Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

poÉsie - Page 13

  • Ode à Personne

    Pin it!

     

     

    Benno Barnard

    à propos de Schwarze Flocken d’Anselm Kiefer

     

     

    benno barnard,paul celan,anselm kiefer,poésie,peinture,littérature,pays-bas,traduction

     

     

    ODE À PERSONNE

     

     

     

     

    Schwarze Flocken

     

     

    Schnee ist gefallen, lichtlos. Ein Mond

    ist es schon oder zwei, dass der Herbst unter mönchischer Kutte

    Botschaft brachte auch mir, ein Blatt aus ukrainischen Halden:

     

    ‘Denk, dass es wintert auch hier, zum tausendstenmal nun

    im Land, wo der breiteste Strom fliesst:

    Jaakobs himmlisches Blut, benedeiet von Äxten…

    O Eis von unirdischer Röte – es watet ihr Hetman mit allem

    Tross in die finsternden Sonnen… Kind, ach ein Tuch,

    mich zu hüllen darein, wenn es blinket von Helmen,

    wenn die Scholle, die rosige, birst, wenn schneeig stäubt das Gebein

    deines Vaters, unter den Hufen zerknirscht

    das Lied von der Zeder…

    Ein Tuch, ein Tüchlein nur schmal, dass ich wahre

    nun, da zu weinen du lernst, mir zur Seite

    die Enge der Welt, die nie grünt, mein Kind, deinem Kinde!’

     

    Blutete, Mutter, der Herbst mir hinweg, brannte der Schnee mich:

    sucht ich mein Herz, dass es weine, fand ich den Hauch, ach des Sommers,

    war er wie du. 

    Kam mir die Träne. Webt ich das Tüchlein.

     

    Paul Celan

     

     

     

     

     

    Flocons noirs

     

     

    La neige est tombée, éteinte. Voici une lune,

    voire deux, que l’automne dans sa bure de moine

    m’a apporté à moi aussi un message, une feuille des terrils d’Ukraine :

     

    « Songe qu’ici aussi il fait hiver, pour la millième fois

    dans le pays où coule le plus large des fleuves :

    sang céleste de Jacob, béni par des haches…

    Ô glace d’un rouge étranger à ce monde – son hetman le passe à gué avec toute sa

    troupe vers des soleils qui s’enténèbrent… Enfant, ah ! un linge

    dans lequel me draper quand les casques rutilent,

    quand le bloc de glace, rosissant, se fend, quand les os de ton père

    poudroient comme neige, se repent sous les sabots

    le chant du cèdre…

    Un linge, rien qu’un mouchoir, afin que j’y garde,

    maintenant que tu apprends à pleurer, près de moi

    l’exiguïté du monde qui jamais ne verdoie, mon enfant, pour ton enfant ! »

     

    Que n’a-t-il saigné, mère, l’automne en filant entre mes mains, que ne m’a-t-elle brûlé la neige :

    que n’ai-je cherché mon cœur, pour qu’il pleure, que n’ai-je trouvé le souffle, ah ! celui de l’été,

    il était comme toi.

    M’est venue la larme. Ai tissé le linge.

     

     

    benno barnard,paul celan,anselm kiefer,poésie,peinture,littérature,pays-bas,traductionDifficile d’écrire un poème plus allemand que celui-ci, tant pour ce qui relève des thèmes (la guerre, le mas- sacre des juifs, la mémoire) que de la forme, laquelle propose maintes inversions à la manière de poètes du XIXe siècle tels Hölderlin et Trakl. Un poème noir – noir comme la neige, noir, eh oui, comme le lait…

    Il faut dire qu’il a été composé par le poète de l’Holocauste, Paul Celan (1920-1970), un juif originaire de Czernowitz, aujourd’hui Tchernivtsi en Ukraine. Avant la guerre, la ville appartenait à la Roumanie, et avant encore à l’Empire austro-hongrois. Ce centre disparu de la culture juive d’expression allemande jouit de nos jours d’un statut mythique : une cité où les cochers, perchés sur le siège de leur fiacre, sifflotaient des arias, où l’on comptait plus de librairies que de boulangeries, où linge de table en lin et expériences modernistes offraient un contraste du meilleur goût.

    Je suis tombé sur ce poème au Musée des Beaux-Arts d’Anvers où il figurait sur une toile d’Anselm Kiefer. Ce peintre allemand est né la même année que l’Allemagne démocratique : 1945. Une coïncidence à laquelle je me permets de conférer une certaine signification, comme Kiefer lui-même d’ailleurs.

    Les toiles de Kiefer sont d’un format plus qu’imposant – vingt-deux d’entre elles remplissaient le rez-de-chaussée. Elles revêtent une part d’atrocité, à la fois sinistre, spectrale et funèbre. Devant cette débauche d’expressionnisme tonitruant, j’ai senti un léger frisson me parcourir. Difficile de peindre des toiles plus allemandes que celles-ci.

    À l’entrée, on remettait au visiteur une masse de papier regorgeant d’informations sur les œuvres exposées. Étrange de se dire qu’il n’est plus possible d’aborder l’art de notre temps par le simple regard ! D’aucuns avancent qu’au Moyen Âge, les gens comprenaient sans peine la symbolique toute silencieuse des peintures – la rose, l’oiseau en cage, la clé, le livre – et cela valait peut-être pour les plus instruits ; il en va bien autrement pour ce qui est de l’art contemporain, du moins pour ce qui est de Kiefer, en tout cas en ce qui me concerne quand bien même j’appartiens à la haute bohème. Les codes qu’il s’agit de maîtriser sont des noisettes récalcitrantes nécessitant le recours à un casse-noisettes.

    benno barnard,paul celan,anselm kiefer,poésie,peinture,littérature,pays-bas,traductionToutefois, j’ai compris d’em- blée – à supposer que « com- prendre » soit le terme requis – au moins un des tableaux : le bouleversant Schwarze Flocken (Flocons noirs), peint à partir du poème éponyme de Paul Celan. Dans ma main, la brochure me chuchotait de façon obligeante : « Un livre de plomb au milieu de la désolation d’un paysage enneigé. Un livre au contenu accablant : de ses pages s’échappent des phrases du poème ‘‘Flocons noirs’’ […] ».

    Le poème le plus célèbre de Celan sur l’Holocauste s’intitule « Fugue de mort ». Il s’ouvre par ces mots : « Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends ». Le lait noir de l’aurore nous le buvons le soir… Le début de ce vers relève des métaphores modernistes qui, pareil à un chat, erraient dans les rues de Czernowitz. On la retrouve dans un poème d’une concitoyenne de Celan, Rose Ausländer. J’ai dit moderniste ? Trois siècles plus tôt, le poète néerlandais Constantijn Huygens (1596-1687) inventait une contradictio in adjecto similaire : « suie blanche » (wit roet) pour désigner la neige. Tel aurait d’ailleurs pu être le titre du poème comme celui du tableau.

    Sur ce dernier, les vers sont peints dans la neige, vers le point de fuite, au pied de « ceps de vigne abîmés », d’ « interminables rangées de signes commémoratifs dans des cimetières militaires »,  de «  runes », ou encore de ce que tout un chacun souhaite s’imaginer – les trois, il me semble. De longues rangées de vignes funèbres, et au centre le lourd livre qui contient le poème de Celan. Je l’ai reconnu, et bien qu’il ne figure pas dans son intégralité sur la toile, la perspective suggère qu’il en est tout de même ainsi.

    Je suis resté là à regarder ce tableau jusqu’à ce que les yeux me brûlent. Cette œuvre accrochée au mur : une gifle en pleine figure, une scène de crucifixion sans corps, une ode à Personne.

    La mère réclame ein Tuch, un drap, un linge, un mouchoir, une toile. Ce mot aurait-il incité Anselm Kiefer à réaliser sa propre toile ? Paul Celan – hanté par ses souvenirs, il devait se suicider à Paris vingt-cinq ans après la fin de la guerre –, aurait-il amené le peintre allemand, par l’équivoque de ce terme, à tisser une toile pour sa mère disparue ?

    Les parents de Celan sont morts en 1942 dans le camp d’internement de Michailovka en Transnistrie (actuelle Ukraine).

    M’est venue la larme.

      

    Benno Barnard

     

     

    traduction du poème et du texte : Daniel Cunin

     

     

     

    benno barnard,paul celan,anselm kiefer,poésie,peinture,littérature,pays-bas,traduction

    Benno Barnard est l’auteur de : Le Naufragé, recueil de poèmes traduit du néerlandais par Marnix Vincent,  Le Castor astral, 2003 (édition bilingue) ; Fragments d’un siècle. Une auto- biographie généalogique, traduit du néerlandais par Monique Nagielkopf, Le Castor Astral, 2005 ; La Créature : monologue (théâtre), traduit du néerlan- dais par Marnix Vincent, Le Castor astral, 2007.

    Le texte original néerlandais a paru le 20 février 2011 dans l’hebdomadaire Knack, la version française dans la série « Cris et chuchotements » du mensuel Pastoralia (octobre 2014). Merci à Anne-Françoise pour la relecture de la version française du poème.

     

     

     

  • Une page de Paul Verlaine

    Pin it!

     

     

    En compagnie du peintre orientaliste

    Ph. Zilcken

     

     

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladan

     

     

    Le 19 janvier 1896, Les Annales politiques et littéraires publient une page de prose de Verlaine. Elle relate un épisode de son séjour en Hollande (novembre 1892) au cours duquel il a en particulier bénéficié de l’hospitalité du peintre et graveur francophile Philippe Zilcken ; celui-ci occupait alors, avec son épouse et leur fillette Renée, la Hélène-Villa à La Haye. Dès 1893, à l’initiative de l’artiste néerlandais et du libraire-éditeur Blok, les quelques paragraphes en question avaient été publiés avec diverses considérations et quelques poèmes du voyageur : Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande, lettres à un ami, avec un portrait de l’auteur par Ph. Zilcken. Deux ans après la mort du poète devait suivre un deuxième volume : Correspondance et documents inédits relatifs à son livre Quinze jours en Hollande, avec une lettre de Stéphane Mallarmé et un portrait de Verlaine écrivant d’après la pointe sèche de Ph. Zilcken sur un croquis de J. Toorop. Les lettres que Verlaine adresse à son correspondant hollandais privilégié montrent que ce dernier lui a fourni maints renseignements qui ont servi la rédaction de l’ouvrage de 1893 ; on constate par ailleurs que, pour ce travail, la motivation première de l’auteur de Jadis et naguère, constamment aux abois, semble bien avoir été l’argent.

    Jan Toorop dessiné par Verlaine

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladanLa page reproduite dans Les Annales politiques et littéraires, mettant en avant la rencontre entre Paul Verlaine et Joséphin Péladan à La Haye, fait l’impasse, gommage symptomatique, sur un bref passage relatif aux hommes de lettres des Pays-Bas ; elle ne restitue pas non plus vraiment les circonstances qui ont conduit à ces fortuites retrouvailles. Après avoir séjourné à Amsterdam où il a pris la parole en public le 8 novembre (voir invitation ci-dessous qui mentionne : lassistance est priée de ne pas applaudir) et le 11, Verlaine et Zilcken quittent les peintres Willem Witsen et Isaac Israëls et, en compagnie de Jan Toorop, prennent le train. C’est dans un café de La Haye où, à l’abri de la pluie diluvienne, ils font halte avant de regagner la Hélène-Villa, qu’ils découvrent deux affiches annonçant la conférence de Péladan.

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladanLe lendemain, lorsque Verlaine rejoint Zilcken dans son atelier, ce dernier lui parle des  écrivains néerlandais majeurs de l’époque : « Avec Kloos et Verwey, Delang, un partisan de ce dernier, Frederic van Eeden, très doux et très goûté (je me souviens de sa poignée de main a Amsterdam), sont les principaux poètes modernes de la Hollande. Son peut-être plus grand prosateur serait van Deyssel, dont l’éloge presque hyperbolique est dans toutes les bouches compétentes de là-bas. » À l’exception de Delang – pseudonyme de Gerrit Jan Hofker (1864-1945) –, collaborateur de la revue De nieuwe Gids puis de De Kroniek, qui n’a laissé semble-t-il qu’un recueil de textes, très appréciés et caractéristiques de la mouvance littéraire hollandaise des années 1880 (Gedachten en verbeeldingen, 1906), il s’agit en effet de quelques-unes des plus grandes figures de leur temps, tous alors encore très jeunes. Verlaine les a rencontrés lors de son séjour de même quil a fait, toujours par l’entremise de Zilcken, la connaissance de la nouvelle génération de peintres hollandais.

    Verlaine dans latelier du peintre Willem Witsen

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladanDu graveur haguenois qui a joué un rôle considérable dans les échanges entre son pays et la France, le poète écrit : « C’est un type que mon hôte, un type achevé d’étranger parlant aussi bien le français que vous ou moi sans nul accent ni jamais une faute, un type d’artiste connaissant mille choses en dehors, d’une conversation variée et instructive et incisive, et qu’on écouterait tout le temps. Fils d’un haut employé du gouvernement, il fut, dans son adolescence, secrétaire intime officieux de la grande reine Sophie, cette seule amie, l’Égérie en quelque sorte de l’infortuné Napoléon III qui, s’il l’eût écoutée, se fût et nous eût épargné la guerre de 1870. Physiquement parlant, Zilcken répond aussi peu que possible à l’idée qu’on se fait d’un Hollandais… d’après beaucoup, les peintres flamands, d’après aussi la littérature, par exemple d’après ce merveilleux Diable dans le beffroi, d’Edgar Poe, avec le masque de qui, du reste son masque présente une certaine analogie générale. Le pot-à-tabac classique fait place en lui à un grand jeune homme, maigre, élancé, toujours en mouvement. Il a une grande réputation de peintre et de graveur dans son pays et est loin d’être un inconnu dans nos expositions nationales et privées où le succès l’accueille annuellement. »

    La traduction française de plusieurs écrits néerlandais relatifs au séjour de Paul Verlaine et aux heures passées avec Péladan figure dans : G. Jean-Aubry, « Verlaine en Hollande », Mercure de France, 1er juin 1923, p. 318-353. Une belle étude qui se termine par ces mots : « Aujourd’hui encore la Hollande est un des pays où il est le plus aisé à un Français de mesurer l’étendue de son ignorance. »

     

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladan

     Ph. Zilcken, aquarelle, 1910

     

     

    SOUVENIRS DE VOYAGE

     

    [Paul Verlaine est beaucoup plus célèbre par ses vers que par sa prose. Voici pourtant une page peu connue que nous offrons à la curiosité de nos lecteurs. C’est le récit, plein de bonhomie, d’une excursion en Hollande… Le poète avait été convié, il y a quelques années, à faire une conférence à Amsterdam. Et il eut l’occasion, se trouvant dans cette ville, d’ouïr un autre conférencier.]

     

     

    UNE CONFÉRENCE DU SÂR PÉLADAN

     

    Nos yeux tombent sur deux affiches (les mêmes) étonnantes représentant de grandeur demi-nature, le Sâr Péladan en robe monacale, les yeux baissés, sa crinière et sa barbe légendaires aspirant, eux aussi, ainsi que le nez – rien de celui du père Aubry, d’Atala, – à la terre.

    En exergue, l’annonce pour le lendemain d’une conférence sur la Magie et l’Amour (si je ne me trompe trop grossièrement). L’heure, huit heures du soir.

    Munis de ces renseignements, nous continuons notre route jusqu’à chez Zilcken qui ne nous en veut pas trop du train manqué et de sa course inutile.

    Le lendemain, quelle joie ! Rien à faire : on a beau dire, le repos est bon. Et quelques pures véritablement délices que m’aient procurées trois publics mieux accueillant l’un que l’autre, y penser et y repenser m’était alors et m’est encore plus doux, s’il est possible, que le contact, si j’ose ainsi parler. Plus de conférence à préparer, à débiter, rien qu’une à entendre, et quelle !

    Péladan par A. Séon, 1892 

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladanJ’ai toujours fait en Joséphin Péladan la différence entre l’homme de talent considérable, éloquent, profond souvent, et que tous ceux capables de comprendre et d’apprécier, doivent, sous suspicion de mauvaise foi insigne, admettre sinon admirer au moins en grande partie, et le systématique, le sans doute très sincère mais le certainement trop encombrant sectaire, qu’il se dénomme Sâr ou Mage, à qui Barbey d’Aurevilly disait déjà dans une préface à son Vice suprême, « n’usez donc de magie que de celle du talent ».

    Thé-déjeuner, café au salon, où Mlle Renée me montre ses beaux albums « zaponais » et un oiseau qu’une ficelle meut en tous sens. Je crois même me rappeler qu’il « chantait », au grand émoi du serin qui lui répondait vigoureusement. Passage à l’atelier où Zilcken m’initie encore à la littérature moderne néerlandaise.

    Mais l’on ne peut bavarder sans cesse. Je monte faire une petite sieste, chose, la sieste, qui m’est familière surtout depuis six ans que ma santé se trouve si détraquée, et que je n’ai pu pratiquer ici jusqu’à ce bienheureux jour d’un battage de flemme si bien gagné.

    Je sommeillais tant et si bien en bras de chemise, recouvert de mon pardessus et d’un édredon, que force fut à mes hôtes d’envoyer la bonne, qui parlait un peu anglais, laquelle dut frapper plusieurs fois à la porte en me criant dans un accent néerlandais indubitable et inimitable ici : « Get up, Sir. Dinner is ready. »

    « I will be down stairs directly », répondis-je, et, après une toilette rapidement menée, je descendis pour le dîner – et pour la conférence de Péladan comme dessert de haut goût.

    La salle où Péladan doit parler est celle du Kunstkring, le cercle d’art des « « jeunes » de La Haye. Assez grande, en long, plutôt faiblement éclairée.

    Isaac Israëls, Autoportrait

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladanNous arrivons quand le conférencier est en chaire. – Un mot de description ne nuira pas, je pense. Tout au bout de la salle s’élève une véritable tribune ; de la tablette de cette tribune tombe une chasuble rouge à croix jaune qui la cache entièrement. À droite et à gauche, dans des chandeliers d’église, brûlent quatre cierges, dont deux ont des proportions de cierges pascals et les deux autres celles de cierges d’autel. Péladan, que je connais un peu de Paris, apparaît de loin, en son habit noir à jabot et à manchettes, – bizarre mais d’une grande distinction sui generis. La voix est bonne, sui generis aussi, grave, un peu faible. Il parle de magie, d’anges, de fils d’anges. Bref, c’est le Péladan contestable, mais encore « talentueux ». Il descend de la tribune au bout de quelque temps pour se reposer, comme c’est la clémente coutume là-bas. Le public est indécis. Il faut bien dire qu’il est venu là un peu dans l’espoir de voir un excentrique, disons le mot, un grotesque. Une réaction dans le bon sens se prépare qui éclate en vifs applaudissements, quand, dans la seconde partie, après avoir finement… et malicieusement, de parti pris, parbleu ! parlé ou plutôt jasé des femmes, il s’éleva, se sublimifia dans une sorte d’invocation cette fois presque tout à fait très chrétienne, sans plus de magie que de droit pour un homme si infatué de cette véritable croyance sienne. Zilcken (j’ai dit qu’il m’avait accompagné) et moi nous descendons dans un local où Péladan, entouré et félicité, se délassait de la solennité de son discours de tout à l’heure en paradoxes amusants, et le charmant causeur qu’il est se donnait pleine carrière. Je profitai d’une seconde de silence pour m’avancer vers lui. Il me reconnut sur-le-champ et nous nous serrâmes cordialement la main. Après quelques coupes de champagne vidées, chacun s’en fut chez soi, après s’être toutefois donné un rendez-vous pour le lendemain au Restaurant royal, où un déjeuner en l’honneur du Sâr devait être donné.

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladanLe lendemain, à l’heure ordinaire, nous nous rendîmes, Zilcken, sa femme et moi, au Restaurant Royal, – où j’ai oublié de dire qu’on m’avait précédemment offert un banquet qui fut très cordial et très joyeux. La compagnie était déjà nombreuse. On n’attendait plus que le Sâr. Il vint bientôt accompagné de deux autres convives. Un bonnet d’astrakan, un pourpoint de soie, des bottes de chamois blanches, et un manteau composaient son costume. Et vive lui ! de se moquer du qu’en dira-t-on et d’arborer les vêtements qui lui plaisent, tandis que la majorité même des artistes s’habille comme tout le monde et que le même faux col étrangle le cou de l’aigle et celui de l’oie !

    Mais on se met à table ; Péladan et moi, entre deux dames. Vous dire les adorables méchancetés, parfois le latin qu’il m’envoyait plutôt pour gentiment taquiner ces dames, qu’à cause des énormités qu’il était censé contenir, les mots sans nombre, bref toute la joliesse de sa conversation, tâche au-dessus de moi, rêve !

    Après son départ pour une célèbre plage toute voisine, Scheveningen, ce ne fut qu’un concert de palinodie. On revenait sur lui, et il quitta, le lendemain, La Haye pour Paris, emportant avec de sérieuses promesses de la plupart des peintres de la ville et de la région pour son salon des Rose + Croix dont il est comme on sait le Grand Maître, l’estime, la sympathie, j’oserai ajouter – je souligne : j’oserai, car c’est un homme si contredit – un commencement d’admiration pour l’immense talent et le génie (au fond) que je lui trouve.

     

    PAUL VERLAINE

    Les Annales politiques et littéraires, 19 janvier 1896, p. 36

     

     

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladan

    Ph. Zilcken, Portrait de Paul Verlaine, gravure 

     

     

     

     À propos de « Péladan et Verlaine », lire ci-dessous la contribution de Christophe Beaufils publiée dans les dossiers H Les Péladan, 1990, p. 184-185

     

     

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladan

     

    L’artiste extrêmement doué Johan Thorn Prikker (1868-1932) (mosaïque ci-dessus) a laissé un témoignage sur le séjour septentrional de Verlaine et la rencontre avec Péladan. Il figure dans un recueil de lettres : Brieven van Johan Thorn Prikker, met een voorwoord van Henri Borel, 1897. G. Jean-Aubry en offre une traduction (réalisée avec le concours de ses correspondants hollandais) dans sa contribution au Mercure de France (1er juin 1923, p. 341-344). En voici l’essentiel :

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladan

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladan

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladan

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladan

     

     

    paul verlaine,philippe zilcken,hollande,littérature,poésie,gravure,voyage,joséphin péladan

     

     

  • Michel Seuphor

    Pin it!

     

      

    Entretien avec l’artiste anversois

     

     

    Si le dadaïsme a été un très grand pas en avant,

    le surréalisme était un double pas en arrière.

    D’abord c’était une dictature…

    le surréalisme est devenu une hypertrophie sexuelle…

    M. Seuphor

     

     

    seuphor6.png

    Michel Seuphor, Grensverkenner van de avant-garde

    numéro thématique de la revue Zacht Lawijd, 2009

     

     

    Michel Seuphor, de son vrai nom Ferdinand Louis Berckelaers (1901-1999), évoque les revues flamandes (De Klauwaert, Roeland et Het overzicht) qu’il a créées dans sa jeunesse, l’importance qu’ont revêtu pour lui Theo van Doesburg et le mouvement de Stijl, ou encore la figure de Mondrian. Il revient aussi sur l’ouvrage Het nieuwe wereldbeeld (1915) de M.H.J. Schoenmaekers, sa rupture avec Tzara, la grande amitié qui l’a lié à Arp...

     

     

    Mémoires du siècle

     

     

    Mondrian d’après son ami Michel Seuphor

     

     

    Michel Seuphor parle de l’influence de la théosophie

    et du néoplasticisme sur l’œuvre de Mondrian

     

     

    seuphor3.png

     

     

     

  • Amour et terre (2013)

    Pin it!

     

     

    Poèmes de Tom Van de Voorde

       

     

    Auteur de Vliesgevels filter (2008) et Liefde en aarde (2013), Tom Van de Voorde passe une grande partie de son temps entre Gand et Bruxelles, entre poésie et arts plastiques. Il a, au tournant du millénaire, publié une série de plaquettes de différents auteurs flamands et néerlandais. Plusieurs poèmes de Vliesgevels filter ont inspiré des vidéos à l’artiste Maartje Smits. Les trois poèmes ci-dessous sont extraits du recueil le plus récent de Tom Van de Voorde.

     

    TvdV2.png

     

     

     

    Le sens de royaume en hébreu

    me demande ma factrice

     

    je m’apprête à lui énumérer

    les pour et les contre du servage

     

    la voici qui dévale la colline

    lançant les dernières paroles d’Hadrien

     

    en vain nous les cherchons dans la Britannica

    lors de notre rencontre suivante

     

    la voici qui me montre un tas de pierres

    depuis longtemps elles attendent d’être tour.

     

     


     poème lu dans la langue originale par l’auteur

     

     

     

          Ennemis innaturels  

     

     

    Un plan en forme

    de carte

    du Kremlin 

                * 

    Une île quasi flottante,

    une mouette qui le confirme

    et de l’acier à revendre 

                 *

    Pénalistes

    contre bienséances occasionnelles

                 *

    Comme la seule et unique vérité

    qui chante une nation

    la maintenant en bonne santé 

                 *

    Milliers de câbles

    ou panier à provisions troué 

                 *

    Au-dessus des toits

    des enquêteurs comptent des journaux, des soldats

    cognant au textile des fenêtres

                 *

    informateurs, circonspects

                 *

    Dans la paume de ma main

    une liste qui dénombre des pays

    où il fait déjà jour

                 *

    et des citoyens escamotés

    qui chantent, bon gré mal gré

                 *

    exposés à nu

                 *

    et ceci, et ceci, et ceci

     

     

    TvdV0.png

     

     

    Nous plions de vieux billets, laissons

    les morts payer, fixons

     

    des tableaux, séchons des tapis

    et creusons pour trouver du sable.

     

    Quelle quantité de couleur perd

    notre habitation en vue

     

    d’accomplir une mer à la dérive ?

    Des chiens simulent des slogans

     

    et comptent les plis

    pour d’inaptes victimes mal rangées.

     

    Nous voici, en paix

    blanc de bouleau

     

    autre chose que le sérieux

    en manque sur la plage.

     

     

     

    (trad. D. Cunin)

     

     

    Tom Van de Voorde lit trois autres poèmes

     

    tom van de voorde, poésie, belgique, flandre, bruxelles, gand

     

     

     

  • Fado - Pour la lointaine princesse

    Pin it!

     

     

    J. Slauerhoff à la rencontre du fado

     

     

    slauerhoff,poésie,pays-bas

     

    Traduits en portugais par Mila Vidal Paletti, à l’initiative de José Melo (président du Círculo de Cultura Portuguesa na Holanda), des poèmes de J. Slauerhoff ont été chantés par Cristina Branco (musique : Custódio Castelo). Le CD Cristina Branco canta Slauerhoff (Harmonia Mundi, 2000, avec le poème « O Engeitado » lu par Cees Nooteboom) comprend les poèmes suivants : « De eenzamen » (Os solitários), « De ontdekker » (O descobridor), « Verlangen » (Aspiração), « Vida triste » (Vida triste), « Voor de verre prinses » (A uma princesa distante), « Fado » (Fado), « Angústia » (Angústia), « Saudade » (Saudade), « O engeitado » (O engeitado).

    En 2002, le disque a été réédité – avec trois nouveaux morceaux : « Aankomst » (Chegada), « De vrouw aan het venster » (Mulher à janela) et « O Enjeitado II » –, sous le titre O Descobridor.

    « Vida triste » est à l’origine une traduction faite par le Néerlandais d’un poème portugais. L’écrivain a séjourné à plusieurs reprises au Portugal ainsi qu’à Macao. Ses romans Le Royaume interdit et La Vie sur terre mettent en scène la figure de Camoens. Une de ses nouvelles, publiée dans le même recueil que L’amphore et encore inédite en français, s’intitule Dernière apparition de Camoens (1935).

    slauerhoff,poésie,pays-basNout Van Den Neste vient de consacrer un ouvrage à Slauerhoff et à son rapport au fado et à la saudade : Vida Triste. Slauerhoff en de fado (éd. Prominent, 2014). On peut lire une version anglaise de ce livre sous le titre : O engeitado’: The mythology of the outcast in the Portuguese poems of J. Slauerhoff: fado, saudade, Lisbon, Macau and Camões in the poetry of J. Slauerhoff (2013). Ce travail universitaire propose des traductions anglaises des poèmes chantés par Cristina Branco.

     

     

     

     

     

    A Uma Princesa Distante

     

    le même poème en version originale (sous-titres : anglais)

     


    Os solitáros (De eenzamen)

     


    O Descobridor (De ontdekker)

     

     

     

    slauerhoff,poésie,pays-bas