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Histoire littéraire - Page 12

  • Forces occultes aux Indes néerlandaises

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    Un roman de Louis Couperus

    lu par Alexandre Cohen

     

     

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    S’il existait un concours pour « récompenser » la couverture la plus hideuse de l’histoire de l’édition française, celle de La Force des ténèbres (1) – roman « indonésien » de Louis Couperus (1863-1923) – entrerait en lice avec à coup sûr, à la clé, un premier ou un deuxième accessit. À n’en pas douter, elle aurait affligé l’auteur, homme raffiné extrêmement soucieux de l’aspect que revêtaient ses publications : une bonne part de la correspondance qu’il a échangée avec son éditeur porte sur ces questions esthétiques.

    Stille0.pngLe volume qu’a tenu entre ses mains le critique Alexandre Cohen, paru sous le titre De stille kracht à Amsterdam chez L.J. Veen en novembre 1900, ressemblait sans doute à la reproduction ci-contre (de cette première édition que l’on doit à Chr. Lebeau, il existe différentes reliures). Quand il le reçoit à Paris où il est de retour depuis peu après son exil londonien et un séjour forcé en Hollande, il a déjà eu l’occasion de lire l’œuvre grâce à la prépublication offerte par le périodique De Gids (prépublication qu’il annonce dans la livraison du Mercure de France de juillet 1900 en traduisant le titre par « Les Forces Mystérieuses »). Cohen ne semble pas avoir réellement goûté les romans de Louis Couperus. Un style trop précieux, trop melliflue sans doute pour ce rebelle qui, marqué par la lecture des œuvres de Multatuli, préférait une veine plus caustique.

    Louis Couperus

    Louis Couperus, Alexander Cohen, Alexandre Cohen, De stille kracht, La force des ténèbres, Indonésie, Java, Insulinde, littérature, Mercure de France, Pays-Bas  Il exprime plusieurs réserves auxquelles H. Messet – qui a tenu après lui la chronique des lettres néerlandaises pour le Mercure de France – viendra en ajouter quelques-unes. Ce dernier reconnaît certes à l’écrivain haguenois « richesse de l’imagination », « éclat et velouté de la langue » ainsi qu’« une assez grande virtuosité ». À ses yeux, Couperus « possède à un haut degré l’art de la composition, et c’est bien quelque chose. Il ne manque pas non plus d’un certain talent épique, je veux dire que, dans un même roman, il sait, comme Tolstoï, faire vivre un assez grand nombre de personnages, chacun dans sa propre sphère. Il l’a prouvé jadis dans Eline Vere et récemment encore dans les Livres des petites âmes. On pourrait lui reprocher d’abuser de ce don, mettant quelquefois dans un seul roman autant de personnages que d’autres, et de plus vraiment épiques, en mettent dans tout un cycle. » Mais le chroniqueur – qui porte son admiration sur Israël Querido – lui reproche son emphase, son clinquant, une absence « de profondeur philosophique » : « C’est brillant, oh ! très brillant ; mais souvent cela ressemble étrangement à un beau feu d’artifice ; tant qu’on voit ces soleils tournants et ces lumineuses fusées on admire, on est ébloui parfois ; mais l’impression n’est pas durable ; on s’en revient un peu désillusionné, les sens seuls ont joui, l’âme à peine a été effleurée. » (H. Messet, « La littérature néerlandaise après 1880 (suite) », Mercure de France, 1er décembre 1905, pp. 357 et 358). H. Messet admet toutefois que Louis Couperus a été l’un « des premiers à parler en artiste ému des Indes et de leurs habitants » (« Lettres néerlandaises », Mercure de France, 1er mai 1906, p. 153). (2)

    une des nombreuses rééditions

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basOn ne sera pas trop surpris de voir Alexandre Cohen proposer une lecture essentiellement politique de De stille kracht – les passages qu’il donne en traduction sont assez révélateurs (3) –, histoire qui privilégie pourtant la belle langue et dont le vrai sujet, ainsi que le rappelle Jamie James (4), est « la mystique des choses concrètes sur cette île de mystère qu’est Java ». À l’époque, Cohen a en grande partie renoncé à ses convictions anarchistes pour défendre un individualisme forcené. Bien qu’il soit à la veille d’entrer au service du Figaro, il demeure profondément révolté par bien des injustices ; pour ce qui est de la politique coloniale menée par son pays d’origine en Insulinde, son indignation dépasse celle de son maître à penser Multatuli (5).

    Cohen rentrant des Indes, avril 1905

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basSes prises de position tiennent pour une part au traitement que lui ont réservé la justice française (Procès des Trente) et la justice hollandaise (six mois de prison pour outrage à la personne du roi Guillaume III), mais elles ont surtout leurs sources dans ce qu’il a vécu en Indonésie : « L’expérience fondamentale à la base de son choix de l’anti-autoritarisme fut son séjour, entre 1882 et 1887, dans l’armée royale des Indes néerlandaises (Koninklijk Nederlandsch-Indisch Leger, KNIL). En raison de ses manquements à la discipline – savoureusement décrits dans ses souvenirs –, Cohen passa trois de ces cinq années dans des prisons militaires. » (6) Les épreuves en question et l’impétuosité de sa nature (7) expliquent sans doute le ton de sa recension du roman de Couperus. Si ce livre revêt une certaine valeur, nous dit-il en quelque sorte, c’est parce qu’il prophétise la fin de la période coloniale. Alexandre Cohen a vécu suffisamment longtemps pour célébrer, près d’un demi-siècle plus tard, depuis Toulon, la fin de la domination batave sur l’archipel indonésien. À moins qu’il n’ait opéré entre-temps un revirement sur cette question comme il a pu le faire sur bien d’autres.

    une des traductions en anglais

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basLa stille kracht ou « force silencieuse », « traduc- tion du malais guna-guna, désigne les pratiques de magie noire qui sont au centre d’une intrigue où transparaissent les inquiétudes coloniales hollandaises […] Le protagoniste, Van Oudijck, consciencieux résident de la région de Labuwangi, à Java, va déchaîner la ‘‘force silencieuse’’ en demandant la destitution d’un haut fonctionnaire javanais corrompu. Aussitôt, des phénomènes inexplicables vont accabler sa famille. Il parviendra un moment à les juguler, mais son épouse Léonie va alors se livrer à la débauche. Son inconduite va finalement provoquer le démembrement et le déshonneur de sa famille. En butte à l’hostilité javanaise et à la corruption de son propre milieu familial, Van Oudijck renonce à ses idéaux. Il finit par démissionner pour se retirer dans un village de Java en compagnie d’une jeune métisse ». (8)

    D.C.

     

    (1) Louis Couperus, La Force des ténèbres, traduit du néerlandais par Selinde Margueron, préface de Philippe Noble, Paris, Le Sorbier, 1986. Il existe une nouvelle traduction anglaise de la main de Paul Vincent : The Hidden force, Pushkin Press, 2012. Paul Ver- hoeven projette de porter le roman à lécran.

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-bas(2) Il faudra semble-t-il attendre un J.-L. Walch pour entendre une voix vraiment enthousiaste dans le Mercure de France : « J’ai déjà précédemment parlé de la grande diversité de cet écrivain : Herakles en est un nouveau témoignage. C’est un récit dans lequel l’auteur nous fait pénétrer à sa suite dans le monde mythologique. Toute l’Antiquité revit dans sa grâce, sa clarté, sa beauté puissante et consciente d’elle-même. C’est le monde mythique dans toute sa joie, dans sa splendide candeur. Toute grandiloquence est évitée ; le sujet est traité d’une façon réaliste. L’auteur y donne libre cours à la joie que lui-même il éprouve à créer ces fables, et l’élan qui l’anime nous fait oublier la longueur de son récit. La langue si fine et si sensible de Couperus maniée avec la plus grande souplesse détaille toutes les nuancés de sa pensée. Des livres comme Dionysos et Herakles représentent des spécimens tout à fait isolés dans notre littérature ; aucune œuvre ne peut leur être comparée. » (« Lettres néerlandaises », Mercure de France, 16 novembre 1914, p. 869.)

    Couperus en Indonésie (1899)

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-bas(3) Alexander Cohen traduit  quelques phrases de la section 2 du chapitre 4 : « En het is alsof de overheerschte het weet en maar laat gaan de stuwkracht der dingen en afwacht het heilige oogenblik, dat komen zal, als waar zijn de geheimzinnige berekeningen. Hij, hij kent den overheerscher met eén enkelen blik van peildiepte; hij, hij ziet hem in die illuzie van beschaving en humaniteit, en hij weet, dat ze niet zijn. Terwijl hij hem geeft den titel van heer en de hormat van meester, kent hij hem diep in zijn democratische koopmansnatuur, en minacht hem stil en oordeelt hem met een glimlach, begrijpelijk voor zijn broeder, die glimlacht als hij. Nooit vergrijpt hij zich tegen den vorm van de slaafsche knechtschap, en met de semba doet hij of hij de mindere is, maar hij weet zich stil de meerdere. Hij is zich bewust van de stille kracht, onuitgesproken: hij voelt het mysterie aandonzen in den ziedenden wind van zijn bergen, in de stilte der geheimzwoele nachten, en hij voorgevoelt het verre gebeuren. Wat is, zal niet altijd zoo blijven: het heden verdwijnt. Onuitgesproken hoopt hij, dat God zal oprichten, wat neêr is gedrukt, eenmaal, eenmaal, in de ver verwijderde opendeiningen van de dageradende Toekomst. Maar hij voelt het, en hoopt het, en weet het, in de diepste innigheid van zijn ziel, die hij nooit opensluit voor zijn heerscher. » (p. 181-182 de l’édition originale, 1900). Il y accole quelques lignes de l’avant-dernier paragraphe du roman : « dat wat blikt uit het zwarte geheimoog van den zielgeslotenen inboorling, wat neêrkruipt in zijn hart en neêrhurkt in zijn nederige hormat, dat wat knaagt als een gift en een vijandschap aan lichaam, ziel, leven van den Europeaan, wat stil bestrijdt den overwinnaar en hem sloopt en laat kwijnen en versterven, heel langzaam aan sloopt, jaren laat kwijnen, en hem ten laatste doet versterven, zoo nog niet dadelijk tragisch dood gaan » (ibid., p. 211)

    (4) Jamie James, Rimbaud à Java. Le voyage perdu, traduction de Anne-Sylvie Homassel, Paris, Les Éditions du Sonneur, 2011.

    (5) En cette même année 1901, A. Cohen publie à la Société du Mercure de France une traduction de textes de Multatuli sous le tire Pages choisies.

    (6) Ronald Spoor, « Alexandre Cohen ». A. Cohen devait effectuer un autre séjour dans l’archipel : « Grâce à ses relations avec Henry de Jouvenel, il fut chargé en 1904 par le gouvernement français d’une enquête comparative en Indochine et dans les Indes néerlandaises portant sur l’éducation et les services sanitaires. Avec un certain plaisir, il visita les prisons où il avait été détenu quelques années plus tôt. Il trouva des arrangements avec les journaux Het Nieuws van den Dag van Nederlandsch-Indië et Soerabaiasch Handelsblad pour des collaborations à partir de Paris. » (ibid.)

    stille3.png(7) Il est amusant de voir que Cohen, prompt à en découdre par la plume comme avec les poings, s’en est pris un jour à un adjoint d’un frère de Louis Couperus. Dans une lettre du 26 janvier 1905 qu’il envoie de Solo (sur l’île de Java) à sa compagne Kaya Batut, il écrit : « […] j’ai copieusement engueulé l’assistent-résident de Djocdja […] Figure-toi que ce mufle – à qui j’avais à demander une introduction pour le directeur de l’École normale – non content de me laisser debout dans son bureau (lui restant assis) me parla sur un ton absolument inconvenant. Après m’être emparé d’une chaise, j’ai dit son fait à ce monsieur… À Paris les détails ». (Alexander Cohen. Brieven 1888-1961 [Correspondance d’Alexandre Cohen. 1888-1961], éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 291). Cohen se demandera plus tard sil sagissait ou non dun frère de Louis Couperus, mais ça ne semble pas être le cas.

    (8) Jean-Marc Moura, « L’(extrême-)orient selon G. W. F. Hegel - philosophie de l’histoire et imaginaire exotique », Revue de littérature comparée, 2001, n° 297, p. 27.  L’analyse « idéologique » de l’œuvre a été menée par Henri Chambert-Loir, « Menace sur Java : La Force silencieuse de Louis Couperus (1900) », in D. Lombard et al. (eds), Rêver l’Asie. Exotisme et littérature coloniale aux Indes, en Indochine et en Insulinde, Paris, EHESS, 1993, p. 413-421. 

     

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     première page manuscrite du roman

     

     

    Louis Couperus : De Stille kracht

     

     

    téléfilm basé sur le roman (1974)

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basLa Force silencieuse, c'est – « dans cette terre de mystère qu’est l’île de Java » – la force occulte qui un jour assurera à la race vaincue la victoire sur ses oppresseurs… « L’indigène le sait et il laisse aller les choses en attendant l’heure sa- crée… Quant a lui, il a sondé son oppresseur d’un seul regard. Il l’a pénétré dans son illusion de civilisation et d’humanité, qui, il le sait, ne sont pas. Et tandis qu’il lui donne le titre de seigneur et le hormat (les honneurs) dû au maître, il l’a deviné dans son bas mercantilisme, et il le méprise, et il le juge d’un sourire dédaigneux, intelligible seul pour son frère, qui sourit comme lui. Il ne se révolte jamais contre ces formes extérieures de la soumission absolue, et par son sembah (salut), il semble reconnaître son infériorité. Mais dans le plus intime de son âme il se sait le supérieur. Il a conscience de la force silencieuse, sans jamais en parler. Il en devine la présence dans les vents torrides de ses montagnes, dans l’étrange silence des nuits tièdes, et il pressent les événements encore lointains. Ce qui est, ne sera pas toujours : le Présent s’évanouira. Il sait que Dieu relèvera ce qui est abaissé. Il le sait, et il le sent, et il l’espère dans le plus profond de son âme que jamais il n’ouvre à son dominateur. […] C’est la force silencieuse qui luit dans le regard sombre de l’indigène, qui se tient cachée dans son cœur et qui s’accroupit dans son salut humilié. C’est elle qui corrode, tel un poison et comme une inimitié implacable, le corps et l’âme et la vie de l’Européen ; qui, silencieusement, lutte contre le vainqueur ; qui le mine, et le fait dépérir pendant de longues années, lentement, si toutefois elle ne le tue pas directement d’une façon tragique. »

    Couperus et son épouse (1923)

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basC’est cette « force silencieuse » qui, après une longue lutte mouvementée, vainc le Résident hollandais Van Oudyck, que, malgré son énergie et son intrépidité, elle contraint à se démettre de ses fonctions et à liquider sa famille. Il est vrai que cette victoire de la « force » est attribuable, en partie, à Léonie van Oudyck, la femme du Résident, une gourgandine qui s’oublie au point de prendre pour amant le jeune Theo van Oudyck, fils du premier lit de son mari.

    scène de la salle de bains

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basCe roman de M. Couperus – qui n’a de déplaisant que le style tourmenté et cahoté – possède des qualités louables. Les personnages ont tous de l’originalité, sans en rien être invraisemblables. Léonie van Oudyck, notamment, est joliment réussie. Eva Eldersma, la femme du secrétaire, est délicieuse. Le Résident van Oudyck est un rude bonhomme et sa retraite dans la vallée de Lellès, où il se crée une famille nouvelle, d’une conception charmante. La scène de la salle de bains, où une bouche invisible crache des baves sanguinolentes sur Léonie terrifiée, est très belle. – M. Couperus me paraît assez bien connaître l’âme indigène… Une réserve : je ne sais pas jusqu’à quel point l’entrevue de Van Oudyck avec la Raden-Ayou, la mère du Régent indigène de Ngadyiwa, est vraisemblable. L’humiliation suprême de la vieille princesse, qui se met sur la nuque le pied du Résident, me semble difficile à admettre. Il est vrai que je suis de parti pris ! Il y a si longtemps que le Blanc marche sur la nuque aux autres, que je voudrais voir ces autres : Noirs, Jaunes et Café-au-Lait – les Rouges, hélas ! ne pourront déjà plus être de la fête ! – piétiner un peu – un peu beaucoup ! – les Blancs. C’est bien leur tour. Je serais assez facilement un fervent de la « force silencieuse », telle que la définit M. Couperus. Mais je demande à voir. Je ne demande qu’à voir ! À quand la Revanche ? La vraie, la seule ?

     

    Alexandre Cohen

    « Lettres néerlandaises. De Stille kracht »

    Mercure de France, juillet 1901, p. 276-277.

     

     

     

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    Alexandre Cohen (décembre 1918)

     

     

  • L’illusion merveilleuse de nos rêves…

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    Quelques lignes de Frederik van Eeden

     

     

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    Prophète, médecin, pionnier de la psycho- thérapie, dramaturge, diariste, poète, romancier, esprit avide d’universalité, personnage charis- matique, réformateur ayant dilapidé une partie de sa fortune dans une colonie communiste utopique (1), Frederik van Eeden (1860-1932) a, pendant une demi-siècle, marqué de son empreinte la société et les lettres des Pays-Bas. Ami entre autres de Romain Rolland, traducteur de Tagore, il a été admiré par certains, honni par beaucoup.

    Eeden11.jpgCommentant l’œuvre ro- manesque de cet homme dont l’existence a été dominée par le sens du religieux, Paul Verschave (2) écrit à juste titre : « C’est toujours son ‘‘moi’’ individualiste qui s’exprime par la bouche de ses héros, mais comme son indi- vidualité a revêtu les aspects les plus divers, rien qu’en se racontant, il a créé tout un monde. Et c’est en quoi ses ouvrages présentent un intérêt si considérable pour qui cherche à suivre l’évolution spirituelle de cet homme : ses livres enregistrent d’une manière indélébile, non seulement sa pensée, mais sa vie. Bien plus, chez une nature aussi riche, et qui, dans sa soif de savoir, s’est répandue en manifestations aussi multiples, qui était sous tant de rapports variés ‘‘enfant de son siècle’’, les différentes étapes de cette pensée forment à elles seules l’histoire de toute une génération intellectuelle. »

    Eeden6.pngS’il existe trois traductions françaises (3) du Kleine Johannes (1887) – sorte de conte de fée autobio- graphique et symboliste en partie inspiré par  Simplice de Zola –, on peut déplorer que le grand roman de Van Eeden, Van de koele meren des doods (1900, Des lacs glacés de la mort), soit pour ainsi dire passé inaperçu en France (4). Sous la plume de sa compatriote Jeannette Nijhuis (1874-1938), L’Humanité nouvelle a salué, essentiellement pour des considérations politiques, cette parution (« Chronique des lettres hollandaises », octobre 1902, p. 105-106) : « Dans son roman, ce n’est pas seulement l’artiste qui parle, c’est aussi le penseur, le croyant, le socialiste et dans une large mesure aussi le médecin. Il fallait être médecin pour si bien faire la diagnose d’une âme, d’un esprit et d’un corps malades. Il fallait être socialiste pour si bien sonder les plaies d’une société malade et pour indiquer avec tant de décision les voies de la guérison. » Chroniqueur lui aussi des lettres néerlandaises à la même époque, Alexandre Cohen se montre bien plus réservé, en raison de ses goûts bien entendu mais aussi sans doute parce que Van Eeden ne s’était jamais affiché anarchiste (« Lettres néerlandaises », le Mercure de France, avril 1901, p. 272-274) ; tout bien considéré, le condamné à 20 ans de travaux forcés au Procès des Trente ne reconnaît au livre qu’un grand mérite : « l’héroïne nous reste toujours sympathique, même lorsqu’elle devient vertueuse et ce, sans que l’auteur fasse le moindre effort pour nous imposer cette sympathie ».

    Soucieux de l’édification du lecteur, Paul Verschave met en avant le poète Van Eeden bien plus que le romancier. Il relève malgré tout : « Il serait intéressant de comparer cet ouvrage [Les Lacs glacés de la mort] avec le célèbre roman de Flaubert, Madame Bovary, et de voir à ce sujet ce qui sépare Van Eeden du naturalisme. Comme Madame Bovary, Hedwige de Fontayne, ne trouvant pas dans le mariage le bonheur rêvé, fait les chutes les plus lamentables, mais il n’y a pas dans ces fautes le caractère de fatalité qu’y mettent les naturalistes. Le mal y est reconnu comme le mal et appelle le remords. De plus, arrivée à l’extrême degré de la misère morale, la malheureuse Hedwige se relève dans un étouffement bouddhiste des passions qui ressemble ‘‘aux ondes fraîches de la mort’’ » (5).

    Eeden2.pngLe monde anglophone a été plus accueillant en publiant dès 1902 une traduction : The deeps of Deliverance (de la main de Margaret Robinson), rééditée en 2009 sous le titre Hedwig’s journey ; Else Otten en en donné une version allemande (Wie Stürme segnen, 1907), Goedele de Sterck une version espagnole (Las tranquilas aguas de la muerte, 2012), Farooq Khalid une version en ourdou. Nouchka van Brakel a porté le livre à l’écran avec, dans le rôle principal, Renée Soutendijk. À défaut d’une traduction française, nous donnons quelques lignes d’un autre roman de Frederik van Eeden, les premières du chapitre XII de De Nachtbruid (1909), qui mêlent dimension onirique et évocation de la Hollande rurale d’autrefois.

     

    eeden3.jpg(1) La citation suivante résume assez bien l’échec de l’expérience de la colonie de Walden : « Vers 1898, Frédéric Van Eeden, célèbre romancier hollandais, nouvellement converti au rêve collectiviste, fondait, avec l’aide d’une vingtaine d’amis, à Walden près de Bussum, un phalanstère, espèce de petite oasis de vie future, suivant le type socialiste. Van Eeden consacra à cette tentative un demi million, qui fut bientôt englouti, et malgré cette orgie d’argent, l’œuvre vient de périr. Le généreux utopiste avoue franchement la cause de la déconfiture : ‘‘Dans ma petite collectivité, écrit-il, j’ai été dès le premier jour obligé d’éliminer des éléments inacceptables qui prétendaient ne rien faire et vivre aux dépens de la communauté. Pour eux ‘‘le travail libre’’, c’était surtout la liberté de ne pas travailler’’. » (Chanoine Bourgine, Le Protestantisme et les sociétés modernes, Avignon, Aubanel, 1914, p. 42)

    (2) Voir sur ce juriste et érudit : Robert Hennart, « Paul Verschave (1878-1947) et l’Ecole supérieure de journalisme de Lille », De Franse Nederlanden / Les Pays-Bas Français, 1980, p. 204-214.

    Eeden8.png(3) Celle parue dans un premier temps sous le titre Jeannot, que l’on doit à Léon Paschal, d’abord publiée dans la Revue de Belgique puis aux éditions P. Weissenbruch (1903) et enfin dans  la Revue de Hol- lande (en écoute ici) ; Le Petit Jean, traduit par Sophie Harper-Mounier, avant-propos de Romain Rolland, Paris, Rieder, « Les prosateurs étrangers modernes », 1921 ; Le Petit Johannes, traduit par Robert Pittomvils et adapté par Albert Bailly avec une introduction du traducteur, Bruxelles, La Sixaine, « Estuaires », 1946.

    (4) À propos de ces deux romans et d’un troisième : Johannes Viator (1892), on pourra consulter la thèse de Hanneke Pril, Une analyse littéraire de trois œuvres de Frederik Van Eeden (1860-1932), Université de Paris IV,1998.

    (5) Paul Verschave, « Le poète hollandais Frédéric van Eeden et son œuvre », Bulletin du Comité flamand de France, 1923, p. 204-218. Du même auteur, on verra : « Un converti hollandais : le poète Frédéric van Eeden », Le Correspondant, 1924, p. 311-338.


     
    Fredrik van Eeden en 1930

     

     

     

    Un extrait de La Fiancée de la nuit (1909)

     

    Biographie de F. van Eeden par J. Fontijn (vol. 1) 

    Eeden9.pngHolland noem ik een droomerig landje, omdat zijn schoonheid is als die van een droom. Soms is het er guur, wild onherbergzaam, naargeestig - en op eenmaal, bij stil, luw weder, prijkt het gansche land, met boomen, vlieten, stadjes en bewoners in een onbeschrijfelijk teedere pracht, alles verrijkend met een diepe geheimvolle beteekenis, die men niet nader kan verklaren of aanduiden, en die op het eigenaardige van alle droomen-schoon gelijkt. Men moet mijn stadje van uit zee gezien hebben op een stillen, klaren Septemberavond, als de zon achter den klokketoren gaat schuilen, op den wolkeloozen, lichtend-groenachtig-blauwen hemel uitvloeiend in oranje- en goud, als weiden en boomschaduwen door eenzelfden blauwwazigen toovertint tot wondere eenheid zijn verbonden. - als de melkers thuiskomen met zwaarwichtigen stap, de kobalt-blauwe emmers ter weerskant, - als al wat klinkt harmonisch is, van den uurslag uit den toren tot het ratelen van een huiswaarts keerende kar, en al wat leeft, van de grove Hollanders tot de logge koeien toe, in een zelfde vredige, dichterlijke avondzaligheid schijnt op te gaan - om te begrijpen hoezeer dit alles gelijkt op die wonderbare illuzie onzer droomen…

     

    Eeden5.pngJ’appelle la Hollande un petit pays de rêve, parce que sa beauté ressemble à celle d’un rêve. Parfois elle est sévère, sauvagement inhospitalière, triste, – et parfois, par temps clair et tranquille, tout le pays resplendit avec ses arbres, ses cours d’eau, ses petites villes et ses habitants dans une magnificence indes- criptiblement douce, enrichissant tout d’un sens mystérieux, profond, qu’il est impossible de préciser ou de définir, et qui ressemble à ce qui est propre à tout ce qui est beau en rêve. Il faut avoir vu de la mer ma petite ville par un clair soir de septembre, au moment où le soleil se cache derrière le clocher, s’épanchant en reflets orange et or sur le ciel sans nuage, teinté d'un bleu verdâtre lumineux, au moment où les prairies et l’ombre des arbres se trouvent confondues dans une même couleur magique bleu de cire pour devenir une admirable unité, – au moment où ceux qui ont été traire reviennent d’un pas lourd, portant de chaque côté les seaux d’un bleu de cobalt, – au moment où tout ce qui retentit est harmonie, depuis l’heure qui sonne à la tour jusqu’au bruit d’une charrette qui s’en retourne vers la maison et où tout ce qui vit, depuis les rudes Hollandais jusqu’aux vaches pesantes, semble marcher dans la même félicité vespérale, pacifique et poétique, – pour comprendre combien tout cela ressemble à l’illusion merveilleuse de nos rêves… (trad. Paul Verschave, in « Un converti hollandais : le poète Frédéric van Eeden », Le Correspondant, 1924, p. 317)

     

    Biographie de F. van Eeden par J. Fontijn (vol. 2)

    Eeden10.pngI call Holland a dreamy country because its beauty is as that of a dream. Sometimes it is black, wildly inhospitable and dispiriting – and suddenly, in calm, mild weather, the entire country with its trees, canals, cities and inhabitants sparkles in an indescribable tender radiance, enhancing every- thing with a deep mysterious meaning impossible to explain or describe more fully, and resembling the peculiar beauty of dreams. One must have seen my little city from the sea on a still, clear September eve, when the sun goes to hide behind the bell-tower, flooding the cloudless, luminous blue-green heavens with orange and gold, when pastures and the shadows of trees merged in a fairy tinted blue haze unite in wondrous harmony – when the milkers come home with heavy tread, balancing at their sides the pails of cobalt blue – when all that sounds is harmonious from the striking of the clock on the tower to the rattling of a homeward driving cart, and all that breathes from the coarse Hollanders to the dull cows seems wrapped in this selfsame peaceful, poetic evening bliss – one must have seen it thus to understand how much all this resembles the wondrous illusion of our dreams… (The Bride of Dreams, trad. Mellie von Auw, New York/Londres, Mitchell Kennerley, 1913)

     

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    Le repas d’un communiste : Naguère / Aujourd’hui

    (F. van Eeden caricaturé par Albert Hahn, 1908)

     

     

     

  • Un maître inconnu : Guido Gezelle

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    Guido Gezelle

    par Camille Melloy

     

     

    La plus haute poésie

    Est peut-être de mourir.

      

    Le vers français n’a pas de pieds, il a des ailes.

     

    C. Melloy

     

      


    Camille Melloy, traduction littéraire, lettres flamandes, belgique, catholicisme, stijn streuvelsParmi les auteurs flamands d’expression française, le prêtre Camille Melloy (pseudonyme de Camille Joseph de Paepe, 1891-1941), pourtant reconnu de son vivant, lauréat de prix assez prestigieux (1), distingué à titre d’étranger par la Légion d’Honneur, est effacé des mémoires. « Quelqu’un est mort. Ce sera moi. / On lira dans les faits-divers / ‘‘Le décès de Monsieur Melloy, / Auteur de cinq recueils de vers.’’ // (En eussè-je publié dix, / Rien n’en reste) De profundis… », annonçait-il dans « Anticipation », une des pièces de la plaquette Requiem qu’il composa peu avant de disparaître. Et, s’adressant à la mort aux « côtes d’affamée », dont il sent « le groin » l’effleurer : « Mes œuvres ? Ce baluchon plat. / Ouvre-le, c’est elles : poussière. / Les vers mêmes n’en voudraient pas. » Ou aux flocons de neige et aux jours qui passent : « Tassez l’oubli sur les squelettes / Des trépassés. »

    Melloy-23.pngPoète, romancier, essayiste et traducteur originaire de Melle dans la région gantoise, Melloy a pourtant laissé un nombre non négligeable de publications (2) dont Variations sur des thèmes impopulaires parue aux éditions Ça ira en 1939, des contes pour enfants, des écrits autobiographiques (par exemple L’Offrande filiale) et des récits ou romans ramenés de ses nombreux voyages (Voyages sans Baedeker ; Suomi, ou Le bonheur en Finlande ; Détective en Scandinavie…). Si Francis Jammes a pu dire du recueil Retour parmi les Hommes qu’il s’agissait de « l’un des plus beaux livres de poésie et de foi que je sache ; car il y a des livres de poésie sans foi, et de foi sans poésie », Maurice Carême estimait pour sa part que le poète flamand était « souvent victime d’une facilité qui l’a seule empêché de devenir un grand poète chrétien ».

    Melloy-Lettre-1936.png

    Lettre de C. Melloy au compositeur Alfons Moortgat,

    10/10/1936 (coll. AMVC-Letterenhuis)

     

    À la différence d’un Maeterlinck, d’un Verhaeren ou d’un Eekhoud, Melloy maîtrisait tout aussi bien, voire mieux, le flamand – sa langue maternelle dans laquelle il composa des poèmes alors qu’il était brancardier sur le front de l’Yser – que le français, langue qu’il adopta afin de donner voix, dans ses vers, à une forme d’étrangeté, de distanciation, de dépaysement. Grâce à ce choix, ce docteur en philologie, professeur de français, de lettres classiques, de poésie et de rhétorique (il eut comme élève Félicien Marceau et Charles de Trooz) à Louvain et à Melle, a pu partager certains de ses goûts en dévoilant des écrivains d’expression néerlandaise au lecteur francophone, notamment par le moyen d’articles et de traductions. Il s’est ainsi mis au service des Flamands Stijn Streuvels, Felix Timmermans, Guido Gezelle, Karel van de Woestijne ou encore des Hollandais  Antoon Coolen et Herman de Man, romancier juif à succès converti au catholicisme. Avec quelques-uns – dont les deux premiers nommés qui ont eux-mêmes traduit une ou deux ses œuvres –, il a entretenu une profonde amitié. Ainsi, il a fait le voyage de Terre sainte – qu’il relate sous forme de roman dans Voyages sans Baedeker – en compagnie de Streuvels et de Coolen. Le 18 mars 1936, dans une lettre à Yvonne Waegemans, auteur de livres pour la jeunesse, le prêtre affirme qu’il donne la priorité à son œuvre sur son travail de traducteur : s’il a mis en français Timmermans et Streuvels, c’est par amitié.

    Melloy-12.pngRapprochant les parcours du romancier Cyriel Buysse et de C. Melloy pour mieux les distinguer, Reine Meylaerts éclaire certains aspects de la place singulière qu’occupait le prêtre-poète dans le champ littéraire belge : « Buysse est entré dans l’histoire comme l’un des plus importants écrivains ‘‘flamands’’ du début du XXe siècle, tandis que Melloy jouissait d’une solide réputation en tant qu’écrivain ‘‘francophone belge’’. Pourtant, tous deux ont connu des phases répétées d’écriture dans l’autre langue nationale et ont également déployé des activités de (auto) traduction. En fait, Buysse avait d’abord essayé de percer dans la littérature française (belge). Le succès se faisant attendre, il s’est rabattu sur le néerlandais. Pourtant, dans un premier temps, il continua à rédiger ses œuvres en français, pour les traduire ensuite lui-même en néerlandais. Buysse soigna également personnellement sa diffusion en France, traduisant lui-même Zoals het was en français (C’était ainsi)pour la maison parisienne Rieder.

    Melloy-5.pngCamille Melloy fit ses débuts littéraires au front de la Grande Guerre avec des poèmes néerlandais et français. Puisque, selon ses propres dires, il reçut uniquement des encoura- gements du côté francophone, il laissa tomber le néerlandais pour se transformer en écrivain flamand francopho- ne. Toutefois, Melloy continua à traduire nombre de ses confrères flamands néerlandophones en français. Ainsi il développa une collaboration fructueuse avec Stijn Streuvels, contemporain de Buysse et un des doyens de la littérature flamande néerlandophone, pour la traduction de leurs livres de jeunesse respectifs. Melloy traduisit Prutskes vertelselboek (1935) de Streuvels en français (Contes à Poucette, 1935) tandis que ce dernier traduisit Cinq contes de Noël (1934) de Melloy en néerlandais (Vijf Kerstvertellingen, 1935).

    Ch. Baussan, « Le Miserere du trouvère », La Croix, 23/05/1937

    camille melloy,traduction littéraire,lettres flamandes,belgique,catholicisme,stijn streuvelsBref, d’une façon ou d’une autre, Melloy, Buysse et tant d’autres étaient des littérateurs bourlinguant entre les cultures. […] Le parcours littéraire de Melloy, un Flamand néerlandophone s’étant converti à l’emploi de la langue littéraire dominante, formait aux yeux des dominants une illustration par excellence de la supériorité du français. La critique francophone se plaisait par conséquent à accentuer que l’option du français était un choix naturel, non forcé, une option d’intelligence et de prestige sans aucun dédain pour le néerlandais. […] un Flamand bilingue, professionnel de la médiation culturelle comme Melloy faisait l’objet d’une attention non moins suivie que controversée dans la presse littéraire néerlandophone. En 1934 par exemple, Melloy reçut le prix français Edgar Poe : une distinction de la Maison de Poésie pour un poète de nationalité non française. La critique néerlandophone saisit l’occasion de rendre hommage au poète, témoignant de la sorte du désir de s’approprier un auteur que les francophones considéraient au même moment comme un des leurs. Aussi le qualifiait-elle de compatriote (‘‘landgenoot’’), de ‘‘Flamand’’ (‘‘Vlaming’’), qui possédait toutes les  caractéristiques du peuple flamand et qui puisait son inspiration dans le pays flamand. Aux yeux des dominés, le ‘‘peuple’’ – ou faut-il dire la ‘‘race’’ ? – et le territoire’’ étaient en d’autres termes les éléments décisifs dans l’appartenance identitaire d’un écrivain flamand francophone. L’on tentait de camoufler ou de neutraliser l’aspect clé de la défense d’une littérature nationale ‘‘belge’’ domi- nante, à savoir la langue française. À cette fin, la presse néerlandophone accentuait par ailleurs les signes de respect pour la culture dominée : Melloy n’avait pas dénié sa langue maternelle, il portait un réel intérêt à la littérature flamande et entretenait des contacts étroits avec ses confrères flamands néerlandophones.

    camille melloy,traduction littéraire,lettres flamandes,belgique,catholicisme,stijn streuvelsMalgré ses activités littéraires en langue française, Melloy était donc toujours un ‘‘vrai’’ Flamand, sur qui l’attitude supérieure des dominants n’avait pas de prise. N’empêche que l’auteur continuait à faire figure d’exception à cause précisément de sa langue d’écriture : ce qui pour la culture dominante représentait l’identité par excellence d’un écrivain national, formait une sérieuse entrave identitaire pour la culture dominée. Elle compliquait surtout les références à la langue littéraire (le français) des représentants interculturels du mythe nordique. Aussi faut-il constater une certaine virtuosité dans la combinaison des étiquettes géolinguistiques. Dans la presse néerlandophone, Camille Melloy n’était pas désigné comme Flamand francophone (‘‘Franstalige Vlaming’’), expression d’usage dans les milieux francophones, mais comme Flamand écrivant en français (‘‘Fransschrijvende Vlaming’’). […] Il est par ailleurs piquant de constater que Melloy ne semblait pas dénier la perception ‘‘flamande’’ néerlandophone de sa personne ; tant dans sa  correspondance que dans des interviews par exemple, il accentuait sa familiarité avec les lettres flamandes et avouait avoir le projet d’écrire en ‘‘flamand’’. En même temps, il ne cachait pas ses activités, quelque peu compromettantes aux yeux de certains néerlandophones, de traduc- teur d’auteurs flamands. » (source).

    Melloy-10.pngCe prêtre-poète, mort un 1er novembre, un peu plus de vingt ans après son ordination, a souvent défendu sa foi dans ses écrits. Il reconnaissait en Francis Jammes et Paul Claudel des maîtres. Dans Le Beau réveil (1922), sa première œuvre en prose, « un recueil d’articles et de causeries » sur le renouveau catholique dans les lettres françaises et belges d’expression française, il leur consacre à chacun un essai. Ces pages, qui rejoignent en bien des points Le Réveil de l’esprit de Robert Vallery-Radot, mettent en avant une esthétique dont Melloy ne dérogera jamais et qu’il faut comprendre au regard de sa double vocation : 

    Puisque Tu m’as frappé d’un double sceau, mon Maître,

    Garde-moi près de l’homme et près de Toi, pour être

    Devant Toi son poète, et devant lui Ton prêtre.

    (« Prêtre et poète », Enfants de la Terre, 1933)

     

    Melloy-7.pngLa poésie se fait prière, le poète offrant « au Créateur l’hommage de la création entière ». Melloy fait sien les mots de Max Elskamp : « Vivre en grâce avec Dieu, en amitié avec les hommes, en familiarité avec les bêtes. » Le sentiment de la nature ou « franciscanisme » constitue une source essentielle de son lyrisme qui privilégie les thèmes suivants : la solitude, la nostalgie, l’amitié et la terre, mais aussi la joie et l’ivresse « de posséder la Vérité divine, par la foi ». La teneur à la fois macabre et facétieuse de certains de ses vers masque peut-être l’amertume d’un homme à la santé fragile qui s’est souvent senti incompris et isolé. (3)

    Gezelle-LaFleur.pngUn chapitre du volume Le Beau réveil porte sur son compatriote Guido Gezelle (1830-1899) : « Un maître inconnu : Guido Gezelle » (p. 161-188). C’est ce texte que nous reproduisons avec la trentaine de notes qui l’accompagne. (4) Camille Melloy cite abondamment son modèle à travers deux traductions disponibles à l’époque. Il faut bien avouer que ce n’est que depuis une date très récente que l’on dispose d’un choix de la poésie du Brugeois véritablement mis en français. Le mérite en revient à un autre Belge des Flandres, l’écrivain Paul Claes qui a publié en 2011 La Fleur (éd. Via Libra, Anvers) : « Vingt-sept poèmes majeurs et complets constituent, dans ce précieux petit livre, autant de brillantes partitions. La lettre et l’esprit uniques de Gezelle, ses enjambements surprenants et sa pensée procédant par bonds résonnent ici en un français impeccable, sur un rythme et selon une mesure qui épousent étroitement ceux de l’original. » (5) Les tentatives précédentes, par exemple celles de Michel Seuphor, Henry Fagne, Maurice Carême ou de Liliane Wouters, n’affichaient pas la même ambition. En guise d’illustration, citons un court poème figurant dans la plaquette bilingue La Fleur :

    Gezelle-Claes-1.png

    Gezelle-Claes-2.png

     

    (1) 1929 : Prix Claire-Virenque pour Le Parfum des buis ; 1931 : Prix Artique pour Retour parmi les hommes ; 1933 : Prix Eugène Schmitz pour Enfants de la terre et Prix Edgard Poe 1934 pour le même ouvrage ; 1942 : prix Auguste Michot (à titre posthume).

    S. Streuvels, L'Enfant de Noël, trad. C. Melloy, rééed. 1962

    Streuvels-Melloy-EnfantdeNoël.png(2) Au total 74 publications sous forme de volume et 185 contributions diverses. Voir Bibliographie des écrivains français de Belgique. 1881-1960. Tome 4, Bruxelles, Académie royale de Langue et de Littérature françaises, 1972, p. 212-219. Deux de ses opuscules ont été traduits en néerlandais il y a peu par Pol Van Caeneghem : Melle avant le déluge (De Gonde, 34, n° 3, 2006, p. 19-25) et L’Offrande filiale (traduction parue dans différents numéro de De Gonde en 2013).

    Ch. Baussan, « Voyages sans Baedeker » La Croix, 12/10/1936

    Melloy-LaCroix12101936.png(3) Sur Camille Melloy, on pourra lire en français : Marcel Lobet, Camille Melloy, 1928 ; Louis Lefebvre, « La poésie de Camille Melloy », La Revue Générale, 15 avril 1931, p. 490-496 ; Camille Melloy, Requiem, préface de Marcel Lobet, 1941 ; Henri Davignon, « Un poète flamand de langue française. Camille Melloy 1891-1941 », Académie Royale de Langue et de Littérature françaises, t. 20, n° 4, décembre 1941, p. 121-133 ; Marcel Lobet, Les plus beaux poèmes de Camille Melloy, préface de Charles De Trooz, 1942 ; Charles De Trooz, Souvenirs sur Camille Melloy, 1946 ; Monique Scheerlinck, Camille Melloy. De la vie à l’œuvre, mémoire de licence, Louvain, K.U.L., 1989 ;  Reine Meylaerts, « Cent soixante ans sans la Flandre ou les trous de l’historiographie belge », Textyles, 24, 2004, p. 81-89 ; dans L’aventure flamande de la Revue Belge (2004), Reine Meylaerts évoque à nouveau à maintes reprises C. Melloy ; de même Cécile Vanderpelen-Diagre dans Écrire en Belgique sous le regard de Dieu : la littérature catholique belge dans l’entre-deux-guerres (2004).

    Ch. Baussan, « Enfants de la Terre » La Croix, 01/05/1936

    Melloy-LaCroix01051933.pngEn Flandre, quelques contributions récentes révèlent l’intérêt que suscite, en particulier dans sa ville natale, le rôle de passeur de cette figure des lettres : X, « Camille Melloy », Heemkundige Vereniging De Gonde, 16, n° 2, 1988, p. 7-14 ; Jan Olsen, « Camille Melloy. Enkele biografische notities », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 17-21 ; Jan Olsen, « Genealogische schets t.b.t. Camille Melloy », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 22-26 ; Daniël Lemmens, « Twee vrienden : Camille Melloy en Felix Timmermans », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 27-38 ; Daniël Lemmens, « Verwantschap en gemeenschappelijke thema’s bij C. Melloy en F. Timmermans », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 39-52 ; X, « C. Melloy maakt F. Timmermans bekend in Frans taalgebied », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 51-60 ; Daniël Lemmens, « Het verhaal van een vertaling : De Harp van Sint-Franciscus », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 61-72 ; X, « F. Timmermans illustreert Melloy’s Louange des Saint Populaires », Kroniek van een vriendschap. Camille Melloy (1891-1941) – Felix Timmermans (1887-1947), Heemkundige vereniging De Gonde, 1997, p. 73-78 ; Reine Meylaerts, « De taal is gansch het volk: Vlaamse literatuur en haar Franstalige promotoren tijdens het interbellum in België », Neerlandica extra muros: tijdschrift van de Internationale vereniging voor neerlandistiek, XXXIV, 1996, p. 13-27 ; Stijn Vanclooster, « Camille Melloy », Zacht Lawijd, 1, oct. 2001, p. 34-39 ;Stijn Vanclooster, « Camille Melloy vertaalt Het kerstekind », in Marcel De Smedt (réd.), Kerstwake. Jaarboek VIII van het Stijn Streuvelsgenootschap, Tielt, Lannoo, 2003, p. 217-238 et 272-273 ; Reine Meylaerts « Stijn Streuvels en Camille Melloy: schrijven en vertalen in België », Zacht Lawijd, 10, 2011, p. 49-69 ; Daniël Lemmens, « De drie Paepkens : Camille, Joseph en Leopold De Paepe », De Gonde, 41, n° 2, 2013, p. 13-16 ; « Camille Melloy blijft ons boeien », De Gonde, 42, n° 1, 2014.

    (4) En 1939, Melloy devait publier des lettres inédites du grand poète du XIXe siècle : « Guido Gezelle directeur d’âmes. Lettres inédites », La Revue Générale, LXXII, 1939, p. 307-318. Sur son poète de prédilection, il a également donné des contributions à diverses revues.

    (5) Frans De Haes, « Guido Gezelle entendu par Paul Claes », Septentrion, n° 2, 2013, p. 81.

     

     

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    C. Melloy, Le Beau réveil, Tours, Marcel Cattier, 1922

     

     

     

    Un maître inconnu : Guido Gezelle

      

    De la terre des Flandres qui offre au soleil d’été ses vertes plaines, un jour une source a jailli. Elle avait la couleur du ciel. Son chant, longtemps solitaire et dédaigné, était pur et clair pourtant. Peu à peu, les hommes se sont approchés, et ils ont senti la vertu qui émane d’elle.

    Ce chant, ce sont de petits poèmes ténus et simples, pomme le carillon des couvents d’une ville mystique ; cette source, c’est l’âme d’un humble prêtre du diocèse de Bruges qui « a passé en faisant le bien ».

    La renommée de Guido Gezelle n’a guère franchi encore les frontières de la Belgique flamande et de la Hollande (1).

    Étude et traduction de Michel Seuphor

    Melloy-24.pngEt pourtant ce poète descriptif et lyrique est un maître ; un initiateur qui infusa une vie nouvelle à la poésie de son pays, et qui, bien avant Claudel et Jammes, réintégra dans la littérature l’inspiration je ne dis pas religieuse, mais catholique. – C’est un poète régionaliste si vous le voulez, en ce sens que sa terre patriale servit comme de tremplin à ses élans ; mais c’est aussi un poète universel, par la qualité de son lyrisme, par les profonds sentiments humains qui chantent dans ses vers. « Nous n’avons pas seulement ici, écrit Charles Grolleau, un poète de terroir dont l’œuvre ne vaut que pour ceux de son coin natal, mais un très grand parmi les grands ; – une œuvre qui même dépouillée de ce qui dit sa race et son milieu, rend le son, qui ne trompe jamais, d’une âme créé pour tous. » (2)

    Il appartient de droit à la littérature universelle au même titre que Frédéric Mistral, le chantre de la Provence, auquel il fait songer quelquefois.

    Son influence, en son pays, est considérable. Il a fait école. Quel est le poète flamand d’aujourd’hui qui ne doive quelque chose à ce « grand semeur de beauté » ? Même plusieurs poètes belges d’expression français ont subi son charme. L’auteur d’Au milieu du Chemin de notre Vie, Dom Bruno Destrée, m’avoua un jour qu’il faisait ses délices des ravissantes piécettes du maître Westflamand, et me conseilla d’apprendre de lui ce qu’est la vraie poésie catholique.

    Que ne puis-je répandre son œuvre ! Elle serait, pour bien des âmes desséchées, la rosée rafraîchissante, pour bien des cœurs ulcérés le baume qui guérit, pour tous une source d’exquise et pure jouissance !

    Gezelle-photo0.pngGuido Gezelle naquit à Bruges le 1er mai 1830. Ses parents étaient de petites gens, très honnêtes. Son père, horticulteur et pépiniériste, l’emmenait volontiers parmi les arbres et les fleurs, royaume féerique où l’enfant apprit à lire dans le beau livre d’images de la Création. Issue d’une famille de cultivateurs, sa mère bonne et pieuse mit tous ses soins à lui inculquer l’amour de Dieu. Dans sa vieillesse le poète aimait encore à se rappeler les saluts du soir au Couvent Anglais, où sa mère le conduisait souvent. La petite croix dont, selon la belle coutume flamande, elle avait chaque soir marqué son front, lui demeura toujours, dit-il, profondément imprimée dans l’âme.

    Guido fit ses études au Collège des Dunes d’abord, ensuite au petit séminaire de Roulers, où, trop pauvre pour payer sa pension, il faisait à certaines heures l’office de portier. Après ses années de théologie au grand Séminaire de Bruges, il fut ordonné prêtre (1854) et envoyé à Roulers, où, après avoir enseigné pendant trois ans le commerce et la comptabilité, il fut nommé professeur de Poésie. Jamais maître ne fut moins pédant, moins routinier ; jamais éducateur n’eut sur le cerveau et le cœur de ses élèves une emprise plus forte. Délaissant toutes les méthodes en honneur, il se proposa de « faire aimer » la vérité et la beauté dans le miroir des littératures anciennes et modernes. Il ne forma pas, probablement, des « forts en thème ». Mais il découvrit et développa le talent naissant de plusieurs hommes qui se firent un nom dans les lettres flamandes (3).

    Gezelle-LaFleur0.pngSa méthode consistait à lire et à commenter des pages très belles et très peu connues de la littérature universelle (4) : de saint François d’Assise comme de Longfellow, de Burns comme de sainte Thérèse (5). Il sut communiquer à ses élèves sa belle flamme d’enthousiasme. « Les devoirs de style, dit un de ses biographes, ne se faisaient plus qu’en vers. Quand le devoir n’était pas satisfaisant, Gezelle corrigeait en composant au verso un poème de son cru : on en a retrouvé qui ne manquent pas de charmes. » (6)

    Ce professeur d’enthousiasme fut aussi un professeur de piété. Son âme tendre, encline au mysticisme, se révélait dans le soin avec lequel il ornait la crèche, à Noël, ou la statue de la Vierge, au mois de mai. « Autour du lustre auquel était suspendue la lampe du sanctuaire, il se plaisait à enlacer des feuilles de vigne et des épis de froment, qui rappelaient, dans leur langage emblématique, la Sainte Eucharistie. » (7) Il réunissait les élèves pour la prière, et les entraînait à faire avec lui l’exercice du chemin de la Croix.

    Ainsi, après leur avoir donné le goût du beau, il leur donna le goût de Dieu.

    Gezelle-Grolleau.pngSa réforme hardie dans l’enseignement de la littérature déplut-elle à ses supérieurs ? (8) Je l’ignore. Mais ils le nommèrent surveillant et le chargèrent d’enseigner l’allemand et l’anglais dans les cours supérieurs. En 1860, son évêque le rappela à Bruges pour y fonder avec le Dr Algar un pensionnat anglais, entreprise qui échoua. De 1861 à 1865, nous trouvons Gezelle vice-recteur et professeur de philosophie au Séminaire pour missionnaires anglais, et de 1865 à 1871, vicaire de l’église Sainte-Walburge. Envoyé à Courtrai, il y fut vicaire de l’église Notre-Dame jusqu’en 1889, ensuite directeur des Sœurs de l’Enfant Jésus. Rappelé encore à Bruges en avril 1899, comme directeur des chanoinesses anglaises, il s’y éteignit doucement le 27 octobre de la même année.

    Bruges, Roulers, Courtrai. Toute son existence laborieuse s’écoula dans ces trois villes. Il n’avait quitté son pays qu’une seule fois, pour un assez court séjour en Angleterre, au château du duc de Norfolk. (9)

    Sa vie avait été un modèle d’activité, d’humilité, d’abnégation, de bonté. Ceux qui l’ont connu citent de nombreux traits de sa charité vraiment exquise. Plus d’une fois il se dépouilla du nécessaire pour aider les miséreux. Lorsque le choléra régna à Bruges, en 1866, sa charité monta jusqu’à l’héroïsme. Partout il a laissé le souvenir d’un homme aimable, d’un savant modeste, d’un prêtre zélé. Aux yeux du monde qui juge d’après les apparences, Gezelle n’a guère « réussi ». Il ne fut pas toujours compris (10), il connut l’amertume des échecs et de l’oubli. Et cette souffrance supportée en silence ajoute une auréole à celle de la charité et du génie.

    CouvGezelleWouters.pngSa vie littéraire ne fut pas moins éprouvée (11) que sa vie sacerdotale. Après des débuts précoces, où il ne s’était pas encore dégagé de toute rhétorique et de tout romantisme, il composa pendant plusieurs années de beaux poèmes (12) que la critique négligea, ou attaqua cruellement. On lui reprochait surtout d’écrire en une langue qui n’était pas le néerlandais officiel, et de briser les vieux cadres classiques. Sa langue, ses tours, ses images, ses rythmes, tout était nouveau. Gezelle précédait de cinquante ans ses contemporains !

    Suivent plusieurs années où cette belle voix se tait, où ce grand poète ne publie plus que des travaux de folklore et de linguistique, d’ailleurs fort remarquables. Mais ses dernières années furent une révélation. Il publia en 1893 et en 1897 deux recueils : Tijdkrans (Cycle (ou guirlande) du Temps) et Rijmsnoer (Collier (ou guirlande) de poésies autour de l’année), deux chefs-d’œuvre, qui suffiraient à lui assurer une des premières places parmi les poètes de notre temps. Le pays s’émut et admira. Mais Gezelle allait mourir. (13)

    Guido Gezelle fut un prêtre-poète, dont l’art et la vie furent toujours étroitement unis et intimement fondus ensemble. Son chant n’est que la fleur de son âme, et l’amour de Dieu qui fit de lui un saint, fit de lui un grand poète. Le sourire qu’ont connu les collégiens de Roulers, les malades de Bruges et les pauvres de Courtrai, est le même que celui qui répand sur son œuvre poétique une douce sérénité. Pas de vie plus belle, plus une, plus harmonieuse ; pas de poésie plus spontanée, plus pure, plus vraie.

    Gezelle-5000.png

    Amour de la nature, simplicité, fraîcheur, pittoresque, richesse de la mélodie et du rythme, sincérité et profondeur, toutes ces qualités se trouvent à un degré supérieur dans son œuvre, animée par le grand souffle catholique, rayonnante de la joie spirituelle des enfants de Dieu.

    Gezelle a aimé la nature à la façon de François d’Assise. Toute son œuvre n’est qu’une paraphrase, tour à tour sublime et familière, du Cantique du Soleil. Et volontiers il dirait avec le Poverello : notre frère le soleil, notre sœur l’eau, notre mère la terre. Il aime les créatures d’une amitié sereine et joyeuse, avec un cœur d’enfant. La phrase naïve qu’il prononça en mourant exprime cela très bien : « Ik hoorde toch zoo-geerne de veugeltjes schufelen » (Ah ! que j’aimais d’entendre gazouiller les petits oiseaux !). Toute sa vie de poète a été penchée sur les beautés de la terre, de préférence sur les plus humbles et les plus cachées.

    Gezelle-Mort.pngIl connaissait toutes les plantes de sa Flandre, leurs noms populaires et leurs noms savants, leur forme, leur odeur, leurs propriétés. Il les regardait et leur parlait. Les arbres, les fleurs et jusqu’aux herbes sont décrits dans ses vers avec une précision que peut seul trouver un savant doublé d’un poète. « Tous les arbres des Flandres : le chêne, le tilleul, les aulnes, le hêtre et le bouleau ‘‘flexible qui fouette le vent du fléau de ses branches’’, y sont chantés, mais avec une prédilection particulière les saules, les arbres fruitiers et les peupliers. Toutes les fleurs et toutes les plantes qui poussent sur le sol natal trouvent aussi en lui un admirateur et un ami, jusqu’aux plus méprisées, comme le chardon et la traînasse, jusqu’aux plus inconnues hors des Flandres, comme la joubarbe. » (14)

    Gezelle est le chantre de la vie. Il s’extasie devant cette merveille qu’est un être vivant, se mouvant, agissant. Les insectes, les oiseaux, les animaux de la ferme lui inspirent de jolies pages. Les oiseaux surtout. Son vers très musical et très souple imite avec beaucoup d’art leurs chants (15) ou leurs sautillements (16). Le rossignol et l’alouette sont ses préférés. Écoutez comme il s’impatiente du retard du rossignol : 

    Je ne t’entends pas encore, ô rossignol, et le soleil de Pâques est pourtant à l’Orient. Où restes-tu si longtemps ? Oublies-tu peut-être de venir nous consoler ?

    Ce n’est pas encore l’été, c’est vrai, et nulle feuille ne paraît sur les haies : il y a de la glace dans le vent, de la neige dans l’air, il tempête, il pleut à verse.

    Pourtant de tous côtés j’entends étourneaux et pinsons ; le merle rit et babille ; c’est le moineau, la mésange ; c’est le coucou qui appelle au bois ; c’est l’hirondelle ; et partout l’on vole et l’on gazouille. 

    Où reste-t-il si longtemps, le rossignol ? Oublie-t-il de venir nous consoler ? Ce n’est pas encore l’été il est vrai ; mais l’été arrive : voici que le Soleil de Pâques est à l’Orient ! (17)

    Gezelle-Signature.pngGezelle n’eût pas été un vrai Flamand, un fils de cette race de peintres, s’il n'eût pas été amoureux de la lumière et des couleurs. Il se grise à cette fête constamment variée qu’est le spectacle des saisons. Tous ses poèmes presque ont l’odeur et le goût de la saison qui les vit éclore. Il aspire avec une espèce de volupté les senteurs de la terre, et sans doute, sans le seutiment religieux très intense qui gardait pure et réglait son âme passionnée, cet amour violent de la nature l’eût plongé dans l’ivresse panthéiste. Jugez-en par ce poème d’Octobre :

    Ô bois d’octobre, que vous sentez bon, quand le temps est frais et humide et que le soleil couve, blotti dans la toison que fait l’atmosphère !

    Les feuilles mortes couvrent déjà le sol marécageux ; les sentiers disparaissant sous les feuilles tombées, peuvent à peine être devinés.

    Partout s’élève une vapeur qui me ravit les sens, pleine de senteurs merveilleuses qui ne viennent pas des fleurs claires et joyeuses, car le vent les a déjà fanées.

    Non, ce sont les senteurs des feuilles et des arbres, de l’écorce et des racines, des engrais d’automne, des vapeurs d’automne qui jaillissent de la terre.

    C’est la vie qui abandonne le bois et qui, d’un vol lent, s’en va au ciel, s’élevant comme l’encens dans l’église…

    … Que vous sentez bon, arbres grands et petits ; et de même les feuilles, à vos pieds, répandent leur doux baume sur le lit de mort de l’année.

    Je me complais au milieu de vous ! Puissé-je ne respirer jamais d’autre senteur que celle qui monte, comme une atmosphère de vie, de vos feuilles mortes.

    Ô bois d'octobre, que Dieu soit loué par tous ceux qui s’approchent de vous et qui, dans la chute des feuilles, cherchent et trouvent une consolation pour leur âme ! (18)

    Gezelle-Spreuken.pngVous le voyez : rien qui ressemble aux élégies mièvres des décadents ; rien non plus qui ressemble à une noyade dans le « grand Tout ». Sa gerbe cueillie, Gezelle l’offre à Dieu, comme des prémices. Loin de le le détourner du Ciel, les créatures l’en rapprochent. Elles lui parlent comme des symboles. Il demande aux fleurs leur innocence, aux oiseaux leur âme musicale et leurs ailes, parce que l’innocence, le chant, les ailes sont des moyens de s’élever à Dieu. Le soleil lui rappelle la Lumière Incréée ; la lune, la pureté de la Vierge Marie. Presque tous ses poèmes débutent par un tableau et s’achèvent en cantique.

    Assez rarement il chante les aspects grandioses de la nature. Les montagnes, qu’il ne connaissait pas, et la mer, qu’il voyait rarement, ne sont guère évoquées dans son œuvre. Cependant le firmament et la plaine l’inspirent parfois magnifiquement. Qu’on juge de sa puissance lyrique, par cette ode où il crie et sanglote son adoration devant le Dieu trois fois Saint dont il lit le nom au ciel et sur la terre (l9) :

    Être incréé et éternel, l’être le plus parfait qu’on cherchera en dehors de Toi est encore incapable de T’égaler d’aucune manière, d’exprimer ton existence ou de prononcer ton nom !

    Avant qu’il y eût une mesure de temps et de nombre, avant que rien ne fût de ce qui est, Toi seul tu étais, Toi seul as su qui et comment Tu étais antérieurement, ce que Tu es à présent et ce que Tu seras éternellement, sans succession et sans équivalent.

    Comment, comment oserai-je parler ? D’épaisses écailles couvrent mes yeux ; ma langue ne connaît pas de mot dont l’énoncé n’obscurcisse ta splendeur ou qui puisse prétendre aucunement mesurer l’ombre de ta grandeur !

    Ô ciel, abîme des merveilles de Dieu, ô mer, ô foudre à la voix puissante, ô nuit, ô brouillard obscur, profond, dites-moi, dites-moi vite quel est le nom de ce Dieu qui vous a créés si surabondamment pleins de sa grandeur ?

    Ô rivières richement encadrées de verdure, ô clair et joyeux miroir du ciel, ô bleu infini, ô vert infini ; oiseaux cachés dans les bois, ne pourriez-vous pas exprimer en votre langage ce Nom encore imprononcé ?

    Ô étoiles, montrez-le moi en lettres de feu ! Ô éclairs, faites-le éclater au large dans l’immense voûte céleste ! Qu’est-il donc, pour que nul ne soit capable de savoir Son Nom et comment il s’appelle, Lui – l’Être même ? (20)

    Gezelle-Héraut.pngIl ne faut pas s’étonner cependant de voir le lyrique aux élans sublimes se plaire dans le bonheur quotidien de la vie paysanne. C’est un « chêne plein d’oiseaux », dont la cime baigne dans l’azur lumineux, mais dont les racines s’ancrent profondément dans la terre patriale. Et si le prêtre est le député des hommes auprès de Dieu, il est aussi le député de Dieu auprès des hommes.

    Fils de paysans, Gezelle s’est fait le chantre ému de la vie agreste. Dans ses promenades, il s’arrêtait pour contempler les travaux des champs, pour causer avec les gens simples, fermiers, journaliers, hommes frustes qui bêchent, sèment, récoltent, ou prennent, sur le bord du fossé, leur repas de neuf heures : du lard et une tartine de pain noir qu’on mange sur le pouce. Il écoutait le savoureux parler des campagnards, en retenait les archaïsmes, les images et les proverbes qui poussent dru en Flandre. Et dans ses vers il fait revivre tout cela. Comme son « Waterspegel » (miroir de l’Eau), son âme est un miroir qui reflète toute la vie de « ses » paysans :

    … Et la terre aussi se reflète en ce miroir et témoigne de l’art du Maître ; elle y rit si tendre et si charmante, de toutes ses herbes, de tous ses buissons en fleurs ! Le Maître y mit les sarcleuses accroupies dans le lin ; je les ai vues ; partout où elles avaient rampé, les tiges étaient couchées. Il y mit la moisson ; j’ai entendu la pierre faire « zingezang » sur la faux ; j’ai vu les lieurs de gerbes assemblés au travail ; le blé tombait fort et dru : le voilà en javelles, sur le sol piqué de chaumes ; et le cœur du paysan s’épanouit à voir ses enfants aux têtes bouclées jouer à cache-cache autour des gerbes. Il y mit les vaches qui, marchant vers l’étable, en lente file ruminante, mugissent, frappent l’air de leur queue et aspirent à longs traits l’eau du ruisseau. (21)

    Gezelle-WestVlaanderen.pngGezelle veut réveiller la fierté dans l’âme de ses frères, par le rappel des gloires du passé. Il veut leur faire aimer leur terre, arrachée d’abord à la mer, arrachée plus tard à l’étranger ; leur langue, si pleine, si riche, si apte à tout peindre ; leur foi catholique et romaine qu’ils gardèrent toujours avec une fidélité si obstinée. Et tel est son amour pour sa « Mère Flandre » qu’elle semble s’incarner en lui. « Son génie est la clé de voûte de l’âme flamande, dit Charles Grolleau (22). Il suffît de le connaître pour la pénétrer tout entière ; et l’on ne peut le connaître bien que si l’on se laisse imprégner tout d’abord par l’atmosphère brumeuse et souriante du pays où il est né. »

    On comprend aisément que cet humble prêtre, qui demeura toute sa vie un campagnard, qui voyagea peu, qui eut peu de relations et qui se défendit toujours d’être un « homme de lettres », ait gardé et communiqué à son œuvre la simplicité qui est le caractère distinctif de son peuple. Son âme que n’effleura jamais un souffle impur et dont nulle passion mauvaise ne flétrit la fraîcheur, se livre, candide et franche, dans son œuvre d’une si belle sincérité :

    Ainsi je parle,

    Ainsi je pense,

    Ainsi je chante,

    Ainsi j’agis.

    Anthologie-Flandre-Brachin.png« Doux et bon je voudrais être, comme la fraise parfumée, comme le lis blanc et délicat, comme le romarin embaumé. Si j’avais tous les trésors de la terre, je les donnerais pour un cœur d’enfant, ô si volontiers ! » Cet idéal, il le réalisa. Avant de rendre le dernier soupir, il pouvait dire : « Je suis tranquille, je crois que j’ai toujours vécu in simplicitate cordis et veritate. » (23) L’ingénuité, la fraîcheur d’impressions, la candeur donnent à sa poésie un charme incomparable. On songe tout naturellement à le rapprocher de Francis Jammes ; mais, au point de vue qui nous occupe, la comparaison est tout à l’avantage de Gezelle.

    Chez celui-ci la simplicité n’est pas un effet de l’art ; c’est une qualité de l’âme – une vertu chrétienne – qui transparaît au travers de l’œuvre.

    Quand une œuvre est l’expression franche et limpide d’une âme, et quand au surplus cette âme est la plus douce, la plus aimable qu’on puisse rêver, combien nous nous sentons poussés à aimer l’homme à travers l’œuvre ! Gezelle est de ces poètes que l’on ne se contente point d’admirer, mais auxquels on voudrait confier le soin de diriger sa vie. C’est un guide spirituel. Chacun de ses poèmes est un bienfait, une aumône à l’humanité. Et si je parle de lui avec tant de tendresse, c’est parce que mon âme lui doit d’avoir retrouvé souvent auprès de lui la lumière, la consolation, la joie. Car ce prêtre selon le cœur de Dieu, qui vivait l’œil fixé sur Notre-Seigneur, qui avait pour la Vierge une si tendre dévotion, a ciselé ses poèmes comme un ostensoir, pour l’Hostie, a égrené ses vers comme un doux rosaire parfumé, devant la Madone. Gezelle est un poète mystique. Il est le chantre de l’Amour divin, opérant en lui, rayonnant sur la nature entière. Sa poésie s’alimente aux sources divines de l’oraison, de la liturgie, de l’Écriture, de l’Eucharistie surtout. Et l’on sent que cette main qui tient la plume, a tenu ce matin le Calice plein du sang de Dieu. C’est devant le Tabernacle, c’est au cœur du Christ qu’il puise cette simplicité, cet amour évangélique des hum- bles, camille melloy,traduction littéraire,lettres flamandes,belgique,catholicisme,stijn streuvelscette vision radieuse du monde créé, cette joie spirituelle, et, dans la tristesse qu’il ne parvient pas toujours à contenir, cette belle résignation et cette sérénité qui font des recueils du doux « Troubadour de Dieu », des livres pieux et consolants comme l’Imitation de Jésus-Christ. Nous aimons de prier en empruntant ses paroles :

    Tu prias sur une montagne, seul,

    Et moi, Jésus, je n’en trouve point

    Où je puisse monter assez haut

    Pour Te trouver Toi seul !

    Le monde me poursuit

    Où que j’aille,

    Où que je m’arrête.

    Où que je regarde ;

    Et il n’en est pas de plus pauvre que moi,

    Pas un seul :

    Que moi, qui suis dans le besoin et ne sais me plaindre,

    Qui ai faim et ne sais demander,

    Qui souffre, et ne sais exprimer

    Combien cela fait mal !

    Oh, apprends-moi, à moi pauvre homme, comment je dois prier ! 

    Gezelle faisait des œuvres de Ruysbroeck sa lecture favorite. Et c’est bien à Ruysbroeck que l’on songe en lisant la pièce : Ego flos que tous les critiques s’accordent à placer au premier rang des poèmes catholiques :

    Je suis une fleur et je m’épanouis sous ton regard, ardente lumière du soleil (24), éternellement inviolée, qui daignes me permettre d’exister, à moi, infime créature, et qui me réserves – après cette vie – la Vie éternelle !

    Je suis une fleur : j’ouvre le matin mon calice et je le ferme le soir ; et lorsque tu resurgiras, ô soleil, tu m’aideras tour à tour à me réveiller ou à incliner ma tête pour le sommeil.

    Ta lumière est ma vie ! Ô mon principe d’action, ma seule privation, mon espérance, mon bonheur, mon unique et mon tout, que puis-je sans toi, si ce n’est éternellement, éternellement mourir ? que puis-je avoir et aimer en dehors de toi ?

    Je suis loin de toi ; et pourtant, source suave de tout ce qui vit ou produit la vie, tu t’approches tout près de moi et tu m’envoies, – ô soleil aimé – jusque dans mes plus intimes profondeurs, tes rayons irrésistibles.

    Enlève-moi, ravis-moi !... délie mes liens terrestres ; déracine-moi, déterre-moi !... Laisse-moi partir ! Laisse-moi me hâter vers ces lieux où règne toujours l’été et le plein soleil, où je te trouverai, ô toi mon éternelle, mon unique, ma toute belle fleur !

    Que tout disparaisse, finisse, s’écoule, tout ce qui creuse entre nous des séparations et de profonds abîmes ; que les matins, les soirs s’évanouissent : que tout ce qui doit passer, passe enfin ! Laisse-moi voir ta lumière infinie dans la Patrie !

    Alors je pourrai fleurir devant… oh non, pas devant tes yeux, mais tout près de toi, à tes côtés, en toi, puisque tu veux bien me permettre d’exister, à moi, ton infime créature, et puisque tu me laisses pénétrer en ta lumière éternelle. (25)

    Gezelle-Wouters.png« Si, descendant, subitement animé, d’un vitrail ancien ou de la niche feutrée de mousse dorée dun porche gothique, un saint moine venait se mêler à notre vie, aurait-il un chant plus spontané, jailli d’un cœur vivant sa foi plus complètement que le cœur de ce poète des Flandres ? Il est peu de strophes de Gezelle qui détonneraient au bas d’un tableau de Primitif, d’un Metsijs ou d’un Van der Weijden, ces vivants magnifiques et qui ne vieilliront jamais ; – tels ces vers pris dans son Rijmsnoer ; où séparée de son fils par la mort, une mère s’écrie : ‘‘Levez-vous, ô Seigneur, saisissez mes mains ! Séchez mes pleurs dont la source s’épuise. Je vous suivrai, je vous suivrai vers la Croix, et mère dolente, je me tiendrai aux côtés de Votre Mère dolente !’’ » (26)

    Ce mysticisme est répandu dans toute l’œuvre de Gezelle, mais il éclate magnifiquement dans Tijdkrans et Rijmsnoer, qui « forment un cycle de poésies exaltant les beautés de la nature aux quatre saisons de lannée. Ces saisons paraissent devoir s’allier, dans l’idée fondamentale du poète, aux saisons de l’Église, aux saisons spirituelles de l’âme, et je m’imagine volontiers que Gezelle aurait, dans ses œuvres subséquentes – empêchées, hélas, par la mort, – achevé son cycle et démontré poétiquement l’unité des saisons naturelles et des saisons liturgiques chrétiennes. » (27)

    Mais les qualités de la pensée et du sentiment de ce poète ne doivent pas nous faire oublier les ressources infinies, l’habileté incomparable de l’artiste. Qui fut jamais épris comme lui des lignes, des couleurs, des nuances, et les disposa avec un art plus heureux ? qui comprit comme lui la valeur évocatrice et plastique des mots ? qui se créa plus de rythmes, imita d’aussi près les musiques éparses dans la nature ?

    Gezelle-Fagne.pngGezelle est un magicien du verbe. Il faudrait lire ses vers dans le texte original pour goûter parfaitement la saveur de ses trouvailles, la fraîcheur de ses peintures, la beauté et l’originalité de ses nombreuses images. C’est un coloriste, qui a épié les effets de la lumière à toutes les heures du jour, sur tous les plans ; et qui s’entend à combiner des nuances, à faire saillir une teinte, à mettre en valeur un rayon ou une étincelle. Sa langue d’ailleurs, très plastique, très pittoresque, lui est un merveilleux instrument. « Enrichie par toute une vie de recherches passionnées, embellie de toutes les perles du beau parler flamand déterrées dans les couches du pur et vrai langage populaire, elle est devenue le moyen d’expression idéal qu’aucun poète, avant lui, n’a possédé… Elle est toute en nuances, en délicatesses inouïes… Je ne connais pas de poète qui ait eu, comme lui, le souci de la valeur juste, de la couleur exacte de son verbe poétique. » (28) Comme notation exacte et précise des couleurs et des lignes, signalons le curieux morceau intitulé Casselkoeien (Vaches de Cassel) qui est d’un art consommé. Et je citerai, sans commentaire, cette autre piécette : 

    Il pousse partout quelque chose… Sur les garde-fous des vieux ponts, l’humble mousse étend ses petites verrues, et couvre les pierres bleues du disque de ses sous jaunes, gris, ou verts…

    Regardez-la si vous avez des yeux pour voir : arrêtez-vous ; regardez-la, trempée de pluie et de soleil ; dites-moi si le plus beau tapis, si la plus fine broderie sont mieux travaillés qu’elle !

    Que maintenant parmi elle, autour d’elle, auprès d’elle, des fourmis et des cousins fassent trotter leurs pattes ; que des ailes claire comme verre y mettent leur arc-en-ciel… Ah ! dites-moi s’il est rien de plus beau, de plus charmant !

    Il vit partout quelque chose, au-dessus comme au-dessous de l’eau : les fleurs semées par le vent éclosent jusqu’au faîte des toits, les tuiles elles-mêmes sont animées, et l’humble fleurette se plaît à nicher dans l’humble chaume…

    Est-il un seul pouce de notre sol, de la Lys à l’Escaut, au bord de la mer, sur le sable, sur les maisons, sur les échalas, où ne vive quelque chose, où ne croissent quelques fleurs ou quelques feuilles charmantes ? « Partout il pousse quelque chose… Partout ! » (29)

    Gezelle-Schepens.pngGezelle a une manière très personnelle de décrire. Il nous mène voir, il nous montre, comme du doigt, les détails ; il crie sa joie, il nous défie de trouver chose plus jolie que ce qu’il regarde, il s’adresse à l’objet qu’il décrit, il le loue et le félicite. Cela est naïf, familier, très vivant surtout. Trouvez-moi une description plus mouvementée, plus vivante et plus originale que celle de la Bourrasque :

    Le voilà de nouveau ! Fermez les portes, les volets, en haut, en bas ; clôturez le grenier, la cave ; tout bien calfeutré, qu’il ne puisse pénétrer, et qu’il reste décidément dehors, l’ennemi, qui clabaude et cogne et fait le méchant !

    Il tambourine sur les vitres et fait gémir les châssis ; le vent est son compagnon ; et ces deux coureurs s’entendent pour s’introduire. Les voilà qui se disputent et jurent l’un contre l’autre, comme s’ils étaient pris de boisson !

    Fermez les portes ! Voilà que de nouveau on cogne, et cela recommence sans cesse ; il tombe des ruisseaux débordants sur le toit et partout ; l’eau tapote sur les vitres et ruisselle et veut entrer quand même : elle découvre tous les joints mal serrés !...

    Peu à peu tout se calme ; les vents vont se cacher, les ondées s’éloignent à reculons, et l’armée des eaux se hâte de descendre bruyamment dans les rigoles et les gouttières, afin de reprendre haleine dans les profondeurs et de se mettre à l’abri… (30)

    Gezelle-Étoiles.pngPour rendre les mouvements, les bruits, les sons, Gezelle dispose d’un très riche clavier. Il ne choisit pas seulement les mots d’après leur sens, mais d’après leur valeur musicale. Lus, comme ils doivent l’être, par un déclamateur à la voix souple et exercée, au sens musical raffiné, ses poèmes sont des onomatopées. Hélas, les meilleures traductions ne peuvent donner aucune idée de ce qui constitue peut-être l’art suprême de Gezelle ; la musique du vers, l’infinie variété des rythmes, la nouveauté parfois si drôle de la rime, le pouvoir magique des mots non seulement en tant qu’images, mais en tant que sons. Il ne peint pas seulement par les couleurs : il peint par le rythme et la mélodie. Tous les bruits de la nature passent dans sa musique, et les sons seuls ont déjà le pouvoir, par leur enchaînement et leur savant mélange, de suggérer l’état d’âme, d’indiquer une douce inflexion de lignes ou un éclatant mélange de couleurs. Les onomatopées, nombreuses dans la langue flamande, les allitérations, qui sont un élément important du vers dans les langues germaniques, il les utilise à merveille, avec une adresse et une sûreté de goût remarquables. Une de ses odes au Rossignol est un modèle parfait de peinture par les sons.

    « Les poèmes de Gezelle, écrit un critique musical (31), sont si achevés, donnent une impression si complète, si musicale en eux-mêmes, qu’il est scabreux de vouloir les revêtir d’un vêtement sonore supplémentaire. » (32) 

    La musique, disent les rêveurs, est la langue des anges. En tout cas, sa fonction la plus auguste est de louer Dieu. La douce musique de Guido Gezelle est l’air d’une hymne, tour à tour plaintive, suppliante ou triomphale. Elle dispose, invite, incite à la prière. Nous l’empruntons pour traduire nos alarmes, nos joies, notre espérance. C’est qu’elle est le vêtement sonore d’une pensée toujours en « état de prière », la respiration d’une âme toujours en état de grâce.

    AnthologieFagne.pngEt volontiers j’adresserais à notre poète cette belle strophe qui termine une de ses odes au Rossignol : 

    Ô âme de feu ! ô rossignol ! Ô chanteur qu’au dessus de tout Dieu nous propose comme exemple ; ah ! que ne puis-je dès maintenant, pauvre exilé, dépenser ma vie à Le louer, libéré de tout ce qui est corporel !

    La cloche tinte… L’aube rit sur les vergers en fleurs… Par les étroits sentiers qui galonnent les prairies, par les chemins enneigés de pétales d’aubépine, à travers les bois où gazouillent les oiseaux et les fontaines, Guido Gezelle nous conduit – suivons-le ! – à l’église, où le prêtre offre au Père la Chair et le Sang du Christ immolé pour le Salut du monde...

     

    Camille Melloy 

     

     

    Gezelle-Persyn.png(1) Des critiques de divers pays ont cependant salué en lui un grand poète. À sa mort, des revues françaises et italiennes lui consacrèrent des articles. – Jules Persijn le révéla aux Anglais par son livre : A Glance at the Soul of the Low Countries, dont une traduction française a paru aux Cahiers de l’Amitié de France et de Flandre. MM. Cammaerts et Van den Borren ont donné une excellente traduction d’un choix de ses poèmes (Louvain, Ch. Peeters, 1908). Ce qui a paru de meilleur sur Guido Gezelle, en langue française, c’est le livre de Charles Grolleau : Une gloire de la Flandre : Guido Gezelle (Grès). Signalons aussi : Dom Bruno Destrée : L’Âme du Nord : Ruskin, Jörgensen, Gezelle (Collection Science et Foi, Bruxelles) ; Chanoine H. Rommel : Un poète-Prêtre ; Guido Gezelle (L.  De Plancke, Bruges) ; R. Van den Burght : Guido Gezelle (Société Belge de Librairie, Bruxelles) ; Joseph Reijlandt : Guido Gezelle. Étude littéraire (René Fonteijn, Louvain) ; May de Rudder : Guido Gezelle (Collection : Les grands Belges. Turnhout). – (M. de Rudder se trompe grossièrement dans l’analyse du sentiment religieux du poète). Un disciple de Gezelle, l’abbé A. Cuppens, a donné, dans Durendal, une très bonne traduction et un commentaire de plusieurs poèmes du Maître.

    (2) Ch. Grolleau, Une gloire de la Flandre.

    (3) Parmi lesquels il convient de citer le fin lettré Hugo Verriest, qui, avant de devenir le « curé de campagne » dont le nom est si populaire parmi la jeunesse flamande, le brillant causeur dont les conférences furent tant applaudies en Hollande et en Belgique, fut lui-même professeur à Roulers, et le maître du génial poète flamand Albert Rodenbach.

    Gezelle-Rudder.png(4) Gezelle était un travailleur et un érudit. À une connaissance très approfondie des dialectes thiois, il joignait celle de plusieurs langues anciennes, y compris l’hébreu, et de la plupart des langues modernes de l’Europe.

    (5) « Vers l’époque où il éditait ses premières œuvres, Gezelle publia pour ses élèves un petit livre de poésies mystiques dans leur texte original : latin de saint François Xavier, italien de saint François d’Assise, de Jacopone da Todi, de saint Alphonse, espagnol de sainte Thérèse. Il intitula le livre : Alcune poesie de’ poeti celesti » (Jos. Reylandt).

    (6) R. Van der Burght, Guido Gezelle.

    (7) H. Rommel, Un poète-prêtre.

    (8) Sa méthode n’était excellente, avouons-le, que pour les bons élèves, qui ont du goût et de l’initiative.

    (9) Gezelle aimait beaucoup le peuple anglais, dont il connaissait à fond la langue. Le Cardinal Wiseman, qui rencontra le jeune prêtre à Bruges et l’apprécia beaucoup, voulut l’appeler même à exercer son ministère en Angleterre. (Voyez : J. Reylandt : Guido Gezelle).

    G. Gezelle sur son lit de mort (coll°. AMVC-Letterenhuis)

    Camille Melloy, traduction littéraire, lettres flamandes, belgique, catholicisme, stijn streuvels(10) On a dit que Gezelle ne fut pas apprécié à sa juste valeur par son évêque. Le poète a toujours protesté avec énergie contre cette assertion. D’ailleurs, son mérite fut reconnu par le Souverain Pontife Léon XIII, qui lui décerna la croix « Pro Ecclesia et Pontifice » ; par le Roi Léopold II, qui le nomma chevalier de l’Ordre de Léopold ; par l’Académie flamande, qui le reçut parmi ses membres ; par l’Université catholique de Louvain, qui lui décerna le titre de docteur honoris causa en philosophie et lettres.

    (11) Ni moins active : Gezelle a donné des traductions en prose d’ouvrages anglais, français et latins (il traduisit notamment la Sainte Elisabeth de Montalembert) ; dirigé quatre revues de littérature, de linguistique et de folklore ; et composé une douzaine de recueils de poésies.

    (12) Ce qui nuit à plusieurs recueils de Gezelle, c’est qu’à côté de petits chefs-d’œuvre on y rencontre des poésies de circonstance un peu « faciles », et autres morceaux de peu de valeur.

    (13) « Ses obsèques furent une apothéose ; le prêtre-poète qui avait vécu comme un pauvre, fut porté à sa dernière demeure comme un roi. » (J. Mooij)

    (l4) Dom Bruno Destrée, L’Âme du Nord.

    G. Gezelle par Frans Van Immerseel

    Camille Melloy, traduction littéraire, lettres flamandes, belgique, catholicisme, stijn streuvels(15) Par exemple : Le Rossignol (plusieurs poésies, d’époques différentes).

    (16) Par exemple : Le nid de mésanges. – Ces effets se perdent évidemment dans une traduction.

    (17) Traduction de J. Reylandt.

    (18) Traduction de J. Reylandt.

    (19) Il faut avoir bien mal lu Gezelle pour oser prononcer le mot : « panthéisme » à son sujet comme le fait M. May de Rudder. Comment ? Gezelle panthéiste, même inconscient ? Mais aucun poète n’affirme plus souvent et plus nettement la distinction du Créateur et de la créature, n’offre plus fervemment l’hommage des créatures au Créateur ! Les poèmes que nous citons suffisent à le prouver. « II y a dans la poésie de Gezelle – écrit le critique hollandais J. Mooy – beaucoup de beautés que les ‘‘modernes’’ incroyants ne peuvent complètement comprendre et sentir. Leurs critiques, fort élogieuses par ailleurs, le démontrent clairement. Ils tâchent de voir en lui un prêtre – au cœur large et bon, sans doute – mais qui serait en dehors de tout dogmatisme et professerait une religiosité superficielle, une espèce de panthéiste qui chercherait sa consolation dans l’adoration de la nature. Rien de plus faux. L’esprit sacerdotal, intimement romain, rigoureusement catholique, l’animait, anime tout son art, et fait tellement corps avec lui que celui qui ne comprend pas cela ou le néglige ne pourra jamais apprécier complètement ni sonder toute la profondeur de la poésie de Gezelle. »

    (20) Traduction de J. Reylandt.

    camille melloy,traduction littéraire,lettres flamandes,belgique,catholicisme,stijn streuvels(21) Traduction de Cammaerts et Van den Borren.

    (22) Op. cit.

    (23) Ce fut une des dernières paroles du poète mourant.

    (24) Le poète s’adresse à Dieu, Lumière pour laquelle son âme est faite.

    (25) Traduction de J. Reylandt.

    (26) Charles Grolleau, op. cit.

    (27) Aug. Cuppens, « Les poésies de Guido Gezelle » (Durendal). – On pourrait établir à ce point de vue une comparaison entre les deux recueils de Gezelle et les Géorgiques chrétiennes, de Jammes, – la Corona Benignitatis Anni Dei, de Claudel, – les Saisons mystiques, de Ramaeckers, – l’Âme des Saisons, de Kinon, – le Cantique des Saisons, d’Armand Praviel.

    (28) A. Cuppens, art. cit.

    (29) Traduction de Cammaerts et Van den Borren.

    (30) Traduction de J. Reylandt.

    (3l) Charles Martens, «  Deux interprètes musicaux de Gezelle : Joseph Ryelandt – Louis Mortelmans », Durendal, X, 1903, p. 492-497.

    (32) Mais à cause de cette perfection même, ils ont tenté de nombreux artistes, hollandais et belges, (notamment les grands compositeurs flamands Joseph Ryelandt et Louis Mortelmans). Les Kleengedichtjes, toutes petites piécettes de facture simple et parfaite, qui sont de l’émotion condensée et synthétisée, ont ainsi servi de texte à de très belles pages musicales, modèles du lied artistique.

     

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    Camille Melloy à Stijn Streuvels, août 1934 (coll°. AMVC-Letterenhuis)

     

     

  • L’Art de Félix Timmermans

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    Félix Timmermans

    selon Camille Melloy

     

     

    Pensez à la langue de Ramuz ou d’Henri Pourrat : celle de Timmermans a au moins autant de santé, d’originalité et de saveur.

    C. Melloy

      

    Timmermans-Triptyque.png

    F. Timmermans, photo publiée dans Triptyque de Noël, 1931

     

     


    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assiseJouissant d’une certaine renommée de son vivant, Camille Melloy (1891-1941), Flamand ayant écrit la plupart de ses œuvres en français, a joué un rôle non négligeable dans la diffusion de celles d’écrivains d’expression néerlandaise. Ainsi, il a donné une traduction de quelques livres de Félix Timmermans
    , artiste avec lequel il a entretenu une profonde amitié (1). Prêtre dans une Belgique encore à dominante catholique et rurale, Melloy a choisi d’adapter en français des textes qu’il estimait dignes d’être lus par le public le moins averti. Comme d’autres membres du clergé de son temps, il mettait le lecteur en garde contre la moindre séduction et la littérature trop « réaliste ». Dans son essai Le Beau Réveil (1922), il estime par exemple l’œuvre d’un Villiers de L’Isle-Adam (ou celle d’un Barbey d’Aurevilly) « dangereuse » car elle « fleure plutôt l’odeur de soufre de l’Enfer et des Péchés capitaux que l’encens du Ciel et des vertus » ; il ajoute, au sujet du « pauvre grand Verlaine »,
    que sil a, par son recueil Sagesse, poussé un « beau cri de repentir et d’amour », c’était « pour retourner bientôt à son vomissement et rimer les sadiques refrains de Jadis et naguère ».

    Félix Timmermans, Camille Melloy, littérature, Flandre, Belgique, catholicisme, traduction, François d'AssiseMalgré l’aspect désuet de la plupart des ouvrages que ce prêtre-poète a traduits, l’un au moins continue d’être réédité de nos jours : le roman La Harpe de saint François, une des créations les plus connues à l’étranger de Félix Timmermans, publiée en France grâce à l’intervention de Henri Ghéon et de Jacques Maritain. Du fondateur de l’ordre des frères mineurs, C. Melloy disait : « Sans doute Poverello était déjà mon saint préféré ; depuis ce jour de mon adolescence ou je découvris les Fioretti, je n’avais plus cessé l’admirer, d’écouter ses leçons, sans oser adapter sa logique si terriblement rigoureuse qu’elle passe pour encore sublime, une folie… »

    Les deux textes qui suivent présentent, sous la plume du traducteur Melloy, Félix Timmermans, romancier populaire des Flandres, ainsi que son Triptyque de Noël. Ces pages figurent en guise d’introduction à la version française de Driekoningentriptiek (1923), un conte qui vit toujours sur les planches aujourd’hui. (2)

     


    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assise(1) Sur l’amitié entre les deux hommes, on se reportera à De Gonde, n° 5, 1997. On doit à Camille Melloy, outre ce Triptyque de Noël et La Harpe de saint François, un Timmermans raconte… choix de contes et de nouvelles (1941), volume qui contient douze contes (dont « Les Très Belles Heures de Sœur Symphorosa, béguine » - texte dont il existe également une traduction en afrikaans de la main de Karel Schoeman, Le Cap, Rubicon-Pers, 1984 : Die seer skone ure van Juffrou Symforosa, Begyntjie - photo ci-contre) et qui reproduit le Triptyque. Quant à Timmermans, il a illustré un recueil de poèmes du prêtre : Louange des saints populaires (1933).

     Page de titre, rééd. de la traduction de M. Gevers, 1951

    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assise(2) La romancière belge Marie Gevers a elle aussi donné une traduction de cette œuvre et de certains contes de Timmermans ainsi que de la pièce En waar de ster bleef stille staan (Et où l’étoile s’arrêta), qui reprend l’histoire du Driekoningen- triptiek.

     

     

     

     

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     Camille Melloy

     

     

     

    L’Art de Félix Timmermans

     

     

    Félix Timmermans est, à l’heure présente, l’écrivain le plus représentatif de la Flandre. Il en est, après le bon Henri Conscience, le plus connu à l’étranger. Presque toutes ses œuvres ont été traduites en allemand, plusieurs en français, en anglais ; quelques-unes en suédois, en tchèque, en italien.

    Les Très belles heures de mademoiselle Symphorose, béguine, trad. Roger Kervyn de Marcke ten Driessche, Rex, 1931

    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assiseLa gloire est venue à Timmermans en coup de foudre, par son Pallieter. Ce roman d’un jeune éclata, en plein pessimisme du temps de guerre, comme une joyeuse pétarade de joie débordante, comme un hennissement de poulain ivre d’air. On comprend la surprise. À la Hollande, guindée et roide comme si elle portait encore la fraise espagnole de ses ancêtres calvinistes, se présentait un luron un peu débraillé, le cou libre, les yeux bien ouverts, et qui hurlait à gorge déployée sa joie de vivre, en faisant des cabrioles et des cumulets. La nature, tout à coup, en face de la culture ! Nous dirons tout à l’heure ce qu’il faut penser de cette œuvre, la première qui marque dans la carrière, depuis lors glorieuse, de Félix Timmermans. Ici, nous n’en constatons que la nouveauté. Le succès fut tel que le héros du livre, Pallieter, et son auteur, Timmermans, s’identifièrent dans l’esprit des lecteurs ; et que ce nom de Pallieter, qui ne signifie rien, devint rapidement un nom commun, dont naquit le verbe pallieteren qui signifie désormais mener une vie joyeuse et bruyante dans un pays où coulent la bière et le vin.

    ***

    Les traits essentiels de l’âme flamande, on les retrouve tous dans cet écrivain issu du peuple et demeuré en contact avec lui. Dans la coquette ville de Lierre, bâtie, entre Anvers et Malines, au bord de la Nèthe, Félix Timmermans vécut son enfance, fit quelques études, se découvrit poète, fonda son foyer, écrivit ses livres ; là encore il accueille les hommages des Flandres et des Pays-Bas, toujours avec la même joviale simplicité, avec la même philosophie superficielle et sereine. Vieilles maisons à pignons dentelés, ruelles cocasses du béguinage, clochers et carillons, remparts ombragés, rivière capricieuse et belles campagnes fécondes, Lierre est pour Timmermans l’univers, et d’abord la Flandre.

    La Vie passionnée de Pieter Bruegel, trad. Nelly Weinstein, rééd. 1956 

    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assiseLa Flandre est toute en contrastes. Rubens et Metsys, Verhaeren et Gezelle. Chaque artiste la voyant à travers son tempérament, elle paraît chez l’un sensuelle et truculente, chez l’autre rêveuse et mystique. Timmermans, étant à la fois un poète aux antennes les plus fines, et un peintre à la palette la plus grasse, a su rendre, en le forçant quelquefois, le double aspect de ce vieux pays, où l’hiver est si désolé, l’été si glorieux, ce pays de béguinages et de foires, de pèlerinages et de kermesses, de goinfres et de pénitents. Vie plantureuse et gloutonne, rêve grave et secret, humour et pittoresque, hantise de la mort : tout cela, tour à tour ou à la fois, est la matière dont Timmermans édifie son œuvre.

    Son premier livre, Schemeringen van de Dood (Lueurs de la Mort), n’annonçait guère le grand artiste que serait un jour le jeune Lierrois ; mais il révélait déjà une préoccupation qui a reparu plusieurs fois dans la suite, notamment dans certains contes étrangement poignants : le mystère de la mort. Timmermans est, par bien des côtés, un homme du Moyen Âge : frère de ceux qui ont peint ou rimé les danses macabres, sculpté les monstres des cathédrales, conté ces mille histoires de démons et de revenants dont chaque village de Flandre garde encore l’une ou l’autre variante. Il se sent chez lui avec Breughel l’Enfer et Jérôme Bosch. Les ciels bas et les horizons noirs des hivers flamands accueillent et favorisent ces songeries funèbres, et les drapent dans une sombre poésie appropriée.

    Pallieter, trad. Bob Claessens, Rieder, 1923

    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assiseC’est pour secouer une tristesse persistante et réagir contre la neurasthénie que le jeune Timmermans a créé son type principal, ce Pallieter joyeux et débridé, l’homme « qu’il aurait voulu être ». De cette réaction volontaire est né un roman à l’intrigue mince, à la psychologie peu fouillée, mais d’un lyrisme débordant et d’une richesse descriptive inouïe.

    À Lierre, non loin du béguinage, avec Charlotte, sa dévote et plantureuse sœur, Pallieter vit au jour le jour, loin des conventions et des contraintes, la vie de la nature. Ses plaisirs, ses travaux, ses amours, tout est libre, au gré de ses mille désirs, sans contrôle social ni moral*. Narines ouvertes, c’est un jeune centaure qui s’ébroue et se vautre et se roule dans la splendeur féconde de la terre, qui « trait les jours », selon son expression, maître de l’eau, du vent et de l’air, vidant goulûment la corne d’abondance en chantant les vieilles chansons du terroir. Bon œil, bon estomac, – bon cœur aussi, – le joyeux drille, qui s’identifie avec la végétation sylvestre comme un faune robuste, sait aussi goûter les plaisirs pittoresques de sa petite ville : processions, kermesses, dîner de famille et veillées où l’on boit et mange comme les dieux d’Homère. Perversité ? Non pas. Santé, mais santé païenne. Il croit en Dieu, le « Maître de là-haut » (l’expression flamande, ici, est plus familière et quelque peu irrévérencieuse), et il Le remercie « de l’avoir soufflé sur la terre » où il fait si bon vivre ; il suit le Saint-Sacrement, mêlé à la foule et portant un cierge ; il goûte la douceur de l’église au crépuscule : « j’ai senti Dieu », dit-il en la quittant. « Mais, – ajoute-t-il aussitôt, – je reste homme » ; il l’est surtout par un corps qui écoute et satisfait tous ses sens. – « Non, murmure-t-il après une journée de libre liesse, non, le grand Pan n’est pas mort : je viens de voir une de ses petites cornes. »

    Un bateau du ciel, trad. Jean Fugère, Les 400 coups, 2000

    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assiseCe poème d’exaltation dionysiaque, vous pensez bien qu’on ne peut l’admettre sans de graves réserves, non seulement à cause des touches sensuelles, – qui entachent aussi par endroits d’autres œuvres du jeune maître, son Anna-Marie par exemple, –  mais surtout à cause du rêve naturaliste qui le remplit et le soutient. C’est grand dommage, après tout : il est plein de descriptions brillantes et fraîches, d’intérieurs et de natures mortes aux teintes chaudes, de réalisme familier, et d’un humour populaire, un peu grossier, mais généralement sain et bon enfant**. 

    ***

    Anne-Marie, trad. Mme Cludts, La Sixaine, 1946

    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assiseCe que le peuple aime en Timmermans, c’est le « bon vivant », le peintre des ripailles breughéliennes, l’humoriste aux facéties innombrables, le conteur de la vie populaire, si colorée et si bruyante en Flandre. Est-ce là le vrai, le meilleur Timmermans ? Je ne le pense pas. Il reste pour moi le poète des intimités, le chantre des mystiques béguinages et des âmes candides, le conteur de dévots noëls et d’émouvantes histoires d’amour. Cet autre aspect de son talent, on le saisira le mieux dans trois livres – parmi lesquels il faudra sans doute choisir son chef-d’œuvre, et où son style s’affirme plus pur, plus sûr, plus affiné. C’est trois livres sont :

    Les Très Belles Heures de Sœur Symphorosa, béguine, – une nouvelle en teintes très tendres, où l’on respire un parfum de roses et de fruits mûrs parmi les relents d’encens du béguinage ;

    L’Enfant Jésus en Flandre, évangile naïf et pittoresque, transposition littéraire des « nativités » des vieux maîtres flamands, légende où le réalisme anachronique et la poésie familière se mêlent avec un tact rarement en défaut ;

    Le Curé de la Vigne en fleur, un touchant et simple roman d’amour, d’un optimisme chrétien plein de poésie, et où le sourire alterne délicieusement avec les larmes.

    Le Curé de la Vigne en fleur, trad. Joseph Maenhaut, rééd. 1943

    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assiseBien qu’il ait depuis long- temps renoncé au vers (1), Timmermans pourrait bien être, à l’heure actuelle, le plus authentique poète de la Flandre. Tous ses livres, ceux dont j’ai parlé et aussi bien les autres, que la place restreinte dont je dispose m’empêche d’analyser ici, c’est une sève secrète de lyrisme qui leur donne leur grâce ou leur force. Qu’il raconte Breughel ou François d’Assise, qu’il regarde un moulin à vent ou une fresque de Fra Angelico, Timmermans est une âme qui s’émerveille et qui chante. L’atmosphère du béguinage, dans Schoon  Lier (La belle ville de Lierre), l’Annonciation, la nuit des bergers à Bethléem, et l’adoration des Mages, dans L’Enfant Jésus en Flandre, la scène des Madones dans sa pièce de théâtre Et où l’étoile s’arrêta, tant et tant d’autres pages éparses dans ses livres sont les créations poétiques les plus gracieuses, parfois les plus somptueuses, qui se puisse rêver.

    Philinte, « Choses de Belgique », Escher Tageblatt, 7 septembre 1935

    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assiseEnfin, – mais ceci, on ne peut guère le contrôler sur une traduction – Timmermans est un admirable artiste. Il a cette chance inouïe de disposer d’une langue abondante, savoureuse, toute en termes concrets, d’une langue proche du peuple, non encore anémiée par d’austères régimes syntaxiques, d’une langue non encore filtrée, qui charrie des images et des tours populaires, qui a la saveur et l’odeur de la terre, des plantes, de la vie. Le néerlandais officiel, langue littéraire de la Flandre et des Pays-Bas, est trop raffiné déjà, trop académique ; bien que depuis longtemps langue écrite et littéraire, le flamand a encore tous les privilèges des idiomes régionaux. Pensez à la langue de Ramuz ou d’Henri Pourrat : celle de Timmermans a au moins autant de santé, d’originalité et de saveur.

    illustration de Timmermans, Triptyque de Noël, 1931

    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assiseAjoutez à cela le don de la métaphore, du trait caractéristique, du mot évocateur – n’oubliez pas que Timmermans est aussi peintre, et qu’il illustre lui-même ses livres de dessins naïfs très amusants –, et une manière, qui n’est qu’à lui, de s’attendrir furtivement, en hâte, par parenthèse, entre deux facéties ; de s’élever sans en avoir l’air, d’être lyrique en demeurant près de nous.

    ***

    Que nous donnera encore Félix Timmermans ? C’est un homme jeune et un talent gonflé de promesses. Je crois savoir qu’il travaille à un nouveau recueil de contes, et nous attendons bientôt de lui une vie de saint François d’Assise, son saint préféré.

    Il est populaire. Le restera-t-il longtemps ? Il est toujours imprudent de prédire. Et la faveur publique est capricieuse. Mais on ne peut se tromper en le classant, dès aujourd’hui, parmi les maîtres de la littérature néerlandaise, parmi les quelques grands, dignes de rester, dignes aussi d’être connus au-delà des étroites frontières de leur pays.

     

    Camille Melloy

     

    L'Enfant Jésus en Flandre, trad. Neel Doff, Rieder, 1925

    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assise* Il va sans dire que ce roman, réaliste par le style et les procédés, ne dépeint pas la réalité. Le lecteur qui se figurerait les bourgeois, les curés, les jeunes filles de Flandre semblables aux personnages du Pallieter se tromperait totalement. À part quelques tableaux épisodiques (la procession, la veillée, le pèlerinage) et des descriptions de la nature, tout est grossi, parfois jusqu’à la charge la plus invraisemblable, comme dans Rabelais.

    ** La religion de F. Timmermans s’est précisée et assainie depuis. À l’heure présente, on peut le ranger parmi nos bons écrivains catholiques, ce qui ne veut point dire que tous ses livres conviennent indifféremment à tous lecteurs.

    (1) Relevons quun choix de ses poèmes a paru en français : Adagio, trad. Albert Sechehaye, La Renaissance du Livre, 1973. 

     

     

     

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    Triptyque de Noël, trad. C. Melloy, Rex, 1931, illustrations de F. Timmermans 

     

     

    Le Triptyque de Noël

      

     

    Ex-libris, F. Timmermans, Triptyque de Noël, éd. 1951

    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assiseLe Triptyque de Noël ou « des Trois Rois »* n’est pas l’œuvre la plus caractéristique de Félix Timmermans. On n’y retrouve ni la verdeur truculente de Pallieter, ni la luxuriance d’images neuves du Curé de la Vigne en fleur, richesses qui, dans un conte, eussent été déplacées. Mais il s’en dégage un charme que, nous osons l’espérer, notre traduction, quelque imparfaite qu’elle soit, n’aura pas complètement dissipé. En outre, par le fait même que l’auteur y a usé de ses dons les plus puissants avec une discrétion et une sobriété qui marquent une grande maîtrise de soi et un goût exigeant, cette œuvrette nous paraît un morceau tout classique. Un heureux dosage de réalisme dru et d’exquise poésie ; une émotion qui naît des situations ; un humour qui se montre rarement mais qu’on devine tout près de se montrer ; des décors et une atmosphère qui nous enveloppent comme une réalité, tout cela fait valoir le sujet à la fois très original et conforme aux mœurs et à l’esprit de la Flandre.

    Félix Timmermans, Camille Melloy, littérature, Flandre, Belgique, catholicisme, traduction, François d'AssiseLe lecteur admirera dans ce brelan de contes la couleur locale, la justesse psychologique, le sens profondément chrétien.

    C’est bien la Flandre qui vit ici, avec ses truands et ses bons pauvres, ses ripailles et ses dévotions populaires, sa hantise du mystère et la tendre familiarité dont elle assaisonne sa belle foi naïve. La Flandre avec ses plaines de neige, si impressionnantes, ses moulins à vent, ses fermes et ses chaumières, ses calvaires et ses chapelles, ses églises toujours très fréquentées et ses auberges qui ont aussi leurs dévots.

    Les « Trois Rois » en guenilles sont dessinés avec un relief amusant. Ce sont trois « variétés » de la famille des va-nu-pieds. Les caractères se soutiennent à merveille. On ne s’étonne pas que le Triptyque de Noël soit devenu plus tard, grâce à la collaboration de Félix Timmermans et d’Édouard Veterman, ce joli « mystère » que le Vlaamsche Volkstooneel a joué avec tant de succès : En waar de ster bleef stille staan… (Et où l’étoile s’arrêta…) Les personnages du conte sont déjà tout prêts pour la scène.

    G. Durnez, Félix Timmermans, une biographie, Lannoo, 2000

    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assiseCe qui rend leur psychologie particulièrement captivante, c’est l’intervention – capitale – de l’élément surnaturel. Ces trois âmes diversement disposées reçoivent la grâce, ou se débattent contre elle, chacune conformément à ses dispositions. Tout le pathétique du petit drame naît du conflit entre la nature et la grâce. Timmermans n’a peut-être jamais mieux exprimé cette idée qui le hante, qui est la substance spirituelle des meilleures œuvres de sa maturité : à savoir le duel, dans l’homme, de l’ombre et de la lumière, de la chair et de l’esprit, de l’humain et du divin. Ici, sous l’affabulation de légende, c’est bien l’explication catholique qui est donnée. Quelle gracieuse illustration d’évangile ! Dieu ne veut point laisser l’aumône sans récompense ; avec les pécheurs qui refusent d’accepter la grâce (qu’ils trouvent gênante), il ruse pour la leur offrir encore ; il les guette, et les poursuit de sa bonté. Et la Vierge, évidemment, intercède pour obtenir leur salut. Deux « Rois » meurent sauvés, l’un dans l’amour, l’autre dans le repentir ; le troisième vit, converti, mais – et c’est encore un trait de vérité humaine – il ne lâche pas son péché mignon, qui est de chaparder quand l’occasion l’y invite.

    illustration de Timmermans, Triptyque de Noël, 1931

    félix timmermans,camille melloy,littérature,flandre,belgique,catholicisme,traduction,françois d'assiseSur les aventures de cette humanité plus faible que méchante, Félix Timmermans verse la chaude lumière de sa sympathie amusée, de son indulgence, de sa compassion. Et cela encore est très chrétien. Chez nous, le ciel n’est jamais loin de la terre, et la bonté nous semble le sentiment qui nous en rapproche le plus. Soyez-en assurés : dans ses mendiants, qui lui plaisent déjà tant par le pittoresque de leur vie et de leur langage, Félix Timmermans aime tous les pauvres, que dis-je, tous les hommes, – à tous il étend sa bonté, car en tous se joue, d’une façon ou d’une autre, le drame spirituel de la misère humaine et des sollicitations divines.

     

    Camille Melloy

     

     

    Psaume paysan, trad. Betty Collin, Maréchal, 1943
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    * Le titre flamand : Driekoningentriptiek, pourrait se traduire : Triptyque d’Épiphanie. Comme il n’est pas question, dans le conte, de la fête de l’Épiphanie, mais des trois mendiants travestis en Rois Mages qui font le tour des fermes la nuit de Noël, nous avons pensé que Triptyque de Noël serait la version la plus juste.

     

     

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     Voilà, 6 juin 1941

     

     

     

  • Un traducteur naturiste et crématiste

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    Andries de Rosa et la France

     

     

    La note « Israël Quérido poète et guide », qui reprend la préface de Henri Barbusse au roman Le Jordaan d’Israël Querido (éd. Rieder, 1932), fait allusion au duo franco-néerlandais des traducteurs de cette œuvre. Esquisser le portrait de ces deux hommes, en particulier celui d’Andries de Rosa, sera l’occasion de revenir sur le romancier néerlandais, sur l’auteur de L’Enfer ainsi que sur le précoce Saint-Georges de Bouhélier.

     

    Gaston Rageot, mandarin des lettres

     

    GastonRageot-Photo.png Professeur agrégé de philosophie, Gaston Rageot (1871-1942) était lié à Bergson dont il fut l’élève et auquel il consacra quelques ouvrages. Homme de lettres prolifique et ambitieux, il « se donna les outils nécessaires pour mener sa carrière au sommet, cumulant les postes d’influence, briguant avec succès les postes honorifiques. Il sera Président de l’Association de la Critique littéraire, Président de la Société des gens de lettres et seule la guerre de 1939-1940 l’empêchera d’accéder à l’Académie où ses amis lui réservaient un fauteuil ». Romancier, conférencier doué, il collectionna admiratrices et décorations. Pourtant, la trentaine passée, il avait écrit : « Le succès industrialise la littérature. Il cesse d’être le signe pour devenir le but. »  (source). En tant que Président de la Société des gens de lettres, il demanda en 1934 l’interdiction de la diffusion de la traduction non autorisée de Mein Kampf. Dans le cadre de ses nombreuses fonctions honorifiques, il s’est rendu à plusieurs reprises en Hollande. On le sait là-bas en 1919. Le 27 novembre 1925, il tient une conférence sur « L’Avarice dans la littérature française » au Stadsschouwburg d’Amsterdam avant une représentation de L’Avare. Déjà sous le patronage de l’Alliance française, il avait fait une série de causeries dans différentes villes bataves en 1922. Son œuvre n’est pas passée complètement inaperçue aux Pays-Bas : son roman Un grand homme a été traduit en néerlandais (Een groot man, trad. J.L.A. Schut, éd. Munster) ; quant à son essai critique portant sur le théâtre et le cinéma : Prise de vues, Martin J. Premsela (1896-1960), lequel a beaucoup fait pour la littérature française dans les terres néerlandophones, lui a consacré un papier (NRC, 16/03/1928). L’immense production de Rageot comprend quelques passages sur la Hollande dont ceux qu’il a confiés au Figaro du 19 octobre 1920 – à l’occasion de l’apposition d’une plaque en l’honneur de Descartes – sous le titre « Une Fête de la Pensée ».

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    Après être revenu sur le séjour du penseur français « au pays des eaux mortes et des brumes », Rageot consigne quelques impressions de voyage : « […] La saison dernière, appelé aux Pays-Bas par des comités de conférences pour y parler de notre avenir intellectuel, j’étais parti avec le stock habituel des images qu’évoque pour nous ce pays du clair obscur et des moulins à vent, des tulipes, des canaux, des grands traités historiques : j’étais bien loin de la Hollande décrite par Descartes à Balzac !

    « Mais, dès mon arrivée à Rotterdam, dans un somptueux logis devenu le lieu d’élection des Français en tournée, mon hôte entreprit de me remettre à la page, – à la page historique.

    « – Pour vous initier à l’âme hollandaise, dit-il, considérez seulement cette maison que j’ai fait édifier moi-même sur le quai des Harengs. Voici, sur ce plan, les fondations lacustres. J’y ai aménagé, pour mes invités, le plus d’agrément et de commodité possible… Je l’ai tout de même bâtie, cette maison neuve, comme les ancêtres avaient bâti la cité tout entière, non sur la terre, mais sur les eaux… Nous sommes une race de gens acharnés à l’impossible… L’homme d'affaires d’aujourd’hui est resté chez nous l’homme des digues.

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire« Et, dans un crépuscule qu’eût adoré Verhaeren, tandis que glissaient les bateaux et roulaient les bicyclettes (toute la Hollande roule à bicyclette), je compris que le caractère des peuples, comme celui des individus, ne change guère.

    « Au temps de Descartes, la Hollande était une nation puissante, maîtresse des mers. Aujourd’hui, elle souffre de voir traitées en dehors d’elle les questions qui l’intéressent le plus. Ces hommes que vous voyez se presser dans les rues étroites des grandes villes nen sont pas moins tout pareils aux paisibles travailleurs qu’avait aimés l’esprit le plus libre des temps modernes.

    « Pénétrez […] entre deux réceptions officielles, dans un intérieur familial, participez au lunch, regardez ces enfants blonds et roses grignoter indéfiniment des tartines, entretenez-vous avec des femmes instruites et réfléchies, et vous comprendrez bien vite que, par ses mœurs et son esprit, la Hollande s’efforce d’autant plus de rester fidèle à ses traditions nationales que ses affaires et son négoce menacent davantage de l’européenniser.

    « Ce n’est plus seulement contre la mer que luttent les Pays-Bas, mais contre tout ce que la mer leur apporte d’étranger.

    « Heureusement que Descartes et les cartésiens ne sont pas pour eux des étrangers […] ».

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    Outre le roman de Querido, Gaston Rageot a traduit, ou plutôt « transcrit », des Contes japonais racontés par Mme Foumiko Takebayashi (Fasquelle, 1933). Il a pu s’exprimer sur la traduction à propos d’une œuvre espagnole mise dans notre langue par Rémy de Gourmont. S’il a collaboré à la version française de De Jordaan, c’est sans doute à titre de réviseur. On peut supposer qu’il ne maîtrisait pas le néerlandais. C’est donc Andries de Rosa (1869-1943) qui, habitué à écrire en français, aura livré une première mouture du texte. Il n’est pas inutile de relever que cet Amstellodamois connaissait de longue date Léon Bazalgette (1873-1928) (1) ; celui-ci a dirigé jusqu’à sa mort la collection « Les Prosateurs étrangers modernes » qui accueillit en 1932 le roman d’Is. Querido. Cette traduction avait été annoncée dès 1930 par la presse hollandaise et dInsulinde à la suite d’une information diffusée par L’Œuvre (De Indische courant du 14/06/1930, Het Volk du 11/06/1930, le Leeuwarder nieuwsblad du 05/09/1930…). Bien trop optimiste, l’Algemeen Handelsblad du 13/05/1930 déclare que le reste de la tétralogie verra le jour en français ! Un critique hollandais, H. W. Sandberg, après avoir comparé la traduction à l’original et demandé l’avis de lecteurs français (« Querido’s Jordaan in de Fransche taal. Vreemde en aantrekkelijke sfeer. Meesterwerk werd op grootsche wijze vertaald », Het Volk, 27/12/1932), estime que le duo a livré dans l’ensemble une prouesse, mais qu’il aurait dû, par endroits, prendre plus de liberté ; qui plus est, la traduction des noms des personnages ne lui paraît pas aboutie : elle ne restitue pas la saveur de l’original. Le chroniqueur relève par ailleurs que Barbusse, admirateur du réalisme de Querido, se montre dans sa préface à la fois « trop romantique et… trop révolutionnaire ». 

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    Annonce de la parution de Le JordaanHet Volk, 07/07/1932 

     

     

    Andries de Rosa, musicien

    et disciple de Saint-Georges de Bouhélier

     

     

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli,maurice le blond,menno ter braakNé à Amsterdam dans le quartier juif, De Rosa reçoit, comme Israël Querido, une formation au sein du milieu diamantaire. En 1892, il s’établit à Paris. Il taquine la Muse et tente de gagner sa vie en tant que musicien. Sous le pseudonyme d’Armand du Roche, il signe des compositions, certaines publiées par E. Gallet, qu’il jouera par exemple lors de soirées organisées par Hollandia. Cette association relevant de la Fédération des Universités populaires, il la fonde lui-même fin 1905, dans l’esprit préconisé par Anatole France, pour les ouvriers et employés (néerlandais) résidant dans la capitale française – elle regroupait en réalité fin 1906 essentiellement des tailleurs et des ouvriers du diamant, abritait des rencontres artistiques et s’efforçait de venir en aide à ses membres dans la difficulté ; des salariés du Printemps et du Crédit Lyonnais en firent également partie.

    Les Pionniers du Naturisme

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli,maurice le blond,menno ter braakAndries de Rosa a été le critique musical de Le Rêve et l’Idée (rebaptisée Revue naturiste), la revue de Saint-Georges de Bouhélier et de Maurice Le Blond (futur gendre de Zola), à laquelle a également collaboré Querido sous le pseudonyme de Théo Reeder. Dans le n° 1 (mars 1897) de la Revue naturiste, De Rosa signe par exemple un article intitulé « Le Mouvement flamand ». Faisant partie de la « première phalange turbulente et passionnée du Naturisme » (La Proue, déc. 1932 - fév. 1933, p. 7), le Hollandais compte au nombre des soutiens de Zola durant l’affaire Dreyfus. Il côtoie à l’époque maintes personnalités du monde politique, littéraire et artistique : Rodin, Van Dongen, Apollinaire, Verhaeren, le compositeur Gustave Charpentier, Verlaine, Albert Fleury, les écrivains Eugène Montfort, Paul Alexis, Christian Beck et Maurice Magre, les politiciens Jean Jaurès et Joseph-Paul Boncour, l’anarchiste Vaillant… Dans une série d’article Parijsche filmpjes (Petits films parisiens) publiée en 1917-1918 dans le Weekblad voor Stad en Land, l’Amstellodamois décrit sa rencontre tant avec Zola qu’avec Verlaine, évoque Louise Michel ou encore Aristide Bruant. En 1910, Andries de Rosa publie Saint-Georges de Bouhélier et le naturisme, étude regroupant le texte de deux conférences tenues l’année précédente sur cet auteur dont il a été un intime. À propos de son rôle et de celui de Querido au sein de la mouvance naturiste, il écrit dans ce petit livre : « En Hollande, la nouvelle école n’avait pas tardé à se faire connaître. Pendant un moment, l’organe du groupe, Le Rêve et l’Idée, avait même été rédigé mi-partie en français, mi-partie en hollandais, sous la double direction de Maurice Le Blond pour Paris et d’Is. Querido pour Amsterdam. 

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    entrefilet sur le sommaire du Rêve et lIdéeDe Amsterdammer, 16/04/1896

     

    « Il serait intéressant de retrouver cette collection du Rêve et l’Idée, où je me rappelle qu’ont paru des poèmes inédits de Léon Dierx, Paul Verlaine, Francis Viélé-Griffin, une partie de la Vie héroïque de Bouhélier, des poèmes de Quérido, etc., et qui était ornée de dessins de Bottini, Fabien Launay, Anquetin, Édouard Manet, etc…

    « Cette revue n’a pas eu de nombreux numéros, mais elle marque une date.

    « Quérido, qui était alors à ses débuts, est devenu un personnage considérable dans la littérature hollandaise. Il a fait triompher là-bas les méthodes de vérité que le symbolisme avait battues en brèche. Ses romans, d’une conception d’art souvent vraiment grandiose, sont actuellement les plus lus de Hollande.

    « Il était intéressant de montrer, au début du Naturisme, l’union des tempéraments français et étrangers qui devaient faire chacun tant de bruit dans le monde littéraire. » (p. 16-17)

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    Le bruit en question se répercuta jusqu’aux Pays-Bas. Ainsi, l’influent Jan ten Brink  consacre deux pages à la déclaration de guerre au symbolisme lancée par le naturisme (« Uit de studeercel », Elsevier’s Geïllustreerd Maandschrift, janv.-juin 1897, p. 289-290). « De nos jours, écrit l’essayiste qui, à une époque, avait pris fait et cause pour le naturalisme, les modes littéraires durent presque aussi longtemps que celle des pardessus. » Cette révolte contre l’école symboliste lui paraît digne d’intérêt car « Saint-Georges de Bouhélier, Abadie, Gide, Le Blond et Fort en reviennent à la grande littérature d’un Victor Hugo, d’un Balzac, d’un Flaubert et d’un Zola en se référant surtout à ce dernier. Même s’il est probable qu’ils ne vont pas le suivre quand il avance hardiment : ‘‘J’ai la prétention qu’on peut tout écrire’’ ». À plusieurs reprises, le périodique De Hollandsche revue propose de son côté de brefs comptes rendus sur les publications et les combats des naturistes, souvent entrelardés d’extraits traduits ou repris en français, mais en restant très discret sur les protagonistes néerlandais de ce cercle (23 mai 1897, 22 juin 1897, juillet 1897, 23 novembre 1897, 24 décembre 1897, 23 janvier 1898, 24 février 1898…). En 1920, la même revue, à l’occasion d’un portrait qu’elle brosse de l’écrivain Querido, rappellera le rôle que celui-ci a joué au sein de cette école littéraire. (2) 

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    Entrefilet sur la version hollandaise et la version française

    du Rêve et l'Idée, Nederland, 1895, p. 238

     

    Lettre de Bouhélier à Dreese et de Rosa, 08/09/1895

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliDans ses souvenirs publiés en volume un demi-siècle plus tard, Saint-Georges de Bouhélier évoque sa rencontre avec les jeunes artistes néerlandais. Un dimanche matin de mars 1894 – il n’a pas encore 18 ans, mais, désireux de cultiver son âme, d’explorer « les possibilités d’éternel » de son être et « le caractère de ses relations avec le divin »,  il s’est déjà lancé dans les lettres en publiant les revues éphémères L’Académie française et L’Assomption, qui accueillirent quelques auteurs de renom dont Verlaine, puis L’Annonciation – un inconnu sonne à sa porte : il s’agit de Jacques Dreese, le beau-frère d’Andries de Rosa : « Le hasard lui avait placé sous les yeux un des derniers numéros de L’Annonciation et, profondément étonné de l’esprit visionnaire qu’il y avait trouvé et qui n’avait pour lui d’analogie que chez un poète hollandais nommé Quérido (3), fort aimé de lui, il avait désiré faire ma connaissance. […] Il m’avoua qu’il n’appartenait à aucune école littéraire, qu’il exerçait la profession de violoniste […] s’il pratiquait la musique en tant que gagne-pain, il n’en aimait pas moins Berlioz et Wagner, sans compter de nouveaux venus, comme Chausson et Vincent d’Indy, lesquels passaient à l’époque pour extravagants. […] il me dit qu’en Hollande, la jeunesse était tout entière à Verlaine et Mallarmé, que des écrivains très intéressants y propageaient leurs doctrines dans plusieurs revues, que je devrais aller là-bas, car j’y trouverais de grands échos et notamment, chez Quérido, avec lequel j’étais fait pour m’entendre. Il ajouta qu’ainsi que Quérido, il appartenait à la race des Juifs, mais il vivait en dehors du commerce et je l’ai toujours connu d’un profond désintéressement. Il ne s’est jamais séparé du milieu des pauvres et il est mort sur un grabat après avoir tout ignoré des choses temporelles. 

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    ‘‘Je vis à Paris depuis un an, m’exposa mon nouvel ami. […] Un de mes amis d’Amsterdam, qui est compositeur de musique, habite avec nous. Il a pour nom Andries de Rosa. Si vous le voulez bien, je vous l’amènerai.’’ Deux jour après, j’étais au Clou, à une table de la terrasse quand je vis arriver Jacques Dreese qui, en compagnie d’un garçon au profil nettement égyptien et que coiffait un feutre aux larges bords, quittait le haut de la rue des Martyrs pour se diriger vers moi. Je me doutai que c’était de Rosa. […] De Rosa avait l’air de s’être échappé d’une des fresques qu’on voit au Musée du Louvre, dans la section des antiquités orientales. Des cheveux crépus, et extrêmement noirs, une moustache et une barbe de même couleur, un nez d’oiseau de proie et des yeux de gazelle, accusaient son type. Pour un étranger, il parlait fort bien le français. Son ambition était de se faire jouer. Il avait déjà composé quelques mélodies dont un éditeur de Paris avait accepté de courir les risques et, pour chacune desquelles, il lui avait octroyé 25 francs. Assidu aux concerts Colonne, il n’y assistait que du haut de l’amphithéâtre, aux places à vingt sous et, encore, les jours de faste, car quant aux revenus de chacun, ils étaient fort maigres. Tout ce qu’il me dit m’était sympathique. Au bout d’une demi-heure de conversation, nous étions amis. Et désormais, comme il était riche de loisirs, j’allais, presque chaque soir, l’avoir comme compagnon, autant au restaurant de la place d’Anvers que dans les brasseries que je fréquentais. » (Le Printemps d’une génération, Nagel, Paris, 1946, p. 185, 186 et 187)

    J. Dreese, 1895

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliC’est également par l’intermédiaire de Dreese que Saint-Georges de Bouhélier devait faire la connaissance d’Albert Fleury – auteur d’un « effarant chef-d’œuvre », « un poème déchirant et presque sans égal dans les Lettres françaises : Au Carrefour de la Douleur » –  et de Georges Pioch.

    Parmi les moments que le fils d’Edmond Lepelletier a partagés avec Andries de Rosa, il y a nombre de soirées au Chat noir. Ils y rencontrent ou retrouvent Alfred Jarry, Gaston de Pawlowsky, Ernest La Jeunesse, Léon-Paul Fargue… Là, on leur garde une table et un petit cercle d’amis se constitue bientôt pour « ne s’occuper que du spirituel et de l’éternel », pour « apporter aux hommes une croyance nouvelle », pour « les régénérer par la vérité et par la religion de la nature ». « Nous éditions maintenant une revue, Le Rêve et l'Idée, dont je crois bien que j’avais pris la direction avec Quérido et qui se publiait en deux parties : l’une en français et l’autre en hollandais. Comme Victor Rousseaux en était toujours l’imprimeur, on peut penser de quelles fautes de typographie le texte hollandais pouvait fourmiller. Pour nos rares lecteurs de La Haye et de Rotterdam, il était indéchiffrable. Nous n’en persistions pas moins cependant dans notre dessein. Notre revue était d’ailleurs d’aspect magnifique. Bottini et Launay y donnaient des planches. Des estampes de Suzanne Valadon et d’Édouard Manet y étaient insérées en supplément. Sur le sommaire, on lisait les noms de Verlaine, Léon Dierx et Vielé-Griffin. Comment avons-nous réussi à faire face aux frais d’une publication de ce caractère ? Quérido, je crois, en payait la plus grande partie, Le Blond et Fleury, le reste. Quant à la vente, elle n’atteignait pas quatre-vingt ou cent lecteurs ! » (p. 220-221) L’entreprise était donc vouée à l’échec, même si Quérido, qui avait rendu visite aux Parisiens, « s’était enthousiasmé » pour les « vues à la fois mystiques et réalistes » de ce petit cercle et s’il estimait « qu’il n’était pas de poète en France que l’on pût » comparer à Saint-Georges de Bouhélier. Le 10 janvier 1896, ce dernier, Andries de Rosa et quelques autres membres du groupe Naturiste assistaient aux obsèques de Paul Verlaine : « Si différents que nous fussions par notre conduite dans la vie et par notre conception de la poésie, nous nous unissions pour Verlaine dans la même admiration. » (p. 253-254).

    Is. Querido, 1903

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliAlors que quelques publications attirent toujours plus l’attention sur leur mouvement, notamment les revues Les Documents sur le naturisme et Le Livre d’ArtLe Rêve et l’Idée français s’est séparé du Rêve et l’Idée hollandais, cette dernière continuant de paraître en Hollande sous le direction de Théo Reeder – Saint-Georges de Bouhélier décide, en juillet 1896, de se rendre aux Pays-Bas avec Maurice Le Blond et Eugène Montfort, non sans faire une halte à Bruxelles chez leurs amis Henri Van de Putte et Arthur Toisoul. « Nous avions combiné de faire un voyage. La Hollande dont nous rêvions tous n’était pas pour nous que la terre féérique des tulipes et que l’asile des plus beaux Rembrandt que l’on pût connaître. C’était la terre de Quérido, notre compagnon sur la route de l’art. Nous entretenions avec lui une active correspondance. Auprès de ses compatriotes, il m’avait servi de truchement et d’introducteur ; dans les volumes de vers qu’il avait publiés, il s’était déclaré favorable à toutes mes idées, et m’avait abreuvé de louanges merveilleuses !

    « Faisant à Amsterdam une exposition de toiles de Van Gogh, il m’avait demandé d’en écrire la préface et je m’étais rendu compte que c’était bien plus par esprit d’équipe que pour aider au développement de la gloire du peintre. J’avais donc en lui un ami extrêmement dévoué. » (p. 266) Sans connaître encore l’épouse de Querido – « une créature extraordinaire, avec un front couleur de lune et des yeux traversés de phosphorescences » –, si ce n’est par les propos de Jacques Dreese et d’Andries de Rosa qui l’avaient tous deux courtisée, il lui dédie son Discours sur la mort de Narcisse.

    Saint-Georges de Bouhélier

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliLe lendemain de leur arrivée en train à Amsterdam, Israël Querido passe à leur hôtel : « C’était un petit homme avec une grosse tête, alors tout à fait imberbe, des cheveux blonds rejetés en arrière et un regard aigu sous le binocle. Parlant assez bien le français, fort désireux de se manifester, et du reste, d’une grande culture, il s’était mis immédiatement à notre disposition pour nous piloter à travers la ville. » Il les conduit au Rijksmuseum, objet de leur vœu, puis dans un restaurant « les plus à la mode » et enfin, le soir venu, chez lui où les attendent la séduisante Jeannette. « Quérido s’en montrait extrêmement épris, mais sans doute était-il plus sensuel que rêveur et son tempérament exigeait des satisfactions qu’il n’était pas au pouvoir de Jeannette de lui procurer indéfiniment. Ils devaient par la suite se séparer. […] Porté bientôt au rang des premiers romanciers de sa belle patrie, Quérido n’avait plus connu de mesure. » (p. 271) On sent poindre chez Saint-Georges de Bouhélier, plutôt habitué à un style de vie ascétique, une certaine réserve vis-à-vis de la nature du Hollandais : « S’étant jeté dans un fauteuil, Quérido paraissait y être un monarque. Il avait allumé un énorme cigare, et il en tirait de larges bouffées : son front était beau, son regard perçant et sa bouche gourmande. Des cheveux rebroussés et comme en bataille, étaient destinés à faire croire aux agitations d’un génie furieux et aux désordres insensés d’une vie de poète profond. Je crois que ce n’était là chez lui qu’attitude. Il affichait à l’époque des tendances mystiques. C’était à la mode. » (p. 271-272)

    Envoi de Bouhélier à la duchesse Edmée de La Rochefoucauld

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliDe leurs conversations, le  Français retient que les poètes de la « jeune école », les Van Deyssel, Kloos, Verwey et Gorter n’ont « fait qu’importer  chez eux de vieux procédés, les mêmes dont s’étaient déjà servis Rimbaud et Verlaine ». Les quatre hommes en viennent à parler du séjour de Verlaine en Hollande, mais Querido a tendance à tout ramener à sa propre personne : « Si j’avais été sur mes gardes ou que l’expérience de la vie m’eût mis sur la voie de la vérité, pour chacun de nous, je me serais méfié d’une telle pétulance et j’y aurais vu le symptôme d’une grande ambition. J’étais jeune, enfoncé dans un rêve sans fin, et profondément crédule. Sans me passionner, Quérido me semblait d’une intelligence des plus singulière et doué splendidement. Je ne me trompais d’ailleurs pas. La vie a fait jaillir de lui ses immenses mérites et il a laissé un nom dans les lettres. » (p. 273) Sur la route du retour, les îles de Walcheren procureront au jeune homme une impression moins équivoque.

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    Israël Querido vers 1920

     

    Saint-Georges de Bouhélier a joui d’une certaine réputation aux Pays-Bas. Ainsi, dans ses chroniques littéraires, Israël Querido évoque à plusieurs reprises son « ami plein de verve » qui lui conseillait d’arracher « les tifs de la caboche » de Maeterlinck car celui-ci écrivait un français à mourir de rire (Algemeen Handelsblad, 13/07/1916). Dès l’époque du Rêve et l’Idée, le Hollandais avait fait part, en particulier dans De Amsterdammer et sous un autre pseudonyme (Joost Verbrughe), des activités de Bouhélier. Un quart de siècle plus tard, le samedi 4 octobre 1924, il revient sur le rôle du fondateur du Naturisme dans une chronique publiée par l’Algemeen Handelsblad. À la fin du même mois, la pièce Le Carnaval des Enfants est jouée à plusieurs reprises à Amsterdam dans une version néerlandaise de Betsy Ranucci-Beckman. Pour sa part, Andries de Rosa a semble-t-il traduit La Tragédie Royale en vue de la faire jouer en Hollande (Het Nieuws van den dag, 15/01/1909). Notons au passage que la célèbre actrice néerlandaise Marie Kalff a joué à Paris dans Le Roi sans couronne.

    On peut regretter que Saint-Georges de Bouhélier, dans son Printemps d’une génération, n’ait pas brossé un portrait plus approfondi d’Andries de Rosa. Pour sa part, ce dernier a consacré au génie de son ami quelques lignes en faisant sienne une comparaison obligeante : « Quelqu’un, je crois, à propos de Bouhélier a, un jour, prononcé le nom de Rembrandt et c’est certainement un de ses grands ancêtres que le peintre des Pèlerins d’Emmaüs. Chez Rembrandt le réalisme n’est, en effet, qu’extérieur. Quand Rembrandt nous montre une salle d’auberge, un coin de rue, une femme qui se regarde dans un miroir, ou un menuisier à son établi, ce n’est jamais à la façon des copistes de la réalité étroite. Il semble toujours, tant il met de rayonnement et de mystère dans ses tableaux, qu’il a voulu peindre l’auberge où le Christ a reposé, la rue par laquelle un ange va apparaître, une reine ou un prophète à son travail. Le voyant Rembrandt savait, lui aussi, qu’il n’y a pas de petites destinées. C’était un mystique de la peinture. » (Saint-Georges de Bouhélier et le naturisme, p. 69-70)

    G. Charpentier

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire Au sein de la mouvance naturiste, Andries de Rosa voue également une réelle admiration à Gustave Charpentier – lequel, à Rome, avait été très proche du peintre hollandais Paul Rink –, ce dont il témoigne dans Saint-Georges de Bouhélier et le naturisme. Cela nous rappelle qu’il n’a pas manqué, au cours de sa vie parisienne, de faire partager ses goûts et de mettre en avant ses propres connaissances en matière musicale ; il a par exemple attiré l’attention de Saint-Georges de Bouhélier sur Messidor d’Alfred Bruneau, sur l’œuvre de Debussy… et, en vain, sur celle de Wagner. En compagnie de Dreese, les deux amis ont ainsi assisté, en 1896, au Concert du Vendredi Saint au Châtelet : invité à parler des compositeurs joués ce jour-là (Berlioz et Wagner)Catulle Mendès eut bien du mal à se faire entendre tant l’assistance le chahuta.

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliAu début du XXe siècle, Andries de Rosa devait donner un cycle de conférences : « l’Évo- lution des genres dans la musique », annoncé par des journaux comme Le Figaro, Le Matin, Le XIXe siècle ou La Lanterne qui n’omet pas de préciser : « Le citoyen de Rosa est un ouvrier. Il fait partie du syndicat des diamantaires, et les camarades de la Bourse du Travail se souviennent de la part active qu’il prit à la dernière grève de cette corporation. La musique, qui fut toujours un art aristocratique, deviendrait-elle une joie populaire, destinée à tous ? C’est, en tout cas, un symptôme intéressant. » (06/02/1901) Le Gil Blas mentionne que, les quatre mardis de janvier 1902, l’expatrié entretiendra son auditoire du « Conservatoire et son influence sur l’Art musical » au Collège d’Esthétique Moderne, 17, rue de La Rochefoucauld (4). En 1907, De Rosa signe quelques articles politiques – « Esthétique prolétarienne » (23/10/1907), « Idéal et travail. Images pour le Peuple » (30/10/1907), « Idéal et travail en Hollande » (20/11/1907) – dans L’Aurore, journal dont il est à l’époque le critique musical : « Nous avons le plaisir d’annoncer à nos lecteurs que la critique musicale de L’Aurore est confiée à partir d’aujourd'hui, à M. Andriès de Rosa, le compositeur bien connu », annonçait l’édition du 18 avril 1907. Même si, à la date en question, Georges Clemenceau n’en était plus le rédacteur en chef, on peut penser que les liens particuliers qui unissaient le politicien à Saint-Georges de Bouhélier ne sont pas étrangers à cette nomination. Toutefois, pour nourrir sa famille, le Hollandais avait repris assez tôt ses activités de coupeur de diamants, occupant au début du XXe siècle le poste de secrétaire de la fédération parisienne des diamantaires.


    Maria Callas, Depuis le Jour - Louise, de G. Charpentier

     

     

    Andries de Rosa, auteur, traducteur et propagandiste

     

    Andries de Rosa passe près vingt années en France, une période simplement interrompue, à la fin du XIXe siècle, par un intermède batave d’un peu moins de deux ans. Peu avant la Grande Guerre, la crise du diamant le contraint à rentrer pour de bon avec sa famille aux Pays-Bas où il va défendre de plus belle les idéaux socialistes, notamment à travers l’Association des Travailleurs pour la Crémation. Cet organisme visait à rendre l’incinération accessible au porte-monnaie du simple ouvrier. Le militant va en diriger l’organe : De urn (L’Urne), qui accueille des contributions de Barbusse et de Querido, non sans continuer de publier nombre d’articles dans dautres périodiques (sur la politique, Eugène Pottier, le duc de Saint-Simon, Louis XIV…).

    Critique de la traduction du Rembrandt de Van Dongen, Het Volk, 01/10/1930
    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliSon œuvre de traducteur reflète aussi en partie son inépuisable activisme. On lui doit en effet des versions hollandaises de livres de Henri Barbusse : Le Feu (qui connut rapidement plu- sieurs réimpressions), L’Enfer (De Hel : traduction qu’il préfaça en mettant en garde le lecteur contre les passages « licencieux », et dont la diffusion a été à un moment interdite, les volumes étant saisis en mai 1919 sur ordre du ministre de la Justice), Le Couteau entre les dents, Quelques coins du cœur (édition de 1922 agrémentée de 24 bois gravés de Frans Masereel), Les Enchaînements, La Lueur dans l’abîme, ainsi qu’un choix de textes dans : Henri Barbusse: over zijn leven en [uit] zijn werk, mais aussi de Charles Rappoport (Jean Jaurès, l’homme, le penseur, le socialiste, avec une introduction de W. H. Vliegen et une lettre d’Anatole France, éd. Querido, 1915) et de Romain Rolland (La Vie de Tolstoï). Sa production, dont une bonne part a, on peut s’en douter, paru aux éditions Querido, comprend par ailleurs un volume de nouvelles de Zola (Nagelaten werk, avec une préface du traducteur), La Fille Élisa d’Edmond de Goncourt, Salammbô de Flaubert, À l’ombre d’une femme de Henri Duvernois, Les Don Juanes de Marcel Prévost (Prévost dont De Rosa disait, dans sa brochure de 1910, que c’était un scandale de le voir au pinacle, et non pas, par exemple, un Camille Lemonnier), La Vie de Rembrandt de Kees van Dongen, La Madone des sleepings de Maurice Dekobra, un recueil de textes de Maeterlinck… On sait encore que De Rosa est l’auteur de la traduction de La Fin du Monde de Sacha Guitry, jouée aux Pays-Bas en 1936. Dès 1909, on l
    a dit, il avait peut-être transposé en néerlandais la pièce La Tragédie Royale de Saint-Georges de Bouhélier. Pour les revues de andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli,maurice le blond,menno ter braakcelui-ci, il aurait, à la fin du XIXe siècle, traduit en français des pages du jeune écrivain Henri Borel et de Herman Gorter. Toutefois, il ne semble pas s’être risqué à mettre en néerlandais une autre œuvre de son ami parisien dont il s’est sans doute, avec le temps, distancié.

    En 1929, Andries de Rosa dédie à Querido son unique roman : Sarah Cremieux. Parijsche roman (Sarah Cremieux. Roman parisien). Il s’agit d’une œuvre largement autobiographique, qui dépeint non sans humour et sarcasme le milieu des diamantaires parisiens, parmi eux Jules Charles Le Guéry, ainsi que celui des anarchistes au temps des attentats. Elle a été prépubliée en feuilleton sous le titre Parijsche Levens (Vies parisiennes) dans une revue fondée par Is. Querido, Nu (Maintenant). La critique hollandaise ne s’est guère montrée élogieuse – le NRC du 20 décembre 1929 salue cependant ce livre malgré son style parfois abâtardi par le français –, reprochant à l’ensemble un côté décousu, un rendu peu réussi de l’atmosphère et une langue plutôt empruntée. Roman à clef, Sarah Crémieux conserve à n’en pas douter une valeur documentaire sur le Paris fin de siècle. (5)

    Réclame pour 4 titres traduits par De Rosa

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliLes critiques stylistiques ont également porté sur certaines de ses traductions. Les plus féroces proviennent de A. M. de Jong – pourtant très proche de Querido –, par exemple dans une chronique relative à l’édition néerlandaise de Salammbô (Het Volk, 31 décembre 1923) (6), livre qui sera toutefois réédité à quelques reprises. Des recensions encensent son travail, d’autres le descendent en flèche.

    En février 1943, Andries de Rosa est emmené avec sa femme malade à Westerbork. Deux mois plus tard, ils sont déportés à Sobibor où ils meurent. En janvier de la même année, il avait adressé une longue lettre rédigée en français à leur fille Virginie. José, leur fils, était un portraitiste doué.

    Parmi les écrits laissés par Andries de Rosa, il convient de mentionner un hommage à Henri Barbusse : « Herdenkingsrede », inséré dans Henri Barbusse. Over zijn leven en zijn werk (Amsterdam, Pegasus, 1935), un recueil qui comprend également des contributions de Romain Rolland, Arnold Zweig et Alfred Kurella, une description des derniers moments de l’écrivain par Annette Vidal, ainsi qu’un choix de l’œuvre dans une traduction que Jef Lastami de Gide, ne manqua pas de louer (De Tribune, 20 novembre 1935, p. 3).

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    Réclame pour Sarah Crémieux, Het Volk, 30 octobre 1929 

     

     

    Les pugilistes Andries de Rosa

    et Alexandre Cohen

     

    Pour illustrer un aspect de la personnalité d’Andries de Rosa, revenons sur une des querelles qu’il a avivées lors de son époque naturiste. Le bonhomme était prêt à tout pour soutenir ceux qu’il considérait comme de grands esprits (Querido et Barbusse en particulier) ou pour se ruer sur ses/leurs ennemis (dans la presse hollandaise, pour se défendre et défendre Querido, il s’en prendra ainsi à la veuve du poète Willem Kloos à propos d’une affaire vieille de plusieurs dizaines d’années). Il est assez amusant de le voir croiser le fer, par revues françaises interposées, avec un autre juif batave.

    A. de Rosa, 1895

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliDans la Revue naturiste du 15 novembre 1900, il s’offusque en effet du compte rendu qu’Alexander Cohen, au fil de sa chronique des « Lettres néerlandaises » du Mercure de France (octobre 1900, p. 259-260) avait fait de Studiën en Tydgenooten (Études et Contemporains) d’Israël Querido, en réalité un hommage au théoricien marxiste Frank van der Goes. Cohen, ancienne figure de l’anarchisme parisien – qui avait pris soin de faire parvenir son texte à l’éditeur d’Israël Querido ! – écrivait entre autres : « M. Is. Quérido fait partie de ce troupeau macabre de pseudo-savants et de psychologues en fer blanc que l’instruction primaire obligatoire et la social-démocratie ‘‘scientifique’’ et internationale ont lâché sur notre infortuné bas monde.

    « Comme tous ses pareils M. Quérido vise à ahurir ses contemporains par la capacité d’absorption de sa cervelle d’autruche, et dans sa brochure – de 84 pages – il cite une bonne centaine de noms d’écrivains, de philosophes, d’économistes et de poètes de tout poil, de tous les temps, de toutes les écoles, de toutes les nationalités. Et M. Quérido nous fait sous-entendre qu’il sait par cœur toutes les œuvres de toutes ces sommités. […] Je ne me serais pas aussi longuement occupé du crispant petit jean-foutre qu’est M. Is. Quérido, si les plumitifs de sa secte ne méditaient pas de le jucher sur un piédestal, et si ses admirateurs n’étaient pas allés jusqu’à écrire : ‘‘Avec M. Is. Quérido nous n’hésiterions pas un instant à descendre jusque dans les repaires les plus reculés de la pensée humaine.’’ »

    Revue naturiste, juin 1897 (contribution de A. de Rosa)

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliAndries de Rosa de répliquer : « Pour M. Cohen, Multatuli a dit le dernier mot de la sagesse humaine et de l’art littéraire. Douwes Dekker fut pour lui le point culminant de tout ce qui a été et de tout ce qui sera. Cependant, malgré le talent que nous reconnaissons à l’auteur du Max Havelaar, nous devons avouer que pour aujourd’hui, une littérature telle que la conçoivent les Quérido et les Heyermans, toute empreinte d’humanité et de pensée universelle, nous émeut davantage que les plaidoyers, entraînants certes, pour les indigènes des Indes Néerlandaises, ou les paradoxes sur l’athéisme que Multatuli nous a laissés. Cette littérature, qui fut si dangereuse pour les petits esprits prétentieux et excités, nous présente encore une de ses victimes en la personne de M. Alexandre Cohen. Mais ce M. Cohen, en sa qualité de critique littéraire, ne doit pas ignorer sans doute ce que Quérido écrit sur Multatuli et ses imitateurs.

    « Profitant en France de son petit succès de polyglotte, M. Cohen a cru pouvoir s’adonner à la critique littéraire des œuvres étrangères, sachant que pour différents pays dont il connaît la langue, ses jugements ne seraient pas contrôlés.

    « Il faudrait savoir le hollandais pour pouvoir apprécier ce que ce traducteur appelle une érudition que ‘‘l’instruction primaire obligatoire’’ a fait obtenir, dans toute l’œuvre d’Is. Quérido pleine de pensées, de sensations et d’émotion, M. Cohen ne relève que l’érudition qui s’y trouve. Si l’ ‘‘instruction primaire’’ est telle qu’elle permet à ses élèves d’écrire une étude sur le XVIIIe siècle comme celle que Quérido a donné dans le 1er volume de ses Méditations sur la littérature et la vie, il serait alors très à souhaiter que les Cohen en profitassent afin de meubler un peu leurs cervelles. »

    A. Cohen, 1907

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliCohen, prêt à fulminer au moindre relent de socialisme, riposte dans la conclusion de sa chronique de janvier 1901 (p. 269-270) : « Cet article, où l’auteur, roublard mais malpropre, passe sous un silence hermétique les arguments que j’avais fait valoir contre les prétentions littéraires de M. Is. Quérido, était, me dit-on, destiné originairement au Mercure. Mais M. de Rosa renonça à envoyer sa copie rue de l’Échaudé, vu ‘‘les habitudes de partialité’’ qui prévalent ici.

    « Confiant, moi, en la loyauté des gens de la Revue Naturiste, je leur demandai l’insertion, à titre de ‘‘réponse’’, de ma critique de l’écrit de M. Is. Quérido, qui m’avait attiré l’indignation de son protecteur. C’était là, à mon avis, l’unique réplique à faire.

    « Les gens de la Revue Naturiste ont cru ne devoir pas me donner satisfaction.

    « Quant à M. de Rosa, sa mauvaise humeur à mon égard s’explique jusqu’à un certain point. M. Andries de Rosa est le lapidaire compositeur de la phrase que je m’étais donné l’innocent plaisir de citer à la fin de ma critique : ‘‘Avec M. Is. Quérido nous n’hésiterions pas un instant à descendre jusque dans les repaires les plus reculés de la pensée humaine.’’

    « Mais son seul et compréhensible déplaisir de sycophante-modestement-anonyme-mis-en-vedette, n’a pas suffi pour lui mettre en mains plume et dictionnaire hollandais-français. M. de Rosa n’est descendu dans le repaire de la polémique que sur la prière réitérée de M. Is. Quérido lui-même, qui, pour éperonner l’enthousiasme plutôt rétif de son groom, lui fit communication – comme à tant d’autres fidèles – de la lettre d’un M. Byvanck, directeur de la bibliothèque royale de la Haye, où ce compatissant lénifique fonctionnaire console M. Is. Quérido de mon appréciation de sa littérature.

    « Pour être le dépositaire ‘‘d’un des plus vastes esprits parmi les littérateurs de Néerlande’’, M. Is. Quérido n’en dépense pas beaucoup dans le choix de ses champions. »

    L’empoignade eut des répercussions. Une lettre de Cohen du 3 mars 1901 adressée à Mimi, la veuve de Multatuli, nous apprend qu’il a une « meute » aux fesses, un bande d’aboyeurs aux ordres de l’hydrocéphale Querido, en particulier l’écrivain Frans Netscher (1964-1923) qui lui sert la réplique dans le périodique Hollandsche Revue, le traitant d’ « anarchiste impotent ». Cohen en remettra une couche lorsqu’il commentera le roman Levensgang du même Querido dans le Mercure de France de janvier 1902. Près de quatre ans plus tard (décembre 1905), les lecteurs de cette revue auront droit à un panégyrique du romancier hollandais sous la plume du critique H. Messet.

    Menno ter Braak

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliLeur vie durant, De Rosa et Cohen ne démordront pas de leurs partis pris respectifs. Dans une lettre à l’essayiste Menno ter Braak du 1er mai 1937, l’anarchiste devenu maurrassien fera sienne la formule de son correspondant : Querido était un « prolétarien bigot » (Alexander Cohen. Brieven 1888-1961, éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997).

    Compte tenu de cette antipathie entre les deux juifs, il est d’autant plus savoureux de constater que De Rosa, dans son roman à clef Sarah Crémieux, s’est sans doute inspiré par endroits de la vie d’Alexandre Cohen. Le personnage masculin central Adolf Spina, Hollandais venu travailler à Paris, est certes, dans une certaine mesure, lalter ego de l’auteur, mais à l’instar de Cohen, il traduit des articles de Domela Nieuwenhuis ; à l’instar de Cohen, ce Spina, proche de poseurs de marmites, est surveillé de près par la police jusqu’au jour où il se trouve expulsé de France. On peut imaginer que les deux hommes se sont croisés du côté de Montmartre, en 1892-1893, avant l’exil anglais de Cohen. Selon Saint-Georges de Bouhélier qui, pour sa part, confondait dans son « admiration des poètes comme le cher Verlaine et des agitateurs comme Ravachol », De Rosa était resté plutôt insensible aux idéaux anarchistes, même si, parfois, la rage le soulevait devant la richesse quétalaient des Parisiens nantis. Autre constat amusant : si, à l’inverse de Cohen, Andries de Rosa n’avait qu’une estime toute relative pour Multatuli et son œuvre, il partageait malgré tout avec le romancier une revendication : des années durant, l’ouvrier diamantaire s’est fait le propagandiste de l’incinération au point qu’on a pu écrire à son sujet qu’il « se donnait pour ainsi dire corps et à âme au four crématoire » ; or, Multatuli a été l’un des premiers aux Pays-Bas à revendiquer le droit à être incinéré et l’Histoire le considère comme le premier Hollandais à l’avoir été.

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    De urn, janvier 1928, rédacteur A. de Rosa

     

     

    La fidélité d’Andries de Rosa à Henri Barbuss

    et Israël Querido

     

    Is. Querido, 1895

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliSi A. Cohen n’a jamais eu aucune sympathie pour le socialisme ni pour le communisme (malgré son amitié indéfectible pour son confrère rouge Henri Wiessing), De Rosa semble pour sa part être resté fidèle jusqu’à la fin aux idéaux en question ; il a d’ailleurs combattu dans ses écrits « tant la réaction que les dirigeants syndicalistes aux sympathies anarchistes » (« Andries de Rosa 60 jaar. Arbeider en kunstenaar », Het Volk, 04/04/1929). Son engouement politique transpire dans la forme de ses écrits littéraires, son indignation face aux injustices se glisse sa phrase, y compris quand il traduit. Il voyait comme sa vocation la défense de Barbusse et d’Israël Querido et ne manquait jamais une occasion de les mettre en valeur. Au printemps 1926, il rend compte dans le quotidien NRC de son passage chez l’écrivain français : les deux hommes se voient alors pour la première fois (abordant le sujet des auteurs européens, Barbusse mentionne les noms suivants : Querido, Heijermans, Roland Holst, Félix Timmermans et Herman Teirlinck).

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliEn 1927, alors que Panaït Istrati rend visite à Amsterdam aux collaborateurs de la revue Nu pour laquelle il écrit lui aussi, De Rosa et Querido prendront la défense de Barbusse que le Roumain se met à critiquer ouvertement. Début septembre 1935, le diamantaire intervient à la radio néerlandaise (il le faisait occasionnellement : en avril 1932 pour parler de François Villon et de Johan Rictus, en avril 1934 pour évoquer de l’actualité littéraire, en mai 1938 pour revenir sur Jules Romains et l’unanimisme…) afin de rendre hommage à Barbusse qui vient de mourir à Moscou. Bien entendu, on le compte, aux côtés de G. Stuiveling, H. Roland Holst et Nico van Suchtelen, au nombre des membres du Comité créé aux Pays-Bas pour commémorer l’écrivain français : dans ce cadre, il prendra la parole lors de la soirée organisée à Amsterdam le 16 septembre.

     

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     Les obsèques de Querido

     

    Quant à son amitié pour Israël Querido – lequel avait salué ses talents d’artiste à l’occasion de son soixantième anniversaire (à l’époque, en 1929, De Rosa se présente comme écrivain) –, elle a duré jusqu’à la disparition du romancier. C’est d’ailleurs depuis le domicile d’Andries de Rosa (Herculesstraat 67) que le cercueil du romancier a été transporté au cimetière de Zorgvlied où eut lieu l’enterrement – l’auteur du Jordaan ne s’était pas laissé séduire par les bienfaits de l’incinération ! Peu après les obsèques, c’est De Rosa qui préfaça le catalogue de la vente aux enchères de la bibliothèque du défunt – « Un crève-cœur de plus après la douleur causée par sa disparition » –, 1453 ouvrages dont beaucoup dédicacés par les grands écrivains néerlandais de l’époque, tel Louis Couperus, mais aussi par Maurice Barrès, Barbusse, Montfort, Panaït Istrati... Dans les mois et les années qui suivront, il ne manquera pas une occasion d’honorer sa mémoire par l’écrit ou par la parole. On peut donc penser que traduire en français une œuvre de son ami le plus cher a longtemps fait partie de ses projets. Son activisme politique lui aura permis de compter sur les appuis nécessaires en France. Les éditions Rieder étaient proches des milieux de gauche vers lesquels allaient les sympathies d’un Querido et d’un De Rosa. C’est aussi grâce à ses relations que le syndicaliste a pu traduire des récits et nouvelles de Zola inédits ou peu connus : il aura probablement gardé des liens avec andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli,maurice le blond,menno ter braakMaurice Le Blond pour obtenir l’autorisation de les publier en néerlandais. L’édition lancée sur le marché par Scheltens & Giltay (Nagelaten werk) en 1928 comprend d’ailleurs des notes du gendre de Zola. Le 16 avril 1931, le Hollandais publiait dans le quotidien Het Volk un article sur Émile Zola raconté par sa fille, le livre que Denise, l’épouse de Maurice Le Blond, venait de consacrer à son père ; Andires de Rosa accompagne son propos de passages traduits de cet ouvrage.    (D. Cunin)

    Les époux Le Blond

     

     

     

    (1) Andries de Rosa et Léon Balzagette ont par exemple assisté, en janvier 1901, à l’inauguration du Collège d’Esthétique Moderne.

    Début dun compte rendu sur Le Carnaval des enfants : N.H. Wolf, De Kunst, 25/10/1924

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli(2) Douze ans après la parution du manifeste du Naturisme, la publication d’un choix de pages de Saint-Georges de Bouhélier fournit au critique Johan de Meester l’occasion d’évoquer brièvement l’écrivain français (De Gids, 1909, I, p. 410-411). Par la suite, deux grands noms des lettres néerlandaises de lentre-deux-guerres ont commenté une de ses œuvres. Tout d’abord Menno ter Braak dans un article peu élogieux  sur Le Carnaval des enfants (« Het Vereenigd Toneel. Saint Georges de Bouhélier, Het Carnaval der Kinderen, De Propria Cures, 25 octobre 1924), la pièce ayant été jouée dans une version néerlandaise sous la direction de Mme Ranucci-Beckman ; peut-être l’essayiste a-t-il cependant emprunté quelques éléments à Bouhélier en écrivant Het carnaval der burgers (1930). Quant à Eddy du Perron, il a, en avril 1933, rédigé de rudes paragraphes sur la pièce Napoléon donnée à l’Odéon ; après avoir affirmé que l’auteur est le fils de l’un des écrivains les plus insignifiants que la France ait jamais portés, il se moque de la collaboration littéraire qui a rapproché le jeune Bouhélier d’Is. Querido : « il paraît que l’on ne connaît rien au sieur Querido tant que l’on n’a pas lu ses vers français » («Bij een trio Toneelprestaties », Forum, 1993, n° 6, p. 482-487, texte repris dans l’ouvrage De smalle mens, 1934).

    (3) À l’époque, Is. Querido venait de publier en néerlandais son premier recueil sous le nom de Theo Reeder.

    (4) À l’instar de Georges Rageot, De Rosa excellait semble-t-il dans l’art oratoire (et dans celui de présider en même temps plusieurs organismes) puisqu’il donnera également de nombreuses conférences aux Pays-Bas, sur des thèmes aussi divers que l’incinération, Jean Jaurès, la poésie française populaire et le cabaret, ou encore, à Amsterdam, le 26 janvier 1930 et le 19 janvier 1932, sur « La littérature de guerre », en septembre 1932 et le 29 octobre 1939 sur la vie et l’œuvre d’Is. Querido…

    Ch. Snabilié, par R. Boudier

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli(5) Un autre roman parisien a paru à l’époque chez Querido, tout aussi oublié, dont l’action se déroule dans les milieux artistiques : Leven, de Miek Janssen (1890-1953), modèle et maîtresse de Jan Toorop. Le Paris de la fin de siècle est au cœur d’autres œuvres néerlandaises. Un certain Bulée – en réalité le journaliste Charles Snabilié (1856-1927) –, a laissé un roman dont les personnages évoluent eux aussi dans les cercles littéraires et picturaux de Paris (un certain Gaston Proust, des figures qui ne sont pas sans rappeler Catulle Mendès, Rachilde, Kees van Dongen, Saint-Georges de Bouhélier, Fernand Xau, Jules Julazot….) : Jean Lefort (1900, avec un dessin de Van Dongen sur la couverture). En 1893, l’homme de lettres Frits Lapidoth avait donné Goëtia qui met en scène des habitués des cénacles occultistes, en premier lieu Sâr Péladan. De son côté, Louis Couperus nous entraîne, à travers son œuvre autobiographique Metamorfoze, dans quelques salons mondains de la capitale ; le critique Th. de Wyzewa a servi de modèle pour lun de ses protagonistes. Mentionnons encore De Droomers (Les Rêveurs, 1900) de Maurits Wagenvoort, qui dépeint les milieux anarchistes.

    (6) Voir aussi du même auteur : « Van vertalingen en vertalers II », De Nieuwe Stem, 1918-1919, I, p. 167-173 et « De hel van Barbusse en de Hollandse zedelijkheid », De Nieuwe Stem, 1918-1919, II, p. 183-201. 

     

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    Les 60 ans dAndries de Rosa. Ouvrier et artiste.

    Ami de Jaurès et de Barbusse, Het Volk, 4 avril 1929