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Traductions-Traducteurs - Page 23

  • Refus de paternité

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    Jours blancs de Jeroen Brouwers

     

     

     

    couvJoursBlancsBrouwers.jpg

    J. Brouwers, Jours blancs, trad., D. Cunin, Gallimard, 2013.

     

     

     

    « Jeroen Brouwers s’était attelé à un nouveau roman quand, à la suite de la mort prématurée de son fils aîné, un autre livre s’imposa à lui. En l’espace de quelques mois – une durée étonnamment courte pour lui –, il écrivit Datumloze dagen (Jours blancs), publié en 2007.

    « Le protagoniste de ce long monologue est un homme âgé qui vit dans un bois isolé. Remords, regret, mélancolie et honte, tels sont les sentiments qui prédominent dans ces pages. Le roman traite des rapports troublés entre un père et son fils ; sous une apparente négligence, l’auteur déploie une telle maîtrise du style que le livre marque profondément le lecteur au risque de trop l’affecter. Le narrateur revient sur l’échec de sa paternité à propos de ce fils qu’il a à peine connu. Si pour ce qui est des faits rapportés, il ne ressemble en rien à l’écrivain, il partage en revanche nombre de ses traits de caractère.

    jeroen brouwers, littérature, pays-bas, hollande, traduction, gallimard« Stylistiquement, le roman se situe dans le prolongement de Geheime kamers. La critique a cette fois encore relevé le style étonnement leste et léger. Une qualité du Brouwers de la maturité, qui, sous une nonchalance trompeuse, privilégie une composition ingénieuse truffée de références aux mythes classiques et à des thèmes explorés dans des œuvres antérieures. On peut aussi dégager des parallèles avec des romans précédents, à commencer par le premier d’entre eux, Joris Ockeloen en het wachten (Joris Ockeloen et l’attente, 1967), également centré sur les rapports père/fils. De même, dans Datumloze dagen, tout est en rapport avec tout. Dès la deuxième page, il est question ‘‘d’un soleil qui prend congé en caressant tout une dernière fois, en projetant une ombre’’. »

     

    JohanVandenbroucke, « Le mémorial de papier de Jeroen Brouwers », Septentrion, n° 1, 2012.

      

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    EXTRAIT

    (le narrateur se remémore le jour où sa première épouse lui a annoncé qu’elle était enceinte)

      

    Les femmes, leur parler, c’est peine perdue. Les femmes, dès que l’utérus les démange, c’est peine perdue que de chercher à s’accorder sur quoi que ce soit avec elles. L’horloge biologique ? Mieux vaudrait parler de bombe à retardement. Les femmes ne respectent aucun engagement ni aucune promesse dès qu’elles ressentent un petit courant d’air dans le bas-ventre ; elles obéissent alors aveuglément à leur instinct de bête en chaleur qui leur commande d’être emplies.

    Nous, on s’aime ? me suis-je écrié. Je ne crois plus pouvoir être aussi catégorique que toi. Toi, tu ne m’aimes en aucune façon puisque tu assouvis tes désirs sans tenir compte de moi. Raison pour laquelle je ne t’aime plus.

    Le don des larmes. Deuxième aiguillon le plus perfide de la rouerie féminine. Je l’entendis renifler – du coin de l’œil, je la vis se tamponner yeux et joues avec l’embryon de layette.

    Elle : Mais toi aussi, tu assouvis tes désirs en refusant d’avoir un bébé ?

    Je suis bien trop crétin pour les femmes. Ça me démangeait et me désespérait.

    Ce sujet, nous l’avons déjà épuisé je ne sais combien de fois. Voilà ce que je lui ai rappelé. Attendons d’abord d’être des adultes. En tout cas que j’aie terminé mes études. D’autre part : qui est encore assez fou, en cette époque abominable, pour mettre au monde un enfant dans ce monde abominable – n’est-ce pas là commettre un crime et se rendre coupable, par anticipation, de maltraitance d’enfant ?

    Pousser le bouchon un peu trop loin quand le moment s’y prête, ce n’est pas défendu.

    Sans compter qu’un petit poupon, ça ne reste pas indéfiniment le joli gentil petit toutou à sa maman qui se trémousse à quatre pattes sur la moquette. Ça grandit, ça vous cause du souci jour et nuit, et dès l’âge de dix ou douze ans, ça pousse des coups de gueule. Le quart de siècle suivant, vous arrivez encore moins à vous en défaire, ça vous tient pieds et poings liés alors que, parallèlement, votre vie se dissipe comme la cendre d’une cigarette. Vous croisez les doigts pour que le petit ne tombe ni dans l’héroïne, ni dans l’eau bénite, ni dans la prostitution… Et vous n’y couperez pas, le jour viendra où il vous lancera à la figure, comme un glaviot : J’ai pas demandé à naître ! Moi, je me vois lui répondre du tac au tac, sur un ton chaleureux : L’heureux hasard ! Ne vas surtout pas m’imputer ta naissance. Je n’avais aucun scrupule à ce que ta mère avorte !


     

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  • Petite leçon de traduction

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    Les premiers pas du traducteur

    Marcel Schwob

     

      


    couvschwobbio2000.pngLa traduction a joué un grand rôle dans la vie de Marcel Schwob (1867-1905). C’est donc à juste titre que les auteurs de l’Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle (Lagrasse, Verdier, 2012) s’intéressent à la démarche de ce génie précoce : « Marcel Schwob, qui avait rédigé une traduction de Catulle en vers marotiques dès l’âge de seize ans, publie en 1894 une traduction de Moll Flanders de Daniel Defoe dans la langue des romanciers du XVIIIe siècle. » S’il recourt « à un état ancien de la langue », ce n’est pas pour briser la gaine du français classique, mais afin de « produire un effet similaire à celui de l’original ». « Quatre ans plus tard, Schwob traduit Hamlet avec la collaboration d’Eugène Morand. De nouveau, le texte vise à produire sur le spectateur français un effet comparable à celui de la langue élisabéthaine sur un spectateur britannique de l’époque victorienne. » Claudel en apprécie « les critères musicaux, rythmiques et phoniques » (p. 119 et p. 120). Une page de la biographie Marcel Schwob ou les vies imaginaires (Paris, Le Cherche Midi, 2000), que l’on doit à Sylvain Goudemare, nous offre un regard dans la cuisine de l’apprenti traducteur. Il s’agit d’une lettre du 19 septembre 1881 que l’érudit Léon Cahun adresse à son neveu :

     

    Mon cher Marcel, 

    Tes traductions n’étaient pas mauvaises, classiquement parlant. J’avais naturellement choisi les plus faciles. Maintenant, je vais profiter de l’occasion pour te montrer quelle différence il y a entre une traduction classique, c’est-à-dire de mots, et une traduction exacte, c’est-à-dire de choses et de pensées. Tu traduis : troquere agmen ad dextram vel ad sinistam, par « faire passer l’armée à droite ou à gauche ».

    1° - Torquere ne signifie pas « faire passer » mais « faire tourner en rond ». Une catapulte ou une fronde peut « torquere missilia – lancer des projectiles » parce qu’elle les fait tourner.

    2° - Agmen ne signifie pas « armée ». Armée se dit exercitus. Agmen signifie « troupe rangée pour marcher » ou, pour employer le mot technique, « colonne de route ».

    Le jeune Marcel Schwob

    MarcelSchwobAdolescent.png3° - « Faire passer l’armée à droite » ne signifie plus rien du tout. Si tu te trouvais au beau milieu d’une plaine, à la tête d’une armée, ne fût-elle que de quatre hommes et d’un caporal, et si je te commandais de la faire passer à droite, tu serais fort embarrassé d’exécuter mon ordre, parce que tu ne le comprendrais pas.

    Prends-moi maintenant agmen au sens du mot « colonne de route ». Tu as cinquante hommes qui marchent deux par deux dans une direction donnée. Tu veux les faire marcher vers une autre direction ; tu commandes : « torquere agmen ad sinistram vel ad dextram » – Colonne, tournez à droite, colonne, tournez à gauche, et on te comprendra. Le terme technique en français, est « changement de direction à droite ! » et, en allemand, Rechts abmarschirt ! []

    Remarque que, dans tous ces cas, l’analyse serrée du mot te donne toujours la traduction juste.

    Je m’arrête là aujourd’hui, mon cher Marcel. Mon petit vocabulaire, avec un succinct aperçu des formations et des évolutions grecques et romaines aux différentes époques, sera, comme tu le comprends maintenant, utileet point ennuyeux. Je te dis, aux différentes époques, car la technologie du temps de la deuxième guerre punique ne ressemble pas plus à celle du temps de César que la légion de Scipion l’Ancien ne ressemble à celle de Marius, ou qu’un régiment de Louis XIV ne ressemblait à un régiment de Napoléon. [...]

    Je t’embrasse de tout cœur. [...]

    Ton oncle et parrain,

    Léon Cahun

     

     

    Traductions de Marcel Schwob

     

    RICHTER, Wilhelm, Les Jeux des Grecs et des Romains [en collaboration avec Auguste Bréal], Paris, Émile Bouillon, 1891.

    WILDE, Oscar, « Le Géant égoïste », Paris, L’Écho de Paris, 27 décembre 1891.

    DEFOE, Daniel, Moll Flanders, Paris, Ollendorff, 1895.

    STEVENSON, Robert Louis, « Will du Moulin » [traduction anonyme], Paris, La Vogue, 1899.

    DE QUINCEY, Thomas, Les Derniers jours d’Immanuel Kant, précédé d’une préface, Paris, La Vogue, 4 avril 1899, p. 12-26 ; 88-102 ; 161-174.

    SHAKESPEARE, William, La Tragique Histoire d’Hamlet, prince de Danemark [en collaboration avec Eugène Morand], Paris, Charpentier et Fasquelle, 1900.

    HENLEY, William Ernest, The Tudor Translations : Rabelais, trans. by Marcel Schwob, pref. by Charles Whibley, sans nom d’éditeur, 1900.

    CRAWFORD, Francis Marion, Francesca da Rimini, Paris, Charpentier et Fasquelle, 1902.

    WHIBLEY, Charles, « Rabelais en Angleterre », Paris, Revue des études rabelaisiennes, 1903.

    SHAKESPEARE, William, Macbeth, in Œuvres complètes de Marcel Schwob, éd. de Pierre Champion, 10 vol., t. VI, « Théâtre », Paris, Bernouard, 1927-1930.

    source : Bruno Fabre, Bibliographie sur Marcel Schwob (1985-2010) avec quelques études anciennes, Société Marcel Schwob, 2011.

     

     

    Marcel Schwob en néerlandais

     

    couvSchwobRaster2007.pngUn site www.schwob.nl a été créé aux Pays-Bas pour faire connaître des écrits rares et favoriser leur traduction en langue néerlandaise. Il accorde une place à l’écrivain français et renvoie au numéro de la revue Raster qui a publié les Vies imaginaires en traduction (n° 118, 2007, trad. Jacq Firmin Vogelaar et Liesbeth van Nes) ainsi que des textes portant sur lui, rédigés par ses traducteurs, dont Rokus Hofstede, lequel a transposé La Différence et la ressemblance. Sur www.schwob.nl, on peut lire par ailleurs un aperçu biographique signé Orli Austen ainsi qu’un essai de Pieter de Nijs. Il existe également une traduction de La Machine à parler (par Liesbeth van Nes).

    couvSchwob1931.pngEn 1931 paraissait chez Stols De kinderkruistocht, traduction de La Croisade des enfants, que l’on doit au critique Victor van Vriesland. La comédienne Charlotte Kölher avait déclamé cette version néerlandaise au Schouwburg  d’Amsterdam le 20 juin 1930 avant de répéter l’expérience dans d’autres théâtres.

    Rappelons que Marcel Schwob a entretenu des liens privilégiés avec W.G.C. Byvanck (1848-1925), l’auteur d’Un Hollandais à Paris en 1891. Cet homme de lettres batave, lecteur tout aussi précoce que le Français – alors qu’il entame ses études universitaires à l’âge de 16 ans, Goethe et Shakespeare n’ont déjà plus guère de secrets pour lui –, montra à plusieurs reprises une réelle pénétration à sonder la singularité d’une œuvre, ce que peu de ses compatriotes surent reconnaître : « Jamais un homme possédant un tel savoir et autant de qualités n’aura exercé une aussi faible influence sur son peuple » (Frans Drion). Le récent ouvrage Claudel et la Hollande (textes réunis par Marie-ByvanckparToorop1921-Détail.pngVictoire Nantet, Poussière d’Or, 2009) rend un hommage plus que mérité au critique qu’il a été : dès 1892, le Hollandais a, chez « le génie ef- fervescent » de l’auteur de Tête d’or, « saisit l’esprit de son œuvre, prêtant l’oreille à ce qu’elle veut dire et apportant une réponse qui ne réside ‘‘pas tant peut-être dans l’âme de celui qui parle que dans celle de celui qui écoute’’ » (p. 9).

    Byvanck par Jan Toorop, 1921

    La bibliothèque royale de La Haye abrite une partie de la correspondance Marcel Schwob-W.G.C. Byvanck. À propos de leur amitié, on lira : Christian Berg, « Marcel Schwob et Willem Byvanck », in Retours à Marcel Schwob : d’un siècle à l’autre (1905-2005), Christian Berg,  Alexandre Gefen & Monique Jutrin (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 203-218.

     

     

     

    Le poème « Marcel Schwob »

    de Paul van Ostaijen

     

    Dans son recueil de 1918 Het sienjaal (Le Signal), le poète flamand Paul van Ostaijen a placé un poème « Marcel Schwob » juste avant celui intitulé « Francis Jammes ». Nous le reproduisons ci-dessous suivi de la traduction qu’en a proposé Maurice Carême dans Les Étoiles de la poésie de Flandre. Guido Gezelle, Karel van de Woestijne, Jan van Nijlen, Paul van Ostaijen (Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1973, p. 182).

     

     

     

    MARCEL SCHWOB

     

     

    Ik wil de wonderliike wonden van uw voeten zoenen,

    ik, de boetende en gij die reeds gekruisigd werd. 

     

    Ik weet ook gij werd aan het kruis gekromd,

    mijn stille kruistochtkind.

     

    Gij zijt de stem van de Doper, 

    doch ik ben niet de Tetrarch. Gij zijt het gans gebeuren.

     

    U tegenover zal ik niet zondigen, 

    want uwe wonde ken ik, zonder dat mijn hand hare kilte voelt.

     

    Van uw lippen wil ik de liefde drinken,

    was ook uw lijf nog slechts een vreeselik offer, - de melaatse kluizenaar in de woestijn.

     

    Mijn handen zijn nog niet doorwond, 

    de koorden snijden enkel het vlees van mijn arme armen.

     

    Doch zeg slechts een woord, gekruisigde, en de lichten in mij zullen zich omzetten

    tot de kaarsen van het paradijs. 

     

     Paul van Ostaijen (1896-1928)

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    MARCEL SCHWOB

     

     

    Je veux baiser les blessures étonnantes de vos pieds,

    moi, le pénitent, et vous qui déjà avez été crucifié. 

     

    Je sais, vous fûtes courbé sur la croix,

    mon enfant tranquille de la croisade.

     

    Vous êtes la voix de saint Jean-Baptiste,

    cependant je ne suis pas le Tétrarque. Vous, vous êtes tout le passé.

     

    Jamais contre vous je ne pécherai,

    car je connais votre blessure sans que ma main en sente la fraîcheur.

     

    Je veux boire l’amour à vos lèvres ;

    votre cœur serait-il un sacrifice effrayant – le lépreux solitaire dans le désert ?

     

    Mes mains ne sont pas encore trouées,

    les cordes seules taillent la chair de mes bras lassés.

     

    Pourtant, dites un mot, crucifié, les lumières en moi se changeront

    en cierges du paradis.

     

    trad. Maurice Carême

     

     

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  • « Francis Jammes » de Paul van Ostaijen

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    « Jammes est riche comme est riche un coquelicot »

     P.v.O.

     

     

    En 1918, l’Anversois Paul van Ostaijen (1896-1928) retient dans son recueil Het sienjaal (Le Signal) un poème intitulé « Francis Jammes ». Maurice Carême en a donné une traduction dans son anthologie Les Étoiles de la poésie de Flandre. Guido Gezelle, Karel van de Woestijne, Jan van Nijlen, Paul van Ostaijen (Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1973, p. 183). On remarque que le Wallon a recherché la rime, absente de l’original. Ce qui l’amène à renoncer à certains mots (gelukkig = heureux, vers 1 ; nieuwe = nouveau, vers 5…), mais aussi à garder deux fois le « tu » du premier vers (le gij flamand) là où Van Ostaijen parle de Jammes à la troisième personne.

    Dans la bibliothèque du poète avant-gardiste mort de tuberculose, on a retrouvé deux recueils du Béarnais : De l’Angélus de l’aube à l’Angelus du soir (sixième édition, Mercure de France, Paris, 1911) et Feuilles dans le vent (Mercure de France, Paris, 1913).

     

    couvCarêmeEtoiles.png

     

     

     

      

    FRANCIS JAMMES

     

     

    Zo goed zijt gij als Jozef, gelukkig om het voedstervaderschap;

    toen schiepen de eenvoudigste liederen stemmen hen te zingen.

      

    D’Assisen ging tot de vogelen, d’eenvoudigste wijze van geloof.

    Dauw van de helderste morgen was hun beider kinderlijke woord.

     

    Jammes heeft een dorp gemaakt met nieuwe burgers:

    de steen, de ezel en de hond van den kantonnier. Dit is het dorp van Francis Jammes.

     

    In zijn lichte woning is hij een huis met veel meer licht;

    de helderheid van de beek en de diepte van de leeuwerikwijs.

     

    De avond is de eenvoud van een gelukkige glimworm,

    de avond van Francis Jammes; gemme, warm juweel van God.

     

     

      

     

    FRANCIS JAMMES

     

     

    Tu es aussi bon que l’était Joseph, le nourricier ;

    lors, les plus simples chants créaient des voix pour les chanter.

     

    Saint François allait aux oiseaux, simple façon de croire.

    La rosée du matin était pour eux mot ingénu à boire.

     

    Jammes, tu fis un village avec d’étranges habitants –

    la pierre, l’âne, le chien du cantonnier – un village étonnant.

     

    Dans ta maison, tu es comme une maison de lumière,

    tu es la ferveur de l’alouette, le ciel de la rivière.

     

    Le soir a la simplicité d’un ver luisant heureux,

    le soir de Francis Jammes, pierre précieuse de Dieu.

     

    trad. Maurice Carême

     

     

     

    Francis Jammes, Paul van Ostaijen, poésie, Flandre, traduction, Maurice Carême

    F. Jammes, Mémoires, préf. Monique Parent, Orthez, Gascogne, 2003

     

     

     

  • L’Énéide, roman d’heroic fantaisy

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    Paul Veyne

    parle de sa traduction de L’Énéide

     

    couvénéide.png

    Virgile, L’Énéide, trad. Paul Veyne, notes Hélène Monsacré, Paris, Albin Michel / Les Belles Lettres, 2012

     

     

    Un entretien vidéo savoureux avec Paul Veyne

    à l’occasion de la parution de sa traduction de L’Énéide,

    une édition Les Belles Lettres / Albin Michel

     

    « J’avoue avoir entrepris une nouvelle traduction de ce texte en raison de l’évolution de la langue. Toutes les traductions ont besoin d'être revues une ou deux fois par siècle. Il y a eu deux traductions de l’Énéide aux Belles Lettres. La première avait un style académique du début du XXe siècle ; elle était le fait d’un académicien et elle n’est plus lisible aujourd’hui, même si elle reste encore très bonne. Il y en existe une autre dont je préfère ne pas parler… 
Alors qu’un grand nombre de chefs-d’œuvre du passé ont eu en leur temps un succès incroyable, ils sont devenus aujourd’hui illisibles. Je vous donnerai quatre exemples : le Don Quichotte en version intégrale, qui est à mourir d’ennui, Le Paradis perdu de Milton dont les Anglais eux-mêmes avouent que la lecture n’est pas passionnante, La Nouvelle Héloïse qui frôle le ridicule et Werther que Napoléon avait lu alors même qu’il ne lisait pas beaucoup ! Je suis parti de la conviction que l’Énéide faisait partie de ces œuvres dont le succès a été bimillénaire. Et de surcroît, il ne faut pas oublier que Virgile reste le grand poète de Baudelaire ! Cela m’a conduit à faire le pari que cette œuvre était encore intéressante à lire aujourd’hui. Je verrai si c’est vrai ou pas ! 
Elle est en effet intéressante à lire pour son aspect romanesque, ce côté film d’action très rapide. N’oublions pas ces scènes de bataille digne du Far West ! Et la fin de l’Énéide est un véritable péplum… Il faut également relever l’extraordinaire qualité de cette écriture qui est un genre à part, ce n’est plus de la prose. Des épreuves personnelles m’ont conduit à m’interroger sur un grand nombre de choses, et bien entendu la mort, et j’avoue qu’entreprendre une telle traduction a occupé suffisamment mon esprit pendant cette période… » (source)

     

    Paul Veyne et Hélène Monsacré à la librairie Guillaume Budé (22/11/2012) 

     

     

    une page de la préface

     

    Hélas, à moins d’avoir du génie, le traducteur en est réduit, comme je l’ai fait, à traduire en prose. Notre traduction, toutefois, a tenté de passer entre deux écueils : la tradition humaniste, ou plutôt scolaire, et le charabia. Gemere ne veut pas dire « gémir » (le verbe latin se dit des lions en colère), les « membres » (membra) d’une jeune beauté sont souvent son corps tout entier, ses « flancs » (latera) sont ses hanches et ses « tempes » (tempora) ne sont autres que son front, souvent ceint d’une couronne. Et puis chaque langue diffère d’une autre, n’a pas la même « structure », si bien que traduire fidèlement, c’est trahir. Or le latin a une particularité très étrangère à la langue française (et à bien d’autres) : l’ordre des mots y est libre. On peut mettre le verbe, le sujet, le complément où l’on veut, au début, au milieu, à la fin ; on peut mettre le complément avant ou après le complété, ou à plusieurs mots de distance du complété.

    Bellone (détail), Rembrandt, 1633

    l'Énéide,paul veyne,hélène monsacré,traduction,guillaume budé,albin michel,les belles lettresLe latin en effet est une langue « à déclinaison », où les noms changent de désinence selon leur fonction grammaticale ; on pouvait donc, sans risquer de confusion, écrire indifféremment « Pierre tue Paul » et « Paul tue Pierre », car Paul se disait Paulus s’il était l’assassin, et Paulum s’il était la victime. Cet ordre est rarement significatif d’une intention de l’auteur ; il facilitait la tâche des versificateurs. Si donc, par excès de vertu ou par esthétisme maniériste, on s’acharne inutilement, dans une traduction française, à suivre l’ordre des mots latins, on écrira (on a écrit plus d’une fois) un charabia, en trahissant ainsi son auteur, qui, s’il n’est autre que Virgile, est, dans sa langue, d’une exquise limpidité qui fait le tourment du traducteur.

    N’oublions jamais qu’il faut bien distinguer entre la langue et le style, entre ce qui s’impose à tout locuteur ou écrivain et ce qui relève de son libre choix. Ce qui est dans une langue une façon banale de s’exprimer doit être traduit par ce qui est banal dans l’autre langue, même si le mot à mot ou l’ordre des mots sont très différents. (p. 15-16)

     

    à lire, une Énéide revisitée : ici

     

     

     

  • Je n’ai jamais

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    Un poème de Gerrit Kouwenaar

     

     

    CouvKouwenaarPlumes.pngGerrit Kouwenaar, dont on fêtera cette année le quatre-vingt-dixième anniversaire, a aimé sonder dans sa poésie ce qui l’entoure, gardant une certaine distance, travaillant sans perdre de vue le caractère langagier de la poésie : « Le langage appartient aux oiseaux / je suis trop homme pour voler ». Après la guerre, il est progressivement parvenu, sans cesser de traduire – par exemple Brecht et Sartre – et d’écrire des critiques, à se faire une place parmi les poètes majeurs de son pays. En 2002 il a publié son plus récent recueil intitulé Totaal witte kamer (Chambre totalement blanche) : des vers toujours aussi acérés et pénétrants. Il exerce une influence énorme, c’est un auteur incontournable. Cela n’est pas allé sans susciter chez certains du ressentiment ou se traduire, dans les années 1970-1980, par l’apparition d’épigones.

    Ses poèmes montrent qu’ils sont faits de main d’homme ; cela donne des assemblages froids, taillés à même la langue. Toutefois, ils échappent à la superficialité, à la sécheresse et révèlent une grande richesse ainsi qu’une conscience émue des choses : « l’homme s’abrite dans les mots ». Cette œuvre est charnelle, ancrée dans le monde, dénuée de sentimentalisme. Kouwenaar  prend soin d’éviter toute affectation et recourt à un registre polysémique difficile à rendre dans une autre langue. Pour lui, un poème, c’est « comme une chose ». Arrêté pendant l’Occupation pour avoir diffusé des journaux interdits, il est détenu pendant six mois dans les geôles allemandes. Après avoir passé le reste de la guerre dans la clandestinité, il publie de beaux romans. Mais reconnaissant la supériorité du grand auteur Willem Frederik Hermans dans la capacité à démasquer l’héroïsme de la Résistance (La Chambre noire de Damoclès), il décide de se consacrer à la poésie. Tout dans son œuvre est matière, chaque mot se fait substance.*

    couverture : Une odeur de plumes brûlées, trad. Jan H. Mysjkin & Pierre Gallissaires, Chambéry, Comp’Act, 2003.

     

     

     

    IK HEB NOOIT

      

    Ik heb nooit naar iets anders getracht dan dit:

    het zacht maken van stenen

    het vuur maken uit water

    het regen maken uit dorst

     

    ondertussen beet de kou mij

    was de zon een dag vol wespen

    was het brood zout of zoet

    en de nacht zwart naar behoren

    of wit van onwetendheid

     

    soms verwarde ik mij met mijn schaduw

    zoals men het woord met het woord kan verwarren

    het karkas met het lichaam

    vaak waren de dag en de nacht eender gekleurd

    en zonder tranen, en doof

     

    maar nooit iets anders dan dit:

    het zacht maken van stenen

    het vuur maken uit water

    het regen maken uit dorst

     

    het regent ik drink ik heb dorst.

     

    Gerrit Kouwenaar, Gedichten 1948-1978, Amsterdam, Querido, 1982, p. 113.

     

     

     

    JE N’AI JAMAIS

     

    Je n’ai jamais rien tenté d’autre que :

    tirer des pierres la douceur

    tirer de l’eau le feu

    tirer de la soif la pluie

     

    cependant le froid me mordait

    le pain était salé ou sucré

    le soleil un jour vibrant de guêpes

    et blanche d’ignorance la nuit

    ou noire comme il se doit

     

    parfois, je me confondais avec mon ombre

    comme on confond le mot avec le verbe

    le squelette avec le corps

    jour et nuit étaient souvent de même couleur

    sans larmes et sourds

     

    mais jamais rien d’autre que :

    tirer des pierres la douceur

    tirer de l’eau le feu

    tirer de la soif la pluie

     

    il pleut je bois j’ai soif.

     

     

    traduction Lena Westerink, Yvonne Pétrequin, Ellen Le Lardic, Brigitte Zwerver-Berret, Vincent Folliet, Daniel Cunin

     

    * Ces lignes sont en partie empruntées à la préface d’Erik Lindner : Poètes néerlandais de la modernité. Anthologie, Le Temps des Cerises, Paris, 2011.