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poÉsie - Page 10

  • Fauves des villes - Un croque avec Brodsky

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    Gerry van der Linden et la déchirure

     

     

    Les éditions Caractères viennent de publier une anthologie des poèmes de Gerry van der Linden. Cette sélection, réalisée par le traducteur Daniel Cunin et intitulée Fauves des villes suivi de Un croque avec Brodsky, reprend quelques textes publiés entre 1990 et 2004 dans six recueils différents, ainsi qu’un choix plus large des quatre derniers titres.

     

    Nous traversons ainsi la carrière de l’écrivaine néerlandaise, traçant au cœur de son œuvre des lignes tantôt évidentes, tantôt insoupçonnées. La question de l’écriture, cruciale pour tout poète, se déploie dans des écrits assez courts et incisifs, nés d’un étonnement devant l’anodin: « L’émerveillement, tel est le fondement du poème, écrit-elle. S’émerveiller encore et toujours, surtout des choses les plus banales. […] Pour moi, la poésie se tient au cœur de la vie. »

    Le poème est l’expression visible du quotidien, la parole qui revêt l’indicible des relations humaines, parmi les vivants et par-delà la mort - tel cet amant que la poète connut et qui mourut jeune. L’anecdotique fait mots n’est pas une originalité poétique. Mais Gerry van der Linden confère à la langue un statut qui s’enracine dans des origines mythologiques, et plus précisément bibliques.

    « Le poème est la parole imperceptible qui, en images, rythmes et sonorités, aborde l’invisible. Quand il touche à l’essentiel, il libère un espace par lequel il s’échappe. Reste au lecteur à l’attraper. » Toucher « à » l’essentiel. Une simple préposition qui indique que le poème n’est pas en soi cet essentiel mais s’y appose, le revêt tel un manteau. L’image du vêtement est omniprésente dans les poèmes qui nous sont proposés, pour définir à la fois la parure qui voile et la vocation propre à chaque être. Tel le prophète Élie, le manteau voile une puissance qui habite au cœur de toute réalité humaine, sensible et spirituelle. Il y a ainsi comme une attente perpétuelle du déchirement.

     

    Alors la douleur

    est déchirement de la doublure

    alors le temps est déchirement de la doublure.

     

    Couv-Gerry-FauvesDesVilles.jpg

    Le déchirement même devient l’acte d’habitation. Il n’est plus possible de vivre confortablement, de se laisser porter passivement par les événements: le poète ne peut que vivre au-delà de la déchirure. S’il est enclin à la routine - « Il n’y a rien de pire qu’une âme habituée », disait Charles Péguy en son temps -, l’amour comme la mort se chargent de le conduire à l’endroit de la faille.

     

    L’amour n’est pas une vie, pas une mort

    il tire sur les ourlets

    de tes plus beaux habits, en déchire

    la doublure soyeuse.

    Être déchiré, pour advenir enfin. Il n’y a dès lors rien à quoi se raccrocher, pas même la ville dont la chaussée - vêtement de bitume - se déchire à son tour. Seul l’enfant traverse encore régulièrement le poème comme une espérance diffuse, tandis que l’adulte ne peut que reconnaître son impuissance existentielle, condition nécessaire pour appréhender un peu de cette lumière d’après la chute, d’après le sommeil.

     

    L’homme crée

    à partir d’une mare d’incapacité

    une chose magnifique.

     


    documentaire en français sur J. Brodsky

     

    La dernière partie de l’anthologie est un hommage au poète russe Joseph Brodsky (1940-1996). Gerry van der Linden l’a rencontré alors qu’il séjournait aux Pays-Bas, à la fin des années 1980. Ce court cycle est probablement l’un des plus aboutis, Joseph Brodsky achevant en lui-même ce que porte Gerry van der Linden dans sa poésie : le sommeil interminable, la possibilité de toute enfance, et ce manteau, encore et toujours, qui fait désormais corps avec l’homme.

     

    C’était un homme de manteau et de boutons

    déboutonné, à temps

    il a cherché

    du tissé dans le Temps.

     

    Extrait d'un article de Pierre Monastier publié ici

     

     

    Joseph Brodsky-Manuscrit1- Lettre à Gerry.jpg

    carte postale de Joseph Brodsky à Gerry van der Linden

     

     

    Dans l’avion de Vienne, banni, 1972

     

     

    Il jette une pièce en l’air, la plaque

    sur le dos de sa main

    promesse, gravité

     

    entend les imperméables :

    – lui, loin du temps –

    y passera pas dans l’Histoire

     

    (viendrait-il à le croire).

     

    Dans les rues, le réduit au silence

    à la pelle.

     

    Au loin, un visage au sourire

    d’une intensité d’éclairs.

     

    C’est un jour comme tous les autres jours,

    lui s’envole de son pays

     

    sa valise pleine à craquer de liberté

    les impers ne le saluent pas

     

    il jette une pièce en l’air

    le ciel reste vide.

     

     

    extrait de GERRY VAN DER LINDEN
    Fauves des villes suivi de Un croque avec Brodsky,
    traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Caractères, Paris, 2019.

     

     

    L’écriture de Gerry van der Linden est une approche à la fois ludique et passionnée de la langue, un œil attentif pour l’absurdité de notre vie quotidienne, une préférence thématique pour les voyages, l’amour et la famille. « J’écris des poèmes en regardant autour de moi, explique-t-elle. Ce qui se passe autour de moi et au-delà me donne une idée, une pensée, une question, parfois un sentiment de malaise et d’angoisse. Je dois en faire quelque chose. Je dois respirer pour vivre. C’est un besoin de capturer et de montrer l’essence de tout et de rien dans son propre univers. Un univers que j’adapte continuellement à ma propre personne et que j’étends par une sorte de langage qui est souvent en contradiction avec l’expérience concrète ». L’auteure se fie uniquement à ses mots, à son sens de l’humour, pour décrire, mais aussi pour apprivoiser le monde qui l’entoure.

     

     

     

  • Les vies minuscules de Claude-Henri Rocquet

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    Claude-Henri Rocquet, Œuvre poétique complète. Tome 1.

    Aux voyageurs de la Grande Ourse, Bastia,

    éditions Éoliennes, 2018.

     

     

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    Les vies minuscules de Claude-Henri Rocquet, ainsi pourrait-on caractériser une bonne part des 550 pages qu’offre à lire le premier volume de la poésie complète de ce précieux écrivain qui nous a quitté voici trois ans. C’est à une entreprise colossale que s’est attelé Xavier Dandoy de Casabianca en décidant de publier l’ensemble des œuvres théâtrales et poétiques de celui auquel il a consacré, en 1993, un portrait filmé intimiste : Le Jardinier de Babel.


     

    Trois volumes pour le théâtre : Théâtre d’encre (2017), Théâtre du Labyrinthe (2018) et Théâtre du Souffle (à paraître, préfacé par Jean-Luc Jeener, et qui comprendra l’un des écrits les plus remarquables du Dunkerquois, à savoir Hérode). Trois également pour la poésie : Aux voyageurs de la Grande Ourse sera suivi d’un tome placé sous le signe du Fils de l’Homme, du prophète Élie, de saint Martin et de saint François : La crèche, la croix, le Christ, annoncé pour 2019, et enfin, en 2020, d’un volume réunissant Art poétique (un entretien inédit), Petite nébuleuse et L’arche d’enfance.

    En s’adressant aux voyageurs, Claude-Henri Rocquet nous rappelle son attachement à la figure d’Hermès, messager des dieux, mais aussi « patron des voyageurs / et des écritures », symbole de l’échange. La Grande Ourse constitue probablement une allusion au Septentrion, si cher à l’auteur, en même temps qu’une invitation à lever les yeux vers le ciel à l’instar des Rois mages. Les cinq volets d’Aux voyageurs de la Grande Ourse reprennent des recueils pour la plupart introuvables (dont Liminaire, le tout premier, publié en 1962), mais aussi quelques pièces inédites (les cinq poèmes de « Jardin carré »), ainsi qu’une section vide intitulée « Chemin », texte malheureusement resté non écrit.

    Aux-voyageurs-de-la-grande-ourse.4.jpgD’une veine souvent narrative, les poèmes de Claude-Henri Rocquet ne s’inscrivent pas forcément plus dans le registre « poétique » que ses œuvres en prose, si ce n’est que la rime y est bien plus présente. Dans ses moindres écrits, mots et syllabes revêtent sans manquer une couleur particulière, touches précises apposées par sa main de peintre. Parmi les pages les plus denses d’Aux voyageurs de la Grande Ourse se dégagent d’ailleurs maintes proses poétiques, celles du Livre des sept jardins ou encore les miniatures de L’Auberge des vagues, d’un équilibre rare : « Entre ici par la brèche du matin. L’assemblée des invisibles se revêt de rameaux et d’écorce pour ta venue. Tu voudrais que ta parole soit parfaite mais elle suffit. Tout se décide à l’improviste. Les jours anciens sont la nourriture du feu. » Un coloris régi par les « r », en lien notamment avec les poèmes non rimés du tout premier cycle de 1962, « Rupestres » (« Beaux minéraux, pères de profondeur », « Taciturnes, ascètes rudes, rochers ! »).

    Claude-Henri 17022015-2.JPGDes vies minuscules disions-nous, sous l’égide d’Hermès. Des vies qui se profilent sur un arrière-plan autobiographique – Claude-Henri Rocquet ne se cache pas derrière son sujet, il amarre certaines évocations au lieu-même où il réside (rue de la Clef, Gordes…). Minuscules ? celle du serviteur d’Hérode qui lave le plat ayant recueilli la tête de Jean-Baptiste, celle d’un mort anonyme à la morgue, celle de maints objets, animaux, éléments de la nature, plume et feuille, fer et rouille, vague… Autant de petits hommes et de petites choses qui côtoient grands noms et grands événements mythologiques ou bibliques. À l’image d’Hermès, figure de l’herméneutique, le poète relit, redit, réécrit en effet des scènes transmises par les œuvres dans lesquelles s’ancre l’Occident, ne redoutant pas de faire de Salomé une sainte, reliant passé lointain et époque moderne, premiers pas de l’enfance et ultime souffle, rapportant chaque épisode au sort de chacun selon une vision qu’il a pu exposer dans un autre livre, la Vie de saint Françoise d’Assise selon Giotto : « Le royaume des cieux n’est pas ailleurs, lointain, futur, impalpable comme un songe, il est parmi nous, il est en nous comme notre souffle et notre sang. »

    Ami des humbles et des objets, fidèle à des frères de plume et à d’autres créateurs qui surgissent sur certaines pages, l’écrivain arpente ses « chemins de songe » non sans savoir que le parcours est aussi lutte : « Démon de mort au cœur de perle / J’écarterai tes flammes et ta suie / Comme l’hiver on brise au lac le gel. » L’espérance de la révélation du mystère, cependant, demeure :

     

    Le dernier jardin est d’étoiles

    À son revers au-delà d’elles

    Je voudrais voir inouï

    L’ardent jardin dont tous nos jours

    Avec nos nuits

    Ne furent que l’ombre portée

     

    Daniel Cunin

     

    article paru dans Nunc, n° 47, printemps 2019

    numéro qui consacre un « Cahier » aux 12 poètes néerlandais invités au Marché de la Poésie 2019 à Paris

     

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  • Racine de la poésie

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    Les Carnets d’Eucharis

    2016

     

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    La récente livraison papier des Carnets d’Eucharis, la quatrième, offre, en ce printemps, dans une composition que l’on doit à Alain Fabre-Catalan et Nathalie Riera, une gerbe colorée où le présent voltige, le passé refleurit, où bien des muses sont chantées.

    Tout un bouquet de poètes à l’honneur… de l’Italie à l’Autriche, du Portugal aux Pays-Bas, des États-Unis à la Suisse, de l’Équateur à la Belgique… dans le sillage de Charles Racine (un hommage d’une trentaine de pages), ami de Paul Celan, de Jacques Dupin, mais aussi de Giacometti : « Il y a un parallèle à faire entre la manière dont Charles Racine considère la poésie, son rapport particulier au langage, et la démarche d’Alberto Giacometti dans son approche de la matière en tant que sculpteur, avec cet art de l’effacement où s’exprime le regard incisif qu’il porte sur le réel, ‘‘questionnant le proche et le lointain’’ dans la ‘‘discontinuité’’ qui en est le véritable ‘‘moyen d’approche et de saisissement’’. Aux spéculations abstraites touchant à la création, Giacometti opposait ‘‘l’intensité d’une vie entièrement possédée par la recherche de la vérité’’, ce qui ne manqua pas d’interpeler Charles Racine que l’on peut imaginer pris par ‘‘cette âpreté, cette émotion, cette évidence’’ qui se dégageait de ‘‘la geste’’ du sculpteur autant que de l’écrivain qu’il avait devant lui. »

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    Des « portraits » comme autant de miniatures d’où se dégagent en particulier des figures féminines évoquées avec tendresse et pertinence (Danielle Collobert, Sophia de Mello Breyner Andresen, Gaspara Stampa, Margherita Guidacci…) ; se profile alors, au fil d’un entretien, une esquisse d’autoportrait du poète/éditeur Claude Chambard avant celui, sur papier glacé, du cinéaste Pip Chodorov.

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    Quelques brèves proses, quelques vers en français puis, entre une « Petite anthologie d’écrits contemporains sur les arts visuels et audiovisuels » et des « Notes, Portraits & Lectures critiques », un cahier « Traductions » – qu’annoncent d’ailleurs bien plus tôt les pages consacrées à Hilde Domin – où la langue néerlandaise, grâce Gerry van der Linden et Peter Holvoet-Hanssen, occupe une belle place. Vers en version originale et en version française.

     

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    Lecture avec P. Holvoet-Hanssen, février 2016 

     

     

                      Au chevet d’une corneille blanche

     

    in memoriam Anny Hanssen, ma mère

     

    La kermesse, à Ruisedele, est à l’arrêt, aussi le vent pousse

    saint Nicolas vers l’Espagne, gélifie le ciel rose en brume

    tout s’enténèbre au-dessus de la manufacture de morts où j’écris

     

    Vois s’élever des panaches de fumée, maman gît fiévreuse

    sous la muzak qui sifflote Winchester Cathedral, maintes pensées

    pareilles à des grenades de mortier, yeah where is my mind

     

    Les gargouillis, les bip-bip, l’attente du couic – me souviens

    avoir vu des chats tomber des arbres, des morceaux humains

    rassemblés par une horde de gosses, dépêche-toi de finir

    ton poème, pas un quidam ne le lira si ce n’est toi et moi

     

    Vers perce-neige figés sur la tige de la rose, aussi ôtez

    ces gants d’examen, les masques, poussez-moi ce moniteur,

    la tension artérielle de ma mère reste bloquée sur zéro –

    je suis pas à plaindre répétait-elle sans cesser de se tordre

    de douleur – elle s’envole dans un banc de poissons qui fait des feux d’artifice

     

    Je le savais dit sa petite-fille blanche ébouriffée : cette nuit

    y avait une araignée noire sous mon lit, grosse comme une baraque

    toute vide, qui sait si y a pas une planète pour les morts

     

    La foire est dans le noir, autos tamponneuses qui tournent autour

    de la lune, près de l’ascenseur un homme qui a perdu femme et enfants

    dans les environs de Ruiselede où sournoises les étoiles brasillent

     

    Peter Holvoet-Hanssen

     

     

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  • Le poète Hubert van Herreweghen

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    CET AUTRE ÉMERVEILLEMENT : LE BANAL

     

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    Nous ne savons rien encore

                          de l’homme ni de la femme

                          ni des maux qui à force d’offense meurtrissent.

     

     

    HubertvanHerreweghen-couv.jpgNé en 1920, le Brabançon Hubert van Herreweghen a publié son premier recueil en 1943. Le plus récent, De bulleman & de vogels (L’Épouvantail & les oiseaux), a paru le 1er février 2015 aux éditions P. de Louvain. Sa poésie rime avec émerveillement, passant avec aisance du ludique au tragique sans cesser de solliciter toutes les ressources sonores et lexicales qu’offre la langue néerlandaise. Quand bien même le memento mori hante l’œuvre, fraîcheur, suggestivité et vitalité semblent croître à mesure que le poète avance en âge. Parallèlement, la ténuité de ce qui nous rattache à l’univers s’affirme à travers des strophes toujours plus limpides, plus fragiles en apparence, des images plus plastiques aussi. Comme si la force créatrice et le tangible tendaient à s’exprimer dans le vibrant éclat d’éclats de la plus fine porcelaine. Chez cet auteur qui concilie tradition et modernité, formes classiques et jeux typographiques, l’observation attentive rejoint la méditation.

     

       

    Tombe

      

    C’est ici, dit-on, que tu gis.

    Au cours de toutes ces années,

    pourtant, qui nous ont séparés,

    chaque jour je vois ton visage.

    Non pas ici. Mais dans les pierres,

    les arbres, les herbes, les houx,

    les blés qui tout autour de nous

    grouillaient de vifs coléoptères,

    dans la forêt, dans les herbages,

    ton couteau, ton vélo, ton chien,

    dans la maison où tu m’as dit :

    oui, je vais mourir, ce n’est rien.

     

    Hubert van Herreweghen

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    traduit du néerlandais par D. Cunin

     

     

    Hubert van Herreweghen, poésie, Belgique, Flandre, traduction, Jos de HaesLa magnifique revue culturelle flamande Kunsttijdschrift Vlaanderen, longtemps dirigée par Patrick Lateur, a consacré l'un de ses numéros à Hubert van Herreweghen (février 2010). Il est illustré par Anne, fille du poète, et reproduit quelques traductions en français de la main de Frans de Haes, lui-même fils aîné du magnifique poète Jos de Haes (1920-1974). D'autres traductions ont paru dans la revue Septentrion ou encore dans le Cahier « Voix poétiques de Flandre » de la revue Nunc, n° 36, juin 2015.

     

      


    Poème : Moeder, waar zijt gij ? / Où est tu, mère ?

    (traduction : Maurice Carême)

     

     

  • La porte

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    À propos du poète

    Bert Schierbeek

    (1918-1996)

     

    pour Sami 

     

    Schierbeek0.png

     

    Pour Bert Schierbeek – Lambertus Roelof étant ses vrais prénoms –, né à un jet de pierre de la frontière allemande, il était important qu’un enfant pût grandir à la campagne au milieu de la nature : « La province est délicieuse pour eux, pourvu qu’ils veillent à s’en échapper plus tard comme l’éclair. » Dans les années trente, avant de gagner de fait la capitale, le jeune homme découvre La Condition humaine de Malraux. Durant la guerre, il est résistant. Et juste après la Libération, il publie un livre sur cette expérience : Terreur tegen terreur (Terreur contre terreur). Cinq ans plus tard, il trouve son style. Tandis que des Vijftigers (poètes des années cinquante ou poètes néerlandais de CoBrA), par exemple Remco Campert et Rudy Kousbroek, publient des revues comme Braak (Friche) et que les poètes et peintres de l’« Experimentele Groep Holland » s’affichent au Stedelijk Museum d’Amsterdam, lui innove en écrivant Het boek Ik (Le Livre Je), premier vrai roman expérimental hollandais. L’auteur jette un filet sur l’océan entier afin que rien ne lui échappe.

    Schierbeek1.pngL’essayiste Anthony Mertens évoque à ce propos la suppression de toute frontière entre le « je » et le monde extérieur, entre la forme et l’informe, la prose et la poésie, la philosophie et la littérature, le dedans et le dehors, la grande littérature et la littérature populaire, entre les différentes cultures. Bien que d’une certaine façon isolé dans sa quête, Bert Schierbeek a été l’une des figures à la base du mouvement des années cinquante. Il a travaillé avec nombre d’artistes dont Karel Appel et Lucebert et a abordé en réalité tous les autres genres : essai, pièce télévisuelle, pièce de théâtre, libretto…

     

    schierbeek8.png

     

    Plus d’un quart de siècle après le « choc » de Het boek Ik, il devait surprendre son monde en éditant coup sur coup plusieurs autres « romans-poèmes » : Weerwerk [dont William Jay Smith a pu dire en présentant la traduction anglaise Keeping it Up : « With a storyteller’s gift, combined with a poet’s precision and a painter’s eye, Bert Schierbeek has created his “compositional” novels, of which Keeping it Up is a fine example, a hybrid genre that is unique and effective. If he were writing in one of the world’s major languages instead of his native Dutch, his work would surely long ago have reached the large international audience that it desserves »] où l’on voit la campagne se défendre contre la société urbaine, Betrekkingen (Relations) qui met en valeur les rapports entre campagne et ville, Binnenwerk (Travail d’intérieur) qui déplace cette dialectique vers le domaine de la réflexion, et enfin Door het oog van de wind (Par le chas du vent), qui se concentre sur la thématique écologique (à Formentera). Des œuvres auxquelles se rattachent d’ailleurs les recueils de poésie proprement dit au point que l’on peut avancer que Bert Schierbeek n’a cessé, comme bien des écrivains majeurs, d’écrire le même livre. Non sans rechigner à conférer à certains de ses confrères, par le recours à des citations, une place dans ses pages ; non sans renoncer à retisser le lien entre rêve, langage et réalité dans l’espoir sans doute vain de défaire, ainsi que le souligne Willem van Toorn, la langue de toute marque de culpabilité.

     

    Entretien avec Bert Schierbeek (NL)

     

    Ayant beaucoup voyagé, Schierbeek a laissé partout sa marque. Alors qu’il est mort en 1996, des gens des quatre coins du monde continuent de lui transmettre leur bon souvenir. En français, on peut lire dans une traduction de son ami Henri Deluy les recueils De deur (La porte, Fourbis, 1991 - dont le poème reproduit ci-dessus : mais nous n’oublierons pas que nous) et Formentera (Les Cahiers de Royaumont, 1990), île sur les côtes de laquelle les cendres du Néerlandais ont d’ailleurs été dispersées.

    Le poète écrit : « à la paroi de l’imagination s’accroche l’horreur ». Chez lui, il est tout aussi difficile de cerner ce qu’est la poésie - ou proésie - et ce qu’elle n’est pas. Il donnait à son traducteur Henri Deluy des pages éparses sous forme manuscrite. Le fragment « La bête gravée » est devenu la fin du livre Het dier heeft een mens getekend (La bête a dessiné un homme). Dans de telles lignes – un mythe qui comprend des passages lyriques –, on peut établir un lien entre texte et musique.

    schierbeek-sang.pngAujourd’hui, certains soulignent les rapports entre son œuvre et celle de James Joyce, mais cette comparaison paraît un peu boiteuse. Schierbeek est avant tout poète, ce que montre entre autres la plaquette bibliophilique bilingue Het bloed stroomt door (Le sang coule, trad. de Henri Deluy, 1954) illustrée par Karel Appel (couverture ci-contre). « qui ont assassiné les indiens en deux ans deux cent mille / qui trouve le rasoir le plus rapide pour raser les hommes de la peau de la terre ». Comme bien d’autres, ce poème sort des voies convenues pour laisser place à de prestes dialogues : « as-tu déjà des poils demande le novice », vers qui vient peu après : « les bateaux n’ont pas de poils ».

    « La grotte », Formentera, p. 19

    Schierbeek5.pngIl est étonnant de voir que les œuvres complètes publiées par l’éditeur amstellodamois De Bezige Bij sous le titre De gedichten (Les poèmes) ne contiennent que les recueils postérieurs à 1970, autrement dit postérieurs à la mort de la deuxième épouse de l’auteur, alors que ce dernier n’écrivait plus que des poèmes sobres, dépouillés, pleins de retenue, méditatifs pour ainsi dire. Le volume comprend malgré tout environ 600 pages : Schierbeek a énormément produit. « qui ne sait rien de l’autre n’est pas heureux », nous dit-il. Sur son évolution, lui-même a pu s’expliquer en ces termes : « Je n’ai réellement commencé à écrire de la poésie que très tard. L’étude du bouddhisme zen au cours des années cinquante et soixante a joué un rôle très important dans mon passage de la prose à la poésie. […] Des mouvements rythmiques où la Totalité mobile peut être saisie sous l’un de ses aspects à tout moment, mais sans être autrement fixée que par une imagerie libre, entrée et sortie, transparence et transition. […] Cette pâture n’est pas destinée à ceux qui comprennent le monde. »

    La porte (De deur) est le recueil inspiré par la disparition de la compagne ; les poèmes ont la simplicité et la force de la douleur, adoucie par une touche d’humour et la magie du verbe : dire l’absence fait surgir l’être aimé. À partir de cette œuvre, Johan van der Keuken a réalisé en 1973 un court métrage qui porte le même titre : à l’image apparaît le poète qui lit certains de ses vers et s’exprime entre autres sur l’acte créatif.

     


    autre entretien avec le poète puis avec sa dernière épouse Théa

     


    schierbeek6.pngD’autres publications présentent des poèmes de Bert Schierbeek en traduction française. Ainsi, Le sang coule a été réédité dans l’anthologie Poètes néerlandais de la modernité (Paris, Le temps des cerises, 2011, p. 152-159) ; divers ouvrages consacrés à Nono Reinhold, graveur et photographe amie du poète, dont Gravures et les volumes Machu Picchu / Petra / Bolivia offrent une lecture en trois langues de certaines pièces ; quant à Jean-Clarence Lambert, il en propose cinq en miroir des originaux (dont ik denk / je conçois) dans une anthologie personnelle Langue étrangère (Paris, La Différence, 1989, p. 211-221), mais dans sa large sélection Cobra Poésie (Paris, La Différence, 1992, coll° Orphée), il écarte (à juste titre) Schierbeek au profit de véritables représentants du groupe expérimental comme Jan Elburg, Corneille ou encore Karel Appel.*

     

    schierbeek7.png

     

    * Cette présentation reprend en grande partie les pages 31-33 de la « Préface » à Poètes néerlandais de la modernité, (Erik Lindner, Le Temps des Cerises, 2011).

     

     

     

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    Henri Deluy, « Notes d’après », La porte, p. 81-82

    (Glanerburg se trouve non en Frise, mais dans la province d’Overijssel ; le poète ne maîtrisait pas du tout le frison, mais le dialecte de la province de Groningue où il a passé une grande partie de ses jeunes années)