Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

pays-bas - Page 5

  • Entre crimes & poèmes

    Pin it!

     

     

     

    Entre crimes & poèmes,

    l’énigme Gerrit Achterberg

     

     

    gerrit achterberg,hollande,pays-bas,crime,henk breuker,wim hazeu,f.j. temple,françois cariès,poésie

     

     
    À l’occasion de la parution en 2021 de L’ovaire noir de la poésie, choix de poèmes de Gerrit Achterberg (1905-1962) en traduction française aux éditions de Corlevour - préface de Stefan Hertmans, postface de Willem Jan Otten -, nous nous arrêtons sur le destin de ce personnage singulier, considéré par beaucoup comme le plus grand poète néerlandais du XXe siècle, dont l’œuvre demeure pourtant ignorée hors des Pays-Bas et de la Flandre.

     

     

     

    Demandez à ce qu’on biffe mon nom de l’état civil.

    Qu’on oublie et brûle tout ce qui rappellerait ma personne.

    Si jamais ce chant vous parvient, n’y voyez que

    du vent et de l’éternité, une fleur dans votre main.

     

    Gerrit Achterberg, « Code civil »

     

     

    Gerrit Achterberg, poésie, Hollande, Pays-Bas, crime

     

    Une photographie en noir et blanc parue dans la presse nous montre quelques dizaines de personnes – proches, amis, éditeurs, un pasteur, des écrivains dont Cees Nooteboom et Harry Mulisch – réunies autour d’une fosse. Fleurs et branches de conifères recouvrent le cercueil que l’on vient d’y descendre. Sur la terre, les deux cordes dépassent encore de chaque côté. Des arbres et des trouées du rare feuillage hivernal occupent l’arrière-plan. Le cliché a été pris le 22 janvier 1962 à Leusden, une commune de la province d’Utrecht, aux Pays-Bas. Le lundi après-midi en question, dans ce cimetière, certains prirent la parole, dont Bert Bakker, célèbre éditeur, qui déclama « Pharaon » dont voici les dernières strophes :

     

    N’ajoutez ni ne retranchez rien à ce chant,

    ne jugez, ne condamnez aucune tombe

    sous peine d’être puni par un mort ;

     

    en dernier lieu, cependant, posez

    tous mes poèmes à mes pieds :

    forces grâce auxquelles je me relèverai.

     

    Si le défunt ne se releva pas le jour même, pour autant, il ne resta pas tout à fait immobile, semblant en cela reprendre à son compte l’un de ses vers : Il nous a eu en beauté pour l’éternité. En effet, quand tout le monde eut tourné le dos, les fossoyeurs retirèrent le cercueil de la fosse pour le placer dans une autre : on s’était trompé de trou ! Apparemment, trouver sa place dans l’au-delà se révèle pour certains plutôt difficile. Quant au mort en question, Gerrit Achterberg (1905-1962), il avait eu déjà bien du mal à en trouver une ici-bas.

    Posés ou non à ses pieds, ses poèmes revêtent quoi qu’il en soit une force telle qu’ils lui survivent depuis et lui survivront longtemps encore. Un commentateur parle à propos de ce millier de pages d’« une œuvre exceptionnelle, monolithique, profondément primitive ». Quant à l’écrivain Adriaan Van Dis, dès que l’on prononce le nom Achterberg, il s’exclame : « Grandiose ! » À première vue, pourtant, on pourrait se demander s’il est bien sérieux d’accorder un tant soit peu de crédit à un auteur qui, tout en se disant totalement habité par la poésie, intitule tel recueil Blanche-Neige, tel autre La Belle au bois dormant – qu’il dédie, on l’aura deviné, à… Blanche-Neige – ou encore un troisième Et Jésus écrivit dans le sable… Néanmoins, on a bien affaire à une création qui fascine depuis près de quatre-vingt-dix ans, à des « miniatures chargées de dynamite », ainsi qu’a pu le formuler l’un des auteurs des éditions Phébus, Simon Vestdijk.

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeVoici peu, Delphine Lecompte, poétesse flamande, écrivait à propos d’Eiland der ziel (Île de l’âme, 1939), deuxième recueil d’Achterberg, en s’adressant à ce dernier au-delà de la tombe : « C’est ainsi que j’ai découvert votre poème ‘‘Verre’’ : Je suis fait de tellement de verre / que chaque voix forte / m’est une pierre, m’est une fêlure. Il m’a réconcilié avec la vie, j’ai vécu un moment d’extase : j’étais en présence d’une personne tout aussi fragile et délicate que moi, en même temps que suffisamment intelligente, rusée et forte pour se saisir de la pierre et la rendre toute lisse ; pour faire du mépris d’autrui une perle. J’ai alors lu tous vos recueils, en appréciant les nombreux miroirs et le crépuscule. De même, j’ai dévoré votre biographie et copié en grande partie votre vie : comme vous, j’écris comme une possédée ; comme vous, j’ai passé bien des années dans d’abjects et horribles asiles d’aliénés. Ma vie amoureuse ne se passe pas elle non plus sur des roulettes. Comme vous, j’ai un penchant à la violence, mais heureusement, je ne possède pas de revolver. Je n’ai pas même de harpon ; quant à la sagaie et à l’arbalète, elles n’apparaissent que dans mes poèmes. Ce que je trouve magnifique dans votre recueil Eiland der ziel, c’est votre condamnation, claire et nette, de la psychiatrie : les psychiatres sont des chiens qui dissèquent avec cruauté leurs patients. […] Mes poèmes sont baroques et monstrueux ? ça me convient. Tant qu’il m’est possible de me reposer de temps à autre sur votre île, sur votre âme. »

     

     

    La voix du poète (et autres documents)

     

     

    Jeunes années et premiers pas en poésie

     

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeOn l’aura compris, Gerrit Achterberg (le prénom correspond à Gérard, le patronyme à : Montagne Derrière) a effectué quelques séjours en asile psychiatrique et a dégainé à plusieurs reprises, outre sa plume, un pistolet ou un revolver. Son histoire commence à Neerlangbroek, petit village où il voit le jour le 20 mai 1905, dans une famille nombreuse et modeste (photo avec l’un de ses frères). On parle d’un environnement calviniste extrêmement rigoriste au sein duquel la Bible des États (traduction sacro-sainte datant de 1637) et le Catéchisme de Heidelberg (1563) ne laissent guère de place aux facéties ni aux arts. Ainsi, contribuant à la couleur locale, figure, gravé sur la fontaine du village, ce verset tiré de l’Exode : « Vous servirez le Seigneur, votre Dieu, afin que je bénisse le pain que vous mangerez, et les eaux que vous boirez, et que je bannisse toutes les maladies du milieu de vous. » Sur certaines pierres tombales, on peut lire cette tournure : « Ci-gît la dépouille mortelle de X jusqu’au jour de sa résurrection où, réunie à l’âme, elle deviendra un nouvel homme. » Quant aux modestes sépultures des gens les plus démunis, elles ne portent pas même le nom de ces derniers, uniquement un numéro et leurs initiales, un anonymat qui se reflète probablement dans l’absence d’identité du « je » et du « vous » des poèmes d’Achterberg. Ses vers font en effet écho à de tels effacements et à de telles formules, mais souvent dans une syntaxe, dans un énoncé qui prend le lecteur à contre-pied ; au fil de l’œuvre, le Hollandais exploite de façon très singulière la part réformée « piétiste » et « mystique » héritée du parler autochtone et de ses lectures de jeunesse.

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeQuelques années après la naissance de ce fils, le père de Gerrit, jusqu’alors cocher d’un comte chambellan de la reine, prend une ferme à bail. Lui et son épouse apparaissent dans certains poèmes de leur rejeton (par exemple « Mère I & II » et « Le fils prodigue »). Bien qu’il participe à des activités collectives encadrées par les instances protestantes, le garçon est plutôt d’une nature solitaire. Sans être exceptionnelle, sa scolarité l’amène dès l’âge de 15 ans à vivre à Utrecht où il loge chez différentes familles. Il suit un enseignement qui va faire de lui, avant même la vingtaine, un élève-instituteur (photo ci-dessous, à 19 ans). À l’époque, il fréquente une jeune fille de 16 ans, Cathrien van Baak (photo ci-dessous), rencontrée à l’occasion d’une exposition. Fin 1924, avec l’un de ses rares amis, Gerrit commet une première plaquette qu’il reniera : De zangen van twee twintigers.

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeDès cette période, il entre en contact avec des directeurs ou rédacteurs de revues (Roel Houwink, qui sera un temps son mentor, Hendrik Marsman puis les poètes A. Roland Holst et M. Nijhoff) ; ces auteurs, dont trois figurent aujourd’hui au panthéon des lettres néerlandaises, ne tardent pas à l’encourager en reconnaissant son talent. Lui-même ne voit pas comment il pourrait concilier écriture poétique et son métier ; de fait, il n’obtiendra jamais le diplôme d’instituteur. En 1926 paraissent de premiers poèmes dans des périodiques ; le thème de la blessure laissée par la femme aimée, absente ou décédée, est déjà mis en avant non sans quelques allusions bibliques – alors même que le jeune homme a en portefeuille des vers un tantinet plus grivois que personne ne s’empresse de publier…

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeDébut 1927, Gerrit Achterberg est réformé pour troubles psychiques (zielsziekte, soit, mot à mot : maladie de l’âme). Absorbé par sa vocation de poète, s’éloignant du milieu parental, il éprouve de plus en plus de difficultés à se conformer au monde extérieur et à se comporter correctement à l’égard d’autrui, en particulier à l’égard des jeunes filles et des femmes. Il exprime alors pour la première fois le désir de se suicider : Mes mains enserrent peu à peu mon cou, écrira-t-il encore dans « Suicide » (inclus dans le recueil Hoonte paru en 1949) ; alors que sa liaison avec Cathrien connaît des hauts et des bas et va bientôt se terminer, il tente, un soir, de pénétrer dans la chambre de sa première conquête, un revolver à la main.

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeAprès cette rupture déterminante pour ce qui est de la teneur de l’ensemble de l’œuvre à venir, il tombe amoureux de Bep van Zalingen, institutrice, dont il ne tarde pas à demander la main. Les fiançailles vont se prolonger trois années. À partir de la rentrée de 1930 – époque à laquelle des revues de diverses orientations idéologiques ou confessionnelles prennent un nombre plus significatif de ses vers –, il occupe un poste à La Haye. En 1931, Afvaart (Appareillage), son premier véritable recueil, voit le jour. Malgré une bonne poignée de recensions positives, en un an, moins de cinquante exemplaires trouvent preneur. Rien ne laisse donc présager qu’il se vendra, un quart de siècle plus tard, plus de 100 000 exemplaires de la première anthologie de sa poésie, puis, à partir de 1963, plusieurs dizaines de milliers de l’épais volume relié de ses œuvres complètes.

     

     

    Le poète Achterberg ignoré et passé sous silence dans son village natal

     

     

    Années et poèmes d’internement

     

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeLa période de créativité que Gerrit traverse alors que la crise économique commence à frapper de plein fouet l’Europe occidentale, se trouve bientôt contrariée par une dégradation de son état mental, les premiers signes manifestes d’une dépersonnalisation et d’un « sentiment d’incomplétude ». Il se montre violent à l’encontre de Bep. Celle-ci l’évite de plus en plus et finit par rompre leurs fiançailles, ce qui laisse le jeune homme totalement abattu. Les choses s’aggravent quand on apprend qu’il retourne parfois son agressivité contre ses élèves ; il serait même allé jusqu’à attenter à la pudeur de l’une des écolières. L’établissement haguenois où il travaille le somme de se faire traiter. Achterberg ne reprendra jamais ses fonctions. Fin 1932, il est interné une quinzaine de jours dans une clinique psychiatrique. On diagnostique une psychopathie. Annie Kuiper (photo), l’infirmière en chef qui s’occupe de lui, va jouer un rôle prépondérant dans les dix années qui suivent.

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeIl passe ensuite des semaines d’oisiveté à la ferme de ses parents. Mais, désemparé, il part à bord d’un taxi, le Vendredi saint 1933, à la recherche de Bep. Alerté par les propos décousus et alarmants de son client, le chauffeur prévient la police. Gerrit est arrêté en possession d’un revolver et de balles qu’il s’est semble-t-il procurés auprès d’une prostituée. Il avoue qu’il s’apprêtait à tuer dans un bois la jeune femme qui l’avait quitté peu avant. Un deuxième internement commence, dans la même clinique, cette fois pour une trentaine de jours. Diagnostique : psychopathie sévère. Puis, pendant cinq mois, le patient est pris en charge dans un autre lieu sans subir de traitement particulier avant d’être libéré à la surprise de plus de l’un de ses proches. Pour ainsi dire sans ressources – l’État n’allouait pas encore d’aides aux poètes ! –, il devient gratte-papier à Utrecht et se fiance avec Annie Kuiper. Ainsi, pendant plus de trois ans, il ne fait guère parler de lui, occupant un obscur emploi ayant trait au contrôle du nombre de veaux et de cochons dans les fermes des environs. Début 1935, il loue une chambre chez Roel van Es, une femme divorcée un peu plus âgée que lui, mère d’une adolescente prénommée Albertha. À Annie, qui habite et travaille dans une ville voisine, Achterberg confesse l’obsession et les fantasmes que lui inspire sa logeuse. Il en vient même à demander la main de cette dernière ! Devant le refus qu’il essuie, il lui demande celle d’Albertha, âgée d’une quinzaine d’année ! C’est d’ailleurs à Roel qu’il entend dédier le recueil qu’il prépare, Eiland der ziel, dont la parution sera finalement reportée à l’année 1939. À cette date, la pauvre logeuse n’était toutefois plus de ce monde : le browning acquis par Gerrit début décembre 1937 lui avait en effet été fatal. Le soir du 15, le poète est semble-t-il surpris, en train de se masturber, par Albertha ; il tente quoi qu’il en soit de la violer ; les cris de cette dernière alertent sa mère qui surgit dans la chambre. L’agresseur tire sur l’une et l’autre, tuant la femme, blessant l’adolescente qui échappe de peu à la mort. Moins réputé qu’Achterberg – même s’il a connu son heure de gloire et a su tirer profit des médias –, Richard Klinkhamergerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crime (1937-2016), ancien déserteur de la Légion étrangère (expérience qu’il a narrée dans un roman à succès), est l’autre écrivain néerlandais homicide du XXe siècle. En 1991, ce dernier a tué sa deuxième épouse. Démasqué seulement neuf ans plus tard, il avait entre-temps écrit une œuvre de fiction dans laquelle il expose tous les scénarios possibles qui auraient pu l’amener à commettre le meurtre dont on le suspectait. En tout, Klinkhamer fera moins de cinq ans de prison.


    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeQuant à Achterberg (ci-contre, photo de l’époque), après son forfait, il est détenu pendant six mois à la maison d’arrêt d’Utrecht. Le psychiatre qui l’examine considère qu’il a affaire à un hystéro-psychopathe. En conséquence, les magistrats estiment que le coupable ne peut être tenu pénalement responsable de ses actes ; ils prennent une mesure de « mise à disposition du gouvernement néerlandais », ce qui revient à l’interner pour une durée indéterminée, avec obligation pour le patient de suivre des soins. Psychiatres et représentants du ministère de la Justice ont dès lors son sort entre leurs mains ; plus ou moins tous les deux ans, ils sont censés se prononcer sur son cas pour savoir s’il est ou non susceptible d’être libéré, la décision définitive revenant au ministre de la Justice. Ainsi, début 1941, Achterberg est-il examiné pendant plusieurs semaines à Amsterdam, mais les médecins décident de le ranger dans la catégorie des déséquilibrés. De juin 1938 à juin 1941, Gerrit vit le quotidien de l’asile pour psychopathes d’Avereest, une petite commune du Nord-Est des Pays-Bas. De début juin 1941 à début décembre 1942, il est placé dans un établissement situé à Rekken, dans la province de Gueldre, avant d’être de nouveau examiné dans une clinique, cette fois pendant plus de huit mois. Durant l’été 1943, il est placé dans une famille qui vit près de l’asile de Rekken : il continue d’être suivi et surveillé mais bénéficie d’une plus grande liberté. Début 1944, c’est un couple vivant dans la région (la bourgade de Neede en province de Gueldre) qui l’accueille ; en octobre de la même année, Cathrien, son premier amour, le rejoint. Ses quelques séjours ultérieurs en hôpital psychiatrique seront assez brefs (cure de désintoxication). Il lui faudra toutefois attendre juin 1955 pour que sa « mise à la disposition du gouvernement » soit totalement levée et qu’il retrouve, juridiquement, la jouissance de tous ses droits ainsi qu’une totale liberté de mouvement. En définitive, il aura été interné à peu près à la même période qu’un autre grand poète, Antonin Artaud.

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeParmi les différents spécialistes qui ont étudié le dossier de Gerrit, certains ont recouru, outre aux qualificatifs mentionnés plus haut, à ceux-ci : schizoïde, schizophrène, narcissique et autiste. Lui-même a pu se reconnaître schizoïde, mais non pas schizophrène. Il est certain que la possessivité – autrement dit l’incapacité à considérer l’autre et, de fait, sa propre personne, comme un être à part entière – l’a souvent aveuglé, au point de le pousser à commettre l’irrémédiable. Plus souvent encore, toutefois, ces « forces diaboliques », Achterberg est parvenu à les canaliser pour les transposer dans son œuvre, tentant de s’approprier, non sans une obsession poussée de la perfection, celle qui ne cessait de lui échapper. Comme dans le cas d’un Vincent van Gogh, on n’a pas manqué, à titre posthume, d’essayer de cerner de plus près les troubles en question. On a pu parler d’un dédoublement (grave) de la personnalité (un poème publié fin 1955 s’intitule « Depersonalisatie »). Voici une vingtaine d’année, un journaliste est allé jusqu’à suggérer qu’aimer la poésie d’Achterberg reviendrait à serrer contre son cœur l’œuvre oppressante d’un nécrophile psychopathe. On a évoqué aussi, pour expliquer la violence et l’aliénation du poète, une chute sur la tête qu’il aurait faite dans l’enfance et une seconde à l’adolescence. Ce qui est certain, c’est que son déséquilibre n’a donné lieu à aucun traitement réellement lourd durant ses internements, même si la castration a été un temps envisagée ; on l’a enfermé pour tenter avant tout de le « rééduquer » et, bien entendu, pour protéger ses proches, en particulier ceux du sexe féminin. Dans l’un des hôpitaux où il s’est morfondu, on l’a laissé assez libre : il consacrait son temps à l’écriture de lettres et de poèmes, à la lecture et à la gestion de la bibliothèque du lieu, une pièce où il se réfugiait le plus possible. Il n’est donc sans doute pas un « fou littéraire » au sens ou Raymond Queneau et André Blavier l’entendaient, puisque ceux-ci excluent de cette catégorie les écrivains qui, bien qu’évoluant entre génie et folie, ont été à un moment donné « la proie des psychiatres ». Peut-être Gerrit aura-t-il alors plus sa place aux côtés des auteurs qui font l’objet de l’ouvrage de Jeremy Reed : Madness. The Price of Poetry. Paul Rodenko (1920-1976), auteur assez proche d’Achterberg, a pu dire : « La véritable poésie a quelque chose à voir avec la folie et la mort, elle doit nous donner l’impression que le poète peut à tout moment devenir cinglé ou tenter de se suicider. »

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeLes psychiatres – ainsi, au passage, que les juges et autres représentants de l’État qui violent l’intimité du patient – sont les cibles de certains vers du Hollandais, en particulier ceux du recueil posthume Blauwzuur (Acide prussique, 1969) – qui devait s’intituler à l’origine Cellule ou Asile –, composé une trentaine d’années avant sa parution. Les titres des poèmes parlent d’eux-mêmes : « Acide » (Acide sur l’âme que rongent les larves), « Ministre » (Je fais la loi. J’évolue bond après bond. / La loi vous fait. Vous progressez sur le dos), « Effroi » (Effroi quand retentit mon nom : on a mutilé ses significations, / il n’est plus qu’effroyable aboi et appel / au lit à la gamelle), « Épitaphe » (ils se sont dit : l’éliminer, / c’est faire qu’il renonce à chanter), « Psychiatre » (N’ai-je pas depuis longtemps oublié / qu’il me faut encore exister ?), « Cellule » (En dedans de la pierre de l’existence), « Pavillon » (Nous sommes de parfaits idiots / qui allons et venons ici tels des animaux), « Heure de consultation » (Dieu du ciel ! des bestiaux d’hommes / m’ont en leur pouvoir.), « Égout » (Dans quel égout ai-je atterri ?), « Règlement » (Propriété perdue. Vie condamnée à mort), « Terreur » (Chaque cri provoque une déchirure / dans les mailles prudemment élaborées / du rêve) ou encore « Directeur ». Aux yeux de la magistrate Jeanne Gaaker, « les poèmes d’Achterberg relatifs à son expérience dans des hôpitaux psychiatriques illustrent la thèse de Wittgenstein selon laquelle les limites de notre langage sont les limites de notre monde, et ceci dans plus d’un seul sens. Lisant Blauwzuur, on ressent profondément la tension qui étaye l’identité de l’auteur, entre le poète d’un côté, le fou criminel et déviant sexuel de l’autre. Les frontières entre faits et fiction sont floues dès lors qu’on prend conscience que les psychiatres et les juristes ont diagnostiqué la folie d’Achterberg en se basant sur sa poésie ».

     

    Autres documents (sonores) ayant trait à Achterberg

     

     

    Le cercle des proches et la reconnaissance

     

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeMême coupé en grande partie du monde, Achterberg a laissé une poignée de poèmes qui évoquent, de près ou de loin, la Seconde Guerre mondiale (« Guerre », « Résistance », « Auschwitz », « Attaque aérienne », « Voiture à bétail 1945 »…) ; il en écrira quelques autres à partir d’un fait de l’actualité. Cependant, l’essentiel de l’œuvre reflète l’introversion de l’auteur. Plus d’une centaine de poèmes sur un total d’à peu près un millier commencent par le pronom personnel « je » ; Gerrit accordera un peu plus de place à un « on » ou à un « nous » à mesure qu’il mettra l’accent sur la forme en se polarisant sur un schéma rimé plus strict. Il ne faut toutefois pas se fier aux titres pour croire que le poète est vraiment en lien avec la société qui l’entoure ou avec son temps. Dans le sonnet « Auschwitz », pour ne retenir que cet exemple, point de traces explicites du camp à proprement parler si ce n’est en tant que destination :

     

    Les bourrasques en parlent sans le savoir.

    Ni audience ni porte-parole ne demeurent

    pour vous raconter. Vous êtes abrogée.

    Une fois de plus, je sais que je vous ai oubliée.

     

    Rubans de ciel, chassés dans des vibrations,

    les mots ne sont pas revenus, les faits

    incapables de garder, d’endurer du langage.

    Chaque conscience s’est donnée la mort.

     

    Cédée à des trains blindés, wagon gris

    décroché sur une voie sans issue, vous

    vous tenez quelque part en de rudes parages .

     

    Des lettres écrites à la craie par une main

    étrangère, vous destinent de dehors, froide

    et prête, pour ce lieu où l’on vous a égarée.

     

     

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeDurant les différents internements du poète, un certain nombre de personnes sont malgré tout autorisées à lui rendre visite, en particulier sa fiancée du moment – l’infirmière Annie Kuiper –, son père, plusieurs littérateurs, l’éditeur Bert Bakker ou encore un médecin juif allemand admirateur de son œuvre, que cachait L. H. Fontein, le directeur de l’asile situé à Rekken, dans la province de Gueldre, tout près de l’Allemagne. Pour quelques occasions exceptionnelles, le poète bénéficie d’un droit de sortie ; ainsi, en avril 1942, lors du décès de sa mère, il peut rejoindre sa famille sans pouvoir toutefois assister aux obsèques : on craint une réaction hostile des villageois ; plus ou moins à la même époque, il assiste même à un cycle de conférences auxquelles L. H. Fontein (photo ci-contre) l’autorise à l’accompagner.

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeGrâce à ces visiteurs, à maintes lectures – romans, philosophie, histoire de l’art, linguistique, spiritisme, parapsychologie… « il est connu pour ne pas aimer lire les poèmes des autres, de peur de rompre sa tension personnelle » (F. J. Temple) –, grâce à l’écriture de nombreux vers et de lettres, Achterberg tient tant bien que mal le coup, non sans traverser des moments de grand désespoir. En réalité, le fait de ne plus avoir à travailler, de ne plus être tourmenté par la présence obsédante de femmes, le libère d’une certaine façon ; il connaît alors une période créative très féconde même s’il s’efforce de ne pas coucher sur le papier des strophes qui pourraient lui nuire aux yeux des psychiatres. Hormis sa poésie et sa correspondance, il n’a laissé aucun écrit. Pour la majeure partie, ses lettres ne sont pas d’un niveau littéraire exceptionnel ni d’un intérêt extraordinaire – à l’exception sans doute, sur ce dernier point, de ses échanges avec Roel Houwink et avec Annie Kuiper. Il ne s’exprime que rarement sur le fond de son œuvre : « il avait toujours peur d’écrire quelque chose pouvant être utilisé contre lui » (A. Middeldorp). Il n’en parlait pas non plus, semble-t-il, se contentant de remarques assez superficielles. La plupart des lettres éditées ou consultables à ce jour (adressées à des éditeurs, des confrères, des connais-sances susceptibles de lui venir en aide) portent sur la publication de poèmes ou la possibilité d’en publier ainsi que sur les moyens d’être rendu à la liberté. On reste dans le domaine du pratique, du factuel. Peut-être quelques échanges épistolaires restés jusqu’à ce jour confidentiels nous entre-bâilleront-ils un peu le crâne du poète…

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimePendant ces années, un autre viatique permet à Gerrit de ne pas sombrer totalement : les nombreuses possibilités de publication qui s’offrent à lui, malgré son isolement et malgré l’occu-pation nazie. En avril 1940, juste avant le bombardement de Rotterdam et l’invasion du pays, paraît son recueil Dead end. À ce titre pour le moins parlant viennent s’ajouter quelques éditions, dont certaines clandestines, avant la fin des hostilités : en février 1941 sort ainsi Osmose puis, en octobre de la même année, Thebe (Thèbes). Au printemps 1944, le recueil Sintels (Scories / Braises). Reconnu assez rapidement par quelques-uns de ses principaux pairs, Achterberg pourra longtemps compter sur leur entregent, bien que la plupart n’ignorent guère la gravité des faits qu’il a commis. Il leur doit, au fil du temps, nombre de recensions de ses recueils, des essais sur son œuvre, l’obtention de prix littéraires, l’accès à des subventions et à des éditeurs… Au point qu’on assiste, la guerre à peine terminée, à une véritable avalanche : dès 1946, on voit ainsi paraître pas moins de six nouveaux titres (dont Stof), d’un volume regroupant les quatre premiers et à la réédition d’un plus ancien ! En tout, 27 recueils verront le jour du vivant de l’auteur dont plusieurs lui vaudront d’être le lauréat de prix parmi les plus prestigieux des Pays-Bas. C’est d’ailleurs en mai 1946, lors de la remise de l’un d’eux spécialement créé pour le distinguer, qu’il lit pour la première fois ses vers en public.

    Roel Houwink (dessin de Wybo Meijer, 1925)

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeLe retour de Cathrien dans sa vie, dix ans après le dernier contact, marque bien entendu une étape très importante. Ils se revoient pour la première fois en août 1943 – c’est Gerrit qui lui a passé un coup de téléphone. La flamme de l’amour, selon toute vraisemblance, ne s’est jamais tout à fait éteinte entre eux. Cathrien vient vivre à ses côtés dès octobre 1944, à Neede. Ils résideront dans cette commune jusqu’à début mai 1953 – en particulier dans la maison baptisée Mariahoeve –, date de leur déménagement à Leusden (province d’Utrecht), à un jet de pierre de grandes étendues naturelles. Le 27 juin 1946, l’amoureuse, effrayée vingt ans plus tôt par la menace d’un revolver, épouse son agresseur. Le père du poète assiste à l’événement. En cette occasion, les époux posent entourés de leurs deux témoins, l’éditeur Bert Bakker et l’auteur Ed. Hoornik, ainsi que du poète Martinus Nijhoff (photo ci-dessous).

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crime

     

    Malgré les colères de Gerrit, sa jalousie de tout, son incapacité à supporter la moindre critique portant sur sa poésie, les crises qui l’accablent (il lui arrive encore de menacer des gens avec un couteau ou un pistolet), malgré les cures pour lutter contre l’alcoolisme, les journées où il disparaît pour se livrer à des beuveries ou encore ses frasques d’exhibitionniste (ce qu’on appelle en néerlandais un potloodventer, soit « un marchand ambulant de crayons à papier »), Cathrien s’emploie afin qu’il mène une vie à peu près normale. Tout ceci en taisant bien entendu le crime de 1937 – resté un traumatisme pour le reste de la famille Achterberg. On apprendra que Cathrien avait semble-t-il, elle aussi, un passé à se faire pardonner ou du moins à « gommer », notamment une liaison avec un soldat allemand. Mi-ange gardien, mi-chien de garde selon certains, radiant et vigie selon d’autres, elle protège son mari lorsqu’il lui arrive de baisser la garde, de pointer le nez hors du « mur de Berlin qu’il a érigé autour de lui » (Simon Vinkenoog). Par ailleurs, elle le coupe plus encore de sa famille, même si le poète va se rapprocher et géographiquement et thématiquement de ses origines. En août 1947, elle met au monde un garçon qui meurt quelques heures plus tard. Ici est la tombe égalisée avec le gazon, tel est le premier vers de « Kindergraf » (Tombe d’enfant).

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeAutour du poète s’est peu à peu constitué un cercle d’« amis », essentiellement des hommes de lettres qui connaissent son histoire mais font leur possible pour qu’elle ne s’ébruite pas. Son cinquantième anniversaire (photo ci-dessous) réunit ainsi une petite partie de l’élite littéraire du pays ; le liber amicorum qu’il reçoit à cette occasion comprend un témoignage de sympathie (écrit, dessiné ou peint) de près de soixante-dix écrivains, éditeurs et artistes. Il est certain qu’Achterberg s’est la plupart du temps montré opportuniste dans ses contacts avec les proches en question. Sans doute a-t-il tout de même été lié d’assez près à un ou deux pasteurs ainsi qu’à trois autres hommes : Arie Jacobus Dekker (avec qui il a publié sa toute première plaquette, photo ci-dessus) puis les hommes de lettres Roel Houwink (1899-1987) et Ed. Hoornik (1910-1970). Sans oublier Jan Vermeulen (1923-1985) qui a été durant quelques mois une sorte de secrétaire pour lui et auquel il a pu demander de relire des traductions françaises de sa poésie.

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crime

    Au sortir de la guerre, Gerrit est autorisé à retravailler, mais les psychiatres refusent qu’il occupe un emploi à Amsterdam ou dans une quelconque ville. Aussi va-t-il assumer, en restant chez lui, diverses tâches qu’on lui confie par l’intermédiaire de son réseau de connaissances : travaux de correction pour des éditeurs, établissement de listes de vocables dialectaux, etc. Une manière de sucer, mâcher et ruminer des mots entre deux cigarettes. Même s’il donne à l’époque un petit nombre de poèmes à un hebdomadaire dans le cadre d’une action destinée à défendre la population espagnole contre le régime franquiste, on ne peut rattacher Achterberg à aucune mouvance politique ni à aucune école littéraire ; il est resté étranger à ces questions de même qu’il ne mettra jamais vraiment en avant ses convictions. Il n’a jamais non plus semble-t-il rompu tout à fait avec la religion de son enfance. La question de savoir s’il était ou non un poète « chrétien » a divisé et continue de diviser la critique hollandaise. Or, l’essentiel n’est pas là. L’essentiel réside dans le fait qu’il aborde et explore des motifs chrétiens emblématiques (à commencer par la Résurrection et la Trinité) en leur conférant une teneur, une couleur, des contours inédits susceptibles de susciter chez le croyant un approfondissement de sa foi, chez le non croyant un élargissement de sa perception esthétique.

     

    gerrit achterberg,henk Breuker, Wim Hazeu, F.J. Temple, François Cariès,poésie,hollande,pays-bas,crime

     

     

    Voyages en France et dernières années

     

    Privé de liberté de mouvement pendant une dizaine d’années, enfermé dans sa pathologie mentale, Achterberg a très peu voyagé – si ce n’est à travers sa poésie qui privilégie voyage dans le temps, dans l’espace, traversées sur l’eau et tentatives de passer dans l’autre monde ou d’en revenir. Aussi étonnant que cela puisse paraître s’agissant d’un Hollandais, sa connaissance des langues étrangères était plutôt limitée, même s’il a pu s’inspirer, çà et là, de certains vers de Baudelaire ; il ne maîtrisait que l’allemand, ce qui, pour un homme cultivé de son pays, ne représente rien de surhumain. Dans l’une de ses lettres, il demande à son correspondant ce qu’est une « allumeuse » ; il écrit code civil « code civile » et code pénal « code pinale » ; à sa décharge, il convient de dire que, durant ses inter-nements, il n’avait pas forcément à sa disposition un dictionnaire français.

    gerrit achterberg,henk Breuker, Wim Hazeu, F.J. Temple, François Cariès,poésie,hollande,pays-bas,crime

    C’est en avril 1949 que Gerrit quitte pour la première fois les Pays-Bas. Grâce au passeport qu’il parvient à obtenir malgré le fait qu’il reste sous le contrôle du gouvernement néerlandais, il monte, accompagné de Cathrien, dans la Ford 1949 Custom Tudor Sedan d’un couple de connaissances, Willem Joan ter Kuile (dit Jim, 1912-1973) et Francesca ter Kuile-Langelaan (dite Chetty, 1916-2012). Destination : la Riviera (photo ci-dessus : Jim, Cathrien et Gerrit buvant du champagne au bord d’une route en France).

    gerrit achterberg,henk Breuker, Wim Hazeu, F.J. Temple, François Cariès,poésie,hollande,pays-bas,crimeDe cette expédition d’une vingtaine de jours (8-27 avril) résulteront plusieurs poèmes de Mascotte ainsi que l’intégralité de la plaquette Autodroom. Quelques titres : « Vercors », « Petit cimetière de Fréjus », « Jeanne d’Arc », « Rivièra » et « Gorge de Loup (sic) ». Divers documents, dont des photographies, nous permettent de savoir que les quatre Néerlandais se sont arrêtés à Domrémy-la-Pucelle, à Langres puis, près de Beaune, à Saint-Romain, village où l’écrivain Hendrik Marsman (1899-1940) a passé la dernière partie de sa vie ; après un arrêt à Tournus et un autre à Lyon, ils ont gagné Avignon, le Pont du Gard, Nîmes et ses arènes, la Camargue, Arles, les Baux-de-Provence, le Var (Fréjus, Saint-Paul-en-Forêt), puis Cagnes-sur-Mer où nombre de leurs compatriotes artistes villégiaturaient à l’époque. À partir de cette localité, ils explorent les environs pendant une semaine (Vence, Cannes, les Gorges du Loup, Vallauris, Monaco, Auron…) et entreprennent la route du retour en traversant la région grenobloise (Voiron, Saint-Pierre-de-Chartreuse) et le Vercors. À moins qu’ils n’aient, depuis Lyon, effectué le trajet en sens inverse… Quatre décennies plus tard, Chetty a confié les souvenirs qu’elle gardait de ce périple bien peu reposant. Tout – vitesse, paysages, étendues, distances, route défilant « à rebours » dans le rétroviseur – exerçait une énorme impression sur Gerrit, suscitait même une certaine peur en lui. Il ne tenait guère en place, notait tout dans un calepin, collait ses yeux à des jumelles alors qu’il occupait la place du mort dans la voiture, ceci pour ne rien perdre du panorama. Le soir, il sortait un peu de son univers, se montrait d’une humeur plus abordable. Mais il était incapable de renoncer à son rythme : manger et dormir aux horaires habituels sous peine de perdre totalement ses repères, de paniquer. Néanmoins, et même s’il n’a guère apprécié la cuisine française, il ne manquait pas de régaler ses compagnons de voyage de quelques boutades et traits d’humour.

    gerrit achterberg,henk Breuker, Wim Hazeu, F.J. Temple, François Cariès,poésie,hollande,pays-bas,crimeDébut octobre 1950, le couple Achterberg effectue son deuxième séjour à l’étranger. Cette fois, ils prennent le train. À la Gare du Nord, un compatriote les accueille : Simon Vinkenoog (1928-2009). Depuis Clichy où il réside, ce tout jeune poète anime et aiguillonne l’avant-garde poétique hollandaise, ce qu’on appellera bientôt les Vijftigers, proches ou membres de la mouvance CoBrA, qui ne tarderont pas à se manifester dans les années cinquante ; ils reconnaîtront en Gerrit l’un des rares aînés dont ils estiment l’œuvre. Pour sa part, Achterberg confiera un jour à ce même Vinken-oog qu’il lit les poèmes des représentants de cette avant-garde en rétropédalant, autrement dit de la fin au début. Cette dizaine de journées parisiennes a fait plus forte impression sur les touristes que sur leur hôte, très déçu par l’imperméabilité d’Achterberg (photo des deux poètes à Paris).

    gerrit achterberg,hollande,pays-bas,crime,henk breuker,wim hazeu,f.j. temple,françois cariès,poésieLe troisième et dernier séjour de Gerrit en France se passera mal ; sans la présence de sa femme, il est la proie de moments de panique. Fin juin 1952, lui et son ami Ed. Hoornik prennent la route à bord d’une automobile conduite par un couple de leur connaissance, de jeunes homosexuels qui, sur le chemin de l’Italie, les déposent dans les Alpes. Les deux écrivains ont prévu de s’isoler dans un cadre montagneux afin de se consacrer à l’écriture. Auparavant, on s’est arrêté à Charleville-Mézières devant la maison natale de Rimbaud (photo ci-dessus). Achterberg et Hoornik se retrouvent bientôt du côté de Morzine (photo ci-dessous), dans un hôtel de sport d’hiver du Pleney dont ils sont les seuls clients. Cette promiscuité incite à toutes sortes de confidences, à de grandes rigolades, mais se traduit aussi par des frictions de plus en plus fréquentes, exaspérées par le fait que Hoornik séduit l’une des employées de l’établissement ; jaloux, Gerrit se sent de surcroît prisonnier des lieux comme par le passé des institutions psychiatriques.

    gerrit achterberg,hollande,pays-bas,crime,henk breuker,wim hazeu,f.j. temple,françois cariès,poésie


    Pour sortir de l’impasse, son confrère propose de prendre le chemin du retour bien plus tôt que prévu. Ils montent dans le train à Évian et gagnent Paris (photo ci-dessous) ; Cathrien a été prévenue de sorte à accueillir son mari sur le quai. Ce séjour dans les Alpes a inspiré à Hoornik un recueil de onze sonnets : Achter de bergen (Derrière les montagnes, 1955), compte rendu largement fictionnel de cette parenthèse mouvementée, dédié d’ailleurs sans rancune à Gerrit.

    gerrit achterberg,henk breuker,wim hazeu,f.j. temple,françois cariès,poésie,hollande,pays-bas,crimeL’époustouflante nouvelle « Het laatste woord » (Le dernier mot, 1966) de ce même écrivain revient elle aussi brièvement sur ces journées en altitude et sur la difficulté de nouer une profonde amitié avec le poète : « ‘‘Quelle belle vue tu as, dis-moi !’’ Je me tiens devant la fenêtre de son bureau, il me rejoint, nous regardons la nature, je sens combien il est tendu, je sens les efforts qu’il fait pour le cacher ; j’aimerais passer mon bras sur son épaule, qu’on reste ainsi une éternité, deux amis, deux frères pour ainsi dire, qu’on oublie la présence de nos épouses en bas, qu’on s’en aille, mais c’est impossible, on a essayé une fois, partir ensemble en voyage, mais dès la première nuit, je l’ai trahi avec la femme de chambre. »

    À la Pentecôte 1954, les Achterberg sont accueillis près de Nordhorn. Là, en Basse-Saxe, juste de l’autre côté de la frontière batave, se tient un séminaire dans l’optique de voir naître une traduction allemande d’un choix de l’œuvre du poète. En mai-juin 1961, Gerrit effectue un dernier séjour à l’étranger : au volant de sa voiture, il emmène la dévouée Cathrien sur les bords du lac de Constance. C’est que, début 1958, il a obtenu du premier coup le permis de conduire. À bord de sa Coccinelle bleue d’occasion, il aime à sillonner sa région. Pour financer la construction du garage où il remise le véhicule, il a vendu quelques-uns de ses manuscrits à un collectionneur.

    S. Vestdijk (fusain, Joël Cunin, 2019)

    gerrit achterberg,henk Breuker, Wim Hazeu, F.J. Temple, François Cariès,poésie,hollande,pays-bas,crimeLe romancier Simon Vestdijk (1898-1971), qui a, en voisin, côtoyé de temps à autre Achterberg à partir de 1946, assure que le poète a connu des jours heureux dans les dernières années de sa vie. Pour sa part, Cathrien n’a pas manqué de souligner que le bonheur qu’il a partagé avec elle transparaît dans plusieurs poèmes. En particulier vers la toute fin, Gerrit semblait apaisé, beaucoup moins habité par la nécessité d’écrire. Il est vrai que les œuvres qui ont vu le jour au cours de la dernière décennie de son existence ne représentent qu’une faible proportion de l’ensemble. Parallèlement, plus le temps passe, plus le nombre des sonnets se multiplie, même si tous ne sont pas tout à fait conformes aux règles du genre. Ainsi, en 1953, Ode aan Den Haag(Ode à La Haye) et Ballade van de gasfiter (Ballade du gazier), puis, en 1957, Spel van de wilde jacht (Jeu de la chasse sauvage), constituent des cycles à dimension épique composés de poèmes de quatorze vers. En novembre 1961 paraît le dernier recueil du vivant de l’auteur. Peu après, à la Noël, après des mois de travail, Gerrit termine « Anti-materie » (Antimatière), son ultime poème : deux pages en partie rimées qui rassemblent, en quelque sorte, l’essence de sa poésie, et referment l’œuvre sur un « vous » qui éteint la lumière allumée dans les premiers vers par le « je ». Ce « je » revient dans un lieu où lui et le « vous » ont vécu ensemble. Bientôt, une porte se ferme, le poète, sur le papier, paraissant se distancier du poète de chair et d’os. Le « je » n’est plus que profil d’un « occiput aux talons » ; de ce spectre se dissocie un « il » qui gagne les chambres à coucher avec le « vous ». Les êtres ne sont plus présents que sous la forme de contours, de creux : Il y a une feuille pliée à l’endroit / où tu es dans le livre refermé. / Là se tiennent prêts les héros / pour le dénouement final. / Sur le canapé mon profil / de l’occiput aux talons ; / moi soustrait, au contour si précis, / il lui suffit de se lever / et de gagner les chambres à coucher / pour vous demander si l’on peut éteindre, / la porte de l’antichambre fermée.

    gerrit achterberg,henk Breuker, Wim Hazeu, F.J. Temple, François Cariès,poésie,hollande,pays-bas,crimeDes dizaines de poèmes ont été consacrés à Achterberg par ses pairs, vieux ou jeunes. Le sculpteur Willem Berkhemer (1917-1998) lui a rendu un imposant hommage sous la forme d’une femme et d’un ange, statue qui se dresse dans la ville côtière de Noordwijk, à mi-chemin entre Amsterdam et La Haye. Selon cet artiste, « la poésie d’Achterberg renferme un processus d’initiation dans la connaissance du ciel et de la terre, de la vie et de la mort, à partir des thèmes qui constituent son propre destin. La femme du thème central représente l’amour céleste qui rend possible cette connaissance en Christ. Cette femme est cette connaissance elle-même». Quant au célèbre auteur du roman La Découverte du ciel, Harry Mulisch (1927-2010), il a dit avoir découvert la poésie assez tardivement, la vingtaine passée, en ouvrant un recueil d’Achterberg dans une librairie de sa ville natale, Haarlem. Pour lui, le volume des œuvres complètes de son aîné compte parmi les dix plus beaux livres jamais écrits sur cette planète. Mulisch appréciait surtout les poèmes courts, bien moins les cycles de sonnets. Autre grand écrivain, Simon Vestdijk a souligné de son côté la capacité rare de son confrère à tendre le poème en déployant un thème tout en poussant à son extrême la métaphore qui l’englobe. Enfin, selon Cathrien, Gerrit aurait fourni son autoportrait le plus pertinent dans « Risico » (Risque) : entre nuit et jour, le poète se trouve entre deux feux ; sous la lumière du jour, il est un autre que celui qu’il croyait être ; le soir, il retourne à l’être qui se méprise lui-même.

    gerrit achterberg,henk Breuker, Wim Hazeu, F.J. Temple, François Cariès,poésie,hollande,pays-bas,crimeLe 17 janvier 1962, peu après avoir rendu visite, à Amsterdam, au traducteur et poète britannique James Brockway (1916-2000) (photo), Achterberg meurt d’un infarctus au moment où il rentre sa voiture dans son garage. Scène transposée par Hoornik dans sa nouvelle « Het laatste woord » (Le dernier mot) – dans laquelle ce dernier apparaît sous le nom de Kuyll (patronyme dans lequel on peut lire le mot « fosse ») et Gerrit sous celui de Rekke (patronyme basé sur le nom de l’une des communes où Achterberg a été interné) : « Un homme animé de mauvaises intentions. Des doigts maladroits qui tripotent le cadenas. – Comment osez-vous ? l’apostrophe la grille, je n’ai pas moins de valeur que la pipe ou la montre de Rekke. Quand j’étais malade, il a huilé mes gonds, un genou à terre, son haleine dans mon cou. – Pour autant, la mort, t’as pas réussi à l’arrêter, rétorque Kuyll tout en manipulant le cadenas. Tu n’es qu’une grille de rien du tout ! – Qu’aurais-je bien pu faire ? réplique celle-ci. La mort est arrivée avec lui dans la voiture, je les ai entendus se tabasser dans le garage. Jetez un œil par-dessus moi, vous verrez si c’est pas vrai. – Je ne fais rien d’autre, dit Kuyll. Voici des années que je suis planté ici à regarder encore et toujours. Sa voiture a été vendue ; son chapeau, c’est un clochard qui se trimballe avec sur sa tête. Les soupçons se portent sur moi, je les réfute. Je file un coup de pied à sa tombe, mais pour ce qui est d’obtenir une réponse de sa part, macache ! »

    gerrit achterberg,henk Breuker, Wim Hazeu, F.J. Temple, François Cariès,poésie,hollande,pays-bas,crimeEn ce début 1962, le lecteur disposait alors d’environ 80% de l’œuvre en quatre volumes intitulés Cryptogamen, auxquels s’ajoutait le petit recueil de poèmes épars de 1961, Vergeetboek. Des cryptogames, autrement dit des plantes aux organes reproducteurs cachés ou peu apparents, ou encore, étymologiquement, des « mariages secrets ». On ne peut, bien entendu, s’empêcher de songer à des cryptogrammes, lesquels supposent des clés de lecture afin d’espérer découvrir le sens caché de ce qui est écrit. Si l’on va certes se remémorer Nerval – « L’alphabet magique, l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et faussés soit par le temps, soit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance ; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde des esprits » –, il n’en demeure pas moins qu’on a pourtant parfois l’impression, en lisant Achterberg, de saisir intuitivement toute la teneur de ses poèmes.

     

    Simon Vinkenoog, plus de 50 ans après sa rencontre avec Achterberg

     

     

    L’obsession du « vous » et du langage

     

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeL’homme au regard bleu intériorisé qu’était Achterberg a pu reconnaître – ainsi que le relève Wim Hazeu, son biographe – le fondement et la portée de son art dans ce passage du Monde comme volonté et comme représentation d’Arthur Schopenhauer : « L’art reproduit les idées éternelles qu’il a conçues par le moyen de la contemplation pure, c’est-à-dire l’essentiel et le permanent de tous les phénomènes du monde ; d’ailleurs, selon la matière qu’il emploie pour cette reproduction, il prend le nom d’art plastique, de poésie ou de musique. Son origine unique est la connaissance des Idées ; son but unique, la communication de cette connaissance. – Suivant le courant interminable des causes et des effets, […] la science se trouve, à chaque découverte, renvoyée toujours et toujours plus loin ; il n’existe pour elle ni terme ni entière satisfaction (autant vaudrait chercher à atteindre à la course le point où les nuages touchent l’horizon) ; l’art, au contraire, a partout son terme. En effet, il arrache l’objet de sa contemplation au courant fugitif des phénomènes ; il le possède isolé devant lui ; et cet objet particulier, qui n’était dans le courant des phénomènes qu’une partie insignifiante et fugitive, devient pour l’art le représentant du tout, l’équivalent de cette pluralité infinie qui remplit le temps et l’espace. L’art s’en tient par suite à cet objet particulier ; il arrête la roue du temps, les relations disparaissent pour lui ; ce n’est que l’essentiel, ce n’est que l’Idée qui constitue son objet. »

    gerrit achterberg,henk Breuker, Wim Hazeu, F.J. Temple, François Cariès,poésie,hollande,pays-bas,crimeL’objet de la contemplation du Hollandais, tout le monde est d’accord pour y reconnaître le « vous » au centre de sa poésie (u ou encore gij en néerlandais, plus rarement un « tu »). « Vous » : la femme absente, disparue, décédée – déjà présente dans ses vers avant celle qu’il a tuée –, ses fiancées, la jeune Albertha, sa mère dans une certaine mesure (certains estiment relever une teneur érotique incestueuse dans quelques poèmes), pourquoi pas aussi Jésus ou Dieu (on parle, dans la tradition chrétienne, essentiellement mystique, catholique mais aussi protestante, de Dieu et de Jésus au féminin – de même de l’Esprit saint dans la tradition hébraïque), la relation à l’autre en tant que telle (l’autre considéré comme inconnaissable), voire même le « je » dans des passages où celui-ci se livre à une introspection. Le « vous » se dissimule sans doute dans chaque personnage dont il est question dans les poèmes quand il n’est pas le poème même. À ce sujet, il convient de ne pas négliger la part du mythe, du numineux dans l’œuvre ; on a ainsi pu considérer le « vous » comme un symbole du « tout Autre ». L’une des multiples clés de lecture a été fournie par l’auteur lui-même : à l’un de ses principaux exégètes, Andries Middeldorp, Achterberg a en effet montré un jour une gravure (ci-dessus) de l’ouvrage Idée composé par l’artiste belge Frans Masereel ; cette reproduction montre une femme qui sort de la tête du personnage masculin assis à son bureau ; elle illustre ce qu’il en est de cette femme, de ce « vous » : « la femme du poème est pour ainsi dire la poésie faite chair ». 

    On l’aura compris, ce « vous » n’est pas sans soulever bien des paradoxes. Comment, dans le poème, le fixer dans un mouvement perpétuel sans que cette tentative ne soit à chaque fois réduite à néant ? Le mouvement du dessin et de l’écriture ne se trouvent-ils pas pareillement saisis dans « Jan Toorop », poème d’un seul trait, d’une seule respiration ? Faire revivre la morte, lui redonner corps, n’est-ce pas, chez Achterberg, une façon de s’ancrer ici-bas alors que bien des poètes cherchent au contraire, par leur création, à s’en détacher ? Tuer la femme que l’on dit aimer, n’est-ce pas la preuve la plus radicale de l’incapacité à aimer ? Chez l’homicide, le thème de la nature transitoire des choses est prédominant. Rien n’est permanent et rien ne subsiste dans notre vallée de larmes ; la mort est déjà présente dans cette vie. Tout un registre métaphorique vient servir cet aspect de l’œuvre. Un autre, en contrepartie, synonyme de mouvement, de processus symbolique, permet de conférer un sens au monde.

    Ab Visser, par Ina Hooft (1948, coll. Literatuurmuseum, La Haye)

    gerrit achterberg,henk Breuker, Wim Hazeu, F.J. Temple, François Cariès,poésie,hollande,pays-bas,crimeAb Visser (1913-1982), autre homme de lettres néerlandais ayant connu Achterberg, cherche à nous éclairer sur la présence de la grande absente chez « le poète qui, comme aucun autre pour ainsi dire, a vécu avec la mort de façon constante et littérale, qui chaque jour, dans ses vers, lui a demandé des comptes et a dénoncé son absurde domination sur la vie. ‘‘On ne peut pas mourir à la place de quelqu’un d’autre’’, disait-il. Et il aurait pu ajouter que l’on ne peut pas plus vivre à la place d’une autre personne. Lui a tenté de faire l’un et l’autre à la place de la mystérieuse défunte femme aimée, laquelle forme la puissante source d’inspiration de l’œuvre ». Dans une expérience du langage en acte, le poème en cours remplace en quelque sorte la vie elle-même : « Tel est l’unique sujet d’Achterberg : le passage de la mort au poème ; c’est-à-dire de la dissolution contre laquelle tente de s’établir la force qui lie les éléments physiques et psychiques qui nous composent, à la structure individuée et permanente d’éléments linguistiques et psychiques qui composent le poème. […] Il habitait un autre monde que le monde visible dans lequel il vivait et qui, au fond, ne l’intéressait que bien peu. » Quant au Flamand Stefan Hertmans, il avoue qu’en relisant l’œuvre, il a tendance à ne plus voir la femme. « Je ne vois plus non plus l’aimée morte, je vois des objets, des formes et des effets de lumière dans lesquels un enfant, une mère, une amante, une sorcière, un poème, et même, sans cesse, le visage d’Achterberg lui-même – coupé d’un sourire – s’illuminent. Bien entendu, cette perception est toujours liée aux différentes personnifications ; cependant, je les vis à présent comme étant à la fois plus philosophiques et plus corporelles que par le passé. »

    gerrit achterberg,henk Breuker, Wim Hazeu, F.J. Temple, François Cariès,poésie,hollande,pays-bas,crimeCette focalisation sur le « vous », quel qu’il soit, se traduit par une obsession pour le langage. Achterberg rapproche et associe les domaines les plus différents, souvent à travers des citations bibliques et une terminologie empruntée aux sciences ou encore à la psychiatrie. Tout thème, tout terme peut avoir sa place dans le poème ; il en va de même des métaphores empruntées aux mathématiques, à la physique, à la chimie, à la biologie, à la géologie, à l’économie, à l’astronomie, aux statistiques, au folklore, à la mythologie, à la Bible, à la grammaire, à la linguistique, à l’étymologie, etc. Uniquement intéressé par ce qu’il peut transformer en poème ou utiliser dans ses vers, le Hollandais « isole des vocables de toutes les régions imaginables, les tient pour ainsi dire à contre-jour, explorant leur capacité à générer de la poésie » (Willem van Toorn).

    Le bref « Peau » illustre assez bien ces considérations, ce processus de création organique du poème (à partir du « vous ») qui se marie à un travail maniaque sur la langue, dans lequel on pourrait voir la transposition d’une question religieuse en une problématique poétique :

     

    En vous-même, le temps vous plie.

    Autour de vous, je m’amplifie

    par le lin sanctifié

    de mon immortalité.

    Dans cette nouvelle peau,

    nulle mort ne saurait poindre.

     

    gerrit achterberg,henk Breuker, Wim Hazeu, F.J. Temple, François Cariès,poésie,hollande,pays-bas,crimeÀ travers un entrelacement de la biographie et de la matière des poèmes, on constate que dimensions onirique, mythique et corporelle sont souvent réunies dans les vers de celui qui affirme que L’homme est pour un temps un lieu de Dieu (« Déisme ») et que « Quiconque a écrit un bon poème n’a pas vécu en vain ». Bien des parties du corps surgissent sous sa plume, par endroits en un lien évident avec la sexualité. À ce titre, on relève une identification entre coït et acte d’écrire, l’érotisme, voire la frénésie sexuelle, étant l’une des problématiques majeures de l’œuvre. Dans la lignée des vers érotiques de la jeunesse, Achterberg a composé Zestien (Seize, photo ci-contre), plaquette de treize poèmes dans laquelle il exprime sa fascination pour une fille de 16 ans. Faut-il y voir, comme source d’inspiration, Albertha, la fille de Roel van Es ? De la fille de seize ans / ce sont là les seins ; prends-les / dit-elle, tes mains en ont soif… Ultérieurement, dans « Sexoïde », que Cathrien considérait comme un hymne à leur amour conjugal, il écrit : Je suis devenu un homme à deux corps, / à savoir le mien et celui de ma femme. / Si le dernier mot devait me revenir / ils resteraient ensemble pour l’éternité.

    gerrit achterberg,henk Breuker, Wim Hazeu, F.J. Temple, François Cariès,poésie,hollande,pays-bas,crime

    le poème « Patineur » illustré par Jaap Beckman (1944)

     

    Le corps et l’érotisme nous conduisent à l’Incarnation. Les motifs chrétiens ne sont jamais loin, y compris dans Zestien. « On dit que je recours à des figures et des symboles chrétiens pour mon propre usage. Bien entendu ! Autrement, cela ne ferait pas sens ! » s’exclame un jour le Hollandais. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, dans « Ichtyologie » transparaissent des idées chères à Teilhard de Chardin, auteur qu’Achterberg avait pratiqué à l’instigation d’un pasteur. L’importance du protestantisme, et plus généralement du christianisme, a été soulignée dans un essai rédigé en français par Spiros Macris. Dépassant la simple question de la croyance, l’œuvre est autonome, liée au plus profond à la vocation de l’auteur – il vit dans l’acte poétique –, dans une union intime du texte biblique et du poème : « Le poème – c’est-à-dire la poésie réalisée – occupe donc une position identique à celle du Christ. Tous deux sont une parole en acte, efficace ici et maintenant, ayant partie liée avec la présence. Cette réalisation in concreto du poème n’est ni un retrait du réel dans quelque monde imaginaire, ni l’expression d’une foi naïve dans la magie des mots en eux-mêmes, mais la transcription par les moyens disponibles (détournement d’images, recomposition de symboles) de l’expérience poétique qui est celle de l’auteur au moment où le poème se constitue. […] Ainsi le mythe chrétien prend l’allure d’un principe poétique et l’objet que le Vous représente s’élargit sans fin. Son indétermination grammaticale lui confère l’allure d’un support opalescent où l’on reconnaît sans cesse, et toujours avec raison, des femmes attestées par la biographie, des figures mythologiques, le Christ, le poème et, enfin, par une réversibilité propre à ce rapport obstinément binaire, la figure du poète lui-même, comme le montre ‘‘Triniteit’’. Il ne s’agit pas là de la projection d’une identité nouvelle, mais d’un rapport où les deux pôles de la force créatrice garantissent mutuellement leur existence, leur réalité. Tel est le sens du dernier vers : au moment où le poème advient en tant que poème, où l’écheveau infini des sens dispersés prend consistance individuelle, le poète rejoint son objet : s’instaurent deux réalités coextensives dont la portée n’est pas circonscrite au support à l’origine de la concrétisation. Dans ce vers, le Je est aboli pour laisser place à ‘‘ce qui est’’ aucunement distinct de ‘‘ce qui écrit là-dessus’’. »

    Ces motifs bibliques se marient dans bien des vers à un lexique et à des questionnements scien-tifiques ou encore à une situation anachronique, octroyant çà et là une place à l’humour ou à l’ironie. Achterberg était fasciné par la possibilité de convertir les différentes formes d’énergie, de convertir la matière en énergie et vice-versa. Dans certains poèmes, il transpose à sa façon la théorie de la relativité, le deuxième principe de la thermodynamique ou encore la loi de Lavoisier. Pourquoi ne pas chercher à redonner vie au « vous » qui n’est plus que particules, molécules dispersées, étant donné que celles-ci sont immortelles ? Le poète, lui qui redoutait tant que les autres le capturent dans des mots, disait croire en la possibilité de créer une formule qui permettrait de (re)donner vie à la matière morte. De cette façon, dans la beauté du poème, la mort se trouve suspendue.

     

    Un des poèmes de Ballade du gazier, mis en musique et chanté

     

     

    De Frédéric Jacques Temple à J. M. Coetzee

    en passant par Liliane Wouters et Pierre Oster :

    traduire Achterberg

     

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeMalgré l’existence de quelques traductions (en anglais, en allemand, en espagnol…), peu nombreuses à vrai dire en comparaison de la renommée d’Achterberg dans sa propre aire linguistique, son œuvre demeure pratiquement inconnue au-delà des frontières. Les quatorze sonnets de la Ballade van de gasfitter ont certes été transposés en plusieurs langues : en français par l’auteure belge Liliane Wouters (Ballade du gazier) et en anglais par personne de moins que J. M. Coetzee, lequel a d’ailleurs consacré un essai à ce cycle ; il a repris sa traduction dans Landscape with Rowers, édition bilingue présentant six poètes des Plats Pays (Cees Nooteboom, Gerrit Achterberg, Hugo Claus, Sybren Polet, Hans Faverey et Rutger Kopland). Pour se limiter au français, relevons que, pour sa part, Pierre Oster a donné en 1985, dans la revue bimestrielle Poésie, une transposition de « Gebed aan het vuur » (Prière au feu). Dolf Verspoor (1917-1994), qui a publié dès les années quarante du siècle passé bien des traductions de poètes hollandais sous le pseudonyme Serge Guy-Luc, en a composé, au fil du temps, une quinzaine de poèmes d’Achterberg ; le recueil Spel van de wilde jacht lui était d’ailleurs à l’origine dédié.

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeMais c’est à la fin mars 1952 que remonte la première traduction d’un recueil entier, à savoir une traduction française de Stof : les éditions montpelliéraines La Licorne publient alors Matière, dans une transposition du trio Henk Breuker (1918-1999), Frédéric Jacques Temple (1921-2020) et François Cariès (1927-2015). L’auteur, photographe et charpentier hollandais Breuker a été l’âme et la cheville ouvrière de ce projet. Vers l’âge de 17 ans, il commettait ses premières rimes en français : Le bon mariage : le vin et le fromage, devise retenue par son employeur de l’époque, un caviste d’Amsterdam qui en fit l’enseigne de sa boutique. Dans le Languedoc, Breuker s’était lié d’amitié avec plusieurs écrivains vivant dans la région, au nombre desquels on comptait l’incomparable Joseph Delteil (dont le livre La cuisine paléolitique est rehaussé de photographies du Hollandais) ainsi que Christian Dedet. Ce dernier écrit, dans une recension du récit du Hollandais intitulé La Peste grise : « À vingt-cinq ans, […] notre homme, […] de hasards en hasards, atteint à Bordeaux le Mur de l’Atlantique. Évadé, il échoue à Montpellier où il se cache et, la guerre finie, se fixe, exerçant pendant trente ans le métier de charpentier. Mais avant le déluge, ce varlopeur avait publié deux livres en Hollande, découverts alors par le romancier Jef Last, ami de Gide. Que faire, désormais ? Écrire en hollandais ? en français ? Divers problèmes personnels firent le reste. Breuker est devenu au fil des ans cet écorché gyrovague, animant, entre deux chantiers, ces Cahiers de la Licorne qui devaient révéler dans le Midi bon nombre de jeunes auteurs français. »  En 1949, Breuker publie une traduction néerlandaise de l’essai « Blaise Cendrars » de son ami F. J. Temple. C’est l’époque où, encouragés par Delteil, Breuker, Temple et Cariès posent la première pierre de ce qui allait devenir le Groupe de la Licorne. En août 1951, Breuker rend visite à Achterberg pour parler de la traduction en cours des 32 courts poèmes qui constituent le recueil Stof. La conversation porte finalement sur autre chose, le poète estimant que la langue française, pour lui, c’est du chinois. Dès le repas terminé, Achterberg, plutôt que de s’entretenir avec son convive, regagne son bureau pour taper un nouveau poème qu’il ne tarde pas à faire lire à ce dernier. Certaines pages de Stof restant énigmatiques malgré maintes relectures, Henk échange encore quelques lettres avec Gerrit sans obtenir plus de réponses à ses questions.

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeMatière voit malgré tout le jour au printemps 1952 sur la presse offerte aux trois écervelés par Delteil, à quelques encablures d’une place où se dresse une statue figurant une licorne. Stof, l’original, a paru en avril 1946 dans une collection du célèbre éditeur de Maastricht, A.A.M. Stols. Les poèmes ont été écrits dans le courant de l’été 1943 ; à l’origine, ils étaient dédiés à l’écrivain Simon Vestdijk. Dans sa brève présentation imprimée sur les rabats du recueil, J. F. Temple écrit : « Achterberg est rongé par une idée fixe : l’être disparu. Chacun des poèmes de Matière est dominé par la présence de la Mort, exprimée en formes diverses et surprenantes. Une pensée – mieux, une obsession –, fouille la pierre, la couleur, le végétal, le métal ; les ronge, comme la mort elle-même ronge la chair jusqu’à l’os, pour toucher la réalité de l’absence ; comme pour rendre évidente ‘‘l’incursion dans le néant’’. Au fond, la poésie n’intéresse pas Achterberg, mais bien ‘‘sa blessure fine et profonde’’. […] Ses visions s’expriment souvent d’une manière bizarre, inattendue, parfois incompréhensible, toujours difficile à traduire. » En juin 1953, les trois traducteurs rendent visite au poète. On garde une photo (ci-dessous) de cette rencontre, prise par Breuker ; elle montre Temple et Cariès attablés avec le poète, tout sourire, et son épouse ; on fume, on vient de boire le café. En France comme en Hollande, quelques rares plumes rendirent compte de ce petit volume ; la version française donnera lieu à une transposition en arabe, de la main de Sa’ad Sa’eb, parue à Damas en 1961. Selon James Brockway, Achterberg aurait aimé voir paraître une traduction anglaise du même recueil ; il se montrait même disposé à discuter de chaque mot, de chaque détail lorsque le Britannique lui rendait visite à propos de la transposition d’autres poèmes.

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crime

    Breuker est resté attaché à l’œuvre d’Achterberg dont le nom figure dans le sommaire du n° 4 des Cahiers de la Licorne. N’est-ce pas un clin d’œil à Gerrit et à son poème « Le poète est une vache » que l’on trouve dans la bouche de l’alter ego de Henk, personnage de son roman M. Dril ou les nuits d’Amsterdam : « ruminer est mon occupation chronique, pas même besoin que je broute » ? Dans le cadre de la manifestation montpelliéraine la Comédie du Livre 2018, on a rendu hommage aux deux hommes en déclamant certains de leurs poèmes.

    Stof – vocable qui signifie à la fois « matière » et « poussière » (certes, l’article change en fonction du sens) – se caractérise par un emploi de termes que l’on n’était guère habitué à trouver dans la poésie de l’époque. Si l’on oppose souvent matière et esprit, chez Achterberg, il paraît possible, du moins par moments, de triompher de ce dualisme : Ici, l’esprit peut atteindre directement la matière (« Le cimetière de Fréjus »). On assiste, dans certaines strophes, à une quête de l’esprit à même la matière. C’est par ce recueil de 32 poèmes que s’ouvre L’ovaire noir de la poésie (de « Lithosphère » à « Fer »). Le volet « Matière » y ajoute des pièces tirées de différents recueils qu’il est possible de ranger sous la même thématique.

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crime« Figures », le second volet de l’anthologie, propose un choix assez subjectif d’une cinquantaine de poèmes des œuvres complètes, qui évoquent, par leur titre, un personnage réel ou fictif. À une époque, Gerrit Achterberg avait d’ailleurs envisagé d’en regrouper en un recueil puisque beaucoup de ses créations portent le nom d’une personne imaginaire ou ayant existé. Donner un nom, n’est-ce pas d’ailleurs donner vie ?

    Quant au travail de traduction lui-même, comme le plus souvent, bien des écueils paraissent insurmontables. Pour commencer, toute œuvre poétique de langue néerlandaise s’inscrit dans une tradition poétique totalement différente de la française : une prosodie (accents toniques) et des sonorités pour ainsi dire étrangères à celles que l’on connaît, une facilité à rimer sur la syllabe en (la marque de bien des pluriels, de l’infinitif et de maintes formes conjuguées), une multitude de mots composés dont sont friands les idiomes germaniques… À cela s’ajoutent des subtilités lexicales provenant des emprunts à la Bible des États ou encore à la mise en vers des psaumes de 1773 (toujours en usage), autant de vocables et de tournures archaïques qui résonnent dans la tête des Hollandais ayant grandi dans un milieu piétiste. Et que dire de la singularité de l’écriture achterbergienne pour ce qui est de l’emploi des verbes et de la rime, pour ce qui relève de la syntaxe, de la forme… Sur ce dernier point, James Brockway, sollicité par Gerrit pour traduire Stof en anglais, a reculé devant le défi qui se dressait devant lui. Il a perçu la centralité des exigences formelles dans cette poésie, estimant qu’on ne pouvait dissocier celles-ci des effets qu’elles produisent et des significations qu’elles portent en elles. Dans « Code », Achterberg en personne souligne l’importance de la tension adéquate du vers, peu importe la provenance, le registre des mots retenus. On ne peut nier qu’il n’est guère possible de restituer tous les rapports souterrains qui se nouent entre les mots dans l’original. Comment, en effet, donner une idée des associations sonores qui déterminent souvent le choix des mots, par exemple : En de ziel, het helle zeil, vers tiré d’un poème qui revêt la forme triangulaire d’une zeil, c’est-à-dire d’une voile de bateau, ziel signifiant « âme » ? Autre constat : le néerlandais grouille de mots monosyllabiques qui permettent de faire exploser des sons, qui confèrent aux vers une souplesse que le français ne peut adopter. En conséquence, il faut tendre à une autre forme de tension.

    Temple, Breuker, Delteil, les épouses du premier et du dernier

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeArrêtons-nous sur l’un des poèmes pour donner une idée de la complexité de la tâche. Comment, en effet, traduire « Triniteit » (Trinité) quand l’on sait que bestaan (vers 2 : « existence ») répond à steen (vers 1 : « pierre », ici pierre à aiguiser) tant au niveau sonore qu’au plan de l’étymologie ? qu’il y a un jeu de miroir et de contrastes (les couples de consonnes « st » et « vl » + double « e » + une consonne) entre steen, qui incarne ce qui est mort, et vlees (« chair »), image du vivant et donc de la conversion ? À quelle fin persévérer quand on relève, dans la strophe 4, maintes allitérations et assonances : les « e » d’abord Geest / vezel / belevenis / vlees, puis les « v » : vervul / vers / vezel / van / belevenis / vibreert / van /vlees ou encore le « i » court ou long qui retentit dans vibreert / liefde. En néerlandais, les sonorités des deux premiers vers de la strophe 5 poussent très loin le parallélisme de la construction : Moeder van Jezus is het vlees. / Zuster van Christus is het vers. On relèvera que « poème » en néerlandais est un neutre, ce qui facilite sans doute l’assimilation au féminin « sœur ». Pour en rester à « Triniteit », un problème de polysémie se pose : le néerlandais woorden signifie tant « paroles » que « mots » tout en renvoyant au singulier woord, soit « le Verbe » (ce qui permet à Gerrit d’écrire dans « Pain et jeux » : Le mot a le premier et le dernier mot). Comme si cela ne suffisait pas, la fin du vers 11 et le vers 12 ik alleen / zingend van U de woorden ben peuvent se lire de quatre façons différentes (moi, ne faisant / que chanter de Vous, je suis les paroles ; moi seul, / chantant de Vous, je suis les paroles ; moi seul, / chantant, je suis de Vous les paroles ; moi, ne faisant / que chanter, je suis de Vous les paroles). L’affaire se complique encore quand on sait qu’on pourrait chanter la version originale sur l’air de Veni creator spiritus. Esprit-Saint, remplissez (ou exaucez, ou comblez) le poème… Au choix…

    Annales Achterberg, n° 7, 2007 (avec un article sur la traduction en arabe de Matière)

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crimeIl est cependant un principe de base – faire confiance à la langue dans laquelle on traduit – et quelques bouées de sauvetage : ne pas employer le mot de trop, tendre les strophes en écoutant les mots, les vers dans leurs résonnances tout en sachant que le jeu des voyelles et des consonnes ne saurait fonctionner de la même façon que dans l’original. Si l’on retient, en guise d’exemple, « Amiante », le début, en français, n’a finalement pas grand-chose à envier à l’original malgré la perte de la rime : De vos lèvres d’amiante / vous embrassez les couches grises / qui vous entourent : « amiante » callé entre « lèvres » et « embrassez » appelle le vocable « amante », une allusion absente en néerlandais ; la polysémie de « couche » pourrait ajouter à ce registre sensuel ; l’allitération gij / grijze / ge est compensée par les « ou » et les quatre « r », une douzaine d’autres répercutant en français cet effet dans la suite de ce court poème ; le jeu des « a » et des « e » de l’original trouve un miroir dans celui des « o » de la traduction. Rester proche du riche et dense énoncé original sans justement chercher la rime à tout prix, telle est la stratégie retenue dans L’ovaire noir de la poésie. L’essentiel, en l’espèce, est de ne pas perdre la puissance évocatrice propre à Achterberg, ce qui suppose de ne pas chercher à « élucider », à expliciter tel ou tel vers. Par exemple, la fin de « Farine » restitue le côté abscons du possessif 3e personne du pluriel de l’original : Au creux de nos étreintes, / nous nous troublons et l’un / pour l’autre trouvons / dans ses innombrables / le multiple et le simple. Même chose pour ce qui est de l’avant-dernier vers de « Bleu »…

     

    F. J. Temple et Cristian Dedet à propos de Henk Breuker, Maison Descartes (19/06/2013)

     

    Revenons sur la nouvelle mentionnée plus haut, « Het laatste woord » (« Le dernier mot » étant un emprunt à Achterberg) d’Ed. Hoornik (photo ci-dessous). Ces pages jettent sans doute l’un des plus beaux éclairages sur l’œuvre d’Achterberg et la personne du poète. D’une teneur pour ainsi dire fantastique, elles captent l’essence de l’écriture de l’ami regretté tout en proposant des flash-back sur des moments que les deux hommes ont partagés, dans la maison du poète mais aussi, par exemple, dans les Alpes françaises.

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crime« La réalité, je n’ai pas besoin de te le dire, Rekke, c’est la mort, laquelle, contre toute attente, demeure une énigme y compris pour les morts eux-mêmes. En conséquence, condenser cette énigme dans les mots ne reste pas moins vrai dans cet au-delà. […] Dans le même temps, Kuyll sait que le chien n’existe pas et n’a probablement jamais existé ; qu’il est fait de la même substance inanimée que les murs qui descendent perpendiculairement à la route, murs qui, lorsqu’il a ralenti, se sont certes écartés et ont certes disparu dans le néant, mais qui, un peu plus loin, tels de véritables brutes, lui foutent de nouveau la frousse. Un état de choses vraiment fait pour Rekke, songe Kuyll ; non pas pour le loufoque Rekke (le chapeau de travers sur la tête), ni pour le Rekke éméché, pas non plus pour l’ironique Rekke, le brillant Rekke qui joue comme un fou avec les mots, mais pour le silencieux Rekke qui étouffe en lui-même, le prédestiné Rekke piqué, attaqué par la mort, lui qui, lorsqu’on restait seul en sa compagnie, pouvait soudain se placer derrière vous en prétendant qu’il tenait un couteau et vous poignarderait si jamais vous vous retourniez. […] Pour montrer qu’il n’a pas peur, Kuyll essaie de siffler l’air que Rekke sifflait à tout instant, lors de leur séjour dans la montagne, par la fenêtre de sa chambre d’hôtel (par méchanceté tout autant qu’à cause de l’étrange effet d’écho), tandis que Kuyll était en train d’écrire, en bas, à une table de la terrasse, air qui a, par la suite, constitué entre eux un signe de reconnaissance. Cependant, le son qui sort à présent de ses lèvres en cul-de-poule ressemble à tout, sauf à un sifflement. Kuyll aurait-il peur, malgré tout, qu’un puéril sifflement ait le pouvoir non seulement de ressusciter Rekke comme un second Lazare, mais aussi de l’inciter à lui répondre immédiatement sur le même mode ? […] Dans le même temps, Kuyll sait très bien que les tentatives qu’il entreprend pour découvrir, retrouver Rekke sont vaines puisque ce dernier est mort depuis des années – il ne cesse de se le reprocher, plus encore en ce moment où, quelque part à sa droite, englouti par l’obscurité, s’étend en principe le cimetière où gît le défunt, lui qui a d’abord été enterré dans le mauvais trou, entouré de toute une clique de curieux, avant d’être transféré le lendemain matin, alors qu’il faisait à peine jour, sur ordre du directeur, dans la bonne fosse, vingt ou trente mètres plus loin, celle que sa femme avait choisie et où il est effectivement bien mieux, plus isolé, plus énigmatique. »

    À l’endroit en question, dans ce cimetière, dressée à la tête de la pierre tombale sous laquelle reposent aujourd’hui la dépouille d’Achterberg et celle de son épouse, décédée en 1989, une stèle porte en guise d’inscription, outre les noms des défunts, le quatrain « Épitaphe » écrit en prison, un quart de siècle avant la disparition du poète : 

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crime

       

    Allé d’une mort en l’autre, jusqu’à sa fin.

    Mis bas tous les noms qu’il avait pu acquérir.

    Hormis cette pierre sur laquelle on peut lire :

    l’auteur du poème qui ne se corrompt point.

     

     

    Daniel Cunin

     

     

    Sources principales

    Alle gedichten, Athenaeum/Polak & Van Gennep, Amsterdam, 2005 (tous les poèmes, y compris ceux de la jeunesse de l’auteur, ceux publiés après sa mort et d’autres encore, inachevés).

    Gedichten, éd. P.G. de Bruijn, Constantijn Huygens Instituut, La Haye, 2000 (4 volumes proposant les poèmes, toutes les variantes, des commentaires sur les différentes éditions, etc.)

    L’édition revue et augmentée (2001) de la biographie de référence : Wim Hazeu, Gerrit Achterberg. Eeen biografie, De Arbeiderspers, Amsterdam/Anvers, 1988.

    Les 25 livraisons des Achterbergkroniek, les 10 des Annales (Jaarboek) de la Société des Amis de Gerrit Achterberg, Spiros Macris, « La mort en miroir. Religion et foi dans l’œuvre de Gerrit Achterberg », Germanica, n° 19, 1996, p. 83-116, etc., etc.

    La plupart des illustrations proviennent des collections de la Bibliothèque royale des Pays-Bas et de celles du Musée de la Littérature, sis lui aussi à La Haye.

     

    gerrit achterberg,poésie,hollande,pays-bas,crime

    numéro de la revue Maatstaf, début 1964, en hommage à G. Achterberg 

     

  • UN MONUMENT

    Pin it!

     

     

     

     

    Poésies de Hans Faverey

     

     

    Hans Faverey was the purest poetic intelligence of his generation, the author of poems of lapidary beauty that echo in the mind long after the book is closed.

    J.M. Coetzee

     

     

    hans faverey,erik lindner,eric suchère,kim andringa,éditions vies parallèles,traduction,poésie,hollande,pays-bas,andré du bouchet

     

     

    L’année 2019 a vu la parution de la traduction de l’un des monuments de la littérature néerlandaise, à savoir l’œuvre poétique de Hans Faverey (1933-1990). Après quelques tentatives, en particulier : Contre l’oubli en 1991 – une petite anthologie traduite par les auteurs néerlandais Joke J. Hermsen et Henk van der Waal – et Poèmes en 2012 – résultat cette fois de la collaboration du duo franco-hollandais Éric Suchère et Erik Lindner, avec la complicité bilingue de Kim Andringa –, ce sont ces trois derniers que l’on retrouve aux manettes pour les 650 pages de Poésies, magnifique objet relié édité à Bruxelles par Vies Parallèles. Une quatrième tout aussi sobre que le titre, niellée en noir à même la toile jaune du volume : La beauté toutefois / est la certitude des choses / qu’on ne voit pas. Un dépouillement visuel qui rejoint celui auquel l’auteur était attaché pour ses publications en néerlandais.

    hans faverey,erik lindner,eric suchère,kim andringa,éditions vies parallèles,traduction,poésie,hollande,pays-bas,andré du bouchetÀ l’écart des écoles, Faverey a composé, en plus ou moins trois décennies, ce qui reste l’une des créations poétiques majeures de la Hollande du XXe siècle, à côté de celles de Gerrit Achterberg – lui aussi poète au langage clos sur lui-même et poète et rien que poète –, Martinus NijhoffLeo Vroman et Lucebert, celles de deux ou trois autres aussi sans doute, Ida Gerhardt par exemple.

    Cet homme au patronyme d’origine française semble-t-il, né dans la capitale du Suriname, qui vint travailler à Leyde comme psychologue dans une clinique rattachée à l’Université, se montre extrêmement précautionneux dans l’emploi des mots et groupes de mots, comme si chacun était un objet fragile, un frêle chaînon qui risque à tout moment de se rompre – une caractéristique qu’il partage avec son ami Gerrit Kouwenaar même si ce dernier se concentre certainement plus sur le vocable isolé. Écoutons Hans Faverey lire un poème sans titre du cycle « La tortue » (vidéo de 1983) :


     

    La tortue :

     

    comment fait la tortue ;

    et pourquoi la tortue fait-elle

    ainsi. Pour ne pas être lièvre

    ni hérisson, rit le pic-vert ;

     

    en ne rêvant pas

    de sauterelles

    qui marchent sur Troie.

     

    En tant que lièvre la tortue

    n’a rien à perdre hormis une forme

    de rapidité, qui fait tellement

    rire la tortue, que même

    sa flèche la rattrape, après s’être

     

    d’abord écrasée sans but.

     

    hans faverey,erik lindner,eric suchère,kim andringa,éditions vies parallèles,traduction,poésie,hollande,pays-bas,andré du bouchet

    Le poète et son épouse Lela

     

    Le temps est à l’arrêt, on fait une place précaire à la vie dans le poème et dans les blancs du poème, sans pour autant qu’il soit question d’une aliénation : la langue ne nous devient pas totalement étrangère. Un couple de mots, une signification, « la négation du mouvement », « l’incantation rétive », la rareté de la métaphore, tout cela se déroule en des bribes, des séries, des séquences de trois, cinq ou dix pages. Ainsi celles qui portent le nom d’un artiste : « Hommage à François Couperin », « Adriaen Coorte », « Girolamo Cavazzoni, disparu en contexte » ou encore « Hommage à Hercule Seghers », cet Hercule Seghers que Faverey admirait tout cautant que cet autre ami, André du Bouchet, l'un de. Dans l’hommage au peintre et graveur du XVIIe siècle, l’hiver se fait, qui sait, écho de celui de Gerrit Achterberg : Voici l’hiver tassé en son silence. / Nous sommes sans principes. Légendaires, / villages et étangs se blottissent les uns / contre les autres. Hercules Seghers.

    Une identification à l’hiver qu’on trouve, non au début, mais en fin de poème chez Faverey :

      

    Vidant la tête

     

    la main sur le cœur.

    Me tapant la tête

    pour vider le cœur.

    Tout ce temps le lointain attirant,

     

    comme le lointain doit

    l’être : attirant.

     

    Pour que je garde au moins une

     

    longueur de nez d’avance

    sur celui que je deviens,

    avant que je ne sois hiver

    et qu’on m’éteigne.

     

    hans faverey,erik lindner,eric suchère,kim andringa,éditions vies parallèles,traduction,poésie,hollande,pays-bas,andré du bouchet

     

    Dans Poésies, on relève maints autres exemples de cet approfondissement d’un « vide » plus ou moins énoncé, de cette « logique répétitive qui conduit davantage à faire différer l’élément repris qu’à mécaniquement le reproduire » dont parle Emmanuel Laugier – « un jeu très sérieux de langage, une façon d’interroger les mots, les syntagmes, jusqu’à créer une écriture parataxique rare – et puissante ».

    Parmi ces « fragments d’inconscient qui mordent la conscience, composition quasi musicale de ces fragments… » (Lucien Noullez), les plus connus aux Pays-Bas sont sans doute « Man & Dolphin / Homme & dauphin » ainsi que ceux réunis dans les recueils chrysanten, roeiers (Chrysanthèmes, rameurs) et Tegen het vergeten (Contre l’oubli). Dans son liminaire, Erik Lindner apporte de précieux éléments sur ces « poèmes partiels » ainsi que sur la biographie du poète et quelques-unes des influences qu’il a pu absorber au fil du temps (poésie chinoise, Gertrude Stein, Wallace Stevens, ouvrages scientifiques…).

    hans faverey,erik lindner,eric suchère,kim andringa,éditions vies parallèles,traduction,poésie,hollande,pays-bas,andré du bouchetSous la main d’un homme familier du clavecin, l’écriture nous invite à collaborer en quelque sorte de l’intérieur même à son processus créateur, un processus qui pouvait prendre des années de repentirs, de biffages, d’effacements.

    Dans les années cinquante, au cours d’un voyage en Yougoslavie, Hans Faverey rencontre sa future épouse, Lela Zečković (1936-2018). Traductrice et elle-même poète – Belvédère, son recueil de 1981 écrit en néerlandais sera remarqué –, elle se charge, après la disparition de son mari, de mettre au point une édition de poèmes posthumes. Plus tard encore, en 2010, l’universitaire Marita Mathijssen édite les œuvres complètes (poèmes inédits, posthumes, etc.) de Faverey. L’édition dont on dispose à présent en français regroupe tous les poèmes qui ont paru du vivant de ce dernier. Il a pu tenir en main son dernier recueil, Het ontbrokene (Le décomplété) – néologisme basé sur le participe passé du verbe « manquer », de « faire défaut » –, deux jours avant de mourir.

    Écoutons encore une fois Hans Faverey : il lit « Man & Dolphin / Homme et dauphin » lors de Poetry International 1977, poème inspiré par les dauphins qu’il a vus, enfant, sur le bateau qui l’amenait en Europe, et plus encore d’un article de John C. Lilly sur les vocalises de ces cétacés. Les cinq brefs volets du poème/cycle reposent sur la simple répétition des mots « dauphin », « balle », « tu », « dis », « dois », « une fois », « hé ». Autrement dit, le poème insiste toujours plus pour que le dauphin prononce au moins une fois le mot « balle ». L’assistance va-t-elle se substituer à l’animal ?

     

    Daniel Cunin

     

     

     

     

     

  • POÈTE NATIONAL

    Pin it!

     

     

     

    Lieke Marsman

     

     

    Lieke2.pngTous les deux ans, on désigne aux Pays-Bas un poète national chargé d’insuffler vie à différents projets et de publier un certain nombre de poèmes reflétant notre époque. En ce 21 janvier 2021, c’est Lieke Marsman qui prend la relève. De cette jeune femme gravement touchée par la maladie, des poèmes ont paru en traduction dans l’anthologie Poésie néerlandaise contemporaine, édition bilingue, Le Castor Astral. En français, on peut également lire le roman Le Contraire d’une personne, paru aux éditions Rue de l’Échiquier en 2019, lequel comprend d’ailleurs quelques poèmes. En voici deux autres encore inédits en français. Les originaux figurent dans Man met hoed (Homme au chapeau), volume qui regroupe les premiers recueils de Lieke Marsman.

     

    Lieke Marsman sur France Culture (2019)

     

    lieke marsman,hans hoebeke,poésie,hollande,pays-bas,traduction,roman

    Le nouveau recueil de Lieke Marsman, In mijn hand (Dans ma main), 2021, éditions Pluim

     

     

     

    Je n’en veux à personne

     

     

    Se donner à autrui a pour conséquence :

    on veut être cet autre, celui-là même

    qui nous obtient. La solitude est, non un sentiment,

     

    mais une suite d’actes : notre main

    qui s’empare de la sienne à lui, qui caresse

    son épaule à elle, qui reste posée

    là un petit moment.

     

    Qu’y a-t-il de changé ?

     

    À supposer que vous ne me laissiez pas tranquille,

    je me sentirai obligée de donner un peu plus.

     

     


    Un poème de Lieke Marsman, traduction de Hans Hoebeke

     

     

     

    Que des devenirs

     

     

    Je n’ai pas besoin de mettre fin

    à une chose irrévocablement immobile.

     

    Je n’ai pas à me dissimuler dans le visage d’autrui,

    ni à perdre le moral à cause de ça. Il me faut dessiner ce qui

    se révélera être une carte géographique, entreprendre un voyage,

    être aussi belle et increvable que des mots, que des devenirs.

     

    Je n’ai pas besoin d’ouvrir une porte

    pour la laisser entrer.

     

    Rien que fermer une fenêtre

    qu’elle cherchera à briser.

      

     

    Traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    Lieke3.jpg

     

     

  • À même la peau

    Pin it!

     

     

     

    Nijinski dans la peau, sur la peau

     

     

    CvA2.png

     

    Le danseur et chorégraphe Vaslav Nijinski a inspiré à Arthur Japin – dont on peut lire en français Le Noir au cœur blanc (Gallimard) et Un charmant défaut (Héloïse d’Ormesson) – un roman tout simplement intitulé Vaslav (2010), livre que le Néerlandais a d’ailleurs adapté pour la scène devant le succès de librairie rencontré par cette histoire. En 2015, à partir d’un passage de cette œuvre, la chorégraphe flamande Cindy Van Acker (Compagnie Greffe, Genève) a de son côté créé un solo d’une heure, représentation durant laquelle des extraits du texte transposé en français apparaissent sur la peau de la danseuse.

    Traduire à même la peau.

     


     

     

     

    Vaslav d’Arthur Japin (extrait)

     

     

    « Aujourd’hui, commence-t-il, je vais vous montrer ce que créer signifie. Réaliser quelque chose à partir de rien : ce que cela veut dire, vous allez le voir ici, cet après-midi. » Il s’empare d’une chaise, avec le plus grand calme la repose au milieu de la scène, face au public. « Je vous offre un coup d’œil sur notre âme. Exceptionnellement, je vais vous montrer comment nous vivons, comment nous souffrons, comment un artiste crée. »

    Il se concentre, comme en prévision d’un effort soutenu, mais prend tout bonnement place sur la chaise et parcourt la salle des yeux. Penché un peu en avant, il reste assis. Son regard passe d’un spectateur à l’autre, fauteuil après fauteuil, rangée après rangée ; on dirait qu’il cherche à lire les pensées de chacun.

    CvA1.pngLes deux ou trois premières minutes, cela réclame un petit temps d’adaptation : les gens se regardent, le sens à donner à son attitude les laisse perplexes, ils se demandant si on attend quelque chose d’eux. Ils s’agitent un peu sur leurs sièges, mais monsieur ne semble en rien le remarquer, il s’obstine, son regard s’attachant désormais plus à l’ensemble de l’assistance qu’à certaines personnes en particulier. Avec intensité, il les observe comme si toutes et tous ne faisaient qu’un, et peu à peu les spectateurs capitulent. Bien qu’ayant payé leur place au prix fort, ils paraissent tout à fait satisfaits.

    Pourquoi monsieur ne danse pas, je ne saurais le dire. Je relève que madame, qui a laissé son fauteuil à l’un des donateurs, se tient dans les coulisses, un peu à l’écart du piano à queue. Elle se tord les mains. Ce que son mari essaie en ce moment de tirer de nous, quoi que cela puisse être, ne la rassure pas elle non plus. Jetant un œil sur la salle, elle prend la mesure du prodige qu’il exerce sur l’assistance.

    Les gens fixent la scène comme si quelque chose d’important allait s’y dérouler. Ils ont retrouvé leur calme, peut-être le terme « dociles » convient-il mieux pour les décrire, on ne les sent plus du tout mal à l’aise et ils ne s’opposent plus à ce que l’artiste les dévisage. On a un peu l’impression d’assister à une messe.

    Plusieurs minutes s’écoulent, je le jure, treize pour être précis – ma Santos se révèle bien utile – sans que rien se passe, sans qu’on observe rien si ce n’est, comment dire, une certaine détermination émanant de monsieur. Tout le monde est à même de la relever : une énergie à présent tangible. Au contraire de ce que je crois une seconde, il ne s’agit pas d’une illusion, mais d’un indéniable phénomène. Quand, doutant de ce que je perçois, je lève la main, je ressens comme des titillations, une légère brise, c’est à cela que ça ressemble le plus, qui m’effleure la paume de ma main.

    Puis ça continue, dix pleines minutes de plus – ça dépasse l’entendement, c’est une sorte d’hypnose – vingt-trois en tout.

    Entre-temps, une tension s’installe, qui se fait particulièrement désagréable, une pression qui semble se former au-dessus de nos têtes, pareil à un orage, l’été, entre les versants d’une vallée. On se sent prisonnier de quelque chose qui demeure invisible et incompréhensible. Chacun dans cette salle est libre de s’en aller, mais personne n’y songe car, concomitamment, on est témoin d’un prodige.

    En fin de compte, Mme Nijinski en a assez. Elle glisse quelques mots à l’oreille de Mme Asseo, et tandis que celle-ci se met non sans hésiter à jouer, celle-là s’avance vers son mari. Pour ne pas l’effrayer, elle pose tout doucement une main sur son bras.

    « Vaslav, dit-elle à voix basse, tu veux bien danser pour nous ? S’il te plaît, danse Sylphides. »

    Sur un signe de l’épouse, la pianiste reprend les premières mesures du même morceau, avec plus de vigueur cette fois, dans l’espoir d’inciter Nijinski à agir.

    Mrs. Degas, dernier roman en date d'A. Japin

    CvA3.pngMonsieur lève les yeux. Il a besoin d’une seconde pour revenir à lui-même, on a l’impression qu’il a du mal à saisir ce qui se passe.

    « Comment oses-tu ! », s’écrie-t-il. Outré, il bondit de sa chaise. « Comment oses-tu me déranger ? » Et devant tout le monde, il se met à fulminer contre sa femme. « Je ne suis pas une machine, qu’est-ce que tu crois, je danse uniquement si j’en ai envie ! » Il s’empare de la chaise, la jette par terre avec une telle violence que le dossier et les pieds se brisent.

    Madame est pétrifiée sur place. Durant quelques instants, la peur de le voir se jeter sur son épouse traverse la salle. Quiconque l’ayant vu ainsi déployer toute sa force, tigre jaillissant de la jungle, ne peut douter qu’il est capable de la briser comme il a brisé la chaise.

    Plutôt que d’insister, elle éclate en sanglots et se précipite vers la sortie.

    « Qu’est-ce qui se passe ? crie la Hongroise qui lui emboîte le pas. Bon sang ! qu’est-ce que ça veut dire ? qu’est-ce qu’il lui arrive, à Nijinski ? »

    Madame m’attrape par le bras et m’entraîne dans le couloir.

    « Il faut le ramener immédiatement chez nous. Tout ça n’aura été qu’une terrible erreur. » Elle me regarde droit dans les yeux : prend-elle enfin pour autant conscience de mes mises en garde ? je n’en sais rien. « Comment on va s’y prendre, Peter ? Qu’est-ce qu’on peut faire ? Je veux qu’il quitte les lieux, tout de suite, et le ramener à la maison, le plus vite sera le mieux. »

    Mais il est déjà trop tard.

    En effet, sur les planches, la scène suivante s’annonce.


     

    « Voilà, je vais danser la guerre, l’entend-on s’écrier, la guerre et toutes ses souffrances, ses dévastations, la mort qu’elle apporte. La guerre que vous n’avez pas empêchée et dont vous êtes en conséquence tout aussi responsables que les autres. »

    Quand nous nous précipitons dans la salle, il a joint le geste à la parole.

    Il danse.

    Mais ça ne ressemble en rien à ce que j’ai pu lui voir faire chez lui. Une façon terrifiante de danser, démesurée, des contorsions délirantes. Mu par la rage et le désespoir, il se jette de gauche à droite, membres disloqués, aussi flasques que ceux d’un mort. Cette danse ne cherche pas à restituer la guerre, pas du tout, elle est la guerre.

    À la vue du champ de bataille qu’il fait naître sous leurs yeux, des horreurs qu’il les force à voir, les spectateurs ont un mouvement de recul.

    Pauvre public, venu se distraire dans l’espoir de faire part à des amis du privilège rare qu’il y a à assister à une chorégraphie enchanteresse donnée par la sixième merveille du monde !

    CvA4.pngPétrifiés pour ainsi dire dans leurs fauteuils, remplis d’aversion mais le souffle coupé, les gens regardent un soldat de la Grande Guerre, un soldat de toutes les guerres, chaque jeune homme tombé au combat. Il bondit par-dessus les cadavres de ses camarades. À chaque fois qu’une grenade explose, il se laisse tomber, puis se relève, s’efforce de reboucher une fosse commune avec de la terre saturée de sang, qui, en caillots de boue, s’agglomère à ses pieds. Par ailleurs, blessé, moribond qu’il est, il court, évite un tank ; recrachant le gaz moutarde, il arrache ses habits qui, au bout d’un moment, ne sont plus que loques, collées dirait-on à sa peau. Pourtant : il ressuscite, se redresse d’un bond et se remet à danser, à danser ; tournoyant, il nous entraîne, qu’on le veuille ou non, le long de ruines et de vies dévastées, se débattant avec ses muscles d’acier, éclairs luminescents. Fuir, il veut fuir, créature aérienne, fuir pour échapper à l’irrévocable fin.

    Dans cette salle, un homme met toutes ses forces à danser contre la mort, luttant pour rester en vie.

    Sur les dernières mesures, il s’immobilise de tout son long sur le sol.

    Personne n’applaudit.

    Avec raison puisque ce n’est pas encore fini.

    Monsieur se relève et reprend son souffle. Il gagne alors un côté de la scène et revient en portant deux rouleaux de velours qu’il avait cachés derrière un rideau.

    Il les tient dans les bras comme s’il s’agissait de bébés, l’un noir, le second blanc argenté ; d’un coup sec, il les déroule sur la scène de manière à former une croix. Puis il se place debout à l’une des extrémités, écarte les bras comme s’il était lui-même une croix vivante ou un crucifié.

    Dans cette position, il s’immobilise.

     

    Durant un bref instant, on a l’impression qu’il va sombrer à nouveau dans sa transe en essayant de nous entraîner à sa suite, mais, dieu merci, au bout d’une minute, il finit par s’adresser à la pianiste.

    « Chopin, annonce-t-il, prélude n° 20. »

    Mais cette fois encore, il dédaigne de danser. Tant que la musique retentit, il ne fait pas un pas, pas le moindre pas. Tout au plus quelques gestes. Quatre pour être précis. Qu’il reproduit sans faute, un sur chaque accord : d’abord un geste de défense, bras tendus en avant, paumes tournées vers nous ; puis, bras écartés dans un geste accueillant, comme pour nous étreindre ; ensuite un geste de supplication, mains désespérément tendues vers le ciel ; enfin, il laisse retomber ses bras en les faisant claquer contre son corps.

    Ballants, débris échoués, comme désarticulés.

     

    CvA5.pngIl se tient là sans cesser de moudre, de mouliner des bras.

    Défensif.

    Bienvenue !

    Suppliant et brisé.

    Sur la défensive, dans l’accueil, suppliant, brisé jusqu’à la dernière cadence.

     

    Dès que la musique cesse, il laisse aller son regard sur la salle. Il rit avec malice comme s’il venait de nous faire marcher.

    Alors qu’on ne s’y attend pas, histoire de nous déconcerter, il prend son élan et, sans peine aucune, saute, bondit, saute, bondit, saute, bondit en un long envol.

    Dans le public s’élèvent des cris : on le reconnaît enfin, on l’admire, on est en outre soulagé que le cauchemar soit terminé. C’est bien lui, le Dieu de la danse. C’est le Vaslav Nijinski qu’ils sont venus voir.

    Sur la scène, bond après bond, il dessine de grands cercles. Sa chemise se gonfle, manches déboutonnées et amples flottant comme des ailes. Il est au-dessus de tout, aucun doute possible, il semble passer par-dessus nos têtes et se surpasser.

     

    Brusquement, c’est fini.

    Comment est-ce possible, ça s’est passé trop vite, l’a-t-on vraiment vu se poser sur terre ? Tout continue de tournoyer. Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est terminé. Il est là, au milieu de la scène, lui-même et non plus un phénomène, petit, droit comme un I, immobile.

    Dans un dernier geste, il pose la main droite sur son cœur.

    « Maintenant, dit-il, le petit cheval est fatigué. »

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

     

     

  • Des lacs froids de la mort

    Pin it!

     

     

     

     

    Un chapitre de Frederik van Eeden

     

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,roman

    F. van Eeden, son épouse Martha et leurs deux enfants (1895)

     

     

    Prophète, médecin, pionnier de la psychothérapie, dramaturge, diariste, poète, romancier, esprit avide d’universalité, personnage charismatique, réformateur ayant dilapidé une partie de sa fortune dans une colonie communiste utopique (1), Frederik van Eeden (1860-1932) a, pendant une demi-siècle, marqué de son empreinte la société et les lettres des Pays-Bas. Ami entre autres de Romain Rolland, traducteur de Tagore, il a été admiré par certains, honni par beaucoup.

    Commentant l’œuvre romanesque de cet homme dont l’existence a été dominée par le sens du religieux, Paul Verschave (2) écrit à juste titre : « C’est toujours son ‘‘moi’’ individualiste qui s’exprime par la bouche de ses héros, mais comme son individualité a revêtu les aspects les plus divers, rien qu’en se racontant, il a créé tout un monde. Et c’est en quoi ses ouvrages présentent un intérêt si considérable pour qui cherche à suivre l’évolution spirituelle de cet homme : ses livres enregistrent d’une manière indélébile, non seulement sa pensée, mais sa vie. Bien plus, chez une nature aussi riche, et qui, dans sa soif de savoir, s’est répandue en manifestations aussi multiples, qui était sous tant de rapports variés ‘‘enfant de son siècle’’, les différentes étapes de cette pensée forment à elles seules l’histoire de toute une génération intellectuelle. »

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanS’il existe trois traductions françaises (3) du Kleine Johannes (1887) – sorte de conte de fée autobiographique et symboliste en partie inspiré par Simplice de Zola –, on peut déplorer que le grand roman de Van Eeden, Van de koele meren des doods (1900, Des lacs froids de la mort), soit pour ainsi dire passé inaperçu en France (4). Sous la plume de sa compatriote Jeannette Nijhuis (1874-1938), L’Humanité nouvelle a salué, essentiellement pour des considérations politiques, cette parution (« Chronique des lettres hollandaises », octobre 1902, p. 105-106) : « Dans son roman, ce n’est pas seulement l’artiste qui parle, c’est aussi le penseur, le croyant, le socialiste et, dans une large mesure aussi, le médecin. Il fallait être médecin pour si bien faire la diagnose d’une âme, d’un esprit et d’un corps malades. Il fallait être socialiste pour si bien sonder les plaies d’une société malade et pour indiquer avec tant de décision les voies de la guérison.» Chroniqueur lui aussi des lettres néerlandaises à la même époque, Alexandre Cohen se montre bien plus réservé, en raison de ses goûts bien entendu mais aussi sans doute parce que Van Eeden ne s’était jamais affiché anarchiste (« Lettres néerlandaises », le Mercure de France, avril 1901, p. 272-274) ; tout bien considéré, le condamné à 20 ans de travaux forcés au Procès des Trente ne reconnaît au livre qu’un grand mérite : « l’héroïne nous reste toujours sympathique, même lorsqu’elle devient vertueuse et ce, sans que l’auteur fasse le moindre effort pour nous imposer cette sympathie ».

    Soucieux de l’édification du lecteur, Paul Verschave met en avant le poète Van Eeden bien plus que le romancier. Il relève malgré tout : « Il serait intéressant de comparer cet ouvrage [Les Lacs froids de la mort] avec le célèbre roman de Flaubert, Madame Bovary, et de voir à ce sujet ce qui sépare Van Eeden du naturalisme. Comme Madame Bovary, Hedwige de Fontayne, ne trouvant pas dans le mariage le bonheur rêvé, fait les chutes les plus lamentables, mais il n’y a pas dans ces fautes le caractère de fatalité qu’y mettent les naturalistes. Le mal y est reconnu comme le mal et appelle le remords. De plus, arrivée à l’extrême degré de la misère morale, la malheureuse Hedwige se relève dans un étouffement bouddhiste des passions qui ressemble ‘‘aux ondes fraîches de la mort’’ » (5).

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanLe monde anglophone a été plus accueillant en publiant dès 1902 une traduction : The deeps of Deliverance (de la main de Margaret Robinson), rééditée en 2009 sous le titre Hedwig’s journey ; Else Otten en en donné une version allemande (Wie Stürme segnen, 1907), Goedele de Sterck une version espagnole (Las tranquilas aguas de la muerte, 2012), Farooq Khalid une version en ourdou. Nouchka van Brakel a porté le livre à l’écran avec, dans le rôle principal, Renée Soutendijk. Pour notre part, nous donnons une traduction française du premier chapitre de ce roman.

     

     

    (1) La citation suivante résume assez bien l’échec de l’expérience de la colonie de Walden : « Vers 1898, Frédéric Van Eeden, célèbre romancier hollandais, nouvellement converti au rêve collectiviste, fondait, avec l’aide d’une vingtaine d’amis, à Walden près de Bussum, un phalanstère, espèce de petite oasis de vie future, suivant le type socialiste. Van Eeden consacra à cette tentative un demi million, qui fut bientôt englouti, et malgré cette orgie d’argent, l’œuvre vient de périr. Le généreux utopiste avoue franchement la cause de la déconfiture : ‘‘Dans ma petite collectivité, écrit-il, j’ai été dès le premier jour obligé d’éliminer des éléments inacceptables qui prétendaient ne rien faire et vivre aux dépens de la communauté. Pour eux ‘‘le travail libre’’, c’était surtout la liberté de ne pas travailler’’. » (Chanoine Bourgine, Le Protestantisme et les sociétés modernes, Avignon, Aubanel, 1914, p. 42)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,roman(2) Voir sur ce juriste et érudit (photo) : Robert Hennart, « Paul Verschave (1878-1947) et l’Ecole supérieure de journalisme de Lille », De Franse Nederlanden / Les Pays-Bas Français, 1980, p. 204-214.

    (3) Celle parue dans un premier temps sous le titre Jeannot, que l’on doit à Léon Paschal, d’abord publiée dans la Revue de Belgique puis aux éditions P. Weissenbruch (1903) et enfin dans  la Revue de Hollande (en écoute ici) ; Le Petit Jean, traduit par Sophie Harper-Mounier, avant-propos de Romain Rolland, Paris, Rieder, « Les prosateurs étrangers modernes », 1921 ; Le Petit Johannes, traduit par Robert Pittomvils et adapté par Albert Bailly avec une introduction du traducteur, Bruxelles, La Sixaine, « Estuaires », 1946. Les éditions L’accolade ont publié une édition bilingue (+ audio) du roman.

    (4) À propos de ces deux romans et d’un troisième : Johannes Viator (1892), on pourra consulter la thèse de Hanneke Pril, Une analyse littéraire de trois œuvres de Frederik Van Eeden (1860-1932), Université de Paris IV, 1998.

    (5) Paul Verschave, « Le poète hollandais Frédéric van Eeden et son œuvre », Bulletin du Comité flamand de France, 1923, p. 204-218. Du même auteur, on verra : « Un converti hollandais : le poète Frédéric van Eeden », Le Correspondant, 1924, p. 311-338.

     

    Extraits du film Les Lacs froids de la mort

     

     

     

    UN CHAPITRE DE FREDERIK VAN EEDEN

     

    Des lacs froids de la mort (1900)

     

     

    Une histoire de Frederik van Eeden

     

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,roman

     

    Avant-propos de la deuxième édition

     

    On a considéré à tort la présente œuvre comme l’étude psychologique d’un cas plus ou moins pathologique. Il s’agit en réalité là de la basse conception défendue par des lecteurs au cerveau et à la sensibilité superficiels.

    Seul le désir d’effectuer des comparaisons, d’établir des rapports et de cerner des proportions stimule le scientifique. En tant que chercheur, celui-ci reste indifférent à la signification supérieure des faits, à l’harmonie et à la beauté des proportions en question.

    L’artiste, au contraire, est animé par la beauté qu’il admire chez l’être, c’est-à-dire par le sens caché de l’ensemble des faits et des proportions ; au moyen de la représentation, il aspire entièrement à transmettre à autrui cette émotion du beau.

    Il se trouve que ce sont des motivations artistiques et rien que des motivations artistiques qui ont présidé à l’élaboration de cette œuvre, les motivations scientifiques lui demeurant, pour de bon, étrangères. Quand bien même l’écrivain aurait en partie échoué à atteindre ce qu’il se proposait, il n’a eu d’autre intention que de restituer, pour la faire vivre à ses lecteurs, l’émotion du beau qu’il a lui-même éprouvée.

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanPour ce faire, il a cru nécessaire d’énoncer de façon scrupuleuse et sans concession maints détails qui y participent, ceci tout en les exprimant avec force sans se laisser perturber ni choquer par des éléments secondaires. Après tout, le beau qui a suscité la pleine admiration de l’auteur, et sur lequel, par son rendu, il entend focaliser toute l’attention de ses lecteurs, ne saurait être un quelconque phénomène extérieur, une chose sensuellement perceptible : il est un événement de l’âme d’une nature sans doute rare, mais aucunement artificielle ni invraisemblable. Dans ces pages, tout détail en apparence superflu ou insignifiant sert au fond à jeter, à dessein, de la clarté sur ce bel événement, le motif principal ; dans le même temps, l’auteur sait qu’il n’a pas porté préjudice à la vérité artistique, c’est-à-dire en l’occurrence la crédibilité et la teneur naturelle des faits présentés.

    L’idée selon laquelle la protagoniste serait un être « maladif » par nature et par tempérament, il la réfute. Il n’en demeure pas moins qu’en raison d’une complexion extrêmement fine et noble, elle se trouve bien plus exposée aux influences néfastes que l’être moyen et grossier. Comment le cœur le plus tendre peut-il résister à ces influences apparemment ahurissantes et écrasantes de notre société malade, ceci malgré le destin le plus défavorable, puis les transformer en une délivrance finale – à condition de préserver le courage de la foi et la confiance en Dieu – malgré la pire chute ? tel est le magnifique thème traité par l’écrivain conscient de cette merveilleuse réalité tout autant que de la faiblesse de son rendu.

     

    Juillet 1904

     

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,roman

     

     

     Chapitre I

     

    L’histoire d’une femme. Comment elle a cherché les lacs froids de la Mort, là où est la délivrance, et comment elle a trouvé celle-ci.

    Son nom ? Je l’appelle Hedwige Marga de Fontayne. Hollandaise certes, mais ayant du sang d’ancêtres étrangers.

    Née au milieu du XIXe siècle, elle a grandi dans une ville de province des Pays-Bas. Il y avait là un minimum de commerces et d’entreprises, et néanmoins une certaine prospérité : nombre de riches n’y possédaient-ils pas des demeures cossues ?

    Également vaste et cossue, celle où Hedwige habitait avait été sans doute bâtie une centaine d’années plus tôt. Elle comprenait un spacieux corridor, frais en été, au sol en marbre et aux parois chaulées. Ce passage ouvrait sur de grandes pièces sombres au revêtement mural rouge liseré d’étroites bandes dorées, aux boiseries peintes en blanc et or et au plafond en plâtre blanc d’où pendaient des lustres à cristaux triangulaires. Au bout du corridor, une porte vitrée donnait sur le jardin où de malingres arbustes à fleurs, plantés à même une terre grasse très noire, manquaient de lumière sous un arbre massif, un hêtre à feuilles rouges. La plupart du temps, la famille se tenait dans la véranda lumineuse et ensoleillée. Les fenêtres, au nombre de trois, aux petits carreaux violets, étaient hautes. Leurs appuis s’ouvraient eux aussi si bien qu’on obtenait en été, dans cette pièce large, trois grandes baies sur le dehors, des rideaux tamisant la vigueur du soleil.

    Biographie signée Jan Fontijn (vol. 1)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanL’habitation se dressait parmi d’autres, nombreuses et similaires, dans la rue principale de la ville, une voie calme qui dessinait quelques courbes. En son milieu courait une chaussée homogène de pavés gris clair, bordée de chaque côté d’un lé, bandes tapissées de briques cuites jaunes, elles-mêmes bordées d’un trottoir en granit bleu planté de courts poteaux reliés un à un par une barre ou une chaîne en fer ; en retrait s’alignaient les hautes fenêtres monotones derrière lesquelles se détachait bien peu de luminosité et encore moins de silhouettes. Visibles à travers les vitres : des meubles et des vases, astiqués et bien disposés, mais sans beauté, car choisis non par amour ni par goût, mais par une tuante habitude.

    Dans ce décor, dont elle ne percevait pas la laideur, Hedwige trouvait ses joies. Le matin, par les lumineux jours d’été, la rue était ensoleillée et pleine d’une paisible agitation. Quand elle sortait pour se rendre en classe, tirant la porte sur elle, elle percevait la chaleur et l’éclat de la vie autour d’elle, tout bien en ordre. Elle voyait les boulangers livrer le pain, les bonnes légèrement vêtues fouler le trottoir ainsi que la charrette des éboueurs cahoter. Tout cela baigné de soleil : les toits rouges chauffaient, les fenêtres étincelaient, le massif marronnier de la place offrait une ombre d’un vert vivant.

     

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanÀ l’origine, dans cette maison de ville, sa prime existence se trouvait dénuée de soucis. Elle picorait çà et là de la gaieté comme une enfant affamée dès le matin. Il y avait les bonnes heures au petit déjeuner, quand l’immobile soleil brillait dans la véranda, et d’autres les soirs d’hiver devant la cheminée, sur les genoux paternels. Sans compter celles de complicité qu’elle partageait avec sa mère.

    En guise d’apothéose, il y avait les jours de fête, quand on sortait le cristal, quand on transportait les bouquets dans le corridor, quand la vaste demeure se remplissait d’effluves de melons, de fleurs flétries et de sève de sapin.

    La cohue des invités et le brouhaha revêtaient un charme enivrant. Gens que l’on n’avait pas l’habitude de voir entre ces murs, cuisiniers vêtus de blanc, domestiques en livrée noire, tous prenaient une apparence de beauté et de singularité. Les aliments servis en pareille occasion lui paraissaient coûteux, recherchés, exotiques – elle les découvrait dans sa chambre, à l’étage, où elle mangeait avec la nurse qui se substituait à sa mère.

    S’ensuivait le moment de gloire lorsqu’elle apparaissait après le repas, dans une féérie de lumière, de fleurs et de cristal, au milieu de la morne pièce de réception transformée en une salle étincelante.

    Par la suite, à un âge plus avancé, elle connut le bonheur de prendre place à la table, de dire ou de faire quelque chose grâce à quoi on la remarquait ; elle se sentait alors partie prenante de la fête, dignement et non plus comme une simple enfant.

    F. van Eeden, par Lizzy Ansingh (1919, coll. Literatuurmuseum)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanCependant, les heures de joie étaient clairsemées, pareilles aux rares fleurs d’une grande et blafarde lande de monotonie, où elle se promenait à l’origine avec insouciance, attentive aux fleurs et non aux étendues pelées séparant celles-ci. Des années plus tard, y repensant, elle ne se souvenait que de la lande, la grande plaine lugubre, et plus du tout des fleurs. C’était miracle, pareille insouciance au milieu de tant de morosité.

    Encore enfant – elle devait avoir 9 ans –, elle commença à éprouver une sensation d’oppression provoquée par une chose à la fois merveilleuse et terrifiante, pénible et triste, qui refusait de se retirer alors même qu’elle ne la voyait jamais distinctement. Cela survenait en toutes sortes d’endroits, dans toutes sortes d’occupations, une mauvaise odeur s’attachant à toutes sortes de choses. Elle ne la relevait pas sur-le-champ, seulement un peu après coup ; quand elle se remémorait l’endroit, l’occupation, la chose, cette impression transparaissait comme une hideur noire qu’elle avait oublié de remarquer sur le moment.

     Biographie signée Jan Fontijn (vol. 2)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanAinsi, un lundi soir, faisant des bulles de savon avec ses petites camarades derrière la cuisine, sur la place pavée de briques jaunes, elle avait laissé danser sur sa manche les merveilles lisses et bariolées avant de les faire précautionneusement sautiller sur une serpillère en laine ; son frère les avait alors emplies de fumée de tabac jusqu’à ce qu’elles éclatent. Ensuite, elle était allée se coucher. Il était vingt et une heures, la nuit n’était pas encore tombée ; un crépuscule gris envahissait sa petite chambre aux murs nus ; dehors, deux cloches se renvoyaient leurs tintements.

    Une sorte de grisaille et d’effroi s’était alors abattue sur tout ce qui l’entourait ainsi que dans sa mémoire immédiate, sans qu’elle ne s’en rendît compte, encore assise sur le bord de son lit. Mais plus tard, plus tard, il lui semblât avoir souffert affreusement à ce moment-là, une horrible monotonie et morosité collant à tout ce qu’elle avait alors ressenti. À l’odeur de l’eau savonneuse et des fines pipes en pierre, aux briques jaunes de la petite place, à la voix de son frère, à celle de ses camarades, à celle de la bonne, à la lumière grisâtre filtrant à travers les carreaux de sa chambre, au tintement lugubre qui s’éternisait.

     

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanMalgré l’insouciance de ses jeunes années au cours desquelles la maladie ni la moindre perte déchirante, la dureté du monde ni la tristesse non plus que le moindre manque n’avait contrarié sa croissance, elle ne pouvait y songer sans à chaque fois redécouvrir, avec horreur, la mauvaise odeur de l’ennui attachée à tous ses souvenirs.

    Il n’y avait pour ainsi dire aucun endroit de la vaste demeure qui ne se trouvât, à un moment ou à un autre, voilé par la gaze de l’abattement. Éclairés par une lucarne, les combles aux nombreux placards dispensant des effluves d’huile et de poivre. Le grincement d’une porte menant à l’escalier du grenier. La forme du pain posé chaque matin sur la table du petit déjeuner. Les traces de boue ou de neige laissées par les semelles sur le marbre du corridor. Toutes ces infimes réminiscences lui procuraient une sorte de dégoût, psychique mais aussi physique.

    Cette tristesse tenait au retour régulier des choses dans l’ordre temporel. Une affection qui, à certaines heures de la journée, en certains jours de la semaine, mais aussi en certaines saisons de l’année, se manifestait plus fortement que de coutume.

    Ainsi, c’étaient les minutes entre seize et dix-sept heures dont elle se remémorait avec le plus d’horreur, plus encore celles des hivers, les pires étant celles du premier jour des semaines en question.

    L’odeur des choses ne faisait qu’accentuer la morosité d’Hedwige. Celle du linge propre qu’on apportait à la maison le vendredi après-midi et que les bonnes, sous ses yeux, calandraient, étiraient et humidifiaient. Celle du savon et du métal chauffé, lorsqu’on préparait le bain du soir, pourtant un joyeux divertissement pour elle et le reste de la fratrie. Celle de renfermé des pièces d’apparat restées fermées de longues semaines, lorsque la famille rentrait de sa villégiature estivale.

    Ces choses, de même que mille petites autres, elle les trouvait indiciblement tristes, innommablement accablantes, non lorsqu’elle les vivait, mais lorsqu’elle y repensait.

    Pourtant, elle n’était en rien une enfant mélancolique, bien plutôt une fille loquace et gaie la plupart du temps, encline à trouver des occupations, sagace et jamais à court d’idées pour jouer et s’amuser, rarement fatiguée, et pas plus grincheuse ni contrariante que ses congénères.

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanEn revanche, et bien que personne dans son entourage n’eût rien remarqué, elle connaissait de brefs moments d’introversion, quelques minutes parfois, au cours desquels elle avait l’impression de voir au plus profond d’elle-même, d’une manière incompréhensible et oppressante. Elle marmonnait alors son prénom, son nom : « Hedwige, – Hedwige Marga de Fontayne – moi, moi, moi –, moi-même, je m’appelle Hedwige de Fontayne » –, et il lui semblait découvrir des abîmes dont la profondeur et l’impénétrabilité lui coupaient le souffle.

    Ces moments peu fréquents, elle n’en oubliait aucun, ni l’endroit, ni le cadre, ni le contexte dans lesquels elle les vivait.

    Parmi les grands carreaux de marbre blanc du corridor, deux avaient été apparemment sciés dans le même bloc ; ils étaient disposés de telle façon que, sur les surfaces conjointes, leurs veines dessinaient un énorme cœur blanc.

    Par une après-midi de fin d’hiver, Hedwige, contemplant à genoux cette figure – elle venait de la signaler à ses camarades comme étant l’une des particularités de la maison – éprouva soudain un état d’extrême introspection. Qui lui apparut comme l’archétype de ceux l’ayant précédé.

    Gaie, le cœur léger, elle apparut, le lendemain, pareille à une fillette qui a un secret grisant à cacher. En effet, il s’agissait bien pour elle d’un secret grisant, un sujet sacré, qu’elle détenait en propre, dont elle n’aurait parlé de bon gré à personne, pas même à sa mère. Elle conçut comme un devoir primordial, intangible, de ne jamais oublier la moindre singularité du moment en question, quel que fût l’âge qu’elle atteindrait.

     

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanDans sa mère, Hedwige trouvait tout ce qu’une enfant affectueuse et sensible peut attendre. Le sentiment rassurant qui contribue à consolider le cocon familial, une tendresse qui ne fait jamais défaut, un soutien ferme et calme, la possibilité de s’épanouir dans la distinction, la dignité et le respect des vertus – tout cela, sa mère le lui donnait ; en nulle occasion, l’heure d’altérer et de ternir cette image merveilleuse et parfaite ne sonna.

    Souvent, sa mère arborait d’amples robes blanches confectionnées dans des étoffes soyeuses ; sa coiffure, elle la portait à l’ancienne, renflée au niveau des oreilles, relevée pour le reste en plusieurs tresses étroites. Elle s’exprimait d’une voix douce et pure à travers laquelle le mécontentement ne vibrait tout au plus qu’une poignée de secondes, mais avec une force de conviction supérieure à celle de cris motivés par la colère. Aux yeux de tous, son côté indolent et rêveur semblait s’accorder avec sa nature raffinée de fée. Jamais elle ne parut vieille ; jusqu’à sa mort, elle chanta d’une voix claire d’enfant.

    Sans réserve, sans restriction, sans la moindre ombre, son époux lui vouait un véritable culte. À ses yeux, elle n’était que bonté et beauté. Il s’agissait là d’une sereine conviction qu’il ne remit jamais en question, lumière pérenne qui éclairait une existence qu’il ne questionnait pas non plus.

    La présence à ses côtés de cet être lucide, qui s’adonnait en silence à ses activités, lui procurait une joie continuelle. Il trouvait sa voix, à chaque mot qu’elle prononçait, toujours aussi belle, et ses mains, à chacun de leurs mouvements, dignes de son attention et de son admiration. Tant qu’elle fut en vie, il ne laissa aucune place à la grogne ni aux récriminations, si ce n’est aux rares moments où il était séparé d’elle.

    Quand elle se mettait à chanter – passe-temps auquel il se livrait lui aussi – alors qu’il était occupé, il abandonnait sur-le-champ sa tâche, s’asseyait avec déférence devant elle, les yeux rivés, dans une attention calme et pieuse, sur les lèvres en mouvement.

    F. van Eeden (photo : J.H. Sikemeier)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanPareille scène, les enfants la considéraient comme une chose bonne et naturelle, qui ne les surprenait en rien.

    À l’image de leur père, il eût été impensable et inconcevable pour eux de remettre en question la perfection morale de leur mère. Jusqu’à la fin, ils ne varièrent pas.

    En elle, deux caractéristiques dominaient et rayonnaient sur son entourage : une complexion d’esprit raffinée, propre aux descendants d’une lignée aristocratique pure, préservée et des rudesses de l’existence qui transforment l’homme en bête et des petits soucis qui assèchent le cœur – ainsi qu’une composition calme et équilibrée résultant d’une maîtrise de soi dans une pratique de la courtoisie, entre les deux sexes, toujours plus implantée en elle.

    Cette délicatesse et cette harmonie forment ce qu’on appelle de nos jours « distinction », sachant que celle-ci permet de se démarquer de la majorité des êtres. Chez cette femme, elle se manifestait, telle une lumière ruisselant par trois portes, à la fois à travers l’âme, le port et la manière de s’affairer, autrement dit : la voix, le regard et la gestuelle.

    Aucun de ses enfants ne l’ignorait : dans le lieu où leur mère entrait s’établissaient la sérénité et le sentiment d’être en sécurité. Dans le lieu qu’elle quittait s’immisçaient problèmes et incertitudes, désordre et fêlures. Il fallait sa présence pour que l’épouvante commençât à leur paraître moins épouvantable, pour que les difficultés en apparence insurmontables s’aplanissent sans peine, tout cela favorisé par une parole joyeuse et une gestion certes un peu lente mais avisée de sa maison. Elle tenait son ménage sans effort, restait froide et résignée devant les soucis, douée d’une vigilance immédiate en maintenant un ordre ferme, malgré des moyens limités – simple pression d’un doigt de ses mains fragiles en quelque sorte.

    manuscrit du poème De waterlelie (coll. UB A'dam)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanQuand Hedwige était malade, que la fièvre lui oppressait la poitrine, qu’elle ressentait cette angoisse qui nécessite l’intervention d’un tiers alors que personne ne sait que faire – ce moment où l’on ne saurait vivre plus longtemps comme ça, ni mourir –, et malgré le soulagement qu’éprouvent les enfants comme les adultes à l’arrivée du médecin –, elle n’espérait pas tant ce dernier que sa mère, car celle-ci faisait plus que celui-là. Lorsqu’elle apparaissait, visage calme, voix douce, gestuelle mesurée, faisant ce qu’il convenait de faire, débusquant de la joie et du réconfort là où personne n’en voyait – Hedwige ressentait un contentement durable, qui persistait jusqu’à ce que mort ou rétablissement s'ensuivît. La main maternelle sur son front fiévreux demeura en tout temps l’image concrète du réconfort suprême.

    Cette influence forte et salutaire soudait les membres de la famille en un noyau chaleureux que tout étranger appréciait de côtoyer et de fréquenter. La famille de la haute bourgeoisie néerlandaise sous sa meilleure forme. Elle privilégiait un mode de vie simple, sans pingrerie, tenait des conversations tout à fait libres et naturelles, soigneusement préservées de toute grossièreté, de toute rudesse et de tout ressentiment, chacun observant un amour profond et sincère vis-à-vis de tous les autres sans exception. Car il est difficile d’imaginer une exception dans pareille atmosphère. Certes, il y avait, parmi les quatre frères et sœurs, une enfant moins chaleureuse et plus égoïste que les autres. Enfant qui n’aimait pas moins qu’eux – bien quelle eût plus de mal à masquer sa causticité. Dans ses années de solitude, Hedwige se remémorerait la demeure familiale avec une égale dévotion et tendresse ; dès que la conversation revenait sur ce bon vieux temps, le même sourire attendri se formait sur ses lèvres. Dans un tel cercle, tous les cœurs se doivent d’assumer le même degré d’affection.

    La famille pleine de bonhomie, que n’effrayait pas une petite plaisanterie, s’accommodait de ces fibres acrimonieuses, blaguant à propos de tous les défauts de l’un de ses membres, mais sans jamais être blessante. La tranquillité d’esprit de la généreuse maman favorisait, sous ce toit, un ton affranchi et détendu, si bien que tous supportaient ces douces moqueries. En effet, aucun – bien que piqué par un trait d’esprit – n’avait un vice dont l’évocation eût pu lui faire froncer les sourcils et l’enfermer dans un hargneux silence.

    F. van Eeden, par H. Braakensiek (1918, coll. UB A'dam) 

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanChez le père prédominaient la bonté ainsi qu’un sens aigu du devoir et de la justice. Toutefois, il ne possédait ni la sensibilité, ni la sagesse de sa femme, non plus que son caractère bien équilibré. Avec rigueur et méticulosité, il embrassait du regard le champ limité de sa vie et de ses devoirs. Il était incapable de s’écarter de ce qu’il pensait être honorable. Cependant, son regard ne portait pas loin ; et même s’il s’appuyait sur une foi formelle, un petit accroc suffisait parfois à le décourager, le laissant désemparé. Il assumait ses responsabilités en société, au sein de laquelle il était un homme honoré et prospère. Mais, à l’instar de ses enfants, il lui arrivait de poser des yeux angoissés sur son épouse, elle qui était le grand soutien et le grand accomplissement de sa vie. Si jamais elle était absente, il soupirait sans raison : « Que faire ? Comment s’en sortir ? J’aimerais tant qu’elle soit là. »

    Ce à propos de quoi sa progéniture ne manquait pas de le taquiner, espièglerie qu’il tolérait avec bonhomie.

    Les enfants ne remettaient aucunement en cause son autorité, laquelle ne souffrait d’ailleurs pas de ses faiblesses. Ils percevaient très bien qu’au lieu de se soucier d’avoir raison, il visait à faire triompher le bon sens.

    D’humeur parfois fluctuante, il lui arrivait de s’emporter. Mais un signe ou un regard de son épouse suffisait à le calmer ; sans la moindre hésitation, montrant une docilité pour ainsi dire touchante en même temps que tout à fait naturelle, il rejoignait l’enfant qu’il venait injustement de chapitrer, le cherchant dans toutes les pièces de l’habitation, pour reconnaître qu’il avait mal agi. Comportement empreint de gravité, accepté par tous comme allant de soi.

    F. van Eeden, par J. van Looy (1884, Coll. Frans Halsmuseum) 

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanSon frère Aernout, Hedwige le préférait aux autres membres de la fratrie. Il était le plus proche d’elle depuis des années en même temps que son camarade de jeu le plus fidèle. Sous sa houlette, elle participait à des jeux de garçons. Envers les autres, elle éprouvait le serein attachement qui va de soi et qui, selon sa nature d’enfant, reliait tous les êtres.

    Par moments, consciente de l’affection que lui portait son père, elle avait l’impression de l’aimer plus que sa mère. Elle aimait lire cet attachement sur le visage bienveillant cernés de cheveux gris. Elle aimait aussi respirer l’odeur de ses vêtements quand elle se tenait près de lui. C’était un vieil homme allègre qui mettait beaucoup de soin à s’habiller, qui ne fumait pas, mais se frictionnait souvent les mains d’eau de Cologne dont il portait toujours un flacon sur lui.

    Certes, l’amour qu’elle éprouvait pour sa mère était plus fort et plus profond, mais, ne faisant qu’un avec son être, il se révélait trop grand et trop singulier pour qu’elle s’en aperçût. Jusqu’au jour où elle en prît conscience à la suite de la séparation.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     


    Quelques images du vieux poète (1930)