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Le 30 mai 2015, à l’initiative de MaterMosa, dans chaque commune située le long de la Meuse, des cœurs ont chanté, certains en français, d’autres en néerlandais, le poème de Frans Budé « Lied van de Maas » mis en musique par Jesse Passenier. La version française du texte suit la version originale chantée a capella.
Frans Budé
Chant de la Meuse
Meuse qui pétille, Meuse qui exulte, fière Meuse.
Se ride l’eau toute lisse, s’émerveille le pêcheur,
le gai batelier répond au salut des cyclistes.
Des poissons gambillent, des oiseaux plongent libres et joyeux,
rangs de rameurs musclés qui embellissent le ballet.
S’installe le soyeux son du silence, proche le paradis,
tournoie autour du passé, du rêve d’avenir des quais.
Rythme du fleuve, plus vraiment en bride,
rythme de la Meuse, eau tonitruante,
berge qui se laisse bercer, caresser,
là où bruit le vent, la lumière s’assemble,
l’autre rive séduit – pour plus tard le pont.
Meuse qui sautille, Meuse qui chavire, ivre Meuse,
l’hiver tu cognes à la porte arborant une grimace.
Tu largues quantité de flots, déferles hors de ton lit,
boue sale, eau fangeuse, merci pour la gêne occasionnée.
Mais te retrouves-tu que tu te soucies de nous,
la lumière scintille autour de toi qui débordes de joie,
après le méandre se disperse, tourbillonne sur les digues.
Rythme du fleuve, plus vraiment en bride,
rythme de la Meuse, eau tonitruante,
berge qui se laisse bercer, caresser,
là où bruit le vent, la lumière s’assemble,
l’autre rive séduit – pour plus tard le pont.
Meuse qui resplendit, Meuse voluptueuse, douce Meuse.
Spectacle splendide, sur la trace de son estuaire,
avec charme elle gambade de ville en ville, se faufile
de coude en coude dévorée du désir vif de la mer.
Sur le pont arrière flotte un pavillon dans l’attente
de la lune, la voilà qui prend sa place, soudain paraît,
se balance comme une barque, danse à la cadence de l’eau.
Rythme du fleuve, plus vraiment en bride,
rythme de la Meuse, eau tonitruante,
berge qui se laisse bercer, caresser,
là où bruit le vent, la lumière s’assemble,
l’autre rive séduit – pour plus tard le pont.
traduit du néerlandais par Daniel Cunin
D’autres « chants » de Frans Budé ont été mis en musique et chanté en français, ainsi de « Rochers de Frênes ».
de rien, me voici tout entier offert aux rivières.
La pluie et le soleil sont d’énormes tamis
à travers lesquels je tombe ; l’iris des marais
aiguise ses doux couteaux aux membranes
qui m’élèvent à d’insoupçonnées hauteurs.
Les saumons se blottissent contre mon dos.
Je suis le gobie de cette contrée, Lubéron,
un étang à canards, qui préserve le pâle
clair de lune sous le pont arrondi des feuillées,
des heures durant, jusqu’à la Méditerranée.
Ici, tous les singes font l’ascension avec nous.
Sans doute composé en 1948, ce poème a paru dans le recueil Hoonte (1949). En 1937, Gerrit Achterberg avait apprécié la traduction néerlandaise du Chant du monde. « Lis Giono, goûte-le, écrit-il, depuis sa cellule de prison, à la femme dont il est tombé amoureux peu avant. Tout est bon, page après page, si je ne me trompe. » Notons au passage que l’on doit à Jean Giono la traduction d’une œuvre du dramaturge hollandais Vondel (1587-1679) : Joseph à Dothan, pièce jouée au théâtre d’Orange en 1952. Il a par ailleurs préfacé la traduction française d’un roman de son confère Antoon Coolen : Le Bon assassin, réédité en 1995 sous le titre La Faute de Jeanne Le Coq.
Un choix de la poésie de Gerrit Achterberg paraîtra bientôt en langue française sous le titre L’ovaire noir de la poésie.
Chez l’auteur de Que ma joie demeure, à propos de la nouvelle... vague
Hans Faverey was the purest poetic intelligence of his generation, the author of poems of lapidary beauty that echo in the mind long after the book is closed.
J.M. Coetzee
L’année 2019 a vu la parution de la traduction de l’un des monuments de la littérature néerlandaise, à savoir l’œuvre poétique de Hans Faverey (1933-1990). Après quelques tentatives, en particulier : Contre l’oubli en 1991 – une petite anthologie traduite par les auteurs néerlandais Joke J. Hermsen et Henk van der Waal – et Poèmes en 2012 – résultat cette fois de la collaboration du duo franco-hollandais Éric Suchère et Erik Lindner, avec la complicité bilingue de Kim Andringa –, ce sont ces trois derniers que l’on retrouve aux manettes pour les 650 pages de Poésies, magnifique objet relié édité à Bruxelles par Vies Parallèles. Une quatrième tout aussi sobre que le titre, niellée en noir à même la toile jaune du volume : La beauté toutefois / est la certitude des choses / qu’on ne voit pas. Un dépouillement visuel qui rejoint celui auquel l’auteur était attaché pour ses publications en néerlandais.
À l’écart des écoles, Faverey a composé, en plus ou moins trois décennies, ce qui reste l’une des créations poétiques majeures de la Hollande du XXe siècle, à côté de celles de Gerrit Achterberg – lui aussi poète au langage clos sur lui-même et poète et rien que poète –, Martinus Nijhoff, Leo Vroman et Lucebert, celles de deux ou trois autres aussi sans doute, Ida Gerhardt par exemple.
Cet homme au patronyme d’origine française semble-t-il, né dans la capitale du Suriname, qui vint travailler à Leyde comme psychologue dans une clinique rattachée à l’Université, se montre extrêmement précautionneux dans l’emploi des mots et groupes de mots, comme si chacun était un objet fragile, un frêle chaînon qui risque à tout moment de se rompre – une caractéristique qu’il partage avec son ami Gerrit Kouwenaar même si ce dernier se concentre certainement plus sur le vocable isolé. Écoutons Hans Faverey lire un poème sans titre du cycle « La tortue » (vidéo de 1983) :
Le temps est à l’arrêt, on fait une place précaire à la vie dans le poème et dans les blancs du poème, sans pour autant qu’il soit question d’une aliénation : la langue ne nous devient pas totalement étrangère. Un couple de mots, une signification, « la négation du mouvement », « l’incantation rétive », la rareté de la métaphore, tout cela se déroule en des bribes, des séries, des séquences de trois, cinq ou dix pages. Ainsi celles qui portent le nom d’un artiste : « Hommage à François Couperin », « Adriaen Coorte », « Girolamo Cavazzoni, disparu en contexte » ou encore « Hommage à Hercule Seghers », cet Hercule Seghers que Faverey admirait tout cautant que cet autre ami, André du Bouchet, l'un de. Dans l’hommage au peintre et graveur du XVIIe siècle, l’hiver se fait, qui sait, écho de celui de Gerrit Achterberg : Voici l’hiver tassé en son silence. / Nous sommes sans principes. Légendaires, / villages et étangs se blottissent les uns / contre les autres. Hercules Seghers.
Une identification à l’hiver qu’on trouve, non au début, mais en fin de poème chez Faverey :
Vidant la tête
la main sur le cœur.
Me tapant la tête
pour vider le cœur.
Tout ce temps le lointain attirant,
comme le lointain doit
l’être : attirant.
Pour que je garde au moins une
longueur de nez d’avance
sur celui que je deviens,
avant que je ne sois hiver
et qu’on m’éteigne.
Dans Poésies, on relève maints autres exemples de cet approfondissement d’un « vide » plus ou moins énoncé, de cette « logique répétitive qui conduit davantage à faire différer l’élément repris qu’à mécaniquement le reproduire » dont parle Emmanuel Laugier – « un jeu très sérieux de langage, une façon d’interroger les mots, les syntagmes, jusqu’à créer une écriture parataxique rare – et puissante ».
Parmi ces « fragments d’inconscient qui mordent la conscience, composition quasi musicale de ces fragments… » (Lucien Noullez), les plus connus aux Pays-Bas sont sans doute « Man & Dolphin / Homme & dauphin » ainsi que ceux réunis dans les recueils chrysanten, roeiers (Chrysanthèmes, rameurs) et Tegen het vergeten (Contre l’oubli). Dans son liminaire, Erik Lindner apporte de précieux éléments sur ces « poèmes partiels » ainsi que sur la biographie du poète et quelques-unes des influences qu’il a pu absorber au fil du temps (poésie chinoise, Gertrude Stein, Wallace Stevens, ouvrages scientifiques…).
Sous la main d’un homme familier du clavecin, l’écriture nous invite à collaborer en quelque sorte de l’intérieur même à son processus créateur, un processus qui pouvait prendre des années de repentirs, de biffages, d’effacements.
Dans les années cinquante, au cours d’un voyage en Yougoslavie, Hans Faverey rencontre sa future épouse, Lela Zečković (1936-2018). Traductrice et elle-même poète – Belvédère, son recueil de 1981 écrit en néerlandais sera remarqué –, elle se charge, après la disparition de son mari, de mettre au point une édition de poèmes posthumes. Plus tard encore, en 2010, l’universitaire Marita Mathijssen édite les œuvres complètes (poèmes inédits, posthumes, etc.) de Faverey. L’édition dont on dispose à présent en français regroupe tous les poèmes qui ont paru du vivant de ce dernier. Il a pu tenir en main son dernier recueil, Het ontbrokene (Le décomplété) – néologisme basé sur le participe passé du verbe « manquer », de « faire défaut » –, deux jours avant de mourir.
Écoutons encore une fois Hans Faverey : il lit « Man & Dolphin / Homme et dauphin » lors de Poetry International 1977, poème inspiré par les dauphins qu’il a vus, enfant, sur le bateau qui l’amenait en Europe, et plus encore d’un article de John C. Lilly sur les vocalises de ces cétacés. Les cinq brefs volets du poème/cycle reposent sur la simple répétition des mots « dauphin », « balle », « tu », « dis », « dois », « une fois », « hé ». Autrement dit, le poème insiste toujours plus pour que le dauphin prononce au moins une fois le mot « balle ». L’assistance va-t-elle se substituer à l’animal ?
Tous les deux ans, on désigne aux Pays-Bas un poète national chargé d’insuffler vie à différents projets et de publier un certain nombre de poèmes reflétant notre époque. En ce 21 janvier 2021, c’est Lieke Marsmanqui prend la relève. De cette jeune femme gravement touchée par la maladie, des poèmes ont paru en traduction dans l’anthologie Poésie néerlandaise contemporaine, édition bilingue, Le Castor Astral. En français, on peut également lire le roman Le Contraire d’une personne, paru aux éditions Rue de l’Échiquier en 2019, lequel comprend d’ailleurs quelques poèmes. En voici deux autres encore inédits en français. Les originaux figurent dans Man met hoed (Homme au chapeau), volume qui regroupe les premiers recueils de Lieke Marsman.