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À la différence d’un Nicolas de Staël, Balthus ne montre pas – du moins dans ses Mémoires recueillis à la fin de sa vie par Alain Vircondelet – une grande prédilection pour les peintres du Nord. Son amour va entièrement pour ainsi dire aux Italiens, en particulier à Pierro della Francesca, Mantegna et Giotto. Pour réaliser ses Grands Paysages, il a certes cherché le frémissement de la lumière, de la mordorure, non seulement chez Vélasquez, mais aussi dans la contemplation de Rembrandt. Pour le reste, le seul peintre hollandais qu’il évoque est Piet Mondrian (1872-1944), qu’il a bien connu, de même qu’il a été proche d’un Georges Bataille, d’un Antonin Artaud ou encore d’un Pierre Jean Jouve. Mais des moments passés en compagnie du natif d’Amersfoort, il ne conserve guère d’impressions positives. Balthus, qui estime que « peindre, c’est prier », regarde Breton, Miró et Mondrian comme des traîtres en ce sens que, le mot « Dieu » les faisant frémir, ils ne se vouent pas à restituer la beauté de la Création, « la chair du monde, non point le corps mort de ce monde, mais son corps pulpeux, plein de sève et de puissance vitale ». Les productions postérieures du collaborateur du Stijl lui paraissent incompatibles avec la tension du regard intérieur dont doit faire preuve l’artiste, dans son souci d’aller au-delà de ce que montre le réel. Il est ahurissant, à son sens, que Mondrian ait préféré aux paysages « ses petits carrés de toutes les couleurs ».
P. Mondrian, Soleil de printemps, musée de Dallas
Toujours à propos du Hollandais, soulignant ce qu’il considère comme les échecs de la peinture moderne, Balthus « a le regret de tout ce qu’il faisait autrefois, de très beaux arbres par exemple. Il regardait la nature. Il savait la peindre. Et puis un jour, il est tombé dans l’abstraction. J’étais allé le voir avec Giacometti par une très belle journée vers le soir quand la lumière commence à peine à décliner. Alberto et moi avons regardé cette magnificence qui passait devant la fenêtre. Les déclinaisons de la lumière crépusculaire. Mondrian a tiré les rideaux et a dit qu’il ne voulait plus voir cela… J’ai toujours regretté pour lui cette mutation, ce bouleversement. Et ces combinaisons que l’art moderne a ensuite produites, agencements de pseudo-intellectuels qui négligeaient la nature et devenaient aveugles à elle. » Le Français éprouve d’ailleurs une semblable réticence à l’égard de la poésie de son temps, malgré son amitié pour René Char. En d’autres mots : « L’intellectualisme, la conceptualisation du monde ont fini par dessécher la peinture et la rapprocher ainsi de la technologie. Voyez les errances des cubistes et les peintures optiques de Vasarely par exemple… »
Dans l’atelier du peintre
LE ROI DES CHATS
suivi du REGARD SONDEUR
En 2004, le philosophe flamand Bart Verschaffel publiait aux éditions A&S/booksà propos de Balthus: deux essais sur Balthasar Kłossowski.« Le Roi des Chats » et « Le regard sondeur » ont paru à l’origine dans De Witte Raaf (en 2002 en 2003) sous les titres « Gemengde gedachten. Over Balthus » et « De peilende blik: Carracci, Balthus (& Vercruysse) ».
Traduits du néerlandais par Daniel Cunin, ils sont en accès libre.
LE MOT DE L’EDITEUR
Parmi toutes les publications qui, ensemble, donnent une image somme toute prudente et contrôlée de Balthus, a paru récemment un livre qui semble aller à contre-courant et dont l’importance reste à définir relativement à la compréhension de l’œuvre : la Correspondance amoureuse de Balthus et sa première épouse (Buchet/Chastel, 2001), Antoinette de Watteville. Cette correspondance fournit une idée de la veine sentimentale et affective qu’exploitait l’artiste. Le peintre qui estimait que toute étude de son œuvre se devait de commencer par la phrase : « Balthus est un peintre dont on ne sait rien », pour ne se soucier ensuite que de l’œuvre et de rien d’autre, est le même que celui qui a donné son accord à la publication de documents parmi les plus intimes, lesquels, manifestement, nous en disent beaucoup trop, y compris sur l’œuvre.
Le tableau monumental La Chambre a fait l’objet de maints commentaires. Virginie Monnier constate dans le Catalogue Raisonné que « Up to now, investigations to locate the sources, either literary or pictural, of La Chambre, have failed. ». Ce livre démontre que la source principale de La Chambre et de quelques autres tableaux de Balthus, n’est ni un roman ni un texte quelconque, mais Les Lascives, une série de gravures d’Augustin Carrache.
Le Roi des chats s’intéresse à certaines images fondatrices de l’Enfance, à travers la personne d’Antoinette et de livres comme Wuthering Heights ou encore de certaines œuvres de Witold Gombrowicz (Ferdydurke, La Pornographie).
Quant au Regard sondeur, il propose donc de rapprocher les toiles énigmatiques du peintre sur lesquelles figurent « une jeune fille soit nue soit mi-nue, plus ou moins allongée sur une banquette, en diagonale sur la toile, penchée en arrière et jouant avec un chat », en particulier La Chambre, de gravures érotiques de la Renaissance.
Petit à petit, à mesure que des documents oubliés se dévoilent, on parvient à cerner un peu mieux la personne du céramiste Jean van Dongen (1883-1970, photo ci-dessus), frère du célèbre Kees. Il apparaît d’ailleurs dans un documentaire d’environ 45 mn réalisé sur ce dernier par l’ORTF.
À la présentation intitulée « L’autre Van Dongen », ajoutons quelques éléments. On apprend par exemple que le sculpteur espagnol Paco Durrio (1868-1940), après avoir été expulsé de l’impasse Girardon, a légué son four à Van Dongen (cf. Le Vieux Montmartre, n° 76, décembre 2006, p. 30). Par ailleurs, aux articles déjà répertoriés, il convient d’ajouter les suivants : de la main de Pierre Berthelot, « Les poteries de Jean Van Dongen » (Beaux-Arts, septembre 1929, p. 14), et de celle d’Ernest Tisserand, « La céramique française en 1928 » (L’Art vivant, 1er septembre 1928, p. 753-754 et illustrations p. 758), contribution que nous reproduisons ci-dessous.
Ainsi qu’on l’avait déjà mentionné, le mensuel Ons Eigen Tijdschrift a consacré quelques pages à Jean van Dongen (novembre 1932, p. 21-23) sous la plume d’un certain Van den Eeckhout : « Jan van Dongen, pottebakker » (Jean van Dongen, céramiste). Cet auteur est probablement le journaliste H.P.L. Wiessing (1878-1961) dont le père avait épousé une dame Van den Eeckhout, nom sous lequel leur fils a publié maints papiers. Lié pendant de longues années à Alexandre Cohen, Henri Wiessing, qui a vécu et travaillé à Paris pendant plusieurs années entre 1902 et 1908, a peut-être fait la connaissance des frères Van Dongen par l’intermédiaire de l’anarchiste frison.
Dans son article de 1932, Wiessing nous dit qu’il est resté de longues années sans revoir Jean. Il l’a connu alors que le jeune homme, après avoir rejoint Kees à Paris - il s’est d’ailleurs lui aussi essayé à la peinture -, travaillait dans le bâtiment. Le critique considère que les deux frères sont assez individualistes et bien peu expansifs. Avançons-nous donc à Marly-le-Roi au début des années trente : « Sur l’un des flancs de Marly se dresse un ‘‘atelier’’ ; après avoir emprunté un sentier en pente et être passé à côté de puits cimentés, on se retrouve devant la grange pollinisée de chaux et de plâtre où travaille Jean van Dongen. » Malgré les évolutions, et contrairement à son mondain aîné, ce dernier est resté « un artisan », s’ancrant ainsi dans l’âme française. « Il conçoit des figurines qu’il cuit ensuite : beaucoup de statuettes d’animaux, des vases de toutes formes, les grands pour le jardin et les petits pour les étagères ; il copie des œuvres d’art anciennes connues ou inconnues, se livrant à toutes les facettes du travail de la céramique. »
La photographie du four (ci-contre) que la revue reproduit ne donne qu’une idée partielle de cette sorte « d’énorme poêle allemand » en briques réfractaires placé au milieu de l’atelier. « Devant ce four, il y a un petit banc de bois brut. Dessus, à gauche, de l’argile enveloppée dans des chiffons humides. Juste au-dessus, on distingue la truelle avec laquelle, tout à l’heure, au moment de refermer sur l’ouverture béante une sorte de porte en pierre et en fer, Van Dongen scellera celle-ci à renfort d’argile (car lorsque la chaleur monte à plusieurs centaines de degrés là-dedans, il convient que le four soit fermé hermétiquement de tous côtés !). » Comme d’autres commentateurs, Wiessing, auquel l’artisan montre ses autres outils et moules, évoque un travail traditionnel non dénué d’influences égyptiennes. Malgré les siècles qui passent et les progrès de la technologie, l’homme aspire à acquérir la maîtrise des choses avec ses simples mains.
Fernande Olivier (1881-1966, photo) a été une habituée de l’atelier du céramiste. Proche de Roger Karl (1882-1984), amant de l’ancienne compagne de Picasso, Paul Léautaud nous apprend que celle-ci, dans les années trente, séjournait de temps à autre chez « ses amis Van Dongen ». Le 24 août 1938, l’auteur du Journal littéraire nous rapporte une partie de l’entretien qu’il a eu avec elle la veille : « Elle sait que je connais Maillol. Je lui dis : ‘‘Mais dites donc, le Van Dongen chez qui vous allez, c’est le praticien de Maillol ?’’ Elle me répond : ‘‘Oui. Il est même bien content de l’avoir. C’est lui qui fait tout. Maillol sait à peine faire un bras. Maillol lui dit : ‘Tenez, arrangez-moi donc ce bras, là. Vous voyez ?’’’ De son côté, Maillol quand il parle de Van Dongen : ‘‘C’est un pauvre diable, qui ne sait rien faire. Je l’emploie par charité.’’ » (T. XII, p. 165 ; voir aussi T. IX, p. 52, 14 juin 1931).
Laissons à présent la parole à Ernest Tisserand, cet écrivain qui, dans ses articles consacrés à l’art, a pu qualifier le Hollandais d’Égyptien du Nord. A-t-il publié un jour, ainsi qu’il se le proposait, un article sur Jean van Dongen sculpteur ?
La céramique française en 1928
Jean van Dongen
C’est entre Marly-le-Roi et Saint-Germain, dans un coin où l’on pourrait se croire à cent lieues de Paris, que se dressent les ateliers de Jean van Dongen, sculpteur et céramiste. Ancien collaborateur de Durrio (auquel nous consacrerons sous peu une étude particulière), ayant débuté en 1904 à Alfortville, Jean van Dongen ne tarda pas à vouloir exercer son art pour ainsi dire en plein air. Cet art recèle trop de santé, trop de joie, trop d’expansion pour pouvoir être élaboré dans le resserrement progressif des proches banlieues. Nous nous abstenons ici – et le désordre voulu dans lequel nous présentons les céramistes le prouve bien – de faire des classifications, de distribuer des palmes et des médailles, mais s’il fallait attribuer à l’œuvre d’un céramiste le prix de bonne humeur, c’est sans doute à celle de Jean van Dongen que nous le décernerions.
N’entendez pas par là que les pièces de Jean van Dongen sont traitées dans le mode comique ou que l’artiste lui-même présente un naturel particulièrement joyeux. Nous ne le croyons pas morose, mais c’est un homme sérieux qui fait des choses sérieuses, où la bonne humeur est interne, ainsi que la santé. En un mot, rien d’un art de décadence. Jean van Dongen est même le premier céramiste qui nous ait exprimé des craintes sur l’avenir de l’art qu’il aime entre tous. Il s’inquiète de voir employer tant d’or par plusieurs de ses confrères, estimant que la matière céramique est trop belle pour avoir besoin d’une parure de clinquant ; il déplore aussi que la céramique « soit devenue le refuge des ersatz du cubisme ». Nous citons son opinion sans la discuter, pour bien montrer les tendances de cet artiste qui, dans sa partie, oppose les méthodes des primitifs à celles des « décadents » et suit jalousement les premières, avec toute sa sincérité, tout son tempérament, toute son âme.
Il y a d’ailleurs deux artistes dans Jean van Dongen : un sculpteur, un céramiste. Nous traiterons plus tard de la sculpture céramique et nous le retrouverons alors. Disons déjà qu’il possède sur la plupart de ses confrères traduits en matière cuite, l’énorme supériorité de savoir ce que c’est que le feu, ses effets, le retrait et les déformations terribles qu’il apporte à l’œuvre modelée. Il sait concevoir son œuvre en tenant compte du four, le plus grand nombre des autres doivent accepter que les leurs y soient mutilées.
Pour aujourd’hui, nous ne nous occuperons que du céramiste. Il est d’ailleurs puissant et savant, bien qu’il se défende d’être un homme de science. Comme nous l’interrogions sur ses recherches, sur ses secrets, il nous répondit un jour : « En céramique, il n’y a plus de secrets, il n’y a que des tours de main. Les progrès que nous pouvons faire sont lents et pénibles, car on ne saurait être à la fois un chimiste véritable et un artiste. Faire des essais sur des tessons et obtenir des résultats intéressants, cela nous arrive à tous lorsque nous nous en donnons la peine. Mais la difficulté commence quand il faut appliquer cet essai à la pièce véritable, difficulté telle que le plus souvent il faut renoncer à la surmonter. »
Techniquement, malgré son extrême modestie, Jean van Dongen est un des céramistes les plus avertis que nous ayons. Il a trouvé et décoré la faïence, le grès, la porcelaine et les terres réfractaires, en cuisant au bois dans un four du système L’Hospied qui lui permet d’obtenir et de maintenir toutes les températures nécessaires. C’est aux terres réfractaires que vont ses préférences. Il a été conduit à les employer et à s’y attacher par son art de sculpteur-céramiste. Les terres réfractaires n’ont pour ainsi dire pas de retrait et, bien cuites, elles offrent l’apparence de la pierre. Bien souvent, dans ses œuvres, des personnes pourtant renseignées ont même cru reconnaître une taille directe de la pierre. En poterie, les terres réfractaires se prêtent aussi à un tournage ou à un moulage facile et donnent aux émaux majoliques un accent très particulier.
Les recherches techniques de Jean van Dongen ont donc porté essentiellement sur l’amélioration, la combinaison des terres réfractaires et l’adaptation des émaux aux matières retenues.
Esthétiquement, il cherche à faire des choses simples, vigoureuses, amples. Il prétend qu’il ne fait rien de « bien nouveau » encore que toutes ses pièces accusent la plus forte personnalité. Grand admirateur des Persans et des Égyptiens (il en possède quelques pièces d’une beauté exceptionnelle), il s’est mis résolument à leur école, mais avec toute l’indépendance, toute la richesse débordante qui lui viennent de race.
C’est ainsi que nous connaissons de lui de grands vases en terre réfractaire blanche portant un léger décor de lignes brisées d’un noir métallique, des vases et pots où il a employé un fond rouge-brun qui n’appartient qu’à lui, un plat jaune au large dessin étoilé noir métallique, un plat ondé chargé d’un fin poisson, dont l’inspiration, si l’on veut, peut se retrouver du côté de l’Égypte sinon de la Perse. Mais d’où viennent ces grands vases recouverts d’un seul émail bleu roi, nous dirons même bleu Marly, tant il est nouveau ? D’où viennent ces objets qui ne sont pas tout à fait de la sculpture mais qui échappent à la céramique de décor plan : les coupes-tortues, les serpents lovés ? D’où viennent ces vases au décor en relief, caravelles ou galères, que Jean van Dongen modèle avec amour et revêt d’émaux qui rappellent des couleurs profuses sur les côtes néerlandaises ?
Physionomie singulièrement attirante, celle de cet originaire des plaines nordiques adapté aux mœurs et à l’esprit de notre pays, formé dans son art à l’école des vieilles civilisations méditerranéen- nes.
L’abondance et la variété de son œuvre s’expliquent par les réactions de tous ces facteurs, unis par une forte volonté, retenus par une personnalité souple et généreuse.
Malgré vingt-quatre ans d’efforts, Jean van Dongen ne se déclare d’ailleurs pas satisfait de son œuvre. Il rêve d’autre chose. Il voudrait mieux. Nous ne doutons pas qu’il ne nous donne encore, tant dans le domaine de la poterie que dans celui de la sculpture, des pièces inattendues, des choses surprenantes. Mais nous tenons à lui faire ici tous nos éloges pour ce qu’il a fait jusqu’à présent, avec une conscience et une indépendance pleines de mérite.
Jean van Dongen s’est peu montré dans les expositions, jusqu’à présent, et nous espérons qu’il changera d’avis sur leur utilité. Nous ne connaissons guère que celle qu’il fit avec son frère, le peintre, chez Bernheim, avant la guerre, la vitrine qu’il envoya aux Indépendants, il y a trois ans, et l’Exposition de la « Crémaillère » en mai 1926. Son œuvre, avant-guerre, a été étudiée dans un article intéressant d’Alexandre Cohen, au Telegraaf, et dans quelques articles de Van der Pyl* puis de la revue Art et Maison. Ses œuvres sont en vente à la Crémaillère, chez Berberian, à la galerie Schotte (rue Saint-Georges), où il s’occupe en plus de la décoration générale – et nous aurons l’occasion d’en reparler. Elles se sont beaucoup répandues en Amérique.
Nous quittons à regret cet artiste original et fort, nous réservant de revenir sur certains points que nous avons dû traiter un peu brièvement, lorsque nous serons venu à cette partie de nos études : la sculpture céramique.
Ernest Tisserand, « La céramique française en 1928 », L’Art vivant, 1er septembre 1928, p. 753-754 et illustrations p. 758.
*Fritz René Vanderpyl (La Haye, 1876 - Lagnes, 1965, portrait par Ferdinand Desnos). Né à La Haye dans une famille bourgeoise, cultivée et catholique, il quitta son pays pour Paris en 1900 où, après de petits emplois, il fut tour à tour journaliste, poète, critique d’art, chroniqueur culinaire. Auteur de plusieurs recueils de poésie et d’ouvrages de réflexion sur l’art, il écrivait dans de nombreux journaux et revues dont Paris Midi, Paris Soir, Le Petit Parisien, Mercure de France, et L’Intransigeant.
Les artistes lui étaient reconnaissants pour ses critiques même si parfois il froissait leurs ego. Jean Du Marboré, avec lequel Vanderpyl ne fut pas toujours très tendre dans ses articles, dit de lui en 1927 dans le magazine Mediterranea : « Une des sommités de la critique picturale d’aujourd’hui, F. Vanderpyl, se double d’un chaleureux poète d’une ardente vitalité. » Auguste Chabaud, dans une lettre à Vanderpyl datée d’octobre 1926, lui écrit : « Bravo Vanderpyl, poète subtil ! » au sujet de la parution de l’un de ses recueils. « Irascible, barbu et doux comme un mouton, Fritz Vanderpyl, comme on peut naître bossu, est né poète », ajoute Vlaminck qui le connaissait bien.
signature de J. van Dongen
Son entourage parisien se composait de peintres (Vlaminck, Van Dongen, Chabaud, J. Marchand, Dunoyer de Segonzac…) mais aussi d’écrivains (Apollinaire, Paul Fort, Guy-Charles Cros…). Il a écrit des articles avec les uns, les autres ont illustré ses ouvrages.
Curieux personnage que ce Vanderpyl. À sa demande, en 1915, il est naturalisé pour participer aux combats (on apprend dans une lettre de Du Marboré qu’il est promu dans l’ordre de la Légion d’honneur). Dans l’entre-deux-guerres, certains articles où il affichait ses opinions politiques ne furent pas toujours bien vus. Vlaminck le qualifia d'« arriviste à rebours ». Toutes ces années dans le milieu artistique parisien lui ont permis d’acquérir un certain nombre d’œuvres d’art, autant de témoins d’une époque où les artistes refaisaient le monde en inventant de nouveaux styles, leurs propres styles. Et Vlaminck d’écrire : « Et sur sa tombe on pourra graver cette épitaphe : il a vécu, il a aimé, il a écrit de beaux poèmes. Il a fait ce qu’il a pu. » (Caroline Barbaroux) Précisons que ce sont plus encore les positions de Vanderpyl pendant la Seconde Guerre mondiale qui ont dû lui susciter des inimitiés. À cette époque, il a collaboré, comme critique, à plusieurs publications et ne s’est semble-t-il pas opposé à la réédition de son essai L’Art sans patrie, un mensonge : le pinceau d’Israël. À ses débuts à Paris, sur lesquels il revient dans Le Guide égaré, il a été entre autres guide au Louvre. On relève dans sa poésie – bien plus mièvre que le personnage, elle n’a guère résisté au temps – quelques pièces en néerlandais, en anglais ou encore en allemand. (D. C.)
Né en 1967 aux Pays-Bas, Michiel Janzen est un auteur de thrillers qui portent sur la Seconde Guerre mondiale. Ses romans appartiennent à la « faction », un genre qui mélange faits et fiction. En 2012, il a signé le livre de management Denken als een Generaal (Penser comme un général). Son premier thriller a paru aux éditions Lannoo sous le titre De aanslag die moest gebeuren (L’Attentat qui devait avoir lieu, 2018). Les deux suivants ont été publiés par la même maison : Hitlers Geheime Ardennencommando (Ardennes 1944 : le commando secret d’Hitler, 2019) et De jacht op de Führer (La Chasse au Führer, 2020). Ils mettent en scène Otto Skorzeny, le para qui avait les faveurs d’Hitler. Michiel Janzen vit et travaille à La Haye.
Rebaptisant le roman de 2019 Cible Eisenhower, nous en proposons ci-dessous les 3 premiers chapitres traduits en français : le livre décrit en particulier l’ultime tentative des nazis pour renverser le cours de la guerre à l’occasion de la bataille des Ardennes fin 1944-début 1945.
Décembre 1944, les Ardennes belges. Günther Schmidhuber, un para allemand, s’engage dans une mission des plus secrètes et des plus dangereuses. Soutenu par un commando, il va s’infiltrer, revêtu de l’uniforme yankee, dans les lignes ennemies. Si jamais les Américains découvrent sa véritable identité, ils l’exécuteront en tant qu’espion. Otto Skorzeny, le commandant SS préféré d’Hitler, dirige cette opération baptisée Greif. Skorzeny confie à Günther, son meilleur élément, une mission supplémentaire. Mission qui doit changer radicalement le cours de la guerre en Europe occidentale. Un thriller basé sur des événements réels.
le trailer du roman
Cible Eisenhower
L’heure de vérité a sonné. Face aux Alliés se dressent de puissantes unités offensives allemandes. On joue à présent le tout pour le tout. On attend de vous tous des actes immortels en tant que devoir sacré envers la patrie.
Message du Generalfeldmarschall Gerd von Rundstedt
aux unités de l’armée allemande, 16 décembre 1944, 0 h 01 min
Chapitre 1
Jeudi 14 décembre 1944 –
Eifel allemand
Il fait un temps aigre dans le nord de l’Eifel. Une Willys MB, jeep américaine qui transporte des GI à son bord, roule vers l’ouest, vers la frontière belge. À cause de la froideur de l’air, ses quatre occupants plissent les yeux. Les mâchoires chiquent du chewing-gum. Le chauffeur fume une cigarette. L’un des deux soldats assis à l’arrière se penche vers lui et lui tape sur l’épaule :
- Hé Günther, wie lange noch bis zur Grenze ? C’est encore loin la frontière ?
Aucun de ces militaires ne porte de casque. Non qu’ils abhorrent le M1 américain, habitués qu’ils sont au Stahlhelm allemand, mais parce qu’ils tiennent à éviter que leurs troupes leur tirent dessus. Rester tête nue à bord d’un véhicule qui roule en territoire allemand, telle est l’une des choses dont ils ont convenu avec leurs supérieurs. De même que le port d’une écharpe bleue ou encore le triangle jaune peint à l’arrière de la jeep.
Pour réduire davantage le risque d’être pris sous le feu de leurs camarades, ils se font précéder d’un Volkswagen Kübelwagen. Cigarette entre les lèvres, mains sur le volant, Günther répond :
- Moins d’un quart d’heure.
À sa droite, il y a Heinrich et à l’arrière Dieter et Bastian. Günther est le plus expérimenté du groupe. Pendant que les trois autres blaguent à propos de leur tenue américaine en s’efforçant de paraître aussi détendus que possible, il repense à leur départ le matin même. Un départ plutôt chaotique. Le capitaine Erich Stielau tournait en rond en poussant des jurons. On lui avait promis que ses équipes recevraient le meilleur équipement : les meilleurs uniformes, les meilleures armes, les meilleures jeeps. Il avait sélectionné ses hommes en fonction de leur connaissance de l’anglais, de leur condition physique et de leur expérience. Or, tout au long de leur formation, il lui avait fallu biaiser avec toujours plus de difficultés. Günther s’était laissé dire que les militaires expérimentés ne parlaient pas plus de deux mots d’anglais. De ses propres yeux, il avait vu que les soldats de la Kriegsmarine qui parlaient anglais ne savaient pas du tout manier les armes et échouaient dans le combat au corps à corps.
Günther, l’un des hommes de confiance de Stielau, fait partie des 44 commandos envoyés en mission à bord de jeeps. Autrement dit, il est membre de l’opération Greif. Les premières équipes de trois ou quatre hommes sont parties le 12 décembre. En montant ce matin dans le véhicule qu’on leur avait attribué, lui et Bastian ont pu constater que la boîte de vitesses était défectueuse. On leur en a avancé un deuxième, mais celui-ci les a lâchés au bout de cinquante mètres. Pour la troisième fois, il leur a fallu transbahuter leur paquetage. Stielau était furieux. Il fulminait contre les mécanos allemands chargés d’inspecter les jeeps. À défaut d’une autre solution, Günther et Bastian sont montés dans celle de Heinrich et Dieter. Ils formaient dès lors l’équipe 5. Ayant le plus haut grade, Günther a revendiqué le volant. Le capitaine Stielau leur a souhaité « Merde ! ». Plusieurs Sieg Heil ! ont retenti, ils ont démarré.
Suivant toujours le Kübelwagen, ils passent à hauteur du panneau « Schleiden ». Dans cette commune, les troupes nazies ont postés des chars et des canons de 88mm. Les soldats qui se tiennent là sont étonnamment jeunes ou âgés. Ils posent un regard interdit sur la jeep et ses quatre occupants américains. Heinrich les salue, bras tendu en l’air.
- Volkssturm, fait-il à voix haute. Le dernier espoir de la patrie.
Un peu plus loin, de chaque côté de la route, se dressent des rangées de dents de dragon. Ces obstacles en béton, qui font partie de la ligne Siegfried, revêtent la forme de pyramides étêtées ; ils sont destinés à empêcher la progression des tanks ennemis. Le poste de contrôle, fait de sacs de sable et de barbelés, est le dernier sur le sol allemand. Les soldats stationnés à cet endroit ne se retournent qu’au moment où le conducteur du véhicule « baquet » se déporte sur l’accotement. Il freine et fait un geste de la main. La jeep dépasse le Kübelwagen et poursuit sa route. Un coup de klaxon en guise d’adieu.
Günther s’adresse à ses compagnons :
- Kameraden, à partir de maintenant, on parle anglais. Understood ?
- Yes sir, font en chœur trois voix.
Comme ils n’ont plus de voiture leur servant de guide, l’ambiance change. Le front ennemi se rapproche. Bien qu’aucun canon ne tonne, qu’aucune explosion ne se répercute dans l’air, une menace plane. Aucun des quatre hommes ne sait exactement ce qui les attend. Va-t-on leur tirer dessus ? va-t-on les arrêter ? les laissera-t-on poursuivre leur chemin ?
Günther scrute l’horizon. Devant eux s’étend à présent un paysage vallonné. Çà et là des fermes, certaines endommagées par des impacts d’artillerie ou un bombardement. Au loin se forment des nuages sombres. La jeep progresse sur une route étroite bordée de grands conifères. Deux gamins en culotte courte viennent dans leur direction. À l’approche du véhicule, ils lèvent, non sans hésiter, le bras droit en l’air, mais dès qu’ils constatent qu’il ne s’agit pas d’un engin allemand, ils le rabaissent. Le village suivant que le quatuor traverse s’appelle Harperscheid. Hormis quelques poules, il semble désert. La route serpente en direction de la frontière. Il règne un silence surprenant.
- No man’s land, fait Günther.
Les autres restent muets. La tension se lit sur les visages. La route décrit une légère courbe.
- Was ist… Check that out !
Ahuri, Heinrich tend le doigt pour attirer l’attention des autres sur une jeep qui, plus loin, barre la chaussée. Günther freine et rétrograde.
- Fais gaffe au fil ! hurle Bastian depuis la banquette.
À son tour, Günther voit l’obstacle devant eux. Son attention a été détournée par un billot luisant sur sa gauche. Dans l’instant, il écrase le frein. La jeep s’immobilise en dérapant. Moins de deux mètres les séparent d’un filin en acier. Tendu en travers de la route comme une corde de violon.
- Holy shit ! Putain ! s’exclame Heinrich.
Dans la jeep au loin, un homme est penché en avant. On ne voit pas sa tête. Tous les quatre comprennent ce qui s’est passé. Le type a été décapité quand son véhicule est passé sous le filin, qu’à l’œil nu, on distingue à peine. Et moins encore quand on roule à soixante kilomètres à l’heure. Ils descendent, passent dessous en baissant le buste et se dirigent vers le cadavre. Qui sait s’il ne s’agit pas d’un piège ? Le corps sans vie est effondré de biais sur le volant, cou tranché sans bavure comme par le couperet d’une guillotine. Le décapité porte un pantalon de combat brun délavé et un trench gris. Ses chaussures mi-hautes ont l’air de facture allemande. Un drôle de mariage. Qui sait si la jeep n’a pas été volée ? Les officiers allemands raffolent de ce véhicule car il est bien plus rapide et bien plus pratique que le Kübelwagen. Cet homme sans tête, est-ce un Américain ? est-ce un Allemand ? ou pourquoi pas un déserteur ayant bifurqué au mauvais endroit ?
Heinrich se tient devant le véhicule.
- Du coup, je comprends pourquoi certaines jeeps américaines ont une barre verticale montée sur le pare-chocs.
- C’est ce qu’on appelle un wire cutter, fait Günther. La nôtre n’est pas équipée d’un tel coupe-fil.
Aussi horrible que soit la vue de ce torse affalé, elle leur offre une opportunité. Heinrich et Dieter tirent la dépouille du siège et la déposent sur le bord de la route. Bastian fait ce qui lui semble bon : il ramasse la tête qui gît côté gauche de la route et la place près du cadavre.
- C’est le moins que je puisse faire…
Günther monte dans la jeep, tire légèrement le starter puis appuie sur le bouton de démarrage. Le moteur répond tout de suite.
- Les Ricains ont du matériel comme ça, ricane-t-il tout en dressant le pouce.
Les quatre militaires décident de former deux équipes.
- Ça augmentera nos chances de réussite, ajoute Günther.
Lui et Bastian vont franchir la frontière à Küchelscheid. Heinrich et Dieter à Montjoie. Ainsi, chaque duo se débrouillera seul si jamais il vient à être arrêté. C’est d’abord Heinrich et Dieter qui partent.
- Les premiers qui atteignent la Meuse ! lance Heinrich.
Ils démarrent. Plein gaz.
La bataille des Ardennes
Chapitre 2
Vendredi 15 décembre 1944 –
36, quai des Orfèvres, Paris
Le lieutenant-colonel Moore arpente la pièce en lâchant des jurons. Il tapote les poches de son pantalon et celles de sa veste. Où a-t-il laissé ces putains de clopes ? Ses yeux scrutent les deux bureaux, collés l’un à l’autre. L’un est encombré de dossiers, de papiers épars, du holster qui contient le pistolet M1911 ainsi que d’une moitié de sandwich au brie. Encore un peu et la pâte du fromage va dégoutter de l’assiette sur laquelle on a servi cette moitié de baguette à l’officier. L’autre, chaise poussée contre le plateau, est nu si ce n’est qu’un téléphone en bakélite et un porte-timbres en fer trônent dessus. Le désordre, sur le bureau de Moore, tente de gagner peu à peu du terrain sur son voisin.
- Où ai-je laissé traîner ces fichues cigarettes ? Ah !
Ses yeux tombent sur le paquet de Lucky Strike. Échoué sous le bureau. Sans doute tombé là au moment où il s’est levé dans l’idée d’aller aux toilettes. Normalement, il opte pour le cabinet le plus proche, dans le couloir, mais cette fois, il ne tient pas à être dérangé. Un Stars and Stripes sous le bras, il monte au troisième étage qui abrite les archives. Là, moins fréquentées, les toilettes sont plus propres que partout ailleurs dans le bâtiment. Il peut y lire en toute tranquillité le journal qui rapporte les derniers développements ayant trait à l’Europe et au Pacifique.
De retour dans son bureau, il allume une énième cigarette et se demande de quel bois est fait son nouvel assistant censé arriver le jour même. Pourvu que ce soit un gars débrouillard, à la fois intelligent et doué d’un réel sens de l’humour. Moore ne cracherait pas sur un type capable de mettre un peu d’entrain au travail. Ce bâtiment du 36, quai des Orfèvres, est un bastion masculin où le chauvinisme français règne en maître. Depuis la Libération de Paris, voici quelques mois, la préfecture de police fait à nouveau des heures supplémentaires. Au 36, c’est un défilé de collaborateurs, de receleurs, de prostituées et de sympathisants du régime de Vichy. Il s’agit de tous les interroger, d’établir un rapport sur chacun d’eux, de les incarcérer sur place ou de les transférer ailleurs. Quand on croit en avoir fini, une nouvelle flopée arrive. Le lieutenant-colonel, ce n’est certes pas son boulot, mais en attendant, quel cirque ! Pareille agitation, en tant que chef du CIC – le Corps de contre-espionnage de l’armée américaine en Europe –, il s’en passerait très facilement. C’est le SHAEF – le quartier général des forces alliées en Europe nord-occidentale –, qui a affecté le CIC dans ces bâtiments. Deux bureaux ont été attribués à ses services, un qu’il partage avec son assistant, un deuxième pour son secrétariat. Lequel se compose de Virgenie, une dame âgée parfaitement bilingue, mais aussi raide qu’une baguette vieille de deux jours. Si elle tape à la machine, archive les documents et répond au téléphone mieux que quiconque, il ne faut pas espérer d’elle le moindre sourire. Apparemment, ce dernier point ne figure pas dans les compétences requises pour le poste. Quand le CIC s’est installé dans ces locaux, Moore a hérité, en guise d’assistant, d’un jeune originaire de l’Oregon. Timothy, un garçon plus bleu que le ciel d’été en Italie, néanmoins vif et éveillé. Voici deux jours, il s’est cassé la cheville à trois endroits en glissant dans l’escalier de la station de métro Abbesses. Par conséquent, il est à l’hôpital militaire. Ce que l’officier voudrait, c’est un second n’ayant pas froid aux yeux. Qui saurait, à l’occasion, remettre ces arrogants Franchies à leur place. À coups de gueule ou, à défaut, à coups de poings. Un cow-boy costaud du Texas par exemple. Bref, un gars qui ne craint pas d’avoir un peu de sang sur les mains.
Moore fume sa cigarette en regardant par la fenêtre. Quel panorama offre l’île de la Cité ! De ce côté-ci, le 36 donne sur la Seine et les façades qui s’élèvent sur la rive opposée. Et quel miracle que la capitale soit sortie intacte de la guerre ! Il a lu que Hitler avait donné l’ordre de la brûler, mais le général Von Choltitz, gouverneur militaire du « Grand Paris », a refusé d’obtempérer.
- Bloody hell !
Ce n’est que maintenant qu’il se rend compte qu’il a égaré le crayon à papier qu’on lui a remis. Ce minuscule moignon jaune, qui mérite à peine le nom de crayon, est une preuve potentielle dans l’affaire qui court contre un GI soupçonné d’être un espion. Ce militaire a laissé ses empreintes dessus. Probablement les mêmes que celles relevées sur la lettre contenant des informations détaillées sur les forces américaines stationnées en Alsace, qu’il s’apprêtait à envoyer à une cousine de Berlin. Une lettre anonyme interceptée, après quoi on a procédé à la fouille des affaires du GI en question. On a trouvé le crayon dans son sac de marin. Le système de classification Henry permettra de démontrer qu’il y a une correspondance entre les deux objets. Moore suppose qu’il suffira d’exercer une légère pression psychologique sur le soldat pour qu’il se mette à table. Du gâteau, en principe. Si seulement il n’avait pas perdu ce misérable bout de crayon ! Il s’en veut terriblement. Il passe ses journées à chercher ce qu’il égare. Poussant un soupir, il se dit : il est temps que j’aie un assistant costaud et méthodique.
On frappe à la porte. Moore se retourne. Dans l’embrasure apparaît un officier américain svelte. Un capitaine, si l’on se fie aux galons. À sa coupe de cheveux, on jurerait qu’il sort tout droit de chez le coiffeur ; les plis de son pantalon semblent taillés dans du granit ; ses chaussures brillent à croire qu’elles sont vernies. Le capitaine salue Moore. Ce qui est surprenant, c’est qu’il porte des gants noirs et non pas blancs.
- Lieutenant-colonel Moore… ?
Moore lui retourne son salut.
- En personne.
- Capitaine Darren Cameron. J’ai été désigné pour vous assister.
Moore tend la main. L’autre ne lui tend pas la sienne.
- Je ne serre la main de personne, sir. Non par manque de politesse. Vous avez déjà entendu parler de la mysophobie ?
- La mysoquoi ?
Moore tire une nouvelle Lucky Strike de son paquet. Il en offre une au capitaine.
- Merci, mais je ne fume pas, sir.
Il ne serre pas la main, il ne fume pas, je parie qu’il n’aime pas non plus la bagarre, pense à part soi le lieutenant-colonel.
- La mysophobie, c’est une affection qui…
- Mister Moore ! s’exclame un officier de la gendarmerie française qui entre en ouragan. Mister Moore ! Ça peut pas continuer comme ça ! Votre jeep occupe la moitié de ma place de stationnement. Je vous ai déjà demandé de…
Le lieutenant-colonel prie Cameron de s’écarter. Ce dernier obéit. L’index sur la bouche, Moore enjoint au Français de se taire avant de lui claquer la porte au nez.
- Voyons… où en étions-nous ? Ah oui, bienvenue au CIC. Voici votre bureau, ajoute-t-il en tendant la main.
Cameron aurait pu deviner tout seul duquel il s’agit. Cependant, la vue du bureau voisin ne manque pas de l’inquiéter.
- Vous n’avez personne pour vous assister en ce moment ?
- Mais si, mais si. Il y a aussi…
On frappe de nouveau. Moore prend une profonde respiration et se dirige d’un pas décidé vers la porte. Prêt à porter le coup de grâce au gendarme. Il ouvre la porte et…
Il adresse un geste courtois à sa secrétaire pour l’inviter à avancer. La dame aux cheveux gris relevés ne sourcille pas. Elle lui tend un télex puis se tourne vers Darren Cameron.
- Qui c’est ? demande-t-elle d’une voix qui craque comme l’aiguille d’un pick-up.
- Virgenie, permettez-moi de vous présenter le capitaine Cameron, mon nouvel assistant.
De derrière ses lunettes, elle jette un regard critique sur le jeune homme. Elle souffle bruyamment et tourne les talons.
Moore décoche un clin d’œil à Cameron.
- C’est un trésor, il plaisante.
Il lit le télex et jure entre ses dents.
- Je dois m’absenter. Installez-vous. Je reviens sans tarder.
Une demi-heure plus tard, Moore est de retour. Pendant quelques instants, il se tient sous le chambranle de la porte. Cette fois, c’est lui qui est décontenancé. Son bureau a subi une métamorphose. Les dossiers sont rangés, les papiers empilés, le holster est accroché au porte-manteau, l’assiette et le reste de brie ont disparu. Assis à son bureau, Cameron taille des crayons.
- Quoi… comment… ? bégaye Moore.
Il s’avance, s’assied sur sa chaise, contemple l’ordre qui s’est substitué au chaos. Puis acquiesce, l’air satisfait. De sa poche de poitrine, il sort un paquet de cigarettes. Vide. Il le froisse et le laisse tomber sur le bureau en soupirant. Ce à quoi Cameron répond par un soupir un peu trop bruyant. Moore regarde son second et relève que ce dernier hausse subtilement les sourcils pour lui faire comprendre que les corbeilles à papier, ça existe.
- Vous trouverez vos paquets de Lucky Strike entamés dans le tiroir du haut.
Le lieutenant-colonel l’ouvre et en découvre en effet quatre.
- Oh !... parfait.
Satisfait, il allume une cigarette et constate que, comme d’autres objets, le cendrier émaillé a été nettoyé.
Cameron sourit. Il tourne toujours la manivelle du taille-crayon.
- Où avez-vous trouvé cet appareil ?
- En haut de l’armoire, répond l’autre en levant le menton en direction du meuble de classement en acier dressé contre le mur. Je vais vous décevoir. Mais je n’ai pas encore eu le temps de ranger ce qu’il y a là-dedans.
- C’est pas ça ! Je veux parler d’un moignon de crayon à papier jaune. Je l’avais encore ce matin. Mais je ne le retrouve pas. Or, il porte les empreintes digitales d’un suspect.
- Beurk, grimace Cameron. Un moignon de crayon à papier jaune…
- Vous l’avez vu ? Vous ne l’avez quand même pas jeté, hein ?
- Non, je l’ai pas vu.
Le 36
Pendant le reste de la journée, Moore montre à son assistant les dossiers sur lesquels il travaille et lui explique la façon dont se déroulent les procédures. Cameron opine du chef, prend des notes et analyse les faits et gestes de son supérieur. Il en conclut que celui-ci est un foutoir ambulant, mais qu’il maîtrise bien ses sujets.
Virgenie vient souhaiter une bonne soirée à ces messieurs puis elle quitte les lieux.
Il est six heures du soir quand Moore propose d’aller boire un verre.
- À moins que vous ne buviez pas ?
- Jamais d’alcool, fait Cameron en secouant la tête de droite à gauche, mais de l’eau minérale. Ça ira ?
- Il faudra bien, bougonne Moore, une cigarette entre les lèvres. Pourquoi ne portez-vous pas d’arme ?
- Par principe, je suis contre.
- Contre les armes ? Haha, mais vous êtes tout de même conscient de faire partie de l’US Army ?
- Yes, sir. J’ai une arme, en effet. Un Colt M1911, comme vous. Le mien est dans ma chambre, sous mon lit.
- Sous votre lit ? Mais il vous arrive de l’utiliser ?
- Plus depuis ma formation militaire.
- Et quand l’avez-vous suivie ?
- En 1938, sir.
Le lieutenant-colonel regarde au-delà de Cameron, par la fenêtre. À voix basse, il murmure :
- Incroyable ! Rester six ans sans toucher une arme à feu.
- Avant que nous allions prendre un verre, fait le capitaine, je m’absente deux minutes aux toilettes.
- Allez au troisième, elles sont plus propres.
- Merci. J’apprécie, fait-il et il quitte la pièce.
- Un drôle de coco, marmonne Moore.
Cinq minutes plus tard, son subalterne est de retour. Un journal à la main.
- C’est à vous ?
Dans son gant noir, il tient The Stars and Stripes plié en deux.
- Oui, vous l’avez trouvé où ?
- À côté de ce petit bout de crayon.
Il ouvre le journal. Posé dans le pli, un moignon de crayon à papier jaune.
- Thanks God ! Dieu merci ! soupire Moore. Vous n’avez pas posé les doigts dessus, j’espère ?
- Si, rayonne Cameron. Il a bien fallu que je le ramasse. Mais je ne crois pas que ce soit préjudiciable, ajoute-t-il en lui montrant sa main gantée.
Quelques minutes plus tard, tous deux descendent les larges escaliers qui les rapprochent des bords de la Seine. Le capitaine reconnaît l’air que fredonne son supérieur : les Andrew Sisters.
Otto Skorzeny interrogé en Allemagne par les Américains
Chapitre 3
Vendredi 15 décembre 1944 –
Cantons de l’Est, Belgique
Venant de franchir la frontière belge à Küchelscheid, Günther et Bastian s’attendent à tomber sur une ligne ennemie parsemée de trous de combat et de postes de contrôle. Or, rien de tel. Sur cette partie du front règne une atmosphère plutôt détendue. C’est seulement à l’approche du village d’Ovifat que des MP les arrêtent. À ces policiers militaires, ils montrent leurs laissez-passer ; les Américains les autorisent à poursuivre leur route. Celle-ci est encore parsemée de panneaux et de signaux de direction allemands. Les Yankees se sont contentés de placer les leurs à côté. Le crépuscule tombe de bonne heure. Les deux hommes garent la jeep près d’une ferme abandonnée des environs de Malmedy.
Le lendemain, force leur est de constater qu’ils ne peuvent guère rouler vite. En raison de l’état déplorable de la chaussée, de la courte durée des jours et du brouillard. S’orienter se révèle difficile. Par deux fois, ils se trompent de direction. Les panneaux les envoient du mauvais côté. Les murs des maisons et les murets en moellon se ressemblent tous. Les deux soldats n’ont pas de boussole américaine ; ils ont délibérément choisi de ne pas en emporter une allemande. Bien entendu, rien ne les empêche de demander leur chemin, mais ils préfèrent s’en dispenser, histoire de se faire remarquer le moins possible. Une personne douée d’une bonne mémoire, à qui ils s’adresseraient, pourrait signaler leur passage. La nuit suivante, ils bivouaquent un peu plus au sud, du côté de Vielsalm. Une écurie abandonnée leur sert de gîte. Il fait froid, tout est silencieux. La température descend pratiquement sous 0 °C. Les Ardennes s’étendent dans la nuit, paisibles. Bastian dort sous une couverture de cheval crasseuse. Günther fixe la brume blanche. La visibilité est inférieure à vingt mètres. Un phénomène naturel qui avantage sans aucun doute les intrus. Il songe aux premiers hommes qui se sont établis dans ces contrées. Plus de 2500 ans plus tôt, des Celtes vivaient ici dans des conditions presque identiques à celles que Bastian et lui connaissent en ce moment. Le soir, dans leurs huttes de terre, ils se blottissaient les uns contre les autres autour d’un feu. Leur chaleur corporelle formait une barrière contre le froid régnant dehors.
Günther sent ses paupières s’affaisser. Il jette un pan de la couverture sur son corps. Quelques secondes plus tard, il dort. Les Celtes partaient combattre les Romains. Torse nu rehaussé de couleurs belliqueuses, poussant des cris furieux… Les Romains s’approchaient en formations serrées. Un Celte roux, les cheveux dressés, enduits de chaux et de glaise, posait sur lui un regard menaçant. La poitrine et le ventre du guerrier luisaient sous l’excitation des muscles. Le sol se mettait à vibrer. Les Romains engageaient leurs catapultes. Les Celtes lançaient un hurlement primitif et se ruaient sur l’ennemi. Les coups assourdissants des féroces combattants et l’impact des boulets arrachent Günther au sommeil. Le sol vibre toujours. Un sifflement aigu et un violent tonnerre retentissent.
Il file une bourrade à Bastian, se lève et sort de l’écurie. Bientôt suivit par son camarade. Devant eux, ils découvrent un spectacle angoissant. À l’Est, l’horizon se révèle anormalement clair ; dans les prairies brumeuses devant eux, le sol explose, soulevant des nuées de sable, de cailloux, d’éclats métalliques. Éclairs de feu, éruptions et cratères déchiquètent la nuit. Les sifflements au-dessus de leur tête proviennent de missiles V1 et V2.
- L’offensive a commencé ! crie Günther pour couvrir la véhémence sonore. Tirons-nous !
Ils s’emparent de leur havresac et de leur arme, les balancent dans la jeep et démarrent en trombe.
Sans cesse, ça tonne, un fracas assourdissant. Un cocktail mortel de mastodontes d’acier et de lance-missiles hurlants. On pourrait croire à un orage, si n’est que le brouillard masque la vue. Au bout d’une petite heure, les tirs de barrage cessent et le silence revient. Peu à peu, l’obscurité fait place aux premières lueurs du jour. La ligne de front n’est éloignée que de quelques kilomètres.
Günther et Bastian ne peuvent que constater que le trafic militaire s’est subitement intensifié. Les routes forment un lent flux de camions surchargés et de fantassins qui battent en retraite. Personne ne sait quand les Allemands vont arriver. Dans l’Eifel belge, ainsi qu’on appelle cette zone frontalière, le « brouillard de guerre » règne. D’abord fuir, ensuite réfléchir, telle est la devise des Américains.
Les routes des environs de Bastogne sont encombrées. À présent qu’il est clair que la Wehrmacht est passée à l’offensive, bien des troupes inexpérimentées fuient vers l’Ouest. Entre tous les véhicules militaires vert olive, une jeep progresse à contre-courant. Bastian crie aux hommes à pied qui arrivent en face d’eux :
- Make away ! Attention ! Écartez-vous !
À l’approche du véhicule, les soldats se réfugient au dernier moment sur les côtés. Günther et Bastian gardent les yeux fixés droit devant eux. Le premier fait son possible pour éviter de frôler les fantassins. Cependant, il ne peut détourner leurs regards pleins de reproches. À la vue de la jeep, chaque Yankee en fuite se demande une seule chose : qui peut donc en avoir marre de la vie au point de vouloir aller à Bastogne ? La ville est le plus grand carrefour des Ardennes. Tant les Américains que les Allemands savent que celui qui l’occupe contrôle les routes donnant accès à l’Ouest de la Belgique.
Ils arrivent à l’entrée de Noville, un hameau situé à huit kilomètres de Bastogne. Des troupes américaines improvisent des barrages. Günther et Bastian les voient positionner un canon antichar derrière des sacs de sable. Un militaire, le visage noirci, lève la main. Il ordonne au conducteur de s’arrêter.
- Vous appartenez à quelle unité ?
- The 106th Infantery Division, répond Günther. Et vous ?
- La 10e blindée, fait le soldat que la question prend au dépourvu, puis il se reprend : Vous allez où ?
- À Bastogne. On a un message pour le commandant local.
- Vous ne pouvez pas le transmettre par radio ?
Le chauffeur fait un geste à son camarade qui lui tend une enveloppe blanche.
- C’est une lettre manuscrite du général Hodges. Comment voudriez-vous qu’on la lui fasse parvenir ?
Noville, U.S. Army War College Edition
Le soldat bougonne, leur fait signe de la tête de poursuivre leur chemin. Noville a manifestement beaucoup souffert des premiers bombardements de l’offensive. Çà et là, une façade s’est effondrée ; de la fumée s’échappe encore des maisons endommagées. On évacue les habitants. Un MP voit la jeep qui s’avance ; il fait signe au conducteur de reprendre la route principale. Günther manœuvre pour contourner une grange effondrée. Des décombres gisent sur la chaussée. Parmi les gravats, des cadavres de vaches. Il garde les yeux dessus un peu trop longtemps.
- Watch out ! Attention ! crie un medic.
Günther écrase le frein. Lui et Bastian sont projetés en avant. Le toubib est à l’arrière d’un Dodge à l’enseigne de la Croix-Rouge. Son cri a permis d’éviter au tout dernier moment la collision. Le camion fait marche arrière, s’immobilise puis se réengage en cahotant sur la route. La jeep embraye et se met à suivre ce grand frère. C’est ainsi que le duo quitte Noville. Hors du village, la route se fait de nouveau plus large. Günther donne un coup de volant et dépasse le Dodge. Pour les saluer, le toubib tape de l’index contre son casque. Dès qu’ils ont repris la voie de droite, Bastian regarde sur le côté.
- Ça a failli mal tourner, soupire-t-il.
Günther secoue la tête :
- C’est le bordel. Comment ils appellent ça déjà ?
- TARFU ! Things are really fucked up !
- Haha, génial ! « Ça déconne à plein tube. » Quelle imagination !
- TARFU. « Alles grosse Scheisse. » Une grosse, grosse merde, murmure Bastian.
Tout en fixant la route, Günther lui demande :
- T’as appris ça à Grafenwöhr ?
- Non, je tiens ça d’un Amerikaner du camp de Limbourg-sur-la-Lahn.
Malgré la brume, ils distinguent le contour d’une église et de quelques maisons. Ils parviennent au village suivant. À droite de la route, un panneau sur lequel figure « Foy » et, en dessous, en lettres un peu plus petites « Bastogne ».
- Mieux vaut contourner ce bled.
Günther braque d’un coup et s’engage à droite sur un chemin de terre. Au bout de cinq minutes, ils s’arrêtent à l’abri d’une forêt de pins.
- L’anglais, tu le maîtrises bien ? demande Bastian.
Günther sort un paquet de Lucky Strike de sa poche de poitrine :
- J’ai vécu six ans à New York.
- Vraiment ? Tu parles donc couramment…
De ses dents, Günther tire une cigarette du paquet :
- You bet !
- Grâce à ton anglais et à mon français, soupire Bastian, on va aller loin.
- On en aura bien besoin.
- On va où ?
Günther relève le devant de son casque américain.
- À Paris.
- Paris ? Si loin que ça ? demande Bastian en faisant la moue. Qu’est-ce qu’on va foutre là-bas ?
Günther se retourne et sort une carte Michelin.
- Je te dirai ça plus tard.
Ils fument et étudient la carte touristique. La frontière française est à une heure de route. À cause de la nervosité des GI et des MP aux points de contrôle, ça leur prendra plus de temps. Ils se rendent compte qu’à présent, les choses deviennent sérieuses.
- Let’s go, fait Günther.
Les mégots disparaissent dans une flaque de boue au bord du chemin. Günther passe la première. Au bout de quelques centaines de mètres, ils reprennent la route. Ils s’approchent d’une zone de brouillard bas. Alors qu’ils la traversent, ils reniflent une forte odeur de brûlé. Elle provient d’arbres en feu, un peu plus loin. Un incendie probablement causé par un projectile.
Le choc arrive de nulle part. Un cri bref tout de suite suivi d’une chute sourde sur l’asphalte. Dans la lueur des phares se dégage peu à peu le visage effaré d’un paysan. Planté juste à côté de la jeep, le type tend les mains devant lui, comme pour se protéger, de peur d’être renversé. Günther descend du véhicule et découvre, sur la chaussée, l’animal. L’œil brillant de la chèvre le fixe. Dès qu’il se penche, elle écarte craintivement la tête. Incapable de se relever. Une ou deux pattes cassées, sans doute. Bastian rejoint le vieux paysan. Il le contient pour éviter qu’il ne se jette, de rage, sur Günther.
- Ma pauvre chèvre…, se lamente l’homme.
- Elle vit encore, dit Günther à Bastian.
- Qu’est-ce tu veux faire ? lui demande ce dernier.
Günther évalue la situation. Un lieu improbable, un moment improbable – une histoire problématique. Leur mission ne peut en aucun cas capoter à cause d’un stupide coup de malchance. Il palpe le corps chaud de la chèvre. De ses mains, il lui soulève un peu la tête. L’innocence rayonne dans les yeux de la bête. Vulnérable, elle gît là sur l’asphalte froid. D’une façon ou d’une autre, elle lui fait confiance. À croire qu’elle considère l’homme qui lui tient la tête comme son sauveur. Günther soupire, resserre sa prise et lui tord le cou.
- On y va ! lance-t-il tout en se redressant.
Le paysan reste planté sur place, pétrifié. Il n’en croit pas ses yeux. Bastian comprend ce que son camarade attend de lui. Il prend son M1-Garand dans la jeep et tire à bout portant sur le vieux. Celui-ci s’effondre sur le sol. Bastian tire encore une fois. Après le deuxième coup de feu, il rabaisse son arme, la repose dans la jeep et monte à côté de Günther. Lequel fait marche arrière avant de contourner les deux cadavres.
Surnommé l’Indiana Jones du monde de l’art, Arthur Brand est un détective qui part à la recherche d’œuvres volées ou disparues. Ces dernières années, il a ainsi mis la main sur un buste de Zadkine figurant Van Gogh, deux créations de Jan Schoonhoven, un Dalí, une toile de Tamara de Lempicka (La Musicienne, photo ci-dessous), une mosaïque byzantine du Ve siècle, un portrait de Dora Maar signé Picasso, une bague en or d’Oscar Wilde, mais aussi des sculptures emblématiques du régime nazi. Cette dernière enquête fait l’objet de son livre à présent disponible en langue française. Livre dont les droits viennent d’être acquis par la Metro-Goldwyn-Mayer. Les aventures de ce limier pas comme les autres ont déjà donné lieu à plusieurs documentaires diffusés ces dernières années en Hollande.
Berlin, 1945. Dans les jardins bombardés de la Chancellerie d’Hitler, les deux chevaux de bronze réalisés par Josef Thorak, l’un des sculpteurs officiels du Reich, ont disparu. On les pense détruits. Aucune trace nulle part. Amsterdam, 2013. Mandaté pour retrouver ces sculptures qui, selon un courtier d’art, existeraient encore, Arthur Brand commence une longue enquête à travers l’Italie, l’Allemagne et la Belgique. Au cours de ses recherches, il rencontre dirigeants d’organisations louches, anciens nazis, anciens membres du KGB et de la Stasi, néo-nazis, etc. Tous semblent impliqués dans le trafic d’art nazi. Ce livre raconte quel stratagème il a imaginé pour faire interpeller des collectionneurs et marchands plus ou moins véreux et pour retrouver, quasiment intactes, plusieurs sculptures majeures du Reich censées détruites à jamais…
Une autre découverte d’Arthur Brand
Prologue
Bunker du Führer, Berlin, 22 avril 1945
Cela fait un mois qu’Adolf Hitler n’a plus vu la lumière du jour. Retranché dans son Führerbunker, il ordonne à ses troupes de tenir bon jusqu’au dernier homme. L’Armée rouge a lancé son offensive contre Berlin en engageant dans la bataille 2,5 millions de soldats, 6 250 véhicules blindés et 7 500 avions. La capitale du Troisième Reich est encerclée.
Dans une tentative désespérée de fuir Berlin, quelques-uns des plus proches collaborateurs du Führer quittent la vie souterraine du bunker. Cependant, en ce même jour, ses plus fidèles disciples, le ministre de la Propagande Joseph Goebbels et son épouse Magda, le rejoignent.
Dans le bunker coupé pour ainsi dire du monde extérieur règne une atmosphère apocalyptique. Une ou deux lignes de téléphone fonctionnent encore. Avec force boissons, on noie les pensées qui ramènent à ce qui ne va pas manquer de survenir. Seul Hitler croit encore à la victoire finale. Tandis qu’il déplace sur une carte des divisions qui n’existent que dans sa tête, l’un de ses généraux entre.
« Mein Führer, notre contre-attaque au nord de Berlin n’a pu prendre forme. Eberswalde a été prise par les Russes. »
Eberswalde, petite localité située à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de Berlin, ne devait en réalité être conquise par les Soviétiques que quatre jours plus tard, le 26 avril. Il n’en reste pas moins que, pour Hitler, ce message, qui illustre de patents problèmes de communication, constitue le coup de grâce. Sujet à l’une de ses légendaires crises de colère, il maudit ses généraux : « Ils m’ont trahi ! C’est fini ! La guerre est perdue ! Il ne me reste qu’une seule chose, le suicide. »
Soixante-dix ans plus tard, Eberswalde fait la une de l’actualité dans le monde entier en raison de l’un des secrets les plus longtemps gardés de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide…
Entretien en anglais à propos des chevaux d’Hitler et d’autres découvertes
Le même doublé en français
Un extrait
« Arthur ? Ici, Steven. Désolé de ne pas vous avoir rappelé plus tôt. Je ne vous dérange pas ?
– Non, pas du tout, je réponds en me levant, les cheveux pleins de shampooing, pour gagner l’arrière-salle du salon de coiffure turc.
– Vous vous souvenez ?, j’ai peut-être quelque chose qui va intéresser votre meilleur client.
– Euh, oui, il me semble m’en souvenir.
– Eh bien, voilà. J’étais en négociation avec un cheikh, mais il ne m’inspire pas confiance. Il s’agit à vrai dire de quelque chose qui doit rester couvert par le sceau du plus grand secret. L’acheteur potentiel doit promettre de ne jamais rien rendre public. Alors même qu’on sait que les collectionneurs aiment montrer leurs collections. Vous saisissez le problème ?
– Oui, très bien. Mon client collectionne des pièces uniques qui revêtent une grande valeur historique, le plus souvent tout juste exhumées par des chasseurs de trésors. Le tout dans la plus totale illégalité. Si on venait à les découvrir en sa possession, on les lui confisquerait. Il se trouve que c’est un homme connu et d’une réputation irréprochable. Il ne peut se permettre le risque d’un scandale.
– Votre client, fait Steven après deux secondes de réflexion, me semble être l’homme idéal pour ce qui nous intéresse. On le dirait fait pour ça. Je vous adresse un courriel ce soir. Tout ça, nous sommes d’accord, est extra-confidentiel. »
Mark Blaisse is historian, writer and journalist. Since his first book, Anwar Sadat. The last Hundred Days (1981), he has shown a keen interest in the Arab world, its culture, politics, people and religion(s). He has covered the Iran-Irak war for Dutch television, as well as the civil war in Lebanon (Israeli invasion / Sabra-Shatila massacre in 1982) and he spent lots of time researching for his book on terrorism, in Damascus, Beirut and the Beka’a valley.
In 2019 he published the first comprehensive book in Dutch on Saudi-Arabia, focusing on the period after the arrival of king Salman (2015) and his son Muhammad bin Salman. He spent many weeks in the kingdom to unravel a few of the secrets of this closed society.
One of his latest works is on the Neapolitan philosopher Giambattista Vico.
Mark Blaisse works and lives in Amsterdam. He has two sons and two grandchildren.
Mark Blaisse about The Saudi's (Dutch langage)
Modern Saudi-Arabia is a mystery, only known to most people by key words like filthy rich, Mecca, Islam, oil, desert and, recently, murderous. Ever since crown prince Muhammad bin Salman started his ambitious and controversial modernization program, things started shifting in Saudi Arabia. How will a once secluded desert culture react to the challenges of the twenty-first century?
Historian and journalist Mark Blaisse travelled extensively through the country to find answers to this question. He spent the night with princes in a desert camp, inspected the road to Mecca, picked dates, visited a soccer match and art galleries filled with forbidden work and marveled at the adequate flirting in shopping malls. He discovered a paradoxical and amazingly open Saudi Arabia, a world the average media seem to miss.
In this fascinating account of a country in turmoil he unveils the tensions between traditionally conservative values and an open society with women driving cars, mixed class rooms, theaters and fun parks. Even tourists are welcome again. Or is it a fata morgana after all?
Few experiences bring the visitor as close to the Saudi Arabian culture than spending a weekend in the desert. While families in Europe take off to their cabin in the woods or their cottage near the beach, the Saudi men tend to jump in their V8 desert monsters and drive to their isolated tents or farms. The women stay at home, for weekends are a man’s business. His friendships are profound and lengthy and are his most valuable asset. Most men make friends in high school and stay friends for the rest of their lives. They go to university together and, later in life, meet a few times a week to play cards, drink tea, discuss and spend time in camps in the middle of nowhere, away from noise and pollution.
One such group of friends leaves Riyadh every Friday morning and drives for two hundred miles in northerly direction to arrive at a couple of tents on a sandy hill. They park their Ford Raptor and Nissan Patrol Platinum near the informal domain of Faisal, a former army general, whom the others have known since childhood. Faisal sets up camp every November and has it dismantled in March when temperatures start reaching 40 degrees. There is a black, square tent for meetings (majlis) around a central fire place, while three sleeping tents have been positioned next to a restauration tent, a kitchen tent and a water truck. A huge caravan on wheels awaits the guests in case of a sand storm while the dogs have their own tent in the back of the compound. The dogs are used for hunting hare, but the friends prefer to fly to the Sudan or Mali where they can find the real stuff: deer and antelopes. ‘They don’t run faster but they are fitter. Our dogs always win’ says Muhammad, a retired marble stone trader. Like his friends he wears a red and white checkered ghutrah on his head, the traditional scarf, and a long, brown winter coat made of camel hair (bishtor mishlah). While the wives and daughters stay at home, sons are most welcome. ‘We prepare them for a life amongst friends, teach them how to build a fire, why being hospitable is so important, just like path finding and navigating in the desert. We don’t let the boys exchange our traditions for games on their tablets.’
This Friday, five sons join the party. They kiss their fathers on the forehead while the family friends are greeted with three kisses on the cheek. Respect for the elderly is a corner stone of the Arab civilization, just as caring for the sick and poor, feeding strangers and praying five times a day. ‘Here in the desert we only have to pray two or three times. We are, after all, travelling and therefore slightly handicapped.’ Faisal jokes about his own hypocrisy. Only about half of the men retire around noon and then again around half past four into the improvised ‘prayers’ tent. The other half stays put on the thick carpets and plays cards while sucking on a water pipe. Squatted, Hassan makes coffee above the fire. He brought his own, worn, coffee suitcase, filled with roasted beans and the right spoons and tongs. ’The Japanese have their tea ceremony, we are more into coffee’ he says, after which he mumbles something like aligato, thank you in Japanese.
Like his companions, Hassan travels the world regularly for business and pleasure. They all received their degrees from American universities. Saud and Salman wear a baseball cap under their scarf, a proof of the double identity many Saudi’s seem to have. They sometimes find it difficult to choose between modernism and tradition. They love the US, but prefer their own country, despite the limited freedom even the elite experiences. They admire the horizontal American society but hang on to their tribal traditions and social stratification. Changes like the right for women to drive a car, the pushing back of the aggressive religious police, the authorization of a public appearance of a female pop artist (the Lebanese Hiba Tawaji, in December 2017) and the reintroduction of cinema’s after a forty-year ban are looked upon with suspicion by the conservative majority. After all, Islam dictates that nothing must interfere with serving Allah. Austerity and purity are therefore required, which explains the question marks accompanying the energetic change proposals by crown prince Muhammad bin Salman, usually referred to as MBS, during the past few years. ‘He has no choice’ says liberal minded Faisal. ‘He is only thirty-three himself, the neighboring countries are liberal, the seduction reaching everyone via social media cannot be stopped. Saudi Arabia cannot continue putting its head in the sand.’
The word ‘tradition’ is often heard in Saud Arabia. The men in the camp have important jobs, there are emirs among them, cousins of king Salman, diplomats, officers and business men. But during the weekend away they are all equal and the more time passes, the more they behave like Bedouins. ‘Even in Riyadh we stick to our old rituals’ says Faisal, who knows the desert like his pocket. Every year he looks for a new location for his tents, always near sand dunes. He takes his sons for a dazzling ride in his Raptor, sometimes on two wheels, over ridges and through dried beddings, where camels are desperately looking for grass. ‘These days they only serve as status symbols for their owners. Camels destroy our nature because they eat everything that grows. But we cannot forbid them, as they are the symbol of our country ’ laughs Saud.
The Yemenite servants bring mint tea and dates. The men discuss politics and the consequences of the latest changes. What will happen if a woman creates a car accident. That will mean a huge organization considering that women can only be interrogated, searched, arrested and jailed by other women. Female assistants at a gas station? They can hardly imagine such a scene. ‘I don’t see them changing a tire in fifty degrees’ jokes Saud.
The cooks have slaughtered a sheep and prepared a big plate of saffron rice. Seated at a long table we eat stomach, lung, heart and testicles and have homemade cake as a desert. Thereafter we go back to the black tent where it’s warm and cozy, while the outside temperature nears zero. Later we will twist ourselves into military sleeping bags lined with artificial fur, but first we have to talk. In the dusk we look like a secret bunch of tribal leaders who just stepped down from their camels and are preparing a coup, except that all of us are regularly sending or receiving messages on our mobile phones. Outside the tent we drink a mouthful of scotch out of paper cups. The sons are not allowed to see their fathers sipping alcohol, but a Friday without booze is a lost Friday.
Fahd is a former professional soccer player, but he ate so many dates during the past years that he is hardly able to walk. He leans on his cane with its silver knob, caresses his huge belly and starts yelling at the moderns. ‘I will never send my daughter to the US. She would be looked at by men, or, even worse, touched by them. In that case I would have to fly over seas to take revenge and save the family honor. Amongst us there are fathers who allow their daughters to walk unveiled. Believe me, that is the beginning of the end. Women are forbidden to show even the smallest part of their body, they belong to their husbands and to nobody else.’ His friends laugh and tell me that Fahd hasn’t even got children, let alone a daughter, that he is divorced, lives alone, is a flirt and, with that, extremely rich. Like the others he has attended the Royal School for princes. After his graduation he left for Pittsburg where he studied after being offered a royal grant, part of the king’s ambition to propose the best education to as many citizens as possible.
‘When Fahd was still skinny girls were running after him. They like brown eyes and black beards in Pittsburg. After all his conquests it is easy for him to pretend being a prude hero’ says Muhammad. The marble dealer is a born bully and Fahd is his favorite target. But the conservative provocateur has a thick skin. He keeps on protesting against the reintroduction of cinemas. ‘Romance and sex, that’s what it’s all about in movies. Women will only get bad ideas when watching them.’ And men? Asks Muhammad. ‘They are all made up of dirty ideas. But that’s OK’ is Faisal’s predictable answer.
His friends laugh at his wit, while new themes come to the table. Whether they discuss the environment or Donald Trump, the war in Yemen or the price of a gallon of petrol, they almost always fight. But they do agree that the Arabs had an essential role to play in the world’s history: without them knowledge and civilization wouldn’t have spread all over humanity. ‘The Chinese were brilliant but never crossed their boundaries, while we, the Arabs, brought taste, culture, architecture, mathematics and astronomy on camelback to all of you.’ After these words the sociologist Saud is beaming with pride. But the atmosphere becomes grim a soon as Fahd says he is doubting the truth of the Holocaust story. He doesn’t accept the indignation of his friends and repeats that the whole thing is a marketing trick. Saud tells him that he can count on the Germans to have their statistics right and that six million Jews must indeed have been killed. Host Faisal interrupts. ‘It is of no importance how many Jews exactly have died, what matters is that they have been killed. If their neighbors had been more courageous it might not have happened. Let this be a lesson for us, that we will never allow our people to be carried off.’ The men sip their tea and munch on their own thoughts.
All thirteen men present know their European history as well as the Arab one. They show off with the names of treaties and discoverers, citations out of a speech by president Roosevelt for king Ibn Saud, the founder of the Saudi kingdom. They actually fight to be able to impress me. For this group of friends everything seems to be a competition. ‘We picked that up in America’, Faisal admits.
It is almost midnight when the bulky Fahd decides to leave the camp. He walks off a few hundred yards and lays down under the stars. The sound of the generator irritates him. Besides, he likes to sleep naked and that would be impossible even in a tent with only men.