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Histoire Hollande - Page 2

  • La sinistre Comédie

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    La sinistre Comédie

    ou Mahomet trop al Dante

     

    PS6.jpg

    Dante en exil, par Domenico Petarlini (vers 1865)

    Vicence, Museo Civico

     

     

    Toujours plus confinés, on ne sort plus guère. Heureusement, les Plats Pays littéraires nous offrent bien des occasions de sortir hors de nos gonds.

    On a eu les racistes anti-Rijneveld, les islamo-turco-erdoğanos anti-Gül, nous voici à présent en compagnie des néerlando-traductos pro-Mahomet qui éradiquent les passages qui ne leur paraissent « plus conformes avec notre époque » ! On sait que le cosmos est illimité, mais de là à imaginer que la bêtise devançait à ce point la NASA…

    PS1.jpgOn vient en effet, en terre néerlandophone, d’assister à un nouveau triomphe de cette bêtise. Dans « Mahomet », un article de 2006 (repris dans Littérature et politique, 2014), Philippe Sollers le redoutait : « Je note d’ailleurs que le pape actuel, Benoît XVI, vient de reparler de Dante avec une grande admiration, ce qui n’est peut-être pas raisonnable quand on sait que Dante, dans sa Divine Comédie, place Mahomet en Enfer. Vérifiez, c’est au chant XXVIII, dans le huitième cercle et la neuvième fosse qui accueillent, dans leurs supplices affreux, les semeurs de scandale et de schisme. Le pauvre Mahomet (Maometto) se présente comme un tonneau crevé, ombre éventrée ‘‘du menton jusqu’au trou qui pète’’ (c’est Dante qui parle, pas moi). Ses boyaux lui pendent entre les jambes, et on voit ses poumons et même ‘‘le sac qui fait la merde avec ce qu’on avale’’). Il s’ouvre sans cesse la poitrine, il se plaint d’être déchiré. Même sort pour Ali, gendre de Mahomet et quatrième calife. Ce Dante, impudemment célébré à Rome, est d’un sadisme effrayant et, compte tenu de l’œcuménisme officiel, il serait peut-être temps de le mettre à l’Index, voire d’expurger son livre. Une immense manifestation pour exiger qu’on le brûle solennellement me paraît inévitable. »

     

    PS3.jpgDe quoi s’agit-il au juste sous les cieux batavo-flamands ? Mahomet, Muḥammad, Mohammed, autrement dit Abū al-Qāsim Muḥammad ibn ʿAbd Allāh ibn ʿAbd al-Muṭṭalib ibn Hāshim ne doit plus figurer sous son nom dans L’Enfer de Dante. Il s’agit, pour l’obscur éditeur Blossom Books (Utrecht), de rendre les classiques « accessibles et agréables aux nouveaux lecteurs, notamment les plus jeunes. Il serait dommage que ceux-ci soient rebutés par le passage en question ». Lies Lavrijsen, la traductrice anversoise de l’œuvre du début du XIVe siècle, se justifie : « Mahomet n’a pas complètement disparu du texte ; j’ai supprimé trois vers dans lesquels il parle à Dante et dit entre autres qui il est, c’est tout. » Relevons que le livre annonce qu’elle raconte L’Enfer, plutôt qu’elle ne le traduit. 

     

    PS2.jpgCitons les vers 22-36 du chant XXVIII dans la traduction de Jacqueline Risset : « Jamais tonneau fuyant par sa barre ou sa douve / ne fut troué comme je vis une ombre, / ouverte du menton jusqu’au trou qui pète. / Ses boyaux pendaient entre ses jambes ; / on voyait les poumons, et le sac affreux / qui fabrique la merde avec ce qu’on avale. / Tandis que je m’attache tout entier à le voir, / il me regarde et s’ouvre la poitrine avec les mains, / disant : ‘‘Vois comme je me déchire : / vois Mahomet comme il est estropié. / Ali devant moi s’en va en pleurant, / la face fendue du menton à la houppe : / et tous les autres que tu vois ici / furent de leur vivant semeurs de scandale / et de schisme : et pour cette faute ils sont fendus.’’ »

    PS4.jpgVoici plus de deux siècles, Rivarol a trébuché sur ce même passage. S’il ne sucre pas le nom Mahomet, il s’abstient de traduire un ou deux vers trop littéralement, mais, offusqué, ne peut s’empêcher de les mentionner dans une note : « On est un peu scandalisé de voir Mahomet et son gendre Ali traités si misérablement. […] Le poète continue de proportionner et d’approprier la peine au délit. Seulement, seulement, dans le supplice de Mahomet, on est fâché de le voir passer du terrible à l’atroce et au dégoûtant. Son cœur palpitant à découvert, n’est déjà que trop fort : mais comment rendre il tristo sacco che merda fa di quel che si trangugia ? Il faut laisser digérer cette phrase aux amateurs du mot à mot. »

     

    PS5.jpgOn se demande jusqu’où les bégueules de tout poil vont aller. On leur conseille de se retrousser les manches, car bien du travail les attend, ainsi que l’annonçait voici quinze ans Philippe Sollers : « Ce poète italien fanatique n’est pas le seul à caricaturer honteusement le Prophète. Dostoïevski, déjà, émettait l’hypothèse infecte d’une probable épilepsie de Mahomet. L’athée Nietzsche va encore plus loin : ‘‘Les quatre grands hommes qui, dans tous les temps, furent les plus assoiffés d’action, ont été des épileptiques (Alexandre, César, Mahomet, Napoléon)’’. Il ose même comparer Mahomet à saint Paul : ‘‘Avec saint Paul, le prêtre voulut encore une fois le pouvoir. Il ne pouvait se servir que d’idées, d’enseignements, de symboles qui tyrannisent les foules, qui forment les troupeaux. Qu’est-ce que Mahomet emprunta plus tard au christianisme ? L’invention de saint Paul, son moyen de tyrannie sacerdotale, pour former des troupeaux : la foi en l’immortalité, c’est-à-dire la doctrine du Jugement.’’ […] C’est toute la culture occidentale qui doit être revue, scrutée, épurée, rectifiée. Il est intolérable, par exemple, qu’on continue à diffuser L’Enlèvement au sérail de ce musicien équivoque et sourdement lubrique, Mozart. Je pourrais, bien entendu, multiplier les exemples. »

    En cette année où l’on commémore la disparition de Napoléon, gageons que certains béjaunes ne vont pas manquer de s’activer. Il est étonnant que le centième anniversaire de la parution de La Négresse du Sacré-Cœur, roman montmartrois d’André Salmon, ne soit pas passé, l’an dernier, sous les fourches caudines des nouveaux censeurs.

     

    Daniel Cunin

     

     

    PS7.jpg

     

     

  • Âmes solitaires

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    Alexandre Cohen

    Nouveaux textes et témoignages

     

    Alexandre Cogen, Lugné-Poe, Gerhart Hauptmann, théâtre, prison, police, journalisme, anarchisme,

     

    L’arrestation d’Alexandre Cohen, « le raté de la littérature anarchiste » selon un journaliste de l’époque (« Réveil anarchiste. L’organisation révolutionnaire à Londres », Le Matin, 29 juin 1894), le 10 décembre 1893 va placer ce petit Juif hollandais sous les feux de l’actualité. L’attentat d’Auguste Vaillant commit la veille à la Chambre des députés explique la répression qui s’abat sur certaines figures de la mouvance libertaire et qui se traduira par le fameux procès des Trente, les trente au nombre desquels on compte justement le publiciste né en Frise en 1864. Âmes solitaires, la pièce de Gerhart Hauptmann qu’il venait de traduire, devant être jouée le jour même, la préfecture de police décide d’interdire cette représentation. Bien qu’ils contiennent quelques approximations, les documents qui suivent illustrent l’agitation que suscitèrent ces décisions. Commençons par un article paru justement le 9 décembre en page 2 du quotidien Le Matin : pour en savoir plus sur cette pièce de théâtre et sur son auteur, le journaliste anonyme s’est adressé à un Cohen encore bien insouciant.


     

     

     

    GERHART HAUPTMANN

    Âmes solitaires – Une représentation unique - Aperçu sur l’œuvre

     

     

     affiche signée Édouard Vuillard, 1893

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeÀ la veille de la première et unique représentation, au théâtre de l’Œuvre, d’Âmes solitaires (Einsame Menschen), drame de Gerhart Hauptmann, nous sommes allés demander à M. Alexandre Cohen quelques détails sur la pièce qu’il a traduite (son nom figure sur l’affiche ci-contre), ainsi que des renseignements biographiques et littéraires sur Hauptmann.

    M. Cohen, qui vient d’écrire pour sa traduction une notice sur l’œuvre de Hauptmann, a bien voulu nous en communiquer quelques extraits, outre une brève analyse d’Âmes solitaires.

    Ce drame a pour théâtre la petite ville de Friedrichshagen, près de Berlin. Le docteur Johannès Vockerat et Katherine, âme très douce, mais intelligence peu compréhensive, sont mariés depuis un an lorsque le peintre Braun, un ami de la maison, les met en relations avec Anna Mahr, une jeune Russe, étudiante à l’Université de Zurich, de passage à Berlin.

    Johannès, très impressionné par le savoir et l’indépendance de la jeune tille, lui offre l’hospitalité. Sans que leur union cesse d’être chaste, mille affinités lient bientôt ces deux êtres d’élection. Par contraste, Johannès trouve sa femme de plus en plus insignifiante et, involontairement, le lui fait sentir parfois.

    Page de titre de l’édition des Âmes solitaires

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeMme Vockerat mère, en visite chez son fils depuis les couches de Katherine, se désespère de voir celle-ci s’étioler. Elle morigène son fils, demande impérieusement le départ d’Anna. Mais Johannès ne peut plus vivre sans Mlle Mahr. Déjà, une fois, qu’elle était sur le point de partir et qu’elle avait fait ses adieux, Johannès, qui l’accompagnait à la gare, l’avait ramenée à la maison.

    Mme Vockerat, affolée, appelle, par dépêche, son mari. Il arrive à l’insu de Johannès qu’il essaie de détourner du chemin « qui conduit à la perdition ». Entre temps, Anna Mahr, sur les instances de Mme Vockerat mère, se décide à partir. Johannès, désespéré et trop las pour vaincre le dégoût que lui inspire désormais l’existence, se jette à l’eau. Les quatrième et cinquième actes surtout sont d’une puissante action dramatique, et la pièce, jouée d’abord par la Freie Buehne, reprise ensuite par le Deutsche Theater, a obtenu un grand succès à Berlin.

    Ajoutons qu’elle est le premier drame de Gerhart Hauptmann, par ordre chronologique.

    Les autres pièces de Hauptmann sont la Fête de la Réconciliation (Das Friedensfest), les Tisserands (Die Weber), joués au Théâtre-Libre l’hiver dernier ; puis Confrère Crampton (College Crampton) et la Fourrure de Castor (Der Biberpelz), deux comédies, et enfin Hannele.

    Écrivain fécond

    Voici, sur Hauptmann, les détails que nous a donnés notre interlocuteur : M. Gerhart Hauptmann est né le 15 novembre 1862, à Salzbrunn, dans la Silésie prussienne ; il a donc 31 ans et une œuvre déjà considérable à son actif. Après avoir terminé ses études au lycée, il suivit les cours des universités d’Iéna et de Berlin et s’occupa quelque peu de sculpture. De 1883 à 1885, il habita la Suisse et l’Italie, où, en 1885, il composait un poème mythique : Sort de Prométides (Prometidenlos).

    Une des pages de la traduction de Cohen

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeDès lors, il se voua définitivement aux lettres, et, après avoir recueilli ses nouvelles et vers de jeunesse dans un volume intitulé le Livre bariolé (Das bunte Buch), il entreprit son œuvre dramatique, de prime abord par : Avant le lever du Soleil (Vor Sonnenaufgang), que la Freie Buehne joua le 26 octobre 1889 sur le Lessing-Theater de Berlin. – Hauptmann s’y manifesta l’un des protagonistes de l’école réaliste naissante, rebellée contre les défaillants détenteurs de l’idéalisme schillérien.

    Mais le réalisme un peu médanien de Vor Sonnenaufgang n’a plus guère le suffrage de Hauptmann, soucieux aujourd’hui de restituer des conflits intellectuels ou de vastes phénomènes sociaux.

    Hauptmann est aujourd’hui une des personnalités les plus accentuées, une des intelligences les plus fécondes d’une littérature qui peut se targuer haut d’écrivains comme Max Halbe, Otto Erich Hartleben, Johannès Schlaf, Bruno Wille, Julius et Heinrich Hart, Wilhelm Bolxhe, etc.

    Indemnes de la manie de la démonstration, pures de toute emphase, fortes de réalité, les pièces de Gerhart Hauptmann sont pénétrées d’un esprit libertaire jusqu’à l’anarchisme, et un espoir de meilleur et proche avenir émane de toute cette œuvre dont la première manifestation porte ce titre augural : Avant le lever du Soleil.

     

    Gerhart Hauptmann par Lovis Corinth (1900)

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    PAROLE À LUGNÉ-POE

     

    Lugné-Poe, le célèbre metteur en scène, revient dans ses mémoires sur ces journées mouvementées : La parade. Acrobaties, souvenirs et impressions de théâtre. 1894-1902 (Paris, Gallimard, 1931, p. 64-65, les notes sont de lui). Notons que Cohen ne fut pas expulsé tout de suite. S’il avait effectivement déjà traduit à l’époque quelques pages de Multatuli, le volume des Pages choisies ne verra le jour qu’en 1901. Quant à son ami Émile Henry, il commit son attentat au café Terminus seulement le 12 février 1894. Alexandre Cohen connaissait Lugné-Poe depuis un certain temps ; il avait fait partie des figurants – « avec Fénéon, avec Barrucand, avec plus ou moins tous les collaborateurs de L’En-dehors, et avec une équipe de fidèles du Père Peinard » – dans le quatrième acte de L’Ennemi du peuple d’Ibsen joué le 11 novembre de la même année.

     

    [… ] La troupe rentra à Paris préparer Âmes solitaires, de Gerhardt Hauptmann (traduction d’Alexandre Cohen). Vingt-quatre heures, je m’absentai à Rotterdam voir Mlle Sara de Swart (1), l’amie qui s’était révélée et avait promis de nous aider à tourner en Hollande le mois suivant.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeÂmes solitaires fut le troisième spectacle en 1893. Le traducteur, Alexandre Cohen, était réputé anarchiste et les événements s’étaient précipités. Non seulement il y avait eu la bombe d’Émile Henry, mais les arrestations s’étaient multipliées et on expulsait les libertaires étrangers. Alexandre Cohen, Hollandais, déjà pas très en odeur nationale chez lui – n’avait-il pas traduit Multatuli ? – fut expulsé le matin même de la répétition générale d’Âmes solitaires, et la pièce (de Gerhardt Hauptmann, l’auteur des Tisserands) fut interdite par ordre de la police. Pour la première fois de ma vie, je dus me débrouiller dans les bureaux de la préfecture pour obtenir l’autorisation de jouer au moins en répétition générale. Malheureusement, Lépine, préfet, « Mossieu Lépine, si j’ose m’exprimer ainsi » (comme disait Rodolphe Salis), ne montra jamais de goût pour les lettres ou les arts. Il en résulta une première ratée à Paris, mais combien mouvementée à Bruxelles, où elle resta le lendemain. Rien cependant de très révolutionnaire dans cette bonne pièce de Gerhardt Hauptmann écrite en marge de Rosmersholm.

    Mais Âmes solitaires avait été interdite parce que le gouvernement ayant expulsé son traducteur, il « redoutait les manifestations de sympathie que cela pouvait entraîner ! »

    La pièce ne valait certainement pas Les Tisserands. Elle nous servit cependant pour la première tournée de l’« Œuvre ». Nous jouâmes Âmes solitaires à Bruxelles, puis à Amsterdam, avec Rosmersholm et Un Ennemi du Peuple. Cette fois, ce fut Roland de Marès, l’écrivain belge, qui, avec peut-être plus d’éloquence que de poésie, défendit la cause sacrée de l’internationalisme devant un public parfaitement indifférent.

    De Rotterdam ensuite, ou furent joués La Dame de la Mer et Pelléas et Mélisande, nous revînmes à Bruxelles, à Liège, à La Haye, grâce toujours à la protection de Sara de Swart. Finalement à Rotterdam, Maeterlinck étant présent, on donna Pelléas. À La Haye, le professeur Van Hamel, le champion des lettres françaises en Hollande (2), prit la parole en l’honneur de l’auteur.

    S. de Swart, par G.H. Breitner

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme(1) La figure de Sara de Swart reste attachée à l’histoire de l’Art et de la littérature symboliste française en Hollande : certainement autant que Philippe Zilcken, l’ami de Verlaine, le critique connu, Sara de Swart ne doit pas être oubliée. Sara de Swart, de ses deniers, aida non seulement L'Œuvre, mais particulièrement le Théâtre de Maeterlinck, comme elle aida les poëtes à être traduits et imprimés. C’est elle qui nous mit en rapport avec la petite équipe des critiques de poëtes hollandais (dont J. de Meester), qui cherchaient à se rapprocher des nôtres. Il y avait là C.F. Van der Horst, Jolles – esprit charmant et paradoxal –, le peintre Toorop, Jan Wet, Franz Mynssen, le docteur Van Horn, qui se multiplièrent pour nous.

    (2) Le même qui servit d’interprète au président Kruger à Paris, après la guerre des Boers, lors du pèlerinage de Kruger eu Europe.

     

     

     

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    RUE LEPIC : ARRESTATION DE COHEN 

     

    C'est sous ce titre que le Journal des débats politiques et littéraire rend compte, le 11 décembre 1893, en page 2, des récents événements qui vont changer la vie du publiciste hollandais. Relevons que plusieurs hommes de lettres et artistes ont vécu au 59 de la rue Lepic peu avant 1900 (le peintre et graveur Louis Monziès, l’auteur Paul Brulat...) - mais sans doute pas, pour leur part, au rez-de-chaussée des moineaux.

     

    Sur mandat du préfet de police, M. Archer, commissaire de police, s’est rendu, hier après-midi, 59, rue Lepic, au domicile d’un nommé Alexandre Cohen, âgé de trente-cinq ans, sujet hollandais, qui était, à Paris, le correspondant de plusieurs journaux anarchistes allemands et rédacteur à l’En-Dehors et au Père Peinard.

    Il avait été arrêté hier matin avant d’avoir pu faire disparaître les pièces écrites dont il était possesseur.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeOn a trouvé, au cours de la perquisition faite à son domicile, un revolver de 7 millimètres chargé, quelques tubes en métal paraissant devoir servir de douilles et une correspondance très volumineuse – plus d’un millier de lettres – émanant d’anarchistes militants.

    C’est dans cette partie de la rue Lepic qui est au-delà de la rue des Abbesses et qui serpente tout autour de la butte Montmartre que se trouve la maison où habitait Cohen.

    Il avait là, au sixième, un petit logement, c’est-à-dire une chambre et une cuisine aux proportions exiguës, qu’il payait 200 fr. par an. Nous avons vu son intérieur, encore encombré, dérangé, mis sens dessus dessous par les perquisitions qui y ont été faites dans l’après-midi d’hier. Au mur, sont collées de grandes affiches dont les tons crus et les couleurs voyantes mettent une note de gaieté sur l’ensemble pauvre et terne. Un lit vaste mais tout en désordre occupe une alcôve ; en face, un bureau ; de-ci de-là, deux ou trois chaises, une malle en bois, noire, quelques meubles de mince apparence. Par l’entrebâillement d’une porte apparaît la cuisine sombre et étroite.

    Il occupait ce logement depuis un an environ, et rien, d’après ce que nous dit son concierge, rien ne pouvait faire prévoir qu’il dût un jour être arrêté comme anarchiste. Petit, blond, la barbe en collier, habillé sans élégance, mais fort proprement : tel était l’homme au physique. Au moral, il paraissait d’un tempérament nerveux et, parfois, il avait des moments d’exaltation durant lesquels il se livrait à des déclamations emphatiques.

    Son genre de vie n’aurait offert aucune particularité digne d’être notée s’il n’avait eu l’habitude de recevoir nuitamment la visite de quelques amis, qui parfois, en montant, faisaient du tapage dans l’escalier. Il y a quelque temps, le concierge lui fit, à ce sujet, des représentations et, à dater de ce jour, les visites nocturnes se firent plus rares. Il travaillait beaucoup la nuit et souvent même sans trop respecter le sommeil du voisin.

    Kaya Batut

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeDepuis deux mois, à peu près, il vivait maritalement avec une jeune femme du nom de Battu (sic). C’est à elle-même que nous nous sommes adressés pour avoir un complément d’information.

    « C’est vers six heures du matin, nous dit-elle, que les agents sont venus nous arrêter, car, moi aussi, j’ai été conduite et enfermée au Dépôt. Après avoir frappé à la porte, l’un d’eux – ils étaient quatre – a crié : ‘‘C’est le facteur !’’ Cohen est alors allé ouvrir la porte ; une fois entrés, ils ont exhibé un mandat et nous ont fait habiller. Puis, après avoir examiné partout, ils nous ont emmenés en voiture. En chemin. Cohen a demandé : ‘‘Pourquoi m’arrête-t-on ?’’ On lui a répondu : ‘‘Le juge d’instruction veut vous avoir à sa disposition.’’

    » Arrivés au Dépôt, on nous a séparés. À une heure, je suis revenue ici avec les agents. Ils ont tout scruté, tout fouillé. Ayant trouvé une copie que j’avais faite du Mercure de France, ils m'ont demandé si je me mêlais de politique. Sur ma réponse négative, ils ont écrit au procès-verbal : ‘‘Dit ne pas s’occuper de politique.’’ À cinq heures, ils sont partis, me laissant en liberté.

    » Maintenant, pourquoi a-t-on arrêté Cohen ? Je me le demande, et je ne puis trouver à cette question une réponse satisfaisante. Cohen était très libertaire ? Mais est-ce la une raison suffisante pour emprisonner les gens ? Il n’allait jamais aux réunions. Le soir, ou nous promenions ou bien nous allions au café où Cohen retrouvait ses amis.

    » Cohen est journaliste. Correspondant du Recht voor Allen, d’Amsterdam, il collabore aussi à un journal du matin. Dernièrement encore, il y avait donné un article sur Gerardt Hauptmann, dont il vient de traduire, pour l’Œuvre, les Âmes solitaires. La répétition générale devait même avoir lieu demain. De plus, en juillet dernier, il avait écrit au Figaro un article sur le socialisme allemand.

    Sandro et Kaya, soixante ans plus tard (à Toulon)

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeEn sa qualité d'homme de lettres, il recevait beaucoup de journaux et de brochures. Tenez, voici, par exemple, les Entretiens politiques et littéraires dont on lui faisait régulièrement le service. Voici encore le Mercure de France dont il était un des collaborateurs. Est-ce donc pour cela qu’il a été arrêté ? Cohen est avant tout un littérateur, il n’a jamais considéré la politique qu’en homme de lettres. »

    Contrairement aux affirmations de Mme Battu, nous sommes en mesure d’établir qu’Alexandre Cohen « ne considérait pas seulement la politique en homme de lettres ».

    Non pas que son talent d’écrivain et surtout de traducteur ne fût très réel. Outre sa traduction des Âmes solitaires, d’Hautpmann, il a, en effet, traduit en hollandais et en allemand toutes les œuvres de Zola.

    Mais s’il consacrait la majeure partie de son temps à ces traductions et à ces travaux littéraires, il assistait assez fréquemment aux réunions publiques du parti socialiste et même du parti anarchiste.

    L’an dernier, il prit la parole le 1er mai au meeting de la salle Favié, se disant délégué du parti ouvrier hollandais.

    En termes très violents, il déclara qu’à son avis, la « journée de huit heures » ne devait être qu’un prétexte.

    « Nous voulons, déclara-t-il, la révolution pour en finir avec ces bourgeois qui nous oppriment depuis cent ans ; nous les égorgerons et nous obtiendrons ainsi l’égalité et la fraternité. »

     

     

     

    Paul Reclus (1858-1941), ami de Cohen

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    PAROLE À PAUL RECLUS

    LES ANARCHISTES.

    PERQUISITIONS & PIÈCE INTERDITE

     

    Le Pays républicain libéral traite lui aussi, le 15 décembre 1893 (aux pages 1-2) des perquisitions menées chez les anarchistes et de l’interdiction de la pièce de théâtre.

    La presse s’est adressée à Paul Reclus.

     

    La perquisition pratiquée chez Alexandre Cohen a amené la découverte de papiers tellement importants qu’au lieu d’expulser l’anarchiste hollandais, on s’est empressé de le garder en prison.

    Une instruction toute spéciale va être ouverte contre Cohen, sur lequel pèseraient de très graves accusations. M. Paul Reclus, le neveu du célèbre géographe Élisée Reclus dont on connait les opinions anarchistes, est un grand ami d’Alexandre Cohen, et dans les papiers saisis chez celui-ci on a retrouvé beaucoup de pièces le concernant.

    Aussi, une perquisition a-t-elle été pratiquée hier matin par M. Bernard, commissaire aux délégations judiciaires, et M. Fédée, officier de paix de la 2e brigade de recherches, au domicile de M. Reclus, 107, rue Lemercier.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeElle a amené la découverte et la saisie d’une assez grande quantité de papiers, dont l’importance sera vérifiée. M. Paul Reclus a été laissé en liberté. Interviewé au sujet de ces perquisitions par un rédacteur du Temps, M. Paul Reclus lui a dit :

    « En effet, une perquisition a été opérée chez moi ce matin. On a saisi des brochures, des journaux, et surtout une nombreuse correspondance échangée entre ma femme et moi ; je crois même que le commissaire a emporté un livret de caisse d'’épargne, car je le cherche en vain depuis son départ.

    - À quoi attribuez-vous cette perquisition ?

    - Je présume que c’est à la suite de la récente explosion qui a eu lieu à la Chambre des députés.

    - Croyez-vous, demandons-nous à M. Reclus, que les papiers saisis chez vous ce matin puissent vous faire inquiéter ?

    - Vous savez, nous répond notre interlocuteur, qu’on peut toujours inquiéter les gens quand on le veut. J’ai promis de présenter prochainement au juge d'instruction, M. Meyer, une pièce qu’il veut connaître et que je n’ai pas ici.

    - Quelle est cette pièce ?

    M. Reclus refuse de répondre à cette question. M. Reclus déclare ensuite qu’il exerce la profession d’ingénieur et qu’il est le neveu de M. Élisée Reclus, l’inspirateur du journal anarchiste la Révolte.

    - Faites-vous partie d’un groupe anarchiste ?

    - Je n’appartiens à aucun groupe, mais j'ai des idées anarchistes. »

    La correspondance saisie chez M. Paul Reclus est très volumineuse. La perquisition a été opérée sur commission rogatoire de M. Meyer, juge d’instruction. Tous les papiers saisis ont été transportés au cabinet du juge d’instruction, ou ils vont être examinés.

    M. Paul Reclus est le fils de M. Élie Reclus, l’aîné des cinq frères Reclus. Élisée Reclus, son oncle, et lui sont les deux seuls membres de sa famille qui professent des théories anarchistes.

    La pièce recherchée serait une lettre que Vaillant, avec qui M. Paul Reclus était en relations, avait adressé à celui-ci. Vaillant avant déclaré à ce juge qu’il avait, quelques jours avant l’attentat du Palais-Bourbon, écrit à M. Paul Reclus, le juge a voulu avoir connaissance de cette lettre, de là la perquisition chez M. Reclus.

    Cette perquisition n’aurait d’ailleurs pas amené la découverte de la lettre de Vaillant, mise en lieu sûr par M. Reclus mais que celui-ci aurait promis de remettre au juge.

    La préfecture de police vient d’interdire la représentation de Âmes solitaires, de Gerhart Hauptmann, pièce traduite de l’allemand par Alexandre Cohen, l’anarchiste hollandais dont nous avons annoncé l’arrestation.

    La représentation devait avoir lieu hier soir, aux Bouffes-du-Nord. On sait que cette représentation, donnée par « l’Œuvre », la société dramatique que dirige M. Lugné-Poe, est privée comme celles qui l’ont précédée.

    La préfecture de police a pensé néanmoins, qu’en raison d’événements récents et à cause de la personnalité du traducteur, des manifestations pouvaient se produire, analogues d’ailleurs à celles auxquelles avait donné lieu au même théâtre, la représentation d’Un ennemi du peuple d’Ibsen.

     

    Les lettres de Cohen éditées par Ronald Spoor en 1997

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    PAROLE À GEORGES DOCQUOIS

     

    Le 12 décembre 1893, le futur auteur des Bêtes et gens de lettres, autrement dit Georges Docquois, revient à la deuxième page du Journal sur cette arrestation.

    Il a eu la possibilité de sentretenir avec Lugné-Poe.

    Cohen a traduit des œuvres de Zola en néerlandais, pas en allemand.

     

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeL’anarchiste Alexandre Cohen, à l’arrestation duquel M. Archer, commissaire de police, avait procédé avant-hier à minuit (ainsi que, dans notre dernier numéro, nous l’avons annoncé), sera, prochainement, reconduit à la frontière.

    Alexandre Cohen est né en Hollande, en 1863, de parents israélites.

    De bonne heure acquis aux idées libertaires, le jeune Cohen entra au Recht voor Allen et devint le secrétaire du socialiste Domela Nieuwenhuis, qui rédige encore ce journal à Amsterdam.

    Vers la fin de 1888, Alexandre Cohen insulta dans la rue le vieux roi Guillaume et fut arrêté pour crime de lèse-majesté. Mais il réussit à s’échapper. Après un court séjour en Belgique, il vint à Paris.

    Un matin, le directeur de l’En-Dehors vit entrer dans ses bureaux un tout petit bout d’homme ; aux cheveux et à la barbe rouges, abritant derrière un binocle l’inquiète agilité d’un regard nettement intelligent.

    Ce petit homme à la mise négligée, portant chemise de flanelle et large chapeau mou, c’était Alexandre Cohen. On le vit bientôt aussi aux bureaux du Père Peinard et de la Révolte.

    À cette époque, il donna dans ces trois journaux quelques articles écrits en un français encore balbutiant. Mais Cohen, qui, déjà, savait l’allemand, s’assimila notre langue avec une rapidité tout à fait extraordinaire.

    Lugné-Poë, directeur de l’Œuvre, me disait, hier :

    - Je ne sais pas, parmi tous vos confrères qui s’occupent de traduire les dramaturges étrangers, je n’en sais pas un qui plus que Cohen possédât « le mot propre ». Vous savez que c’est Cohen qui a traduit la pièce d’Hauptmann, Âmes solitaires, que l’Œuvre va donner demain aux Bouffes-du-Nord.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeLugné-Poë possède, encore, de Cohen, la traduction d’une pièce de Bjornson (portrait ci-contre) qu'il montera prochainement. C’est, paraît-il, une traduction admirable.

    Je le veux bien. Ce que je sais, dans tous les cas, c’est que Cohen fit pour un de nos grands journaux du matin deux articles sur les socialistes allemands et les anarchistes de Chicago, dont l’écriture et les idées furent remarquées.

    Cohen collabora aussi à l’Idée nouvelle, aux côtés des citoyens Lafargue et Chirac. Il a traduit en allemand les œuvres de Zola. On lui doit la traduction en français de Multatuli.

    L’expulsé de demain avait obtenu son admission à domicile et il faisait, depuis longtemps déjà, des démarches pour la naturalisation. Cette préoccupation l’avait quelque peu assagi, dans ces temps derniers. Il s’abstenait de violence en ses écrits ; mais, dans les cafés, il s’amusait trop à prendre les attitudes d’un propagandiste par le fait.

    Alexandre Cohen vivait au rez-de-chaussée des moineaux (lisez : au sixième) d’une maison portant le numéro 59, dans la rue Lepic.

    Un lit de palissandre dans une alcôve ; devant ce lit, une grande peau de chèvre ; une table toujours chargée de journaux français, allemands et hollandais ; quelques livres sur trois planches ; aux murs, une épreuve du fameux portrait de Ravachol, par Maurin ; une photographie de Domela Nieuwenhuis, des affiches de Chéret et celle que fit Toulouse-Lautrec pour la Reine de joie de Victor Joze. Tel était le mobilier, tel était le décor.

     

    Alexandre Cohen, par Kees van Dongen

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    PAROLE À JULES CARDANE

    L’INTERDICTION D’HIER

     

    À son tour, le journaliste Jules Cardane (Le Figaro, 14 décembre 1893, p. 1-2) porte son attention sur la censure policière.

    Compte rendu de ces heures mouvementées pour Lugné-Poe.

     

    La première représentation de la pièce de Gerhardt Hauptmann, Âmes solitaires, traduite de l’allemand par l’anarchiste Alexandre Cohen, arrêté comme suspect au lendemain de l’attentat du Palais-Bourbon, devait être donnée hier soir, au théâtre des Bouffes-du-Nord, sous les auspices de la société l’Œuvre que dirige M. Lugné-Poe. Cette représentation a été frappée d’interdiction par la préfecture de police.

    Mais la répétition générale, quoique retardée de deux heures par les démarches des organisateurs, a été autorisée.

    À l’heure fixée – une heure – les invités trouvent portes closes. La pièce, disent les uns, a été interdite par ordre du ministère de l’Intérieur. C’est M. Ballet, directeur des Bouffes-du-Nord, disent les autres, qui, craignant pour sa salle, a fermé ses portes.

    Jules Cardane

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeOn ne tardera pas, en tout cas, à être exactement renseigné ; M. Lugné-Poe vient, en effet, de partir pour le ministère de l’Inférieur et la préfecture de police afin d’obtenir, sinon l’autorisation de jouer, du moins des explications.

    En attendant son retour, des conversations très animées s’engagent chez les marchands de vins ou même, malgré la pluie battante, sur le trottoir, devant le théâtre. Beaucoup de jeunes littérateurs – les mêmes qui figurèrent dans l’Ennemi du peuple – manifestent hautement leur indignation contre l’arrestation d’Alexandre Cohen, qui n’est, affirment-ils, qu’un anarchiste d’opinion « comme tout le monde » !!! mais tout à fait incapable de manipuler des poudres vertes ou de lancer des bombes. Ces messieurs ne se montrent pas moins indignés des procédés du gouvernement qui les oblige à poser, là, les pieds dans la boue et les livre, sans défense, aux attentats du rhume et de la bronchite.

    Aussi bien, l’idée d’une protestation, émise on ne sait par qui, est-elle accueillie avec enthousiasme. Les jeunes littérateurs exposent ainsi leurs griefs :

    « Nous, soussignés, nous sommes présentés au théâtre des Bouffes-du-Nord, pour assister à la représentation d’Âmes solitaires, pièce de Gerhardt Hauptmann, traduite par notre confrère expulsé – pour nous ne savons quelle raison – Alexandre Cohen ; et, à notre grande surprise, nous nous sommes heurtés à porte close. Nous avons appris que répétition et représentation étaient interdites par ordre ministériel. Nous protestons hautement contre un acte aussi arbitraire, qui n’est justifié ni par les tendances de la pièce, ni par les intentions injustement prêtées au public qui devait y assister, public littéraire et d’invités. »

    Les signatures recueillies couvrent bientôt deux feuillets de papier blanc.

    Le retour de M. Lugné-Poe, qui a obtenu de la préfecture de police l'autorisation de répéter, rend la protestation sans objet ; mais qu’importe ! on continue de signer…

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeLe public pénètre bientôt dans la salle et s’installe très sagement. Il est trois heures, mais le temps a passé vite à discuter passionnément et l’attente ne semble avoir énervé personne. Le rideau se lève. M. Georges Vanor, le jeune et sympathique conférencier qui doit nous parler d’Hauptmann et expliquer son œuvre, est salué par de longs et vigoureux applaudissements.

    La chaleur même de cet accueil permettait de juger l’état d'esprit de la salle. Évidemment, la première parole imprudente, le premier mot un peu vif à l’adresse du gouvernement serviraient de prétexte à une de ces manifestations spontanées qui, généralement, finissent en désordre. M. Vanor a très bien senti le péril et s’en est tiré avec beaucoup d’esprit. Il a présenté au public les excuses qui lui étaient dues pour le retard apporté à la représentation, non seulement en son nom personnel et au nom de l’Œuvre, mais aussi au nom du gouvernement et du préfet de police.

    Cet heureux début a fait rire et calmé les colères qui ne demandaient qu’à éclater. À peine des applaudissements un peu vifs ont-ils souligné, au passage, les mots… social, socialisme, misère humaine… lorsqu’ils se trouvaient employés par hasard dans des phrases dont le sens était d’ailleurs absolument pacifique.

    Toutefois, lorsque, à la fin de sa conférence, M. Vanor a nommé le traducteur, un cri s’est fait entendre à l'orchestre :

    « Qu’ils arrêtent Élisée Reclus, s’ils l’osent ! »

    Cette apostrophe a été accueillie par des applaudissements frénétiques.

    Mlle Reclus, qui se trouvait dans salle avec Mme Cladel, ne s’est associée à cette manifestation.

    Quant à la pièce qui semble plutôt luthérienne que révolutionnaire, elle a passé sans encombre et, en raison de ses mérites, a paru généralement ennuyeuse.

    Pourquoi la représentation de la pièce de Gerhardt Hauptmann a-t-elle été interdite ? C’est ce que ne s’explique pas très bien M. Lugné-Poe, auprès duquel nous sommes allé nous renseigner durant un entr’acte.

    « Je devais d’autant moins m’attendre à cette interdiction, nous a-t-il dit, que, hier même, à quatre heures du soir, la censure me délivrait son visa et que la Préfecture de police autorisait la représentation de la pièce, laquelle d’ailleurs, soit dit entre parenthèses, ne soulève aucunes théories subversives. Alors, quoi ? c’est parce que les Âmes solitaires ont été traduites par M. Cohen, considéré comme anarchiste et arrêté. Mais cette raison existait aussi bien hier qu’aujourd'hui et je ne comprends pas pourquoi on m’a laissé lancer mes invitations et annoncer dans tous les journaux que la pièce passait ce soir.

    Lugné-Poe

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme» Je n’ai même été prévenu qu’indirectement. L’interdiction a été signifiée, non à moi, mais au directeur du théâtre, M. Ballet. Je n’ai connu la nouvelle que vers midi et j’ai dû faire immédiatement les démarches nécessaires pour en avoir la confirmation et connaître les motifs de cette mesure. L’interdiction est une simple mesure de police qui ne vise en rien la pièce, mais seulement le nom du traducteur. Je me suis incliné, mais comme la répétition générale a été autorisée, j’ai fait placer dans la salle un huissier chargé de dresser un procès-verbal de constat sur les incidents de la représentation.

    » En tout cas, si cette interdiction, bien inutile à mon avis, fait perdre une recette assez importante à la société de l’Œuvre, elle ne touche en rien celle-ci dans son existence. Je n’ai pas monté Âmes solitaires pour faire de la politique. Lorsque j’ai reçu cette pièce, la Revue bleue en avait publié tout un acte, et M. Alexandre Cohen, le traducteur, était considéré partout comme littérateur et non comme anarchiste. L’Œuvre, vous pouvez le dire, va poursuivre sa marche en avant. Le prochain spectacle se composera d’une pièce de Bjornstœrn Bjornson, Au dessus des forces humaines, adaptée par l’auteur, en collaboration avec M. Prozor, son traducteur ; et d’une pièce en un acte, Intérieur, de Maeterlinck, spécialement écrite pour nous. »

    Le directeur du théâtre des Bouffes-du-Nord, M. Abel Ballet, nous a confirmé les renseignements de M. Lugné- Poe :

    « Hier soir, à minuit, nous a-t-il dit, j’ai reçu une convocation du commissaire de police pour ce matin. Je m’y suis rendu. Le commissaire m’a déclaré que la Préfecture de police ne connaissait que moi pour tout ce qui concernait le théâtre des Bouffes-du-Nord et qu’en conséquence j’étais invité à ne pas laisser représenter ce soir, sur ma scène, la pièce de M. Gerhardt Hauptmann. L'interdiction m’a été communiquée verbalement et le commissaire de police ne m’en a pas fait connaître les motifs. La pièce n’étant nullement subversive, il est à supposer que la Préfecture de police a redouté une manifestation anarchiste sur le nom du traducteur, arrêté, comme vous le savez, depuis quelques jours.

    Julia Mullem, compositrice et veuve de Léon Cladel

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme» Je dois convenir que les incidents qui se sont produits lors de la représentation de l’Ennemi du peuple, d’Ibsen, au cours de la singulière conférence faite par M. Laurent Tailhade, donnaient une certaine base aux craintes de la préfecture de police. Vous savez que, dans cette pièce, un acte se passait dans une réunion publique. Au lieu de prendre la figuration de cet acte parmi le personnel spécial et, d’ailleurs, peu coûteux des théâtres, les membres de la Société l’Œuvre avaient recruté cette figuration dans le vrai monde des cercles d’études politiques, dans le clan de ceux que nous appelons les ‘‘chevelus’’. Or, qu’est-il arrivé ? Durant les actes où ils ne figuraient pas, les chevelus étaient dans la salle ; ce sont eux qui ont applaudi à outrance les théories émises par le conférencier Laurent Tailhade sur l’entente franco-russe, et porté le tapage à son comble.

    » En mettant mon théâtre à la disposition de M. Lugné-Poe et de ses amis, j’ai entendu seulement faire œuvre artistique et nullement œuvre politique. Je me suis donc incliné devant la décision de la Préfecture de police, interdisant la représentation de ce soir et autorisant la répétition. J’ai prévenu immédiatement M. Lugné-Poe, afin qu’il pût sans retard contremander ses invitations. »

    Voici les faits. La Préfecture de police, en somme, n’est pas sortie de son rôle en retirant à quelques dilettantes de l’anarchie doctrinaire l’occasion de faire une manifestation en faveur de l’anarchiste Cohen. Tout ce qu’on peut reprocher à l’administration, c’est une certaine incohérence. Il était au moins inutile d’autoriser le mardi ce qu’on devait interdire le mercredi.

     

     

     Biographie consacrée au célèbre préfet inventeur Louis Lépine

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    PAROLE À ALBERT DUCHESNE

    UNE PIÈCE INTERDITE

     

    Le politicien et magistrat Albert Duchesne (1851-1921) estime lui aussi devoir donner son avis relativement à une telle censure (Le Pays républicain libéral, 15 décembre 1893, p. 1). Il la justifie en raison du risque que représentent l’anarchisme et les dynamiteurs de la trempe de Cohen.

     

    Je trouve ce matin dans l’Éclair, sous la rubrique « La Politique », quelques lignes de notre distingué confrère M. Humbert, député de Paris, relatives à l’interdiction par le ministère de l’Intérieur de la pièce Âmes solitaires traduite de l’allemand par l’anarchiste Alexandre Cohen. — Elles m’ont vivement frappé. Elles intéressent tous ceux qui, comme lui et moi, placent au-dessus de nos querelles la liberté de la pensée et les droits de l’écrivain.

    Je suis sans pitié pour les fantaisies de la censure officielle qui sont généralement aussi inexplicables que ridicules et inutiles. Pourtant je demande à répondre.

    A. Duchesne (© Assemblée nationale)

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeNotre confrère s’écrie : « Alexandre Cohen est un révolutionnaire hollandais. Si cet étranger est mêlé au mouvement anarchiste, qu’on l'expulse !... Mais pourquoi toucher à la pièce d’Hauptmann !... » Parce qu’il en est le traducteur ? C’est pure folie !

    Eh bien, je veux le suivre sur le terrain où il se place. « La raison de l’interdiction ne pouvant être trouvée dans l’œuvre elle-même, dit il, il faut bien la chercher où elle est, dans la personnalité du traducteur. Alors ce sont les procès de tendances qui commencent ! » 

    Cette conclusion est excessive. Mais je vous dirai avec une très grande franchise que je suis très disposé à accorder la faveur de sévérités exceptionnelles, pour tous les actes de leur vie, aux bandits de l’anarchisme. Interdire il y a 30 ans les pièces do Victor Hugo, c’était grave, et l’Empire a eu pour elles des rigueurs assez injustifiables. Mais, en vérité, les dynamiteurs sont-ils bien fondés à venir solliciter pour eux la protection de nos lois et à parler très haut de liberté ?

    D’autre part, il y a, à mon sens, une raison qui domine toutes les autres considérations. Il faut à tout prix que l’ordre soit maintenu à Paris et en France ; le gouvernement a besoin de prendre toutes les mesures de police qui sont de nature à le maintenir. Il n’est pas douteux que les représentations d’une pièce due à un anarchiste connu eussent, à l’heure actuelle, produit de la part des amis de cet homme ou de ceux — nombreux en France — qui se vantent de ne point l’être, des manifestations bruyantes.

    D. Raynal, ministre de l’Intérieur de l’époque

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeLe gouvernement a prévu. Il a fait un acte de gouvernement, sous prétexte de liberté, il ne faut pas tout permettre, et surtout il ne faut pas ne rien prévenir.

    Quand la Comédie-Française donna Thermidor il y a 2 ans, il n’y eût qu’un cri parmi les radicaux contre l’interdiction qui suivit la deuxième représentation. Certes, la pièce n’avait en elle-même rien de dangereux pour nos institutions et l’auteur est un de ceux dont on aime en France à acclamer le nom et les œuvres ! Quelle raison a-t-on donné de l’interdiction ? Le danger des manifestations dont elle avait été et pouvait être la cause !

    Le droit de police du gouvernement, en toutes matières, peut, assurément, quelquefois, porter ombrage à beaucoup de nos sentiments personnels et heurter quelques principes qui nous sont chers!

    Mais nous devons, à l’heure où nous sommes, réfléchir à la nécessité qu’il y a de laisser le gouvernement agir avec autorité et prévoyance ! — Cela n'est pas arbitraire !

     

    Les costumes de Thermidor, pièce de de Victor Sardou

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    PAROLE AUX DÉFENSEURS D'ALEXANDRE COHEN

    L’ATTENTAT DU PALAIS-BOURBON

     

    Avec ardeur, mais non sans énoncer un certain nombre d’erreurs sur le passé d’Alexandre Cohen, Le Radical prend sa défense le 16 décembre 1893.

     

    L’instruction ouverte sur l’attentat commis par Vaillant à la Chambre des députés continue, M. Meyer, juge d’instruction, a rédigé un questionnaire pour les interrogatoires qu’il doit faire subir à l’inculpé et dont la série a commencé hier. […]

    Nous avons dit, hier, que la perquisition faite chez M. Paul Reclus avait pour objet de saisir une lettre de Vaillant. Dans une lettre, très courte, Vaillant priait M. Paul Reclus de faire éditer plusieurs pages qui y étaient jointes et qui forment une sorte de testament littéraire. La lettre d’envoi se terminait par une phrase ambiguë et qui laissait entendre que Vaillant se préparait à faire un acte sur la nature duquel il n’entrait dans aucune explication. La lettre et les papiers avaient été envoyés en Angleterre par M. Paul Reclus, qui s’occupe de les faire revenir pour les remettre au juge d'instruction.

    Auguste Vaillant

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeVoici sur Alexandre Cohen, le traducteur des Âmes solitaires, qui a été arrêté et est encore au Dépôt de la préfecture, des renseignements très complets, qui nous ont été fournis par un de ses amis, et qui montreront exactement qui est celui que la police a arrêté comme anarchiste : « Alexandre Cohen est né en 1863 à Leuwarden (Frise). Envoyé à 18 ans dans l’armée coloniale hollandaise, il séjourna deux ans à Java et à Sumatra. Il en profita pour donner carrière à ses instincts de polyglotte, et apprit tous les dialectes usités dans l'archipel indo-océanien. Il attrapa les fièvres et, un jour que, très souffrant, il était sous les armes, un officier lui adressa une observation grossière et le frappa. Cohen gifla l’officier et fut condamné à une peine légère par le conseil de guerre et renvoyé en Hollande. À la Haye, où il résidait, Cohen professait, comme beaucoup d’autres, des opinions socialistes. Un jour sur le passage du cortège royal, il se livra à quelques plaisanteries. Il trouvait que le roi de son pays ressemblait à un singe et il prononça ces mots : ‘‘Vive le roi gorille !’’

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme» Poursuivi pour le crime de lèse-majesté (ci-contre, un pamphlet contre le roi gorille, 1887), il fut condamné à trois ans de prison, mais, comme il était prévenu en liberté, aussitôt après sa condamnation, il passa la frontière et s’en fut en Belgique où, pendant deux ou trois ans, il exerça le métier de correcteur d'imprimerie. Il écrivit aussi dans les journaux. Obligé de quitter la Belgique, à la suite d’un délit de presse, il séjourna quelque temps en Catalogne, puis à Nice, et enfin, il y a cinq ans, vint se fixer à Paris. Il y fut bientôt assez connu comme traducteur ; outre le malais, il parlait six langues européennes : l’anglais, l’allemand, le français, le hollandais, l’italien et l’espagnol. Resté en relations avec son pays natal, il devint bientôt le correspondant du journal dirigé par le socialiste bien connu Domela Nieuwenhuis, le Recht voor Allen (le droit pour tous), publié à La Haye. Les articles qu'il y envoyait étaient exclusivement réservés à la critique des nouveaux ouvrages français ; car Cohen, très versé dans les questions d’art et de littérature, était un fervent admirateur des lettres françaises et surtout des nouvelles écoles : il collaborait assidûment au Mercure de France, à la Société nouvelle, à la Revue Bleue, etc., et fréquemment il envoyait des articles au Matin et au Figaro. C'est d’ailleurs uniquement de cette collaboration qu’il tirait ses ressources.

    » Arrivé en France avec des idées socialistes, il avait commencé naturellement par se répandre dans les milieux politiques ; mais à mesure qu’il s'affirmait de plus en plus dans les lettres il délaissait d’autant les théories sociales. C’est ainsi que depuis deux ans il s'était dégagé complètement de la politique pour se donner tout entier aux préoccupations artistiques. Il se livrait ardemment à l’étude des littératures différentes de l’Europe, et s’efforçait de les diffuser et de les répandre par delà leurs frontières naturelles ; il avait traduit en hollandais presque tout Zola ; inversement il avait traduit en français le Hollandais Multatuli, il se proposait de nous donner une traduction du philosophe allemand Nietzche, de la pièce de Max Stirner, l’Individu et son individualité, et enfin de plusieurs légendes javanaises qu’il avait recueillies dans ses voyages océaniens. Il n'avait rien d’anarchiste, sauf cette tendance métaphysique commune à tous les jeunes littérateurs contemporains, mais qui est fort éloignée des bombes et des explosifs.

    Domela Nieuwenhuis

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme» Il ne s’était d'ailleurs jamais affiché en France, soit dans les réunions publiques, soit dans des journaux révolutionnaires : un seul article portant sa signature a été publié dans l’En-dehors ; encore faut-il observer que c’est vers la fin de 1891, époque à laquelle l’En-dehors était un journal surtout littéraire sans préoccupations sociales ; l’article par lui-même, intitulé ‘‘Filles et Souteneurs’’, n'avait absolument rien de subversif et eut pu tout aussi bien être publié dans un journal quelconque.

    » Quant au discours incendiaire qu’on lui prête et qui daterait de 1891, tous ses amis déclarent que ce n’est pas lui mais un autre Cohen, qui l’aurait prononcé. Alexandre Cohen venait, en effet, d’obtenir son admission à domicile, voulant se faire naturaliser français après le stage obligatoire, et par conséquent, il est peu vraisemblable qu’il ait cherché à attirer sur lui l’attention.

    » D’ailleurs, la perquisition opérée chez lui n’a amené la découverte d’aucun papier compromettant ; des lettres de Domela Nieuwenhuis, de ses parents, des collections de journaux étrangers tels que Der Socialist, Vorbote, Sempre Avanti, ou français, parmi lesquels la Révolte et l’En-Dehors, et des coupures relatives aux questions politiques et sociales. C'est en somme ce que l’on peut trouver chez n’importe quel journaliste. Quant aux racontars fantaisistes de plusieurs journaux, ils ne reposent sur rien. On a représenté Cohen comme un loqueteux malpropre et mal élevé, et tous ses voisins affirment au contraire qu’il avait une tenue fort correcte et a toujours montré une grande politesse. On a dit qu’il recevait la nuit chez lui des bandes d’anarchistes, c’est encore inexact. Cohen a pour voisins plusieurs jeunes gens assez bruyants et ce sont eux qui, la nuit, descendent ou montent assez tard. Cohen recevait au contraire fort peu de visites. On a parlé encore d'une petite bombe qui aurait éclaté pendant la perquisition faite à son domicile. Voilà l’histoire : Cohen avait chez lui comme beaucoup de Parisiens un revolver chargé, le commissaire en fouillant les meubles trouva l’arme, voulut la décharger et laissa tomber une cartouche qui fit explosion. Enfin, en fait de démêlés, il n’en a jamais eu qu’en 1889, pendant l’Exposition, avec le directeur du Kampong javanais : comme il parlait la langue des sveltes petites danseuses malaises, il avait appris d’elles que leur barnum les maltraitait et les tyrannisait ; il fit plusieurs articles à ce sujet, et le barnum, outré, lui interdit l’entrée de son établissement : Cohen dut revêtir plusieurs déguisements pour retourner voir ses protégées, et l’affaire faillit se terminer par un duel.

    » Voilà quel est celui que la police considère comme un anarchiste dangereux et que l’on veut expulser de France à la veille de la naturalisation qu’il sollicitait et qu’il allait obtenir ! Nous prions ceux de nos souscripteurs dont l’abonnement expire le 15 décembre de nous envoyer aussi vite que possible leur renouvellement, s'ils ne veulent éprouver aucun retard dans l'envoi de leur journal.

     

    A. Cohen en 1907

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     PAROLE À GEORGES COCHET

    ÂMES SOLITAIRES

    THÉATRE DE L’ŒUVRE

     

    Dans L’Œuvre d’art du 25 décembre 1893, le tout jeune Georges Cochet (1872-1962, photo ci-dessous à un âge beaucoup plus avancé) - déjà devin ? - y va de se remarque désinvolte.

     

    L’Œuvre devait jouer Âmes solitaires, de Gerhardt Hauptmann, traduction Alexandre Cohen. La représentation n’a pu avoir lieu, par suite d’interdiction survenue à la dernière heure. Toute la jeunesse littéraire s’est associée pour signer une protestation énergique contre cet inexplicable Veto.

    Âmes solitaires, le lendemain, remportait un éclatant succès à Bruxelles.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeMais voici pour faire réfléchir.

    Quelques jours plus tard, après la représentation de la pièce de Gerhardt Hauptmann à Amsterdam, la jeune reine Wilhelmine venait féliciter M. Lugné-Poe et ses camarades.

    Et cependant Cohen est Hollandais.

    Serait-on plus libéral à la cour de Hollande que dans les hautes sphères gouvernementales de la République française ??

     

     

     

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    PAROLE À EDMOND STOULLIG

     

    Dans Le Monde artiste (17 décembre 1893, p. 810), le critique musical et dramatique Edmond Stoullig (1845-1918) - on lui doit, non une bombe mais une mine dinformations, à savoir le périodique Les Annales du théâtre et de la musique (1875-1916) - se prononce pour sa part sur le sujet en tant que connaisseur du monde de la scène. Les Âmes solitaires ne le séduisent guère.

     

    M. Lugné-Poe continue à jouer les Antoine. Tout comme le directeur du Théâtre-Libre, le directeur de l’Œuvre revient de Bruxelles, où Âmes solitaires ont obtenu un vif succès. Tout comme M. Antoine, il peut se poser en victime d'une interdiction : celle de ces Âmes solitaires, de Gerhart Hauptmann, traduites de l’allemand par M. Alexandre Cohen. Non certes que la nouvelle pièce du puissant auteur des Tisserands eût rien de subversif ; mais on a pu craindre que de maladroits amis ne se servissent pour « faire du potin », du nom de son traducteur, Alexandre Cohen expulsé comme anarchiste étranger, et il a semblé plus prudent, au lendemain de la belle action du sympathique Vaillant, de laisser les bons esprits se calmer et de donner aux revendications de toute sorte le temps de se calmer.

    In Opstand, vol. 1 des mémoires de Cohen

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeUne répétition générale : c’est tout ce que voulaient bien permettre la police et le ministère, dont M. Lugné-Poe, l’ardent directeur de l’Œuvre, attendait encore la décision, jeudi après-midi, au moment où, sous la pluie battante, nous attendions nous-mêmes que s’ouvrissent les portes des Bouffes-du-Nord, hermétiquement fermées à ses invités des deux sexes : jeunes gens aux cheveux longs, jeunes femmes aux cheveux courts… Vous pourrez, si le cœur vous dit de connaître ces Âmes solitaires, vous procurer la brochure parue chez Grasilier, successeur de Savine. Vous y verrez que, cette fois, l’auteur des Tisserands ne s’est point érigé en apôtre du socialisme. Âmes solitaires est un drame « ibsénien », assez ennuyeux, du reste, et très proche parent de Romersholm, qui fut le début du théâtre que dirige M. Lugné-Poe.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeRomersholm nous avait révélé M. de Max, qui s’est fait, depuis lors, très vivement apprécier à la Renaissance dans les Rois de M. Jules Lemaître. Âmes solitaires (dont la répétition a eu lieu dans les plus déplorables conditions) nous eussent montré les évidents progrès de Mlle Bady, qui a très artistiquement composé le rôle de Khaete, — et eussent produit une actrice, Mme Renée de Pontry qui, faisant abnégation de toute coquetterie pour s’affubler d’une perruque de vieille, a joué avec une vivante émotion et une réelle autorité le rôle de Mme Vockerat. Donnons-lui du moins l’assurance que son travail n’est point perdu, — pas plus d’ailleurs que le morceau délicatement et finement écrit — causerie sur Gerhart Hauptmann — qui eût valu un mérité succès à notre jeune et distingué confrère George Vanor.

     

     

    Sadi Carnot, le président de l'époque, assassiné peu après

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    PAROLE À LA GAZETTE PARLEMENTAIRE

    CHAMBRE DES DÉPUTÉS, samedi 20 janvier

     

    Larrestation et lexpulsion dAlexandre Cohen donnent lieu à des questions au Palais Bourbon, ce dont rend compte le périodique La Liberté, le 21 janvier 1894 (p. 3).

     

    À cinq heures vingt commence l’interpellation de M. Vigné d’Octon sur l’interdiction des Âmes solitaires. C’est un début. La voix est vibrante, quelque peu emphatique, la phrase voudrait être simple, elle est ampoulée. Il y a des aperçus sur la liberté de la pensée humaine qui échappent à l’analyse. Il parle des amours cérébrales purement métaphysiques. Suit le récit de la pièce. À cette heure où le socialisme a fait dans le Parlement une trouée si vigoureuse, faut-il s’étonner qu’il ait trouvé place dans la pièce ? Le traducteur, M. Alexandre Cohen, avait été arrêté la veille ; l’orateur ne recherche pas ses opinions, mais il y a là une question de liberté littéraire. Au nom de la liberté et de l’indépendance, l'orateur prie le ministre de revenir sur sa mesure.

    A. Cohen en 1894

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeM. Raynal répond que le préfet de police a usé des droits que lui confère la loi en vertu de ses pouvoirs municipaux. Il a interdit la représentation du 13 décembre comme l’aurait fait tout maire de province. Il ajoute que M. Cohen ayant été arrêté le matin, comme anarchiste, il était difficile de le faire applaudir le soir. Quel était Alexandre Cohen ?

    Comme on interrompt à l’extrême gauche et plus principalement M. Pelletan, un rappel à l’ordre fond sur lui. Le passage est à citer, ainsi que la conclusion :

    M. LE MINISTRE. - Il est bon de faire connaitre au pays l’homme auquel nous avons donné l’hospitalité, qui était sur le point d’obtenir sa naturalisation, puisque quelques jours après les cinq ans de rigueur auraient été écoulés. Il est bon de faire connaître cet homme-là au pays ; c’est mon devoir, et je le remplirai.

    Voix à gauche. - Ce n’est pas la question !

    M. LE MINISTRE. - Voici donc ce qu’écrivait M. Cohen :

    « Je commence à comprendre ce que c’est que la haine en voyant ici des milliers de misérables qui se traînent dans les rues comme autant d’accusations contre cette atroce société.

    » Eh bien, va pour le déluge, va pour le balayage ; mais pour Dieu ! que cela vienne vite.

    » Je commence à m’impatienter, et cette impatience me dévore… »

    Voici ce que M. Cohen écrivait le 10 octobre 1893 à un de ses compagnons, dont je ne veux pas prononcer le nom, quelques-uns de nos collègues savent bien pourquoi. (Interruptions à l’extrême-gauche.)

    M. LE PRÉSIDENT. - Je serai obligé de rappeler à l’ordre avec inscription au procès-verbal quiconque interrompra. Il y a une limite à tout !

    M. LE MINISTRE. - Je tairai ce nom pour ne pas compromettre quelqu’un qui n’est pas ici.

    M. CAMILLE PELLETAN. - Et M. Cohen, est-ce qu’il est ici ?

    M. LE PRÉSIDENT. - Monsieur Pelletan, je vous rappelle à l’ordre (Très bien !)

    M. CAMILLE PELLETAN. - C’est la première fois que cela m’arrive.

    M. LE PRÉSIDENT. - Je le regrette ; j’aurais voulu ne pas avoir à le faire ; mais mon devoir m'y contraint. (Très bien ! très bien !)

    M. LE MINISTRE. - Je poursuis ma lecture :

    C. Pelletan, par Louis Welden Hawkins

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme« Des coups, mes chers, des coups de pied, de poing, et si besoin est des coups de matraque ! Vous parlez de la volupté des vengeances. Alors, étranglez ! À mon avis, nulle vengeance n’est davantage voluptueuse que de sentir ses doigts serrer et serrer encore la misérable gargamelle des bourgeois et des aristos. » (Exclamations et bruit à gauche.)

    M. CAMILLE PELLETAN. - Qu’est-ce que ces papiers que vous lisez ?

    M. LE MINISTRE. - Ce sont des lettres de M. Cohen dont je tiens l’original à votre disposition.

    M. CAMILLE PELLETAN. – Où les avez-vous eues ?

    M. LE MINISTRE. - Dans les perquisitions, monsieur Pelletan. (Interruptions à l’extrême-gauche.)

    M. CAMILLE PELLETAN. - On saisit les lettres en vue de poursuites judiciaires ; on n’a pas le droit de s’en faire des arguments de tribune.

    M. CHAUTEMPS. - C’est indigne !

    M. LE HÉRISSÉ. - Ces lettres ne vous appartiennent pas.

    M. ALPHONSE HUMBERT. - Elles appartiennent à la justice. (Bruit.)

    M. LE MINISTRE. - Messieurs, vous ne m’empêcherez pas de faire mon devoir, vous pouvez en être sûrs. (Nouveau bruit.)

    M. LE PRÉSIDENT. - Messieurs, je vous invite au silence.

    M. CHAUVIN. - Ce sont des lettres volées.

    M. LE PRÉSIDENT. - Monsieur Chauvin, je vous rappelle à l’ordre.

    M. LE MINISTRE. - Voici encore ce qu'écrivait M. Cohen :

    « Nous voilà débarrassés de la saloperie russe. Enfin, on pourra peut-être respirer… (Rumeurs sur plusieurs bancs.)

    » Vous savez, quant aux Français, l’ombre de sympathie qui me restait encore, en dépit de cinq ans et demi de séjour parmi la grande nation, a radicalement disparu. Extirpé ! Quelle ordure ! Je voudrais avoir assez de crachats pour lancer à la trogne de tous ces misérables. » (Nouvelles rumeurs sur les mêmes bancs.)

    Voilà en quels termes les Français étaient traités par M. Cohen sur lequel vous étendez votre sollicitude.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeEh bien ! nous avons cru qu’il était absolument indécent de laisser jouer une pièce dont le traducteur, celui qu’il s’agissait de fêter, écrivait ce qui précède. (Interruptions à l’extrême-gauche.)

    M. PIERRE RICHARD. - Le gouvernement a fait rosser par sa police 20 000 Français et en a fait coffrer 20 000 pour imposer à l’Opéra une œuvre de Wagner qui avait tenu à l’égard de la France des propos non moins outrageants.

    M. LE MINISTRE. - M. Cohen ajoute :

    « Si je vous dis en outre que tout Paris assistait l’œil humide à l’enfouissement du vieil équarrisseur Mac-Mahon, et qu’aucun cri discordant ne s’est fait entendre sur le passage de sa charogne… »

    Sur plusieurs bancs à gauche. - Assez ! assez !

    M. LE MINISTRE. - Voilà M. Cohen. Je crois en avoir assez dit pour édifier la Chambre.

    M. Vigné demande si l'’nterdiction de la pièce est levée.

    M. Denys Cochin estime que le ministre a très bien fait d’interdire la France à M. Cohen ; mais le préfet a-t-il usé d'un droit incontestable ? Très spirituellement l’orateur analyse la pièce et dit qu’en France on ne trompe pas sa femme pour cause de physique ou de chimie. Voici la conclusion :

    M. DENYS COCHIN. — Dans Âmes solitaires, le système philosophique est passé sous silence. Mais, comme je vous le disais, à côté de ce jeune docteur qui finit par se jeter à l’eau on ne sait trop pourquoi, il y a des personnages dont on n'a pas parlé, une famille de braves gens qu’il désespère, et qui, eux, ont continué à penser comme leurs parents ; il y a un vieux pasteur, ami de la famille, qui, j’en conviens, est représenté sous des traits un peu communs : il aime un peu sa tasse de thé, sa tranche de saucisson et son cigare ; mais, au demeurant, le meilleur homme du monde ; il y a un père et une mère, il y a une pauvre femme dont la douleur est touchante. « Quand j'étais jeune fille, dit-elle, je parlais gaiement de tout, mais maintenant je n’ose plus, car j’ai peur d’un si grand génie. » Tous sont au désespoir et tous sont les personnages sympathiques et sensés de la pièce.

    La conclusion, c’est la vieille mère qui la donne :

    « La voyez-vous maintenant, s’écrie-t-elle, cette maison d’où l’on a chassé Dieu, la voyez-vous s’écrouler dans la nuit ? »

    Oui, c’est la conclusion du drame, et cela me suffit, monsieur le ministre, pour regretter de n’avoir pu aller l’applaudir. Je la soumets à vos réflexions.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeMais je conclus à mon tour. À mon avis, tout cela n’avait pas une bien grande importance ; et s’il y avait une manifestation à craindre, le préfet de police était bien armé pour la prévenir sans prendre une grave mesure contre la liberté du théâtre.

    La pièce, fort remarquable pour les gens qui lisent et qui suivent ces études psychologiques, n’aurait pas, je crois, occupé le public bien longtemps. Et il est probable qu'’en somme, au bout de quelques représentations, les « âmes solitaires » auraient été celles des quelques spectateurs éparpillés sur les banquettes.

    M. Camille Pelletan vient protester contre la théorie du ministre. On a apporté des lettres saisies, mais il n’est pas permis de les apporter ici. En outre, le préfet de police est responsable devant son chef, le ministre de l’intérieur.

    Voici la réplique de M. Raynal :

    M. LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR. - Deux mots seulement. Je prétends avoir établi que le préfet de police avait agi en vertu de ses pouvoirs propres et en vertu des droits que lui donne la loi ; mais j’ai immédiatement ajouté que je le couvrais complètement dans l’exercice de ces droits. (Interruptions à l’extrême-gauche.)

    Je l’ai dit et répété. J’ajoute que j’ai également dit que le préfet de police, qui garantit la sécurité dans l’intérieur et au dehors des théâtres, avait pensé que, le 13 décembre, il y avait une mesure préservatrice à prendre ; il l’a prise, et, contrairement à ce qu’a dit l’honorable M. Vigné, jamais, ni le lendemain, ni plus tard, aucune demande n’a été renouvelée au préfet de police pour savoir si l’interdiction qu’il avait prononcée dans des conditions déterminées était maintenue.

    Je prétends que j’avais le droit, lorsque plusieurs journaux m’avaient imputé la responsabilité de l’expulsion de M. Cohen, d’établir que nous l’avions décidée parce qu’il y avait des faits et un langage intolérables.

    Je prétends enfin que, dans ces conditions, j’ai contribué à faire connaître au pays ce que sont certains hommes qui viennent en France pour y insulter les Français et provoquer les bons citoyens. Voilà tout ce que j’avais à dire.

    L’incident est clos sans ordre du jour, et la séance levée à 6 heures 20 minutes.

     

     

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    PAROLE À COMŒDIA

    SUR UN CHEF D’ŒUVRE.

    ÂMES SOLITAIRES, DE GERHART HAUPTMANN

     

    Le retentissement des événements de 1893 fait que le chroniqueur Louis Nozzi éprouve la nécessité d'en parler bien plus tard, à savoir le 11 décembre 1912, dans Comœdia (p. 3), alors que son propos est en réalité d’encenser le drame de G. Hauptmann.

     

    […] L’honneur d’avoir accueilli Âmes solitaires revient à M. Lugné-Poe, directeur de l’Œuvre. Il fit représenter cette pièce, le 13 décembre 1893, et la répétition générale se passa sans le moindre incident. Mais la représentation publique, qui devait avoir lieu le soir même, fut interdite par ordre de la police.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeCette brutale interdiction produisit une vive émotion dans les milieux artistiques et souleva les protestations de la presse et de la littérature. Âmes solitaires est un drame de famille, d’une émouvante simplicité, et ne renferme aucune idée subversive. L’œuvre, l’une des plus désenchantées qui soient, n’est rien moins que révolutionnaire. Elle n’est qu’un long appel à la méditation aimante et à l’humaine pitié. Elle est plus avide de larmes que de sang.

    Pour expliquer son intrusion dans le domaine littéraire, le gouvernement donna officiellement deux raisons : la première, c’est que la pièce d’Hauptmann avait été traduite par M. Alexandre Cohen, un jeune Hollandais qu’on venait d’arrêter comme anarchiste ; la seconde, c’est la crainte que les révolutionnaires ne profitassent de la circonstance pour se livrer à des manifestations. C’était le temps des lois scélérates.

    Une protestation, signée le jour même par un groupe d’étudiants et d’hommes de lettres, ne put faire lever l’interdiction, et la presse, même la plus favorable aux actes du gouvernement, réprouva cet ordre draconien exercé contre une œuvre de pensée et de beauté.

    « En interdisant Âmes solitaires, disait Le Journal, le gouvernement ne s’est pas proposé de protéger la société, qui n’était pas en cause dans cette comédie psychologique, mais d’embêter un anarchiste qui espérait gagner là un petit salaire de traduction. »

    « Il ne m’est pas permis, déclarait l’Écho de Paris, et ce n’est pas l’endroit d’apprécier un procédé qui atteint par le traducteur l'œuvre originale… Rien dans la pièce d’Hauptmann ne saurait motiver une interdiction. »

    « La censure et la Préfecture de police avaient déjà donné leur visa quand un ordre supérieur est venu empêcher la représentation, disait la Justice. Le ministre avait remarqué que, le traducteur étant ce M. Cohen arrêté comme anarchiste, la traduction pourrait bien contenir des contresens subversifs ; et, une fois de plus, il a supérieurement affirmé son sang-froid sauveur. »

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme« Je ne sais, disait le Voltaire, qui, dans les conseils du gouvernement, s’est donné le ridicule d’interdire la représentation de ce drame intime qui n’avait, je le jure, rien à voir avec l’anarchie. Mais, à coup sûr, comme le disait spirituellement Georges Vanor, le plus interdit, c’est le public. La censure aurait mis un beau jour son veto aux représentations de Miss Helyett que sa décision n’eût pas été plus stupéfiante. »

    J’ai tenu à citer ces extraits de la presse d’alors, qui montrent bien l’indignation des esprits les moins exaltés contre une mesure de basse vengeance. Pour mieux frapper un malheureux, on supprima, d’un trait de plume, l’œuvre admirable, qu’il avait traduite avec ferveur et qui représentait son juste salaire. Afin d’atteindre un homme libre, on étouffa Âmes solitaires.

    Ne vous semble-t-il pas que nous avons une lourde obligation envers ce drame, qui attend, depuis vingt années, l’épreuve d’une représentation publique, qui lui est due et dont il a été honteusement frustré ?

    Je jure bien qu’aucun intérêt grossier ne me pousse à demander justice, en faveur d’une œuvre que j’admire entre toutes. Je ne connais pas M. Alexandre Cohen, je n’ai reçu aucun chèque de M. Gerhart Hauptmann. En ces temps de nationalisme littéraire exaspéré, on dira peut-être que je suis vendu à l’Allemagne et que je suis chargé par elle d’écouler sa production dramatique : ce n’est pas vrai. Je crois à l’existence réelle de l’œuvre d'art, et je voudrais que fût représenté un drame qui est une des plus frémissantes affirmations de l’inquiétude moderne, qui est tout amour et toute douleur, et qui doit vaincre. […]

     

    Exemplaire des Âmes solitaires dédicacé par Sandro (= Alexandre Cohen)

    à sa compagne Kaya Batut alors qu'il est emprisonné à Paris

    avant d'être expulsé en Angleterre :

    À ma Kaya, être de rêve, âme d’élite, mon cœur et ma pensée,

    Sandro, 18.12.1893. Intra muros.

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  • L’Égyptien du Nord

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    Jean van Dongen : « l’Égyptien du Nord »

     

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    Petit à petit, à mesure que des documents oubliés se dévoilent, on parvient à cerner un peu mieux la personne du céramiste Jean van Dongen (1883-1970, photo ci-dessus), frère du célèbre Kees. Il apparaît d’ailleurs dans un documentaire d’environ 45 mn réalisé sur ce dernier par l’ORTF.

    jean van dongen,kees van dongen,peinture,céramique,henri wiessing,hollande,pays-bas,france,marly-le-roi,sculptureÀ la présentation intitulée « L’autre Van Dongen », ajoutons quelques éléments. On apprend par exemple que le sculpteur espagnol Paco Durrio (1868-1940), après avoir été expulsé de l’impasse Girardon, a légué son four à Van Dongen (cf. Le Vieux Montmartre, n° 76, décembre 2006, p. 30). Par ailleurs, aux articles déjà répertoriés, il convient d’ajouter les suivants : de la main de Pierre Berthelot, « Les poteries de Jean Van Dongen » (Beaux-Arts, septembre 1929, p. 14), et de celle d’Ernest Tisserand, « La céramique française en 1928 » (L’Art vivant, 1er septembre 1928, p. 753-754 et illustrations p. 758), contribution que nous reproduisons ci-dessous.

    Ainsi qu’on l’avait déjà mentionné, le mensuel Ons Eigen Tijdschrift a consacré quelques pages à Jean van Dongen (novembre 1932, p. 21-23) sous la plume d’un certain Van den Eeckhout : « Jan van Dongen, pottebakker » (Jean van Dongen, céramiste). Cet auteur est probablement le journaliste H.P.L. Wiessing (1878-1961) dont le père avait épousé une dame Van den Eeckhout, nom sous lequel leur fils a publié maints papiers. Lié pendant de longues années à Alexandre Cohen, Henri Wiessing, qui a vécu et travaillé à Paris pendant plusieurs années entre 1902 et 1908, a peut-être fait la connaissance des frères Van Dongen par l’intermédiaire de l’anarchiste frison.

    jean van dongen,kees van dongen,peinture,céramique,henri wiessing,hollande,pays-bas,france,marly-le-roi,sculptureDans son article de 1932, Wiessing nous dit qu’il est resté de longues années sans revoir Jean. Il l’a connu alors que le jeune homme, après avoir rejoint Kees à Paris - il s’est d’ailleurs lui aussi essayé à la peinture -, travaillait dans le bâtiment. Le critique considère que les deux frères sont assez individualistes et bien peu expansifs. Avançons-nous donc à Marly-le-Roi au début des années trente : « Sur l’un des flancs de Marly se dresse un ‘‘atelier’’ ; après avoir emprunté un sentier en pente et être passé à côté de puits cimentés, on se retrouve devant la grange pollinisée de chaux et de plâtre où travaille Jean van Dongen. » Malgré les évolutions, et contrairement à son mondain aîné, ce dernier est resté « un artisan », s’ancrant ainsi dans l’âme française. « Il conçoit des figurines qu’il cuit ensuite : beaucoup de statuettes d’animaux, des vases de toutes formes, les grands pour le jardin et les petits pour les étagères ; il copie des œuvres d’art anciennes connues ou inconnues, se livrant à toutes les facettes du travail de la céramique. »

    JVD8.jpgLa photographie du four (ci-contre) que la revue reproduit ne donne qu’une idée partielle de cette sorte « d’énorme poêle allemand » en briques réfractaires placé au milieu de l’atelier. « Devant ce four, il y a un petit banc de bois brut. Dessus, à gauche, de l’argile enveloppée dans des chiffons humides. Juste au-dessus, on distingue la truelle avec laquelle, tout à l’heure, au moment de refermer sur l’ouverture béante une sorte de porte en pierre et en fer, Van Dongen scellera celle-ci à renfort d’argile (car lorsque la chaleur monte à plusieurs centaines de degrés là-dedans, il convient que le four soit fermé hermétiquement de tous côtés !). » Comme d’autres commentateurs, Wiessing, auquel l’artisan montre ses autres outils et moules, évoque un travail traditionnel non dénué d’influences égyptiennes. Malgré les siècles qui passent et les progrès de la technologie, l’homme aspire à acquérir la maîtrise des choses avec ses simples mains.

    jean van dongen,kees van dongen,peinture,céramique,henri wiessing,hollande,pays-bas,france,marly-le-roi,sculptureFernande Olivier (1881-1966, photo) a été une habituée de l’atelier du céramiste. Proche de Roger Karl (1882-1984), amant de l’ancienne compagne de Picasso, Paul Léautaud nous apprend que celle-ci, dans les années trente, séjournait de temps à autre chez « ses amis Van Dongen ». Le 24 août 1938, l’auteur du Journal littéraire nous rapporte une partie de l’entretien qu’il a eu avec elle la veille : « Elle sait que je connais Maillol. Je lui dis : ‘‘Mais dites donc, le Van Dongen chez qui vous allez, c’est le praticien de Maillol ?’’ Elle me répond : ‘‘Oui. Il est même bien content de l’avoir. C’est lui qui fait tout. Maillol sait à peine faire un bras. Maillol lui dit : ‘Tenez, arrangez-moi donc ce bras, là. Vous voyez ?’’’ De son côté, Maillol quand il parle de Van Dongen : ‘‘C’est un pauvre diable, qui ne sait rien faire. Je l’emploie par charité.’’ » (T. XII, p. 165 ; voir aussi T. IX, p. 52, 14 juin 1931).

    Laissons à présent la parole à Ernest Tisserand, cet écrivain qui, dans ses articles consacrés à l’art, a pu qualifier le Hollandais d’Égyptien du Nord. A-t-il publié un jour, ainsi qu’il se le proposait, un article sur Jean van Dongen sculpteur ?

     

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    La céramique française en 1928

    Jean van Dongen

     

     

    jean van dongen,kees van dongen,peinture,céramique,henri wiessing,hollande,pays-bas,france,marly-le-roi,sculptureC’est entre Marly-le-Roi et Saint-Germain, dans un coin où l’on pourrait se croire à cent lieues de Paris, que se dressent les ateliers de Jean van Dongen, sculpteur et céramiste. Ancien collaborateur de Durrio (auquel nous consacrerons sous peu une étude particulière), ayant débuté en 1904 à Alfortville, Jean van Dongen ne tarda pas à vouloir exercer son art pour ainsi dire en plein air. Cet art recèle trop de santé, trop de joie, trop d’expansion pour pouvoir être élaboré dans le resserrement progressif des proches banlieues. Nous nous abstenons ici – et le désordre voulu dans lequel nous présentons les céramistes le prouve bien – de faire des classifications, de distribuer des palmes et des médailles, mais s’il fallait attribuer à l’œuvre d’un céramiste le prix de bonne humeur, c’est sans doute à celle de Jean van Dongen que nous le décernerions.

    N’entendez pas par là que les pièces de Jean van Dongen sont traitées dans le mode comique ou que l’artiste lui-même présente un naturel particulièrement joyeux. Nous ne le croyons pas morose, mais c’est un homme sérieux qui fait des choses sérieuses, où la bonne humeur est interne, ainsi que la santé. En un mot, rien d’un art de décadence. Jean van Dongen est même le premier céramiste qui nous ait exprimé des craintes sur l’avenir de l’art qu’il aime entre tous. Il s’inquiète de voir employer tant d’or par plusieurs de ses confrères, estimant que la matière céramique est trop belle pour avoir besoin d’une parure de clinquant ; il déplore aussi que la céramique « soit devenue le refuge des ersatz du cubisme ». Nous citons son opinion sans la discuter, pour bien montrer les tendances de cet artiste qui, dans sa partie, oppose les méthodes des primitifs à celles des « décadents » et suit jalousement les premières, avec toute sa sincérité, tout son tempérament, toute son âme.

    jean van dongen,kees van dongen,peinture,céramique,henri wiessing,hollande,pays-bas,france,marly-le-roi,sculptureIl y a d’ailleurs deux artistes dans Jean van Dongen : un sculpteur, un céramiste. Nous traiterons plus tard de la sculpture céramique et nous le retrouverons alors. Disons déjà qu’il possède sur la plupart de ses confrères traduits en matière cuite, l’énorme supériorité de savoir ce que c’est que le feu, ses effets, le retrait et les déformations terribles qu’il apporte à l’œuvre modelée. Il sait concevoir son œuvre en tenant compte du four, le plus grand nombre des autres doivent accepter que les leurs y soient mutilées.

    Pour aujourd’hui, nous ne nous occuperons que du céramiste. Il est d’ailleurs puissant et savant, bien qu’il se défende d’être un homme de science. Comme nous l’interrogions sur ses recherches, sur ses secrets, il nous répondit un jour : « En céramique, il n’y a plus de secrets, il n’y a que des tours de main. Les progrès que nous pouvons faire sont lents et pénibles, car on ne saurait être à la fois un chimiste véritable et un artiste. Faire des essais sur des tessons et obtenir des résultats intéressants, cela nous arrive à tous lorsque nous nous en donnons la peine. Mais la difficulté commence quand il faut appliquer cet essai à la pièce véritable, difficulté telle que le plus souvent il faut renoncer à la surmonter. »

    jean van dongen,kees van dongen,peinture,céramique,henri wiessing,hollande,pays-bas,france,marly-le-roi,sculptureTechniquement, malgré son extrême modestie, Jean van Dongen est un des céramistes les plus avertis que nous ayons. Il a trouvé et décoré la faïence, le grès, la porcelaine et les terres réfractaires, en cuisant au bois dans un four du système L’Hospied qui lui permet d’obtenir et de maintenir toutes les températures nécessaires. C’est aux terres réfractaires que vont ses préférences. Il a été conduit à les employer et à s’y attacher par son art de sculpteur-céramiste. Les terres réfractaires n’ont pour ainsi dire pas de retrait et, bien cuites, elles offrent l’apparence de la pierre. Bien souvent, dans ses œuvres, des personnes pourtant renseignées ont même cru reconnaître une taille directe de la pierre. En poterie, les terres réfractaires se prêtent aussi à un tournage ou à un moulage facile et donnent aux émaux majoliques un accent très particulier.

    Jean Van Dongen, Kees Van Dongen, peinture, céramique, Henri Wiessing, Hollande, Pays-Bas, France, Marly-le-Roi, sculptureLes recherches techniques de Jean van Dongen ont donc porté essentiellement sur l’amélioration, la combinaison des terres réfractaires et l’adaptation des émaux aux matières retenues.

    Esthétiquement, il cherche à faire des choses simples, vigoureuses, amples. Il prétend qu’il ne fait rien de « bien nouveau » encore que toutes ses pièces accusent la plus forte personnalité. Grand admirateur des Persans et des Égyptiens (il en possède quelques pièces d’une beauté exceptionnelle), il s’est mis résolument à leur école, mais avec toute l’indépendance, toute la richesse débordante qui lui viennent de race.

    C’est ainsi que nous connaissons de lui de grands vases en terre réfractaire blanche portant un léger décor de lignes brisées d’un noir métallique, des vases et pots où il a employé un fond rouge-brun qui n’appartient qu’à lui, un plat jaune au large dessin étoilé noir métallique, un plat ondé chargé d’un fin poisson, dont l’inspiration, si l’on veut, peut se retrouver du côté de l’Égypte sinon de la Perse. Mais d’où viennent ces grands vases recouverts d’un seul émail bleu roi, nous dirons même bleu Marly, tant il est nouveau ? D’où viennent ces objets qui ne sont pas tout à fait de la sculpture mais qui échappent à la céramique de décor plan : les coupes-tortues, les serpents lovés ? D’où viennent ces vases au décor en relief, caravelles ou galères, que Jean van Dongen modèle avec amour et revêt d’émaux qui rappellent des couleurs profuses sur les côtes néerlandaises ?

    jean van dongen,kees van dongen,peinture,céramique,henri wiessing,hollande,pays-bas,france,marly-le-roi,sculpturePhysionomie singulièrement attirante, celle de cet originaire des plaines nordiques adapté aux mœurs et à l’esprit de notre pays, formé dans son art à l’école des vieilles civilisations méditerranéen- nes.

    L’abondance et la variété de son œuvre s’expliquent par les réactions de tous ces facteurs, unis par une forte volonté, retenus par une personnalité souple et généreuse.

    Malgré vingt-quatre ans d’efforts, Jean van Dongen ne se déclare d’ailleurs pas satisfait de son œuvre. Il rêve d’autre chose. Il voudrait mieux. Nous ne doutons pas qu’il ne nous donne encore, tant dans le domaine de la poterie que dans celui de la sculpture, des pièces inattendues, des choses surprenantes. Mais nous tenons à lui faire ici tous nos éloges pour ce qu’il a fait jusqu’à présent, avec une conscience et une indépendance pleines de mérite.

    jean van dongen,kees van dongen,peinture,céramique,henri wiessing,hollande,pays-bas,france,marly-le-roi,sculptureJean van Dongen s’est peu montré dans les expositions, jusqu’à présent, et nous espérons qu’il changera d’avis sur leur utilité. Nous ne connaissons guère que celle qu’il fit avec son frère, le peintre, chez Bernheim, avant la guerre, la vitrine qu’il envoya aux Indépendants, il y a trois ans, et l’Exposition de la « Crémaillère » en mai 1926. Son œuvre, avant-guerre, a été étudiée dans un article intéressant d’Alexandre Cohen, au Telegraaf, et dans quelques articles de Van der Pyl* puis de la revue Art et Maison. Ses œuvres sont en vente à la Crémaillère, chez Berberian, à la galerie Schotte (rue Saint-Georges), où il s’occupe en plus de la décoration générale – et nous aurons l’occasion d’en reparler. Elles se sont beaucoup répandues en Amérique.

    Nous quittons à regret cet artiste original et fort, nous réservant de revenir sur certains points que nous avons dû traiter un peu brièvement, lorsque nous serons venu à cette partie de nos études : la sculpture céramique.

     

    Ernest Tisserand, « La céramique française en 1928 », L’Art vivant, 1er septembre 1928, p. 753-754 et illustrations p. 758.

     

     

    jean van dongen,kees van dongen,peinture,céramique,henri wiessing,hollande,pays-bas,france,marly-le-roi,sculpture* Fritz René Vanderpyl (La Haye, 1876 - Lagnes, 1965, portrait par Ferdinand Desnos). Né à La Haye dans une famille bourgeoise, cultivée et catholique, il quitta son pays pour Paris en 1900 où, après de petits emplois, il fut tour à tour journaliste, poète, critique d’art, chroniqueur culinaire. Auteur de plusieurs recueils de poésie et d’ouvrages de réflexion sur l’art, il écrivait dans de nombreux journaux et revues dont Paris Midi, Paris Soir, Le Petit Parisien, Mercure de France, et L’Intransigeant.

    Les artistes lui étaient reconnaissants pour ses critiques même si parfois il froissait leurs ego. Jean Du Marboré, avec lequel Vanderpyl ne fut pas toujours très tendre dans ses articles, dit de lui en 1927 dans le magazine Mediterranea : « Une des sommités de la critique picturale d’aujourd’hui, F. Vanderpyl, se double d’un chaleureux poète d’une ardente vitalité. » Auguste Chabaud, dans une lettre à Vanderpyl datée d’octobre 1926, lui écrit : « Bravo Vanderpyl, poète subtil ! » au sujet de la parution de l’un de ses recueils. « Irascible, barbu et doux comme un mouton, Fritz Vanderpyl, comme on peut naître bossu, est né poète », ajoute Vlaminck qui le connaissait bien.

    signature de J. van Dongen

    jean van dongen,kees van dongen,peinture,céramique,henri wiessing,hollande,pays-bas,france,marly-le-roi,sculptureSon entourage parisien se composait de peintres (Vlaminck, Van Dongen, Chabaud, J. Marchand, Dunoyer de Segonzac…) mais aussi d’écrivains (Apollinaire, Paul Fort, Guy-Charles Cros…). Il a écrit des articles avec les uns, les autres ont illustré ses ouvrages.

    Curieux personnage que ce Vanderpyl. À sa demande, en 1915, il est naturalisé pour participer aux combats (on apprend dans une lettre de Du Marboré qu’il est promu dans l’ordre de la Légion d’honneur). Dans l’entre-deux-guerres, certains articles où il affichait ses opinions politiques ne furent pas toujours bien vus. Vlaminck le qualifia d'« arriviste à rebours ». Toutes ces années dans le milieu artistique parisien lui ont permis d’acquérir un certain nombre d’œuvres d’art, autant de témoins d’une époque où les artistes refaisaient le monde en inventant de nouveaux styles, leurs propres styles. Et Vlaminck d’écrire : « Et sur sa tombe on pourra graver cette épitaphe : il a vécu, il a aimé, il a écrit de beaux poèmes. Il a fait ce qu’il a pu. » (Caroline Barbaroux) Précisons que ce sont plus encore les positions de Vanderpyl pendant la Seconde Guerre mondiale qui ont dû lui susciter des inimitiés. À cette époque, il a collaboré, comme critique, à plusieurs publications et ne s’est semble-t-il pas opposé à la réédition de son essai L’Art sans patrie, un mensonge : le pinceau d’Israël. À ses débuts à Paris, sur lesquels il revient dans Le Guide égaré, il a été entre autres guide au Louvre. On relève dans sa poésie – bien plus mièvre que le personnage, elle n’a guère résisté au temps – quelques pièces en néerlandais, en anglais ou encore en allemand. (D. C.)

     

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    toile de Jean van Dongen

     

     

  • Table ronde sur la traduction

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    La traduction de témoignages liés à la Shoah

     

     

    symposium organisé par la Faculté de Lettres
     
    de l’Université de Gand
     
    28 novembre 2017
     
     

     


     

     

     

    Les ouvrages évoqués

     

    Hélène Berr, Journal, Tallandier, 2011, traduit en anglais par David Bellos.

    Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, Denoël, 1975, traduit en anglais par David Bellos.

    Hélène Berr, Journal, Tallandier, 2011, traduit en néerlandais par Marianne Kaas.

    Fabrice Humbert, L’Origine de la violence, Le Passage, 2009, traduit en néerlandais par Marianne Kaas

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    Harry Mulisch, L’Affaire 40/61, traduit du néerlandais par Mireille Cohendy, Gallimard, coll. « Arcades », 2003.

    Anne Frank, L’Intégrale, traduit du néerlandais par Philippe Noble et Isabelle Rosselin, Calmann Lévy, 2017.

    Etty Hillesum, Les Écrits. Journaux et lettres. 1941-1943, traduit du néerlandais par Philippe Noble et Isabelle Rosselin, Le Seuil, coll. « Opus », 2008.

    Evelien van Leeuwen, Modeste in memoriam. Souvenirs lointains, traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Le Rocher, 2007.

    Philip Mechanicus, Cadavres en sursis. Journal du camp de Westerbork, traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Notes de Nuit, 2016.

     

     

    Bande son du documentaire sur Philip Mechanicus

    réalisé par Fabian Gastellier - voix de Jean-Claude Dauphin
    podcast

     

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  • Jongkind et Nadar

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    Petite histoire entre deux grands hommes

     

     

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    Après avoir fait ses armes en Hollande où il est né en 1819 – à une encablure de l’Allemagne –, Johan Barthold Jongkind (1) gagne Paris en 1846 à l’instigation d’Eugène Isabey dont il devient l’élève.

    Son existence a certes été jalonnée d’amitiés dans le monde l’art, quelques-unes fondamentales, par exemple celle avec le marchand d’art Pierre-Firmin Martin, établi rue Mogador, et celle avec Joséphine Fesser (2), d’origine hollandaise comme lui et pratiquant de surcroît la peinture – rencontrée en 1860 justement par l’intermédiaire de ce marchand –, une femme qui le prendra sous son aile, deviendra un soutien indéfectible en même temps que sa maîtresse jusqu’en 1891, année de leur mort à l’un comme à l’autre. Cependant, la vie de celui que l’on considère aujourd’hui comme le précurseur de l’impressionnisme a été très souvent ponctuée, parallèlement, de crises paranoïaques et de soirées passées avec des compagnons de beuverie.

    Passeport de Nadar, 1857

    jongkind,nadar,peinture,photographie,hollande,france,paris,zola,victorine heftingC’est que vers le milieu du XIXe siècle, les bougres, rapins pour la plupart, fréquentent assidûment les cabarets – dont le Divan le Peletier, dans feu le Passage de l’Opéra – qui égaient le quartier du Père Martin, le même pour ainsi dire que celui où opère un autre marchand important pour Jongkind, Adolphe Beugniet (rue Laffitte). En 1852, pour se faciliter le quotidien, le Hollandais s’installe tout près de là, au 21 de la rue Bréda (aujourd’hui rue Henry-Monnier). Comme Nadar, Murger, Fromentin, Courbet et bien d’autres, il fréquente le restaurant Dinochau, place Bréda (3), établissement où l’on peut faire crédit, ce qui, paraît-il, entraîna sa faillite.

    C’est entre autres au sein de ce groupe de copains, baptisé le Cercle Mogador, que Jongkind lie amitié avec nombre de futurs grands noms, Baudelaire, Daubigny, Corot… Il compte aussi, à partir de cette même époque, Nadar (1820-1910) parmi ses camarades. De ce dernier, on connaît deux caricatures du peintre, dont l’une publiée dans Le Journal pour rire du 23 avril 1852, année où Johan Barthold bénéficie déjà d’une certaine reconnaissance. Au bas de ce dessin, le photographe emblématique du monde artistique de son temps mentionne : « Ce personnage étrange est un jeune pensionnaire du gouvernement hollandais. M. Yonkind est venu rechercher à Paris le talent des anciens maîtres de son pays, que les nôtres leur avaient emprunté : il l’a retrouvé. Les marines de maître Yonkind ne pâlissent point à côté des Isabey, font réfléchir M. Gudin (4) et ahurissent M. Morel Fatio (5). » Le caricaturé bénéficie en effet alors, depuis quelques années, d’une pension royale mensuelle de 100 florins ; malheureusement pour lui, elle ne sera pas prolongée en 1853. En 1853, justement, dans son Nadar jury au Salon de 1853 : album comique de 60 à 80 dessins coloriés, compte rendu d’environ 6 à 800 tableaux, sculptures, etc. / texte et dessin par Nadar, le Français accorde une petite note au Hollandais : « J’ai su découvrir les deux envois de M. Yongkind, quelque mal placés qu’ils fussent. Peinture solide et de bon effet, bien que poussant peut-être un peu trop au noir. M. Yongkind est un digne représentant de l’école hollandaise. »


     

    Alors que Jongkind, désabusé, en mauvaise santé et accablé de dettes, est retourné vivre dans son pays natal fin 1855, Nadar fait partie des quelques amis français à lui rendre visite à Rotterdam au cours de cette longue parenthèse batave (fin 1857, voir copie du passeport) – les deux hommes se retrouveront semble-t-il seulement en 1863 bien que le peintre soit revenu s’établir à Paris trois ans plus tôt.

    Ses correspondants parisiens, s’inquiétant de plus en plus du ton de détresse de ses lettres, organisent une vente aux enchères réunissant des œuvres d’Isabey, Nadar (une aquarelle), Millet, etc., en tout 88 artistes. Chargé d’apporter la coquette somme ainsi collectée, le peintre et graveur Adolphe-Félix Cals s’en va chercher Jongkind en Hollande et rentre avec lui à Paris le 29 avril 1860. Si ce dernier effectue encore par la suite, et ce jusqu’en 1869, des voyages dans le Septentrion, il ne quittera pour le reste plus guère la France.

    En cette même année 1860, la rencontre déterminante de Joséphine Fesser représente la promesse d’une existence future plus régulée et moins assombrie par les préoccupations pécuniaires, cette même Joséphine en laquelle Edmond de Goncourt reconnut une mère, « un ange de dévouement avec des moustaches ».

    Au cours de la décennie (sans doute en 1863), Nadar réalise une série de photographies du peintre, au célèbre format des « cartes de visite » (voir photo). Sa renommée ne tarde pas à s’accroître, même si ses absences de plus en plus fréquente de la capitale et son peu de souci de se montrer ne jouent pas en sa faveur. La plupart des liens de sympathie et d’amitié qu’il entretenait se distendent en effet peu à peu dès lors qu’il passe le plus clair de son temps auprès de Mme Fesser – épouse séparée de son mari et mère d’un garçon prénommé Jules – et dans différentes régions françaises.

    caricature, Le Journal pour rire, 23/04/1852

    jongkind,nadar,peinture,photographie,hollande,france,paris,zola,victorine heftingTout comme Nadar, Baudelaire remarque bien entendu le talent du Hollandais : « Chez Cadart, M. Yonkind, le charmant et candide peintre hollandais a déposé quelques planches auxquelles il a confié le secret de ses souvenirs et de ses rêveries, calmes comme les berges des grands fleuves et les horizons de sa noble patrie, – singulières abréviations de peinture, croquis que sauront lire tous les amateurs habitués à déchiffrer l’âme d’un artiste dans ses plus rapides gribouillages. Gribouillage est le terme dont se servait un peu légèrement le brave Diderot, pour caractériser les eaux-fortes de Rembrandt. » (Le Boulevard, 14 septembre 1862). À l’époque où le poète écrit ces lignes, Jongkind fréquente Claude Monet. Celui-ci, qui a pu écrire, dans une lettre adressée en 1860 à Boudin, qu’il considérait Jongkind comme étant mort pour l’art, ne formula pas moins l’un des plus bels éloges jamais adressés au Néerlandais. Alors qu’ils se côtoient et peignent ensemble – formant d’ailleurs souvent un trio en Normandie avec Eugène Boudin –, l’aîné apprend à son cadet « la touche libre, les couleurs vives et contrastées ainsi que la vision synthétique du paysage ». De ce confrère qui a complété chez lui l’enseignement transmis par Boudin, Monet dira : « C’est à lui que je dois l’éducation définitive de mon œil. »

    Zola, par Nadar (1871)

    jongkind,nadar,peinture,photographie,hollande,france,paris,zola,victorine heftingÀ ces louanges s’en ajouteront beaucoup d’autres, par exemple de la main de Zola, en 1868 : « Avec Manet, Jongkind et Claude Monet, Boudin est à coup sûr un des premiers peintres de marines de ce temps. » Quelques années plus tard, le romancier rend visite au Hollandais et prend la plume pour satisfaire « une envie furieuse de dire tout le bien » qu’il pense de lui : « Parmi les naturalistes qui ont su parler de la nature en une langue vivante et originale, une des plus curieuses figures est certainement le peintre Jongkind. Il est connu, célèbre même, mais l’exquis de son talent, la fleur de sa personnalité, ne dépasse pas le cercle étroit de ses admirateurs. Je ne connais pas d’individualité plus intéressante. Il est artiste jusqu’aux moelles. Il a une façon si originale de rendre la nation humide et vaguement souriante du Nord, que ses toiles parlent une langue particulière, langue de naïveté et de douceur. Il aime d’un amour fervent les horizons hollandais, pleins d’un charme mélancolique ; il aime la grande mer, les eaux blafardes des temps gris et les eaux gaies et miroitantes des jours de soleil. Il est fils de cet âge qui s’intéresse à la tache claire ou sombre d’une barque, aux mille petites existences des herbes. Son métier de peintre est tout aussi singulier que sa façon de voir. Il a des largeurs étonnantes, des simplifications suprêmes. On dirait des ébauches jetées en quelques heures, par crainte de laisser échapper l’impression première. La vérité est que l’artiste travaille longuement ses toiles, pour arriver à cette extrême simplicité et à cette finesse inouïe ; tout se passe dans son œil, dans sa main. Il voit un paysage d’un coup dans la réalité de son ensemble, et le traduit à sa façon, en en conservant la vérité, et en lui communiquant l’émotion profonde qu’il a ressentie. C’est ce qui fait que ses paysages vivent sur la toile, non plus seulement comme ils vivent dans la nature, mais comme ils ont vécu pendant quelques heures dans une personnalité rare et exquise. J’ai visité son atelier dernièrement. Tout le monde connaît ses marines, ses vues de Hollande. Mais il est d’autres toiles qui m’ont ravi, qui ont flatté en moi un goût particulier. Je veux parler des quelques coins de Paris qu’il a peints dans ces dernières années. […] Cet amour profond du Paris moderne, je l’ai retrouvé dans Jongkind, je n’ose pas dire avec quelle joie. Il a compris que Paris reste pittoresque jusque dans ses décombres, et il a peint l’église Saint-Médard, avec le coin du nouveau boulevard qu’on ouvrait alors. […] Un peintre de cette conscience et de cette originalité est un maître, non pas un maître aux allures superbes et colossales, mais un maître intime qui pénètre avec une rare souplesse dans la vie multiple des choses. » (La Cloche, 24 janvier 1872)

    E. de Goncourt, par Nadar, vers 1875

    jongkind,nadar,peinture,photographie,hollande,france,paris,zola,victorine heftingPour sa part, Edmond de Goncourt confie à son Journal, le 17 juin 1882 : « Une chose me frappe dans ce Salon : c’est l’influence de Jonkindt. Tout le paysage qui a une valeur, à l’heure qu’il est, descend de ce peintre, lui emprunte ses ciels, ses atmosphères, ses terrains. Cela saute aux yeux, et n’est dit par personne. » Peu après la mort du peintre, alors qu’une partie de son œuvre est dispersée à l’hôtel Drouot, le critique et écrivain influent Gustave Geoffroy estimera que « Jongkind a été préoccupé, un des premiers, de la vérité de l’atmosphère, de la décomposition des rayons lumineux, de la coloration des ombres. Il marque cette préoccupation dans ses aquarelles, qui sont parmi les plus belles aquarelles qui aient été faites, d’une calligraphie de dessin fougueuse, rapide, et d’une sûreté extraordinaire, d’une couleur infiniment délicate, véridique, apte à mettre en valeur les aspects essentiels des premiers plans, à donner leur éloignement et leur charme aux lointains » (« J.-B. Jongkind », La Justice, 8 décembre 1891).

    Tous ne partagent toutefois pas une telle vision enthousiaste des choses. Le peintre et critique Charles-Olivier Merson, disparu aux yeux de la postérité, estime par exemple que les deux toiles que le Hollandais expose au Salon de 1870 « sont d’un effarouchement de plus en plus macabre, preuve que M. Jongkind extravague en son genre autant que M. Manet dans le sien » (Le Monde illustré, 16 juillet 1870). De tels avis ne vont pas empêcher les faussaires de lancer sur le marché des copies de toiles du maître, ceci à compter de 1879.

    Malgré un cercle de fidèles admirateurs, Jongkind n’expose pas dans l’atelier de Nadar du 15 avril au 15 mai 1874 dans le cadre de la célèbre exposition qui a marqué les débuts de l’impressionnisme, non qu’il soit fâché avec quiconque – malgré ses sautes d’humeur, il avait bon caractère et demeurait un homme affable –, mais parce qu’il a renoncé peu avant à exposer après avoir été refusé une fois de plus au Salon. Ni le Père Martin, ni Monet, ni Boudin n’arrivent à le faire changer d’avis. Au bout de plusieurs années, il revient cependant sur sa décision. Ainsi, en mai-juin 1882, il expose à Paris, galerie Détrimont, où le succès est au rendez-vous – son unique exposition personnelle ! Cependant, à la fin de la décennie, son pays natal n’accroche pas la moindre de ses œuvres au sein de la section hollandaise de l’Exposition universelle de 1889. Il faut dire que quelques-uns, en Hollande, lui en voulaient probablement de s’être joint, pour certains Salons, à l’envoi des Français.

     

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    Des liens qui ont existés entre Nadar et Jongkind subsistent de rares lettres du second au premier, rédigées dans un français très approximatif où les apostrophes ne sont guère de mise. Son emploi de cette langue en a fait rire plus d’un. Ainsi, dans son Jongkind, ouvrage de 1927, Paul Signac note : « Pendant son long séjour en France, il n’a guère appris le français. Son jargon, son orthographe n’ont guère changé. Si, en 1851, il écrit ‘‘la Belle Poel’’ et ‘‘la belle sexes’’, le 19 février 1880, il écrit encore en bas d’un croquis : ‘‘Pauline Brassier cherchant le premier salade de pise en lit », et, le 19 septembre 1883, il transcrit ainsi dans son album le menu d’un repas qu’il vient de faire à Grenoble :

    Potage à l’écume

    Calantine de vollaille

    Merlan frite au citron

    Filet de bœuf au champion

    Gicot creison, etc. »

     

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    J.-B. Jongkind par Carjat

     

    Le 24 juillet 1863, Jongkind, de retour à Paris (après plusieurs séjours en Normandie), écrit à Nadar qu’il souhaite que ce dernier fasse son portrait, ainsi qu’il en a déjà été question entre eux. Malgré la fréquentation de Joséphine Fesser, sa situation financière ne va s’améliorer vraiment que courant 1864. Aussi mendie-t-il plus ou moins un échange avec le photographe : l’achat d’une toile lui permettrait de payer le portrait. La lettre manifeste par ailleurs l’état d’esprit changeant du peintre : s’il est le plus souvent de bonne compagnie, il ne manque pas de se plaindre sur son sort. L’abus de vin – ce vin qu’il dit ne pas supporter, du moins pur – finira par lui ruiner la santé. Vers la fin de sa vie, son cerveau le lâchera toujours plus.

     

    J.-.B. Jongkind, par Nadar (1863) 

    Jongkind, Nadar, peinture, photographie, hollande, France, paris, Zola, Victorine heftingMon bon Nadar,

    J’ai été bien content enfin de vous avoir rencontré chez vous. J’ai pensé souvent à votre bonne amitié du temps passé et me voilà de retour à Paris. comme je me suis trouvé obligé de retourné en France surtout pour la vente de mes tableaux.

    Je vous dirai, cher ami, je ne suis pas le plus heureux du monde et le bon Dieu seul sait comment je vie encore. j aime beaucoup a plaisanté, mais jamais des circonstance serieuse Je veux dire que je soufre encore beaucoup de ce que j ai éprouvé pendant plus de quatre ans.

    Heureusement j’ai rencontré à Paris une Dame de mes Parent d Hollande. par ses bonté je me trouve secourir contre beaucoup de pine et contre beaucoup de mal dans ma position et puis, a que me donne la tranquilité et de soins necessaire.

    Maintenant je suis venu d abord pour vous voir, et ensuite pour me recommander a vous. si vous pouviez m être utile pour me prendre un tableau ou parmi vos amis. Sans que cela puisse vous deranger en rien

    Comme je vous ai dit que j ai beaucoup soufert aussi quand je sort j’oublie le mal. mais en acceptant un cigare le fumér ma fait du mal et j ai cru de tomber sur le Boulevard.

    C est le même, en buvant du vin pure, je vous assure, ce n est pas très amusant.

    a raison de ce que je viens vous dire, vous m excuserez que je ne viens pas diner lundi soir, vers 6 heures. quand a mon portrait je suis venu déjà plusieurs fois, pour demander votre amitié de me faire mon portrait.

    Carjat a eu cette bonté pour mon portrait et pour quelques cartes de visites.

    Mais malgré que les jours sont exigant et le temps je serai heureux d avoir mon portrait fait par vous, comme je pense encore de resté à Paris et peut-être pour toujours. vous voyez mon bon Nadar, que je vous oublie pas et comme j espers pas de vous deranger je reviendrai un de ces jours pour vous revoir.

    recevez En attendant les souhaits les plus heureux pour votre santé et pour votre bonheur

    votre ami

    Jongkind (6)

     

    exposition « Jongkind et ses amis », Musée de Dordrecht, fin 2017-début 2018

     

    Dans l’autre lettre que l’on trouve dans Jongkind d’après sa correspondance (envoyée de Honfleur le 2 septembre 1864, n° 202), Jongkind se félicite que Nadar – dont la plus grande passion était le sport aéronautique – ait remporté un procès consécutif à son accident en ballon d’octobre 1863 et aux dettes qui s’ensuivirent. Il lui annonce qu’il lui rendra visite à son retour à Paris et ne manque pas de lui demander au passage d’intervenir en sa faveur auprès de ses amis susceptibles d’acquérir l’une ou l’autre de ses œuvres : « je suis à Honfleur pour désiné de navires etc c est un pays fort pitoresque et sans que vous me croyerez interesséz en vous écrivant j ose me rappeler a vous de facon le plus agreable si il y a moyen a vos amis de me placer quelques tableaux ou dessins de mes ouvrages et de ma peinture ».

     

    Jongkind, ce jeune enfant ou cet enfant resté jeune – son patronyme ne signifie-t-il pas, mot à mot : « jeune enfant » –, passe une grande partie de la dernière décennie de sa vie loin du tumulte parisien, à La Côte-Saint-André, village natal de Berlioz dans le Dauphiné, où les enfants avec qui il aime jouer le surnomment « Père Jonquille » (déclinaison du patronyme hollandais, sans doute) et où il se promène, une colombe perchée sur l’épaule, en compagnie d’un mouton. De cette époque, on garde des photographies du Hollandais. Elle ont été prises par un autre photographe que Nadar, à savoir, Jules, le fils de Joséphine, avec lequel le peintre entretint des rapports extrêmement chaleureux, pour ainsi dire filiaux.

     

    Daniel Cunin

     


     

     

     

    J.-B. Jongkind, caricature par Nadar

    jongkind,nadar,peinture,photographie,hollande,france,paris,zola,victorine hefting(1) On le prénommera aussi Jean-Baptiste en France et beaucoup orthographieront son patronyme Yongkind de façon, semble-t-il, à prononcer le « j » à la hollandaise. Baudelaire l’écorche lui aussi : Yonkind. Goncourt hésite entre Jonckind et Jonkindt ; Zola retient parfois Jong-Kind. Des décennies après la mort du peintre, l’orthographe Yongkind fleurira encore sur les pages des journaux et revues, par exemple sous la plume du célèbre critique Louis Vauxcelles.

    (2) Il existe peu de sources aisément accessibles sur la compagne de Jongkind. En 2017, Marja Visser a publié Maannachten (Nuits de pleine lune, éditions Zomer & Keuning), un roman qui narre l’histoire de ce couple singulier à travers le regard de Joséphine.

    (3) Le nom de cette rue n’a aucun rapport avec la ville néerlandaise. C’était celui d’un propriétaire qui fut autorisé, nous dit Wikipédia, « à convertir le passage qui portait son nom en deux rues publiques, l’une, la ‘‘rue Bréda’’, de 11,69 mètres, l’autre, la rue Clauzel, de 9,75 mètres de largeur, formant à leur jonction une place triangulaire, la place Bréda ».

    (4) Sans doute le peintre de marine Théordore Gudin (1802-1880).

    (5) Antoine Léon Morel-Fatio (1810-1871), peintre de la Marine et homme politique.

    V. Hefting, vers 1950

    jongkind,nadar,peinture,photographie,hollande,france,paris,zola,victorine hefting(6) Jongkind d’après sa correspondance. 328 lettres introduites et éditées par Victorine Hefting, Utrecht, Haentjens Dekker & Gumbert, 1969, lettre 186. Si Joséphine Fesser vient bien de Hollande, elle ne semble pas avoir de liens de parenté avec Jongkind. Étienne Carjat (1828-1906), artiste et photographe lui aussi renommé, connu particulièrement pour avoir immortalisé Rimbaud, a eu un atelier rue Laffitte, la rue des galeristes. Ce volume de la correspondance comprend des lettres aux marchands d’art, à des amis hollandais, des confrères (Boudin), à la famille Fesser… Pendant plusieurs années, l’historienne de l’art néerlandaise, éditrice et politicienne Victorine Hefting (1905-1993) a dirigé de fait le Gemeentemuseum de La Haye. On lui doit d’autres ouvrages de référence sur son compatriote : Aquarelles de Jongkind, Paris, Les presses artistiques, 1971 ; Jongkind : sa vie, son œuvre, son époque, Paris, Arts et métiers graphiques, 1975 et J.B. Jongkind : voorloper van het impressionnisme, Amsterdam, Bert Bakker, 1992. Elle a organisé de nombreuses expositions aux Pays-Bas et en France (Jongkind, Toorop, Kandinsky…). Sa vie particulièrement riche à plusieurs points de vue a donné lieu à une biographie (1988).

     


     La fin de la vie de Jongkind