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Een megalopolis ergens in Azië, ingeklemd tussen de zee en de bergen, een verbijsterende agglomeratie van districten in het moessonseizoen. Een oude koloniale stad die nog steeds omringd is door haar vestingwerken, en eromheen de meest onwaarschijnlijke winkels die krioelende straten omzomen, de wolkenkrabbers van het moderne zakencentrum, sloppenwijken die zich eindeloos uitstrekken, buurten waar men gesprekken eerder met messen dan met woorden voert...
De meest uiteenlopende bevolkingsgroepen leven of, voor velen, trachten te overleven in deze mierenhoop waar de ergste vormen van ellende schuren met de meest buitensporige luxe. Een klein deel van het uitschot van deze anarchistische samenleving wordt in een recent gebouwde ‘modelgevangenis’ ondergebracht waar elke gevangene zich aan uiterst strenge regels dient te houden.
Het is binnen de muren van deze microkosmos dat John Wu belandt, een emeritus hoogleraar in de Russische literatuur die volledig de weg kwijt is.
Zijn leesdorst en zijn geloof in het leven is hij ook kwijt nadat hij in de steek werd gelaten door zijn dierbaren en zijn collega-academici. Aan het eind van zijn Latijn, beroofd van zijn geld en zijn papieren, dwaalt hij door donkere steegjes in de stromende regen. Dan loopt hij een bank binnen, gewapend met een neppistool, om een bediende te dwingen hem geld te geven. Hij wordt ter plaatse gearresteerd en veroordeeld tot minstens een jaar gevangenisstraf. Hij is nu gewoon een nummer tussen driehonderd andere nummers, met een kaalgeschoren hoofd, in een werkuniform. Hij deelt een kleine cel met Kid, een jonge drugsverslaafde.
Carmona, het vijfde boek van Rob Verschuren, neemt ons mee door dit jaar van opsluiting. Is de gevangenis niet de plek om de echte vrijheid te vinden? Dat is, althans op bepaalde momenten, de overheersende gedachte in het hoofd van sommige protagonisten. De stekels van de carmona uit de titel – het is een bonsaiboompje – suggereren dat deze vrijheid echter niet gemakkelijk te bereiken is. In de tuin van het detentiecentrum waar John Wu tewerkgesteld is, worden niets anders dan bonsaibomen gekweekt. Zo te zien een vrij zinloze bezigheid.
Rob Verschuren
De roman is zeker een bespiegeling over de vrijheid in haar verschillende vormen, maar vooral een ode aan de kunst van het vertellen. Elk leven is een vlechtwerk van verhalen, de verhalen van verschillende gevangenen raken met elkaar verweven; volgen dan kleurrijke evocaties en beschrijvingen die het zicht, het gehoor en de reuk prikkelen. In het werk van Verschuren is zowel het dier in de mens – in dit geval de slang – als het dier naast de mens nooit ver weg. Vooral vogels, altijd geassocieerd met felle kleuren, die al aanwezig waren in het betoverende Tyfoon(2018), de eerste van zijn vier romans, en ook bijvoorbeeld de zingende shamalijster in de verhalenbundel Stromen die de zee niet vinden (2016), waarvan de sensualiteit en de eigenzinnige toon door recessenten werden opgemerkt.
Deze Nederlandse auteur, die altijd ver van de Amsterdamse coterieën is gebleven en na diverse omzwervingen sinds vele jaren in Vietnam woont, bedient zich van een ongeëvenaarde fantasie in een soms droomachtig proza. Rob Verschuren combineert de vervreemding die zijn boeken bij de lezer genereert met toespelingen die hem/haar terugvoert naar meesterwerken uit de Westerse literatuur, in Carmona vooral Tsjechov, maar ook enkele andere grote Russen.
John Wu heeft de belles-lettres voorgoed vaarwel gezegd, maar na het openslaan van Verschuren’s romans voel jij, de lezer, geen enkele aansporing om deze radicale keuze te volgen, integendeel.
Daniel Cunin
Dit stukje is eerder verschenen in Argus, nr 134, 14 september 2022, p. 20.
Wies van Moorsel, « De doorsnee is mij niet genoeg ».
Nelly van Doesburg 1899-1975, Nimègue, SUN, 2000.
D-O-M, dom, l’adjectif néerlandais dom signifie « bête », « bêta », « stupide », « idiot » ou bien « sot » ou « con » si l’on veut s’en tenir à un mot monosyllabique pour le traduire en français. « Dom, domdomdomdom, domderedom, domderedom, heel dom, heel dom, meerdandom, meerdandom, DOM. » « Con, conconconcon, conultracon, conultrarcon, archicon, archicon, plusquecon, plusquecon, CON. » Tel fut le commentaire dénigrant du secrétaire d’un cercle artistique de La Haye à la fin d’une soirée organisée, au tout début de 1923, par Théo van Doesburg. Commentaire moquant l’un des poèmes sonores de ce dernier, à savoir « De trom » (Tambour).
L’évènement en question était la deuxième soirée « dada » d’une tournée organisée aux Pays-Bas fin 1922-début 1923 avec, le plus souvent, les mêmes protagonistes : la compagne de Théo, à savoir la pianiste Nelly van Moorsel, le poète allemand Kurt Schwitters et le plasticien hollando-hongrois Vilmos Huszár accompagné de sa Figure dansante mécanique. Sans oublier l’aide, dans l’ombre, de la poète polyglotte Til Brugman.
À cette occasion, Nelly interpréta entre autres la Marche nuptiale pour un crocodile de Vittorio Rieti (compositeur italien qu’elle avait rencontré à Vienne, fin 1921, chez Alma Mahler), une interprétation que Kurt Schwitters ne cessa de ponctuer de miaulements et d’aboiements – tout bruit n’est-il pas musique ?
Le lendemain de cette Dadasoirée haguenoise, un journaliste rapporte : « Après que la salve d’applaudissements se fut tue, une dame s’installa au piano pour interpréter la Marcia Nuptiale per un Crocodilo de Vittorio Rieti. Elle exécuta cette pièce musicale tout à fait audible avec une grande dextérité. Immédiatement après la pause, des meuglements et autres miaulements tonitruants retentirent de nouveau dans la salle. On annonça que la dame allait jouer la Marche funèbre pour un oiseau ainsi que la Marche militaire pour une fourmi, toutes deux également de Rieti, mais il s’écoula un temps interminable avant que le boucan daignât cesser. Et, pendant la musique, certes très inspirée par les Français modernes, toujours ce vacarme et ces bruits insensés dans la salle. Censés servir d’accompagnement ? Un homme cria alors : ‘‘Je vous en prie !’’ Et, tout aussi brusquement, la marche était terminée. Nouvelle salve d’applaudissements et cris d’acclamation allant crescendo. »
Henri Borel (1869-1933), auteur connu à l’époque, évoque à propos d’une soirée similaire « un tapage de tous les diables » régnant dans la salle ainsi que des « huées, récriminations et chahut » grondant pendant l’interprétation, par Nelly, de la Marche funèbre pour un canari. Néanmoins, le romancier et critique insiste pour dire : « Je suis au moins en mesure de vous assurer d’une chose : elle a très bien joué. » Hormis des œuvres de Rieti, la jeune compagne de Théo interprétait lors de ces spectacles le Ragtime Parade d’Erik Satie, rebaptisé Dada Ragtime. Ou encore… du Chopin pendant que Kurt Schwitters déclamait un poème de Heinrich Heine.
Citons encore un passage de la presse de l’époque pour donner une meilleure idée de l’atmosphère qui régnait durant ces représentations, soit pendant près de deux heures : « En entrant dans la salle bien remplie, on remarquait tout de suite qu’on allait assister à quelque chose de singulier. Toutes les personnes présentes tenaient à la main un format réduit de l’affiche – un programme dadaïste – […] En poussant les cris les plus insensés – houhouhou ! rrr ! fatche fatche ! hii ! tantanta ! hééé ! –, Kurt Schwitters a recueilli ‘‘un tonnerre d’applaudissements’’ et ‘‘suscité une gaieté incoercible’’. L’assistance n’avait d’ailleurs pas hésité à lui emboîter le pas en se mettant à son tour à hurler. » Le lendemain de son apparition à La Haye, la petite troupe se produisait à Haarlem. L’affluence, essentiellement des étudiants et des notables, dont un pasteur et un directeur de musée, était telle que la police menaça d’interdire l’événement si une centaine de personnes ne quittaient pas les lieux. Aux Pays-Bas, Dada était pour beaucoup à l’époque synonyme de raffut et de chahut. Bien peu prenaient cette mouvance au sérieux. Aussi, bien des membres de l’assistance s’étaient-ils armés de sifflets, de clochettes de table ou de trompes d’automobiles ou accoutrés de façon burlesque (haut de forme surmonté d’une petite locomotive à vapeur, uniforme de la guerre 14-18 rehaussé de fleurs artificielles ou d’autres colifichets kitsch…).
L’un des témoins nous décrit le blond Théo van Doesburg : « Il avait, si l’on commence par le bas, des souliers vernis et brillants et des chaussettes blanches, un costume noir et la chemise noire sur laquelle se détachait, pareille au négatif d’une photographie, une cravate en laine d’un blanc immaculé. Trônant fièrement là-dessus, la tête on ne peut plus banale du conférencier. On alluma des lampes et on en éteignit d’autres afin d’obtenir un éclairage latéral censé souligner la ligne du visage, mais ce fut un échec. Et pour finir, il y avait le monocle. » Kurt Schwitters avait pris place anonymement dans le public. Alors que Théo, « avec la moue d’un non-dadaïste », faisait sa causerie sur sa Dadasophie (son célèbre texte : « Qu’est-ce que Dada ? ») : « Dada : la hantise du bourgeois-fauteuil-club, du critique d’art, de l’artiste, du cuniculiculteur, du vandale », Kurt se leva de son siège, déplia un mouchoir dans lequel il se moucha à quelques reprises en émettant des bruits de corne de brume au diapason des cris d’animaux que poussait une partie de l’assemblée. Pour sa part, en apparaissant sur scène, Nelly eut droit à un bref moment de silence. Elle interpréta de nouveau des pièces de Vittorio Rieti et recueillit cette fois encore des « applaudissements soutenus ». Puis Kurt gagna à son tour la scène en débitant « au rythme de la mitraille une série de chiffres quelconques ». Bien des personnes ont donc reconnu le talent de Nelly van Doesburg. Ne l’avait-on pas proclamée à l’unanimité, six mois plus tôt à Weimar, lors d’un congrès de constructivistes et de dadaïstes, « l’indispensable instrument de musique dadaïste d’Europe » ?
Les onze soirées ou matinées dada organisées fin 1922-début 1923 sont assez bien documentées. Ces sortes de représentations de cabaret constituent les moments-phare du mouvement dada en Hollande. C’est d’ailleurs en Frise, à Drachten, le vendredi 13 avril, que devait se tenir la derrière manifestation de ce genre – en la seule présence de Kurt Schwitters –, non seulement aux Pays-Bas mais dans le reste de l’Europe. Si l’on fait abstraction bien sûr de la fameuse Soirée du Cœur à Barbe, à Paris, le 6 juillet, qui tourna, avant même d’avoir réellement commencé, au pugilat avec les surréalistes. Et qui signa l’arrêt de mort du mouvement. Dans les différentes villes hollandaises où la petite troupe s’est produite, le charivari du public était peut-être plus « dada » que les performances des constructivistes Schwitters et Van Doesburg eux-mêmes. Relevons que Théo et Nelly avaient eu l’occasion de se produire auparavant ensemble, par exemple dès l’automne 1921 en Belgique (à Bruxelles, Gand puis Anvers) et en 1922 en Allemagne (Iéna, Weimar, Berlin, Düsseldorf, Hanovre…).
Si j’ai situé d’emblée mon propos dans le cercle artistique de La Haye qui a accueilli la manifestation dada du 10 janvier 1923, c’est parce que ce même lieu avait été le théâtre d’un événement, deux ans et demi plus tôt, qui explique notre présence à Meudon, ici ce soir. Le samedi 10 juillet 1920, en effet, Nelly – à l’instigation de Kees, l’un de ses frères, lecteur de la revue De Stijl, et qui en connaissait plusieurs collaborateurs – y était venue assister au vernissage d’une exposition de La Section d’Or ou Groupe de Puteaux, collectif d’artistes, français pour une bonne part, proches du cubisme. À cette occasion, Théo van Doesburg – organisateur de l’événement – tint une causerie. Sa façon de parler, sa gestuelle et sa voix enthousiasmèrent Nelly. Un véritable coup de foudre, devait-elle dire et écrire par la suite. Quelques minutes plus tard, ils faisaient connaissance. Théo, qui vivait alors avec Lena Milius, sa « muse » et deuxième épouse, n’est pas resté insensible au charme et au profil singuliers de la jeune pianiste qui n’avait pas encore fêté ses 21 ans et qui vivait toujours chez ses parents, des catholiques bourgeois qui avaient pour voisin l’architecte Berlage. L’artiste a songé à un triangle amoureux, mais sa femme s’y est opposé. Elle a fini par accepter que son mari la quitte.
Quelques mois après, voilà donc les tourtereaux qui voyagent ensemble, d’abord en Belgique (à Anvers où ils voient Eugène de Bock, puis à Bruxelles où ils rendent visite à Magritte ainsi qu’à E.L.T. Mesens) et en France (à Paris où ils côtoient en particulier Mondrian, Tzara, Georges Ribemont-Dessaignes, Léopold Survage, Alexander Archipenko et l’amie de ce dernier Marthe Donas, mais aussi Hélène Oettingen et le galeriste Léonce Rosenberg ; à Menton où ils découvrent le logement de Georges Vantongerloo aménagé dans l’esprit « nouveau style »), puis en Italie (Milan) et enfin en Allemagne où ils cherchent à s’établir longuement (à Weimar). Cependant, le mariage entre les idées du Bauhaus et celles du Stijl ne sera jamais célébré.
Mondrian, Lys, vers 1910
Aussi, à compter de mai 1923, le couple opte pour Paris où Nelly suit les cours d’Alfred Cortot, fréquente Arthur Honegger et George Antheil ainsi que, peu après, le pianiste Grégoire Gourevitch. Du 15 octobre au 15 novembre de la même année, la galerie L’Effort Moderne de Léonce Rosenberg présente des œuvres de Théo dans le cadre de l’exposition consacrée à l’architecture inspirée par De Stijl ; en décembre, le Landesmuseum de Weimar lui consacre une rétrospective. Au cours des premiers mois de leur vie parisienne, Théo et Nelly logent à plusieurs reprises chez Mondrian (26, rue du Départ) ; parallèlement, ils dénichent rapidement un atelier au 51, rue du Moulin-Vert. En février 1924, ils emménagent au 64, avenue Schneider à Clamart, leur adresse pendant quatre ans avant leur installation, durant l’été 1928, au 2, rue d’Arcueil à Paris. En mai 1927, Nelly achète un terrain à Clamart, rue des Châtaigniers dans l’idée d’y construire un double atelier avec Hans Arp et sa femme où les deux couples très liés pourraient vivre et travailler. En réalité, Hans rachète bientôt cette parcelle à Nelly pour y édifier sa propre maison. À ce propos, on conserve un courrier de Hans Arp adressé à Théo le 28 mai 1927 et rédigé dans un français singulier : « Cher Doesburg : – je te prie de m’envoyer au plus tôt l’adresse du notaire à Meudon, chez lequel je dois signer l’achat du terrain. J’aimerai encore une fois insister sur ce que la maison n’osera en aucun cas dépasser le prix de 60000 - frs. C’est pourquoi je te prie avant de faire établir les werkzeichnungen de te rassurer que la maison d’après ces plans ne reviendra pas plus cher. – Mes meilleures salutations à Pétro et le petit Théo. Ton ARP Que fait le Style ? »
En juin 1929, Nelly opte finalement pour un terrain tout près de là, à Meudon. Six mois plus tard, les murs de la maison-atelier dessinée par Théo entre 1927 et 1929 s’élève donc là où nous nous trouvons, rue Charles Infroit, même si les heureux propriétaires doivent attendre, pour s’y établir, la fin de tous les travaux, soit la Noël 1930. Cette demeure a été conçue selon les principes de De Stijl, autrement dit dans l’esprit de l’esthétique théorisée par Van Doesburg (diverses possibilités de fusion des arts dans un même environnement spatial). Nelly a apporté sa pierre à l’édifice. C’est d’ailleurs elle qui a plus ou moins tout financé grâce à un héritage qui lui était échu en 1925. En effet, bien que fâché avec elle en raison de sa liaison avec Théo, son père, à sa mort, lui a malgré tout légué une coquette somme. Théo n’a cependant pas le bonheur de voir cette maison réellement aménagée puisqu’il succombe à un arrêt cardiaque, le 7 mars 1931, alors qu’il se repose à Davos. Il avait 47 ans. Nelly et Lena dispersent ses cendres deux jours plus tard près de cette localité suisse. Le couple avait partagé dix années d’une vie intense. Cette demeure de Meudon est donc le dernier projet architectural concrétisé de l’artiste. Si aujourd’hui les murs sont en grande partie nus, à l’époque où Nelly occupait les lieux, ils disparaissaient sous des œuvres de son mari et de leurs amis. Ainsi, la peinture Les joueurs de cartes (1917) était-elle accrochée au fond de cette pièce, en retrait de la table en béton.
Fidèle à l’œuvre de son mari – leur mariage a été célébré le 24 novembre 1928, après l’officialisation du divorce d’avec Lena –, Nelly résida à Meudon le reste de ses jours, hormis une longue période passée à différents endroits de la France libre (en particulier avec Peggy), deux années aux États-Unis peu après la guerre (février 1947-avril 1949) au cours desquelles elle rédigea ses mémoires (en majeure partie en français, non publiés) et bien entendu durant ses absences à l’occasion de nombreux voyages (principalement en Italie, en Hollande et en Espagne où elle s’est liée avec Salvador Dalí). À la fin des années cinquante, elle reviendra au catholicisme – comme avant elle Hugo Ball, le fondateur de Dada, catholicisme auquel Théo s’était d’ailleurs lui-même converti en 1930 – de sa jeunesse, conférant à l’aspiration supérieure de De Stijl une signification semblable à celle de la transcendance chrétienne. Elle est décédée ici, à 76 ans, dans son salon, le 1er octobre 1975, des suites d’un cancer – dont les premières manifestations remontaient à 1964.
Veuve à 31 ans, elle semble avoir perdu la flamme : elle avait apparemment renoncé dès 1926 à donner des récitals avant d’arrêter de danser et de peindre. Elle s’est dès lors surtout employée à diffuser et défendre les idées du mouvement fondé par son mari. Ceci dès après la mort de Théo puisqu’il lui fallut préparer le numéro de De Stijl en hommage à son fondateur (paru en janvier 1932) et retenir certaines de ses œuvres en vue de les accrocher dans le cadre de l’exposition du Groupe 1940 (également en janvier 1932). Elle a fait en sorte qu’il ne tombe pas dans l’oubli et que ses œuvres acquièrent une place tant dans les musées que chez les collectionneurs. Elle considéra comme un affront et une injustice qu’il ne fût pas représenté à Paris, au printemps 1932, dans l’« Exposition d’art hollandais contemporain ».
« Parler d’un homme, exister comme femme », a-t-on pu dire à propos de bien des veuves d’artistes. Nelly s’est-elle sacrifiée pour Théo, du vivant de ce dernier comme après sa mort ? Aurait-elle pu mener une carrière de concertiste à Vienne ou ailleurs ? N’oublions pas que, sans Théo, Nelly serait sans doute totalement oubliée aujourd’hui. Elle aurait eu un destin bien différent, probablement loin des hautes sphères de l’art de son temps. Elle a eu le privilège de commencer sa vie commune avec Théo à l’époque où celui-ci multipliait voyages à l’étranger et échanges avec de grandes figures des différentes mouvances de l’avant-garde européenne (futurisme, cubisme, dadaïsme, constructivisme). Si elle a reçu une bonne éducation et une culture musicale classique dans une famille bourgeoise hollandaise, c’est bien son compagnon qui lui a apporté une formation sans pareille. Quarante ans après la mort de ce dernier, elle confiait à sa nièce et biographe : « Je luis dois tout. » Ou encore : « Je n’ai vécu que dix ans avec Doesburg, mais dix années qui comptent en réalité pour cinquante. » C’est lui qui lui a fait découvrir les œuvres de Satie, de Stravinsky, de Schönberg, ceci dans les journées qui ont immédiatement suivi le coup de foudre vécu par Nelly à l’âge de 20 ans. Grâce à lui, elle a interprété de façon « mécanique » des compositeurs néerlandais liés au mouvement De Stijl (Daniel Ruyneman et surtout Jacob van Domselaer). Théo l’a par ailleurs initiée à bien des écrivains. Il l’accompagnait dans les boutiques pour acheter des toilettes dans l’esprit et les coloris du Stijl, il lui coupait les cheveux – la chevelure de Nelly est sans doute l’une des particularités de sa personne que l’on remarque au premier coup d’œil… Elle avait les yeux bleu gris, nous dit sa nièce, et elle n’était pas d’une stature très imposante.
De l’homme de sa vie, elle a hérité, pourrait-on dire, la persévérance, la combativité et la puissance organisationnelle, ainsi qu’en témoignent ses démarches pour mettre en valeur l’héritage qu’il a laissé et pour tout simplement financer son quotidien lorsqu’elle s’est retrouvée seule. Après avoir accueilli des invités payants chez elle, elle a surtout gagné de l’argent en s’improvisant marchande d’art et intermédiaire entre acheteurs et artistes. Elle a par exemple été l’une des principales personnes à conseiller la collectionneuse Peggy Guggenheim, lui présentant entre autres Robert Delaunay, Brancusi et Antoine Pevsner. Les deux femmes ont fait connaissance en 1938. Nelly est entrée dans la galerie londonienne que venait d’ouvrir la célèbre mécène. Cette dernière se souvient : « Une femme de mon âge, d’apparence très soignée, au visage mince, aux yeux bleus et aux cheveux colorés en rouge. Je l’ai surtout trouvée drôle. Elle était habitée d’une passion sans pareille pour l’art abstrait. » En mai de l’année suivante, des œuvres de Théo était exposées à Londres. Le début d’une reconnaissance internationale posthume après les expositions que Nelly avait encouragées, au printemps 1936, au Stedelijk Museum d’Amsterdam et au Van Abbemuseum d’Eindhoven.
Nelly et Peggy dans les années soixante
La Deuxième Guerre mondiale surprend Nelly et Peggy qui se réfugient dans le Sud-Est de la France où l’Américaine s’emploie à mettre à l’abri sa collection avant de parvenir à rentrer aux États-Unis. En 1947, Nelly rejoint son amie à New York à l’occasion de la première rétrospective consacrée à Théo outre-Atlantique, organisée dans la galerie de cette dernière. Une expo qui voyage à Los Angeles, San Francisco, Seattle, Cincinnati et Chicago. Plusieurs musées et particuliers achètent alors des œuvres du Hollandais ; Nelly négocie ainsi souvent avec Nelson Rockefeller. Ensuite, elle va jouer un grand rôle dans l’organisation des expositions De Stijl qui se tiennent en 1951 au Stedelijk Museum d’Amsterdam et en 1952 à la Biennale de Venise et au MoMA. Dans les années suivantes, elle recevra beaucoup de personnes qui consulteront les archives De Stijl et qui prendront son relai pour concrétiser des projets (par exemple l’exposition « Autonome Architectuur » de 1962 à Delft).
L’un des soucis principaux de Nelly sera de redorer le blason de Théo, bien pâle comparé à celui de Mondrian, Mondrian auquel on le comparait trop souvent, toujours en sa défaveur. Elle concevait les expositions de façon à ce qu’on ne soit pas tenté d’opérer une telle comparaison et à situer l’œuvre de son défunt mari dans un contexte international. On peut se risquer à avancer que l’image et la réputation de cette figure majeure de l’avant-garde a été en grande partie déterminée par l’action de sa veuve, même si celle-ci a commencé à lever un peu le pied après l’exposition itinérante américaine. Quelques personnes finirent par se manifester pour donner un nouvel élan à cette quête, ainsi de Jean Leering (1934-2005), directeur du Van Abbemuseum d’Eindhoven et futur époux de Wies van Moorsel, la nièce de Nelly.
K. Schippers, Paris, 2019
La mort de Nelly coïncide avec l’époque où l’histoire de l’art et de la littérature commence à reconnaître une réelle place à Dada en Hollande, en partie grâce à Holland Dada (1974), ouvrage d’un habitué de la Maison de Meudon, le poète K. Schippers (1936-2021). L’œuvre complet de Van Doesburg a été publié en 2000 à l’occasion d’une rétrospective organisée dans deux des plus grands musées des Pays-Bas.
Si Nelly a en quelque sorte voué son existence à ce mari hors du commun, elle ne s’est pas pour autant privée de vivre sa vie de femme, une femme qui avait décidé de rester libre. Elle a survécu plus de 44 ans à Théo. Si j’avais eu un enfant avec chacun de mes amants, a-t-elle pu dire, j’en aurais aujourd’hui onze, de onze nationalités différentes… Parmi ses conquêtes, citons l’architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969) – lequel finança l’avortement de Nelly qui était enceinte d’un autre homme –, le musicien de jazz Thelonious Monk (1917-1982), le journaliste et dramaturge américain Barrie Stavis (1906-2007) ou encore le jeune Sourou Migan Apithy (1913-1989), homme qui dirigea à un moment donné le Dahomey, la maison de Meudon constituant son Q.G. lorsqu’il élaborait des projets d’indépendance et de constitution pour ce pays.
Mais revenons un peu en arrière et à un Théo encore en vie. Parmi les multiples prédilections de cet homme éclectique, on doit mentionner l’emploi de certains pseudonymes ou hétéronymes. Pour commencer, Théo van Doesburg est le pseudonyme de Christian Emil Marie Küpper. Dans un premier temps, encore tout jeune, il choisit pour signer ses toiles les nom et prénom du second mari de sa mère – qui était sans doute son père biologique –, à savoir Théo Doesburg ; en 1902, il ajoute la particule « van ». Sous l’hétéronyme Aldo Camini, il publie un roman composé dans une veine futuriste. Pendant quelques années, il écrit de la poésie et des textes théoriques dadaïstes sous le pseudonyme I.K. Bonset (en juillet 1923, dans Merz, Kurt Schwitters révèle le nom de l’artiste qui se cache sous ce pseudonyme) – variation phonétique sur Ik ben zot (je suis fada). Un premier poème, « Images-X » paraît ainsi en 1920 dans sa revue d’avant-garde De Stijl.
Citons l’un des poèmes de I.K. Bonset en traduction [2] :
9 x B
Les arbres sont les jambes du paysage. B.
L’homme est bon quand il n’a aucun intérêt à être mauvais. Il est mauvais quand il n’est pas dans son intérêt d’être bon. B.
La têtière en guipure d’un fauteuil est la jauge de notre degré de culture, le sentimentalisme en est la tétine. B.
Vous voyez ? B.
En désespoir de cause, j’ai apporté le paradis au prêteur sur gages. Lequel m’a remis en échange juste de quoi m’acheter une miche de pain, une bougie et une bouteille d’encre. B.
À chaque braguette son pantalon. B.
La gravité est plus dangereuse que Syphilis. B.
L’homme a un cerveau afin de ne pas penser. B.
La beauté est la parodie de la réalité. B.
I.K. Bonset, n’hésite pas à raconter Théo van Doesburg dès la fin 1920, « est traduit dans toutes les langues européennes majeures, ce qu’on ne peut dire de beaucoup d’auteurs néerlandais ». Toutes les langues européennes majeures ? En tout et pour tout, le hongrois et le français. Peut-être d’ailleurs en a-t-il composé un plus grand nombre directement en français qu’il n’y en a eu de traduits. En voici un, intitulé « Aux hommes sérieux » :
Ces hétéronymes permettaient sans doute à l’artiste de revêtir une identité différente, de jouer un rôle, lui qui aurait aimé devenir comédien. Son talent d’imitateur – il pouvait semble-t-il contrefaire la voix de tous ses proches – s’inscrit dans le même registre, ainsi, par exemple, que son travestissement en femme en vue de se promener dans une exposition afin d’entendre, incognito, les commentaires des visiteurs sur ses propres œuvres.
Nelly se déguisait elle aussi à l’occasion : on connaît une photo d’elle, pipe à la bouche, où elle est censée incarner… I.K. Bonset. Elle ne snobera pas elle non plus les pseudonymes. Née Petronella Johanna van Moorsel, on la surnomme Nelly ; elle adopte Pétro comme nom de concertiste, Cupera comme nom d’artiste peintre et le pseudonyme Sonia Pétrowska pour se produire en tant que danseuse (par exemple lors d’une tournée en France dans une opérette à la fin de l’été 1924). Sous ce toit ont donc vécu en même temps, durant quelques mois, début 1931, une petite dizaine de personnes.
À propos du pseudonyme Cupera – Cupera, variante féminine du patronyme d’origine de Théo van Doesburg : Küpper –, une petite anecdote. On qualifie de « surréaliste » une situation ubuesque ou abracadabrantesque. On pourrait parler de « situation dadaïste », certes dadaïste tardive, à propos de ce à quoi on a assisté en 1929 à Amsterdam : Cupera/Nelly exposait quelques toiles au Stedelijk Museum dans le cadre d’une « Exposition sélecte d’art contemporain » qu’elle avait d’ailleurs en partie conçue – elle se lançait dans ce qui allait devenir son occupation principale, grâce à nombre d’artistes qu’elle connaissait personnellement : être une intermédiaire dans le monde de l’art contemporain. Donnant une critique à un hebdomadaire culturel, Théo s’exprime au sujet de cette exposition en égratignant au passage les œuvres de… Cupera : elles ne satisfaisaient pas à ses propres critères de la « plastique pure », de l’art véritable qui doit se passer de tout élément emprunté à la nature – autrement dit de toute figuration.
Til Brugman et Mondrian (1927)
Le moment est venu de parler de la fréquentation des femmes par Does (diminutif de Théo) et du regard qu’il portait sur les femmes artistes. Pour atteindre ses objectifs, il n’a pas hésité, au fil des années, et par étapes, à tirer profit des compétences des dames de son entourage. Aux côtés de sa première épouse, l’artiste et poète Agnita Feis (1881-1944), il s’est lancé dans l’écriture de poèmes et a étoffé son bagage culturel ; avec elle, il partageait une aspiration spirituelle à travers l’art. Lena (1889-1968), sa deuxième épouse, a été un soutien permanent, tant financier que moral. Cela se révélait d’autant plus nécessaire que Van Doesburg n’avait aucun talent pour faire des économies – il dépensait tout de suite ce qu’il gagnait. Or, il a vendu peu d’œuvres de son vivant, il n’a pas non plus obtenu beaucoup de commandes rémunérées. Son travail de critique, dans la presse batave, lui a certes assuré des rentrées d’argent assez régulières pendant bien des années. Pour le reste, il a pu compter sur la manne de son ami l’écrivain Antony Kok (1882-1969) et sur quelques revenus de Nelly qui donnait des leçons de piano et de danse. Lena s’est montrée d’une rare compréhension à l’égard de l’homme qui l’avait quittée pour une rivale de dix ans sa cadette. Lors de la crémation de Théo, elle était présente. Peu après, elle écrit à Anthony Kok : « J’y ai assisté pour dire au revoir pour de bon à Does et parce que Nelly l’a rendu tellement heureux. »
Pour l’administration de sa revue De Stijl, et l’organisation de diverses manifestations, Van Doesburg a pu compter sur Lena mais aussi sur l’aide gracieuse d’une autre femme, la polyglotte Til Brugman (1888-1958) – lui-même n’était pas forcément très doué pour écrire dans les langues étrangères. Relevons que cette Amstellodamoise, compagne de l’artiste allemande Hannah Höch (1889-1978), a laissé des proses qui ne se sont pas sans mérite, des « grotesques » dont l’une brocarde le végétarisme et une autre le monde de la réclame. Bien entendu, Nelly aura été la collaboratrice et le soutien le plus fidèle de Does, ceci pendant une décennie.
L’homme en lui a cependant souvent été ingrat vis-à-vis de la gente féminine : dans son Journal, le 10 avril 1928, il note que les femmes ne sont pas à même de réaliser quoi que ce soit d’essentiel, qu’elles ne sont pas à même de s’aventurer dans la « profondeur » ; elles ne sont jamais « origine » ni « commencement », mais toujours « dérivées » ou « fin ». Le théâtre et la danse, tels étaient les arts qui, à ses yeux, leur correspondaient le mieux. Quatre ans plus tôt, dans une lettre à l’architecte J.J.P. Oud (1890-1963), il se montre même ignoble à l’égard de Til Brugman, elle qui lui a pourtant rendu tant de services. S’il estime les traductions qu’elle fait pour De Stijl, il n’apprécie pas du tout ses créations – cela, bien qu’il ait un jour publié l’un de ses poèmes : « À La Haye vit un p’tit monstre, ça se déclare homosexuel, mais c’est pourtant tout aussi féminin qu’une accoucheuse nouveau-née. Ça s’appelle Brugman. Ça passe ses journées à me barbouiller de Fiente, de Merde et de spermatozoïdes parfumés. Ça m’écrit des tartines dans cette veine : ‘‘Patron, qu’en est-il de tes burettes ?’’ – Bordel ! Ses vers de pacotille n’ont pas trouvé leur chemin dans De Stijl [...] ». Les œuvres de Théo lui-même n’ont pas non plus trouvé leur chemin dans la presse française, si ce n’est, sous cette forme, dans L’Intransigeant du 4 novembre 1920 :
Prenons un peu d’altitude pour consacrer deux mots aux conceptions esthétiques et politiques défendues par Van Doesburg, lesquelles n’ont bien entendu d’ailleurs pas manqué d’évoluer. Mobilisé durant quelques années pendant la Grande Guerre, il met à profit la neutralité des Pays-Bas pour se familiariser avec les avant-gardes et adopter des vues radicalement opposées à celles auxquelles il se rangeait jusqu’alors. C’est l’époque déterminante où il fait la connaissance des peintres Bart van der Leck (1876-1958) et Piet Mondrian (1872-1944).
Tout d’abord, la poétique qu’il défend sous le nom d’I.K. Bonset revient à dire que le poète est l’ennemi de toute logique. Il se manifeste et se personnifie à travers les mots, à partir d’une « spontanéité héroïque et alogique » en vue de restaurer la langue originelle. Ce rapport aux mots s’exprime entre autres par le recours à une typographie échappant aux règles habituellement observées. I.K. Bonset écrit : « En art, comprendre n’est jamais de mise. La poésie, ça ne se comprend pas – c’est elle qui nous prend. » La dualité entre son et sens constitue peut-être la caractéristique majeure de la poésie, de la prose et des théories littéraires de Théo van Doesburg, I.K. Bonset et Aldo Camini réunis. L’intitulé de la revue Mécano offre un aperçu des intentions du Hollandais : « Revue internationale pour l’Hygiène de l’esprit, l’Esthétique mécanique et le Néo-Dadaïsme, sous la direction d’I.K. Bonset et de Théo van Doesburg en collaboration avec tous les constructeurs de la nouvelle plastique universelle ». La méthode systématique de création artistique qu’il préconisait rappelait à ses yeux le jeu du mécano. Van Doesburg réunissait en fait en une seule et même personne constructivisme et dadaïsme, idéalisme et ironie, gravité et facétie. Il a caressé le projet de publier en un volume la poésie de son hétéronyme sous le titre Nieuwe Woordbeeldingen. Kubistische en expressionistische verzen door I.K. Bonset (1913-1920). Il dut se contenter d’un choix dans le numéro de novembre 1921 de De Stijl. Le recueil a finalement paru en 1975.
Nelly
À l’époque où beaucoup ne juraient que par la révolution bolchévique, Does a ouvert les yeux assez vite et semble avoir toujours placé l’art au-dessus de toute conviction politique : « Mes intentions avec une exposition sont purement esthétiques, c-à-d. de manifester une direction collective dans l’art plastique des différentes nationalités » (brouillon en français d’une de ses lettres). Il se considérait d’ailleurs plutôt comme un anarchiste, voyant dans le communisme « l’esprit bourgeois sous une autre forme ». L’une des contradictions majeures des avant-gardes tient à ceci que la plupart de ses représentants étaient issus d’un milieu bourgeois et ne pouvaient guère s’appuyer que sur des clients et des auditoires bourgeois. Certes, Théo a espéré un temps changer les masses et initier une révolution des mentalités, mais il n’ignorait pas que ses revues ne touchaient que quelques centaines de personnes. De Stijl – tant le mouvement que la revue –, consistait essentiellement en une tentative de synthétiser les différentes avant-gardes existantes pour déboucher sur autre chose, non tant une succursale du dadaïsme qu’une branche du constructivisme. Aux Pays-Bas, d’autres auteurs et artistes « touchés » par le virus « Dada » vers 1920, ont préféré emprunter une autre voie avant-gardiste – le terme « Dada » étant péjoratif sous la plupart des plumes de l’époque. On a ainsi vu des personnes évoluer autour de La Revue de feu, fondée à Amsterdam par le poète sonore français d’origine italienne, né en Suisse, Arthur Petronio (1897-1983), ou encore au sein des collectifs d’artistes De Ploeg (La Charrue, Groningue, créé en 1918) et De Branding (Le Ressac, Rotterdam, créé en 1917).
En 1926, dans sa revue De Stijl, Théo développe la théorie de l’élémentarisme, une doctrine dissidente du néoplasticisme de Mondrian, en opposition à ce qu’il considère comme le dogmatisme de ce dernier. Van Doesburg refuse le rythme unique horizontal-vertical de l’angle droit, admet les angles aigus, générateurs de plans inclinés, qui introduisent une certaine dynamique dans le tableau. En 1930, prolongeant sa réflexion, il « définit ce qu’il appelle la “base de la peinture concrète” par des principes à la fois simples, ambitieux et rigoureux : universalité de l’art ; conception de l’œuvre préalable à son exécution ; exclusion de tout “lyrisme”, “dramatisme”, “symbolisme”, etc. élaboration du tableau par plans et couleurs ; construction entièrement “contrôlable visuellement” ; technique “mécanique, c’est-à-dire exacte, anti-impressionniste”. Ce très strict programme est conclu par un appel, qui résonne comme une véritable injonction : “effort pour la clarté absolue” ».
La « clarté absolue », peut-être n’est-ce pas la caractéristique première de ses exposés théoriques. Peut-on démentir le sculpteur anversois Georges Vantongerloo (1886-1965) lorsqu’il écrit à Mondrian, en cette même année 1926 : « Quant à Van Doesburg, soit dit en passant, il use des mêmes mots pour dire des choses toutes différentes ce qui a l’absurde comme résultat » ? En réalité, Does était plein de contradictions, ce que sa deuxième épouse a confirmé : « un homme droit qui se double d’une toupie, un taiseux qui ne joue pas moins cartes sur table ». Lui-même le reconnaissait volontiers, affirmant que ces contradictions étaient le meilleur moteur pour évoluer et grandir. Mais elles se sont aussi traduites par maintes controverses et querelles avec des compagnons de route. On pense d’abord aux deux collaborateurs de De Stijl dont il a été le plus proche : l’architecte J.J.P. Oud – lui et Théo commencent à s’éloigner l’un de l’autre dès 1921 – et Mondrian, mais aussi à l’architecte Cornelis van Eesteren (1897-1988) qui collabora à quelques projets avec Théo avant de prendre ses distances.
Anonyme, Théo van Doesburg (à droite) et C. van Eesteren (à gauche) travaillant sur leurs maquettes architecturales à Paris, 1923.
photo : Rotterdam, Netherlands Architecture Institute
Les oppositions qui ont émergé entre Mondrian et Van Doesburg, vers 1924-1925 – ils rompront tout contact avant de se rapprocher de nouveau en 1929 – sont finalement caractéristiques de deux destins et de deux personnalités irréconciliables. D’un côté, l’intuitif Mondrian et sa réussite internationale – certes après des années de misère – ; de l’autre, le théoricien de l’élémentarisme et sa renommée bien restreinte. Mondrian, consacrant des années à une œuvre limitée et recentrée sur quelques principes, Does s’éparpillant aux quatre vents : il signe, outre des toiles et des textes littéraires relevant de plusieurs genres, des vitraux, des affiches, des réclames, des sculptures, des collages, des dessins politiques, des caricatures, des travaux typographiques, des gravures, des céramiques, des photographies ; il donne des conférences sur l’art et l’architecture dans de nombreux pays (d’une durée de deux à quatre heures, causeries rehaussées d’images projetées et de moments pianistiques) ; il dispense des cours sur De Stijl ; il organise des expositions (itinérantes ou encore la fameuse expo d’architecture de 1923 à Paris) ; il participe à maints congrès ; il crée et dirige trois revues (De Stijl, 1917-1932 ; Mécano, 4 numéros 1922-1923 ; Art concret en 1930) ; il joue un rôle de premier plan dans la fondation de près de dix associations artistiques : De Anderen à Amsterdam, De Sphinx à Leyde et Thans à Haarlem, les trois en 1916 ; De Stijl à Leyde en 1917 ; L’Internationale constructiviste à Weimar en 1922 ; Blanc à Paris en 1929 ; Art concret à Paris en 1930 et Abstraction-Création (Arp, Giacometti, Hélion, Herbin, Kupka…) également à Paris, en 1931 ; il collabore à maints projets avec des architectes (Ko Oud, Cees de Boer, Cornelis van Eesteren) ; en 1927, il rénove, à Strasbourg, le Ciné-dancing L’Aubette (avec Hans Arp et Sophie Taeuber-Arp, ce qu’on a appelé « La Chapelle Sixtine de l’art moderne ») ainsi qu’un magasin ; il conçoit des appartements, des intérieurs, des meubles, le pavage du hall d’entrée d’un immeuble… Tout cela en cultivant un amour singulier de l’espace et des couleurs.
La correspondance de Théo avec Tristan Tzara s’arrête souvent sur les brouilles et bisbilles du premier avec certains artistes, de même qu’elle illustre le besoin qu’ont les deux hommes de penser des stratégies et de générer de temps à autre un scandale pour que la presse parle d’une exposition ou d’une autre manifestation Dada. Avec ses correspondants, Van Doesburg montre une belle capacité d’adaptation : à un tel, il fait plutôt part de ses idéaux ; face à tel autre, il met l’accent sur son esprit ludique et rebelle ; au sculpteur Alexander Archipenko, il préfère souligner sa sympathie pour le cubisme…
Finalement, les amitiés de Théo – lui, le « tempérament salpêtreux », ainsi qu’il se définit dans un poème français de I.K. Bonset – auront été tout aussi agitées et mouvementées que les soirées Dada de 1923. La décision de Nelly et Théo de s’établir à Paris est presque contemporaine de la rupture entre les deux amis, Théo et Piet Mondrian – époque à laquelle ce dernier peignait essentiellement des fleurs pour survivre –, rupture tenant à des divergences théoriques mais aussi plus simplement à des différences de caractère, Mondrian, comme d’autres, reprochant par exemple à Théo de vouloir garder le contrôle sur la plupart des activités et publications avant-gardistes. D’autres amitiés seront ainsi brisées, en particulier celles avec le plasticien et réalisateur allemand Hans Richter (1888-1976) et J.J.P. Oud. En revanche, Does restera toujours très lié à Tristan Tzara – une estime réciproque les rapprochait –, au couple Arp, à sa deuxième épouse Lena ainsi qu’au poète Anthony Kok.
Les défauts de l’homme ne doivent pas faire oublier les multiples qualités de l’avant-gardiste convaincu et convaincant qu’il a été. Il est fascinant de le voir assimiler en peu d’années autant de connaissances et d’acquérir une grande dextérité dans de multiples disciplines. Il se fait architecte sans la moindre formation. Il débordait apparemment d’idées et de vitalité. Écoutons un témoin qui a passé une grande partie de la nuit en sa compagnie et celle de ses compères après la soirée Dada de Haarlem le 11 janvier 1923 : « Cet homme petit et quelque peu pâlot faisait forte impression de par son énorme vitalité. Sa conférence ne semblait pas du tout l’avoir fatigué. Il concevait déjà de nouveaux projets pour les prochains spectacles qu’il voyait plus variés et plus décapants encore. Dans un rythme effréné jaillissaient les idées les plus excentriques que l’on soumettait immédiatement au crible de la critique. Tout à coup, Schwitters improvisa un singulier poème sonore portant sur Van Doesburg, après quoi Van Doesburg récita une liste de caractéristiques évoquant sur un ton sarcastique nombre de personnalités célèbres. Il était ce soir-là d’une verve intarissable. Dans le feu de la conversation, il bondit à un moment donné et dansa avec sa femme une danse apache, quelque chose d’inouï. »
Il est fascinant aussi de voir le réseau d’artistes et d’auteurs dont il a été la cheville ouvrière. Des centaines de correspondants en une quinzaine d’années – artistes, marchands ou critiques d’art, éditeurs, rédacteurs, collectionneurs de divers pays… « Impossible d’éveiller la Hollande à une nouvelle vie, c’est pourquoi je me tourne spécialement vers l’étranger », affirme-t-il dans une lettre à J.J.P. Oud. Mentionnons quelques-uns de ses correspondants : Filippo Marinetti, Tristan Tzara, Walter Gropius, Alma Mahler, Hanna Höch, Paul Éluard, Kurt Schwitters bien sûr, Constantin Brancusi, Marcel Duchamp, Alexander Archipenko, le décorateur futuriste italien Enrico Prampolini, Lissitzky… La décision de s’établir à l’étranger s’inscrit dans la même logique. Does a d’abord aspiré à se rapprocher du Bauhaus et à commencer une existence à Weimar. L’effervescence artistique que l’on observait à Berlin – par exemple les films abstraits de Richter et du Suédois Eggeling – l’encourageait à s’établir en Allemagne. L’échec de cette démarche a incité le couple Van Doesburg, « les Does », à choisir Paris, lieu où vivaient des personnes proches d’eux quant aux idéaux et aux convictions. Un lieu approprié pour le stratège et meneur d’hommes toujours plus avide de se profiler comme l’un des chefs de l’avant-garde. Ceci même si Paris ne l’a jamais véritablement reconnu…
Tantôt enthousiaste, tantôt colérique, désireux de toujours se mettre en avant, Théo a été considéré par beaucoup comme une personne controversée : « On a dû vous dire bien du mal à mon sujet », confie-t-il un jour à un jeune artiste. En 1924, le Russe El Lissitzky écrit à son sujet à la poète néerlandaise Til Brugman : « Par ses internationalisme, collectivisme et X,Y ZISME brailleurs, Does ne se soucie que de faire de la propagande en sa faveur en apposant sur tout l’étiquette ‘‘Stijl’’. » Certes, Théo n’a pas rechigné à sacrifier le but initial – améliorer l’homme et la société par l’art – au moyen. Mais n’est-ce pas le cas de tout un chacun qui s’investit dans une mission, qui aspire à une certaine reconnaissance dans un domaine donné ? Il aspirait à jouer un rôle de premier plan dans l’avant-garde. L’une de ses réussites aura sans doute été de parvenir à rassembler une bonne partie de ses idées ici, à Meudon, mais aussi dans un Gesamtkunstwerk, à savoir L’Aubette à Strasbourg.
Dada est mort une première fois à Paris au printemps 1922 (annulation du Congrès international de Paris lancé par Breton), une deuxième le 6 juillet 1923 (soirée du Cœur à Barbe) et pour de bon en décembre 1924 (le ballet Relâche de Picabia sur une musique de Satie), dit-on et lit-on dans les ouvrages les mieux documentés. Il n’en est rien. Dada a vécu bien plus longtemps, ici même, dans la Maison van Doesburg, entre ces murs, en compagnie de Bouboule. Dada et Bouboule, ainsi se prénommaient les deux chiens de Nelly et Théo.
Wies van Moorsel, « De doorsnee is mij niet genoeg ». Nelly van Doesburg 1899-1975, Nimègue, SUN, 2000 (biographie de Nelly par sa nièce, fille du plus jeune de ses frères).
Marc Dachy, archives dada. chroniques, Paris, Hazan, 2005, une bible du dadaïsme dans laquelle on peut lire, à propos des Pays-Bas, les textes suivants : « Qu’est-ce que Dada ? » (Théo van Doesburg), « Dada Hollande I.KB. Manifeste 0,96013 » (I.K. Bonset), « Van Doesburg » (Kurt Schwitters), « La soirée dada de Haarlem, 11 janvier 1923 » (W. de Graaf) et « Dada à Amsterdam, 27 janvier 1923 » (L.J. Jordaan).
Els Hoek (réd.), Ik heb weer veel nieuwe denkbeelden opgedaan. Théo van Doesburg. Oeuvre catalogus, Utrecht/Otterlo/ Bussum, Centraal Museum, Kröller-Möller Museum, Uitgeverij Toth, 2000 (le catalogue de l’œuvre complet de Théo van Doesburg).
K. Schippers, Holland Dada, Amsterdam, Querido, 1974.
Sur le site de la Bibliothèque numérique des Lettres néerlandaises, on peut accéder à de nombreux écrits de Théo van Doesburg et à une importante littérature secondaire. Les textes qu’il a rédigés en français ou qui sont disponibles en français sont en lecture en ligne.
Un site offre un large accès aux articles de presse consacré aux soirées Dada et au mouvement De Stijl. La nièce de Nelly a confié les archives du couple Van Doesburg au RKD (Nederlands Instituut voor Kunstgeschiedenis de La Haye).
[1] Texte (revu et augmenté) prononcé à la Maison van Doesburg (Meudon) le 5 octobre 2019 à l’invitation de la compositrice et poète Rozalie Hirs et de l’architecte Machiel Spaan, après une performance dada du poète sonore Jaap Blonk . L’orthographe Théo a été préférée à celle de Theo : c’est celle que le couple a semble-t-il privilégiée en France, elle figure entre autres sur le faire-part de décès de l’artiste néerlandais.
[2] Notre traduction française du poème « 9 x B » de I.K. Bonset publié dans Het andere gezicht van I.K. Bonset, Meulenhoff, Amsterdam, 1983, p. 73.
Né en 1973 à Eindhoven, Luuk van Middelaar est un historien et philosophe néerlandais. Il occupe la chaire « Fondements et pratique de l’Union européenne et de ses institutions » à l’Université de Leyde. Il est par ailleurs chroniqueur au principal quotidien néerlandais, le NRC. De 2010 à 2014, il a été la plume et l’un des conseillers du premier président du Conseil européen, Herman Van Rompuy. Politicide, son premier livre, propose une étude critique de la pensée philosophique française de l’après-guerre. En 2015, avec Philippe Van Parijs, il a edité After the Storm. How to save democracy in Europe. Deux des ouvrages de Luuk van Middelaar ont paru à ce jour en traduction française, aux éditions Gallimard : Le Passage à l’Europe. Histoire d’un commencement (2012 ; Socrates Prijs 2010, Prix du Livre européen 2012, Prix Louis Marin 2012 de l’Académie des Sciences morales et politiques) et Quand l’Europe improvise. Dix ans de crises politiques (2018).
Dans ses écrits, l’auteur néerlandais tente de cerner et d’analyser au plus près les plus récentes évolutions qui secouent nos sociétés tout en prenant la mesure de leurs répercussions sur l’Europe, c’est-à-dire tant sur les institutions bruxelloises que sur chaque gouvernement des pays membres. En ce printemps 2021, il a été invité par le Collège de France à inaugurer le « Cycle Europe » en prononçant quatre conférences sous l’intitulé « L’Europe géopolitique – actes et paroles ». L’occasion de s’interroger sur la place et l’action du Vieux continent sur la scène géopolitique qui a connu, ces dernières décennies, de véritables chamboulements. Comment se définir et se penser, dans le temps et dans l’espace, face à la Chine, face à la Russie, face aux États-Unis ou encore face à la Turquie alors que ces puissances conquérantes remélangent les cartes stratégiques ?
Présentation : « Nous aborderons dans ce cycle Europe les aspirations de l’Union européenne, en tant qu’ensemble, à se montrer comme un acteur respecté sur la scène mondiale et à peser davantage sur le cours des événements. Ce vœu d’une Europe plus "géopolitique", plus ''stratégique", voire "souveraine", exprimé depuis quelques années par de nombreux dirigeants (dont le président français et la présidente de la Commission), ne se traduit que difficilement dans les actes. Afin de remédier à cette situation, la doctrine bruxelloise tend à regarder du côté des réformes institutionnelles ou d’une adaptation des politiques. Nous suggérons, au contraire, qu’il convient en premier lieu d’effectuer un changement d’ethos, de mentalité et de vision du monde. Afin de retrouver un rôle d’acteur, l’Europe doit sortir de la pensée universaliste et intemporelle où elle a trouvé refuge après 1945, tant sur le plan des valeurs que sur celui de l’économie. Elle doit assumer la finitude de l’espace et du temps, réapprendre le langage du pouvoir, entamer, en somme, une vraie métamorphose libératrice – aussi douloureuse soit-elle. L’expérience enseigne toutefois que seule la nécessité pourra faire sortir les Européens de leur place privilégiée dans les coulisses de l’Histoire ; choc après choc, pas à pas. Plutôt que d’ajouter au chœur des exhortations qui se font entendre régulièrement, nous examinerons comment les Européens réagissent depuis 2015 aux événements disruptifs et réorganisent leur Union en conséquence.
» Quatre thèmes principaux illustrent ce réveil à contrecœur : découverte de la finitude territoriale, dans la reconnaissance d’une frontière extérieure commune, notamment à l’occasion des crises ukrainienne (2014-2015) et migratoire (2015-2016), et lors de l’intimidation turque en Méditerranée orientale (2020) ; découverte de la finitude économique, vivement ressentie sous le choc de la rareté médicale lors de la pandémie de la covid 19, et, plus largement, dans une nouvelle dépendance vis-à-vis de la Chine de Xi Jinping ; découverte de la finitude temporelle et de la solitude, enfin, qui se joue dans le lent abandon par les États-Unis de leur rôle de protecteur du continent européen. Ces découvertes, tâtonnements et pertes d’innocence successifs ne pourront déboucher sur une Europe actrice et maîtresse de son destin que s’ils sont accompagnés d’un récit. N’est-ce pas là la plus ancienne façon de s’inscrire dans le temps, le meilleur moyen de transformer la douleur de la finitude en une force ? Sans souveraineté narrative, pas d’autonomie stratégique. Ces quatre exercices de géopolitique seront reliés par quelques thèmes transversaux : nouvelle importance de la publicité et de l’espace public ; glissements de pouvoir entre États européens, notamment entre la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ; réformes institutionnelles et rapport droit/politique au sein des instances de l’Union. »
Une version légèrement revue de ces conférences, fruit de la collaboration entre l’auteur et son traducteur Daniel Cunin, a été éditée sous le titre Le réveil géopolitique de l’Europe aux éditions du Collège de France (collection Conférences, janvier 2022).
Pour compléter la présentation de Jacob Israël de Haan – voir « Ménage à deux » – sur ce blog, voici les quelques paragraphes que consacre au roman Pathologieën Jan Fontijn dans sa biographie Onrust - Het leven van Jacob Israël de Haan (De Bezige Bij, 2015). Olivier Vanwersch-Cot les a transposées en français en même temps que les premières pages de l’œuvre en question.
Jacob Israël de Haan naît le 31 décembre 1881 dans un milieu juif orthodoxe. Après sa scolarité secondaire, il travaille comme instituteur tout en suivant des études de droit entre 1903 et 1909. Pendant cette période, il écrit régulièrement des articles pour le quotidien socialiste Het Volk. En 1904, il publie le roman Pijpelijntjes, où il décrit de façon explicite sa relation homosexuelle avec le jeune médecin et écrivain Arnold Aletrino. Cet écrit est suivi en 1908 par un second roman tout aussi scandaleux que le premier : Pathologieën narre les amours mortifères d’un jeune homme et de son partenaire sadomasochiste. Pijpelijntjes et Pathologieën sont aujourd’hui considérés comme des classiques de la littérature néerlandaise. Ce sont aussi les premiers romans à thématique explicitement homosexuelle publiés aux Pays-Bas. En 1919, De Haan émigre en Palestine, où il travaille comme journaliste pour divers journaux néerlandais. Très engagé pour la cause sioniste durant les premières années suivant son arrivée, il prend ensuite fait et cause pour les juifs orthodoxes antisionistes Haredim. L’organisation paramilitaire juive Haganah juge alors qu’il représente un trop grand danger pour la cause sioniste et décide de le faire assassiner. Il meurt sous les balles d’un de ses agents le 30 juin 1924.
Le roman Pathologieën selon Jan Fontijn
Pathologieën est paru le 14 juillet 1908 dans une édition s’ouvrant par un préambule de Jacob Israël de Haan. L’écrivain y signalait que la police n’avait jamais saisi son premier roman Pijpelijntjes [1], et qu’aucun obstacle n’en avait empêché la publication. De Haan disait sa satisfaction d’être l’auteur de ce roman – « malgré les complications qu’il lui avait values au sein de sa communauté » –, et annonçait qu’il allait en publier une suite.
Pathologieën comprenait, à la suite de cet avertissement, une préface de Georges Eekhoud [2], traduite par De Haan lui-même. Eekhoudy louait l’« émouvant respect de la vérité », la « grande valeur artistique », et l’« exceptionnelle délicatesse » de Pathologieën. Les deux protagonistes du roman étaient qualifiés de « jeunes hommes malades des nerfs ». Le préfacier ne manquait pas, d’autre part, de rappeler l’émotion suscitée en France par le procès d’Oscar Wilde.
La science avait accompli un important progrès en ne considérant plus l’homosexualité comme une maladie ou un délit, mais comme un problème médical. Eekhoud rappelait d’autre part que la publication de Pijpelijntjes avait causé bien des déboires à son auteur. Il affirmait enfin voir dans Pathologieën un livre « confirmant pour toujours l’appartenance de son auteur au panthéon des lettres ».
De Haan s’était efforcé de donner à Pathologieën une structure moins décousue que celle de Pijpelijntjes, où il s’était contenté d’enchaîner les scénettes. Le texte est divisé en trois parties, précédées chacune d’une citation en latin ou en italien. Sans doute espérait-il que les vers célébrant les amours du poète romain Catulle pour Lesbia souligneraient le caractère intemporel des thèmes évoqués dans le livre.
Les premiers vers du poème 3 apparaissent à deux reprises dans le roman :
Lugete, o Veneres, Cupidinesque
Et quantumst hominum venustiorum.
Pleurez, Vénus, Amours,
Et vous tous tant que vous êtes, hommes qui aimez Vénus !
Dans ce texte célèbre, le poète latin se lamente sur la mort du moineau cher au cœur de sa bien-aimée. Ces vers figurent dans l’en-tête de la première partie du roman et sont de nouveau mis en exergue dans la troisième, explicitement dédiée par l’auteur à Oscar Wilde, décédé en 1900.
A. Aletrino, par Jan Veth
Catulle fascinait les écrivains se réclamant de la culture « fin de siècle », qui brouillait à plaisir les frontières rigides entre le féminin et le masculin, l’homosexualité et l’hétérosexualité. Sa poésie bravait continuellement la bienséance. Le pseudonyme de sa bien-aimée, Lesbia, fait référence à la célèbre poétesse Sapho, habitante de l’île de Lesbos. Dans l’œuvre de Catulle, les vers à la tonalité féminine tranchent avec la virilité extrême de nombreuses bordées d’insultes à caractère sadomasochiste.
Catulle était lu et apprécié par des auteurs tels Ben Johnson, Richard Lovelace, Lord Byron Coleridge et Thomas Hardy. Les éditions du XIXe siècle censuraient ses poèmes les plus osés. Sir Richard Burton, le célèbre traducteur des Mille et une nuits, avait entrepris de publier une traduction non expurgée de l’œuvre de Catulle. Quatre ans après sa mort, sa veuve en publia une version rigoureusement épurée substituant des suites d’astérisques aux passages osés. Pour bien faire, elle détruisit même le manuscrit originel !
Dans la seconde édition de Pijpelijntjes, De Haan insère en face du titre le premier vers du poème 16 : Pedicabo ego vos et inrumabo (Moi, je vous sodomiserai et me ferai sucer). Dans la suite du poème cité par De Haan, Catulle explique qu’on ne saurait taxer d’immoralité un poète pour la seule raison qu’il écrit des vers licencieux.
Pathologieën porte comme sous-titre : De ondergangen de Johan van Verre de With (Les déchéances de Johan van Verre de With). Le pluriel s’explique sans doute par la double déroute de Johan. Toutes ses amours se soldent par des échecs, aussi bien sa passion pour son père que celle pour son ami René. Et il finit par se suicider.
Résumons l’histoire. Johan est un jeune adolescent vivant seul avec son père à Culembourg. Sa mère s’est suicidée ; son père mène une vie retirée, tout entière consacrée à des recherches sur la psychologie des criminels. Vers l’âge de seize ans, le garçon se découvre amoureux de son père. Connaissant l’hostilité de son géniteur envers l’homosexualité, il n’ose lui parler de ses sentiments. Éclairé par la lecture d’ouvrages trouvés dans la bibliothèque paternelle, il prend conscience de son homosexualité. Dans un premier temps, il se sent coupable de son orientation. Il rêve fréquemment de débauches avec des inconnus, des garçons de sa classe, ainsi qu’avec son père. Ces fantasmes le plongent dans un tel désarroi qu’il envisage de se suicider. Après de nombreuses hésitations, il finit par s’ouvrir à son père des causes de son mal-être. Celui-ci refuse toute discussion et décide d’éloigner son fils. Johan emménage alors à Haarlem chez un médecin aveugle et sa femme. Le couple loge également un artiste de dix ans son aîné, René Richell, un peintre prometteur très influencé par Beardsley. Les deux jeunes gens tombent amoureux l’un de l’autre. Mais la personnalité sadique du peintre ne tarde pas à se manifester. Il dessine deux portraits de Johan : le premier fait ressortir toute sa beauté, tandis que le second le représente sous les traits d’un débile. René abuse sexuellement de Johan et lui impose des sévices physiques et moraux de plus en plus fréquents. Brisé par ces mauvais traitements, Johan accepte le poison que René a préparé pour lui, et meurt.
Certains ont vu dans le roman une allégorie de la lutte du bien et du mal. Le père de Johan symboliserait le Dieu inflexible de l’Ancien Testament, tandis que René incarnerait Satan. Mais on peut se contenter de voir simplement dans le roman le récit d’une relation sadomasochiste entre deux hommes.
Les traits de caractère sadiques et masochistes, déjà présents dans une certaine mesure dans Pijpelijntjes, occupent dans le roman une place prépondérante. Le sadomasochisme a très certainement fasciné De Haan. Son ami Aletrino lui avait sans doute parlé de cette déviance. Aux yeux du psychiatre Krafft-Ebing, il s’agissait d’un trait de caractère inné, à ranger dans la catégorie des pathologies.
En 1911, De Haan publie dans la revue Den Gulden Winckel un article intitulé Littérature et Pathologie sur l’autobiographie de l’épouse de Leopold von Sacher Masoch. Il le signe du pseudonyme René de With, qui combine les noms des deux principaux personnages de Pathologieën. Il y critique le style de l’auteure et juge exagérément flatteur le rôle qu’elle s’attribue dans ce récit.
De Haan concède n’avoir qu’une connaissance limitée des publications de Leopold. Il connaît bien, en revanche, le livre que Krafft-Ebing lui a consacré. Cet auteur, constate-t-il, n’est plus guère lu ; seul subsiste de lui le souvenir de sa description de cette « singulière et douloureuse déviation psychique ». Après avoir brièvement retracé la vie de l’écrivain autrichien, De Haan analyse le phénomène du masochisme, qu’il définit comme la tendance à « jouir de toutes les formes possibles d’humiliation, y compris physiques. » Il mentionne plusieurs faits caractéristiques des relations de Masoch avec son entourage : le fouettage par son épouse enveloppée dans un manteau de fourrure et les humiliations par son domestique ou par la sage-femme.
De Haan mentionne aussi dans son article le célèbre texte de La Vénus à la fourrure. Cela l’amène à s’intéresser à la personne de Catherine Strebinger, une amie intime de Masoch en laquelle on peut voir une sorte de copie féminine de René Richell. Cette Catherine aimait choquer son monde en énonçant les vérités les plus dérangeantes. Elle prenait aussi un malin plaisir à briser les mariages ou les fiançailles. Ainsi s’employa-t-elle, pour gagner un pari, à faire annuler les fiançailles d’une princesse russe. La jeune répudiée ne supporta pas la rupture et mourut d’un crachement de sang. « Catherine Strebinger pourrait à elle seule faire l’objet d’un roman », notait De Haan.
On ignore qui a servi de modèle pour René Richell. Les noms de Carel de Nerée tot Babberich, peintre dandy très influencé par Aubrey Beardsey, Francisco Goya et Jan Toorop ont été cités, mais les preuves manquent. Le graveur sur bois Samuel Jessurun de Mesquita est un autre possible candidat.
Le célèbre roman Eva de Carry van Bruggen, sœur de De Haan, offre peut-être une piste. Dans ce texte fortement autobiographique publié en 1927, trois ans après la mort de De Haan, l’auteure décrit le choc ressenti par Eva, l’héroïne du roman, à la mort de son frère David. Dans un des chapitres du livre, Eva accompagne Heleen, qui a été l’épouse de David durant trois ans, dans la région où elle et son frère ont passé leur enfance. Heleen avoue alors qu’un jeune garçon s’était évertué à détruire leur relation. Il détestait David et prenait plaisir à le rabaisser. Vivant à ses crochets, il ne supportait pas l’intelligence supérieure de son camarade. Dans le roman, le persécuteur se prénomme Berthold. Heleen déclare qu’elle a tout fait pour rendre heureux le frère d’Eva, mais en vain. Dans une de ses lettres, David avait reconnu ne trouver le repos que dans le refus. Il qualifiait de moral insanity sa relation avec Berthold: folie de Berthold pour les brimades qu’il lui inflige et, de sa part, folie de les accepter. La souffrance, le dénuement et le refus sont ses seules voies d’accès au bonheur. Heleen résume ainsi le caractère de son époux : « Il recherchait l’harmonie dans le malheur. Pour supporter la vie, il devait chaque jour se donner la mort. » Le prénom Berthold se trouve aussi dans Het joodje (Le petit Juif), autre roman de Carry, publié en 1914. Dans ce texte, Berthold van Herwerden est un personnage particulièrement désagréable qui accable de son mépris le « petit Juif » Ben.
L’expression moral insanity figure plusieurs fois dans les notes prises par De Haan à cette époque. Dans la psychiatrie du XIXe siècle, elle désigne l’état d’une personne intellectuellement saine, mais émotionnellement déséquilibrée.
On ne peut manquer de remarquer que De Haan a intégré dans Pathologieën une multitude de détails empruntés à sa propre vie. La première partie du roman se déroule ainsi à Culembourg [3], où il a enseigné. Dans la suite du livre, on retrouve la ville de Haarlem, où il a étudié à l’école d’instituteurs. Comme dans le roman, il logeait à cette période chez un couple dont l’homme était aveugle. Citons encore le moulin bordant la digue à la sortie de Zaandam, où il s’est un temps retiré pour retrouver son équilibre. On note aussi que, comme De Haan, Johan écrit des textes en prose et s’éloigne de plus en plus de son père. Le jeune homme hésite à révéler à son père son homosexualité, ainsi que l’attirance amoureuse qu’il éprouve pour lui. Pendant la puberté, De Haan a dû vivre une expérience semblable. L’adolescent contraint de garder le silence sur son orientation sexuelle a sûrement éprouvé les mêmes sentiments d’isolement et de détresse que le héros du livre. Johan ne considère pas son orientation comme un vice, une tendance pathologique ou un symptôme morbide. Il formule cela très clairement dans une lettre adressée à René : « La cause de notre déchéance ne tient pas à mes sentiments, qui sont purs, mais à ta nature pervertie par d’insatiables raffinements de cruauté. La cruauté n’est nullement un ingrédient indispensable de notre amour, contrairement à ce que croient certains. » La cruauté peut se manifester ailleurs dans la société, comme le démontre le passage du roman où Johan doit faire face aux moqueries et à la méchanceté de ses élèves.
De Haan a cherché à montrer les changements d’attitude vis-à-vis de l’homosexualité au début du XXe siècle. Van Eekhoud le montre bien dans sa préface, lorsqu’il fait l’éloge du psychiatre autrichien Von Krafft-Ebing « qui a fait connaître la véritable nature morale et physique de tant d’hommes rejetés malgré leur innocence, et exclus de la vie sociale. »
[1] Premier roman de Jacob Israël de Haan. L’auteur y décrit sans grande précaution sa relation avec son compagnon de l’époque, le médecin Arnold Aletrino. Pour étouffer le scandale, Aletrino et la fiancée de De Haan achètent en juin 1904 la presque totalité de la première édition. De Haan en fait paraître une seconde édition, modifiée, en octobre 1904.
[2] Le texte original en français de la préface d’Eekhoud est perdu. Les citations sont retraduites à partir de la version néerlandaise.
Dans un papier précédent, nous avons attiré l’attention sur les menaces dont fait l’objet la jeune Lale Gül à la suite de la parution de son premier livre. Voici une présentation de ce roman Je vais vivre qui devrait paraître en traduction dans plusieurs pays au cours des années à venir.
« L’irremplaçable valeur de la bêtise réside
dans la capacité de celle-ci à unir
des groupes considérables de gens. »
L. Gül
Quelques phrases du pétulant Léautaud peuvent venir à l’esprit du lecteur alors qu’il referme Ik ga leven de Lale Gül : « Combien y en a-t-il qui osent, qui osent être soi, avoir le goût de leurs idées, mêmes singulières, même choquantes ? Il est vrai qu’il faut pour cela se sentir vraiment quelqu’un. […] Tout ce qui est roman ne m’intéresse guère. J’aime avant tout les livres qui racontent un individu, ou qui peignent une époque, le plus directement possible, presque en style d’affaires, et tous les romanciers du monde, à l’exception de Balzac, ne valent pas pour moi les mémorialistes, les anecdotiers, un Retz, un Chamfort, un prince de Ligne, un Stendhal… Je songe à la fantaisie, au laisser-aller, à la négligence même… » L’autobiographie romancée de la jeune Néerlandaise, qui a paru en Hollande au début de cette année, raconte bien un individu qui, sans guère de détour, peint son époque.
Ik ga leven (Je vais vivre) est dédié à la grand-mère de Lale, décédée, semble-t-il, entre la remise du manuscrit à l’éditeur et sa publication ainsi qu’à Defne, sa petite sœur. En guise d’épigraphe, l’autrice a placé une citation empruntée à Nietzsche et cinq à Multatuli, l’auteur du Max Havelaar, autant d’appels à se délivrer de ce qui entrave notre liberté. Suit, sur 340 pages, l’histoire d’inspiration fortement autobiographique narrée par Büsra (= la bonne nouvelle), divisée en 36 chapitres et se refermant sur un long « Adieu », poème qui se termine par ce vers : À suivre (probablement).
Multatuli
Depuis quelques années, Büsra, la narratrice et alter ego de Lale Gül, regimbe à se conformer au moule dans lequel veut à tout prix la corseter sa famille d’origine turque et l’oppressante communauté musulmane qui contrôle le quotidien de ses ouailles immigrées à Amsterdam. D’emblée, la jeune femme âgée d’environ 20 ans donne le ton en s’adressant à son lecteur : « Que n’ai-je suivi le mouvement ! Tout cela ne me serait pas arrivé et l’on ne m’aurait pas reléguée au rang des réprouvées. […] Je vous entraîne dans mon récit. Espérons qu’il me permettra de lancer un pavé dans la mare. »
Büsra a obtenu de vivre chez sa grand-mère paternelle obèse, impotente, incontinente et atrabilaire, et non plus sous le même toit que ses parents. Ceux-ci, les « géniteurs », partagent à quelques pas de là un logement vétuste de 48 m² avec leur fils Halil (18 ans) et la benjamine Defne (8 ans). Même si sa mère ne cesse de la surveiller, de lui téléphoner pour contrôler ses allées et venues, Büsra jouit ainsi d’une certaine liberté, à condition de tout faire ou presque en cachette. Sa grand-mère, qui a vécu le pire du fait de son mari, est l’une des rares à la soutenir.
Née en Hollande et ayant grandi dans l’un des quartiers les moins favorisés et les plus dangereux des Pays-Bas, la narratrice est parvenue à s’extirper, au moins mentalement, de son milieu d’analphabètes. Elle poursuit des études de lettres, a deux jobs et entretient depuis trois ans une liaison avec Freek, un jeune d’origine hollandaise. Tous deux évitent de se montrer ensemble à Amsterdam : si jamais un membre de la communauté turque venait à reconnaître Büsra en compagnie du jeune homme, la foudre s’abattrait sur elle. Il est d’ailleurs hors de question qu’elle évoque ne serait-ce que l’existence de son amant ; en revanche, elle a été rapidement accueillie au sein de sa famille dont le père est un soutien convaincu du PVV, le parti de Geert Wilders.
Lale Gül en couverture de l’hebdomadaire Le Point (10 juin 2021)
À l’adolescence, grâce à son téléphone portable et à l’accès à des sites d’information, Büsra a commencé à s’évader de la cloche de verre turque qui l’isolait presque totalement de la société hollandaise. Puis elle a découvert l’univers des lettres en empruntant en cachette des livres à la bibliothèque. Comme elle a eu la chance de fréquenter des établissements non religieux (ce qui n’est pas le cas de sa petite sœur), elle est parvenue à contrebalancer le bourrage de crâne auquel on l’a soumise hebdomadairement à l’école coranique. Ainsi, elle est parvenue à développer un esprit critique, en particulier quant aux innombrables préceptes religieux et aux traditions très répressives pour les femmes qu’impose son milieu. Tous les interdits qui pèsent sur les jeunes musulmanes amènent la narratrice à mener une double vie. Illustration : sa mère et l’imam lui interdisent d’effleurer la moindre bouteille d’alcool et d’être dehors le soir ; à l’insu de tous, elle travaille dans un restaurant où elle sert du vin aux clients et elle trouve souvent un prétexte pour rentrer tard. Ses fréquentes absences finissent toutefois par éveiller la suspicion de ses proches (mère, père, sœur, oncle, copines) qui s’en prennent violemment à elle ou lui tournent de plus en plus le dos. Quand sa mère – tyran qu’elle affuble des surnoms les plus dénigrants –, habituée à fouiller dans ses affaires, finit par découvrir qu’elle prend la pilule, les choses empirent encore. Büsra, qui a décidé de rompre avec Freek puisqu’ils ne peuvent vivre leur amour que sous la contrainte, fait un grand pas vers la liberté en renonçant pour de bon, et à tout moment de la journée, à porter le hidjab. Le point de non-retour est pour ainsi dire atteint.
Si Lale Gül nous offre une chronique familiale dominée par les tensions et les non-dits, celle-ci se double d’une certaine façon d’une étude anthropologique : l’autrice ne délaisse absolument pas le contexte sociétal et médiatique d’un pays où l’immigration de populations musulmanes peu éduquées n’est pas sans poser maints problèmes. D’autant que certains pans de ces communautés refusent toute liberté à leurs membres « qui n’ont pas de zob entre les cuisses ». Le récit est entrelardé de réflexions plus ou moins longues inspirées à la narratrice par ses proches, des tiers ou encore quelques phénomènes de société. « Formuler des critiques est une question de savoir-vivre, de civilisation, cela n’a rien à voir avec une quelconque exigence de décence. La décence, c’est pour les cannibales qui, soucieux des bonnes manières de la table, mangent les personnes qui osent se livrer à la satire. »
La romancière aborde sous de nombreux angles toutes les questions qui peuvent tourmenter une jeune fille : scolarité, sexualité (un tabou, mais aussi des pages entières réussies sur les parties de jambes en l’air de Büsra avec son premier amour), vie de famille, crimes d’honneur, mariages forcés, frustrations et interdits divers (elle ne peut jamais passer une soirée, encore moins une nuit, avec son copain ou avec des amies), désirs, contrôle social… Parallèlement, elle survole quelques sujets de politique internationale ou intérieure, par exemple l’influence de la culture occidentale sur les jeunes immigrés, le rôle des États-Unis et d’Israël, la présence de nombreuses personnes originaires du Maroc, de Turquie ou encore du Suriname dans certains quartiers hollandais (« La probabilité que les Turcs éprouvent un sentiment de loyauté vis-à-vis des Pays-Bas est plus petite encore que l’orifice anal d’une souris. »)
À travers une prose enlevée, d’une grande richesse lexicale et regorgeant d’humour, qui mêle langage soutenu et langage familier, voire vulgaire, Lale Gül montre qu’elle a acquis une connaissance assez phénoménale de l’humain en même temps que de la société patriarcale d’où elle est issue et de la société occidentale dont elle sait percevoir nombre de facettes positives ainsi que bien des travers (le parti socialiste qui prône le progrès social tout en caressant dans le sens du poil Millî Görüs, organisation qui asservit les jeunes filles). Elle a pris assez tôt conscience de l’importance que représente la maîtrise d’une langue tant à l’oral qu’à l’écrit. Cela suffit à créer un gouffre irréversible entre son environnement et elle-même.
On lit une critique féroce des mentalités archaïques que défendent bien des musulmans, certaines femmes plus encore que les hommes. Ce sont les femmes qui en prennent d’ailleurs pour leur grade – bien plus que les religieux –, d’autant que Büsra/Lale se différencie de la plupart d’entre elles, tant elle aspire à affirmer sa personnalité, tant elle goûte la solitude, le beau, tant elle refuse d’accepter que les garçons et les hommes jouissent d’un traitement de faveur.
La France apparaît à quelques reprises dans le récit, soit à propos du positionnement des Turcs relativement aux attentats (Charlie Hebdo), soit au sujet du bras de fer auquel on assiste depuis un certain temps entre Macron et Erdoğan (appel au boycott des produits français dans les mosquées turques). Je vais vivre est un livre décapant qui pose le doigt sur nombre de réalités que l’on préfère ignorer ou masquer tant du côté des allochtones que des autochtones. Pressentant le trouble qu’allait susciter le livre, Büsra/Lale renvoie ses futurs détracteurs à leur étroitesse d’esprit, à leur aveuglement.