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Le dernier numéro de la revue lorraine Traversées s’ouvre par la version bilingue du cycle « In het spoor van Paul Celan / Dans les pas de Paul Celan » signé Antoon Van den Braembussche.
Traducteur de poèmes de Marieke Lucas Rijneveld et de son tout premier roman – Qui sème le vent, éditions Buchet/Chastel, dont la version anglaise The Discomfort of Evening a remporté en 2020 l’International Booker Prize –, je prends la plume en raison du tohu-bohu auquel on assiste depuis que d’aucuns ont dénoncé le fait que la Néerlandaise avait été choisie, par les éditions amstellodamoises Meulenhoff – naguère prestigieuses –, pour traduire des vers de la jeune Américaine Amanda Gorman, autrement dit un recueil devant être préfacé, semble-t-il, par Oprah Winfrey.
Depuis, Marieke Lucas Rijneveld a renoncé à ce projet. Je me sens d’autant plus poussé à jeter mon grain de sel dans la cohue que la plupart des médias francophones parlent à son égard de « poste de traductrice » sans être à même de citer correctement le titre de son roman récompensé.
Traduisant le titre anglais, ils nous parlent d’Inconfort du soir, d’Inconfort nocturne ou encore du Déconfort du soir alors qu’une recherche primaire et élémentaire sur internet leur aurait permis de trouver les mots justes, et tout simplement l’édition française sur le site de l’éditeur*. Bien que vieilli, le mot « déconfort » existe certes, mais il signifie : état d’une personne qui a perdu courage, faute de secours. Peut-être est-ce, après tout, le cas de Parka, le personnage central du livre de Rijneveld. Dans ma grande générosité, je viens cependant un peu au secours de ces innombrables déconfortés ainsi que des démineurs éditoriaux.
Je ne m’offusquerai pas du fait que les agences de presse, et, dans leur foulée, la quasi-totalité des perroquetants médias francophones, mentionnent – à propos de cette affaire qui concerne deux dames sous le feu des projecteurs –, la traductrice noire d’une poète noire tandis qu’aucun, pour ainsi dire, ne nomme le traducteur blanc – naguère filasse – d’une poète et romancière blanche et blonde comme les blés. L’information transmise par ces personnes touche au ridicule quand on sait qu’il existe déjà, depuis des semaines, deux traductions néerlandaises du poème The Hill we climb d’Amanda Gorman. L’une, que l’on doit à Katelijne De Vuyst, est en ligne sur le site du quotidien flamand De Standaard. Cette traductrice blanche – qui a, comble de l’horreur, traduit une kyrielle d’auteurs mâles africains –, va-t-elle devoir poser rétroactivement un genou à terre devant Mme Deul ? Et que dire de l’autre traduction, celle de la main du blêmo-batave poète Menno van der Beek**, laquelle a paru dans un quotidien d’obédience… chrétienne, autrement dit, en hollandais courant, protestante. La Noire universelle (καθολικός) traduite par un Blanc schismatique ! Mme Deul & Cie ont-elles un tant soit peu connaissance de l’universalité de la personne de Mlle Gorman et de son poème ? Étonnant de voir les médias européens anticatholiques par confession et profession porter aux nues le catholique Biden et son coryphée féminin…
Voici donc ma transposition franco-brelienne de cet inepte méli-mélo que Reiser eût intitulé, non pas, Un soir d’inconfort lamentable, mais On vit une époque formidable !
Chez ces gens-là, on estime que Marieke Lucas Rijneveld, jeune et blonde poète blanche et romancière blond et blanc*** des Pays-Bas est trop pâlotte ou pas assez noiraud – du moins dans ses fibres et neurones – pour traduire des vers de la poète ou du poétesse Amanda Gorman à qui il aura suffi de prendre la parole durant quelques minutes lors de l’investiture du pâlichon Joe Biden pour devenir mondialement connu.e… en Chine, au Qatar, aux Philippines, en Birmanie, en Namibie, en J’en-Oublie. Il lui aura suffi de prendre quelques minutes la parole pour que des maisons d’édition, sises sur cette face-ci du globe, se jettent sur son œuvre à peine écrite afin d’en acheter les droits. Histoire de ne pas gaiement tailler dans le lard, je laisse de côté les considérations trébuchonnantes qui président à pareille décision. De même, je laisse de côté l’inexpérience de Marieke Lucas Rijneveld en tant que traducteur.trice soulignée par la presse néerlandophone. Tout ceci a bien peu de rapport avec la littérature et encore moins avec l’acceptation de l’autre en soi qui commence par l’acceptation de soi-même au cœur de soi, réalité première que quelques esprits, qui se sont autrefois exprimés sur le parchemin ou le sable, nous ont transmise… sans le secours de Meulenhoff ni d’ailleurs de la moindre maison d’édition.
Ces gens-là n’pensent pas, Mademoiselle, ces gens-là crient.
Chez ces gens-là, on ne lit pas grand-chose, on n’a jamais lu De avond is ongemak, ni The Discomfort of Evening, ni Nelagoda večeri, ni Was man sät, non plus qu’Il disagio della sera, autrement dit, le premier roman de Marieke Lucas Rijneveld publié en français sous le titre Qui sème le vent. Ces gens-là qui se plaisent à interdire à tout-va omettent de relever que la censure a commencé son travail avant même la parution anglaise de ce livre, version couronnée, comme on le sait, par l’International Booker Prize : à l’initiative de quelque rédacteur ou éditeur londonien bégueule, et non pas de la traductrice Michele Hutchison, la version en langue anglaise a en effet caviardé plusieurs passages, autant d’allusions drôles, grinçantes et cyniques, soit à la sexualité, soit à Hitler.
Ces gens-là n’lisent pas, Mademoiselle, ces gens-là trichent.
Chez ces gens-là, Mademoiselle, on intime aux Africains et aux Surinamiens de ne jamais chanter le moindre air de Monteverdi ou de Purcell : selon eux, ils seraient incapables de se déplacer dans l’âme et dans la chair des compositeurs et des librettistes tout aussi blancs que des cachets d’azithromycine. Chez ces gens-là, on m’intime de ne plus traduire d’écrivains qui, à l’instar de Marieke Lucas Rijneveld, sont d’éducation calviniste, d’un autre sexe que moi ou d’une absence ou duplicité de sexe, ou bien qui ont une connaissance avérée des bovidés. Ayant grandi dans une ferme, Marieke Lucas Rijneveld continue, entre deux poèmes, deux chapitres d’un livre ou deux pages d’une traduction en chantier, de prendre soin de quelques vaches. Or, je ne suis pas censé – guère plus, sans doute, que les traducteur.rices de langue albanaise, arabe, bosniaque, azéri, bulgare, chinoise, japonaise, danoise, estonienne, géorgienne, grecque, hongroise, coréenne, croate, lituanienne ou macédonienne (autant d’idiomes dans lesquels une traduction du roman couronné est annoncée) – être familier du non-binarisme, des arcanes de la Bible non plus que des pis et autres bouses encore fumantes et odorantes. Il se trouve qu’avant même la naissance de Marieke Lucas Rijneveld, j’apprenais à traire les vaches de mes petits doigts de gamin puisque, dans ma famille, à défaut de Bible, de théories quelconques alors insoupçonnées, et du moindre livre, on « possédait » en tout et pour tout une poignée de vaches, quelques poules et lapins ainsi que, tout au plus, un ou deux cochons. Ces gens-là, Mademoiselle, vont m’accuser de zoophilie pour avoir, à six ou sept ans, manipulé et caressé des trayons, m’accuser de maltraitance animale pour avoir, vers le même âge, tenu un seau ou une grosse poêle sous le cou du cochon qu’on égorgeait, ou encore, à dix ou douze ans, aidé, à renfort d’un bout de bois et de cordelettes, une vache à vêler au milieu de la nuit… Être étranger.ère, pendant l’enfance, aux théories universitaires, à la Bible des États, à la littérature, condamne ainsi, selon ces gens-là, toute personne à ne pouvoir jamais traduire la moindre phrase ataviquement batave, à ne jamais pouvoir se glisser dans la peau d’une personne qui écrit dans une quelconque autre langue que la sienne.
Ces gens-là n’causent pas, Mad’moiselle, ils décrètent.
Chez ces gens-là, on dit qu’elles sont bien trop belles pour moi – pour que je sois admis à les transposer dans ma langue maternelle, langue que j’ai apprise dans les livres, en particulier dans le meilleur dictionnaire qui soit, Le Dictionnaire des idées reçues, et plus encore dans son liminaire, Bouvard et Pécuchet, puisqu’on parlait, dans mes enneigées montagnes natales, un français très approximatif et assez patoisant –, qu’elles sont mille fois trop belles pour moi les œuvres de tel écrivain d’expression néerlandaise d’origine maghrébine qui n’aime guère l’islam ; celles de tel autre, lui aussi d’origine sémite, qui apprécie peu ses cousins juifs ; celles d’un chrétien qui goûte la tradition hébraïque mais un poil moins l’islam ; celles d’un romancier, pour sa part juif, qui écrit ses livres dans le bureau où Marilyn venait s’allonger pour confier ses secrets à son psy ; celles d’un poète converti au catholicisme vilipendé par la plupart de ses pairs ; celles d’une femme devenue, entre le début et la fin de la traduction de l’un de ses essais à laquelle je me consacrais, homme ; celles de cette fière Brabançonne ayant décliné d’un grand sourire l’invitation de Brodsky à passer une nuit avec lui ; celles de cet incomparable romancier blanc qui ne s’endort jamais dans sa chambre noire avec sa femme aussi noire qu’Obama ; celles d’une dame, bien éduquée sous tous rapports, qui voyage vers l’enfant ; celle d’un poète assassin ; celles d’insulaires athées couleur ébène ou de continentales agnostiques couleur cuivre – ou je ne sais en réalité celles de qui, de que, de quoi au juste, celles de ces êtres humains qui ont, plus ou moins, à un moment donné, à l’instar d’un Segalen, plongé leur plume dans l’encre de l’exotisme, altérité la plus radicale…
En attendant que je comprenne ces gens-là, Mad’moisel’, y’a celle qui est belle comme un poème, et qui m’aimait pareil que moi je l’aime, et que j’ai pas le droit, selon ces gens-là, de traduire, parce qu’elle est noire, d’un noir d’encre jusqu’au bout des ongles, jusqu’au tréfonds de la moelle et des entrailles – si ce n’est qu’elle pose de sa plume, de sa langue, de tout son corps, de ses gémissements, un point blanc tout au bout de son poème, Mad’moisel’, tout à l’extrémité jouissive et jouissante du poème de sa vie, du dernier vers de sa vie… un p’tit point blanc, tout p’tit, tout blanc, son point blanc : son clitoris excisé.
Mais i’ se fait tard, Mad’moisel’, faut que j’rentre chez moi au milieu des vaches, des dicos, des dildos et des cochons. Comme vous devez vous en douter, i’ m’reste quelques chats à…
Daniel Cunin
* On peut regretter que l’une des rares voix qui aurait pu corriger le tir et redorer le blason journalistique ne soit plus correspondant d’un quotidien français, Libération pour ne pas le nommer. Sylvain Ephimenco, qui a adopté le néerlandais comme langue d’expression, est depuis une trentaine d’années chroniqueur du quotidien national hollandais issu de la Résistance Trouw : au sujet de cette affaire, il est l’une des voix à oser nommer, aux Pays-Bas, les choses par leur nom. Je souligne que je n’ai jamais rencontré ni échangé le moindre mot avec ce compatriote. Quant à Anthony Bellanger, que je ne connais pas non plus, il nous mène en bateau, sur franceinter.fr, donc avec l’argent du contribuable, en faisant son petit savant, mélangeant des pans d’histoire batave, sous un titre burlesque, et avec des anachronismes dignes d’un élève de maternelle : « Pour ma part je voudrais que nos auditeurs comprennent qu’il s’agit, de la part de Marieke Lucas Rijneveld, d’une renonciation douloureuse mais généreuse et très néerlandaise et certainement pas d’une défaite : au fond, elle renonce pour laisser au ‘‘pilier’’ noir néerlandais une chance de s’exprimer et donc de s’intégrer plus vite. » Ce qui revient, selon l’un des écrivains hollandais encore capable de lire le français, à « expliquer que l’élite parisienne agresse sexuellement des mineurs parce qu’il existe une tradition française de pénétration anale à grand renfort de baguettes ».
** Heureusement pour lui, cet auteur s’appelle Menno van der Beek (Menno du Ruisseau) et non pas Menno van der Bleek (Menno de la Pâleur / de la Blêmitude).
*** Je tiens à préciser que je découvre, tout en écrivant ces lignes, que mon logiciel s’est semble-t-il mis à l’air du temps puisqu’il ne corrige pas les accords féminins/masculins, par exemple dans : « jeune et blonde poète blanche et romancière blond et blanc », « est trop pâlotte ou pas assez noiraud », « de la poète ou du poétesse ». Dans le même temps, il continue de refuser l’écriture inclusive. Cela dit, ce sont là des questions qui ne se posent guère en néerlandais, les accords et différences en question ne se faisant pas. De là, la difficulté, par exemple, de traduire un.e auteur.trice qui ne se définit pas sexuellement ou qui tend à l’hermaphrodisme, un défi littéraire bien supérieur à toute question de couleur de peau, de passé colonial ou esclavagiste… Notons qu’aux Pays-Bas, une directrice est encore et toujours un directeur, une enculeuse de mouches toujours un enculeur de mouches (kommaneuker = enculeur de virgules), le féminin ayant, quant aux professions, plus de mal, dans la langue que dans les hôpitaux, à changer de sexe - ceci pour des raisons tout à fait autres que celles d’ordre idéologique.
Pour le reste, je renvoie à un entretien publié dans Le Point: Valérie Marin La Meslée interroge René de Ceccaty ou encore à un billet d’humeur de deux autres de mes renommés confrères, à savoir André Markowicz : « Les affaires hollandaises, notes d'un traducteur » et Jean-Yves Masson (en bas de cette page). Et bien entendu à la réponse formulée par Marieke Lucas Rijneveld sous la forme du poème « Tout habitable ».
Voici treize ans, à Tubize, je suis tombé amoureux. Amoureux d’une tour au béton dégradé. Dans quel état peut-elle bien se trouver à présent ? Afin de dresser un état des lieux, je retourne dans cette ville wallonne.
J’y découvre des traînées d’algues ainsi que des canards dynamiques. Incroyable quand l’on sait que la Senne était biologiquement morte ici il y a quinze ans. Au début des années quatre-vingt-dix, plus en aval, la rivière était tellement polluée que l’eau prit feu, un jour, après qu’un promeneur avait jeté dedans sa cigarette.
MANCHES D’INCENDIE
Ici, à Tubize, dans le Brabant wallon, on serait rapidement venu à bout de telles flammes : la caserne des pompiers ne se trouve-t-elle pas sur les bords de la Senne ? À côté se dresse une magnifique tour moderne, élevée naguère pour y laisser s’égoutter les manches d’incendie. Mais on ne l’a jamais utilisée à cet effet. Deux des parois de la tour sont percées d’innombrables fenêtres. Que voit-on à travers ? Un escalier métallique qui occupe une bonne partie de l’espace.
Tour des pompiers de Tubize – Rue Ferrer 91 – Situation en 2020
PANORAMA
À Tubize, s’il y a un lieu où il faut aller, c’est bien là. Je désire vivement que la ville entreprenne bientôt la rénovation de cet édifice ainsi que celle de la caserne délabrée. Et que l’Office du Tourisme et du Patrimoine ouvre ensuite au public « La plus belle tour de Belgique ». Car de là-haut, on jouit sans doute d’un panorama fantastique.
Vue aérienne de la Senne et de la caserne des pompiers de Tubize
Photo Google Maps
Depuis le sommet de la tour, on doit avoir une vue imprenable sur des lignes voluptueuses, tant la rivière décrit de méandres. Venant de l’ouest, un ruban brillant sinue à travers les prairies. Plus en aval, longeant des jardins, l’eau se glisse comme un serpent dans la verdure. À la dérobée, elle se faufile sous la chaussée et suit sagement les anciens terrains de Fabelta (Fabriques belges de textiles artificiels). C’est alors qu’elle oblique vers le canal Bruxelles-Charleroi, veine à ciel ouvert ponctuée d’écluses, de vannes et de feux rouges devant lesquels les péniches s’arrêtent.
Qui a comparé un jour rivière et érotisme, canal et pornographie ? Une comparaison exacte, sinuosité et naturel de la première s’opposant au rectiligne et à l’artificiel du second. Sans compter les nombreux buissons touffus et les arbres sur les rives, alors qu’un canal est dépourvu, en tout cas en grande partie, de poils pubiens.
L’ANCIEN PAYS DES MERVEILLES INDUSTRIELLES
Voici dix ans, au bord du canal, on voyait encore les vestiges des Forges de Clabecq, gloire déchue de l’industrie sidérurgique. Ancien pays des merveilles industrielles, imposant agglomérat de constructions rouillées, de tuyaux, de sortes de pipe-lines, d’Y sur la tête, de cheminées et de hauts-fourneaux d’un gris terne. Après la faillite de l’entreprise en 1996, le site est tombé sous l’emprise du puissant groupe Silence avant de passer aux mains lestes de promoteurs.
La vidéo ci-dessous montre comment on a jeté à bas la construction emblématique de Clabecq en 2012. Le moment où l’horizon de Tubize et le reflet dans le canal ont changé à jamais.
UN BAISER
Le grand canal, je disais donc, semble vouloir embrasser la Senne, mais ne voilà-t-il pas que la petite rivière, se ravisant, vient se cacher dans la verdure à côté de la voie ferrée, puis, après avoir pris son élan à travers champ, se fore un chemin pour franchir la frontière linguistique en direction de Hal, jusqu’à Bruxelles. C’est là ce qu’on pourrait voir à Tubize, du haut de cette magnifique tour de guet !
À l’occasion de la parution en 2021 de L’ovaire noir de la poésie, choix de poèmes de Gerrit Achterberg (1905-1962) en traduction française aux éditions de Corlevour - préface de Stefan Hertmans, postface de Willem Jan Otten -, nous nous arrêtons sur le destin de ce personnage singulier, considéré par beaucoup comme le plus grand poète néerlandais du XXe siècle, dont l’œuvre demeure pourtant ignorée hors des Pays-Bas et de la Flandre.
Demandez à ce qu’on biffe mon nom de l’état civil.
Qu’on oublie et brûle tout ce qui rappellerait ma personne.
Si jamais ce chant vous parvient, n’y voyez que
du vent et de l’éternité, une fleur dans votre main.
Gerrit Achterberg, « Code civil »
Une photographie en noir et blanc parue dans la presse nous montre quelques dizaines de personnes – proches, amis, éditeurs, un pasteur, des écrivains dont Cees Nooteboom et Harry Mulisch – réunies autour d’une fosse. Fleurs et branches de conifères recouvrent le cercueil que l’on vient d’y descendre. Sur la terre, les deux cordes dépassent encore de chaque côté. Des arbres et des trouées du rare feuillage hivernal occupent l’arrière-plan. Le cliché a été pris le 22 janvier 1962 à Leusden, une commune de la province d’Utrecht, aux Pays-Bas. Le lundi après-midi en question, dans ce cimetière, certains prirent la parole, dont Bert Bakker, célèbre éditeur, qui déclama « Pharaon » dont voici les dernières strophes :
N’ajoutez ni ne retranchez rien à ce chant,
ne jugez, ne condamnez aucune tombe
sous peine d’être puni par un mort ;
en dernier lieu, cependant, posez
tous mes poèmes à mes pieds :
forces grâce auxquelles je me relèverai.
Si le défunt ne se releva pas le jour même, pour autant, il ne resta pas tout à fait immobile, semblant en cela reprendre à son compte l’un de ses vers : Il nous a eu en beauté pour l’éternité. En effet, quand tout le monde eut tourné le dos, les fossoyeurs retirèrent le cercueil de la fosse pour le placer dans une autre : on s’était trompé de trou ! Apparemment, trouver sa place dans l’au-delà se révèle pour certains plutôt difficile. Quant au mort en question, Gerrit Achterberg (1905-1962), il avait eu déjà bien du mal à en trouver une ici-bas.
Posés ou non à ses pieds, ses poèmes revêtent quoi qu’il en soit une force telle qu’ils lui survivent depuis et lui survivront longtemps encore. Un commentateur parle à propos de ce millier de pages d’« une œuvre exceptionnelle, monolithique, profondément primitive ». Quant à l’écrivain Adriaan Van Dis, dès que l’on prononce le nom Achterberg, il s’exclame : « Grandiose ! » À première vue, pourtant, on pourrait se demander s’il est bien sérieux d’accorder un tant soit peu de crédit à un auteur qui, tout en se disant totalement habité par la poésie, intitule tel recueil Blanche-Neige, tel autre La Belle au bois dormant – qu’il dédie, on l’aura deviné, à… Blanche-Neige – ou encore un troisième Et Jésus écrivit dans le sable… Néanmoins, on a bien affaire à une création qui fascine depuis près de quatre-vingt-dix ans, à des « miniatures chargées de dynamite », ainsi qu’a pu le formuler l’un des auteurs des éditions Phébus, Simon Vestdijk.
Voici peu, Delphine Lecompte, poétesse flamande, écrivait à propos d’Eiland der ziel (Île de l’âme, 1939), deuxième recueil d’Achterberg, en s’adressant à ce dernier au-delà de la tombe : « C’est ainsi que j’ai découvert votre poème ‘‘Verre’’ : Je suis fait de tellement de verre / que chaque voix forte / m’est une pierre, m’est une fêlure. Il m’a réconcilié avec la vie, j’ai vécu un moment d’extase : j’étais en présence d’une personne tout aussi fragile et délicate que moi, en même temps que suffisamment intelligente, rusée et forte pour se saisir de la pierre et la rendre toute lisse ; pour faire du mépris d’autrui une perle. J’ai alors lu tous vos recueils, en appréciant les nombreux miroirs et le crépuscule. De même, j’ai dévoré votre biographie et copié en grande partie votre vie : comme vous, j’écris comme une possédée ; comme vous, j’ai passé bien des années dans d’abjects et horribles asiles d’aliénés. Ma vie amoureuse ne se passe pas elle non plus sur des roulettes. Comme vous, j’ai un penchant à la violence, mais heureusement, je ne possède pas de revolver. Je n’ai pas même de harpon ; quant à la sagaie et à l’arbalète, elles n’apparaissent que dans mes poèmes. Ce que je trouve magnifique dans votre recueil Eiland der ziel, c’est votre condamnation, claire et nette, de la psychiatrie : les psychiatres sont des chiens qui dissèquent avec cruauté leurs patients. […] Mes poèmes sont baroques et monstrueux ? ça me convient. Tant qu’il m’est possible de me reposer de temps à autre sur votre île, sur votre âme. »
La voix du poète (et autres documents)
Jeunes années et premiers pas en poésie
On l’aura compris, Gerrit Achterberg (le prénom correspond à Gérard, le patronyme à : Montagne Derrière) a effectué quelques séjours en asile psychiatrique et a dégainé à plusieurs reprises, outre sa plume, un pistolet ou un revolver. Son histoire commence à Neerlangbroek, petit village où il voit le jour le 20 mai 1905, dans une famille nombreuse et modeste (photo avec l’un de ses frères). On parle d’un environnement calviniste extrêmement rigoriste au sein duquel la Bible des États (traduction sacro-sainte datant de 1637) et le Catéchisme de Heidelberg (1563) ne laissent guère de place aux facéties ni aux arts. Ainsi, contribuant à la couleur locale, figure, gravé sur la fontaine du village, ce verset tiré de l’Exode : « Vous servirez le Seigneur, votre Dieu, afin que je bénisse le pain que vous mangerez, et les eaux que vous boirez, et que je bannisse toutes les maladies du milieu de vous. » Sur certaines pierres tombales, on peut lire cette tournure : « Ci-gît la dépouille mortelle de X jusqu’au jour de sa résurrection où, réunie à l’âme, elle deviendra un nouvel homme. » Quant aux modestes sépultures des gens les plus démunis, elles ne portent pas même le nom de ces derniers, uniquement un numéro et leurs initiales, un anonymat qui se reflète probablement dans l’absence d’identité du « je » et du « vous » des poèmes d’Achterberg. Ses vers font en effet écho à de tels effacements et à de telles formules, mais souvent dans une syntaxe, dans un énoncé qui prend le lecteur à contre-pied ; au fil de l’œuvre, le Hollandais exploite de façon très singulière la part réformée « piétiste » et « mystique » héritée du parler autochtone et de ses lectures de jeunesse.
Quelques années après la naissance de ce fils, le père de Gerrit, jusqu’alors cocher d’un comte chambellan de la reine, prend une ferme à bail. Lui et son épouse apparaissent dans certains poèmes de leur rejeton (par exemple « Mère I & II » et « Le fils prodigue »). Bien qu’il participe à des activités collectives encadrées par les instances protestantes, le garçon est plutôt d’une nature solitaire. Sans être exceptionnelle, sa scolarité l’amène dès l’âge de 15 ans à vivre à Utrecht où il loge chez différentes familles. Il suit un enseignement qui va faire de lui, avant même la vingtaine, un élève-instituteur (photo ci-dessous, à 19 ans). À l’époque, il fréquente une jeune fille de 16 ans, Cathrien van Baak (photo ci-dessous), rencontrée à l’occasion d’une exposition. Fin 1924, avec l’un de ses rares amis, Gerrit commet une première plaquette qu’il reniera : De zangen van twee twintigers.
Dès cette période, il entre en contact avec des directeurs ou rédacteurs de revues (Roel Houwink, qui sera un temps son mentor, Hendrik Marsman puis les poètes A. Roland Holst et M. Nijhoff) ; ces auteurs, dont trois figurent aujourd’hui au panthéon des lettres néerlandaises, ne tardent pas à l’encourager en reconnaissant son talent. Lui-même ne voit pas comment il pourrait concilier écriture poétique et son métier ; de fait, il n’obtiendra jamais le diplôme d’instituteur. En 1926 paraissent de premiers poèmes dans des périodiques ; le thème de la blessure laissée par la femme aimée, absente ou décédée, est déjà mis en avant non sans quelques allusions bibliques – alors même que le jeune homme a en portefeuille des vers un tantinet plus grivois que personne ne s’empresse de publier…
Début 1927, Gerrit Achterberg est réformé pour troubles psychiques (zielsziekte, soit, mot à mot : maladie de l’âme). Absorbé par sa vocation de poète, s’éloignant du milieu parental, il éprouve de plus en plus de difficultés à se conformer au monde extérieur et à se comporter correctement à l’égard d’autrui, en particulier à l’égard des jeunes filles et des femmes. Il exprime alors pour la première fois le désir de se suicider : Mes mains enserrent peu à peu mon cou, écrira-t-il encore dans « Suicide » (inclus dans le recueil Hoonte paru en 1949) ; alors que sa liaison avec Cathrien connaît des hauts et des bas et va bientôt se terminer, il tente, un soir, de pénétrer dans la chambre de sa première conquête, un revolver à la main.
Après cette rupture déterminante pour ce qui est de la teneur de l’ensemble de l’œuvre à venir, il tombe amoureux de Bep van Zalingen, institutrice, dont il ne tarde pas à demander la main. Les fiançailles vont se prolonger trois années. À partir de la rentrée de 1930 – époque à laquelle des revues de diverses orientations idéologiques ou confessionnelles prennent un nombre plus significatif de ses vers –, il occupe un poste à La Haye. En 1931, Afvaart (Appareillage), son premier véritable recueil, voit le jour. Malgré une bonne poignée de recensions positives, en un an, moins de cinquante exemplaires trouvent preneur. Rien ne laisse donc présager qu’il se vendra, un quart de siècle plus tard, plus de 100 000 exemplaires de la première anthologie de sa poésie, puis, à partir de 1963, plusieurs dizaines de milliers de l’épais volume relié de ses œuvres complètes.
Le poète Achterberg ignoré et passé sous silence dans son village natal
Années et poèmes d’internement
La période de créativité que Gerrit traverse alors que la crise économique commence à frapper de plein fouet l’Europe occidentale, se trouve bientôt contrariée par une dégradation de son état mental, les premiers signes manifestes d’une dépersonnalisation et d’un « sentiment d’incomplétude ». Il se montre violent à l’encontre de Bep. Celle-ci l’évite de plus en plus et finit par rompre leurs fiançailles, ce qui laisse le jeune homme totalement abattu. Les choses s’aggravent quand on apprend qu’il retourne parfois son agressivité contre ses élèves ; il serait même allé jusqu’à attenter à la pudeur de l’une des écolières. L’établissement haguenois où il travaille le somme de se faire traiter. Achterberg ne reprendra jamais ses fonctions. Fin 1932, il est interné une quinzaine de jours dans une clinique psychiatrique. On diagnostique une psychopathie. Annie Kuiper (photo), l’infirmière en chef qui s’occupe de lui, va jouer un rôle prépondérant dans les dix années qui suivent.
Il passe ensuite des semaines d’oisiveté à la ferme de ses parents. Mais, désemparé, il part à bord d’un taxi, le Vendredi saint 1933, à la recherche de Bep. Alerté par les propos décousus et alarmants de son client, le chauffeur prévient la police. Gerrit est arrêté en possession d’un revolver et de balles qu’il s’est semble-t-il procurés auprès d’une prostituée. Il avoue qu’il s’apprêtait à tuer dans un bois la jeune femme qui l’avait quitté peu avant. Un deuxième internement commence, dans la même clinique, cette fois pour une trentaine de jours. Diagnostique : psychopathie sévère. Puis, pendant cinq mois, le patient est pris en charge dans un autre lieu sans subir de traitement particulier avant d’être libéré à la surprise de plus de l’un de ses proches. Pour ainsi dire sans ressources – l’État n’allouait pas encore d’aides aux poètes ! –, il devient gratte-papier à Utrecht et se fiance avec Annie Kuiper. Ainsi, pendant plus de trois ans, il ne fait guère parler de lui, occupant un obscur emploi ayant trait au contrôle du nombre de veaux et de cochons dans les fermes des environs. Début 1935, il loue une chambre chez Roel van Es, une femme divorcée un peu plus âgée que lui, mère d’une adolescente prénommée Albertha. À Annie, qui habite et travaille dans une ville voisine, Achterberg confesse l’obsession et les fantasmes que lui inspire sa logeuse. Il en vient même à demander la main de cette dernière ! Devant le refus qu’il essuie, il lui demande celle d’Albertha, âgée d’une quinzaine d’année ! C’est d’ailleurs à Roel qu’il entend dédier le recueil qu’il prépare, Eiland der ziel, dont la parution sera finalement reportée à l’année 1939. À cette date, la pauvre logeuse n’était toutefois plus de ce monde : le browning acquis par Gerrit début décembre 1937 lui avait en effet été fatal. Le soir du 15, le poète est semble-t-il surpris, en train de se masturber, par Albertha ; il tente quoi qu’il en soit de la violer ; les cris de cette dernière alertent sa mère qui surgit dans la chambre. L’agresseur tire sur l’une et l’autre, tuant la femme, blessant l’adolescente qui échappe de peu à la mort. Moins réputé qu’Achterberg – même s’il a connu son heure de gloire et a su tirer profit des médias –, Richard Klinkhamer (1937-2016), ancien déserteur de la Légion étrangère (expérience qu’il a narrée dans un roman à succès), est l’autre écrivain néerlandais homicide du XXe siècle. En 1991, ce dernier a tué sa deuxième épouse. Démasqué seulement neuf ans plus tard, il avait entre-temps écrit une œuvre de fiction dans laquelle il expose tous les scénarios possibles qui auraient pu l’amener à commettre le meurtre dont on le suspectait. En tout, Klinkhamer fera moins de cinq ans de prison.
Quant à Achterberg (ci-contre, photo de l’époque), après son forfait, il est détenu pendant six mois à la maison d’arrêt d’Utrecht. Le psychiatre qui l’examine considère qu’il a affaire à un hystéro-psychopathe. En conséquence, les magistrats estiment que le coupable ne peut être tenu pénalement responsable de ses actes ; ils prennent une mesure de « mise à disposition du gouvernement néerlandais », ce qui revient à l’interner pour une durée indéterminée, avec obligation pour le patient de suivre des soins. Psychiatres et représentants du ministère de la Justice ont dès lors son sort entre leurs mains ; plus ou moins tous les deux ans, ils sont censés se prononcer sur son cas pour savoir s’il est ou non susceptible d’être libéré, la décision définitive revenant au ministre de la Justice. Ainsi, début 1941, Achterberg est-il examiné pendant plusieurs semaines à Amsterdam, mais les médecins décident de le ranger dans la catégorie des déséquilibrés. De juin 1938 à juin 1941, Gerrit vit le quotidien de l’asile pour psychopathes d’Avereest, une petite commune du Nord-Est des Pays-Bas. De début juin 1941 à début décembre 1942, il est placé dans un établissement situé à Rekken, dans la province de Gueldre, avant d’être de nouveau examiné dans une clinique, cette fois pendant plus de huit mois. Durant l’été 1943, il est placé dans une famille qui vit près de l’asile de Rekken : il continue d’être suivi et surveillé mais bénéficie d’une plus grande liberté. Début 1944, c’est un couple vivant dans la région (la bourgade de Neede en province de Gueldre) qui l’accueille ; en octobre de la même année, Cathrien, son premier amour, le rejoint. Ses quelques séjours ultérieurs en hôpital psychiatrique seront assez brefs (cure de désintoxication). Il lui faudra toutefois attendre juin 1955 pour que sa « mise à la disposition du gouvernement » soit totalement levée et qu’il retrouve, juridiquement, la jouissance de tous ses droits ainsi qu’une totale liberté de mouvement. En définitive, il aura été interné à peu près à la même période qu’un autre grand poète, Antonin Artaud.
Parmi les différents spécialistes qui ont étudié le dossier de Gerrit, certains ont recouru, outre aux qualificatifs mentionnés plus haut, à ceux-ci : schizoïde, schizophrène, narcissique et autiste. Lui-même a pu se reconnaître schizoïde, mais non pas schizophrène. Il est certain que la possessivité – autrement dit l’incapacité à considérer l’autre et, de fait, sa propre personne, comme un être à part entière – l’a souvent aveuglé, au point de le pousser à commettre l’irrémédiable. Plus souvent encore, toutefois, ces « forces diaboliques », Achterberg est parvenu à les canaliser pour les transposer dans son œuvre, tentant de s’approprier, non sans une obsession poussée de la perfection, celle qui ne cessait de lui échapper. Comme dans le cas d’un Vincent van Gogh, on n’a pas manqué, à titre posthume, d’essayer de cerner de plus près les troubles en question. On a pu parler d’un dédoublement (grave) de la personnalité (un poème publié fin 1955 s’intitule « Depersonalisatie »). Voici une vingtaine d’année, un journaliste est allé jusqu’à suggérer qu’aimer la poésie d’Achterberg reviendrait à serrer contre son cœur l’œuvre oppressante d’un nécrophile psychopathe. On a évoqué aussi, pour expliquer la violence et l’aliénation du poète, une chute sur la tête qu’il aurait faite dans l’enfance et une seconde à l’adolescence. Ce qui est certain, c’est que son déséquilibre n’a donné lieu à aucun traitement réellement lourd durant ses internements, même si la castration a été un temps envisagée ; on l’a enfermé pour tenter avant tout de le « rééduquer » et, bien entendu, pour protéger ses proches, en particulier ceux du sexe féminin. Dans l’un des hôpitaux où il s’est morfondu, on l’a laissé assez libre : il consacrait son temps à l’écriture de lettres et de poèmes, à la lecture et à la gestion de la bibliothèque du lieu, une pièce où il se réfugiait le plus possible. Il n’est donc sans doute pas un « fou littéraire » au sens ou Raymond Queneau et André Blavier l’entendaient, puisque ceux-ci excluent de cette catégorie les écrivains qui, bien qu’évoluant entre génie et folie, ont été à un moment donné « la proie des psychiatres ». Peut-être Gerrit aura-t-il alors plus sa place aux côtés des auteurs qui font l’objet de l’ouvrage de Jeremy Reed : Madness. The Price of Poetry. Paul Rodenko (1920-1976), auteur assez proche d’Achterberg, a pu dire : « La véritable poésie a quelque chose à voir avec la folie et la mort, elle doit nous donner l’impression que le poète peut à tout moment devenir cinglé ou tenter de se suicider. »
Les psychiatres – ainsi, au passage, que les juges et autres représentants de l’État qui violent l’intimité du patient – sont les cibles de certains vers du Hollandais, en particulier ceux du recueil posthume Blauwzuur (Acide prussique, 1969) – qui devait s’intituler à l’origine Cellule ou Asile –, composé une trentaine d’années avant sa parution. Les titres des poèmes parlent d’eux-mêmes : « Acide » (Acide sur l’âme que rongent les larves), « Ministre » (Je fais la loi. J’évolue bond après bond. / La loi vous fait. Vous progressez sur le dos), « Effroi » (Effroi quand retentit mon nom : on a mutilé ses significations, / il n’est plus qu’effroyable aboi et appel / au lit à la gamelle), « Épitaphe » (ils se sont dit : l’éliminer, / c’est faire qu’il renonce à chanter), « Psychiatre » (N’ai-je pas depuis longtemps oublié / qu’il me faut encore exister ?), « Cellule » (En dedans de la pierre de l’existence), « Pavillon » (Nous sommes de parfaits idiots / qui allons et venons ici tels des animaux), « Heure de consultation » (Dieu du ciel ! des bestiaux d’hommes / m’ont en leur pouvoir.), « Égout » (Dans quel égout ai-je atterri ?), « Règlement » (Propriété perdue. Vie condamnée à mort), « Terreur » (Chaque cri provoque une déchirure / dans les mailles prudemment élaborées / du rêve) ou encore « Directeur ». Aux yeux de la magistrate Jeanne Gaaker, « les poèmes d’Achterberg relatifs à son expérience dans des hôpitaux psychiatriques illustrent la thèse de Wittgenstein selon laquelle les limites de notre langage sont les limites de notre monde, et ceci dans plus d’un seul sens. Lisant Blauwzuur, on ressent profondément la tension qui étaye l’identité de l’auteur, entre le poète d’un côté, le fou criminel et déviant sexuel de l’autre. Les frontières entre faits et fiction sont floues dès lors qu’on prend conscience que les psychiatres et les juristes ont diagnostiqué la folie d’Achterberg en se basant sur sa poésie ».
Autres documents (sonores) ayant trait à Achterberg
Le cercle des proches et la reconnaissance
Même coupé en grande partie du monde, Achterberg a laissé une poignée de poèmes qui évoquent, de près ou de loin, la Seconde Guerre mondiale (« Guerre », « Résistance », « Auschwitz », « Attaque aérienne », « Voiture à bétail 1945 »…) ; il en écrira quelques autres à partir d’un fait de l’actualité. Cependant, l’essentiel de l’œuvre reflète l’introversion de l’auteur. Plus d’une centaine de poèmes sur un total d’à peu près un millier commencent par le pronom personnel « je » ; Gerrit accordera un peu plus de place à un « on » ou à un « nous » à mesure qu’il mettra l’accent sur la forme en se polarisant sur un schéma rimé plus strict. Il ne faut toutefois pas se fier aux titres pour croire que le poète est vraiment en lien avec la société qui l’entoure ou avec son temps. Dans le sonnet « Auschwitz », pour ne retenir que cet exemple, point de traces explicites du camp à proprement parler si ce n’est en tant que destination :
Les bourrasques en parlent sans le savoir.
Ni audience ni porte-parole ne demeurent
pour vous raconter. Vous êtes abrogée.
Une fois de plus, je sais que je vous ai oubliée.
Rubans de ciel, chassés dans des vibrations,
les mots ne sont pas revenus, les faits
incapables de garder, d’endurer du langage.
Chaque conscience s’est donnée la mort.
Cédée à des trains blindés, wagon gris
décroché sur une voie sans issue, vous
vous tenez quelque part en de rudes parages .
Des lettres écrites à la craie par une main
étrangère, vous destinent de dehors, froide
et prête, pour ce lieu où l’on vous a égarée.
Durant les différents internements du poète, un certain nombre de personnes sont malgré tout autorisées à lui rendre visite, en particulier sa fiancée du moment – l’infirmière Annie Kuiper –, son père, plusieurs littérateurs, l’éditeur Bert Bakker ou encore un médecin juif allemand admirateur de son œuvre, que cachait L. H. Fontein, le directeur de l’asile situé à Rekken, dans la province de Gueldre, tout près de l’Allemagne. Pour quelques occasions exceptionnelles, le poète bénéficie d’un droit de sortie ; ainsi, en avril 1942, lors du décès de sa mère, il peut rejoindre sa famille sans pouvoir toutefois assister aux obsèques : on craint une réaction hostile des villageois ; plus ou moins à la même époque, il assiste même à un cycle de conférences auxquelles L. H. Fontein (photo ci-contre) l’autorise à l’accompagner.
Grâce à ces visiteurs, à maintes lectures – romans, philosophie, histoire de l’art, linguistique, spiritisme, parapsychologie… « il est connu pour ne pas aimer lire les poèmes des autres, de peur de rompre sa tension personnelle » (F. J. Temple) –, grâce à l’écriture de nombreux vers et de lettres, Achterberg tient tant bien que mal le coup, non sans traverser des moments de grand désespoir. En réalité, le fait de ne plus avoir à travailler, de ne plus être tourmenté par la présence obsédante de femmes, le libère d’une certaine façon ; il connaît alors une période créative très féconde même s’il s’efforce de ne pas coucher sur le papier des strophes qui pourraient lui nuire aux yeux des psychiatres. Hormis sa poésie et sa correspondance, il n’a laissé aucun écrit. Pour la majeure partie, ses lettres ne sont pas d’un niveau littéraire exceptionnel ni d’un intérêt extraordinaire – à l’exception sans doute, sur ce dernier point, de ses échanges avec Roel Houwink et avec Annie Kuiper. Il ne s’exprime que rarement sur le fond de son œuvre : « il avait toujours peur d’écrire quelque chose pouvant être utilisé contre lui » (A. Middeldorp). Il n’en parlait pas non plus, semble-t-il, se contentant de remarques assez superficielles. La plupart des lettres éditées ou consultables à ce jour (adressées à des éditeurs, des confrères, des connais-sances susceptibles de lui venir en aide) portent sur la publication de poèmes ou la possibilité d’en publier ainsi que sur les moyens d’être rendu à la liberté. On reste dans le domaine du pratique, du factuel. Peut-être quelques échanges épistolaires restés jusqu’à ce jour confidentiels nous entre-bâilleront-ils un peu le crâne du poète…
Pendant ces années, un autre viatique permet à Gerrit de ne pas sombrer totalement : les nombreuses possibilités de publication qui s’offrent à lui, malgré son isolement et malgré l’occu-pation nazie. En avril 1940, juste avant le bombardement de Rotterdam et l’invasion du pays, paraît son recueil Dead end. À ce titre pour le moins parlant viennent s’ajouter quelques éditions, dont certaines clandestines, avant la fin des hostilités : en février 1941 sort ainsi Osmose puis, en octobre de la même année, Thebe (Thèbes). Au printemps 1944, le recueil Sintels (Scories / Braises). Reconnu assez rapidement par quelques-uns de ses principaux pairs, Achterberg pourra longtemps compter sur leur entregent, bien que la plupart n’ignorent guère la gravité des faits qu’il a commis. Il leur doit, au fil du temps, nombre de recensions de ses recueils, des essais sur son œuvre, l’obtention de prix littéraires, l’accès à des subventions et à des éditeurs… Au point qu’on assiste, la guerre à peine terminée, à une véritable avalanche : dès 1946, on voit ainsi paraître pas moins de six nouveaux titres (dont Stof), d’un volume regroupant les quatre premiers et à la réédition d’un plus ancien ! En tout, 27 recueils verront le jour du vivant de l’auteur dont plusieurs lui vaudront d’être le lauréat de prix parmi les plus prestigieux des Pays-Bas. C’est d’ailleurs en mai 1946, lors de la remise de l’un d’eux spécialement créé pour le distinguer, qu’il lit pour la première fois ses vers en public.
Roel Houwink (dessin de Wybo Meijer, 1925)
Le retour de Cathrien dans sa vie, dix ans après le dernier contact, marque bien entendu une étape très importante. Ils se revoient pour la première fois en août 1943 – c’est Gerrit qui lui a passé un coup de téléphone. La flamme de l’amour, selon toute vraisemblance, ne s’est jamais tout à fait éteinte entre eux. Cathrien vient vivre à ses côtés dès octobre 1944, à Neede. Ils résideront dans cette commune jusqu’à début mai 1953 – en particulier dans la maison baptisée Mariahoeve –, date de leur déménagement à Leusden (province d’Utrecht), à un jet de pierre de grandes étendues naturelles. Le 27 juin 1946, l’amoureuse, effrayée vingt ans plus tôt par la menace d’un revolver, épouse son agresseur. Le père du poète assiste à l’événement. En cette occasion, les époux posent entourés de leurs deux témoins, l’éditeur Bert Bakker et l’auteur Ed. Hoornik, ainsi que du poète Martinus Nijhoff (photo ci-dessous).
Malgré les colères de Gerrit, sa jalousie de tout, son incapacité à supporter la moindre critique portant sur sa poésie, les crises qui l’accablent (il lui arrive encore de menacer des gens avec un couteau ou un pistolet), malgré les cures pour lutter contre l’alcoolisme, les journées où il disparaît pour se livrer à des beuveries ou encore ses frasques d’exhibitionniste (ce qu’on appelle en néerlandais un potloodventer, soit « un marchand ambulant de crayons à papier »), Cathrien s’emploie afin qu’il mène une vie à peu près normale. Tout ceci en taisant bien entendu le crime de 1937 – resté un traumatisme pour le reste de la famille Achterberg. On apprendra que Cathrien avait semble-t-il, elle aussi, un passé à se faire pardonner ou du moins à « gommer », notamment une liaison avec un soldat allemand. Mi-ange gardien, mi-chien de garde selon certains, radiant et vigie selon d’autres, elle protège son mari lorsqu’il lui arrive de baisser la garde, de pointer le nez hors du « mur de Berlin qu’il a érigé autour de lui » (Simon Vinkenoog). Par ailleurs, elle le coupe plus encore de sa famille, même si le poète va se rapprocher et géographiquement et thématiquement de ses origines. En août 1947, elle met au monde un garçon qui meurt quelques heures plus tard. Ici est la tombe égalisée avec le gazon, tel est le premier vers de « Kindergraf » (Tombe d’enfant).
Autour du poète s’est peu à peu constitué un cercle d’« amis », essentiellement des hommes de lettres qui connaissent son histoire mais font leur possible pour qu’elle ne s’ébruite pas. Son cinquantième anniversaire (photo ci-dessous) réunit ainsi une petite partie de l’élite littéraire du pays ; le liber amicorum qu’il reçoit à cette occasion comprend un témoignage de sympathie (écrit, dessiné ou peint) de près de soixante-dix écrivains, éditeurs et artistes. Il est certain qu’Achterberg s’est la plupart du temps montré opportuniste dans ses contacts avec les proches en question. Sans doute a-t-il tout de même été lié d’assez près à un ou deux pasteurs ainsi qu’à trois autres hommes : Arie Jacobus Dekker (avec qui il a publié sa toute première plaquette, photo ci-dessus) puis les hommes de lettres Roel Houwink (1899-1987) et Ed. Hoornik (1910-1970). Sans oublier Jan Vermeulen (1923-1985) qui a été durant quelques mois une sorte de secrétaire pour lui et auquel il a pu demander de relire des traductions françaises de sa poésie.
Au sortir de la guerre, Gerrit est autorisé à retravailler, mais les psychiatres refusent qu’il occupe un emploi à Amsterdam ou dans une quelconque ville. Aussi va-t-il assumer, en restant chez lui, diverses tâches qu’on lui confie par l’intermédiaire de son réseau de connaissances : travaux de correction pour des éditeurs, établissement de listes de vocables dialectaux, etc. Une manière de sucer, mâcher et ruminer des mots entre deux cigarettes. Même s’il donne à l’époque un petit nombre de poèmes à un hebdomadaire dans le cadre d’une action destinée à défendre la population espagnole contre le régime franquiste, on ne peut rattacher Achterberg à aucune mouvance politique ni à aucune école littéraire ; il est resté étranger à ces questions de même qu’il ne mettra jamais vraiment en avant ses convictions. Il n’a jamais non plus semble-t-il rompu tout à fait avec la religion de son enfance. La question de savoir s’il était ou non un poète « chrétien » a divisé et continue de diviser la critique hollandaise. Or, l’essentiel n’est pas là. L’essentiel réside dans le fait qu’il aborde et explore des motifs chrétiens emblématiques (à commencer par la Résurrection et la Trinité) en leur conférant une teneur, une couleur, des contours inédits susceptibles de susciter chez le croyant un approfondissement de sa foi, chez le non croyant un élargissement de sa perception esthétique.
Voyages en France et dernières années
Privé de liberté de mouvement pendant une dizaine d’années, enfermé dans sa pathologie mentale, Achterberg a très peu voyagé – si ce n’est à travers sa poésie qui privilégie voyage dans le temps, dans l’espace, traversées sur l’eau et tentatives de passer dans l’autre monde ou d’en revenir. Aussi étonnant que cela puisse paraître s’agissant d’un Hollandais, sa connaissance des langues étrangères était plutôt limitée, même s’il a pu s’inspirer, çà et là, de certains vers de Baudelaire ; il ne maîtrisait que l’allemand, ce qui, pour un homme cultivé de son pays, ne représente rien de surhumain. Dans l’une de ses lettres, il demande à son correspondant ce qu’est une « allumeuse » ; il écrit code civil « code civile » et code pénal « code pinale » ; à sa décharge, il convient de dire que, durant ses inter-nements, il n’avait pas forcément à sa disposition un dictionnaire français.
C’est en avril 1949 que Gerrit quitte pour la première fois les Pays-Bas. Grâce au passeport qu’il parvient à obtenir malgré le fait qu’il reste sous le contrôle du gouvernement néerlandais, il monte, accompagné de Cathrien, dans la Ford 1949 Custom Tudor Sedan d’un couple de connaissances, Willem Joan ter Kuile (dit Jim, 1912-1973) et Francesca ter Kuile-Langelaan (dite Chetty, 1916-2012). Destination : la Riviera (photo ci-dessus : Jim, Cathrien et Gerrit buvant du champagne au bord d’une route en France).
De cette expédition d’une vingtaine de jours (8-27 avril) résulteront plusieurs poèmes de Mascotte ainsi que l’intégralité de la plaquette Autodroom. Quelques titres : « Vercors », « Petit cimetière de Fréjus », « Jeanne d’Arc », « Rivièra » et « Gorge de Loup (sic) ». Divers documents, dont des photographies, nous permettent de savoir que les quatre Néerlandais se sont arrêtés à Domrémy-la-Pucelle, à Langres puis, près de Beaune, à Saint-Romain, village où l’écrivain Hendrik Marsman (1899-1940) a passé la dernière partie de sa vie ; après un arrêt à Tournus et un autre à Lyon, ils ont gagné Avignon, le Pont du Gard, Nîmes et ses arènes, la Camargue, Arles, les Baux-de-Provence, le Var (Fréjus, Saint-Paul-en-Forêt), puis Cagnes-sur-Mer où nombre de leurs compatriotes artistes villégiaturaient à l’époque. À partir de cette localité, ils explorent les environs pendant une semaine (Vence, Cannes, les Gorges du Loup, Vallauris, Monaco, Auron…) et entreprennent la route du retour en traversant la région grenobloise (Voiron, Saint-Pierre-de-Chartreuse) et le Vercors. À moins qu’ils n’aient, depuis Lyon, effectué le trajet en sens inverse… Quatre décennies plus tard, Chetty a confié les souvenirs qu’elle gardait de ce périple bien peu reposant. Tout – vitesse, paysages, étendues, distances, route défilant « à rebours » dans le rétroviseur – exerçait une énorme impression sur Gerrit, suscitait même une certaine peur en lui. Il ne tenait guère en place, notait tout dans un calepin, collait ses yeux à des jumelles alors qu’il occupait la place du mort dans la voiture, ceci pour ne rien perdre du panorama. Le soir, il sortait un peu de son univers, se montrait d’une humeur plus abordable. Mais il était incapable de renoncer à son rythme : manger et dormir aux horaires habituels sous peine de perdre totalement ses repères, de paniquer. Néanmoins, et même s’il n’a guère apprécié la cuisine française, il ne manquait pas de régaler ses compagnons de voyage de quelques boutades et traits d’humour.
Début octobre 1950, le couple Achterberg effectue son deuxième séjour à l’étranger. Cette fois, ils prennent le train. À la Gare du Nord, un compatriote les accueille : Simon Vinkenoog (1928-2009). Depuis Clichy où il réside, ce tout jeune poète anime et aiguillonne l’avant-garde poétique hollandaise, ce qu’on appellera bientôt les Vijftigers, proches ou membres de la mouvance CoBrA, qui ne tarderont pas à se manifester dans les années cinquante ; ils reconnaîtront en Gerrit l’un des rares aînés dont ils estiment l’œuvre. Pour sa part, Achterberg confiera un jour à ce même Vinken-oog qu’il lit les poèmes des représentants de cette avant-garde en rétropédalant, autrement dit de la fin au début. Cette dizaine de journées parisiennes a fait plus forte impression sur les touristes que sur leur hôte, très déçu par l’imperméabilité d’Achterberg (photo des deux poètes à Paris).
Le troisième et dernier séjour de Gerrit en France se passera mal ; sans la présence de sa femme, il est la proie de moments de panique. Fin juin 1952, lui et son ami Ed. Hoornik prennent la route à bord d’une automobile conduite par un couple de leur connaissance, de jeunes homosexuels qui, sur le chemin de l’Italie, les déposent dans les Alpes. Les deux écrivains ont prévu de s’isoler dans un cadre montagneux afin de se consacrer à l’écriture. Auparavant, on s’est arrêté à Charleville-Mézières devant la maison natale de Rimbaud (photo ci-dessus). Achterberg et Hoornik se retrouvent bientôt du côté de Morzine (photo ci-dessous), dans un hôtel de sport d’hiver du Pleney dont ils sont les seuls clients. Cette promiscuité incite à toutes sortes de confidences, à de grandes rigolades, mais se traduit aussi par des frictions de plus en plus fréquentes, exaspérées par le fait que Hoornik séduit l’une des employées de l’établissement ; jaloux, Gerrit se sent de surcroît prisonnier des lieux comme par le passé des institutions psychiatriques.
Pour sortir de l’impasse, son confrère propose de prendre le chemin du retour bien plus tôt que prévu. Ils montent dans le train à Évian et gagnent Paris (photo ci-dessous) ; Cathrien a été prévenue de sorte à accueillir son mari sur le quai. Ce séjour dans les Alpes a inspiré à Hoornik un recueil de onze sonnets : Achter de bergen (Derrière les montagnes, 1955), compte rendu largement fictionnel de cette parenthèse mouvementée, dédié d’ailleurs sans rancune à Gerrit.
L’époustouflante nouvelle « Het laatste woord » (Le dernier mot, 1966) de ce même écrivain revient elle aussi brièvement sur ces journées en altitude et sur la difficulté de nouer une profonde amitié avec le poète : « ‘‘Quelle belle vue tu as, dis-moi !’’ Je me tiens devant la fenêtre de son bureau, il me rejoint, nous regardons la nature, je sens combien il est tendu, je sens les efforts qu’il fait pour le cacher ; j’aimerais passer mon bras sur son épaule, qu’on reste ainsi une éternité, deux amis, deux frères pour ainsi dire, qu’on oublie la présence de nos épouses en bas, qu’on s’en aille, mais c’est impossible, on a essayé une fois, partir ensemble en voyage, mais dès la première nuit, je l’ai trahi avec la femme de chambre. »
À la Pentecôte 1954, les Achterberg sont accueillis près de Nordhorn. Là, en Basse-Saxe, juste de l’autre côté de la frontière batave, se tient un séminaire dans l’optique de voir naître une traduction allemande d’un choix de l’œuvre du poète. En mai-juin 1961, Gerrit effectue un dernier séjour à l’étranger : au volant de sa voiture, il emmène la dévouée Cathrien sur les bords du lac de Constance. C’est que, début 1958, il a obtenu du premier coup le permis de conduire. À bord de sa Coccinelle bleue d’occasion, il aime à sillonner sa région. Pour financer la construction du garage où il remise le véhicule, il a vendu quelques-uns de ses manuscrits à un collectionneur.
S. Vestdijk (fusain, Joël Cunin, 2019)
Le romancier Simon Vestdijk (1898-1971), qui a, en voisin, côtoyé de temps à autre Achterberg à partir de 1946, assure que le poète a connu des jours heureux dans les dernières années de sa vie. Pour sa part, Cathrien n’a pas manqué de souligner que le bonheur qu’il a partagé avec elle transparaît dans plusieurs poèmes. En particulier vers la toute fin, Gerrit semblait apaisé, beaucoup moins habité par la nécessité d’écrire. Il est vrai que les œuvres qui ont vu le jour au cours de la dernière décennie de son existence ne représentent qu’une faible proportion de l’ensemble. Parallèlement, plus le temps passe, plus le nombre des sonnets se multiplie, même si tous ne sont pas tout à fait conformes aux règles du genre. Ainsi, en 1953, Ode aan Den Haag(Ode à La Haye) et Ballade van de gasfiter (Ballade du gazier), puis, en 1957, Spel van de wilde jacht (Jeu de la chasse sauvage), constituent des cycles à dimension épique composés de poèmes de quatorze vers. En novembre 1961 paraît le dernier recueil du vivant de l’auteur. Peu après, à la Noël, après des mois de travail, Gerrit termine « Anti-materie » (Antimatière), son ultime poème : deux pages en partie rimées qui rassemblent, en quelque sorte, l’essence de sa poésie, et referment l’œuvre sur un « vous » qui éteint la lumière allumée dans les premiers vers par le « je ». Ce « je » revient dans un lieu où lui et le « vous » ont vécu ensemble. Bientôt, une porte se ferme, le poète, sur le papier, paraissant se distancier du poète de chair et d’os. Le « je » n’est plus que profil d’un « occiput aux talons » ; de ce spectre se dissocie un « il » qui gagne les chambres à coucher avec le « vous ». Les êtres ne sont plus présents que sous la forme de contours, de creux : Il y a une feuille pliée à l’endroit / où tu es dans le livre refermé. / Là se tiennent prêts les héros / pour le dénouement final. / Sur le canapé mon profil / de l’occiput aux talons ; / moi soustrait, au contour si précis, / il lui suffit de se lever / et de gagner les chambres à coucher / pour vous demander si l’on peut éteindre, / la porte de l’antichambre fermée.
Des dizaines de poèmes ont été consacrés à Achterberg par ses pairs, vieux ou jeunes. Le sculpteur Willem Berkhemer (1917-1998) lui a rendu un imposant hommage sous la forme d’une femme et d’un ange, statue qui se dresse dans la ville côtière de Noordwijk, à mi-chemin entre Amsterdam et La Haye. Selon cet artiste, « la poésie d’Achterberg renferme un processus d’initiation dans la connaissance du ciel et de la terre, de la vie et de la mort, à partir des thèmes qui constituent son propre destin. La femme du thème central représente l’amour céleste qui rend possible cette connaissance en Christ. Cette femme est cette connaissance elle-même». Quant au célèbre auteur du roman La Découverte du ciel, Harry Mulisch (1927-2010), il a dit avoir découvert la poésie assez tardivement, la vingtaine passée, en ouvrant un recueil d’Achterberg dans une librairie de sa ville natale, Haarlem. Pour lui, le volume des œuvres complètes de son aîné compte parmi les dix plus beaux livres jamais écrits sur cette planète. Mulisch appréciait surtout les poèmes courts, bien moins les cycles de sonnets. Autre grand écrivain, Simon Vestdijk a souligné de son côté la capacité rare de son confrère à tendre le poème en déployant un thème tout en poussant à son extrême la métaphore qui l’englobe. Enfin, selon Cathrien, Gerrit aurait fourni son autoportrait le plus pertinent dans « Risico » (Risque) : entre nuit et jour, le poète se trouve entre deux feux ; sous la lumière du jour, il est un autre que celui qu’il croyait être ; le soir, il retourne à l’être qui se méprise lui-même.
Le 17 janvier 1962, peu après avoir rendu visite, à Amsterdam, au traducteur et poète britannique James Brockway (1916-2000) (photo), Achterberg meurt d’un infarctus au moment où il rentre sa voiture dans son garage. Scène transposée par Hoornik dans sa nouvelle « Het laatste woord » (Le dernier mot) – dans laquelle ce dernier apparaît sous le nom de Kuyll (patronyme dans lequel on peut lire le mot « fosse ») et Gerrit sous celui de Rekke (patronyme basé sur le nom de l’une des communes où Achterberg a été interné) : « Un homme animé de mauvaises intentions. Des doigts maladroits qui tripotent le cadenas. – Comment osez-vous ? l’apostrophe la grille, je n’ai pas moins de valeur que la pipe ou la montre de Rekke. Quand j’étais malade, il a huilé mes gonds, un genou à terre, son haleine dans mon cou. – Pour autant, la mort, t’as pas réussi à l’arrêter, rétorque Kuyll tout en manipulant le cadenas. Tu n’es qu’une grille de rien du tout ! – Qu’aurais-je bien pu faire ? réplique celle-ci. La mort est arrivée avec lui dans la voiture, je les ai entendus se tabasser dans le garage. Jetez un œil par-dessus moi, vous verrez si c’est pas vrai. – Je ne fais rien d’autre, dit Kuyll. Voici des années que je suis planté ici à regarder encore et toujours. Sa voiture a été vendue ; son chapeau, c’est un clochard qui se trimballe avec sur sa tête. Les soupçons se portent sur moi, je les réfute. Je file un coup de pied à sa tombe, mais pour ce qui est d’obtenir une réponse de sa part, macache ! »
En ce début 1962, le lecteur disposait alors d’environ 80% de l’œuvre en quatre volumes intitulés Cryptogamen, auxquels s’ajoutait le petit recueil de poèmes épars de 1961, Vergeetboek. Des cryptogames, autrement dit des plantes aux organes reproducteurs cachés ou peu apparents, ou encore, étymologiquement, des « mariages secrets ». On ne peut, bien entendu, s’empêcher de songer à des cryptogrammes, lesquels supposent des clés de lecture afin d’espérer découvrir le sens caché de ce qui est écrit. Si l’on va certes se remémorer Nerval – « L’alphabet magique, l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et faussés soit par le temps, soit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance ; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde des esprits » –, il n’en demeure pas moins qu’on a pourtant parfois l’impression, en lisant Achterberg, de saisir intuitivement toute la teneur de ses poèmes.
Simon Vinkenoog, plus de 50 ans après sa rencontre avec Achterberg
L’obsession du « vous » et du langage
L’homme au regard bleu intériorisé qu’était Achterberg a pu reconnaître – ainsi que le relève Wim Hazeu, son biographe – le fondement et la portée de son art dans ce passage du Monde comme volonté et comme représentation d’Arthur Schopenhauer : « L’art reproduit les idées éternelles qu’il a conçues par le moyen de la contemplation pure, c’est-à-dire l’essentiel et le permanent de tous les phénomènes du monde ; d’ailleurs, selon la matière qu’il emploie pour cette reproduction, il prend le nom d’art plastique, de poésie ou de musique. Son origine unique est la connaissance des Idées ; son but unique, la communication de cette connaissance. – Suivant le courant interminable des causes et des effets, […] la science se trouve, à chaque découverte, renvoyée toujours et toujours plus loin ; il n’existe pour elle ni terme ni entière satisfaction (autant vaudrait chercher à atteindre à la course le point où les nuages touchent l’horizon) ; l’art, au contraire, a partout son terme. En effet, il arrache l’objet de sa contemplation au courant fugitif des phénomènes ; il le possède isolé devant lui ; et cet objet particulier, qui n’était dans le courant des phénomènes qu’une partie insignifiante et fugitive, devient pour l’art le représentant du tout, l’équivalent de cette pluralité infinie qui remplit le temps et l’espace. L’art s’en tient par suite à cet objet particulier ; il arrête la roue du temps, les relations disparaissent pour lui ; ce n’est que l’essentiel, ce n’est que l’Idée qui constitue son objet. »
L’objet de la contemplation du Hollandais, tout le monde est d’accord pour y reconnaître le « vous » au centre de sa poésie (u ou encore gij en néerlandais, plus rarement un « tu »). « Vous » : la femme absente, disparue, décédée – déjà présente dans ses vers avant celle qu’il a tuée –, ses fiancées, la jeune Albertha, sa mère dans une certaine mesure (certains estiment relever une teneur érotique incestueuse dans quelques poèmes), pourquoi pas aussi Jésus ou Dieu (on parle, dans la tradition chrétienne, essentiellement mystique, catholique mais aussi protestante, de Dieu et de Jésus au féminin – de même de l’Esprit saint dans la tradition hébraïque), la relation à l’autre en tant que telle (l’autre considéré comme inconnaissable), voire même le « je » dans des passages où celui-ci se livre à une introspection. Le « vous » se dissimule sans doute dans chaque personnage dont il est question dans les poèmes quand il n’est pas le poème même. À ce sujet, il convient de ne pas négliger la part du mythe, du numineux dans l’œuvre ; on a ainsi pu considérer le « vous » comme un symbole du « tout Autre ». L’une des multiples clés de lecture a été fournie par l’auteur lui-même : à l’un de ses principaux exégètes, Andries Middeldorp, Achterberg a en effet montré un jour une gravure (ci-dessus) de l’ouvrage Idée composé par l’artiste belge Frans Masereel ; cette reproduction montre une femme qui sort de la tête du personnage masculin assis à son bureau ; elle illustre ce qu’il en est de cette femme, de ce « vous » : « la femme du poème est pour ainsi dire la poésie faite chair ».
On l’aura compris, ce « vous » n’est pas sans soulever bien des paradoxes. Comment, dans le poème, le fixer dans un mouvement perpétuel sans que cette tentative ne soit à chaque fois réduite à néant ? Le mouvement du dessin et de l’écriture ne se trouvent-ils pas pareillement saisis dans « Jan Toorop », poème d’un seul trait, d’une seule respiration ? Faire revivre la morte, lui redonner corps, n’est-ce pas, chez Achterberg, une façon de s’ancrer ici-bas alors que bien des poètes cherchent au contraire, par leur création, à s’en détacher ? Tuer la femme que l’on dit aimer, n’est-ce pas la preuve la plus radicale de l’incapacité à aimer ? Chez l’homicide, le thème de la nature transitoire des choses est prédominant. Rien n’est permanent et rien ne subsiste dans notre vallée de larmes ; la mort est déjà présente dans cette vie. Tout un registre métaphorique vient servir cet aspect de l’œuvre. Un autre, en contrepartie, synonyme de mouvement, de processus symbolique, permet de conférer un sens au monde.
Ab Visser, par Ina Hooft (1948, coll. Literatuurmuseum, La Haye)
Ab Visser (1913-1982), autre homme de lettres néerlandais ayant connu Achterberg, cherche à nous éclairer sur la présence de la grande absente chez « le poète qui, comme aucun autre pour ainsi dire, a vécu avec la mort de façon constante et littérale, qui chaque jour, dans ses vers, lui a demandé des comptes et a dénoncé son absurde domination sur la vie. ‘‘On ne peut pas mourir à la place de quelqu’un d’autre’’, disait-il. Et il aurait pu ajouter que l’on ne peut pas plus vivre à la place d’une autre personne. Lui a tenté de faire l’un et l’autre à la place de la mystérieuse défunte femme aimée, laquelle forme la puissante source d’inspiration de l’œuvre ». Dans une expérience du langage en acte, le poème en cours remplace en quelque sorte la vie elle-même : « Tel est l’unique sujet d’Achterberg : le passage de la mort au poème ; c’est-à-dire de la dissolution contre laquelle tente de s’établir la force qui lie les éléments physiques et psychiques qui nous composent, à la structure individuée et permanente d’éléments linguistiques et psychiques qui composent le poème. […] Il habitait un autre monde que le monde visible dans lequel il vivait et qui, au fond, ne l’intéressait que bien peu. » Quant au Flamand Stefan Hertmans, il avoue qu’en relisant l’œuvre, il a tendance à ne plus voir la femme. « Je ne vois plus non plus l’aimée morte, je vois des objets, des formes et des effets de lumière dans lesquels un enfant, une mère, une amante, une sorcière, un poème, et même, sans cesse, le visage d’Achterberg lui-même – coupé d’un sourire – s’illuminent. Bien entendu, cette perception est toujours liée aux différentes personnifications ; cependant, je les vis à présent comme étant à la fois plus philosophiques et plus corporelles que par le passé. »
Cette focalisation sur le « vous », quel qu’il soit, se traduit par une obsession pour le langage. Achterberg rapproche et associe les domaines les plus différents, souvent à travers des citations bibliques et une terminologie empruntée aux sciences ou encore à la psychiatrie. Tout thème, tout terme peut avoir sa place dans le poème ; il en va de même des métaphores empruntées aux mathématiques, à la physique, à la chimie, à la biologie, à la géologie, à l’économie, à l’astronomie, aux statistiques, au folklore, à la mythologie, à la Bible, à la grammaire, à la linguistique, à l’étymologie, etc. Uniquement intéressé par ce qu’il peut transformer en poème ou utiliser dans ses vers, le Hollandais « isole des vocables de toutes les régions imaginables, les tient pour ainsi dire à contre-jour, explorant leur capacité à générer de la poésie » (Willem van Toorn).
Le bref « Peau » illustre assez bien ces considérations, ce processus de création organique du poème (à partir du « vous ») qui se marie à un travail maniaque sur la langue, dans lequel on pourrait voir la transposition d’une question religieuse en une problématique poétique :
En vous-même, le temps vous plie.
Autour de vous, je m’amplifie
par le lin sanctifié
de mon immortalité.
Dans cette nouvelle peau,
nulle mort ne saurait poindre.
À travers un entrelacement de la biographie et de la matière des poèmes, on constate que dimensions onirique, mythique et corporelle sont souvent réunies dans les vers de celui qui affirme que L’homme est pour un temps un lieu de Dieu (« Déisme ») et que « Quiconque a écrit un bon poème n’a pas vécu en vain ». Bien des parties du corps surgissent sous sa plume, par endroits en un lien évident avec la sexualité. À ce titre, on relève une identification entre coït et acte d’écrire, l’érotisme, voire la frénésie sexuelle, étant l’une des problématiques majeures de l’œuvre. Dans la lignée des vers érotiques de la jeunesse, Achterberg a composé Zestien (Seize, photo ci-contre), plaquette de treize poèmes dans laquelle il exprime sa fascination pour une fille de 16 ans. Faut-il y voir, comme source d’inspiration, Albertha, la fille de Roel van Es ? De la fille de seize ans / ce sont là les seins ; prends-les / dit-elle, tes mains en ont soif… Ultérieurement, dans « Sexoïde », que Cathrien considérait comme un hymne à leur amour conjugal, il écrit : Je suis devenu un homme à deux corps, / à savoir le mien et celui de ma femme. / Si le dernier mot devait me revenir / ils resteraient ensemble pour l’éternité.
le poème « Patineur » illustré par Jaap Beckman (1944)
Le corps et l’érotisme nous conduisent à l’Incarnation. Les motifs chrétiens ne sont jamais loin, y compris dans Zestien. « On dit que je recours à des figures et des symboles chrétiens pour mon propre usage. Bien entendu ! Autrement, cela ne ferait pas sens ! » s’exclame un jour le Hollandais. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, dans « Ichtyologie » transparaissent des idées chères à Teilhard de Chardin, auteur qu’Achterberg avait pratiqué à l’instigation d’un pasteur. L’importance du protestantisme, et plus généralement du christianisme, a été soulignée dans un essai rédigé en français par Spiros Macris. Dépassant la simple question de la croyance, l’œuvre est autonome, liée au plus profond à la vocation de l’auteur – il vit dans l’acte poétique –, dans une union intime du texte biblique et du poème : « Le poème – c’est-à-dire la poésie réalisée – occupe donc une position identique à celle du Christ. Tous deux sont une parole en acte, efficace ici et maintenant, ayant partie liée avec la présence. Cette réalisation in concreto du poème n’est ni un retrait du réel dans quelque monde imaginaire, ni l’expression d’une foi naïve dans la magie des mots en eux-mêmes, mais la transcription par les moyens disponibles (détournement d’images, recomposition de symboles) de l’expérience poétique qui est celle de l’auteur au moment où le poème se constitue. […] Ainsi le mythe chrétien prend l’allure d’un principe poétique et l’objet que le Vous représente s’élargit sans fin. Son indétermination grammaticale lui confère l’allure d’un support opalescent où l’on reconnaît sans cesse, et toujours avec raison, des femmes attestées par la biographie, des figures mythologiques, le Christ, le poème et, enfin, par une réversibilité propre à ce rapport obstinément binaire, la figure du poète lui-même, comme le montre ‘‘Triniteit’’. Il ne s’agit pas là de la projection d’une identité nouvelle, mais d’un rapport où les deux pôles de la force créatrice garantissent mutuellement leur existence, leur réalité. Tel est le sens du dernier vers : au moment où le poème advient en tant que poème, où l’écheveau infini des sens dispersés prend consistance individuelle, le poète rejoint son objet : s’instaurent deux réalités coextensives dont la portée n’est pas circonscrite au support à l’origine de la concrétisation. Dans ce vers, le Je est aboli pour laisser place à ‘‘ce qui est’’ aucunement distinct de ‘‘ce qui écrit là-dessus’’. »
Ces motifs bibliques se marient dans bien des vers à un lexique et à des questionnements scien-tifiques ou encore à une situation anachronique, octroyant çà et là une place à l’humour ou à l’ironie. Achterberg était fasciné par la possibilité de convertir les différentes formes d’énergie, de convertir la matière en énergie et vice-versa. Dans certains poèmes, il transpose à sa façon la théorie de la relativité, le deuxième principe de la thermodynamique ou encore la loi de Lavoisier. Pourquoi ne pas chercher à redonner vie au « vous » qui n’est plus que particules, molécules dispersées, étant donné que celles-ci sont immortelles ? Le poète, lui qui redoutait tant que les autres le capturent dans des mots, disait croire en la possibilité de créer une formule qui permettrait de (re)donner vie à la matière morte. De cette façon, dans la beauté du poème, la mort se trouve suspendue.
Un des poèmes de Ballade du gazier, mis en musique et chanté
De Frédéric Jacques Temple à J. M. Coetzee
en passant par Liliane Wouters et Pierre Oster :
traduire Achterberg
Malgré l’existence de quelques traductions (en anglais, en allemand, en espagnol…), peu nombreuses à vrai dire en comparaison de la renommée d’Achterberg dans sa propre aire linguistique, son œuvre demeure pratiquement inconnue au-delà des frontières. Les quatorze sonnets de la Ballade van de gasfitter ont certes été transposés en plusieurs langues : en français par l’auteure belge Liliane Wouters (Ballade du gazier) et en anglais par personne de moins que J. M. Coetzee, lequel a d’ailleurs consacré un essai à ce cycle ; il a repris sa traduction dans Landscape with Rowers, édition bilingue présentant six poètes des Plats Pays (Cees Nooteboom, Gerrit Achterberg, Hugo Claus, Sybren Polet, Hans Faverey et Rutger Kopland). Pour se limiter au français, relevons que, pour sa part, Pierre Oster a donné en 1985, dans la revue bimestrielle Poésie, une transposition de « Gebed aan het vuur » (Prière au feu). Dolf Verspoor (1917-1994), qui a publié dès les années quarante du siècle passé bien des traductions de poètes hollandais sous le pseudonyme Serge Guy-Luc, en a composé, au fil du temps, une quinzaine de poèmes d’Achterberg ; le recueil Spel van de wilde jacht lui était d’ailleurs à l’origine dédié.
Mais c’est à la fin mars 1952 que remonte la première traduction d’un recueil entier, à savoir une traduction française de Stof : les éditions montpelliéraines La Licorne publient alors Matière, dans une transposition du trio Henk Breuker (1918-1999), Frédéric Jacques Temple (1921-2020) et François Cariès (1927-2015). L’auteur, photographe et charpentier hollandais Breuker a été l’âme et la cheville ouvrière de ce projet. Vers l’âge de 17 ans, il commettait ses premières rimes en français : Le bon mariage : le vin et le fromage, devise retenue par son employeur de l’époque, un caviste d’Amsterdam qui en fit l’enseigne de sa boutique. Dans le Languedoc, Breuker s’était lié d’amitié avec plusieurs écrivains vivant dans la région, au nombre desquels on comptait l’incomparable Joseph Delteil (dont le livre La cuisine paléolitique est rehaussé de photographies du Hollandais) ainsi que Christian Dedet. Ce dernier écrit, dans une recension du récit du Hollandais intitulé La Peste grise : « À vingt-cinq ans, […] notre homme, […] de hasards en hasards, atteint à Bordeaux le Mur de l’Atlantique. Évadé, il échoue à Montpellier où il se cache et, la guerre finie, se fixe, exerçant pendant trente ans le métier de charpentier. Mais avant le déluge, ce varlopeur avait publié deux livres en Hollande, découverts alors par le romancier Jef Last, ami de Gide. Que faire, désormais ? Écrire en hollandais ? en français ? Divers problèmes personnels firent le reste. Breuker est devenu au fil des ans cet écorché gyrovague, animant, entre deux chantiers, ces Cahiers de la Licorne qui devaient révéler dans le Midi bon nombre de jeunes auteurs français. » En 1949, Breuker publie une traduction néerlandaise de l’essai « Blaise Cendrars » de son ami F. J. Temple. C’est l’époque où, encouragés par Delteil, Breuker, Temple et Cariès posent la première pierre de ce qui allait devenir le Groupe de la Licorne. En août 1951, Breuker rend visite à Achterberg pour parler de la traduction en cours des 32 courts poèmes qui constituent le recueil Stof. La conversation porte finalement sur autre chose, le poète estimant que la langue française, pour lui, c’est du chinois. Dès le repas terminé, Achterberg, plutôt que de s’entretenir avec son convive, regagne son bureau pour taper un nouveau poème qu’il ne tarde pas à faire lire à ce dernier. Certaines pages de Stof restant énigmatiques malgré maintes relectures, Henk échange encore quelques lettres avec Gerrit sans obtenir plus de réponses à ses questions.
Matière voit malgré tout le jour au printemps 1952 sur la presse offerte aux trois écervelés par Delteil, à quelques encablures d’une place où se dresse une statue figurant une licorne. Stof, l’original, a paru en avril 1946 dans une collection du célèbre éditeur de Maastricht, A.A.M. Stols. Les poèmes ont été écrits dans le courant de l’été 1943 ; à l’origine, ils étaient dédiés à l’écrivain Simon Vestdijk. Dans sa brève présentation imprimée sur les rabats du recueil, J. F. Temple écrit : « Achterberg est rongé par une idée fixe : l’être disparu. Chacun des poèmes de Matière est dominé par la présence de la Mort, exprimée en formes diverses et surprenantes. Une pensée – mieux, une obsession –, fouille la pierre, la couleur, le végétal, le métal ; les ronge, comme la mort elle-même ronge la chair jusqu’à l’os, pour toucher la réalité de l’absence ; comme pour rendre évidente ‘‘l’incursion dans le néant’’. Au fond, la poésie n’intéresse pas Achterberg, mais bien ‘‘sa blessure fine et profonde’’. […] Ses visions s’expriment souvent d’une manière bizarre, inattendue, parfois incompréhensible, toujours difficile à traduire. » En juin 1953, les trois traducteurs rendent visite au poète. On garde une photo (ci-dessous) de cette rencontre, prise par Breuker ; elle montre Temple et Cariès attablés avec le poète, tout sourire, et son épouse ; on fume, on vient de boire le café. En France comme en Hollande, quelques rares plumes rendirent compte de ce petit volume ; la version française donnera lieu à une transposition en arabe, de la main de Sa’ad Sa’eb, parue à Damas en 1961. Selon James Brockway, Achterberg aurait aimé voir paraître une traduction anglaise du même recueil ; il se montrait même disposé à discuter de chaque mot, de chaque détail lorsque le Britannique lui rendait visite à propos de la transposition d’autres poèmes.
Breuker est resté attaché à l’œuvre d’Achterberg dont le nom figure dans le sommaire du n° 4 des Cahiers de la Licorne. N’est-ce pas un clin d’œil à Gerrit et à son poème « Le poète est une vache » que l’on trouve dans la bouche de l’alter ego de Henk, personnage de son roman M. Dril ou les nuits d’Amsterdam : « ruminer est mon occupation chronique, pas même besoin que je broute » ? Dans le cadre de la manifestation montpelliéraine la Comédie du Livre 2018, on a rendu hommage aux deux hommes en déclamant certains de leurs poèmes.
Stof – vocable qui signifie à la fois « matière » et « poussière » (certes, l’article change en fonction du sens) – se caractérise par un emploi de termes que l’on n’était guère habitué à trouver dans la poésie de l’époque. Si l’on oppose souvent matière et esprit, chez Achterberg, il paraît possible, du moins par moments, de triompher de ce dualisme : Ici, l’esprit peut atteindre directement la matière (« Le cimetière de Fréjus »). On assiste, dans certaines strophes, à une quête de l’esprit à même la matière. C’est par ce recueil de 32 poèmes que s’ouvre L’ovaire noir de la poésie (de « Lithosphère » à « Fer »). Le volet « Matière » y ajoute des pièces tirées de différents recueils qu’il est possible de ranger sous la même thématique.
« Figures », le second volet de l’anthologie, propose un choix assez subjectif d’une cinquantaine de poèmes des œuvres complètes, qui évoquent, par leur titre, un personnage réel ou fictif. À une époque, Gerrit Achterberg avait d’ailleurs envisagé d’en regrouper en un recueil puisque beaucoup de ses créations portent le nom d’une personne imaginaire ou ayant existé. Donner un nom, n’est-ce pas d’ailleurs donner vie ?
Quant au travail de traduction lui-même, comme le plus souvent, bien des écueils paraissent insurmontables. Pour commencer, toute œuvre poétique de langue néerlandaise s’inscrit dans une tradition poétique totalement différente de la française : une prosodie (accents toniques) et des sonorités pour ainsi dire étrangères à celles que l’on connaît, une facilité à rimer sur la syllabe en (la marque de bien des pluriels, de l’infinitif et de maintes formes conjuguées), une multitude de mots composés dont sont friands les idiomes germaniques… À cela s’ajoutent des subtilités lexicales provenant des emprunts à la Bible des États ou encore à la mise en vers des psaumes de 1773 (toujours en usage), autant de vocables et de tournures archaïques qui résonnent dans la tête des Hollandais ayant grandi dans un milieu piétiste. Et que dire de la singularité de l’écriture achterbergienne pour ce qui est de l’emploi des verbes et de la rime, pour ce qui relève de la syntaxe, de la forme… Sur ce dernier point, James Brockway, sollicité par Gerrit pour traduire Stof en anglais, a reculé devant le défi qui se dressait devant lui. Il a perçu la centralité des exigences formelles dans cette poésie, estimant qu’on ne pouvait dissocier celles-ci des effets qu’elles produisent et des significations qu’elles portent en elles. Dans « Code », Achterberg en personne souligne l’importance de la tension adéquate du vers, peu importe la provenance, le registre des mots retenus. On ne peut nier qu’il n’est guère possible de restituer tous les rapports souterrains qui se nouent entre les mots dans l’original. Comment, en effet, donner une idée des associations sonores qui déterminent souvent le choix des mots, par exemple : En de ziel, het helle zeil, vers tiré d’un poème qui revêt la forme triangulaire d’une zeil, c’est-à-dire d’une voile de bateau, ziel signifiant « âme » ? Autre constat : le néerlandais grouille de mots monosyllabiques qui permettent de faire exploser des sons, qui confèrent aux vers une souplesse que le français ne peut adopter. En conséquence, il faut tendre à une autre forme de tension.
Temple, Breuker, Delteil, les épouses du premier et du dernier
Arrêtons-nous sur l’un des poèmes pour donner une idée de la complexité de la tâche. Comment, en effet, traduire « Triniteit » (Trinité) quand l’on sait que bestaan (vers 2 : « existence ») répond à steen (vers 1 : « pierre », ici pierre à aiguiser) tant au niveau sonore qu’au plan de l’étymologie ? qu’il y a un jeu de miroir et de contrastes (les couples de consonnes « st » et « vl » + double « e » + une consonne) entre steen, qui incarne ce qui est mort, et vlees (« chair »), image du vivant et donc de la conversion ? À quelle fin persévérer quand on relève, dans la strophe 4, maintes allitérations et assonances : les « e » d’abord Geest / vezel / belevenis / vlees, puis les « v » : vervul / vers / vezel / van / belevenis / vibreert / van /vlees ou encore le « i » court ou long qui retentit dans vibreert / liefde. En néerlandais, les sonorités des deux premiers vers de la strophe 5 poussent très loin le parallélisme de la construction : Moeder van Jezus is het vlees. / Zuster van Christus is het vers. On relèvera que « poème » en néerlandais est un neutre, ce qui facilite sans doute l’assimilation au féminin « sœur ». Pour en rester à « Triniteit », un problème de polysémie se pose : le néerlandais woorden signifie tant « paroles » que « mots » tout en renvoyant au singulier woord, soit « le Verbe » (ce qui permet à Gerrit d’écrire dans « Pain et jeux » : Le mot a le premier et le dernier mot). Comme si cela ne suffisait pas, la fin du vers 11 et le vers 12 ik alleen / zingend van U de woorden ben peuvent se lire de quatre façons différentes (moi, ne faisant / que chanter de Vous, je suis les paroles ; moi seul, / chantant de Vous, je suis les paroles ; moi seul, / chantant, je suis de Vous les paroles ; moi, ne faisant / que chanter, je suis de Vous les paroles). L’affaire se complique encore quand on sait qu’on pourrait chanter la version originale sur l’air de Veni creator spiritus. Esprit-Saint, remplissez (ou exaucez, ou comblez) le poème… Au choix…
Annales Achterberg, n° 7, 2007 (avec un article sur la traduction en arabe de Matière)
Il est cependant un principe de base – faire confiance à la langue dans laquelle on traduit – et quelques bouées de sauvetage : ne pas employer le mot de trop, tendre les strophes en écoutant les mots, les vers dans leurs résonnances tout en sachant que le jeu des voyelles et des consonnes ne saurait fonctionner de la même façon que dans l’original. Si l’on retient, en guise d’exemple, « Amiante », le début, en français, n’a finalement pas grand-chose à envier à l’original malgré la perte de la rime : De vos lèvres d’amiante / vous embrassez les couches grises / qui vous entourent : « amiante » callé entre « lèvres » et « embrassez » appelle le vocable « amante », une allusion absente en néerlandais ; la polysémie de « couche » pourrait ajouter à ce registre sensuel ; l’allitération gij / grijze / ge est compensée par les « ou » et les quatre « r », une douzaine d’autres répercutant en français cet effet dans la suite de ce court poème ; le jeu des « a » et des « e » de l’original trouve un miroir dans celui des « o » de la traduction. Rester proche du riche et dense énoncé original sans justement chercher la rime à tout prix, telle est la stratégie retenue dans L’ovaire noir de la poésie. L’essentiel, en l’espèce, est de ne pas perdre la puissance évocatrice propre à Achterberg, ce qui suppose de ne pas chercher à « élucider », à expliciter tel ou tel vers. Par exemple, la fin de « Farine » restitue le côté abscons du possessif 3e personne du pluriel de l’original : Au creux de nos étreintes, / nous nous troublons et l’un / pour l’autre trouvons / dans ses innombrables / le multiple et le simple. Même chose pour ce qui est de l’avant-dernier vers de « Bleu »…
F. J. Temple et Cristian Dedet à propos de Henk Breuker, Maison Descartes (19/06/2013)
Revenons sur la nouvelle mentionnée plus haut, « Het laatste woord » (« Le dernier mot » étant un emprunt à Achterberg) d’Ed. Hoornik (photo ci-dessous). Ces pages jettent sans doute l’un des plus beaux éclairages sur l’œuvre d’Achterberg et la personne du poète. D’une teneur pour ainsi dire fantastique, elles captent l’essence de l’écriture de l’ami regretté tout en proposant des flash-back sur des moments que les deux hommes ont partagés, dans la maison du poète mais aussi, par exemple, dans les Alpes françaises.
« La réalité, je n’ai pas besoin de te le dire, Rekke, c’est la mort, laquelle, contre toute attente, demeure une énigme y compris pour les morts eux-mêmes. En conséquence, condenser cette énigme dans les mots ne reste pas moins vrai dans cet au-delà. […] Dans le même temps, Kuyll sait que le chien n’existe pas et n’a probablement jamais existé ; qu’il est fait de la même substance inanimée que les murs qui descendent perpendiculairement à la route, murs qui, lorsqu’il a ralenti, se sont certes écartés et ont certes disparu dans le néant, mais qui, un peu plus loin, tels de véritables brutes, lui foutent de nouveau la frousse. Un état de choses vraiment fait pour Rekke, songe Kuyll ; non pas pour le loufoque Rekke (le chapeau de travers sur la tête), ni pour le Rekke éméché, pas non plus pour l’ironique Rekke, le brillant Rekke qui joue comme un fou avec les mots, mais pour le silencieux Rekke qui étouffe en lui-même, le prédestiné Rekke piqué, attaqué par la mort, lui qui, lorsqu’on restait seul en sa compagnie, pouvait soudain se placer derrière vous en prétendant qu’il tenait un couteau et vous poignarderait si jamais vous vous retourniez. […] Pour montrer qu’il n’a pas peur, Kuyll essaie de siffler l’air que Rekke sifflait à tout instant, lors de leur séjour dans la montagne, par la fenêtre de sa chambre d’hôtel (par méchanceté tout autant qu’à cause de l’étrange effet d’écho), tandis que Kuyll était en train d’écrire, en bas, à une table de la terrasse, air qui a, par la suite, constitué entre eux un signe de reconnaissance. Cependant, le son qui sort à présent de ses lèvres en cul-de-poule ressemble à tout, sauf à un sifflement. Kuyll aurait-il peur, malgré tout, qu’un puéril sifflement ait le pouvoir non seulement de ressusciter Rekke comme un second Lazare, mais aussi de l’inciter à lui répondre immédiatement sur le même mode ? […] Dans le même temps, Kuyll sait très bien que les tentatives qu’il entreprend pour découvrir, retrouver Rekke sont vaines puisque ce dernier est mort depuis des années – il ne cesse de se le reprocher, plus encore en ce moment où, quelque part à sa droite, englouti par l’obscurité, s’étend en principe le cimetière où gît le défunt, lui qui a d’abord été enterré dans le mauvais trou, entouré de toute une clique de curieux, avant d’être transféré le lendemain matin, alors qu’il faisait à peine jour, sur ordre du directeur, dans la bonne fosse, vingt ou trente mètres plus loin, celle que sa femme avait choisie et où il est effectivement bien mieux, plus isolé, plus énigmatique. »
À l’endroit en question, dans ce cimetière, dressée à la tête de la pierre tombale sous laquelle reposent aujourd’hui la dépouille d’Achterberg et celle de son épouse, décédée en 1989, une stèle porte en guise d’inscription, outre les noms des défunts, le quatrain « Épitaphe » écrit en prison, un quart de siècle avant la disparition du poète :
Allé d’une mort en l’autre, jusqu’à sa fin.
Mis bas tous les noms qu’il avait pu acquérir.
Hormis cette pierre sur laquelle on peut lire :
l’auteur du poème qui ne se corrompt point.
Daniel Cunin
Sources principales
Alle gedichten, Athenaeum/Polak & Van Gennep, Amsterdam, 2005 (tous les poèmes, y compris ceux de la jeunesse de l’auteur, ceux publiés après sa mort et d’autres encore, inachevés).
Gedichten, éd. P.G. de Bruijn, Constantijn Huygens Instituut, La Haye, 2000 (4 volumes proposant les poèmes, toutes les variantes, des commentaires sur les différentes éditions, etc.)
L’édition revue et augmentée (2001) de la biographie de référence : Wim Hazeu, Gerrit Achterberg. Eeen biografie, De Arbeiderspers, Amsterdam/Anvers, 1988.
Né en 1999, Joes Brauers est un acteur réputé aux Pays-Bas. Ayant terminé ses études au Conservatoire de théâtre de Maastricht, il se lance dans la poésie. Dans le cadre de Borderlines - Euregion Stories 2020, il déclame « Langs koempels, kalk en Calatrava », poème proposé en lecture en traduction française.
Joes Brauers
En longeant gueules noires, chaux et Calatrava
En train le temps passe au-delà de l’homme et des campagnes,
laissant une traînée de changement qui perdure à l’infini.
Voyez les bois solitaires, voyez les terres sans rien,
et combien, comme nous, ils paraissent invariablement péricliter.
Les maisons au bord de la voie ferrée sont loin d’être durables.
Ici, le téléphone fixe court encore au-dessus du sol.
Sur le seuil une femme assise, tapette en plastique à la main.
Des cerfs empruntent le terril que l’on doit aux mineurs.
Le train emporte, le train apporte.
A saigné les sols et les villages.
Sur le quai, c’est une petite gare.
Un dernier baiser de la main et au revoir.
Le train emporte, le train apporte.
Charbon et chaux, des villages aux villes.
Sur la ligne du chemin de fer de naguère
où l’on n’a jamais vu un train revenir.
Cours d’eau, frontières passés, le paysage change de l’autre côté de la vitre.
Les ponts en pierre se font constructions d’acier bordées d’arbres.
Voyez les hautes arches blanches, voyez la verrière du toit,
et combien, comme nous, celle-ci tente invariablement de toucher le ciel.
La hâte s’accentue, les gens filent, du papier alu brillant à la main.
Avides vident des gobelets jetables et roulent à grand bruit leurs valises.
Au guichet se tient une femme aux écouteurs blancs sans fil.
Un vagabond extirpe une tique du cou de son chien.
Le train emporte, le train apporte.
Le long de maisons aux jardins en béton.
Au-delà du marbre des tombes
sur lesquelles s’étend le crépuscule.
Le train apporte, le train emporte.
Au-delà des volets mécaniques qui se ferment.
Sur la ligne du chemin de fer de naguère
où l’on n’a jamais vu un train revenir.
Bonsoir, goedenacht und keine Angst chuchote la voie ferrée.
Des villes, les étudiants rentrent en douce passer une journée chez eux.
Voyez le plat pays se vallonner là où les accotements se font de plus en plus verts,
et combien, comme nous, il pense invariablement toujours plus en dialecte.
Ici, le ruisseau coule par la vallée, par les bois, vers la Meuse.
Là s’étire la charmille où, enfant, je me sentais tellement heureux et joyeux.
Mon pays prend la couleur des feuilles de chaque saison, non celle de la mode.
Et dans chaque couleur retentissent encore les vibrations de l’autorail.
Le train emporte, le train apporte.
Au-delà des églises, de plus en plus vite,
de la vapeur au charbon, au diesel, à l’électricité,