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article écrit en néerlandais paru dans le magazine flamand exclusivement consacré à la poésie, Poëziekrant (n° 3, 2020, p. 21), qui demandait à plusieurs traducteurs d’évoquer leur « meilleure » traduction de poésie et leurs projets, une sorte de petit autoportrait.
De literaire vertaler is een chef-kok
Vaak wordt het werk van een literaire vertaler vergeleken met het interpreteren van een muziekstuk. Zo heeft onlangs de gerenommeerde Vlaamse cellist Luc Tooten een nieuwe vertaling getoetst aan een nieuwe interpretatie van een suite van Bach; daarbij legde hij de nadruk op wat je als vertaler/musicus tussen de regels/notenbalken hoort te lezen/horen en met de ervaring door de jaren heen leert lezen/horen; bijgevolg levert elke ‘interpretatie’ een nieuwe transpositie op.
Een vergelijking die ik zelf graag maak, doet een beroep op een ander zintuig dan het gehoor, met name de smaakzin. Als literaire vertaler ben je eigenlijk een chef-kok. Als je je vak beheerst, betekent het dat je iedere keer weer je kookkunst moet bewijzen op basis van een bepaalde stijl/stem/inhoud/sfeer, op de manier van een chef-kok, met nieuwe ingrediënten en variërende temperaturen. Een risicovolle onderneming, ook al beschik je als woordbeoefenaar over veel meer tijd dan een smaakpapillenkunstenaar. Maar zodra het eindresultaat voorgeschoteld wordt, mogen fijnproevers hun messen slijpen en hun kritiek uiten. Echte literatuurliefhebbers zijn gastronomen die van de finesses van de kookpot kunnen smullen.
Als ik ooit een poëzievertaling heb gemaakt die twee of drie sterren verdient, dan is het wellicht En perte, délicieusement (Le Cormier, 2018), de Franse versie van de bundel Teloor, zalig (Uitgeverij P, 2014) van Bart Vonck. Het is mede te danken aan het feit dat de auteur zijn verfijnde bijdrage aan de vertaling heeft geleverd. Zijn beheersing van het Frans stelt hem trouwens in staat rechtstreeks in mijn moedertaal te dichten. Dientengevolge heeft hij van de verschillende voortgangsstadia van de toebereiding mogen proeven en hier en daar zijn grain de sel met accuratesse toegevoegd. Drie gedichten uit zijn bundel had ik niet zonder zijn medewerking uit echte Franse pannen kunnen toveren. De uiteindelijke titel is ook aan de Vlaming te danken.
Of ik deze vertaling zou willen herwerken of bewerken als ik daar de kans toe zou krijgen? Heel misschien, maar dan pas over twintig of dertig jaar als ik nog in leven ben. En het zou wellicht gaan om kleine aanpassingen en wijzigingen in slechts enkele gedichten. Ik mag hopen dat het duo auteur/vertaler een toch vrij kostelijk recept heeft weten te creëren.
Momenteel ben ik met een prachtig en ambitieus project bezig, samen met mijn collega Kim Andringa. Het gaat om een keuze uit het werk van Lucebert. De bedoeling is om uiteindelijk een honderdtal gedichten van de Vijftiger in het Frans om te zetten. Het boek wordt in 2022 in Nice gepubliceerd bij Unes, een uitgeverij die fraaie bundels alsook luxe bibliofiele uitgaven het licht laat zien. Deze Franse ‘Lucebert’ wordt in principe verlucht met een stuk of veertig reproducties van zijn beeldend werk. Om de lezer een idee te geven van de kwaliteit van de publicaties van Unes verwijs ik haar/hem graag naar de Franse uitgave van de bundel Archaïsch de dieren van Hester Knibbe.
Als ik klaar ben met het moleculaire-Lucebert keuken, wil ik terugkeren naar de Middeleeuwse stamppot: de Rijmbrieven van Hadewijch. Dit werk is nog nooit in boekvorm in een Franse versie verschenen. Een soort vervolg op de Liederen van de Brabantse mystica die een jaar geleden onder de titel Les Chantsin Parijs bij Albin Michel gepubliceerd zijn.
Louise Warren est née à Montréal et vit dans Lanaudière (au Québec). Poète et essayiste, elle a publié plus d’une vingtaine de livres de poésie dont Une collection de lumières (Poèmes choisis 1984-2004, Typo, 2005) et plusieurs essais consacrés à la création, dont la trilogie des Archives : Bleu de Delft (réédition en poche Typo, 2006), Objets du monde (VLB, 2005) et La forme et le deuil. Archives du lac (l’Hexagone, 2008). Au fil du temps, elle a consacré plusieurs pages à des artistes belges ou établis en Belgique : Beatrijs Lauwaert, Arié Mandelbaum, Stephan Sack… Louise participe à de nombreux événements internationaux et multiplie avec ferveur ses collaborations avec les artistes.
En 2010, invitée par la revue Deshima à offrir quelques réflexions sur la Flandre, elle a composé les pages qui suivent.
Ma période Flandre a consisté en deux séjours d’écrivain en résidence au Grand Béguinage de Leuven, en novembre 2002 et octobre 2003. Plusieurs années après, j’entretiens des liens avec quelques personnes qui, lors de mes passages rapides à Bruxelles, prennent le temps de partager quelques heures avec moi. Le nom de Griet revient souvent comme celui d’un personnage de conte auquel on s’attache. Avec Isabelle, je retourne à l’occasion à Leuven, pour flâner sur la place du marché et à la petite brocante du samedi matin. Passage obligé au café Gambrinus, non à la terrasse mais à l’intérieur, assises sur les banquettes de cuir, sous le regard amusé des chérubins qui occupent les murs de cet établissement. La terrasse, on se la réserve pour Zarza, à la fin de l’après‐midi, quand il n’y a personne. Une pergola retirée à l’arrière du restaurant, les murs de brique blanchis et le feuillage d’un arbre à l’angle d’une table pour nous ravir. Je connais sans doute mieux le plan du Béguinage que celui du Vieux‐Québec, mieux Leuven que bien d’autres villes car, durant le premier séjour, j’y ai marché dans tous les sens, la pluie effaçant mes pas. Puis, j’ai agrandi mon périmètre, parcouru d’autres villes de Flandre.
Je désire me sentir à Bruges, à Gand ou Ostende sans avoir l’impression d’être touriste. J’y vais en semaine, et non le week‐end. Je pars le matin avec les travailleurs et reviens le soir dans des compartiments à moitié vides. Je passe les dernières heures de ma journée à trier ce que j’ai rapporté d’une visite d’atelier, des galeries, des musées.
Ainsi ai‐je accompagné à deux reprises le travail plastique et les installations de Beatrijs Lauwaert et de plusieurs autres artistes vivant en Belgique. Des noms, des lieux s’inscrivent dans mes essais. La Dyle coule dans le long poème « Une pierre sur une pierre » sans qu’on sache que c’est d’elle qu’il s’agit mais, quand je le lis, je la vois, je sais exactement où je l’ai regardée la première fois. On aurait dit un livre aux pages jaunies ainsi placé sous la verroterie d’un saule. Ce long poème se déverse sans cesse dans de nouvelles images comme les canaux l’un dans l’autre.
Apparaît l’empreinte flottante d’Amsterdam, entrevue durant mon premier séjour. Eau et fumée d’un cigarillo, long manteau du passeur, traducteur qui m’accueille dans ses quartiers. Thermos de café qui scande ses jours et sa voix, sa voix unique où logent tant de poèmes, de nuances. Il a été de ces nombreux traducteurs ayant séjourné à Leuven. Peut‐être me donne‐t‐il des adresses, des noms d’autres traducteurs néerlandais, ces noms, les ai‐je écrits correctement ? On dirait qu’ils reposent sur le chevalet de bois d’un jeu connu, en attente de former d’autres mots de trois o. Se pourrait‐il que cette ville m’attende aussi ? Tant de voyelles encore non utilisées et que ce pays offre. Pays‐Bas : ce mot à lui seul change le grain de ma voix, trace des digues.
À la Vertalershuis de Leuven, l’appartement du dernier étage, à la porte de bois foncé, arrondie, derrière laquelle se tient un autre escalier exigu pour accéder à son donjon, dans ce lieu haut perché, à hauteur du carillon de l’horloge de l’église où les heures s’écoulent tels des bijoux de pluie, le silence plane profond, lent, véritable. À un point tel que, lorsqu’un ustensile tombe ou qu’une fourchette entre en contact avec une assiette, une bête pourrait surgir de cet écho, mais je fus le seul témoin du profil de cette lourdeur.
Contraste avec la soupe chaude réconfortante qui frémit sur le feu, destinée à plusieurs repas du soir. Si peu habituée à cuisiner pour une personne à la fois. Quelle légèreté de faire partie de ce brouillard permanent, de marcher dans le bruit des sonnettes de vélo, des discussions animées des étudiants, de ces boîtes à musique qui remontent le temps. J’éprouve la sensation non pas de revenir de la gare, mais d’être sortie d’interminables forêts de pluie. J’entre dans l’heure bleue dans ce flot brillant de roues de bicyclette, des tintements, des lueurs sur la Dyle, avec souvent le dernier pain de la boulangerie enfoui sous mon bras calme. Parfois, je me hâte, dix‐huit heures en Belgique, minuit au lac, si le téléphone sonne, ce sera maintenant.
La nuit redessine Leuven, la Dyle redevient opaque. J’arrive par un des portails du Béguinage, change le rythme de mon pas au contact des pavés luisants. J’habite tellement ce lieu. Clefs et courrier sur la table. Imper mouillé sur la patère. Je me tourne vers l’escalier étroit, casse-cou, qui monte à la mezzanine : j’y découvre un petit lit qui ne servira pas. Je redescends vers la chambre, lucarne, tablette en creux pour les livres et les nuages. L’imper sèche et les bas et les souliers trempés. Le parapluie retourné, brisé. L’installation du jour. Silence. Vers où ? Orage puissant, sauts d’électricité. La cuisine sous de larges poutres, un plafond cathédrale pour que descende la bête et l’écho de son souffle. Je longe les affiches sur les murs, à chaque matin, le nom de Hugo Claus, ici le bureau, une petite bibliothèque, ma mère dirait une pigeonnière, j’y découvre plusieurs poètes néerlandais traduits en français, me dirige vers la porte de droite, vers la baignoire longue et profonde, cette eau bienveillante dans laquelle je me réchauffe. S’échappent de mes muscles le froid, l’humidité. Je veux dire, j’habite tellement ce lieu, j’y suis tellement seule. Impression ni de tristesse ni de bonheur, il n’y a pas de surface. Seulement cette saisie : être liée à la matière.
Au moindre bruit du moteur du frigo qui se remet en marche, de la radio qui crachote et que je débranche définitivement, de cette corde de sol qui grince, qui s’échappe du dessous des pattes des chaises à chaque déplacement sur le parquet aigu, de cette chaise où je m’assois pendant que le couvercle s’agite sur la casserole, je surgis de moi. Soir après soir, je mange de manière solennelle avec les esprits de cette maison, deux clowns de Ensor qui me font face. Un lien d’intimité au quotidien. Écrire en résidence contribue à creuser le temps, à surprendre la présence de l’infini, à poser des fils invisibles entre les objets. Dans cet accueil des formes, absorbée au point de me sentir exténuée à la fin d’une journée, de cette fatigue qui, même aux portes du sommeil, lutte pour ne pas s’abandonner à la rêverie, de peur que tout s’efface, je découvre combien grand devient l’espace pour garder vivante la mémoire. Même entrer chez Delhaize importe, parce que l’écrivain en résidence que je deviens participe au renouvellement de cette mémoire intérieure, cette première écriture. Même en faisant les courses, les allées, les chariots tremblent dans ma pensée. Les sons de cette langue nouvelle autour de moi. Delhaize devient une volière d’où je ramène des fruits, du chocolat, des carnets.
Quand je pense à Leuven, la nuit n’arrive plus, je commence et termine un livre le même jour, rêver éveillée devient une activité permanente. Jamais je n’ai été aussi prolifique, sauf peut‐être enfant. Je désire qu’en toute circonstance je puisse me rappeler l’inconnue gravée en moi. Quand on s’exclame : « Ah ! Vous logez à la maison des traducteurs, quelle langue parlez‐vous, traduisez‐vous ? », j’aimerais répondre : « Des pots à lait, de la pluie, des incertitudes, peu importe, je traduis vers la poésie. » Mais à la Vertalershuis de Leuven, dans cette maison des traducteurs que j’avais imaginée dans la polyphonie des langues et non du silence, personne d’autre ne transmet le bruit des dents d’une fourchette contre une assiette ou celui de la porte, me laissant dans l’obscurité d’un autre siècle à chercher le commutateur, puis à deviner la hauteur des marches dans le noir afin d’éviter une chute que nul n’entendrait. Dans cet appartement isolé, sans voisins, j’ai, si je le désire, le pouvoir de ne pas sortir pendant plusieurs jours consécutifs et j’aurais pu disparaître dans une baignoire chaude et confortable en regardant pousser une violette africaine. Mais j’aime le labyrinthe du Grand Béguinage, j’y circule comme dans un poème de Miriam Van hee, comme si chaque fenêtre fleurie, chaque mur de lierre, chaque bas‐relief – jusqu’à ces grandes aiguilles dorées de l’horloge – m’instruisait. Parfois, je ne rentre pas tout de suite à la maison, je pose mon sac et, dehors sur la marche, devant la porte, j’écoute des variations pour orgue ou une répétition de chant. À d’autres moments, je file avant la fermeture chez Sax World Music et le patron me fait réécouter El Achwak ou Ambrozijn tandis qu’il fait sa caisse.
Du casque d’écoute proviennent les allées de cyprès, les danses silencieuses, les adieux. L’intensité de mes jours décuple mes sens. Je retiens les gestes inutiles. Je fabrique de nouvelles forces pour affronter la bête qui dans le donjon sommeille, attend. La répétition d’une telle solitude allège, transforme, libère. À la fin du séjour, j’allume des bougies et célèbre cette lueur dans ses yeux, mouvement de l’écriture qui se noue, retenant images, notes, greniers de brume des campagnes, voies ferrées tressant les plaines et les canaux. Si j’avais écrit à ce moment‐là, j’aurais eu l’impression de quelqu’un qui parle la bouche pleine et qu’on ne comprend pas. Il fallait que la matière de tous ces instants s’épuise. Dans ce carnet, je retrouve un signet de la librairie Peeters, l’horaire d’une conférence, celui des départs pour Delft, de la Mauritshuis, je lis : l’herbier et le nuage, un turban rouge et des adresses, des noms comme des formules magiques pour délier la langue : van Karel de Grote tot Karel de Stoute (peintres flamands). Volwassen. Warren (désorientée), trait, sillon, étymologie norvégienne. La voix de mon père, il y a longtemps, nous descendons des Vikings. Warrelen (neige tourbillonnante, vue trouble). Waren (étaient) : tous ces sens qu’on donne à ces mots, je les reconnais, je les traverse, j’appartiens à ce tourbillon neigeux de novembre qui recouvre les terre‐pleins de Leuven et les enfants portent des bonnets colorés comme dans un tableau de Bruegel.
Le voyage s’est poursuivi par la découverte de romanciers et poètes flamands et néerlandais. Une fois la vague passée, elle a emporté les dictionnaires, je ne saurai jamais parler le néerlandais. Il m’arrive de feuilleter des livres publiés aux éditions P. Ainsi je m’évade dans les Fabels de Léonard de Vinci, italien d’un côté, néerlandais de l’autre, ou dans les recueils du poète Arjen Duinker en observant ces suites de consonnes ou de voyelles non avec l’intensité d’un matheux penché sur un problème d’algèbre, mais avec la curiosité d’un enfant qui trie ses bonbons. Plusieurs vagues plus tard, il me reste Cees Nooteboom, Hôtel Nomade. Nooteboom le voyageur expérimenté, Nooteboom dans les musées, face aux œuvres. Enfin, de la troisième partie, qui propose six essais, de Proust à Mary McCarthy, je retiens, si près de moi, le titre « Écriture mémoire ».
Hôtel Nomade conduit à la chambre du voyageur écrivain qui se rappelle les îles Aran ou ses séjours au Japon, en Italie. Partout où le regard de Nooteboom se pose, il y a deux paires d’yeux comme les o
de son nom. Un contemplatif qui accueille et un écrivain qui transmet minutieusement ce qu’il a vu, senti, liant le souvenir à l’autobiographie. Plaisir non seulement de le retrouver devant les objets d’une brocante, par exemple, mais de lire ce qu’il fera de ses observations. Où cela le mènera‐t‐il ? À un souvenir, à une réflexion, à un poète d’un autre siècle ? Des fils partent de nos objets, vers où ? Telles des poupées russes qui ne finissent plus d’apparaître, le rôle de l’écrivain consiste à les ouvrir, à en décomposer le nombre.
« Pensées de Flandre » a paru pour la première fois dans Deshima, n° 4, 2010, p. 245-250. Ces pages ont été rééditée dans Attachements. Observation d’une bibliothèque, Montréal, l’Hexagone, 2010.
Autres textes de Louise Warren ayant trait à la Belgique
(Bruxelles, Namur, Leuven, Bruges, Gand, Ostende)
« Capteurs de souffle : les pots de Beatrijs Lauwaert », dossier Québec-Flandre, Septentrion, 2004, nº 3, p. 159-161, réédité dans Objets du monde. Archives du vivant, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2005.
« Plis, origami de la pensée », catalogue de l’exposition Beatrijs Lauwaert, Gand, 2004, réédité dans La forme et le deuil. Archives du lac, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2008.
« Capteurs de souffle », in Objets du monde. Archives du vivant, Montréal, VLB éditeur, coll. « Le soi et l’autre », 2005.
Dans le même essai, Objets du monde, des notes sur Liève Lamb, dentellière de Louvain, sur la ville de Louvain elle-même et le chapitre « Mandelbaum » consacré à cet artiste bruxellois.
Le long poème Une pierre sur une pierre (Montréal, l’Hexagone, 2010) comporte des images issues de séjours à Louvain et à Bruxelles.
Dans Nuage de marbre (Montréal, Leméac, coll. « Ici l’ailleurs », 2006), allusions à la ville de Louvain (café Gambrinus, restaurant Lukemieke). (Nuage de marbre, Montréal, Leméac, coll. « Ici l’ailleurs », 2006).
L’essai La forme et le deuil comprend un essai substantiel, « Esthétique de la mémoire et de l’oubli », qui couvre l’ensemble de l’œuvre du photographe Stephen Sack. Trois autres chapitres du même livre font revivre des souvenirs bruxellois, « L’invention du regard », « A’Cuccagna » et « Archives du lac ».
Enfin, « Apologie du souvenir », qui figure dans De ce monde. Chroniques et proses, Le Noroît, Montréal, 2020, revient à Bruxelles à propos d’une résidence de Louise Warren à Passa Porta.
Il a beau intituler l’une de ses œuvres Orient intime, il ne peut s’empêcher d’évoquer çà et là les Pays-Bas, ses paysages, ses passants, ses poètes. La quatrième de couverture de ce livre de 2010 ne s’ouvre-t-elle pas sur ces mots : « Il suffit, par exemple, que j’entende converser un Frison dans les canaux lumineux de la campagne de Groningen, très au nord des Pays-Bas… » ? Quant à l’ultime texte du volume, il offre une citation d’Etty Hillsesum : « Donne-moi chaque jour une petite ligne de poésie, mon Dieu, et si jamais je suis empêchée de la noter, n’ayant ni papier ni lumière, je la murmurerai le soir à ton vaste ciel. Mais envoie-moi de temps en temps une petite ligne de poésie. »
Entre deux villages de France, un passage chez Virgile et l’office des Vigiles, son recueil Cours s’il pleut (2014) recèle un cycle « Haut pays bas », des sonnets « à l’envers » pourrait-on dire, composés en Hollande au début du présent millénaire, dans les pas de Rutger Kopland qui vivait du côté de Groningue et auquel il dédie « Groningen à vélo », poème où l’on retrouve la prédilection d’Yves Leclair – puisqu’il s’agit de lui – pour les jupes et les formes féminines, « jambes croisées » ou « globe des seins blancs ».
Ayant transformé le lieu-dit Courcilpleu en un titre de recueil : Cours s’il pleut (2014), Yves Leclair goûte en gastronome la toponymie locale : « […] J’aime prononcer / les mots d’autres langues, surtout quand ils / sont imprononçables/ Et renoncer / à en savoir le sens rend plus fertile / leur sens […] ». Plus loin, lisant Giono, il repense au « tabac orange hollandais » qu’il achetait, enfant, pour son père…
Déjà dans Prendre l’air, qui date de 2001, on trouve trace du poète hollandais Kopland sous la plume du Français : « La poésie d’Yves Leclair, écrivait alors Pierre Perrin, apparaît ainsi d’autant plus retenue qu’elle voudrait retenir le fleuve du temps. Le pari que l’auteur est en train de gagner, en un temps où les équarrisseurs de la poésie-qui-soi-disant-n’existe-pas reprennent de la vigueur, tient à ce que l’inconnu peut encore nous surprendre. Ce dernier ne braille ni ne s’agite. Il monte en secret du fond de chacun de nous comme le souffle auquel il faut bien prêter l’oreille ; quand le râle l’emporte, il est trop tard. ‘‘Regarde-le bien, le temps, / droit dans les yeux avant qu’il soit passé.’’ Il n’en faut pas moins un miroir ou, mieux, quelqu’un, une présence pour s’en rendre compte. Yves Leclair l’écrit lui-même ‘‘en mijotant des poèmes de Rutger Kopland’’, comme il le précise encore en note d’un beau sonnet en l’air. L’autre est de la sorte relégué en bas de page, encore tenu à distance, comme le moi, quand l’idéal serait peut-être, contre l’éviction de ce dernier que Pascal haïssait aussi, la fusion. »
Kopland - seul poète hollandais publié à ce jour en volume chez Gallimard, ceci grâce à Paul Gellings épaulé par Jean Grosjean –, Yves Leclair lui consacrait à l’époque, par un soir où « il fait seul », quelques pages dans la NRF (janvier 2001) : « Kopland river, improvisation n°1 sur la poésie de Rutger Kopland ». Un début de lettre adressé au confrère admiré, des notes prises sur le vif, en relisant Songer à partir et Souvenirs de l’inconnu : « De certains poèmes de Kopland, on pourrait dire qu’ils sont l’exacte musique de l’hiver. Et qu’ils savent en garder le secret. » Ou encore Kopland, « poète de l’entrée en hiver ». « Kopland river, lande d’hiver ». Les titres que retient le Hollandais ne manquent pas de fasciner Leclair, tant ceux des recueils que ceux de certains poèmes. La simplicité apparente de cette poésie le plonge « dans la nudité de l’être, dans l’ouvert, sa misère et son mystère », dans une « parole ravagée par une conscience très aiguë de la finitude ». Et de conclure : « Nous sommes des étrangers enfermés dans nos solitudes absolues. »
Œuvres poétiques complètes de Rutger Kopland, Van Oorschot, 2013
Dans le recueil le plus récent d’Yves Leclair, L’Autre vie (2019), le Hollandais est encore là sous la forme d’une citation en néerlandais : « Wie wat vindt heeft slecht gezocht » (Qui trouve quoi que ce soit a mal cherché), un « viatique de feu » de « l’extraordinaire Rugter Kopland » précise Emmanuel Godo. Kopland présent, cette fois non au Nord des Pays-Bas, mais à Bruges (en mars 2014), au cœur d’un verset : « Heureux d’avoir pendu ma ballade de perdu, aux airs de l’Onder het vee de mon cher Rutger Kopland, trouvé en édition originale, ici, dans une improbable librairie. / Jusqu’au moment de me hisser sur le marchepied du train in extremis, après avoir pas mal trotté, me répéterai à contre-pied ce vers qui m’a trouvé et détroussé à la porte, comme un ancien air de fox-trot : / Wie wat vindt heeft slecht gezocht. »
C’est que L’Autre vie s’arrête bien plus au pays de Guido Gezelle et de Hugo Claus qu’en Hollande. Écrit à Bruges, lui aussi en mars 2014, un « Béguinage » ouvre le cycle « Au sein du royaume ». Le cycle suivant, brugeois à part entière, s’intitule « Septième ciel », qui est aussi le titre d’un In memoriam dédié au prêtre-poète du XIXe siècle, grand précurseur des lettres flamandes modernes ; lui succède une pièce dédiée à Karel Jonckheere (1906-1993) : « La châsse de Sainte-Ursule ». L’Anversois Max Elskamp n’est pas oublié : « Diablerie enluminée ». L’évocation d’une roulotte de romanichels permet à l’auteur de se remémorer un autre artiste flamand, Jan Yoors (1922-1977). Une fois de plus, bien des pérégrinations sous la plume d’Yves Leclair, aux quatre coins de la France, aux quatre coins de l’Europe… Une fois de plus, un poème à l’ami Kopland, en date du 10 avril 2002, soit trois mois avant la disparition du poète hollandais, composé entre Haarlem et Rien van den Broecke Village :
Retrouver le Nord
Vent de la mer du Nord, vent glacial près d’Haarlem, vent qui donne des couleurs aux jours, aux oreilles,
vendeurs marron d’Inde qui brûlent de l’encens devant des éléphants en faux bois de santal pour attirer le chaland en plein courant d’air.
Ce soir, le ciel rosit tout le ciel du polder. Les vols des colverts comme des avions de chasse fusent sur l’eau des canaux dans l’air bleu de Delft.
Entre les bungalows, les house-boats, on voit passer une déesse blonde avec des bières.
Le travail de traduction de Paul Gellings : Songer à partir (1987) puis les Souvenirs de l'inconnu (1998), a d’autant plus porté de fruits que Richard Rognet opte pour une strophe du Hollandais en épigraphe à Un peu d’ombre sera la réponse alors que Guy Goffette dédie à son tour des vers à Rutger Kopland : « Poète en Groningue », du cycle « Compagnons de silence » paru dans le recueil Un manteau de fortune :
Songer à partir, disait-il, et c'était encore
sous les mots du poème comme une barque
quand le soleil se noie au milieu du lac,
juste là où le vent n'élargit plus
les cercles, une barque frêle et qui
fait mine de vouloir s'en aller, va, revient,
et l'eau proteste contre la proue, et personne
pour comprendre et traduire cela :
que de si petites vagues – rêves, souvenirs
– aient toujours raison de nos plus fiers
élans, de nos désirs d'échapper au reflux.
Personne, sinon celui qui parle de partir
et cherche encore un endroit pour rester.
Entretien radiophonique avec Yves Leclair
L’Autre vie d’Yves Leclair « n’est pas ailleurs, dans un illusoire monde autre : elle se laisse entrevoir ici et maintenant. Le poète est cet homme qui saisit l’instant de l’entrebâillement et en transmet la force bouleversante à ses contemporains : il les sait claquemurés et privés du mystère sans lequel la vie humaine s'étiole ». Ses poèmes creusent une quête intérieure : « Tente tout d’abord, écrit-il dans Orient intime, de rejoindre ton nom : ‘‘le clair’’, la transparence. Fiat lux. Ici commence en vérité un très intéressant voyage. Ici ton premier tour du monde. Mais n’oublie pas d’ôter tes gros godillots avant de monter aux barreaux de l’échelle de lumière. Prends leçon sur les sherpas. Ils vont pieds nus en souriant. Pieds nus, cette noblesse, celle du marcheur, du nomade, du passant ordinaire ou moribond, la seule ou presque devant laquelle s’incliner. L’écriture est ma tente démontable de nomade dans le désert quotidien de notre vieille Europe, en marche à l’étoile vers mon Orient. Mais je sais que ‘‘Orient et Occident ne sont aussi que des désignations temporaires pour des pôles au-dedans de nous-mêmes’’ (Herman Hesse). » Des soupçons de l’autre vie, une part du royaume, le poète en reconnaît dans les petits riens et les grands hommes des plats pays.
Daniel Cunin
documentaire consacré à R. Kopland, sous-titrage en portugais
Le « rapprochement social », par le biais de rencontres entre auteurs et lecteurs, fait partie de la mission de Passa Porta. En cette période de « distanciation sociale », Passa Porta tient à la remplir de façon virtuelle. Lemagazine en ligne propose donc une série d’« Avis à la population », rédigés en cette période de crise par des auteurs de Belgique et d’autres pays. À cela s’ajoute pour vous la possibilité de visionner des entretiens vidéos Meet the Author et de découvrir de nombreux textes ou traductions inédits. Sans sortir de chez vous.
Carmien Michels (1990) est une autrice et performeuse belge qui enseigne au Conservatoire d’Anvers. Elle évolue entre planches et plume, entre monde urbain et univers classique. Son premier roman We zijn water (Nous sommes eau, De Bezige Bij, 2013) a été nominé pour le Debuutprijs et le Bronzen Uil. Son deuxième roman Vraag het aan de bliksem (Demandez-le à l’éclair, 2015) et son premier recueil de poèmes We komen van ver (Nous arrivons de loin, 2017) ont paru aux éditions Polis. Connue comme slameuse, elle participe au projet Versopolis et a été, par ailleurs, l’une des ambassadrices littéraires dans le cadre d’Europalia Romania. Le poète et romancier flamand Stefan Hertmans dit d’elle qu’elle est « un Johnny Cash féminin, puissant, à la personnalité très marquée, qui exprime une forme d’engagement peu courante ».
Avis à la population (20)
Une sortie avec Dr Pepper
J’éprouve le besoin de remporter de petites victoires. En cette époque plus que jamais :
Débarrasser mes cheveux de leurs nœuds.
Accrocher un drap blanc à la fenêtre.
Acheter de l’espace de stockage supplémentaire pour mon compte Gmail.
Capter des yeux doux au supermarché.
Dévorer un bouquin. Un deuxième. Un troisième.
C’est peut-être pour cela que tant de gens se sont mis à la pâtisserie.
Cuire du pain, odeur d’une petite victoire.
Fabriquer un nichoir.
Mettre du terreau au pied des plantes.
Acheter un nouveau coupe-ongles.
Un whisky qu’on n’a encore jamais goûté.
Se précipiter chez l’esthéticienne.
Apprendre un poème par cœur.
Au-dessus de ma tête, dans le nichoir, les oisillons pépient toujours plus fort. Sous une chaise de la terrasse, la chatte se tient aux aguets. De temps en temps, elle se faufile à pas de loup jusqu’à la table puis bondit sur la clôture, à côté de l’échelle d’incendie – le poste d’observation où, entre deux béquetées de chenille ou de vers dont ils nourrissent leur progéniture, papa et maman mésange bleue se posent un instant. La chatte papote avec les oiseaux et avec moi. Je crois qu’elle a oublié d’être chat et qu’elle s’essaie avec enjouement à parler une nouvelle langue.
Voici deux semaines, la veille de la réouverture des magasins, je me suis promenée avec un ami dans les rues dépeuplées d’Anvers. On est passés devant de magnifiques façades que nous n’avions encore jamais remarquées. Dans le meuble frigorifique d’un night shop, parmi de nombreuses cannettes, il y avait un Dr. Pepper.
« Ça fait une éternité ! je me suis exclamée en rayonnant de joie. Je devais avoir 16 ans !
- C’est sucré à vomir, a fait mon ami. Ça a le goût du sirop pour la toux qu’on donne aux gosses.
- Je l’achète quand même. Je peux pas résister.
- Dans ce cas, je prends une Desperados. »
On était tout excités. De pouvoir faire quelque chose dehors. Le sentiment de conquérir, de réaliser un truc dont on pouvait tirer de la fierté. Alors que le soir tombait, on a fureté dans le parc Roi Albert. Sur un nichoir suspendu à un arbre, quelqu’un avait peint : « Restez chez vous. »
À l’autre bout du parc, devant le centre de fitness fermé, trois adolescentes faisaient des exercices. À un mètre et demi l’une de l’autre, du moins à une distance qu’elles considéraient comme telle.
« Viens », j’ai dit.
On a posé nos cannettes sur le rebord en pierre d’un parterre de fleurs. On s’est étirés. On a mouliné les jambes. Fait des abdos et des pompes.
« Je suis un peu bourré, a dit mon ami alors qu’on s’était remis à marcher.
- Moi aussi.
- Dansons alors. »
On a écarté les bras, on s’est déhanchés et on a twerké contre les pare-chocs des voitures. En pouffant. Des fenêtres se sont ouvertes. Une voix d’homme a donné le ton, d’autres l’imitant bientôt. Tout à coup, on s’est retrouvés au milieu d’une cacophonie de chants de Juifs orthodoxes qui, en quête de Yahvé, se trouvaient les uns les autres. On a dansé un slow sur la chaussée comme un couple sur la piste d’une boîte de nuit, mais sans se toucher.
À la bifurcation, on s’est dit au revoir.
« Ça m’a manqué.
- Quoi ?
- Juste ça, a dit mon ami. Faire quelque chose qu’on n’avait pas prévu. Un truc qu’on ne contrôle pas. Se laisser surprendre. Au bon sens du terme. Pas par le mixeur qui refuse de marcher ou par le gâteau qu’on sort du four, complètement raté. Ni par sa petite copine qui a un mauvais jour. Un truc palpitant. Qui sort de ce qu’on fait machinalement tous les jours à la maison.
- C’est vrai. »
Le vent jouait avec un drap suspendu au-dessus d’un café fermé. Sur l’appui de la fenêtre étaient alignés dix ours en peluche. Aucun ne tenait une bière.
« Une invitation à un câlin.
- Impossible.
- Il doit quand même bien y avoir un moyen de se serrer dans les bras l’un de l’autre sans courir le moindre risque. »
Tout en parlant, on levait les yeux sur le drap, on échangeait des regards.
« Peut-être qu’on peut y arriver en s’enroulant chacun dans un drap comme dans une sorte de préservatif géant. »
En me marrant à cette idée, serrer dans mes bras des amis, des membres de ma famille, pourquoi pas ma grand-mère, séparés les uns les autres par plusieurs draps, je me suis éloignée. Entourée par les ténèbres, par les prières qui m’apparaissaient à présent familières. Au loin, une clarté d’un rose tendre illuminait les toits de la ville, à croire que des cracheurs de feu s’entraînaient sur les bords de l’Escaut.
Cette gamine n’est pas encore couchée ? je me suis dit. J’approchais d’un immeuble où, derrière une fenêtre du premier étage, une fillette de plus ou moins huit ans, la tête en appui sur les coudes, fixait le vide.
Elle a posé sur moi un regard trop vieux pour son âge. Peut-être n’avait-elle pas de chat avec lequel papoter, pas de livres dans lesquels vagabonder. Peut-être pleurait-elle son grand-père ou sa grand-mère. Ça nous échappe.
J’ai ralenti le pas, lui ai adressé un signe de la main. Apeurée, elle s’est tout de suite éclipsée. Laissant le rideau se balancer doucement. Puis elle est réapparue. Elle m’a renvoyé mon salut d’une main timide, un sourire pondéré aux lèvres. Une lueur triste habitait ses yeux. Ça nous échappe tout simplement.
Le musicien, éditeur et poète newyorkais Scott Rollins vit depuis longtemps aux Pays-Bas. Sa connaissance de la langue néerlandaise l’a conduit à traduire bien des écrivains du cru dans sa langue maternelle, mais l’a aussi amené à composer quelques poèmes directement dans sa langue d’adoption ou à transposer dans celle-ci un choix de sa production en anglais. C’est ce dont rend compte Grenstekens (mot à mot « signes frontaliers »), son premier recueil publié aux éditions In de Knipscheer, lequel se divise en deux volets.
Le premier propose 35 invitations au voyage dans diverses contrées, au-delà des frontières étatsuniennes ou hollandaises, de la Frise au Mexique en passant par la Crète et l’Océanie, mais aussi à l’intérieur du corps ou d’une habitation, sur un pas de danse ou des rythmes de percussions. Il s’agit surtout, en réalité, d’explorer, à travers l’évocation de la flore et de la faune (ici une grive, là un faucon, plus loin l’albatros, au milieu d’une mélodie un éléphant, sans oublier des crabes, un poisson-lune et un brochet, « une baleine bleue et grise », « une colonne de fourmis », une « mite bleue sur un mur blanc ») et quelques bribes de souvenirs, nos frontières mentales en même temps que celles du rêve et celles de la compassion.
Qui est cet homme privé de main, mais qui, n’ayant pas encore perdu sa voix, articule le vent sur le littoral du pays de Galles ? De quelle forêt tropicale surgit cette pirogue, menace pour les poissons, et pourtant moins dangereuse semble-t-il que le héron puisque tout à fait urbaine sous sa forme de calligramme (« Noot van de rivier ») ? Comment le crapaud des gorges du Tarn parvient-il, sans le moindre secours des éléments ni des hommes, à échapper à l’étau des mâchoires d’un serpent ? Quelle relation entretient le corps humain avec les nuages ? Comment franchir une frontière en déménageant en soi-même ? Et quid des chemins que l’on emprunte et qui ne mènent pourtant nulle part ?
Ces périples qui revivent en autant d’instantanés intemporels, de paysages hors de tout espace, de natures mortes bien vivantes – cette pomme bientôt croquée qui rougit à la manière des joues du poète et dont les pépins subissent une mutation anthropomorphique –, commencent toutefois dans l’un des paysages les plus familiers à l’auteur, celui des mots. Car traduire est aussi le passage d’une première frontière, une exploration d’un inconnu supposé connu, chaque poème constituant une tentative de traduction de soi-même, d’autrui et de ce qui nous entoure :
Vertaling Traduction
Zoals lichamen losgelaten Tels des corps libérés
op andere kringen dans d’autres cercles
die vermoeden waar qui présument de l’endroit
andere kernen kunnen zijn où d’autres centres pourraient être
In een nieuwe stad met Dans une nouvelle ville aux
vers geschudde straatnamen noms de rues depuis peu battus
Het pak kaarten in je handen Le jeu de cartes que tu tiens
vormt zich se transmue en
tot de tong van een ander la langue d’autrui
een stuk van jezelf. une part de toi.
traduction D.C.
Langue étrangère, avec des traductions de poèmes de Hugo Claus,
Intitulé « Een verzameld gedicht » (Poème compilé), le second volet de Grenstekens prolonge le voyage dans la langue par le biais du poème « Landschap van verlangen » (Paysage du désir) traduit en 23 langues – du tamazight au chinois en passant par le gaélique d'Irlande, la version anglaise étant bien entendu de la main de Scott Rollins lui-même. On songe à Langue étrangère de Jean-Clarence Lambert, ami des Vijftigers : « De toute façon, la poésie est une langue étrangère. […] Dans la forêt des langues, elle invente des lieux non lieux : lieux nomades, lieu d’exil ». Manque encore toutefois les transpositions dans quelques langues des Antilles néerlandaises – là où, sans doute, « arriver est un éternel départ » – que l’auteur arpente peut-être plus encore que les autres contrées.
Landschap van verlangen Paysage du désir
Het is wind die je gezicht streelt C’est le vent qui caresse ton visage
en de geur van kamille la fragrance de camomille
die je een glimp doet opvangen te donnant d’entrevoir
van alles dat voor je ligt tout ce qui est devant toi
schijnbaar leeg tot vide en apparence jusqu’à
je oog scheep gaat ce que ton œil appareille
in die wolk sur ce nuage
tot het jusqu’à ce qu’il voie
de komende oogst ziet la moisson à venir
tot het zich afvraagt et se demande
of iemand thuis is si quelqu’un est chez soi
in dat huis sous ce toit
daarginds. là-bas.
traduction D.C.
La photo de couverture, prise par le poète lui-même, nous montre les deux bras dressés d’un cactus, à la frontière entre terre et mer – les îles où l’on échoue ont-elles une frontière, s’inscrivent-elle réellement dans le temps ? Tel un fanal, un signe, une trace de frontière, tel le poète, le cactus se tient là immobile, fixant, au-delà des terres et de l’océan, l’horizon avant d’ouvrir les bras sur l’imaginaire, de « saisir à pleines mains l’air », de « peindre avec les couleurs de l’eau », avant de tourner le regard sur les frontières franchies en lui-même. « Regard sur l’infini ? Quand l’œil intérieur / tout à la fois en éveil et en sommeil / sans penser ni cligner / rêve ce qu’il voit ».