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Traductions-Traducteurs - Page 21

  • Multatuli, par un prêtre défroqué

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    Choisir entre deux et deux font cinq

    et deux et deux font trois

     

     

     

    Guinaudeau2.png

    Le 13 mars 1894, les lecteurs du journal de Clemenceau La Justice découvraient en pages 1 et 2 un article intitulé « Un révolté », signé par un certain Benjamin Guinaudeau (1858-194?). Sept ans plus tard, mais cette fois-ci dans L’Aurore (17 avril 1901, p. 1), le même chroniqueur politique et littéraire reprenait la plume pour évoquer cette figure de révolté, à savoir l’écrivain Multatuli. Benjamin Guinaudeau – qui a publié de la poésie sous le pseudonyme Benoni Glador (Vers l’Absolu, 1891) et un essai anticlérical sous celui de l’abbé Daniel (Le Baptême de sang : Histoire d’un complot au Vatican contre la France, 1916) – est un prêtre défroqué, ancien professeur au petit séminaire des Sables et au collège des jésuites de Tours, reconverti dans le journalisme (voir son ouvrage autobiographique : L’abbé Paul Allain, Fasquelle, 1897). Passé par La Dépêche de Toulouse, il a loué ses services à de nombreux périodiques dont L’AvenirLa Revue (ancienne Revue des Revues), Le Temps et Le Réveil économique. En 1898, un de ses confrères de L’Avenir du Loir et Cher écrivait à son propos : « Il desservait, il y a neuf ans, la paroisse de Chargé, près d’Amboise. On pourrait, en face de ses articles d’aujourd’hui, citer des poésies où s’épanchaient, en Larmes et Sourires, les enthousiasmes de la foi. Mais à quoi bon ?... Ce contraste rapide et brutal, c’est l’éternelle, la méprisable histoire de ces évadés du clergé. Gâtés d’esprit et de cœur, ils blasphèment la vérité et n’aspirent plus qu’à corrompre. Traitre à son Dieu, ce Guinaudeau méritait d’être payé pour fraterniser avec les Judas. »

    multatuli,alexandre cohen,gabriel compayré,benjamin guinaudeau,pays-bas,littérature,traduction,max havelaar,mercure de franceÀ la soutane, notre homme a en effet substitué le tablier maçonnique, devenant quelques décennies plus tard membre du Conseil Fédéral de la Grande Loge de France. À ses écrits édifiants – Les Dévouées. Paule Sainte-Reine (roman, 1887) et Douze heures avec Bernadette (1887) –, il a fait se succéder des critiques virulentes du clergé comme Les Crimes des Couvents : l’Exploitation des Orphelins (1899) et Le chanoine Moïse (roman, 1902). Mais il n’a pas manqué non plus de brosser, avec le roman à clef Le Maître du Peuple (1905), une féroce satire des parlementaires de son temps et « du socialisme des Petits profits ». Homme bien installé, B. Guinaudeau a dirigé la Caisse générale de retraites de la presse française à compter de sa fondation fin 1927 et été fait chevalier de la Légion dhonneur (1930).

    Ses deux contributions sur Multatuli révèlent sa foi anticléricale et son ralliement à des idées proches de l’anarchisme. Dans chaque papier, il cite des extraits de proses du Néerlandais traduites par Alexandre Cohen (parues d’abord dans la Revue de l’Évolution et le Mercure de France, puis, en 1901, dans le volume Pages Choisies).          (D. C.)

      

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     Multatuli

     

     

    UN RÉVOLTÉ

     

    J’ai lu, il y a quelques jours, dans les Débats roses (1), un sommaire « éreintement » de Multatuli. On y instruit son procès en un tour de main. C’était un triste sire, vaniteux, sans morale, pauvre par sa faute. Qu’il eût quelque talent, on ne le saurait nier, sans doute ; mais il en fit si mauvais usage ! Quel bien peut-on penser d’un homme qui ose écrire des choses monstrueuses comme celle-ci : « Le catholicisme est une erreur, le protestantisme est une peste. Je l’ai vu cent fois. Ne laissez jamais s’établir en Belgique l’idée que le libéralisme soit un avec le protestantisme. Nous devons lutter pour la vérité, pour nous et pour nos enfants, soit ! Il n’y a pas à choisir, par conséquent, entre deux et deux font cinq et deux et deux font trois. Mais, si le choix entre des mensonges était possible, j’aimerais cent fois mieux voir mon petit garçon servir la messe en enfant de chœur que protestant. Voyez-vous, le protes- tantisme n’est pas une affaire de dogme. Être protestant, proprement, c’est respecter les convenances qui rapportent, les valeurs sûres, la sagesse banale. L’unité du protestantisme dans la diversité des croyances, c’est l’intérêt. »

    Mimi, seconde femme de Multatuli

    Multatuli-5.pngVous voyez la tête d’un rédacteur ou d’un abonné des Débats, à la lecture de tels blasphèmes. Aussi, Multatuli n’a pas à demander son reste ; on l’exécute comme il le mérite.

    Mais tout le monde ne partage pas, sur cet homme, l’opinion des Débats. En Hollande, son pays, si beaucoup se signent d’horreur à son nom, beaucoup l’aiment et l’acclament. Il commence à être connu en France, surtout parmi les jeunes qui ont l’intelligence ouverte à toutes les idées, de quelque point de l’horizon que le vent les apporte.

    Et il faut ajouter que la fière indépendance de Multatuli, la verve cinglante avec laquelle il démasque et fustige les hypocrisies, sa raillerie mordante, son ironie corrosive, lui ont fait parmi nous beaucoup d’admirateurs et d’amis.

    Multatuli est un pseudonyme. Celui qui signa ainsi Max Havelaar, Idées, Lettres d’amour, etc., s’appelait réellement Eduard Douwes Dekker. Il était né, le 2 mai 1820, à Amsterdam (2).

    En 1856, il fut promu au grade d’assistent-resident de Lebak, dans la province de Bantam, aux Indes néerlandaises. Le nouveau fonctionnaire s’aperçut vite que la population indigène dont il avait l’administration était indignement pressurée et exploitée par le régent javanais du district que soutenait le résident de Bantam en personne.

    Douwes Dekker n’hésita pas, malgré tout. Il adressa des avertissements au régent javanais. Celui-ci n'en tint aucun compte. Douwes Dekker alors recourut directement au gouverneur général, demandant la mise en accusation du régent.

    La réponse ne se fit pas attendre. Douwes Dekker reçut l’ordre de faire ses malles et de se rendre dans un autre district.

    Au lieu d’obéir, il envoya sa démission motivée au gouverneur et revint eu Europe. Il essaya d’obtenir justice près de la Chambre des députés de Hollande ; mais, naturellement, ce fut peine perdue, on ne l’écouta pas.

    Alors Douwes Dekker écrivit pour gagner son pain et celui de sa femme et de ses deux enfants.

    Idées, vol. 2

    Multatuli-6.pngSon premier livre, Max Havelaar, déchaîna contre lui une tempête d’injures et de haines. L’hypocrisie des marchands hollandais, « invoquant Dieu quand même et toujours, implorant son intervention dans toutes leurs entreprises commerciales et dans leurs sales petites combinaisons poli- tiques », y est dévoilée et mise à nu, dans toute sa vilenie. Deux personnages de ce roman sont des types impérissables, le marchand Droogstoppel et le pasteur Wawelaar. Droogstoppel est un excellent homme, qui aime Dieu et ses ministres. Il a beaucoup de reconnaissance pour les missionnaires, parce que, dit-il, « ils apprennent aux païens habitant les Indes à connaître le seul Dieu véritable et véridique qui est le Dieu de la Hollande, et grâce à cette initiation – facilitée par la pieuse armée occupant les colonies – ces malheureux, rejetant leurs idoles, achètent la miséricorde divine, en travaillant et en cultivant du café pour nous. »

    Je voudrais citer beaucoup, pour donner une idée du talent avec lequel Multatuli, – un mélange de Voltaire et d’Henri Heine – secoue les vieilles idoles et les vieux préjugés.

    Voici un passage du Dialogue japonais, d’après la traduction d’Alexandre Cohen, le même qui avait traduit Âmes solitaires pour le théâtre de Lugné-Poe, et qu’on vient d’expulser :

    « Je suis allé rendre visite aux Japonais, et j’ai déjeuné avec eux.

    Je donnai ma carte : Multatuli, homme de génie.

    Le secrétaire nota quelque chose. Je regardai au-dessus de son épaule et je vis qu’il m’inscrivait dans la rubrique : Curiosités industrielles, juste sous la pièce d’artillerie qu’ils avaient vu couler à Delft.

    - Homme de génie… qu’est-ce que c’est que métier-là ?

    Je toussai et dis très naïvement :

    - Je ne le sais pas, ô Kami !

    - Savez-vous fabriquer des horloges ?

    Multatuli-1.png- Non, Kami !

    - Ou des parapluies ?

    - Non plus. Kami.

    - Des montres avec des obscénités ?

    - Hélas ! non, Kami.

    - Savez-vous pratiquer la section césarienne ?

    - Non plus, Kami.

    Mais cette question méme me sortit d’embarras, et avant que la bonne n’entrât, que le Kami avait fait appeler pour servir de sujet d’expérience à ma présumée habileté, je m’écriai, avec toute l’arrogance de quelqu’un qui croit avoir découvert quelque chose :

    - J’y suis, Kami, je suis mal né !

    De nouveau, le secrétaire inscrivit quelque chose dans son calepin. Rubrique : Curiosités naturelles. Je fus enregistré sous Malcolm de Macbeth.

    - Ah, vous êtes mal-né. Bien. Mais que savez-vous faire ?

    - Je sais dire la vérité de temps en temps, ô Kami l

    Toute la légation sursauta et regarda mon ventre – qui était absent. C’est dans cette particularité qu’ils trouvèrent ma seule excuse de ne l’avoir pas encore ouvert. Mais – et ceci ils le reconnurent avec une franchise toute japonaise, – là où il n’y a rien, le mensonge lui-même perd son droit à l’assassinat sur la vérité.

    - Et combien cela vous rapporte-t-il ? demanda avec intérêt le Kami.

    - Cela ne me rapporte rien, ô aimable Kami !

    Le secrétaire inscrivit dans son calepin :

    ‘‘La vérité est tellement bon marché en Hollande qu’on ne la paye pas. Mais ceux qui la fournissent nont pas de ventre.’’ […]

    Lignes de Multatuli

    Multatuli-14.png- Dites-moi donc, homme de génie mal-né, combien de Dieux y a-t-il ?

    - Je ne saurais pas vous le dire au juste, Kami. Voyons… La Norwège, la Suède, la Russie, la Pologne, Anhalt-Dessau, Hildburghausen, Monaco…

    - Mais c’est de la géographie, cela ! Je vous ai demandé les Dieux… vous appelez ça ici, je crois, théologie.

    - Certainement, Kami. Mais la théologie est basée sur la géographie, et plus spécialement sur la géographie politique. Chaque État a son Dieu particulier… ou bien deux… un Dieu antique et un moderne. Lorsque la principauté de Hechingen déclare la guerre à la Russie, il s’en suit un conflit entre les Dieux respectifs de ces pays. Le Dieu de la Hollande est le meilleur.

    - Comment le savez-vous ?

    - Kami, cela se trouve imprimé dans tous les livres de classe hollandais. Du reste il l’a prouvé en mainte circonstance. Il a détruit l’Armada, et alors le Dieu de l’Espagne sest lamentablement retiré. »

    Multatuli a écrit, dans cet esprit et sur ce ton, plusieurs volumes qui firent les délices des mécréants et la rage des âmes saintes, après quoi il mourut, en Allemagne, au bout de vingt ans d’exil et de misère.

    Les Débats ont raison, cet homme est gaiement méprisable et dangereux.

     

    B. Guinaudeau, La Justice, 13 mars 1894

     

     

    (1) Le 8 mars 1894, le Journal des débats politiques et littéraire publiait dans son édition du soir, sur papier blanc et rose (doù le nom les Débats roses) : « Lettres de Multatuli » du pasteur wallon Louis Bresson.

    (2) En réalité le 2 mars 1820.

     

     

    Multatuli-7.png

    Mercure de France, fév. 1900, avec des contes de Multatuli

    traduits par A. Cohen

     

     

    MULTATULI

     

    Il y a quelques années déjà que M. Alexandre Cohen commença de nous donner, à la Revue de l’Évolution, puis au Mercure de France, des traductions de certains passages des œuvres de son compatriote Multatuli.

    Aujourd’hui, il réunit ces fragments en volume (1) et nous les offre, précédés d’une notice biographique sur l’auteur et d’une exquise préface d’Anatole France.

    Julius Pée (1871-1951), un des traducteurs de Multatuli

    Multatuli-13.pngC’est une étrange et captivante figure que celle de ce révolté hollandais, de ce démolisseur de préjugés, de ce fustiger d’hypocrisies et de mensonges, en lutte contre toutes les puissances sociales et tenant tête, seul, à toutes les haines et à toutes les colères. Anatole France le compare à Voltaire et à nos philosophes du dix-huitième siècle. Il y a, certes, de nombreux points de ressemblance. Mais Multatuli était plus isolé, plus faible devant la masse compacte des hostilités et des résistances ; il lui fallait donc plus de courage. Il paraît plus âpre, aussi, plus froidement résolu. Son ironie joviale et corrosive trahit une conviction plus profonde ; sa phrase a, beaucoup plus que celle de Voltaire et des autres – sauf peut-être celle de Diderot, par moments –, l’accent de la sincérité, le vrai son de la conscience indignée.

    Eduard Douwes Dekker – en littérature Multatuli – fut d’abord fonctionnaire colonial, au service de son pays. Il fut témoin d’ignominies dont il ne voulut pas, par son silence, se faire le complice.

    C’était vers 1856, pendant qu’il administrait, en qualité d’assistant-résident, le district de Lebak, à Java.

    Le régent indigène, l’Adhipatti, fonctionnaire, lui aussi, du gouvernement hollandais, commettait de monstrueuses exactions. La nuit, les pauvres exploités venaient se plaindre à Douwes Dekker. Ils se cachaient, rampaient à travers les hautes herbes peur n’être pas vus. Ils ne réussissaient pas toujours à tromper la vigilance des espions, et, alors, ils disparaissaient mystérieusement, sans qu’on entendît plus jamais parler d’eux, à moins que les crocodiles de la rivière ne voulussent pas de leurs cadavres et qu’on ne les repêchât par hasard, ce qui arrivait de temps à autre.

    Douwes Dekker dénonça les forfaits de l’Adhipatti au résident de Bentam, puis au gouverneur général. Il demanda justice, au nom des victimes. On lui répondit en le nommant à un autre poste, avec des menaces pour l’avenir s’il ne se faisait pas une plus saine conception de ses devoirs.

    Douwes Dekker donna sa démission, revint en Hollande et là, de 1859 à 1887, avec sa plume pour toute arme, il mena contre le gouvernement, contre l’ordre social qui comportait, tolérait et encourageait de tels crimes, une guerre sans merci.

    W.F. Hermans, Multatuli, lénigmatique, 1976

    Multatuli, Alexandre Cohen, Benjamin Guinaudeau, Pays-Bas, littérature, traduction, Max Havelaar, Mercure de FranceSon premier livre fut un roman. Max Havelaar, dans lequel il racontait ce qu’il avait vu à Java. On fit tout ce qui fut possible pour l’étouffer. Multatuli avait contre lui son propre éditeur, qui ne désirait qu’une chose : ne pas vendre l’œuvre scandaleuse et sacrilège. Mais, Max Havelaar finit tout de même par arriver au public. L’auteur y disait : « Moi, Multatuli, qui ai beaucoup souffert, je prends la plume. Et je ne demande pas d’indulgence pour la forme de mon livre. Cette forme m’a paru indiquée pour atteindre mon but.

    Ce but est double :

    J’ai, en premier lieu, voulu laisser un héritage sacré à mon petit Max et à sa petite sœur, lorsque leurs parents seront morts de misère. De ma main, j’ai voulu donner des lettres de noblesse à nos enfants.

    Deuxièmement, je veux être lu.

    Oui, je veux être lu ! Je veux être lu par les hommes d’État, qui doivent tenir compte des signes des temps ; par les littérateurs qui, eux aussi, voudront lire le livre dont on dit tant de mal ; par les commerçants qui s’intéressent aux ventes de café ; par les chambrières qui me prennent en location pour quelques sous ; par les gouverneurs généraux retraités ; par les ministres en activité ; par les laquais de ces Excellences ; par les pasteurs qui, more majorum, proclameront que je m’attaque au Tout-Puissant, tandis que je ne me révolte que contre le misérable petit dieu qu’ils se sont fait à leur image.

    Oui, je serai lu.

    … Et… si on s’obstinait à ne pas me croire ?

    Alors je traduirais mon livre dans les quelques langues que je sais, et dans les nombreux idiomes que je pourrai apprendre, pour demander à l’Europe ce qu’en vain j’aurais cherché dans les Pays-Bas.

    Et dans les capitales on chanterait des chansons avec des refrains comme celui-ci : Il est un royaume de pirates au bord de la mer, entre la Westphalie et l’Escaut.

    Et si cela non plus ne devait servir de rien ?

    Alors je traduirais mon livre en malais, en javanais, en soundah, en alfour, en boughi, en battaq…

    Et je précipiterais des hymnes provocateurs de révoltes dans les âmes de ces pauvres martyrs à qui j’ai promis secours, moi, Multatuli.

    Aide et secours par des moyens légaux, si possible… par la voie légitime de la violence, s’il le faut.

    Emile Van Heurck (1871-1931), un des traducteurs de Multatuli

    Multatuli-12.png

    Que dites-vous de l’homme qui parle sur ce ton ? En aucun pays du monde il n’en faudrait beaucoup de cette trempe pour faire des révolutions.

    Multatuli a fait la sienne. Il a créé, dans cette Hollande où l’on acclame aujourd’hui la parole de Domela Nieuwenhuis, un mouvement d’émancipation qui ne s’arrêtera pas.

    Après Max Havelaar, il n’a cessé, sous une forme ou sous une autre, de jeter à pleines mains la bonne semence.

    « Il s’attaque à tout ce qui est sacré aux hommes, disait un journal de La Haye. Il prône la plus perverse des morales. Il bouscule et foule aux pieds tout ce que la nation a appris à aimer et à vénérer. Il nie Dieu, la Bible et l’Evangile. Il nie l’existence de l’âme, l’immortalité et le salut… »

    C’est vrai. Multatuli n’a pas du tout la bosse du respect. Il fouille, d’un œil implacable, au fond de toutes les choses vénérables ; il voit de quoi sont faites la piété, la charité, la chasteté, les traditionnelles vertus familiales et sociales. Et il en démasque tout le foncier égoïsme, toute l’hypocrite brutalité. En quelques traits, il marque ineffaçablement la face de la Bête d’iniquité – roi, prêtre, juge – sous laquelle le stupide troupeau des hommes a toujours courbé l’échine. En voulez-vous un exemple ? Voici :

     

    Multatuli-11.jpg

    Maison où est mort Multatuli à Nieder Ingelheim

     

      

    JURISPRUDENCE

     

    Le gendarme. - Monsieur le juge, voici l’homme qui a assassiné la nommée Barberette.

    Le juge. - Cet homme sera pendu… Comment s’y est-il pris ?

    Le gendarme. - Il l’a coupée en petits morceaux et mise dans la saumure.

    Le juge. - Il a fort mal agi en cela. Il sera pendu.

    Lothario. - Juge, je n’ai pas assassiné Barberette. Bien au contraire : je l’ai nourrie, vêtue et hébergée. Il y a des témoins qui vous diront que je suis un brave homme et non pas un assassin.

    Le juge. - Homme, tu seras pendu. Tu aggraves ton cas par la présomption. Il sied mal à quelqu’un qui… est accusé de quelque chose de se prétendre un homme de bien.

    Lothario. - Mais, juge, il y a des témoins qui vous l’affirmeront ! Et puisque je suis accusé davoir commis un assassinat…

    Le juge. - Tu seras pendu ! Tu as coupé en menus morceaux la nommée Barberette, tu l’as mise dans la saumure et tu es présomptueux… trois délits capitaux !...

    Multatuli, La Sainte Vierge, trad. E. Van Heurck, 1898

    Multatuli, Alexandre Cohen, Benjamin Guinaudeau, Pays-Bas, littérature, traduction, Max Havelaar, Mercure de FranceQui êtes-vous, ma bonne femme ?

    La femme. - Je suis Barberette.

    Lothario. - Dieu merci ! Juge, vous voyez que je ne l’ai pas assassinée.

    Le juge. - Oui, il parait. Mais la saumure ?

    Barberette. - Non, juge, il ne m’a pas mise dans la saumure. Il m’a, au contraire, fait beaucoup de bien. C’est un noble cœur !

    Lothario. - Vous l’entendez, juge ! Elle dit que je suis un brave homme.

    Le juge. - Ahem !... Le troisième point subsiste toujours. Gendarme, emmenez cet homme. Il sera pendu. Il est coupable de présomption…

    Greffier, invoquez dans les considérants du jugement la jurisprudence du Patriarche de Lessing.

     

    Dans Nathan le Sage, Lessing fait dire an Patriarche : « N’importe ! Le Juif sera brûlé. »

    La scène de Lessing et celle de Multatuli sont encore l’exacte expression de ce que nous avons sous les yeux. Sur ce point, les apôtres de justice n’ont guère réussi. La Bête, en robe ou en culotte rouge, est toujours aussi ignominieusement féroce.

    Les apôtres s’y sont-ils mal pris ? Faut-il conclure que la meilleure voie du progrès, toute expérience faite, est celle que Multatuli appelle « la voie légitime de la violence » ?

     

    B. Guinaudeau, L’Aurore, 17 avril 1901

      

     

    (1) Mutatuli, Pages choisies, traduites par Alexandre Cohen, Société du Mercure de France, 15, rue de l’Échaudé-Saint-Germain. (En 1893-1894, la revue Le Réveil a publié, en plus dautres textes du Néerlandais,  une traduction de son drame : Vorstenschool - 1875 - sous le titre L’École des princes. D’autres périodiques ont donné des passages de l’œuvre de l’écrivain, par exemple La Revue blanche.)

     

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    G. Compayré, « Chronique de l’étranger »,

    L’Éducation nationale. Journal général de l’enseignement primaire,

    15 avril 1887, p. 89.

     

  • Louis Couperus à Carthage

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    Un dandy pugiliste

     

     

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyageSix mois durant, à compter du 7 novembre 1920, Louis Couperus et sa cousine et épouse Elisabeth (1867-1960) sillonnent l’Algérie, sans doute sur la proposition du directeur de l’hebdomadaire Haagsche Post. Comme en d’autres occasions – séjours en Italie, à Londres… voyage en Indonésie puis au Japon –, le romancier, contraint de gagner sa vie à la force de la plume, consigne ses impressions. Celles d’Afrique du Nord sont publiées en vingt « lettres » dans le périodique en question – du 13 novembre au 21 mai – avant d’être réunies, dès 1921, dans le volume Met Louis Couperus in Afrika. Quelques semaines avant de quitter l’Algérie, le couple franchit la frontière tunisienne. Écoutons José Buschman qui a reconstruit ces pérégrinations dans Een dandy in de Orient. Louis Couperus in Afrika (Amsterdam, B. Lubberhuizen, 2009) dont une version abrégée a paru en français :

    J. Cunin, Elisabeth Couperus, fusain

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyage« Entre-temps nous voilà déjà en mars et une chronique plus loin lorsque Couperus part pour El-Kantara, localité bâtie au pied d’une immense muraille. Après quoi, il finit par rejoindre la ville dont, à l’en croire, il a toujours rêvé : Timgad. Couperus passe trois jours dans cette cité frontalière afro-romaine, d’une grande importance sur le plan militaire, où Charles Godet, directeur des sites archéologiques, lui sert de cicérone. Le 16 avril 1921, Couperus fait part à ses lecteurs de son arrivée à Tunis. Alger, comme ville française, produit une impression de plus grande prospérité que Tunis, qui a davantage conservé le visage d’une ville orientale. Tunis, estime Couperus, est surtout intéressante pour ses souks, qu’il décrit page après page. Il ne se passe pratiquement pas un jour que Couperus ne visite les ruines de Carthage sous la houlette de l’archéologue Louis Carton et de sa femme. Carton a par ailleurs prêté son concours à Gaston Boissier pour son ouvrage célèbre, L’Afrique romaine (1895). Au départ de Tunis, Louis et son épouse regagnent Alger. De retour à l’Hôtel Continental, Couperus réussit à se procurer un billet pour assister au match opposant Georges Carpentier, champion en titre des poids mi-lourds, à un boxeur belge au Stade Municipal [voir photos du combat ci-dessous]. Couperus fut vivement impressionné par Carpentier, drapé d’un kimono gris, jambes et chevilles minces, tête fine et épaules carrées. La rencontre dura une demi-heure, et Couperus s’en délecta. ‘‘Ce fut phénoménal, note-t-il dans sa dix-septième chronique : J’en arrivai à me dire que j’avais écrit trop de livres dans ma vie, et pas assez boxé.’’ Le 3 mai 1921, le couple embarque, destination Marseille. »

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    À propos de Carthage, l’historienne précise : « En plus du Baedeker, Couperus fit usage du guide de Gaston Boissier, L’Afrique romaine. Dans la lettre qu’il consacre à Carthage, il résume certaines parties de cet ouvrage de référence et en reprend même des extraits. S’il omet, dans ses chroniques romaines, de citer nommément Boissier, il mentionne par contre et l’auteur et le titre du livre dans sa lettre tunisienne. » (1)

     

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    Villa des époux Carton à Carthage

     

    Grâce sans doute aux époux Carton (2), le séjour algérien de l’écrivain haguenois n’est pas passé tout à fait inaperçu et lui a permis d’être traduit en français. Le samedi 13 août 1921, La Méditerranée illustrée lui consacrait en effet la moitié de sa huitième page : à une brève présentation de l’auteur venaient s’ajouter trois brefs extraits de sa seizième chronique africaine, adaptés par Félicia Barbier. Cette dernière, amie justement du couple Carton et peut-être d’origine batave, connaissait le néerlandais puisqu’elle transposa Psyche sous le titre Le Cheval ailé (Paris, Éditions du Monde nouveau, 1923), ouvrage préfacé par Julien Benda et dont l’hebdomadaire L’Afrique du Nord illustrée a donné les premières pages dans sa livraison du 8 septembre 1923.

    Le Cheval ailé, 4ème éd.

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyagePar la suite, Mme Barbier a encore traduit le roman De stille lach de Nico van Suchtelen (Le Sourire de l’âme, Paris, Éditions du Monde nouveau, 1930), l’essai de Henri Borel, Wu-Wei. Fantaisie, inspirée par la philosophie de Lao-Tsz’ (Paris, Éditions du Monde Nouveau, 1931, réédition sous le titre : Wu Wei. Étude inspirée par la philosophie de Lao-tseu, Paris, Éditions G. Trédaniel, 1987) ainsi qu’un article de  Noto Souroto : « Orient et Occident » (Le Monde nouveau, fév. 1926). Ce sont les colonnes publiées dans La Méditerranée illustrée que nous reproduisons ci-dessous. (D. C.)

     

     

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    (1) José Buschman, « Un dandy en Orient. Louis Couperus en Algérie », Deshima, n° 4, 2010, pp. 98-99 et 103 (texte traduit par Christian Marcipont). Le combat de boxe dont il est question opposait le 3 avril, dans le cadre d’une « exhibition », le Français à son sparring-partner Lenaers (voir par exemple L’Écho d’Alger du 4 avril 1921), soit trois mois avant le championnat du monde quil devait perdre face à J. Dempsey. 

    (2) Voir sur ce médecin militaire, archéologue et collectionneur : Clémentine Gutron, « Carton Louis (1861-1924) », Dictionnaire des orientalistes de langue française, éd. François Pouillon, Karthala, 2012, p. 195-197. 


    Jack Dempsey vs Georges Carpentier, 2 juillet 1921 

     

     

     

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    UN POÈTE HOLLANDAIS À CARTHAGE

     

    Nous sommes heureux d’offrir à nos lecteurs trois fragments d’un article emprunté aux Lettres d’Afrique, que le célèbre poète et romancier, M. Louis Couperus, a publiées, de novembre 1920 à mai 1921, dans la Haagsche Post, le grand quotidien de la résidence royale de Hollande.

    M. Louis Couperus jouit à juste titre d’une faveur exceptionnelle dans ce petit pays, où la vie intellectuelle est aussi variée qu’intense. Il débuta, adolescent, par des vers admis aussitôt dans le recueil des Meilleurs Poètes Modernes que le fin critique littéraire, J.-N. Van Hall, publia aux environs de 1895*.

    louis couperus,algérie,tunisie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyageL’œuvre de Louis Couperus s’étend sur une quarantaine d’années, suivant toujours la ligne ascendante. Sa forte culture gréco-latine, son étonnante fécondité, son esprit souple et nombreux lui ont permis d’aborder les genres les plus différents et d’exceller dans tous. Citons quelques-unes de ses œuvres : Eline Vere (étude fouillée des milieux patriciens de La Haye) ; Majesté (traduit en français) ; La Paix Universelle ; Psyché (conte symbolique, reprenant avec des moyens d’une originalité exquise le thème éternel d’Eros et Psyché) et, enfin, ses trois dernières œuvres : Héraclès, Iskander et Les Histrions**, trois reconstitutions magistrales de la Grèce, la Perse et la Rome antiques.

    Fatigué de cet effort, Louis Couperus est venu demander cette année à notre doux ciel africain le repos et la lumière. Alger, Timgad, Biskra, Touggourt, Tunis lui ont inspiré des accents vibrants d’enthousiasme et d’émotion. Carthage – où il fut l’hôte du docteur Louis Carton et de sa vaillante compagne, la fondatrice du Comité des Dames amies de Carthage – Carthage a revécu sous ses différents aspects dans l’imagination créatrice de ce grand ami de la France qu’est Louis Couperus.

    Nous devons l’interprétation des lignes qu’on va lire à Mme F. Barbier, déléguée du Comité des Dames amies de Carthage.

     

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyage* Les deux seuls recueils de poèmes jamais publiés par Louis Couperus : Een lent van vaerzen (Un printemps de vers, 1884) et Orchideeën (Orchidées, 1886, volume qui comprend des proses). Après son premier roman, Eline Vere (1889), qui eut un grand retentissement dans son pays, il ne devait pour ainsi dire plus aban- donner la prose. L’homme de lettres J. N. van Hall a salué la parution de ces vers avant de donner, en 1894, une anthologie de la poésie contemporaine néerlandaise.

    ** Il s’agit des romans (mythologico-)historiques Herakles (1913)  Iskander (1920 : sous-titre : Le roman d’Alexandre le Grand) et De komedianten (1917).

     

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     L'Echo d'Alger, 21 septembre 1923

     

     

     

    DEVANT CARTHAGE MORTE

     

    À Mme et M. Louis Carton

     

    En premier lieu, chers lecteurs, je voudrais vous mener vers la colline qui porte la Cathédrale. Car – cette colline, c’est Byrsa ; et Byrsa – c’est l’endroit même où la Didon de Virgile, la Didon du Quatrième Livre de l’Énéide, construisit le bûcher qu’elle devait gravir lorsque Énée l’abandonna. Ne voyez-vous pas le navire qui disparaît au fond du golfe ? Voici la montagne Bicorne, bleue sur l’azur de l’eau, et voici les trirèmes qui emportent le fils d’Anchise, fuyant sur l’ordre des dieux. Ah ! divin souvenir de cette poésie divine ! Les émotions que je ressentais, adolescent, tandis que mon père commentait pour moi les malheurs de Didon et d’Énée, je les ai revécues, une à une, sur la colline de Byrsa…

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyageOui, c’était bien ici que se trouvait le bûcher ; et là-bas, le Troyen fuyait à l’horizon… Et je ne suis pas le seul que cet endroit ait su émouvoir de la sorte. Feuilletez Gaston Boissier, et vous verrez que ce savant, cet archéologue, ce digne membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, avoue son attendrissement sans fausse honte. Comme moi, il s’est dit : « Voici les lieux où vécut Didon ; c’est ici qu’elle a souffert ; c’est ici, qu’après s’être consumée d’amour, elle se laissa dévorer par les flammes. Quant à Énée… les dieux lui imposèrent l’épreuve de voir Didon monter sur le bûcher, tandis qu’il s’élançait au loin… »

    Ce qui fait la beauté sacrée des endroits tels que la colline de Byrsa, c’est que les imaginations sublimes des poètes y prennent corps et deviennent la réalité.

     

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyageEt puis, voyez-vous les deux ports de la Carthage punique, évoqués dans le roman de Flaubert ? D’abord le port marchand, circulaire, avec, au centre, l’île sur laquelle se dressait le Palais de l’Amirauté ; ensuite le port militaire. Il est presque impossible de se représenter que ces deux minuscules étangs furent jadis les deux grands ports de l’antique Carthage, et que le port de guerre abritait, du temps d’Hamilcar, un nombre – que j’ignore – de trirèmes, chacune dans sa loge, séparée de la suivante par une colonne. Les alluvions ont-elles donc été si considérables qu’il ne reste plus aujourd’hui que ces deux petites flaques, l’une ronde, l’autre allongée ? Grâce aux ruines qui nous restent, il est plus aisé de reconstruire le môle aux bastions carrés qui se dressait entre les ports et la mer.

    Afin de méditer à loisir sur ces choses anciennes, où la poésie se mêle à l’histoire, je me perds souvent parmi ces ruines magnifiques, qui ne sont d’ailleurs plus qu’un éboulis de maçonneries gigantesques. Ce sont les Thermes Antonins, bâtis du temps d’Antonin le Pieux, bien des siècles après que vécut Salammbô, et bien davantage encore après Didon. Et je m’assieds sur des débris de colonne, à demi disparus sous le rose pale des asphodèles. Autour de moi monte l’enchevêtrement de ces blocs vertigineux ; devant moi s’étend, au delà du môle punique, la nappe bleue, éternelle, ourlée d’écume, et se dresse la silhouette harmonieuse du mont Cornu !

    Mosaïque, Carthage (détail)

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyageL’autre jour, tandis que je me laissais doucement emporter au fil de mes rêves, je vis deux jeunes taureaux, échappés à leur petit pâtre, qui dévalaient la colline, se lutinant, éparpillant le sable sous leurs sabots, soufflant de leurs naseaux dilatés, et lançant vers le ciel des mugissements joyeux. Et voici que la vague frangée de neige déposa à mes pieds une de ces belles coquilles de murex, d’où les anciens tiraient la pourpre. Et je ne saurais vous dire pourquoi cette coquille, ces taureaux, pourquoi la mer, le ciel turquin, les asphodèles roses et, enfin, ces ruines géantes – pourquoi l’ensemble de ces choses me donna l’impression de goûter « l’heure exquise », baignées qu’elles étaient de la lumière blonde d’une fin d'après-midi doré. Non, je ne saurais vraiment vous dire pourquoi…

     

    Laissez-moi enfin vous mener au Musée Lavigerie, Byrsa. Un Père blanc nous sert de guide, c’est peut-être un Hollandais, car il y en a beaucoup parmi cet ordre monastique. Les choses intéressantes ne manquent pas. Toutefois, si vous voulez bien, nous passerons, sans les examiner, devant les rasoirs carthaginois, les ivoires sculptés et les terres cuites. Je tiens à vous montrer ce couvercle de sarcophage, dressé là-bas, et qui porte l’effigie d’Arisat, fille de Palosir, femme d’Abd-Eschmoun. Voyez comme elle nous regarde ; voyez sa pose hiératique, adossée au mur. C’est une femme belle et svelte, d’une taille imposante. Elle est parée des atours sacerdotaux des suivantes de Tanit ou d’Eschmoun – si toutefois sa qualité d’épouse lui permettait d’être prêtresse. De toute façon, la richesse de sa parure ainsi que la colombe dans sa main nous révèlent le sacrifice qu’elle se propose d’offrir aux dieux. Ses yeux se dilatent dans l’extase… Un épervier lui sert de diadème ; une résille retient sa chevelure, dont les boucles régulières, en s’échappant, retombent sur son front. De longs pendants alourdissent ses oreilles ; un court péplum enferme sa gorge sous un éventail de plis. Enfin, deux ailes d’épervier, se rejoignant au défaut des genoux, gainent étroitement ses jambes fines. Du bleu, du rouge et de l’or, pâlis par les siècles, décèlent çà et là les teintes primitives de sou vêtement d’apparat. 

    Mosaïque, Vénus, Carthage

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    Fantôme du passé, elle semble vivre encore ; l’œil vous regarde ; la bouche, diriez-vous, va s’ouvrir et, sa colombe d’une main, sa coupe de l’autre, cette femme va se mouvoir et s’éloigner du mur.

    Quant à moi, elle me fit penser à Salammbô, car elle est belle d’une beauté tragique, cette Arisat, fille de Palosir. – J’ai cru sentir palpiter en elle l’âme de Carthage…

    Soudain, le sarcophage lui-même m’apparut sous cette image dressée qui lui servait de couvercle. Et là, protégés par une vitre, je découvris quelques ossements, une poignée de poussière terreuse… C’est tout ce qui reste d’Arisat, fille de Palosir, épouse d’Abd-Eschmoun, – celle qui fut la servante du dieu, comme son époux en fut le serviteur.

     

    Louis Couperus

     

    (Traduit du hollandais par Mme F. Barbier)

     

     

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    L’Afrique du Nord illustrée, 8 septembre 1923

     

     

     

     

  • Isräel Quérido poète et guide

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    Henri Barbusse

    préfacier et thuriféraire

     

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    I. Querido, Le Jordaan, Paris, Rieder, 1932

     

     

    Parmi la vingtaine d’ouvrages préfacés par l’auteur engagé Henri Barbusse (1873-1935) se trouve la traduction française d’un roman néerlandais : Le Jordaan, premier tome d’une « épopée amstellodamoise » que l’on doit à Israël Querido (1872-1932). Ce juif d’origine portugaise, dont le frère Emmanuel* a fondé les éditions Querido qui existent toujours, naît dans un milieu relativement modeste. Il abandonne assez tôt l’école et suit une formation d’horloger avant de travailler dans l’industrie du diamant. Sa vocation de joailler sera de courte durée. Devenu journaliste, il étend sa culture livresque. Dès 1893, il publie son premier recueil de vers tout en s’affichant déjà dans des groupes de réflexion qui réunissent de jeunes ouvriers. Son échec en tant que poète le conduit à se diriger vers la critique littéraire en s’inspirant de Lodewijk van Deyssel et Remy de Gourmont ; en Hollande, c’est le francophile et sarcastique Conrad Busken Huet (La Haye 1826 – Paris 1886) qui avait donné ses lettres de noblesse à ce genre, mais en le fondant sur des exigences purement esthétiques. En 1897, Is. Querido réunit certaines de ses chroniques dans Meditaties over literatuur en leven, volume que mentionne H. Barbusse. Sous des pseudonymes, le jeune juif donne des articles à Le Rêve et l’Idée, la revue (rebaptisée Documents sur le naturisme, puis La Revue naturiste.) de Saint-Georges de Bouhélier et de Maurice Le Blond (futur gendre de Zola), dont Andries de Rosa – cotraducteur de De Jordaan – était le critique musical et dont certains numéros connurent une édition néerlandaise. À propos de l’engouement de ces deux jeunes Amstellodamois pour le fantasque Bouhélier, citons les considérations truculentes d’un contemporain : « De la dernière ‘‘manifestation d’art’’ de M. de Bouhélier nous n’en dirons rien sinon qu’elle est proprement stupide.

    Is. Querido

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zola« Parlons de l’homme, puisqu’aussi bien l’Odéon a rallumé cette veilleuse que d’aucuns prirent un moment pour une étoile. Il y a douze ou treize ans, Saint-Georges tenait ses assises au sous-sol du Clou, puis au Chat Noir, deux lugubres repaires de crétins infatués, de calicots jobards et aussi de très jeunes et naïfs potaches dont quelques-uns n’ont pas mal tourné. Saint-Georges était déjà le chef du naturisme. Un ‘‘manifeste’’ signé de lui avait paru en première page du Figaro. Le premier baiser de la gloire !

    « Ses disciples étaient alors deux Hollandais dont l’un, Andriès de Rosa, est, dit-on, permanent des diamantaires à la Bourse du travail ; Clément Rochel, quelques années plus tard directeur de la Culotte rouge (pour une fin !...), Eugène Montfort et – fidus achates – Maurice Leblond. […] Quelques-uns de ces naïfs se sont vite ressaisis : Gide entre autres qui, dans la Revue blanche, assomma le petit bon Dieu d’un article terrible, sans appel. Gide relevait toutes les incohérences, erreurs, cocasseries, fautes de syntaxe et d’orthographe, tous les non-sens, tous les termes impropres dont la prose de Bouhélier est émaillée. Gide terminait par cette apostrophe : ‘‘On me dira que je cherche des puces sur un lion. Non je cherche un lion sous des puces.’’ » (Flax, Les Hommes du jour, 30/01/1909, p. 6)

    En 1897 également, Israël Querido devient membre du jeune SDAP (Parti social-démocrate des ouvriers). Lui qui, à 18 ans, avait tenté d’écrire un premier roman dans la veine de Gustave Aimardse lance dans l’écriture de fresques naturalistes. Plus d’un critique relèvera ce qu’il doit à Zola, par exemple Dirk Coster (1887-1956), dans la chronique « Littérature néerlandaise » de L’Art libre (mai 1921, p. 20) : « dans ses descriptions de la vie sauvage du peuple », il atteint « une grandeur à la Zola, – qui serait adoucie par une humanité plus généreuse ». Levensgang (1901) évoque un milieu qu’il connaît bien, celui des diamantaires de la capitale batave. Pour écrire Menschenwee (1903), il applique de même la méthode zolienne en résidant dans une région de bulbiculteurs. Quant à Zegepraal (1904) et Kunstenaarsleven (1906), ils présentent une teneur plus autobiographique. Toutefois, sa prose le couvre de dettes bien plus que de succès. Dans un ouvrage postérieur – Misleide majesteit (1926) –, Is. Querido règle ses comptes avec ses ennemis et son frère, lequel s’en était pris à lui dans une de ses propres publications. En 1927, il fonde le périodique littéraire socialiste Nu (Maintenant) qui accueillera des plumes prestigieuses et se lance dans un nouveau israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zolacycle romanesque : Het volk God's, grâce auquel il espérait restituer l’histoire des juifs d’Amsterdam. Mais hospitalisé pour une névrite, il meurt d’un arrêt cardiaque. On considère aujourd’hui que son étude « Remy de Gourmont, Balzac et Sainte-Beuve » fait partie de ce qu’il a écrit de mieux alors qu’une bonne part de l’œuvre a mal vieilli. Son essai fouillé sur Napoléon (1913) a été salué en son temps par la critique.

    Napoleon, éd. 1913

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zolaLa première partie de son cycle De Jordaan a donné lieu à quelques commentaires dans la presse de langue française. Écoutons un critique de la Bibliothèque universelle et Revue suisse (« Chronique hollandaise. Dernière œuvre d’Israël Quérido », septembre 1912, p. 630-632) qui, dès la parution du volume en néerlandais, soit vingt ans avant sa traduction en français, s’enthousiasmait : « Ce serait manquer à notre devoir de chroniqueur, si, à côté de ces manifestations diverses de la vie publique, nous ne signalions pas l’événement littéraire du jour, l’apparition du dernier livre d’Israël Quérido. Non pas que Quérido soit un nouveau venu ou un inconnu dans le monde des lettres hollandais. Il est sorti des rangs du prolétariat d’Amsterdam. Son père le mit en apprentissage chez un horloger, mais il n’y resta pas longtemps et devint ouvrier diamantaire. Un peu plus tard, il se fit joaillier. Il avait dix-neuf ans, il se maria, ses affaires périclitèrent et il connut la misère noire, le dénuement absolu. Au milieu de ces terribles épreuves, il ne s’abandonna point ; il se rejeta avec d’autant plus d’ardeur vers les lettres qui avaient été la passion de sa jeunesse et qui lui apparaissaient comme un gagne-pain. Autodidacte dans toute la force du terme, il étendit ses connaissances, s’assimila les langues étrangères et publia des études critiques et des romans. Balzac et Zola sont ses auteurs de prédilection, Balzac surtout, dont il admire la puissance créatrice. Son roman de début, Levensgang (Le Cours de la vie) est consacré au monde diamantaire qu’il avait traversé et dont il n’essaie pas de dissimuler les vices et les tares ; dans l’ouvrier Holtz, une âme ardente, agitée, généreuse, inquiète, on a voulu que Quérido se soit peint lui-même, anarchiste enflammé, puis désabusé, s’arrêtant au socialisme. À ce livre succéda Menschenwee (Douleur humaine), le roman de la terre, qui se divise en quatre parties, les saisons : Hiver, Printemps, Été, Automne. Son troisième volume,israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zola  Zegepraal (Le Triomphe), à l’allure lyrique, obtint moins de succès ; le quatrième, Kunstenaarsleven (Vie d’artiste), plus psychologique, fut plus favorablement apprécié, mais sans ajouter grandement à sa réputation. Puis ce furent des essais critiques et on se demandait si l’écrivain original qu’on attendait n’était point épuisé et si l’épopée qu’il avait annoncée sur Amsterdam paraîtrait jamais. Ces craintes étaient vaines. Quérido s’était réfugié, comme autrefois Rembrandt, dans le quartier juif d’Amsterdam, le Jourdain, ainsi qu’on l’appelle ; il a vécu de la vie de ce quartier, étudiant ses passions, ses désirs, ses amours, ses haines, et il en revient avec un volume, Le Jourdain, qui a obtenu tout de suite un succès de librairie sans précédent. Édité par la Société de la bonne lecture, il a été vendu en quelques mois à 18 000 exemplaires ; l’ancien directeur du grand journal d’Amsterdam, le Handelsblad, M. Ch. Boissevain, qui n’est pourtant pas un fanatique de la nouvelle école littéraire, compare l’auteur aux plus grands classiques et le met à côté des maîtres de l’épopée. Non pas que l’affabulation présente rien d’extraordinaire ; ceux qui attendraient des événements dramatiques seraient déçus mais, comme un voyant, Quérido nous révèle la vie intense des enfants du vieux peuple, ainsi que les désignait le peintre Israël, avec leurs petitesses, leurs misères, leurs faiblesses, leurs grandeurs. Que de figures inoubliables, depuis le beau Karel, le Don Juan du quartier, jusqu’à la rude Neeltje, la femme de Burk, si bonne et si tendre pour ses enfants, jusqu’à la douce Lien, l’amoureuse de Barend qui, dans la joie de se donner, oublie tout ce qu’elle a vu dans sa maison, la famille manquant souvent de pain et sa mère à moitié assommée régulièrement par son ivrogne de père ! Ces portraits sont si saisissants qu’ils vous restent devant les yeux et qu’on passe par-dessus les expressions d’argot dont l’auteur a fait un si copieux usage qu’il a dû mettre à la fin de chaque chapitre un vocabulaire pour les expliquer. »

    Eugène de Bock

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zolaPlus de dix ans après ces lignes, l’auteur et éditeur flamand Eugène de Bock (1889-1981) livre son avis sur les trois premiers volumes du roman de Querido qu’il prénomme Isidoor (« Chronique néerlandaise. Isidoor Querido », Europe,15 juillet 1923, p. 241-244) : « Les ancêtres d’Isidoor Querido, comme ceux de Spinoza, demandèrent il y a quelques siècles l’hospitalité de ce pays libre et accueillant. La coloration violente de sa vision trahit, d’ailleurs, ses origines. Prenez, dans son œuvre, une description de marché hollandais : vous y verrez de la pourpre et de l’or flamboyant ; et ceci est très loin des nuances et des subtilités assourdies de la peinture locale. Il sait souligner la parole de ses héros par la fièvre ou l’emportement du geste. II est d’une éloquence surprenante dans un pays dont le héros national s’appelle ‘‘le Taciturne’’. […] il a tout lu et tout étudié. Il a écrit sur la technique du billard et sur celle du piano. Il a abordé tous les sujets, non sans montrer une prédilection pour la musique, qui arrache de son cœur comme une pluie, comme un feu d’artifice de mots clairs et joyeux. Car le défaut de sa prose est de briller parfois d’un éclat trop vif, qui ne laisse rien dans la mémoire.

    « Ses œuvres, pourtant, ne manquent pas de fond, et je n’en veux d’autre preuve que celle dont je parlerai aujourd’hui, son gigantesque Jordaan, dont trois volumes de cinq cents grandes pages chacun, ont déjà paru.

    « Jordaan. Epopée des bas-fonds d’Amsterdam, qu’il serait intéressant de comparer aux Mystères de Paris d’Eugène Sue. Querido connaît les habitants de ce quartier du Jordaan comme il connaîtrait ses frères et sœurs, car il a longtemps vécu parmi eux. Créatures sans Dieu, héroïques dans la misère, esclaves de leurs passions, n’ayant d’autre force que leur fougue, la fougue arbitraire et égoïste de leur vie sensuelle. Les héros de ce monde sont des bêtes magnifiques : Corry et le beau Karel. Il faut attendre le troisième volume pour voir le philosophe bossu Manus Peet passer au premier plan.

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zola« Le Jordaan de Querido est d’une observation chaotique dans sa plénitude. L’auteur ne se contente pas de nous décrire un ménage, il nous en décrit douze, dont chacun fournirait la matière d’un roman. Parce qu’il anime son sujet, parce qu’il vit dans son roman, Querido va à l’encontre des peintures modernes pour qui l’art est tout entier ordonnance et discipline. Mais souvent, par le romantisme de sa vision, par le lyrisme de ses sensations, il atteint au sublime. Je pense à la scène des danseurs dans la rue, à la nuit sur le Zuiderzee, à l’asile de Frans Leerlap, à la ‘‘Turksche Wacht’’, cet antique guet-apens qui dépasse Rembrandt parce que le mouvement de la parole vivante vient s’ajouter au terrifiant clair-obscur de la description : Querido, ici, déploie les qualités des grands romantiques, et l’on ne peut que déplorer qu’il n’ait pas voulu introduire un peu de romantisme aussi dans la trame de son histoire, – qui reste moins une narration suivie qu’une série de descriptions et d’études de mœurs. L’amour trop exclusif de la ‘‘stemming’’, – de l’état d'âme – pèse encore sur la littérature hollandaise, et la prive d’audace et d’indépendance.

    « Mais qu’elle est étonnante de vie et de vérité, cette Corry qui traverse les trois volumes comme une déesse cruelle ! Que nous la connaissons jusqu’au fond d’elle-même ! Manus Peet, à ses côtés, est le porte-parole de l’auteur. Je ne cacherai pas qu’il m’est plus sympathique au premier et au deuxième volumes qu’au dernier : au début, il est le sceptique, le philosophe infirme, vivant en marge d’un monde d’entremetteuses, de filles et de souteneurs ; puis son amour exaspéré pour Corry le pousse dans la solitude, et il découvre en lui un mystique, disciple de Ruysbroeck, de Böhme, d’Eckhart et surtout de l’Imitation de Jésus-Christ. Et alors, que de digressions ! Dissertations sur l’amour et le prolétariat prennent une place énorme, et il y a toutes sortes de remarques sur les chefs du socialisme hollandais qui sont, certes, très sensées et très profondes, mais qui sont aussi d’un intérêt trop local pour équilibrer des chapitres purement humains, et par là, très supérieurs au régionalisme hollandais. Toutes ces digressions finissent par masquer le thème principal : le sceptique Manus Peet retrouvant le chemin des hommes à travers son douloureux amour pour Corry. […] »

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zolaLors de la parution de la traduction française - qui devait connaître semble-t-il plusieurs tirages -, les journaux partageant les idées révolutionnaires de Henri Barbusse firent l’éloge et de lauteur et du roman : « Israël Querido est mort l’été dernier presque à la veille du jour où l’on devait fêter son soixantième anniversaire en Hollande. Sa disparition a pris dans son pays les proportions d’un deuil national.

    « Comment se fait-il qu’un écrivain de cette importance, si significatif du génie de son pays, et dont l’œuvre est une sorte d’épopée de la vie populaire à Amsterdam, soit encore inconnu en France ? Les difficultés de traduction, car une bonne partie du cycle de quatre gros volumes auquel appartient Le Jordaan est écrite en argot amstellodamois, l’expliquent dans une certaine mesure, mais il faut y voir une de ces lacunes inexplicables qui dans chaque pays se vérifient toujours en matière de traductions.

    « L’effort de MM. Andriès de Rosa et Georges Rageot nous permet maintenant de juger à sa valeur le roman de Querido. Je ne dirai pas que la traduction soit de celles qui égalent parfois l’œuvre ou nous donnent l’impression de n’être plus des versions, comme Fabulet et d’Hummières l’avaient réussi pour Kipling. Mais le texte de MM. de Rosa et Rageot nous restitue tout le mouvement de la prose de Querido. Je n’ai pas besoin de savoir le hollandais pour sentir la verve, la truculence, le lyrisme gras et optimiste de l’auteur du Jordaan, et tout l’amour qu’il porte à son vieux port d’Amsterdam, sa familiarité avec la population spéciale qui y vit, son humanité, sa bonté. On ne saurait classer Querido parmi les naturalistes. Le sujet ici ne détermine pas le genre. Point de finasseries psychologiques, certes. Mais la simplicité, pour ne pas dire la trivialité des mœurs, est relevée par la poésie qu’Israël Querido met dans le décor, par ses descriptions de l’atmosphère, de l’air si spécial d’Amsterdam à toute heure du jour. Au fond, souvent les pages de ce romancier donnent l’idée d’une peinture. Et l’on songe à Rubens.

    Bragua, par G. Aubert

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zola« M. Henri Barbusse, dans l’excellente préface qu’il consacre à l’ouvrage, évoque d’autres noms de peintres, et plus grands peut-être : ‘‘La sarabande tragi-comique de la vie du quartier se déroule ainsi, documentaire comme du Téniers, pathétique comme du Breughel, poussée par masses comme de la fresque. » C’est assez dire la lignée spécifiquement flamande dans laquelle s’insère ce livre. À un autre moment M. Barbusse écrit, à propos de Querido : « Son rayonnement doit dépasser le cadre d’une littérature nationale et le dépassera dans la mise au point des temps, car son œuvre s’est dessinée une place visible dans l’histoire du réalisme. J’y souscris sans peine. » (Dominique Bragua, Europe, n° 123, 15/03/1933, p. 446-447.)

    Même engouement dans Le Populaire. Organe du Parti Socialiste (S.F.I.O.) : « Le grand écrivain naturaliste qu’était Israël Quérido devait passer de la peinture objective des misères humaines à la bataille contre ces misères. L’artiste devait se muer en partisan. ‘‘Il nous faut – écrivait-il à la fin de sa vie – des écrivains qui formulent notre idéal socialiste. Nous avons besoin d’héroïsme et d’enthousiasme profond et passionné. Il ne nous faut pas seulement le tableau de l’esclavage ouvrier, il nous faut aussi des ouvriers en révolte qui veulent détruire l’ordre existant.’’ Quand Quérido écrivit le livre dont Andriès de Rosa et Georges Rageot nous donnent aujourd’hui une version française, il n’était encore que l’observateur minutieux et attentif de la pauvreté et des vices qu’elle engendre. Mais il n’est pas difficile de démêler déjà, dans les tableaux qu’il trace de la peine des hommes, les traits annonciateurs de ses sentiments de protestation et de révolte. Le Jordaan, c’est le plus misérable des quartiers d’Amsterdam. Ruelles sordides, boutiques puantes, taudis empestés où s’entassent les familles nombreuses des travailleurs. Maladies, saleté, promiscuité, ivrognerie, violences, tout ce que les remous d’une société où le travail est exploité peuvent créer d’écume. Au milieu de quoi on étouffe, en attendant de s’indigner. Et l’on songe avec inquiétude tout ce qu’il faudra de propreté, de bonheur, de sécurité et de lumière pour que l’humanité puisse oublier un jour le long calvaire que le capitalisme lui a fait gravir. » (J.D. S., « Carnet du lecteur », 1er décembre 1932, p. 4.)

    Pierre Lorson

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zolaEn revanche, les Études, revue catholique d’intérêt général, par la voix du jésuite Pierre Lorson (1897-1954), font entendre un autre son de cloche : «  Ce livre touffu veut être une fresque aux couleurs criardes, mais fidèles, représentant un quartier crasseux d’Amsterdam. Le travail et les plaisirs d’une population pauvre de pêcheurs, marins, ouvriers, petits com- merçants y sont évoqués sous le seul aspect extérieur et collectif et, de préférence, le plus sordide. C’est une galerie de marionnettes en haillons, maniées assez prestigieusement, malgré leur nombre, mais en qui, grâce à Dieu, les Hollandais d’Amsterdam ne se reconnaîtraient pas, malgré les prétention ‘‘documentaires’’ de l’auteur et de l’école dont il se réclame. M. Barbusse, qui a écrit une Préface enthousiaste à ce livre, le rapproche de Zola. C’est assez dire que c’est un livre morne, pesant, long, partial. » (01/1933, p. 508-509).

    Relevons au passage que, dans le Mercure de France du 15 décembre 1919, Jan L. Walch a consacré quelques pages à Is. Querido à l’occasion de la parution du roman De oude waereld I: Het land van Zarathustra (1918).

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    Les traducteurs de De Jordaan, en particulier le Néerlandais Andriès de Rosa, feront l’objet d’un prochain développement. La préface de Barbusse qui suit, accompagnée de quelques notes, présente un contenu en grande partie similaire à celui de l’article que l’écrivain communiste donna le 15 octobre 1932 – soit l’époque de la parution de Le Jordaan – aux pages 1 et 6 des Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, l’hebdomadaire commettant dailleurs une petite erreur sur le prénom de lécrivain (labréviation Is. sétant transformée en Isaac au lieu dIsraël).

    (D .C.)

      

     

    * À l’occasion du centenaire de la fondation de cette maison paraîtra en 2015 une biographie d’Emmanuel Querido de la main de l’écrivain Willem van Toorn. Cet ouvrage accordera une place aux relations conflictuelles entre l’éditeur et son frère écrivain.

     

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    NOTES

    p. V : Van Dayssel : il s’agit en réalité de Lodewijk van Deyssel (1864-1952), figure majeure du Mouvement des années 1880, fils de l’homme de lettres J. A. Alberdingk Thijm ; sur Willem Kloos : ici.

    p. VI : Sur Saint-Georges de Bouhélier, voir le petit livre rédigé en langue française que lui a consacré Andries de Rosa, cotraducteur de De Jordaan : Saint-Georges de Bouhélier et le naturisme,1910.

    Les Meditaties over literatuur en leven (Méditations sur la littérature et la vie) datent de 1897, De jeugd van Beethoven (La Jeunesse de Beethoven) de 1919, Saul en David (Saül et David) de 1914, Aron Laguna de 1917, Levensgang (Cours de la vie) de 1901 et Menschenwee de 1903.

    Sur le dramaturge Herman Heijermans : ici et ici.

    Israël Querido

    israël querido,henri barbusse,jordaan,littérature,pays-bas,hollande,traduction,roman,saint-georges de bouhélier,zolap. VII : De oude waereld I: Het land van Zarathustra. Koningen (Le Vieux monde, I : Le pays de Zarathoustra. Rois) date de 1926, Het volk Gods (Le Peuple de Dieu) de 1932. Les volumes de la tétralogie De Jordaan: Amsterdamsche epos (Le Jourdain : Épopée amstellodamoise) ont paru respectivement en 1912, 1914, 1922 et 1924.

    p. XIII : Stijn Streuvels (1871-1969), un des plus grands romanciers flamands dont certaines œuvres sont traduites en français.

    p. XIV : Herman Gorter (1864-1927) : poète et militant communiste. On pourra lire certains de ses poèmes dans l’Anthologie Poètes néerlandais de la modernité.

    p. XV : Jef Last (1898-1972), connu en France pour avoir été l’ami d’André Gide. Ce dernier a signé la préface et contribué à la traduction de Zuyderzée, premier roman néerlandais paru en langue française aux éditions Gallimard (1938).

    Jan Willem Jacobs (1895-1967), poète socialiste aujourd’hui oublié.

    Martin Beversluis (1894-1966), poète et romancier. Socialiste puis communiste, il a adhéré pendant la guerre au mouvement national-socialiste hollandais (NSB).

    Piet Schuhmacher : sans doute l’activiste et journaliste, fondateur et rédacteur de De Nieuwe Stem (1918-1919).

    Garmt Stuiveling (1907-1985) : universitaire et homme de lettres, figure importante de la social-démocratie.

    Marie Vos (1897-1994) et Margot Vos (1891-1985) : poètes et auteurs pour la jeunesse, aujourd’hui oubliées.

    Abraham van Collem (1858-1933) : poète socialiste.

    Henriette Roland Holst (1869-1952) : poète et grande figure du socialisme néerlandais, tante du poète Adriaan Roland Holst (1888-1976) dont les recueils Voorbij de wegen et Een winter aan zée ont été traduits en français.

     

     

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     Is. Querido, caricature de Theo van Doesburg, 1910

     

     

     

  • Tête à crack

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    La nouvelle Afrique du Sud

    selon Adriaan van Dis

     

     

    L'écrivain et voyageur néerlandais Adriaan van Dis cultive depuis de nombreuses années des liens singuliers avec l'Afrique du Sud (voir ici). Ancien militant anti-aparthheid, il porte aujourd'hui, à travers son alter ego Mulder, un regard ironique et désabusé sur ce grand pays. Son roman Tête à crack (Tikkop en langue originale), qui vient de paraître chez Actes Sud, est en quelque sorte l'histoire d'un idéal déçu.

     

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    LE MOT DE L'ÉDITEUR

     

    Quand Mulder revient passer quelque temps en Afrique du Sud à l’invitation de son ami Donald, il découvre avec stupeur que la fin de l’apartheid n’a nullement apaisé les relations entre Blancs et Noirs. Barricadés dans leur villa sur les hauteurs protégées d’un village de pêcheurs aux quartiers d’une extrême pauvreté, les voisins de Mulder tentent dans un premier temps de lui faire part des règles de prudence à respecter pour demeurer en paix.
    Mais Mulder, qui est – tout comme Donald d’ailleurs – un ancien activiste d’un mouvement d’extrême gauche ayant combattu l’apartheid dans les années soixante-dix, refuse d’évoluer dans un tel climat de méfiance, de se murer ainsi dans l’oubli des luttes et des amours passés.
    Quand il croise le chemin de Hendrik, un jeune métis complètement shooté au crack, Mulder semble touché par sa situation. Un sentiment que partage Donald. Mais leurs tentatives de “rééducation” de ce gosse perdu n’aboutiront qu’à réveiller d’anciens conflits, d’invincibles contradictions.
     
    AdriaanVanDisPortrait.jpgGrâce à de subtils éclairages, Adriaan van Dis esquisse le portrait d’une Afrique du Sud qu’il connaît parfai- tement. Il explore avec générosité l’ambivalence des Afrikaners bien qu’ayant lui-même pris part à la lutte anti-apartheid. Il compose ainsi un roman à la fois politique et d’une grande élégance esthétique, où se glisse l’autofiction tout en abîmes et rigueur mêlées.

     

     

    le début du roman : ici

     

     

    Adriaan van Dis parle (en anglais) de Tête à crack et de ses idéaux en compagnie d'Amos Oz

     

     

     

  • Arnon Grunberg

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    ENTRETIEN : ARNON GRUNBERG ET SES TRADUCTEURS FRANÇAIS

     

    Arnon Grunberg, l’un des écrivains néerlandais les plus brillants et les plus percutants de sa génération, s'entretient en français avec trois de ses traducteurs : Isabelle Rosselin, Olivier Vanwersch-Cot et Philippe Noble.

     

    Café littéraire organisé dans le cadre de la quinzaine néerlandaise. En partenariat avec le Royaume des Pays-Bas, le Réseau Franco-Néerlandais et Actes Sud. Hall de la Bibliothèque Universitaire centrale de Lille 3. MARDI 11 FEVRIER à 12h30 à 14h (l'entretien commence à la cinquième minute : lien)

     

     

    Arnon Grunberg, né en 1971 à Amsterdam, vit à New York et voyage dans le monde entier. Son activité de journaliste et notamment de reporter de guerre nourrit la vision impitoyable du monde contemporain qu’il développe dans ses romans. Ce maître de la dérision a produit en vingt ans une œuvre théâtrale, romanesque et essayistique abondante, couronnée par de nombreux prix et traduite en vingt-six langues. Parmi ses principaux titres disponibles en français, citons : Douleur fantôme, L’Oiseau est malade, Le Messie juif, Le Bonheur attrapé par un singe, Tirza, Notre Oncle. Les œuvres d’Arnon Grunberg sont publiées en France alternativement par les éditions Héloïse d’Ormesson et Actes Sud. Arnon Grunberg a publié également plusieurs romans et essais sous le pseudonyme de Marek van der Jagt, en particulier Histoire de ma calvitie (trad. Anita Concas, Actes Sud).

     

     

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