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Poètes & Poèmes - Page 9

  • Francis Jammes à la flamande

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    Voici quelques années, nous avons donné une ébauche de la réception de Francis Jammes dans les terres néerlandophones ainsi que la traduction d’une série d’articles consacrée au poète par un chroniqueur d’expression néerlandaise (voir Cahiers Francis Jammes, n° 2-3). Pour ajouter une page à ce petit tableau, voici la traduction libre, signée par un certain Berten Fonteyne, de « La Vie », poème qui clôt le recueil Ma fille Bernadette (poème d’octobre 1909, publié initialement dans la NRF, 1910, n° 12, p. 440-442). Cette traduction a été publiée dans Pogen. Maandschrift der jonge gedachte in Vlaanderen (Tenter. Mensuel de la jeune pensée flamande), novembre 1923, n° 8, p. 248. Les pages suivantes de ce numéro sont consacrées aux Lettres à sa fiancée de Léon Bloy, sous la plume du journaliste Jan Boon. Éditée à Gand, cette revue confidentielle réunissant des auteurs flamands et néerlandais d’obédience catholique – dont des religieux – a cessé d’exister après le deuxième numéro de 1925 ; neuf avaient paru la première année – en 1923 – et douze en 1924. Nous ne disposons d’aucune information sur le traducteur. (D .C)

     


     

    « Une Vie, une Œuvre » par Paule Chavasse, 13 novembre 2008, France Culture 

     

     

    VAN HET HUIZEKE

     

    Het leven is net ’n heel klein huizeke

    dat staat langs den weg, mijn Bernadetje!

    ’n heel simpel huizeke met grove muren,

    vervuld van eerlijkheid,

    en in welks hof we druivekes plukken

    en hazelnootjes.

    Daarna gaan we heen.

     

    Bekijk ’ns goed dat kleine huizeke

    met zijn miniatuur-pui;

    het is er zoals wij er zijn

    en erover heen schuift haastig het getij.

     

    Wat blijft er wel zo al van dat alles

    als de laatste stonde heeft ingeluid,

    die stonde waarin gelijk een waterstriem

    een geknielde schaduw weent?

    God.

     

    Enkel God blijft dan nog

    God! ’t is te zeggen:

    het grote huis waaruit we nooit zullen heengaan.

    Het huis waar, op de pui,

    de biddende engel, de ogen sluit.

     

    Maar, Bernadetje, terwijl jij in dat leven bent,

    leer het goed hoe dat leven is. -

    Ken het lijk je een les kent die je aandachtig

    tot het einde hebt gevolgd,

    en die je geboeid heeft tot het laatste woord.

     

    En als dan je zacht, gewelfd voorhoofdje

    op zal staren van dat grote boek

    waarin je spelde van het brood dat uit het koren groeit

    en van de wijn die uit de druiven druipt,

     

    dan zul je best begrijpen

    hoe innig lief dat huizeke is;

    dat huizeke langs den weg waarin niets bizonders is

    maar waar er vier hartjes wonen

    je vader, je moeder, je meetje

    en jij.

     

    En kijk ’ns! in onzen ochtend

    welven de hemelen over onze daking

    heel gulden als maagdehonig

     

     


     Georges Brassens chante « La Prière » de Francis Jammes, 1965

     

     

    LA VIE

      

    La vie est comme une petite maison bâtie sur le bord d’un sentier, ô ma Bernadette !

    une maison toute simple aux gros murs honnêtes

    dans le jardin de laquelle on cueille du chasselas et des noisettes.

    Puis l’on s’en va.

     

    Vois la petite maison

    avec son perron.

    Elle est là comme nous sommes là, et la saison avance à grands pas.

     

    Qu’est-ce qui demeure

    de tout cela quand a sonné la dernière heure, celle où comme un filet d’eau une ombre à genoux pleure ?

    Dieu.

     

    Il reste Dieu, c’est à dire la maison

    d’où jamais nous ne sortirons,

    la maison où l’ange en prière sur le perron ferme les yeux.

     

    Mais apprends bien, ô Bernadette, pendant que tu es dans la vie,

    comment elle est, cette vie : sache-la comme une leçon qu’on a suivie

    du bout du doigt et qui t’aura ravie

    jusqu’à la fin.

     

    Et quand ton front si doux et bosselé

    se relèvera du grand livre où tu auras épelé

    le pain qui naît du blé

    et le vin du raisin,

     

    tu comprendras combien la petite maison est chère,

    la maison sur le sentier dans laquelle il n’y a rien d’extraordinaire,

    mais où vivent quatre cœurs : ton père, ta mère, ta grand’mère et toi.

     

    Et voici que le ciel

    doré comme le miel

    après notre réveil

    s’élève sur le toit.

     

    Francis Jammes

     

     

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  • La découverte de la poésie

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    Quand poètes francophones et néerlandophones se croisent

     

    Couv-Bogaert-2019.jpg

     

    La découverte de la poésie / De ontdekking van de poëzie, tel est le titre d’un petit recueil publié par Les Midis de la poésie & L’Arbre à paroles à l’occasion du dernier festival PassaPorta (Bruxelles, 28-31 mars).

    Huit poètes se sont ainsi croisés sur la scène du Beursschouwburg en dévoilant, au fil de vers nouveaux et anciens, du sonnet au slam, la métamorphose qu’ils ont vécu le jour où ils sont entrés en poésie : Karel Logist, Charlotte Van den Broeck, Zaïneb Hamdi, Anna Borodikhina, Paul Bogaert, Antoine Boute, Arno Van Vlierberghe et Lisette Lombé.

    Regroupés dans les pages de cette jolie plaquette, ils étaient invités à répondre aux questions suivantes : Quand un(e) poète devient-il/elle poète ? Quels textes, quelles expériences font en sorte que la poésie touche une personne au point qu’elle s’empare à son tour de la plume ? En d’autres termes, comment passe-t-on du statut de lecteur à celui de poète ?

     

    vidéo du premier volet de l'événement

    vidéo du second volet de l'événement

     

     

    broeck-noctambulations.jpgDans Le Carnet et les Instants, Véronique Bergen écrit : « Antoine Boute, Zaïneb Hamdi, Karel Logist, Lisette Lombé côté francophone, Paul Bogaert, Anna Borodikhina, Charlotte Van den Broeck, Arno Van Vlierberghe côté néerlandophone, déplient les parfums des premières fois, les saisissements auroraux. Avec la poésie, on ne peut que sceller un pacte. Chez certains, comme chez Antoine Boute, la poésie s’est installée d’elle-même, a élu son messager, plantant son hameçon de rimes et de rythmes dans la nuque de l’enfant. […] La poésie comme diction de ce qui ne se dit pas chez Paul Bogaert, comme ‘‘vent debout’’ faisant barrage à la perte, comme contre-feu à un monde ‘‘inguérissable’’ chez Anna Borodikhina, comme écoute des voix de Sylvia Plath, de Gertrude Stein, d’Anne Sexton, comme ‘‘poétiser à coups de marteau’’ dans le sillage du Marteau sans maître de Paul Celan chez Charlotte Van den Broeck ou encore comme vertige de la survie, cri du nom, arpentage du désastre avec Arno Van Vlierberghe…»

    Un échantillon dans la compagnie de Charlotte Van den Broeck (« De hamer », traduction de Kim Andringa qui a également signé celle du recueil Noctambulations, L'Arbre de Diane, 2019) & Paul Bogaert (« Hoe wij elkaar », traduction de Daniel Cunin à qui l'on doit aussi celle du recueil Le Slalom soft, Tétras Lyre) :

     

    20190622_174014.jpg

     

      

    COMMENT NOUS NOUS SOMMES

      

    Cette entrée en la matière ! douce et fatale.

    Cela derrière un rideau.

    Ce changement de perspective ! Ce baume, cette joie anticipée

    dans l’oreille ! Ce chœur de ne fais pas ça !

    Cela qu’on ne dit pas.

     

    Hors champs

    sur le rail glisse de quoi

    vers comment ce qui m’excite.

    Jusqu’à ce que ma main l’ait touché.

    Tout comme le soleil hivernal la salle de classe.

    Je vole sa lumière, la découpe et fixe cela

    en un collage de volupté.

     

    Cette question, ce filtre, toute cette scène !

    Je ne sais pas. Je ne sais pas !

    Jusqu’à ce que je voie aussi ces chardons,

    la place prévue pour les jambes d’autrui

     

    et

    dans le crépuscule

    sur des tapis au poids de coffres-forts

    (oh un pschitt de freesia sur de la vieille urine,

    ah ! ce rien de Monstres Sacrés)

    essaie de tenir en équilibre sur mes mains.

     

    Paul Bogaert

     

     


    Paul Bogaert, nuit de la Poésie, Utrecht, 2018

     

     

  • Hadewijch - Lettre rimée 16

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    Les sept noms de l’amour

      

     

     éd. J. van Mierlo, 1912

    Mengeldichten-1912.jpgL’une des quatre œuvres de Hadewijch d’Anvers – les Mengeldichten ou Rijmbrieven, autrement dit les Lettres rimées – a été le plus souvent négligée par les commentateurs. Pourtant, d’une lecture plutôt accessible, elle invite le profane à faire ses premiers pas dans la pensée de la poète brabançonne. Cela vaut en particulier pour la dernière lettre du recueil qui propose une « analyse » des sept « noms » de la minne et éclaire de la sorte ce qui est probablement le thème central de l’ensemble du corpus. Pour approfondir cette question, on se reportera à l’essai du père Raymond Jahae paru dans le « Dossier Hadewijch d’Anvers » qu’a accueilli la revue Nunc (n° 40, octobre 2016). En attendant, nous reproduisons la version française de cette Lettre rimée 16 qui recèle un condensé de la doctrine hadewigienne. (1)

     

     

    Lettre rimée 16

     

     

    L’amour a sept noms

    qui tu le sais lui conviennent.

    Ce sont lien, lumière, charbon, feu.

    Tous quatre sont sa fierté.

    Les trois autres sont grands et forts,

    toujours courts et éternellement longs.

    Ce sont rosée, source vivante et enfer (2).

    Si je t’énumère ces noms,

    c’est parce qu’ils figurent dans les Écritures

    et pour satisfaire la nature

    qu’ils révèlent et ont montrée.

    Que je ne cherche pas à te tromper

    en disant que l’amour a toutes ces manières de faire,

    il le sait celui qui la vit entièrement,

    elle et tous les miracles qui y sont attachés

    dont je t’ai naguère parlé.

     

    Lien, elle l’est effectivement car elle lie

    et sait qu’elle a tout en son pouvoir.

    Son lien, tout le monde en fait cas,

    ainsi que le sait celui qui l’a éprouvé.

    Car bien que l’amour anéantisse la consolation au milieu de la consolation,

    elle apporte réconfort en toute affliction.

    Son lien fait qu’intérieurement

    j’agonise, selon moi, de douleur.

    Son lien fait tout se conjoindre

    dans une jouissance, dans une satisfaction ;

    c’est un lien qui lie tellement tout

    que l’un pénètre l’autre

    dans la douleur, dans la paix, dans la fureur d’amour,

    et mange sa chair et boit son sang,

    et le cœur de l’un consomme celui de l’autre,

    l’âme de l’un traverse celle de l’autre avec fougue

    ainsi que nous l’a montré celui qui est amour –

    et cela dépasse l’entendement humain –,

    lui qui s’est donné lui-même à nous en repas,

    nous permettant ainsi de comprendre

    que l’on touche à la plus intime amour

    en mangeant, en goûtant, en voyant intérieurement.

    Il nous mange et nous croyons le manger,

    et effectivement nous le mangeons, qu’on le sache.

    Mais comme nous le consommons tellement peu,

    le touchons (3) tellement peu, le désirons tellement peu,

    chacun de nous reste non mangé,

    et loin et hors de l’autre.

    Celui que capture ce lien,

    mangera en revanche à sa faim

    s’il désire pénétrer en dieu ou en l’homme,

    [les] goûter au-delà de ses souhaits.

    Son lien (4) nous fait comprendre ce que c’est :

    « Je suis à mon bien-aimé et mon bien-aimé est à moi (5). »

     

    Lumière, ce nom nous permet de saisir

    les pires préjudices qui sont portés à l’aimé

    et ce qui agrée le plus à l’amour,

    et les choses que l’amour blâme le plus.

    Dans cette lumière, on apprend

    comment aimer le dieu-homme

    et l’homme-dieu et tous deux en un :

    c’est là une tenure extrêmement précieuse.

     

    Charbon (6), ce nom, relève-le,

    est un signe qui figure dans les Écritures.

    C’est un présent merveilleux

    que dieu envoie au dedans de l’âme,

    en tout ce qu’elle reçoit, en tout ce qu’il lui manque,

    dans la réconciliation, dans la menace, dans la vengeance,

    dans la consolation, dans la joie, dans le travail,

    en toutes ces contradictions que j’ai énumérées.

    Le charbon est un rapide messager

    qui sert au mieux l’amour.

    Son service ne cesse jamais,

    l’amour ne saurait s’en passer.

    Le charbon enflamme celui qui était froid,

    il rend craintif le courageux,

    met à pied le cavalier,

    emplit l’humble de fierté (7),

    met le pauvre en un royaume

    où il ne s’écarte plus devant personne.

    Tout cela, tomber et se relever,

    prendre, donner, recevoir à répétition,

    le charbon, ce nom, l’enflamme et l’éteint

    par fureur d’amour. Emploie-toi

    en personne à cela afin de découvrir

    les merveilles inouïes qu’il (8) opère

    avant de retourner dans le feu

    où il saccage, brûle,

    engloutit et consume

    ce qui a été refusé et désiré (9).

     

    Feu, ce nom, brûle tout :

    bonheur, heur et malheur

    car toute chose lui est égale.

    Celui qui est ainsi touché intimement par le feu,

    rien ne lui est trop vaste ni trop étroit.

    Quand le feu se fait phénoménal,

    il ne différencie rien de ce qu’il consume :

    haine, amour, refus, désir,

    gain, perte, agrément, désagrément,

    profit, dommage, honneur, honte,

    consolation auprès de dieu au ciel

    ou séjour dans les maux infernaux :

    tout cela est identique pour le feu.

    Il brûle tout ce qu’il touche –

    de damnation ou de bénédiction,

    il n’est point question, je l’avoue.

     

    Rosée, ce nom, assure un service :

    quand, par sa force, le feu a de la sorte tout calciné,

    la rosée vient tout humidifier,

    pareille à un souffle d’une douceur inouïe,

    et provoque le baiser des nobles natures,

    les rendant persévérantes dans l’inconstance.

    L’ardeur (10) engloutit leurs dons

    au point de ne savoir faire autrement.

    Toutes les tempêtes s’apaisent alors

    qui s’élevaient là ;

    là se fait alors un silence

    où l’aimée va recevoir de l’aimé

    le baiser qui sied à l’amour.

    Quand l’aimé prend l’aimée en tous ses sens,

    elle (11) les suce et goûte sans fin.

    Touchant ainsi l’aimée, l’amour

    mange sa chair, boit son sang.

    L’amour qui ainsi la réduit à rien

    conduit en douceur les deux aimés

    à un baiser sans séparation.

    Ce baiser unit bellement

    en un être les trois personnes.

    Ainsi la noble rosée adoucit l’incendie

    qui faisait rage au pays d’amour.

     

    Source vivante, ce sixième nom,

    suit la rosée de façon appropriée.

    Le flux et le reflux

    de l’un dans l’autre qui grandissent l’un dans l’autre,

    cela dépasse les sens et l’entendement,

    dépasse la capacité de connaître et de recevoir

    des créatures humaines.

    Pourtant nous l’avons en notre nature,

    le chemin caché que fait emprunter l’amour

    et qui nous permet de recevoir non sans coups le doux baiser.

    En lui on reçoit la douce vie vivante

    qui donne la vie vivante à notre vie.

    Ce nom de source vivante vient de ce qu’il nourrit

    et maintient l’âme vivante en l’homme,

    et qu’il jaillit de la vie avec vie,

    et, de la vie, apporte nouvelle vie à la vie.

    La source vivante flue en tout temps

    en d’anciennes habitudes, en zèle nouveau,

    pareille à la rivière qui donne

    et ne tarde pas à récupérer ce qu’elle a donné :

    ainsi l’amour engloutit-elle ce qu’elle donne.

    Voilà pourquoi son nom est source et vie.

     

    Son septième nom, c’est enfer,

    nom de l’amour qui me fait pâtir,

    car elle engloutit et damne (12) tout.

    Et en elle personne ne se remet :

    y succomber et être saisi par elle,

    c’est ne pouvoir compter sur aucune pitié.

    Pareille à l’enfer qui dévaste tout,

    elle ne nous accorde rien

    hormis dureté et terribles maux,

    inquiétude permanente,

    assaut permanent et nouvelle persécution,

    dévoré entièrement et englouti entièrement

    [que l’on est] dans sa nature sans fond

    sombrant à toute heure dans le chaud, dans le froid,

    dans la profonde et haute ténèbre de l’amour.

    Cela dépasse la mission de l’enfer.

    Celui qui connaît l’amour, ses allées, ses venues,

    sait et peut comprendre

    que l’enfer est le nom le plus élevé

    qui soit approprié à l’amour.

     

    Remarque à présent combien dans ces noms

    tous les modes de l’amour se trouvent bien.

    Il n’est de cœur si sage qu’il puisse saisir

    le millième du lien d’amour,

    laissât-il de côté les six autres [noms].

    Du lien nous vient la certitude

    que rien ne peut nous séparer de l’amour,

    ni le moindre miracle, ni la moindre force.

    Tel est le don de la puissance de la sagesse.

    Le cœur humain n’est pas à même de l’endurer ;

    il lui faut pourtant supporter d’être lié au lien.

    De la lumière nous apprenons les actions de l’amour,

    nous voulons la connaître sous toutes les manières,

    pourquoi nous devons aimer l’humanité

    pareillement à la divinité et les connaître.

    Par le charbon, elle les enflamme eux deux (13).

    Par le feu, elle les brûle en un seul ;

    pareillement dans le feu de la salamandre,

    le phénix brûle et devient un autre.

    Par la rosée, l’incendie est adouci

    et oint d’un souffle unitif.

    Cette béatitude et cette fureur d’amour

    les jette (14) dans le flot le plus abyssal,

    qui est sans fond et qui vit éternellement,

    et qui avec la vie donne aux trois unité,

    à dieu et à l’homme en une amour :

    c’est la trinité au-dessus de toute pensée.

    En provient le septième nom,

    le plus élevé et le plus approprié.

    C’est l’enfer qui est l’essence de l’amour,

    car il dévaste l’âme et les sens

    au point qu’ils (15) ne se rétablissent plus

    et qu’ils n’endurent plus aucune chose

    si ce n’est se perdre dans la tempête (16) d’amour,

    corps et âme, cœur et sens,

    aimant sans discontinuer, perdus en cet enfer.

    Celui qui aspire à cela est prévenu,

    car devant amour, on ne se relève pas

    si ce n’est en recevant à toute heure consolation et coups.

    Qu’on cherche dans la moelle du cœur,

    qui recèle fidélité, l’offrande de la véritable amour.

    Agir ainsi, c’est gage de victoire,

    même s’il convient de reconnaître qu’on en est encore loin.

     

     

    Couv-Nunc-40.jpg

     

    (1) Traduction de Daniel Cunin (publiée initialement dans Nunc, n° 40, p. 67-73), réalisée à partir de l’édition des Mengeldichten (1952), disponible en ligne, que l’on doit à Jozef van Mierlo. Tout comme ce dernier, nous introduisons des signes de ponctuation. Et comme dans le cas de la traduction des Chants (Albin Michel, 2019), nous adoptons le féminin pour « amour » (minne) et privilégions une transposition assez « brute », qui restitue au plus près ce que « dit » l’original. Les lettres-poèmes du recueil se composent de vers à rimes plates, la simple assonance prenant par endroit le dessus sur la rime ; chaque vers comprend quatre syllabes accentuées, la plupart des vers comptant huit syllabes, mais certains beaucoup plus. Dans ces 16 Lettres rimées, seule la quinzième présente des vers plutôt resserrés. Que Rob Faesen soit remercié pour ses conseils et suggestions.

    (2) Les quatre premiers sont : bant, licht, cole, vier, les autres étant : dau, leuende borne et helle.

    (3) Le verbe gherinen (ici so ongherenen, soit mot à mot : « tellement non touché »), tout comme plus loin dans le texte, renvoie à la touche divine.

    (4) Le lien de la minne.

    (5) Cantique des cantiques, 4,2. Le texte moyen néerlandais : Jc minen lieue ende mijn lief mi, soit mot à mot : « Je mon aimé et mon aimé moi. »

    (6) Le père Van Mierlo renvoie au Chant 28 de Hadewijch en notant que le passage réunit tous les effets contradictoires que produit la fureur, l’ire d’amour (orewoet).

    (7) Dans l’original : hoghen moet.

    (8) Le charbon.

    (9) Sans doute faut-il lire : refusé par Dieu et désiré par toi

    (10) Sans doute le fort désir que manifeste la minne.

    (11) La minne. Dans l’original : si doresughetse ende doresmaket, soit : elle les suce/savoure et les goûte sans trêve, intégralement.

    (12) Le verbe verdoemen apparaît ailleurs dans le texte (vers 84). Il signifie damner, mais aussi saccager, détruire, anéantir.

    (13) La minne enflamme les deux amants.

    (14) Les amants.

    (15) Là aussi, les amants.

    (16) in storme van minnen, ce qui peut également se traduire par « dans les assauts d’amour ».

     

     

    Introduction en français aux textes de Hadewijch, par le père François Marxer



    Frank Willaert lit la « Lettre rimée 15 » centrée sur la fureur d’amour (orewoet)

     

    Mengeldichten1952.jpg

    édition J. Van Mierlo, 1952

     

     

  • Archaïques les animaux

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    Hester Knibbe aux éditions Unes

     

     

    Couv-Knibbe.jpg

     

     

    Je prends la cervelle la langue et les joues,

    disait l’un, mais le cœur, je le jette.

     

    Interdits nous ne soufflions mot, inventoriant

    le reste du corps sans nous répandre

     

    davantage. Gravîmes la montagne le lendemain

    en quête de nourriture : rien que de l’immangeable.

     

    Aussi avons-nous abattu une innocence.

    Laissant cerveau langue et joues

    intacts, prenant le cœur.

     

     

    Depuis 1982, Hester Knibbe (1951) a publié une douzaine de recueils. D’une certaine façon, ses poèmes donnent l’impression d’avoir toujours existé. Le lecteur peut découvrir depuis ce printemps, en traduction française, l’une des œuvres les plus récentes de cette figure majeure de la poésie des Pays-Bas : Archaïques les animaux (éditions Unes). Quant à la revue Nunc, elle a publié dans son n° 47 « Bouche », cycle qui ouvre le dernier recueil de la Néerlandaise : As, vuur (Cendre, feu, 2017, éditions De Arbeiderspers). Dans Archaïques les animaux, Hester Knibbe parvient à sublimer deux de ses points forts : un usage original, actuel de la pensée et des mythes de l’Antiquité et de l’Ancien Testament, ainsi qu’une forte psychologie identificatoire. Par ailleurs, elle fait se rejoindre avec subtilité le passé et l’avenir.

     

     

    Le mot de l’éditeur

     

    photo : Anna V.

    HesterKnibbe-MdlP-2019.jpgC’est un poème en forme de long voyage. C’est un poème des origines, de la sortie de la nuit et de la naissance des langages et des idées : entre culpabilité et maternité, comment a-t-on appris à être humains, et que faire de ceux que l’on met au monde ? L’écriture de Hester Knibbe est d’une sècheresse qui prend feu, brûle par les deux bouts, infiltre sa violence froide dans les tissus de l’homme, dans son histoire. Elle vient couper la parole. C’est un panorama de l’espèce, de notre sédentarité. Plus qu’un panorama, un témoignage du long voyage humain — nous ne sommes pas tous revenus, beaucoup se sont dissous dans la violence. Nous cherchons à comprendre « les lois de l’animal qui habite en nous » : férocité, voracité, et notre honte de vivre, dans l’appréhension du monde, des mythes et des meurtres. Nous qui errons dans les murs effrités de la cité, cherchant à échapper à notre précarité, nous passons par les détails, ce qu’il nous reste à bâtir pour ne pas oublier. Nous continuons à chercher « une maison où accoucher en paix d’une vie qui chante et qui rugit », dans la pesanteur de nos gestes, qui assure notre continuité, le rite, le foyer. Et le silence, et le secret. Nous habitons ici, rejetés, nous avons atterri ici, avec nos corps dispersés dans ce monde qui a trop grandi. Notre archaïsme, c’est notre permanence, notre incapacité à dépasser la mort. C’est notre solitude familière à laquelle on ne s’habitude jamais complètement. Hester Knibbe cherche notre assise humaine, notre trace, notre amour en forme de lumière sur la terre et notre possibilité à renouveler notre avenir : « qu’est-ce qui nous rêve jusqu’au bout ? »

     

    exemplaire sur Vélin d'Arches contenant une œuvre originale de Stéphanie Ferrat

    TiargedeTETE-HESTER KNIBBE.jpg

     

     

    Et ils ont dit que

     

    bénir signifie aider, mais il y avait cette nuit-là

    tant de blessures sur terre que mes yeux

    et jambes se sont pétrifiés. Et j’avais

     

    peur peur du sang sur mes mains et

    qu’alors sur mes visage ventre et

    bras j’en. Voilà pourquoi j’ai crié

     

    bénis-moi bénis-moi – le craintif.

     

     

    Hester Knibbe, Archaïques les animaux, traduit du néerlandais par Kim Andringa & Daniel Cunin, imprimé en typographie, vignette de Stéphanie Ferrat, Nice, éditions Unes, 2019, 80 p., 16 euros.

     

     

    Hester Knibbe lit le poème « Oui »

     

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  • En perte, délicieusement

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    Un poème : « une énigme qui touche en plein dans le mille »

     

     

    Ainsi la mémoire

    en vint à mendier. À croire

    que plus rien ne survenait,

    n’avait jamais commencé.

     

     

    Né à Bruges en 1957, Bart Vonck, critique et traducteur réputé, est l’une des voix les plus importantes de la poésie flamande contemporaine. Il lui arrive d’écrire directement en français, par exemple dans la revue L’Étrangère. Parmi les poètes qu’il a traduits, citons Federico García Lorca, Antonio Gamoneda, José Angel Valente, Pablo Neruda, Cesar Vallejo, François Jacqmin, Guy Vaes et François Muir.

     

    COUV-VONCK-En-perte.jpg

    Bart Vonck, En perte, délicieusement, trad. Daniel Cunin et l’auteur,

    Bruxelles, Le Cormier, 2018.

     

     

     

    Le mot de l’éditeur

     

     

    Bart-Vonck-768x858.jpgEn perte, délicieusement est, après Malfeu, le deuxième recueil de Bart Vonck à être traduit en langue française. Ce livre, par son effet de longue portée qui tient à l’ampleur de ce qu’il explore, est appelé à faire événement. Cette écriture n’a rien d’une promenade laissée au hasard. L’auteur déploie une langue poétique avec une rigueur et une lucidité qui ne l’engagent pas moins à chaque instant sur cette voie où l’évocation de l’expérience de vie en sa dimension sensible, en sa venue, en ses battements et ses impulsions autant que ses élans, s’accorde à la puissance des formes de son expression sous les coulées de la conscience de soi. Une perspective sensible où tout concourt à sa constitution, y compris à son moment réflexif où est mis en jeu toute la mémoire, avec ses manques et ses oublis, celle du corps, celle de toute expérience conquise, y compris poétique. Cette poésie n’a absolument pas renoncé à la beauté. Mais non une beauté de forme et de surface, de jeu de langue, mais celle, au-delà du plaisant, d’un savoir intuitif en tant que plaisir, mais un plaisir qui engage toutes les dimensions de l’être, mettant en jeu encore une fois tout le corps, avec tous ses désirs, toutes ses blessures, dont la poésie est issue, et tous ses appels. Ce vers ne laisse pas de doute à ce sujet : Et de s’y être également écorché, / l’invité, l’intrus, celui qui ne soufflait mot. Elle s’attache à faire voir, à faire entendre et à faire sentir la profondeur de l’expérience humaine, ses enjeux et ses vérités. Les premiers vers nous placent d’emblée dans ces contours et échappées : Ce qui toujours a commencé à notre place / sans ressortir à aucune époque… Ou encore : Il nous faut faire avec ce qui a péri / et demeure… Un livre à lire et à méditer.

     

     

    En perte, délicieusement

     

     

    De la sorte jamais ça le moi.

    Dans ses séquelles, la colle

    attend encore la fracture.

    Jamais ça de la sorte. Ça vit

     

    dans des à-côtés, cultive des roses

    dans les poussiers d’un poumon. Le moi,

    de la sorte : sur pieds hésitants

    sur la terre, avec la mauvaise

     

    rumeur : quel jour est-ce

    ce jour le moi ? Si ce n’est

    pas le mien ? De la sorte ce

    n’est jamais ça le moi. Si hier encore

     

    ça récriminait sur une grâce,

    à présent ça fait office de

    chiche cobaye. À moins

    que ça ne se perde délicieux

     

    dans ce que ça amassait ?

    Chaque jour bisbilles pour ce

    que c’est le moi : le soir contrecarre

    le roucoulement de l’hier.

     

    De la sorte ça jamais et toujours.

    Et gisant dans ses séquelles.

    Et dans des à-côtés.

    Et avec la mauvaise rumeur.

     

    Le moi. Jamais ça de la sorte.

     

     

     


    Bart Vonck lit « Bigbange feiten »