois dans l’un des paysages les plus familiers à l’auteur, celui des mots. Car traduire est aussi le passage d’une première frontière, une exploration d’un inconnu supposé connu, chaque poème constituant une tentative de traduction de soi-même, d’autrui et de ce qui nous entoure :

     

     

    Vertaling                                                  Traduction

     

    Zoals lichamen losgelaten                          Tels des corps libérés

    op andere kringen                                     dans d’autres cercles

    die vermoeden waar                                  qui présument de l’endroit

    andere kernen kunnen zijn                         où d’autres centres pourraient être

     

    In een nieuwe stad met                              Dans une nouvelle ville aux

    vers geschudde straatnamen                      noms de rues depuis peu battus

     

    Het pak kaarten in je handen                     Le jeu de cartes que tu tiens

    vormt zich                                                se transmue en

    tot de tong van een ander                         la langue d’autrui

     

    een stuk van jezelf.                                  une part de toi. 

     

    traduction D.C.

     

     

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    Langue étrangère, avec des traductions de poèmes de Hugo Claus,

    Lucebert, Gerrit Kouwenaar et Bert Schierbeek

     


    Intitulé « Een verzameld gedicht » (Poème compilé), le second volet de Grenstekens prolonge le voyage dans la langue par le biais du poème « Landschap van verlangen » (Paysage du désir) traduit en 23 langues – du tamazight au chinois en passant par le gaélique d'Irlande, la version anglaise étant bien entendu de la main de Scott Rollins lui-même. On songe à Langue étrangère de Jean-Clarence Lambert, ami des Vijftigers : « De toute façon, la poésie est une langue étrangère. […] Dans la forêt des langues, elle invente des lieux non lieux : lieux nomades, lieu d’exil ». Manque encore toutefois les transpositions dans quelques langues des Antilles néerlandaises – là où, sans doute, « arriver est un éternel départ » – que l’auteur arpente peut-être plus encore que les autres contrées.

     

     

    Landschap van verlangen                      Paysage du désir

     

    Het is wind die je gezicht streelt                C’est le vent qui caresse ton visage

    en de geur van kamille                             la fragrance de camomille

    die je een glimp doet opvangen                 te donnant d’entrevoir

     

    van alles dat voor je ligt                           tout ce qui est devant toi

    schijnbaar leeg tot                                   vide en apparence jusqu’à

    je oog scheep gaat                                  ce que ton œil appareille

    in die wolk                                              sur ce nuage

    tot het                                                    jusqu’à ce qu’il voie

    de komende oogst ziet                            la moisson à venir

    tot het zich afvraagt                                et se demande

    of iemand thuis is                                   si quelqu’un est chez soi

    in dat huis                                             sous ce toit

    daarginds.                                             là-bas.

     

    traduction D.C.

     

     

    Scott3.pngLa photo de couverture, prise par le poète lui-même, nous montre les deux bras dressés d’un cactus, à la frontière entre terre et mer – les îles où l’on échoue ont-elles une frontière, s’inscrivent-elle réellement dans le temps ? Tel un fanal, un signe, une trace de frontière, tel le poète, le cactus se tient là immobile, fixant, au-delà des terres et de l’océan, l’horizon avant d’ouvrir les bras sur l’imaginaire, de « saisir à pleines mains l’air », de « peindre avec les couleurs de l’eau », avant de tourner le regard sur les frontières franchies en lui-même. « Regard sur l’infini ? Quand l’œil intérieur / tout à la fois en éveil et en sommeil / sans penser ni cligner / rêve ce qu’il voit ».

     

    Daniel Cunin

     

     


    Musique des Antilles néerlandaises, disque produit par Scott Rollins

     

     

     

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  • L’incomparable Emmanuel Looten

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    Une évocation par Dominique Neirynck

     

     

    Dominique Neirynck revient sur la vie et l’œuvre d’un grand poète de la Flandre française, qui a évolué au sein de l’avant-garde des années cinquante et soixante du siècle passé, entre autres dans le cercle des Michel Tapié, René Drouin, Georges Mathieu, Salvador DaliEmmanuel Looten (1908-1974) a marqué les gens de son époque tant par sa personnalité que par sa langue incomparable, des vers exhumés de la glaise, sortis d’une forge lucebertienne, trempés dans la mer du Nord. Ou du « sang, sel, sol », ainsi que le martèle le titre de l’un de ses poèmes. Sous sa plume, combien de verbes substantivés issus du flamand ? Combien de néologismes, de mots qui ne figurent dans aucun dictionnaire ? Combien de nud qui remplacent le mot nu ?

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositionsS’il a côtoyé le dessus du panier à Paris, il n’a pas manqué non plus de cultiver certaines sympathies dans son Septentrion natal – ne dédie-t-il pas à l’occasion un poème à Marc. Eemans ou à Willy Spillebeen, écrivain qui lui a consacré une monographie et une anthologie en néerlandais ? n’entretient-il pas une correspondance avec Michel de Ghelderode ? À plusieurs occasions, le Dunkerquois Claude-Henri Rocquet lui manifesta lui aussi son admiration et sa reconnaissance de vivre voix ainsi que par écrit : « Mon professeur de quatrième ou de troisième au collège Jean-Bart et Lamartine, à Dunkerque, esprit classique, esprit scolaire, se moquait de Mallarmé et du poète Emmanuel Looten, qui vivait à Bergues. Il nous lut, pour s’en moquer, ‘‘Le Cygne’’. Je protestai. J’aurais été bien incapable d’expliquer ce poème, mais sa beauté m’était évidente. Je lisais aussi, dans Le Nord maritime, chaque semaine, la chronique de Looten qui évoquait, dans une écriture qu’aujourd’hui je dirais un peu mallarméenne, les choses de la vie littéraire à Paris : énigme, stellaire ; signe venu comme d’un autre monde ; parole pythique au milieu des faits divers. Il arrive qu’un âne porte des reliques, une lumière. Le professeur avait cité, avec un haussement d’épaules, une phrase d’Emmanuel Looten : ‘‘Adam était-il poète ?’’ Cette question me fut comme un kōan. Qui sait jusqu’à quel point elle m’a travaillé et formé dans le sentiment de ce que doit être la poésie et de ce qu’elle est ? » (Œuvre poétique complète, tomes 3 et 4, Éoliennes, 2020, p. 218-219).

    Dominique Neirynck tient à remercier Philippe Looten, fils de Charles et neveu d’Emmanuel ; Christophe Looten, petit-fils de Charles, musicologue et compositeur d’opéra et de musique contemporaine, qui a échangé une correspondance abondante avec l’écrivain ; enfin Éric Looten, petit-fils du poète. (D.C.)

     

     

    Emmanuel Looten Michel Tapié.jpg

    E. Looten tient un petit serpent, cadeau de Michel Tapié, ici au second plan

    (coll° Charles Looten, © Roger Picard)

     

     

    Des rencontres décisives :

    Arthur Van Hecke, Charles Looten, Andrée Aroz…

     

    Ils m’ont fait découvrir Emmanuel Looten voici près de cinquante ans: le frère Charles, l’épouse Andrée Aroz, le peintre Arthur Van Hecke (1924-2003), représentant majeur du Groupe de Roubaix. Autant de témoins et passeurs d’héritage. Le 30 juin 1974, Emmanuel Looten nous quitte, à Bergues. Poète mais aussi dramaturge (le quotidien Le Monde du 25 juin 1960 lui consacre par exemple un bel article lorsqu’il remporte le Prix de la Genèse pour sa pièce Khaim ou la première mort), critique et conférencier. Né en 1908, il fait paraître À cloche-rêve, son premier ouvrage, en 1939 ; dix ans plus tard, le Prix de poésie de l’Académie Française lui est décerné. De sa propre initiative, il publie 25 livres, certains avec la complicité de deux de ses fidèles amis, Arthur Van Hecke et le critique d’art, éditeur et peintre Michel Tapié. Looten demeure l’un des chantres exceptionnels de la Flandre : « Nos Flandres sont douces. Elles sont Gezelle ou Érasme. Elles sont fortes : elles sont Jean Bart ou Barentz » (La poésie aux yeux de cœur, 1951). Je n’ai pas connu Emmanuel Looten : la rencontre de certains de ses proches m’a montré le chemin… Tout d’abord l’amitié avec Arthur Van Hecke et Lucette, lesquels me transmettent alors tout ce qu’ils savent, une confiance qui m’incite à cultiver la mémoire de cet homme. Arthur Van Hecke me parle de « Manu » à chaque échange… soit des dizaines de fois ! À la fin des années soixante-dix, je me rends à six reprises chez Charles Looten, le frère d’Emmanuel, à Bergues ; il me prête tous les ouvrages du poète. En 1978, Marie-Jeanne et moi rencontrons Andrée Aroz, l’épouse de l’écrivain, quatre ans après la mort de ce dernier, chez elle à Golfe-Juan. Je prépare alors, pour le plaisir, un livre reprenant 150 poèmes sur la Flandre qui ne verra cependant pas le jour. Ce projet me vaut une réaction de sidération positive d’Arthur Van Hecke… Pour me remercier, il m’offre une superbe marine qu’il vient tout juste de terminer ! Cadeau magnifique.

    A. Van Hecke, Autoportrait.

    Looten3.jpegEmmanuel Looten fut d’abord un physique : en 1928, il est champion de Flandre du 100 mètres en 11 secondes. Il obtient son Brevet de pilote d’avion en 1936 et sert comme aviateur pendant la Seconde Guerre mondiale ; il reçoit la Croix de guerre. Voici ce qu’Arthur Van Hecke dit de lui dans un entretien qu’il accorde à Plein Nord (octobre-novembre 1979) : « Il est impossible de synthétiser Manu en quelques mots. C’est comme si on voulait définir un peintre en montrant l’une de ses toiles. C’est un être complexe, très complexe et très naturel à la fois. Il était en perpétuelle ébullition, une ébullition qui paraissait compliquée à ceux qui ne le connaissaient pas, et qui en fait pouvait être très simple pour ceux qui le connaissaient. […] Jamais je n’ai essayé de comprendre un texte de Manu. Cela ne m’est pas venu à l’esprit et je n’en éprouve aucun besoin. Un poème de Looten, c’est la musique des mots. Quand j’écoute de la musique, je ne cherche pas à comprendre ce que l’auteur a écrit ! Peu importe ! Je me laisse aller à un plaisir des sens. […] Manu employait très souvent le mot de manouvrier. Mais il lui redonnait toute sa noblesse. Manu était un manouvrier de la poésie. […] Toute création est sacrale. Toute création authentique. Manu disait volontiers : je suis entré en poésie comme on entre en religion. C’était vrai. […] Le drame de Manu c’est cette solitude. Alors, automatiquement, il plongeait dans la poésie à corps perdu. » S’adressant à son ami, Emmanuel Looten exprime ce beau jugement : « En peinture, je me borne à aimer. »

    Pour Arthur et son épouse Lucette, il écrit « Vents de Flandre », publié dans Nada (1971).

     


    Arthur Van Hecke. Lumière intérieure

    (avec la poétesse Arlette Chaumorcel 

     

     

    Vents de Flandre

    Pour mes Amis Van Hecke

     

    Vents fous, énergumènes affolants… Furieux vents arrachant l’esprit et le souffle, qui vous dépoitraillent à nud et, tout vif, vous lacèrent. Rauque table d’harmonie, basses chuintantes, profondes. Caverneuses résonances ou sifflements diaboliques, stridant jusqu’à l’ultrason. Cela surgissait du fond de nos plaines de terre ou de mer, jailli, pulsé, clamé, hurlé à vive moelle. Souffle immensément profond, intense respirer d’une mer innombrable.

    Cri-ahan de force brute, laminée, orientée au venturi majeur du Pas-de-Calais. Forge puissante où se forment, se sculptent glaises et limons, sifflant giclant de toutes parts. Irrésistiblement montent en nous ces rafales hurlantes, engloutissant dix mille vertiges, géantes et hurlantes rafales, vaticination rageuse de ce ventre, à toutes ondes en son implosive folie. Envoûtement de sabbat, langues acérées de maléfique…

    Tournoi glapi des hells, diaboliques Korrigans, étrange souffle d’Au-Delà. Sables, poudres en tournis, monte à puissante magie, ce largo dramatique. Mystérieuse mystique de ces ondes à multiple tessiture. Poudroiement des rafales, sonoris paroxyte comme un vocal abois qui délire. Vent de mer qui nous a créés et recréés sans fin, pizzicato de furias aiguës, norias à transes folles. Marée de sons, hurle-bête pleine puissance, vocifération haut et hot… Puis adoucis soudain en murmures aigus au diapason démoniaque.

    Et de nouveau l’éventrer brutal de toutes choses, gongs de violente percussion, marée exaspérée de sons et de forces, ce broiement d’une pulvérulence des sables, dans la rage des ondes de pluie à fols ravages. Au plein fouet des forces alouvies de nature : pulsions, scansions rageuses, puissante vie aux tempêtes anormales. Battement-forge de toutes artères folles, des ondes de tornade, mer, ciel et terre. Ah ! vents furieux de nos puissantes Flandres !…

     

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    poème de Looten illustré à la main par A. Van Hecke, 1962

     

    Paru dans Gwenn Fydd (1968), autre recueil aux éditions belges Sanderus (Oudenaarde), « Gris ma seule couleur… » peut se lire comme un hommage à la peinture de Van Hecke, coloriste hors pair :

     

     

    Gris ma seule couleur…

     

    Sang de gris, plein sang à griselis doré,

    Angoisse nouée d’affre en quoi ce gris me grise,

    Nuances mille où le ciel graille et croûle,

    Entrailles turbulées d’un multiple combat !

     

    Mon ciel effiloché, penaillé, émulsionne

    Cette bioflore à geste indéfinie…

    Fabuleux fermenter, sixtessencié, subtil ;

    Remuement vibrions à changeance incessée…

     

    Voici l’aube émerveillante, enjouée de souples gris adolescents.

    Gris grenus de variances, de grèges reflets grésillés, noués de fibres fines : tonalité grignée, couleur d’eau et de larmes. Ciel-force de vivance impalpable, soie d’une Flandre !

     

    Gris, ma seule couleur, richissime nuance…

     

    On pourrait citer bien d’autres pièces en hommage à l’art de son ami, par exemple « Van Hecke en nuance » (Antéité anti Pan, Jean Grassin, 1961) et « Ce bal des mots de mer » (Vers le point oméga, Jean Grassin, 1963).

     


     

     

     

    La reconnaissance avant la notoriété

     

    Parmi les noms qui accompagnent celui de Looten dans ses recueils, on relève les suivants, même s’il ne s’agit pas toujours d’une préface ou d’un avant-propos : Pierre Emmanuel, René Huyghe, Stéphane Lupasco, Michel Tapié, Paul Valéry… Une chose est sûre, le Berguois a su tisser des liens avec de grandes figures, de la Flandre au Japon en passant par Paris, entretenir des amitiés de qualité et se nourrir aux meilleures références artistiques. Mentionnons quelques passages qui ouvrent l’une ou l’autre de ses œuvres :

    « Il est bien certain que pour quiconque connaît la Flandre française, son climat, sa lumière, son ciel, les vers d’Emmanuel Looten disent exactement les mots qu’il devait dire pour y enfermer la beauté propre et particulière de son pays natal. » (Antoine Adam, préface à La Maison d’herbe, Seghers, 1953).

     « Ce feu matériel de la parole en fusion jaillit en d’étranges, d’impérieuses coulées, il transmue les vocales, les combine, provoque des alliages entre des termes rebelles qui cèdent à la pression du métal fou, du souffle de lave dont le volcan Looten est possédé. » (Pierre Emmanuel)

    Looten4.png« Il n’y a de vivant que la tension et nous savons depuis HERACLITE qu’elle ne s’établit qu’entre les contraires. Que serait une culture incapable de couvrir le champ magnétique qui vibre et crépite, de terroir à l’humanisme ? Emmanuel LOOTEN sait dresser comme un flamboiement, cet arbre lyrique qui va chercher sa sève dans la racine et le jette dans la palpitation des feuilles, vent, lumière, tempête… Et l’arbre des FLANDRES avec lui plonge dans la terre la plus dense, la plus drue, la plus charnue, pour égoutter le Sang, à sa cime, dans les tourbillons de l’Espace. » (René Huyghe, épigraphe du Sang du soir, Sanderus, 1970).

    « Ô belle phrase, qui dira, qui fera ce contour miraculeux pénétrant dans toutes les cavités sans abandonner le bel ensemble – inflexion, passage vivant, caressant, dessinant toute chose ; contenant les extrêmes dans la forme, capable de la pensée distincte, comme sous l’unité de la peau, les machines distinctes sont logées, colloquées. » (Paul Valéry, un extrait de ses Cahiers datant de 1917 en guise d’épigraphe de Sur ma rive de chair).

    On doit en outre au grand philosophe d’origine roumaine, Stéphane Lupasco (1900-1988), l’avant-dire des Timbres sériels (Jean Grassin, 1959). Sur le thème du tragique, Emmanuel Looten fera d’ailleurs souvent référence à ce penseur inclassable. Les deux hommes se connaissaient bien : « Avec Lupasco et le professeur Pierre Auger, dirai-je combien la vie est dissymétrique. » (Delà mon impossible, Barbez, 1958).

    Quant à Michel Tapié (1909-1987), descendant de Toulouse-Lautrec, critique d’art influent à qui l’on doit la formule « art informel », son importance dans la vie de Looten n’est plus à démontrer. Il a entre autres signé l’avant-dire de Gwenn Fydd : « La poésie, liée à la magie du verbe, beaucoup plus qu’à la logique grammaticale, pose aujourd’hui des problèmes opposés, dans leur apparence, à ceux vers lesquels ont dû fatalement se tourner tous les autres arts. La formalisation esthétique devant opérer dans le sens de l’efficacité artistique, doit s’occuper avant tout d’expression rayonnante d’enchantement sinon d’envoûtement verbal dans des séquences ordonnées et irréversibles. »

    Looten, Tapié, G. Mathieu (1950)

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositionsLa suite de son propos montre combien Looten a été favorisé par les plasticiens dont il a pu marier le nom au sien, qui pour une plaquette, qui pour un tirage unique, qui pour un recueil : « Emmanuel Looten est, peut-être, le poète le plus ‘‘illustré’’ du monde, tout appariement d’images hors de question, par des artistes d’obédiences apparemment contradictoires : de Mathieu à Appel, du maître Insho au maître Sofu, de Dali à Fautrier, de Piaubert à Serpan, d’autres : Assetto, J. Brown, Dourdin, Gillet, Fontana, Lauquin, Jean Lurçat, Arthur Van Hecke… Je pense que l’appariement le plus juste serait, encore très contradictoirement dans l’apparence, celui de la rigueur unique et du paroxysme de l’action painting, qui est aussi dépassement magique dans la mesure où il y a contrepoint d’un ordre, donc quel que soit le paroxysme expressif, la rigueur, en fin de compte, d’un axiome de choix poétiquement structurel. » Dans Le Point oméga, le Flamand dédie un poème à Lucio Fontana : « Fontana au nom fluide, effleurure d'onde / Fontavita, rapide flux lointain, rapide, / Fontanaviva, céleste source et preste, / Fantasia créante, flux enfanté de fleur... ». En 2016, la ville de Bergues a consacré une exposition, dans son Musée du Mont-de-Piété, à ces collaborations entre le poète et les peintres.

    À ces créateurs, il convient d’ajouter Michel Tapié lui-même, mais aussi Andrée Aroz, épouse du poète, qui a réalisé la couverture de nombre de ses recueils, et René de Graeve (1901-1957) né à Mouscron et qui vécut à Lille. À son sujet, Looten écrit« Cet homme était exceptionnel, hors limites ! Géant flamand, René de Graeve était ‘‘puissant’’. Ce terme de puissance, d’un pouvoir évident émanant de sa solitude nuancée qui n’était certes pas l’isolement. Qui l’approchait ressentait sa brûlure astrale : l’envoûtement ambre-feu de son regard brûlant, de sa barbe hidalgo, de sa voix pénétrante. Déjà il vous mettait à vif, à nu. Avant toute chose, ce peintre de génie pénétrait l’être et ses arcanes, corps et âme. Et l’esprit à toutes échappées. »

    Georges Mathieu

    Looten6.jpgGrâce en particulier au galeriste René Drouin (1905-1979) et à Michel Tapié, le puzzle se met en place. En matière de notoriété, pour Emmanuel Looten, tout commence en réalité autour de ces deux hommes. René Drouin influence alors considérablement la vie culturelle européenne. Il ouvre sa galerie à Paris en 1939 ; des difficultés financières le pousseront à la fermer en 1950 avant de retenter l’aventure. En attendant, il est l’un des leaders de l’avant-garde moderne : il lance Dubuffet en 1944 et Georges Mathieu en 1950. Tapié, son conseiller artistique, peintre et sculpteur par ailleurs, a pour voisin d’atelier, à Montparnasse, Jean Dubuffet. Il œuvre pour d’autres galeristes ; à la Galerie Rive Droite, il organise ainsi la première exposition en France de Karel Appel (1955). « Non seulement René Drouin faisait preuve d’une grande curiosité, mais il a eu de plus l’intelligence de s’appuyer très fortement sur Michel Tapié et ses amis écrivains ; ensemble, ils ont exposé tous les grands de ce qu’on appelait l’avant-garde », nous a confié en 2018 Chantal Lachkar, directrice de la Bibliothèque des Arts Décoratifs de Paris.

    Michel Tapié découvre Emmanuel Looten en lisant le poème « Hepta », paru en 1949 dans Le Grenier sur l’eau : « J’ai tout de suite fait confiance à la magie verbale de cet ‘‘Hepta’’ par quoi j’ai affronté l’œuvre-choc qui n’a depuis cessé de poursuivre en violence mon ami Emmanuel Looten. […] Ce moment crucial de bascule entre deux ères, entre les millénaires classiques et le vigoureux début de cette ère autre dont nous² avons la chance fantastique de vivre les débuts. […] Emmanuel Looten est bien armé pour tenter cette aventure totale : ses pointes de la plus extrême audace poussées dans le magma grammatico-étymologique, réalisées dans l’extrême vitesse d’une création aussi orgiaque que tellurique, lui permettent de conquérir en force les moyens d’explicitation de la richesse de son intérieure cosmogonie. » (préface à OIW, Caractères, 1955).

    Mais qu’est-ce donc que ce poème, « Hepta », qui le révéla à son futur ami ? Que recouvre ce « Sept » grec qui va projeter Emmanuel Looten dans une ardente vie parisienne ? Il s’agit de moins de rien que « L’Inconnaissable, L’Onde, La Femme, La Nuit, La Terre, Le Feu, le Cycle ». Extraits :

     

     

    Hepta

     

    L’Inconnaissable

    Dieu-mer, Dieu profus de vos innombrables océans, Dieu qui gantez vos loisirs de ma peau offrante, je suis fidèlement confondu de la dévastation d’Amour. J’attends le soc. J’explose aux puretés de l’infini. […]

    Votre vérité, au rugissement de cette création… Suis-je point que de Vous, sauvagement Vôtre, à sanglante gloire du corps ?

     

    L’Onde

    Voici la mer, gigantesque de l’onde, quêtant le ciel à ses envahissements torturés. Explosions terrifiant la force.

    Le ciel, s’impugnant aux ombres encloses. Un sol défaillant l’assouvissement sous la rude percussion du temps. Je suis meurtre dès cette création.

     

    La Femme

    Port… mon bras s’écoule, s’est coulé vers ce long de l’épaule… tant de courbes aventurées. Côte cursive au blond de sable, à fin contact de l’estran. Je glutissais ce retour, près de toi lové dans notre lumière. Il se tendait ces lèvres des jetées, traversières au large bondissement des marées. Largo sans fin épanoui, la mer s’écrasait et râlait. Ton corps d’offrande à grain fiévreux arcboutait les houles de notre don. En ce havre, comme touchée de grâce, l’onde calmissait. Ce boucan de la proie comme je viens des Îles du Vivant. […]

    Toi, car tu es l’Amour et mon amour. Bref et sec, un instant-missionnaire soudain s’éclate, s’étire, épidème au travers d’épidermes, ignorant diffus, policé de l’expérience. Canon de voluptés, mètres et nombres.

    Toi, car le désert humain silicate cette fleur intense. Amour-simoun de sable et de rose, ce grain soyant la chair, le sel d’un corps, l’exférer retentissant des glandes, l’énormité vitale qui éjouit ce tocsin. Tout mon corps duplice désormais…

     

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    La Nuit

    Souillure affollant mon angoisse, mécréant au plus exalter ; pus des forces créatrices en ma faiblesse. La nuit créante à ce goût mien : dégoût de l’aube possédée.

    Déjà crispe la froidure intense. Je racornis cet âge. Une faune courra, brûlures animales, cette trace que j’épouse, frigide. Mon combat s’ensevelit au lent ralentissement de moi-même.

     

    La Terre

    Donc il me faut rentrer, rentrer sur terre. Un macadam croupit, gazeux de ces reflets, mirages étrangers. Morne, voici la norme et son étau-limeur. Je tiendrai. Enfin le morse cliquetis des sensations drues. Je suis chambré de l’objectif propre, valvant cet air impossiblement désiré.

    À retour de mon tourisme étrange, je ne puis qu’atterrir ici-même. Cela est bien… Il faut rentrer. N’est-ce pas, la terre ?

     

    Le Feu

    Je suis environné soudain de forces hurlées. Mille fusées glapissantes, l’écheveau membraneux des lueurs, extase de lumières brutales ; cela claque, saute et m’arrache l’instant. Le ciel s’escalade par l’éclatement de mille furieuses poudrières. De longs drapés digitaux, de lourds volumes sensibles roulant ces larges cylindres de feu ; les pizzicati exaspérés d’étoiles agressives, sans fin variées de couleur ; un déroulé d’orbes montantes et explosées. […]

    Au travers de la purification advenue, créée du feu, source essentielle d’exister, me voici nud de moi-même, happant l’horizon, ardent tison de l’humaine et féconde impossibilité.

    Mais le feu, cruellement originel, n’est-il point ce propre moi-même ?

     

    Le Cycle

    En couche striée de froid glacial ai-je plaint ce vieil homme qui agitera son râle. Le drap se roule. Un point d’orgue accusera les orgues calmes de l’hiver. La dièse acide du printemps, le bécarre foudroyé de l’été brut, le sanglant, douloureux bémol de cette automne deuillante et voici l’hiver nietzchéen. La neige endort la planitude des paysages, une trace est dentelle par l’horizon transi, un vol d’oiseaux, lourds et noirâtres, épingle cette voussure des nuées lourdes, tunnel renouvelant, mer inversée, onde profuse comme la mer du Nord et à elle conjointe en ces prodigieux effacements de l’horizon.

    Je suis le farouche convive en la même nature, de la cruauté de ces nuances jusque l’intense émerveillement. En mon pays de Flandre, le cycle des saisons prodigiantes…

     

    Looten8.Jpeg

    E. Looten par Karel Appel, 1956

     

    Revenant sur la rencontre « fondatrice » avec Tapié, le poète dira : « On me dit que je ne parlais pas français mais c’est une erreur grossière. Pourquoi voulez-vous que je parle en français ? Je parle en Looten, je suis Looten. » Dès lors ce dernier s’engouffre dans une ardente vie parisienne. Tapié lui ouvre grandes les portes de la vie artistique. Il le présente à des confrères, à des artistes, en particulier Henri Michaux, Marx Ernst, les Japonais Inshō Dōmoto et Sōfu Teshigahara, mais aussi à Salvador Dali, dont Manu et Andrée Aroz deviendront proches. Ils offrent d’ailleurs au Catalan des cornes pour enrichir sa célèbre collection. Éric Looten se souvient d’une photo les représentant tous trois, chez le peintre, sur le célèbre Canapé Boca.

    Tapié sera l’éditeur et de Karel Appel et d’Emmanuel Looten. Les dix années de l’après-guerre constituent une époque majeure de l’existence de ce dernier. Son épouse demeure sa première lectrice. Ils quittent Bergues pour s’établir à Paris, au 22 de l’avenue Raphaël dans le XVIe arrondissement. L’immeuble est attachant : il clôt une rangée magnifique tout au long de la petite rue Louis-Boilly, qui relie le jardin du Ranelagh à la partie prestigieuse du boulevard des Maréchaux, celle des ambassades et autres consulats. En face de chez eux, au cœur de ce quartier de la Muette, en plus de ce jardin, il y a le musée Marmottan… Malgré tout, Looten poursuit son activité professionnelle : commercial de l’entreprise familiale dirigée par son frère Charles. Et il n’oublie pas sa ville à laquelle il donne le titre de l’une des pièces qui composent Poèmes (G.-H. Dassonville, 1949) :

     

     

    Bergues

     

    Mon Nord est froid d’un froid de fer.

    Nos cieux offerts sont durs

    En leur pâleur de tendre porcelaine.

     

    Je vois ces vieux quais morts et leurs canaux herbus,

    Des pavés, l’orgueil tors de ma cité nouée

    En ses murailles souveraines.

     

    Mon pays s’ennoblit de ce qu’il a souffert,

    Nul ne sera vainqueur de sa force d’attendre :

    Ma Flandre est chaude comme un cœur.

     

     

    L’un des grands chocs de la vie de Looten résulte de sa rencontre (elle aussi organisée par Michel Tapié) avec un tout jeune artiste de 29 ans, Georges Mathieu. Né à Boulogne-sur-Mer en 1921, celui-ci deviendra, bien plus tard, le chef de file planétaire de l’abstraction lyrique. Looten a alors 42 ans, Michel Tapié 41, René Drouin 45. Tapié a une idée derrière la tête. Il écrit au poète : « Je souhaite voir de vous des poèmes épuisants (un livre qui serait un seul poème interminable) avec des vers longs eux-mêmes […] textes poétiques écrits comme des proses à énormes paragraphes, comme on n’en voit pas assez. » Et il édite en effet le texte qu’il reçoit, La Complainte sauvage, non sans l’orner de 11 signes, 3 lithographies et 15 idéogrammes de Georges Mathieu. Il dispose un exemplaire en vitrine chez Drouin et accroche dans la galerie huit des toutes premières créations de Mathieu ; il les emprunte à des collections privées, dont celles d’Emmanuel Looten et de Salvador Dali. L’événement se déroule exclusivement les lundi 22 et mardi 23 mai 1950 sous la houlette des quatre compères Drouin, Tapié, Mathieu et Looten.

     

    Looten2.png

     

    Le Tout Paris accourt : André Malraux, Salvador Dali, Jean Paulhan, Henri Michaux… Si Emmanuel Looten disait peu de bien de ses premières productions poétiques, La Complainte Sauvage marque un tournant. Dans le catalogue de la rétrospective René Drouin du MADParis (2017), Jean-Marie Cusinberche, historien de l’art spécialiste de Georges Mathieu et de Gauguin, écrit : « Michel Tapié réalise la maquette de l’ouvrage, superposant, sur des doubles pages, les dessins de Mathieu reproduits en rouge sur le poème de Looten, qu’il découpe en onze stances, imprimées en noir. La pagination se réfère à des idéogrammes inventés par Mathieu, conférant à la présentation et au caractère de ce livre de format oblong une manière de recueil de haïkus et de calligraphies japonaises. Une préface, ‘‘Dégagement’’, imprimée sur une feuille rose et volante, est placée avant le premier feuillet. Michel Tapié la conclut ainsi : […] je n’ai pas cru devoir tirer à plus de trente exemplaires. » Voici deux extraits de ce poème (Michel Tapié éditeur, 1950) :

     

     

     

    La Complainte Sauvage

     

    Sang éternel que recherchent les armes,

    Âme bouillie d’un cuir tout vernissé.

     

    L’immense forêt charbonnière abonde

    En rouvres écroulant mon ciel, arbres géants ;

     

    Je suis noir cavalier à forêts noircéantes,

    Mon combat est solitude propre de moi.

    Je hais le Soleil !

    […]

    La saison furiée renouvelle mes sentes ;

    De ma hutte de peau et torchis et branchures,

    Je bous au meurtrier mouvement de la terre.

    La neige doucereuse, branchages craquelins,

    Comme racines mortes braquées vers la nue.

    Ma féroce tranquillité cerne l’aura

    De ces vapeurs, pervenches souples de l’haleine.

    Soudain le fifre, éclatant renouveau,

    Le printemps, cet acide, agacé de verdure ;

    Diéses borgnes, bourgeons aux sucres ruisselés :

    Déjà l’été fougueux lapide sa démence,

    Coulées d’or cru, extrême à sensible chaleur,

    Tout ce qui, moi chef noble, m’importune

    Car je hais le Soleil.

     

    À l’occasion des expositions consacrées à Karel Appel, le nom et les poèmes d’Emmanuel Looten sont régulièrement mentionnés et cités. Ainsi en octobre 1955 à la Galerie Rive Droite puis en novembre au Steledlijk Museum d’Amsterdam : Hugo Claus, Emmanuel Looten et Michel Tapié se trouvent réunis dans le catalogue de cette exposition, la photo de Karel Appel étant réalisée par Ed van der Elsken (1925-1990), photographe entré depuis lors dans la légende. Une fois de plus, un livre est à lui seul pour ainsi dire une œuvre d’art. En 1960, un poème (« J’étincelle de lumière forte… ») est choisi parmi les sept haïkus traduits en japonais et calligraphiés sur un éventail par Sōfu Teshigahara, pour son Institut Sogetsu de Tokyo, l’une des grandes écoles d’ikebana. Le tourbillon littéraire et artistique de grande qualité au cœur duquel évolue Looten s’accompagne du développement culturel de la place parisienne autour de l’avant-garde.

     


     

     

    Le Septentrion

     

    La distance géographique encourage les échanges épistoliers entre le poète et une autre plume des plus singulières des contrées septentrionales, à savoir Michel de Ghelderode (1898-1962). Le dramaturge bruxellois d’origine flamande tenait d’ailleurs une correspondance record : 20 000 lettres. Il s’exprime ainsi sur son ami dans le catalogue Emmanuel Looten et son œuvre poétique (exposition à la Bibliothèque de Lille en 1969) : « Pour Emmanuel Looten, la poésie n’est pas un jeu, c’est un drame… C’est une vision de l’univers… C’est la formule qui métamorphose et transcende le pauvre homme en archétype. » Profitons-en pour rappeler quelques phrases majeures de Michel de Ghelderode sur la Flandre : « De nos jours, Flandre n’est plus rien qu’un songe. Flandre n’est qu’un cri comme ceux qui retentissent dans les songes, cri pur et haut que seuls les poètes doivent transmettre, ainsi que des vigies. […] Point tant ne faut qu’un tel nom se comprenne. […] Flandre demeure un lieu magnétique, jardin d’esprit où rode l’immortel Renard, où dans un arbre se balance l’Espiègle. » Tout est dit. Mais encore : « Qui dit ‘‘Flandre’’ ne lance plus un cri de guerre mais profère une formule de magie poétique. Alors, ce grand État spirituel se reconstitue par la vertu du songe, devient phosphorescent, tout de violence et de splendeur. Nous savons de ces mots contagieux, par quoi s’ouvrent les écluses d’images, toute une machinerie optique aussitôt s’éclairant. Quelqu’un a dit ‘‘Flandre’’, les volets d’un polyptyque se sont dépliés et j’ai vu : Le haut lumineux d’une aurore au cerne violet, embué d’or ; le bas empli de fumées obscures, pourprées de flammèches, le Ciel et l’Enfer peints ; entre les deux passe l’Homme portant chimère, un squelette musicien le suivant comme son ombre. Dans les craquelures des paysages, val des roses ou collines calcinées, se voient le Péché et le Rachat : l’offrande du fruit et l’érection de la Croix. »

    D’autres figures littéraires belges ont tenu une place dans l’existence de Looten. Ainsi, il dédie Le Sang du soir « À Vital Celen et à Bert Peleman, conjonction double de l’Ami véritable et du Flamand universel. » Inlassable créateur de liens entre la Flandre belge et la Flandre française, Vital Celen (1887-1956) a publié l’ensemble de la production du grand dramaturge dunkerquois Michiel de Swaen et traduit une partie de l’œuvre d’Emmanuel Looten.

     

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    manuscrit de Looten (merci à Patrick Descamps, conservateur du Musée de Bergues)

     

     

    À Paris, Emmanuel Looten est membre de l’Académie Septentrionale. Ce cercle littéraire et artistique regroupe écrivains, poètes, artistes, scientifiques. La plupart sont originaires du Nord de la France ou de la Belgique, ou du moins liés d’une façon ou d’une autre à ces contrées. Créée en 1935, elle a maintenu un lien fort entre ses membres pendant un demi-siècle. Emmanuel Looten y côtoie Pierre-Mac Orlan, le peintre Marcel Gromaire, René Huyghe, Georges Mathieu, le physicien Léon Rosenfeld, Françoise Dolto… L’Académie Septentrionale n’est plus ; elle n’en a pas moins accueilli par ailleurs Louis Blériot, Niels Bohr, Paul Claudel, James Ensor, Carl-Gustav Jung, Rudyard Kipling, Maurice Maeterlinck, Henri Matisse, Raoul Nordling, Maxence Van der Meersch ! La dernière trace que laisse cette confrérie consiste en une plaquette signée, en 1968, par le comédien et metteur en scène lillois Pierre Bertin.

    Bien plus tard, le dimanche 15 juin 1980, lors d’une réunion à l’Hôtel de Ville de Bergues, je prends l’initiative de créer l’association Présence d’Emmanuel Looten. Étaient en présents, en particulier, Andrée Aroz, Charles Looten, Arthur Van Hecke, Thierry Looten (le fils d’Emmanuel). L’idée était de créer et formaliser par précaution une structure juridique dormante, regroupant les plus proches, dans le cas où un projet verrait le jour autour de l’œuvre du poète. Je dépose les statuts en Préfecture du Nord, dès juillet. Pour me remercier, Thierry Looten m’offre Le Sang du soir (Sanderus, 1970), avec ce petit mot chaleureux : « À celui par qui ‘‘Présence’’ fut présent ! »

    La Flandre, chez Emmanuel Looten, désigne souvent la Flandre historique (répartie aujourd’hui entre la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais aussi les Pays-Bas dans leur configuration plus ancienne, celle des Dix-Sept Provinces. Vision qu’il exprime dès 1949 dans l’essai Entrer en poésie, lequel fit l’objet d’une causerie à la Maison des artistes d’Anvers le 13 décembre :

     

     

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositionsTerre prestigieuse de nos Flandres, Anvers gigantesque à la conjonction prodigiante des ondes. Pays du Diamant, de l’industrie, de ce port, l’un des principaux du monde. Terroir de Van Dyck, des Teniers, Jordaens et Brueghels. Et notre grand Rubens. Me voici donc, moi qui suis profondément Français, parmi vous, Flamands de ma belle race dont les traditions éclairées donnent Force et Noblesse à cette Europe nôtre. […] La leçon que la Flandre donne au monde est essentielle. Elle passe par Janssen jusque Thomas a Kempis ou Van Kempen, Ruysbroeck l’admirable, Gerlac Peters ou Zuijster Hadwigh. Mysticisme et pureté religieuse. Foi poétique de Michel de Swaen, foi maritime de Barentz ; Ruyter, Jacobsen, Bart et tous les câpres. Foi musicale du plain-chant des innombrables abbayes jusque de Lassus, Josquin des Prés (ces découvreurs aussi de la fugue et du contrepoint), Adam de la Halle et dès lors Stappen, Olivier Messiaen et tant d’autres. Foi humaniste depuis Lorris jusqu’à Érasme en allant jusqu’à mon maître et parent vénéré Paul Hazard, de l’Académie Française, né du très haut et noble petit instituteur Hazard-Looten. Flandre des Saints, de l’Imagerie poétique, des mystiques, des conquérants, des marchands, des humanistes et de tant de peintres et artistes.

     

     

    C’est sous ces mêmes cieux du Nord que le poète puise nombre de ses références, à commencer par les peintres, les mystiques et les compositeurs qu’il énumère dans les lignes ci-dessus. À ces artistes s’ajoutent les marins et corsaires (en flamand de Dunkerque : kapers, d’où le mot câpres) : Cornil Janssen (corsaire néerlandais du XVIIe siècle), le célèbre amiral hollandais Michel de Ruyter, le Dunkerquois Michel Jacobsen (à cheval sur les XVIe et XVIIe siècles, vice-amiral de la flotte du Roi d’Espagne), son légendaire arrière-petit-fils Jean Bart… mais aussi les navigateurs et aventuriers : Willem van Ruysbroeck (Guillaume de Rubrouck, dit Rubruquis), le Frison Willem Barentsz…

    À bien des reprises, Looten exprime ce qui le rattache à son pays natal, par exemple en 1951 dans La Poésie aux yeux de cœur, texte qu’il prononce à la Faculté des Lettres de Lille et qu’édite Michel Tapié la même année : « Ruines et deuils de tant de guerres toujours injustes, toujours supportées. Ça, nous savons bien que l’Amour – celui de notre pays ou celui du couple idéal – ne vient que de la Mort. […] Scrutez ce goût prestigieux de l’habitat, de l’intérieur – ce sens de l’homme que nous ne connaissons plus – ces décors de Vermeer par exemple… Nos Flandres sont consciencieuses, précises (leur en reprochera-t-on d’être lourdes ?), infiniment éprises aussi et par Amour, de cette Poésie qui s’appelle l’Harmonie Sociale. Combien en avance sur les douteuses vertus actuelles de socialité, cette remarquable organisation de nos anciennes cités coutumières ! On ne peut commander à la nature sinon, surtout, en lui obéissant. » Parmi les très nombreux poèmes que Looten consacre à la Flandre, le plus connu reste « Toi Flandre », dédié à son ami qui vit juste de l’autre côté de la frontière, Willy Spillebeen. Et c’est à Jozef Deleu – pendant longtemps cheville ouvrière des échanges culturels entre Pays-Bas, Flandre et France – qu’il dédie deux versions de « Ma Flandre est un songe » (Le Chaos sensible, Sanderus, 1973).

     


    Willy Spillebeen parle d'Emmanuel Looten

     

     

    Les dernières années

     

    Au fil d’une chronique en néerlandais publiée en 1981 dans Neerlandia, je décris les trois périodes de la création d'Emmanuel Looten : une première très classique, une deuxième plus puissante et souvent tournée vers la Flandre, une dernière lumineuse et sombre à la fois, marquée par la maladie et la douleur. En 1973, Andrée Aroz et Emmanuel Looten emménagent à Golfe-Juan, mais la santé du poète se dégrade en effet.

    Toutefois, sur une idée d’Arthur Van Hecke, il confie au grand réalisateur et résistant Jean Kerchbron (1924-2003) l’adaptation, pour la télévision, de sa pièce Samsoen ou la désespérance (avec Danielle Volle et Maurice Barrier, récemment disparu). C’est que le poète Looten se double d’un dramaturge (sans oublier le conférencier : Milan, Lisbonne, Amsterdam, Anvers, Bruxelles, Salle Pleyel, Sorbonne, Musée du Louvre…). Les décors sont conçus par le peintre. La pièce est diffusée le 18 mai 1974 sur FR3. Un mois donc avant la mort de Looten. À cette même époque, il remet un poème inédit, lourd de sens, à son frère Charles :

     

     

    Mon Dieu comme Votre main est lourde quand elle frappe

    Mais que Votre main soit bénie

    Pleine face j’ai reçu le dur gantelet de fer

    Des épreuves qu’il vous plut de m’infliger.

     

    Mon Seigneur et mon Dieu, pitié pour ma lâcheté,

    Si je crie, et supporte mal, si je trébuche et saigne

    Si ma douleur sauvage arde et se cabre

    Frappez encor. Dieu de bonté, pour que je sois humble.

     

    La main de justice est dure et lourde…

    Atteint de vive chair, je râle comme une bête

    Mais que cette agonie monte vers Vous ô Très haut

    Joindre sa farouche louange aux neuf chœurs des anges.

     

     

    Toute sa vie, Emmanuel a cultivé un lien étroit avec Charles. Ensemble, ils ont animé l’entreprise familiale de quincaillerie en gros. Et c’est dans ses bras que le poète viendra mourir, à Bergues. Ce que rappelle Willy Spillebeen : « Emmanuel Looten, le chantre de la Flandre française, est décédé le 30 juin 1974. Le 6 novembre prochain, il aurait atteint l’âge de 66 ans. Pris d’un malaise dans sa maison à Golfe Juan, il a eu sans doute la prémonition de sa mort prochaine : il a prié sa femme de le faire transporter dans sa maison natale de Bergues, à proximité de Dunkerque, à une distance de quelque mille kilomètres à travers la France. Il est mort peu après son arrivée. Il a été enterré à côté de son père et de sa mère dans sa terre natale. » (Septentrion, n° 2, 1974). À mes yeux, Emmanuel Looten était Flamand par ses origines et son art, Français par sa langue d’expression, et Néerlandais par son universalité.

     

    Dominique Neirynck

     

     

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    E. Looten par Karel Appel, 1956 

     

     

    Œuvres d’Emmanuel Looten

     

    Lors de la rétrospective qui lui a été consacrée à la Bibliothèque de Lille en 2003, la responsable du projet, Catherine De Boel, a rappellé que beaucoup de livres ont paru en autoédition ou à compte d’auteur. On recense en tout 87 œuvres : recueils de poésie, pièces de théâtre, essais, conférences, disques. Voici les principales, les titres laissant deviner à eux seuls la saveur singulière de cette poésie :

    1939 : À Cloche-rêve, premier recueil à l’âge de 31 ans. Emmanuel Looten parlera plus tard de « bourbeux départ ». Poèmes publiés à l’origine dans Grand Large, revue littéraire dunkerquoise.

    1942 : Flamme, couverture d’Andrée Aroz.

    1943 : Clairenef, couverture d’Andrée Aroz.

    1944 : Masque de cristal, couverture d’Andrée Aroz, illustré par René de Graeve.

    1945 : Sur ma rive de chair, épigraphe de Paul Valéry. Cet ouvrage constitue un premier tournant : les grands thèmes d’Emmanuel Looten apparaissent : « l’âme flamande sauvage et instinctive, le poids étouffant du ciel, le désir d’évasion vers un au-delà, la magie… » (catalogue Bibliothèque de Lille, 1969).

    1946 : L'Opéra fabuleux, précédé d’un inédit de Paul Hazard, cousin d’Emmanuel Looten. Prix Verlaine par la Société des poètes français.

    1947 : Chaos.

    1948 : Adam était-il poète ? (sur l’essentialisme en poésie, conférence à la salle Pleyel le 15 mars 1948).

    1948 : Sortilèges. Prix de poésie de l’Académie française.

    1949 : Poèmes, choisis et préfacés par Gabriel Laniez, gravure d'Andrée Aroz.

    1949 : Le Grenier sur l’eau, avant-dire de Henri Pichette.

    1950 : Entrer en Poésie (sur la substance poétique, conférence à la Maison des Artistes d’Anvers le 13 décembre 1949).

    1950 : La Complainte sauvage, illustrations de Georges Mathieu

    1950 : La Saga de Lug Hallewijn, pièce de théâtre, dédiée à Michel de Ghelderode (traduite en néerlandais par Willy Spillebeen).

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositions1952 : Sangs bruts, textes choisis par Alain Bosquet.

    1953 : Meutre sacral, illustré par Roger-Edgard Gillet.

    1953 : La Maison d'herbe.

    1954 : Haine, plaquette-objet illustrée par Karel Appel.

    1954 : Kermesse pourpre, plaquette-objet illustrée par Michel Tapié.

    1954 : Lieu-Chef de ma révolte (texte de la conférence prononcée à Anvers le 30 avril 1954, présentée en néerlandais par Vital Celen avec des lectures de Jacques Navadic).

    1955 : OIW, préface de Michel Tapié. (OIW [prononcez Oyoun] : terme celtique exprimant le Tout, création-principe et conduisant Paniquement le jeu du Monde. Absolu conjoint du Bien et du Mal.).

    1955 : Cogne-ciel, dessins et composition de Karel Appel (voir illustration plus haut).

    1957 : Horizon absolu.

    1958 : Rhapsodie de ma nuit, livre-objet illustré par Karel Appel.

    1958 : Delà mon impossible (texte de la conférence tenue au Louvre le 8 novembre 1957).

    1959 : Timbres sériels, avant-dire de Stéphane Lupasco, illustré par Arthur Van Hecke.

    1959 : Moi de l’Agonie, illustré par Inshō Dōmoto.

    1960 : Flandre, couverture de Jean Fautrier.

    1962 : Liturgies flamandes.

    1962 : Hepta, livre-objet illustré de la main d’Arthur Van Hecke, par 7 gouaches, sur chacun des 20 exemplaires.

    1963 : Vers le Point Oméga, couverture de Lucio Fontana.

    1965 : Terre de 13 Ciels, avec 13 dessins lithographiés, originaux, d’Arthur Van Hecke.

    1966 : Exil intérieur, prophanie de Louis Foucher, couverture illustrée par Piaubert.

    1968 : Gwenn Fydd, avant-dire de Michel Tapié (GWENN FYDD : Cette blancheur originelle [gwenn] nimbant d’une lumière primordiale, notre Croyance des Origines [fydd] ; Au troisième Cercle suprême de la Béatitude, l’exaltation d’une Foi Poétique).

    1968 : Sur ma rive de chair.

    1970 : Le Sang du soir.

    1971 : Nada.

    1973 : Le Chaos sensible, préface d’André Beucler.

     

    Quelques pistes de lecture dans les deux langues

     

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositionsEmmanuel Looten : des Flandres à Paris, 1908-1974, catalogue de l’exposition, organisée du 11 mars au 26 avril 2003, Bibliothèque municipale de Lille, Médiathèque Jean Lévy, 2003.

    J. Chardonneau (réd.), Emmanuel Looten et son œuvre poétique, catalogue de l’exposition, Bibliothèque Municipale de Lille, 1969.

    Vital Celen, Emmanuel Looten, Brussel, De Vlaamse Gids, 1954.

    Pierre Dhainaut et alii, Looten. Poètes du Nord, Pas-de-Calais et de Belgique, in nord’, revue de critique et de création littéraires du nord/pas-de-calais, n° 3, juin 1984.

    Etienne Oswald, Emmanuel Looten, le poète sauvage, Merelbeke, Neirinckx, 1971.

    Jules Roy et alii, L’Amour par écrit. Emmanuel Looten, Troyes, Amis des Cahiers Bleus, 1984.

    Marc de Schrijver, Emmanuel Looten (1908-1974) benaderd: herinneringen uit zijn Antwerpse sfeer, Antwerpen, Antwerps Museum en Archief Den Crans, 1974.

    Willy Spillebeen, Emmanuel Looten, de Franse Vlaming, Lier, De Bladen voor de Poezie, 1963.

     

     

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    Dédicace de Looten dans un exemplaire de Gwenn Fydd

    à l'occasion d'une soirée Marc. Eemans, 6 décembre (1968 ?) 

      

     

     

  • Un peintre, deux poètes

    Pin it!

     

     

     

    Hommage à Karel Dierickx

     

     

     

    K. Dierickx, Autoportrait, fusain, 2010

    karel dierickx,inge braekman,roland jooris,poésie,peinture,traduction,katelijne de vuystAu cours de son itinéraire artistique, le peintre gantois Karel Dierickx (1940-2014) – auquel le LWL Museum für Kunst und Kultur de Münster consacre une exposition (voir vidéo) – a eu souvent l’occasion de collaborer avec des poètes flamands : Leonard Nolens pour Negen slapeloze gedichten (2007) ; Stefan Hertmans pour Vuurwerk zei ze (2002) et Giotto’s hemel (2012) ; Roland Jooris pour vlakgom (2004) et la plaquette eigenzinnig (2011) ou encore Chris(tiane) Yperman pour had ik een groene hagedis (2004). Certains poètes ont d’ailleurs exprimé leur admiration en lui dédiant un poème. Ainsi d’Inge Braeckman et de Roland Jooris dont nous reproduisons ci-dessous les originaux en même temps que la transposition française.

     

     


    Rétrospective Karel Dierickx, printemps 2020 (en allemand) 

     

     

     

     

    Voor Karel Dierickx

     

     

    Kwetsbaar gekrast in lijnen op papier en doek

    wordt het stilleven een aquatint, schildert

    de werkelijkheid zich dicht. Terwijl je tast

     

    brokkelt de textuur van je geheugen af, maar

    blijft een partituur en kompas. Voor hen die je

    bezoeken. Met toets en taal maak je zichtbaar wat

     

    onzichtbaar is. Een proces van een lange, enige

    adem. Marrakech Night en Omsloten situatie.

    Het model gaat in het landschap op. Even pasteus.

     

    Als een cascade. Een brief. Een bootje in een fles.

    Je hoort de zee, herhaalt de zomer zonder omhaal.

     

     

    Inge Braeckman (Venus’ vonken, PoëzieCentrum, 2018)

     

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    Pour Karel Dierickx

     

     

    Aux lignes fragiles mordant papier et toile
    la nature morte se fait aquatinte, la réalité
    se peint en épaisseur. Pendant que tu tâtonnes

     

    la texture de ta mémoire s’effrite, n’en reste

    pas moins partition et boussole. Pour tes

    visiteurs. Touches et tournures te donnent

     

    de rendre visible l’invisible. Processus de longue
    et unique haleine. Marrakech Night et Situation refermée.

    Le modèle se fond dans le paysage. Un rien pâteux.

     

    Tel une cascade. Une lettre. Un bateau dans une bouteille.

    Tu entends la mer, répète l’été sans faire de façons.

     

     

    traduction Daniel Cunin (paru dans Traversées, n° 90, 2019)

     

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    Eigenzinnig

     

    voor Karel Dierickx

      

     

    De nacht dwingt

      

    de nacht is

    vermetel een mengsel van

    dronken tinten in de grondeloze

    aarde van je slaap

    de nacht woekert en woelt

    zich in het landschap los

      

    de nacht zakt

    als een vlak achter

    de struiken, als een vermoeden

    dat klotst en aanspoelt

    in het raam

      

    de nacht legt de roes

    van zijn rumoer

    belegen in de koelte

    van zijn kelders

    vast

     

     

    Roland Jooris (eigenzinnig, Uitgeverij Cultura, 2011)

     

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    Qu’à sa tête

     

    pour Karel Dierickx

     

     

    La nuit astreint

     

    la nuit est

    téméraire un mélange d’ivres

    teintes dans la terre

    abyssale de ton sommeil

    la nuit fouit et fourmille

    à se libérer des draps du paysage

     

    la nuit sombre

    tel un à-plat derrière

    les broussailles, tel un soupçon

    qui en ressac s’échoue

    dans la fenêtre

     

    la nuit amarre

    la griserie

    de sa rumeur

    dans la fraîcheur

    de ses caves

     

    traduction Daniel Cunin

     

     

    karel dierickx,inge braekman,roland jooris,poésie,peinture,traduction,katelijne de vuyst

     

    Roland Jooris, Sculptures

    recueil traduit par Katelijne De Vuyst, Tétras Lyre, 2019

     

     


    Stefan Hertmans parle de son ami Karel Dierickx (en allemand)

    nombreuses prises de vue de lexposition