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flandres-hollande - Page 9

  • Ricaner dans la nuit infinie

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    Roderik Six

    à propos de La Chambre noire de Damoclès

     

     

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardNé en 1979, le Flamand Roderik Six est, à ce jour, l’auteur de quatre romans aux éditions Prometheus : les « trois V » ou la trilogie du mal : Vloed (2012), qualifié de premier roman « climatique », Val (2015) et Volt (2019). En ce début d’année vient de paraître Monster. Dans De boekendokter (2014), l’écrivain a rendu hommage à un confrère et ami disparu à l’âge de 35 ans, Thomas Blondeau.

    Récemment, Roderik Six a consacré un essai au plus célèbre roman du Néerlandais Willem Frederik Hermans, à savoir De donkere kamer van Damokles (1958) paru en traduction aux éditions Gallimard : La Chambre noire de Damoclès (2006).

    C’est la version française de cet essai – laquelle a fait l’objet d’un atelier de traduction zoomiste avec des étudiant(e)s de l’Université Radboud de Nimègue – que nous donnons ci-dessous.

     


     

     

     

    Ricaner dans la nuit infinie

     

    Tout le monde rêve d’être un héros.

    Aussi, pour Henri Osewoudt, la Seconde Guerre mondiale arrive à point nommé. Alors qu’il n’a que 19 ans, il a l’impression que sa vie s’est immobilisée dans un grincement. À Voorschoten, bourg arriéré, il tient un petit tabac ; chaque soir, il lui faut partager le lit avec Ria, sa laide épouse qui est aussi sa cousine germaine. On est en 1939. À l’horizon point une promesse d’aventure : pour stopper l’avance allemande, on appelle les hommes jeunes sous les drapeaux. Malheureusement pour lui, le petit Osewoudt est réformé – il lui manque un demi-centimètre ; en manière de consolation, on l’autorise à monter la garde, armé d’un fusil hors d’âge, devant le bureau de poste.

    On ne saurait appeler vie ce qui ne renferme rien de plus qu’un ennui incarné. Or, ne voilà-t-il pas qu’un mystérieux inconnu vient changer cet état de choses. Comme si de rien n’était, l’officier Dorbeck entre dans la boutique d’Osewoudt – on dirait deux parfaits sosies, à ceci près que le premier est plus beau et plus courageux que le second. Alors que le débitant de cigares dépérit dans un quotidien tout rabougri, Dorbeck opte pour une vocation pleine de risques : la résistance et la clandestinité. Il tend la main à Osewoudt : ensemble, ils combattront l’occupant.

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardPendant les missions qu’il accomplit la nuit venue, ce dernier reprend vie. Du jour au lendemain, le voilà qui exécute des gens ; du jour au lendemain, le voilà qui se coule dans des villes plongées dans l’obscurité, porteur des messages codés ; du jour au lendemain, le voilà qui se glisse entre des draps avec une belle espionne. Le fait qu’il ne revoit jamais son mentor Dorbeck ne l’inquiète pas : il reçoit les instructions de ce dernier par téléphone et éprouve un plaisir sans mélange à mener, dans l’ombre, une existence de héros. Une fois la guerre terminée, une médaille lui échoira à coup sûr.

    L’amateur familier de l’univers sadique de W.F. Hermans sait que les espoirs d’Osewoudt seront réduits à néant. À la Libération succède la désillusion : les Alliés arrêtent le jeune homme, on l’accuse de haute trahison – beaucoup trop de ses connaissances ont été dénoncées et déportées pour que cela ne paraisse pas suspect. Le seul à même de le disculper, l’illustre chef Dorbeck, demeurant introuvable, le boutiquier est dans l’incapacité de prouver qu’il se trouve du bon côté de l’Histoire. L’épée de Damoclès pendille au-dessus de sa tête. À la dernière page du roman, Hermans tranche le fil ténu et scelle ainsi le sort d’Osewoudt.

    La question centrale à laquelle le lecteur de La Chambre noire de Damoclès doit répondre correspond à une énigme qui taraude Osewoudt lui-même : Dorbeck a-t-il existé ? Osewoudt aurait-il créé un double pour échapper à son existence mesquine ? Compte tenu de ses antécédents psychiatriques – une mère déclarée folle après qu’elle a eu tué son mari –, on ne peut exclure, en ce qui le concerne, un cas de dédoublement de la personnalité, ce en quoi lui-même ne semble pas croire. N’a-t-il pas pris trop plaisir à son existence héroïque pour en reporter tout le poids sur un alter ego ?

    Le thème d’un double meilleur (ou pire) que soi est un classique du canon littéraire. On pense spontanément à L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert L. Stevenson, au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ou à un roman plus récent :  Fight Club de Chuck Palahniuk. Cependant, mener à bien pareille entreprise ne va pas de soi. Il revient à l’auteur de disséminer assez de points de ressemblance pour semer le doute tout en gardant les (deux ?) protagonistes suffisamment séparés l’un de l’autre afin d’entretenir une tension entre eux. Chose que réussit W.F. Hermans avec virtuosité : à la fin du roman, le lecteur hérite du dilemme – il existe autant d’arguments en faveur de l’une des interprétations que de l’autre.

    Mais est-ce important ? Sous le thème du double se propage un nihilisme qui dévore tout. Alors que le détenu Osewoudt entame une conversation avec un SS, le romancier déploie sa vision du monde. Le jeune Allemand nie toute moralité : « Celui qui sait qu’il mourra un jour ne peut concevoir une morale absolue ; pour lui, la bonté et la miséricorde, c’est de l’angoisse déguisée et rien d’autre. Pourquoi adopter un comportement moral alors qu’on est de toute façon condamné à mort ? Tout le monde se retrouve un jour ou l’autre condamné à mort. »

    roderik six,willem frederik hermans,daniel cunin,essai,traduction,flandre,néerlandais,la chambre noire de damoclès,gallimardL’inévitable mort décharge chaque être humain de toute moralité – dans l’univers absurde de Willem Frederik Hermans, des termes tels que « bien » et « mal » ne sont que creux bêlements. Que nous importe qu’Osewoudt soit un aliéné ou une pauvre andouille tombée dans le piège d’une conspiration ? La réponse du SS, sa devise, est on ne peut plus simple : Désespérer et mourir !

    Heureusement, dans l’univers cruel de Hermans, une place revient aussi au rire. La Chambre noire de Damoclès regorge de clins d’œil sardoniques. Ainsi, la trame du roman d’espionnage forme l’antipode maladroit de ce que l’on trouve en principe chez un Ian Fleming. Pas d’action rationnelle, pas de dîners dans des casinos où l’on rivalise d’élégance à côté de triples scélérats, pas de femmes fatales en robe du soir. Hermans détaille le nombre de trams et trains qu’Osewoudt doit prendre pour atteindre ses destinations « aventureuses » ; les réunions clandestines se déroulent dans des arrière-salles miteuses ; les ébats sexuels tournent à une pathétique gymnastique.

    Il faut dire que la base d’opérations du boutiquier est, non une métropole à la mode, mais un bourg de rien du tout, le trou du cul du monde pourrait-on dire en exagérant un peu. Son tabac porte comme enseigne le nom Eurêka, mais sous l’effet de la rouille, les lettres « E » et « K » se sont estompées si bien qu’on lit « urea », autrement dit le latin d’urée, ce résidu physique qu’on appelle couramment « pisse ». De surcroît, dans un cadre nihiliste, il est assez drôle de voir Osewoudt aller au-devant de son destin… en pyjama. N’avez-vous jamais fait ce honteux cauchemar : vous vous présentez à la plus importante réunion de votre vie... en peignoir ?

    Chacune des pages de La Chambre noire de Damoclès manifeste la maîtrise de W.F. Hermans. Chaque moyen littéraire est au service du matérialisme profondément ancré dans l’esprit de l’auteur, sans que le lecteur n’ait jamais l’impression d’être en train de lire un pamphlet philosophique. Tout le monde rêve d’être un héros, tout le monde finit en lâche. L’homme est une créature insignifiante qui trébuche, nue, dans le noir, incapable de changer son destin. À chaque fois que cet empoté d’homoncule se cogne la tête, on entend Hermans ricaner entre les lignes. Et le lecteur de ricaner avec lui.

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

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    Roderik Six       © Johan Jacobs

     

     

  • TRIBUNE LIBRE

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    Chantons avec ces gens-là

    ou la traduction

    comme l’une des voix / voies de l’exotisme

     


    Marieke Lucas Rijneveld, poésie à la ferme 

     

     

    Traducteur de poèmes de Marieke Lucas Rijneveld et de son tout premier roman – Qui sème le vent, éditions Buchet/Chastel, dont la version anglaise The Discomfort of Evening a remporté en 2020 l’International Booker Prize –, je prends la plume en raison du tohu-bohu auquel on assiste depuis que d’aucuns ont dénoncé le fait que la Néerlandaise avait été choisie, par les éditions amstellodamoises Meulenhoff – naguère prestigieuses –, pour traduire des vers de la jeune Américaine Amanda Gorman, autrement dit un recueil devant être préfacé, semble-t-il, par Oprah Winfrey.

    Depuis, Marieke Lucas Rijneveld a renoncé à ce projet. Je me sens d’autant plus poussé à jeter mon grain de sel dans la cohue que la plupart des médias francophones parlent à son égard de « poste de traductrice » sans être à même de citer correctement le titre de son roman récompensé.

    Traduisant le titre anglais, ils nous parlent d’Inconfort du soir, d’Inconfort nocturne ou encore du Déconfort du soir alors qu’une recherche primaire et élémentaire sur internet leur aurait permis de trouver les mots justes, et tout simplement l’édition française sur le site de l’éditeur*. Bien que vieilli, le mot « déconfort » existe certes, mais il signifie : état d’une personne qui a perdu courage, faute de secours. Peut-être est-ce, après tout, le cas de Parka, le personnage central du livre de Rijneveld. Dans ma grande générosité, je viens cependant un peu au secours de ces innombrables déconfortés ainsi que des démineurs éditoriaux.

    couv MLR.jpgJe ne m’offusquerai pas du fait que les agences de presse, et, dans leur foulée, la quasi-totalité des perroquetants médias francophones, mentionnent – à propos de cette affaire qui concerne deux dames sous le feu des projecteurs –, la traductrice noire d’une poète noire tandis qu’aucun, pour ainsi dire, ne nomme le traducteur blanc – naguère filasse – d’une poète et romancière blanche et blonde comme les blés. L’information transmise par ces personnes touche au ridicule quand on sait qu’il existe déjà, depuis des semaines, deux traductions néerlandaises du poème The Hill we climb d’Amanda Gorman. L’une, que l’on doit à Katelijne De Vuyst, est en ligne sur le site du quotidien flamand De Standaard. Cette traductrice blanche – qui a, comble de l’horreur, traduit une kyrielle d’auteurs mâles africains –, va-t-elle devoir poser rétroactivement un genou à terre devant Mme Deul ? Et que dire de l’autre traduction, celle de la main du blêmo-batave poète Menno van der Beek**, laquelle a paru dans un quotidien d’obédience… chrétienne, autrement dit, en hollandais courant, protestante. La Noire universelle (καθολικός) traduite par un Blanc schismatique ! Mme Deul & Cie ont-elles un tant soit peu connaissance de l’universalité de la personne de Mlle Gorman et de son poème ? Étonnant de voir les médias européens anticatholiques par confession et profession porter aux nues le catholique Biden et son coryphée féminin…

    Voici donc ma transposition franco-brelienne de cet inepte méli-mélo que Reiser eût intitulé, non pas, Un soir d’inconfort lamentable, mais On vit une époque formidable !

     

    Chez ces gens-là, on estime que Marieke Lucas Rijneveld, jeune et blonde poète blanche et romancière blond et blanc*** des Pays-Bas est trop pâlotte ou pas assez noiraud – du moins dans ses fibres et neurones – pour traduire des vers de la poète ou du poétesse Amanda Gorman à qui il aura suffi de prendre la parole durant quelques minutes lors de l’investiture du pâlichon Joe Biden pour devenir mondialement connu.e… en Chine, au Qatar, aux Philippines, en Birmanie, en Namibie, en J’en-Oublie. Il lui aura suffi de prendre quelques minutes la parole pour que des maisons d’édition, sises sur cette face-ci du globe, se jettent sur son œuvre à peine écrite afin d’en acheter les droits. Histoire de ne pas gaiement tailler dans le lard, je laisse de côté les considérations trébuchonnantes qui président à pareille décision. De même, je laisse de côté l’inexpérience de Marieke Lucas Rijneveld en tant que traducteur.trice soulignée par la presse néerlandophone. Tout ceci a bien peu de rapport avec la littérature et encore moins avec l’acceptation de l’autre en soi qui commence par l’acceptation de soi-même au cœur de soi, réalité première que quelques esprits, qui se sont autrefois exprimés sur le parchemin ou le sable, nous ont transmise… sans le secours de Meulenhoff ni d’ailleurs de la moindre maison d’édition.

    Ces gens-là n’pensent pas, Mademoiselle, ces gens-là crient.

     

    MLR - Plats Pays 3.jpgChez ces gens-là, on ne lit pas grand-chose, on n’a jamais lu De avond is ongemak, ni The Discomfort of Evening, ni Nelagoda večeri, ni Was man sät, non plus qu’Il disagio della sera, autrement dit, le premier roman de Marieke Lucas Rijneveld publié en français sous le titre Qui sème le vent. Ces gens-là qui se plaisent à interdire à tout-va omettent de relever que la censure a commencé son travail avant même la parution anglaise de ce livre, version couronnée, comme on le sait, par l’International Booker Prize : à l’initiative de quelque rédacteur ou éditeur londonien bégueule, et non pas de la traductrice Michele Hutchison, la version en langue anglaise a en effet caviardé plusieurs passages, autant d’allusions drôles, grinçantes et cyniques, soit à la sexualité, soit à Hitler.

    Ces gens-là n’lisent pas, Mademoiselle, ces gens-là trichent.

     

    Chez ces gens-là, Mademoiselle, on intime aux Africains et aux Surinamiens de ne jamais chanter le moindre air de Monteverdi ou de Purcell : selon eux, ils seraient incapables de se déplacer dans l’âme et dans la chair des compositeurs et des librettistes tout aussi blancs que des cachets d’azithromycine. Chez ces gens-là, on m’intime de ne plus traduire d’écrivains qui, à l’instar de Marieke Lucas Rijneveld, sont d’éducation calviniste, d’un autre sexe que moi ou d’une absence ou duplicité de sexe, ou bien qui ont une connaissance avérée des bovidés. Ayant grandi dans une ferme, Marieke Lucas Rijneveld continue, entre deux poèmes, deux chapitres d’un livre ou deux pages d’une traduction en chantier, de prendre soin de quelques vaches. Or, je ne suis pas censé – guère plus, sans doute, que les traducteur.rices de langue albanaise, arabe, bosniaque, azéri, bulgare, chinoise, japonaise, danoise, estonienne, géorgienne, grecque, hongroise, coréenne, croate, lituanienne ou macédonienne (autant d’idiomes dans lesquels une traduction du roman couronné est annoncée) – être familier du non-binarisme, des arcanes de la Bible non plus que des pis et autres bouses encore fumantes et odorantes. Il se trouve qu’avant même la naissance de Marieke Lucas Rijneveld, j’apprenais à traire les vaches de mes petits doigts de gamin puisque, dans ma famille, à défaut de Bible, de théories quelconques alors insoupçonnées, et du moindre livre, on « possédait » en tout et pour tout une poignée de vaches, quelques poules et lapins ainsi que, tout au plus, un ou deux cochons. Ces gens-là, Mademoiselle, vont m’accuser de zoophilie pour avoir, à six ou sept ans, manipulé et caressé des trayons, m’accuser de maltraitance animale pour avoir, vers le même âge, tenu un seau ou une grosse poêle sous le cou du cochon qu’on égorgeait, ou encore, à dix ou douze ans, aidé, à renfort d’un bout de bois et de cordelettes, une vache à vêler au milieu de la nuit… Être étranger.ère, pendant l’enfance, aux théories universitaires, à la Bible des États, à la littérature, condamne ainsi, selon ces gens-là, toute personne à ne pouvoir jamais traduire la moindre phrase ataviquement batave, à ne jamais pouvoir se glisser dans la peau d’une personne qui écrit dans une quelconque autre langue que la sienne.

    Ces gens-là n’causent pas, Mad’moiselle, ils décrètent.

     

    MLR Kalf.jpgChez ces gens-là, on dit qu’elles sont bien trop belles pour moi – pour que je sois admis à les transposer dans ma langue maternelle, langue que j’ai apprise dans les livres, en particulier dans le meilleur dictionnaire qui soit, Le Dictionnaire des idées reçues, et plus encore dans son liminaire, Bouvard et Pécuchet, puisqu’on parlait, dans mes enneigées montagnes natales, un français très approximatif et assez patoisant –, qu’elles sont mille fois trop belles pour moi les œuvres de tel écrivain d’expression néerlandaise d’origine maghrébine qui n’aime guère l’islam ; celles de tel autre, lui aussi d’origine sémite, qui apprécie peu ses cousins juifs ; celles d’un chrétien qui goûte la tradition hébraïque mais un poil moins l’islam ; celles d’un romancier, pour sa part juif, qui écrit ses livres dans le bureau où Marilyn venait s’allonger pour confier ses secrets à son psy ; celles d’un poète converti au catholicisme vilipendé par la plupart de ses pairs ; celles d’une femme devenue, entre le début et la fin de la traduction de l’un de ses essais à laquelle je me consacrais, homme ; celles de cette fière Brabançonne ayant décliné d’un grand sourire l’invitation de Brodsky à passer une nuit avec lui ; celles de cet incomparable romancier blanc qui ne s’endort jamais dans sa chambre noire avec sa femme aussi noire qu’Obama ; celles d’une dame, bien éduquée sous tous rapports, qui voyage vers l’enfant ; celle d’un poète assassin ; celles d’insulaires athées couleur ébène ou de continentales agnostiques couleur cuivre – ou je ne sais en réalité celles de qui, de que, de quoi au juste, celles de ces êtres humains qui ont, plus ou moins, à un moment donné, à l’instar d’un Segalen, plongé leur plume dans l’encre de l’exotisme, altérité la plus radicale…

    En attendant que je comprenne ces gens-là, Mad’moisel’, y’a celle qui est belle comme un poème, et qui m’aimait pareil que moi je l’aime, et que j’ai pas le droit, selon ces gens-là, de traduire, parce qu’elle est noire, d’un noir d’encre jusqu’au bout des ongles, jusqu’au tréfonds de la moelle et des entrailles – si ce n’est qu’elle pose de sa plume, de sa langue, de tout son corps, de ses gémissements, un point blanc tout au bout de son poème, Mad’moisel’, tout à l’extrémité jouissive et jouissante du poème de sa vie, du dernier vers de sa vie… un p’tit point blanc, tout p’tit, tout blanc, son point blanc : son clitoris excisé.

     

    Mais i’ se fait tard, Mad’moisel’, faut que j’rentre chez moi au milieu des vaches, des dicos, des dildos et des cochons. Comme vous devez vous en douter, i’ m’reste quelques chats à…

     

    Daniel Cunin

     

     

    MLR avond.jpg* On peut regretter que l’une des rares voix qui aurait pu corriger le tir et redorer le blason journalistique ne soit plus correspondant d’un quotidien français, Libération pour ne pas le nommer. Sylvain Ephimenco, qui a adopté le néerlandais comme langue d’expression, est depuis une trentaine d’années chroniqueur du quotidien national hollandais issu de la Résistance Trouw : au sujet de cette affaire, il est l’une des voix à oser nommer, aux Pays-Bas, les choses par leur nom. Je souligne que je n’ai jamais rencontré ni échangé le moindre mot avec ce compatriote. Quant à Anthony Bellanger, que je ne connais pas non plus, il nous mène en bateau, sur franceinter.fr, donc avec l’argent du contribuable, en faisant son petit savant, mélangeant des pans d’histoire batave, sous un titre burlesque, et avec des anachronismes dignes d’un élève de maternelle : « Pour ma part je voudrais que nos auditeurs comprennent qu’il s’agit, de la part de Marieke Lucas Rijneveld, d’une renonciation douloureuse mais généreuse et très néerlandaise et certainement pas d’une défaite : au fond, elle renonce pour laisser au ‘‘pilier’’ noir néerlandais une chance de s’exprimer et donc de s’intégrer plus vite. » Ce qui revient, selon l’un des écrivains hollandais encore capable de lire le français, à « expliquer que l’élite parisienne agresse sexuellement des mineurs parce qu’il existe une tradition française de pénétration anale à grand renfort de baguettes ».

    ** Heureusement pour lui, cet auteur s’appelle Menno van der Beek (Menno du Ruisseau) et non pas Menno van der Bleek (Menno de la Pâleur / de la Blêmitude).

    *** Je tiens à préciser que je découvre, tout en écrivant ces lignes, que mon logiciel s’est semble-t-il mis à l’air du temps puisqu’il ne corrige pas les accords féminins/masculins, par exemple dans : « jeune et blonde poète blanche et romancière blond et blanc », « est trop pâlotte ou pas assez noiraud », « de la poète ou du poétesse ». Dans le même temps, il continue de refuser l’écriture inclusive. Cela dit, ce sont là des questions qui ne se posent guère en néerlandais, les accords et différences en question ne se faisant pas. De là, la difficulté, par exemple, de traduire un.e auteur.trice qui ne se définit pas sexuellement ou qui tend à l’hermaphrodisme, un défi littéraire bien supérieur à toute question de couleur de peau, de passé colonial ou esclavagiste… Notons qu’aux Pays-Bas, une directrice est encore et toujours un directeur, une enculeuse de mouches toujours un enculeur de mouches (kommaneuker = enculeur de virgules), le féminin ayant, quant aux professions, plus de mal, dans la langue que dans les hôpitaux, à changer de sexe - ceci pour des raisons tout à fait autres que celles d’ordre idéologique.

     

    Pour le reste, je renvoie à un entretien publié dans Le Point : Valérie Marin La Meslée interroge René de Ceccaty ou encore à un billet d’humeur de deux autres de mes renommés confrères, à savoir André Markowicz : « Les affaires hollandaises, notes d'un traducteur » et Jean-Yves Masson (en bas de cette page). Et bien entendu à la réponse formulée par Marieke Lucas Rijneveld sous la forme du poème « Tout habitable ».

    Ce billet d’humeur a paru à l’origine

    sur le site profession-spectacle.com.

     

    MLR - 4EME.jpg

     

     

  • i’ m’a foutu son pied au cul

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    UN CONTE D’ALEXANDRE COHEN

     

     

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    Le 31 décembre 1926 et les 1er, 2, 3 et 4 janvier 1927, le quotidien L’Avenir publie trois « contes » écrits en français par Alexandre Cohen. Le premier paraît en plusieurs livraisons : « Cricri, petite paysanne », dédié au vieil ami Félix Fénéon (photos + portrait par Signac ci-dessous) ; le deuxième, intitulé « Jojo, petit franco-boche », l’est à une certaine Marie Godefroy dont on ne sait pour le reste rien ; le dernier, enfin, « Roudoudou, petit citadin », que nous reproduisons, vient remercier Léon Treich (1889-1974), journaliste et écrivain, rédacteur en chef à l’époque du journal dirigé par Émile Buré, ce même Léon Treich qui, le 31 décembre 1926, publie un petit papier pour présenter l’auteur de ces courtes proses (voir ci-dessous).

    Émile Buré

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudouDans ces trois textes, on retrouve quelques caractéristiques de l’esprit de Cohen : une prédilection pour le parler populaire et l’argot, un amour bien peu marqué pour l’Allemagne, une tendresse réelle pour les enfants – d’autant plus grande que le couple Sandro-Kaya n’a pu en avoir. À l’époque où ces « anecdotes » paraissent, le publiciste et sa femme vivent à Marly-le-Roi. Cohen prépare alors son recueil d’articles Uitingen van een reactionnair (1896-1926) (Manifeste d’un réactionnaire) qui verra le jour en 1929.

    Le 19 mai 1928, Alexandre Cohen publiera dans L’Avenir un bref article : « Raden Mas Yodyana. Mime et danseur javanais ». Il ne semble pas avoir donné d’autres contributions à ce périodique.

     

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    Alexandre Cohen – dont l’Avenir commence aujourd’hui la publication de trois charmantes nouvelles : Trois Enfants – est né aux environs de 1864 dans les Pays-Bas. Il était venu à nous depuis de longues années, quand il se fit naturaliser – formalité ! – en 1907. Tour à tour rédacteur de politique étrangère (avec André Tardieu) au Figaro, au Temps (sous le règne d’Adrien Hébrard), chargé de la rubrique néerlandaise au Mercure de France, enfin correspondant du Telegraaf d’Amsterdam, Alexandre Cohen est un journaliste de la vieille roche – celle que rien n’effrite. De 1906 à 1922, il a réussi à réunir au Telegraaf, tout d’abord fortement teinté de germanophilie, l’important noyau de lecteurs francophiles qui, en 1914, décidèrent le grand journal à se ranger aux côtés des Alliés et à entreprendre les belles campagnes que l’on n’a pas oubliées. Il ne quitta le Telegraaf qu’en 1922, à un moment où les influences trop spécialement lloyd-georgienne et wilsonienne ne lui permirent plus de défendre avec assez de liberté les thèses françaises.

    En 1900, Alexandre Cohen a publié des Pages choisies de Multatuli, qui parurent au Mercure de France, préfacées par Anatole France. C’est grâce à cet excellent volume que Multatuli n’est pas incomplètement inconnu chez nous.

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudouAjoutons qu’Alexandre Cohen fut, au temps de sa jeunesse, anarchiste déterminé et qu’il connut alors des années assez mouvementées. Une anecdote : anarchiste donc, il avait maintes fois pris fort vivement à partie le docteur Kuyper, président du Conseil des ministres de Hollande, et ultra conservateur. Il n’hésita pas cependant, lors de la guerre du Transvaal, à aller demander à M. Kuyper une lettre d’introduction auprès des généraux boers, qu’il désirait aller interviewer (car Alexandre Cohen a beaucoup voyagé). Le président du Conseil n’hésita pas d’avantage à donner à son farouche ennemi une de ses cartes de visite, avec ces mots : « Journaliste de bonne foi absolue ».

    - Jamais, nous a confié Alexandre Cohen, jamais éloge ne me fit plus de plaisir.

    D’une bonne foi absolue : Cohen ne croit plus à l’anarchie ; il est aujourd’hui passé de l’autre côté de la barricade ; mais il est resté derrière une barricade ; il n’a pas chaussé ses pantoufles, il ne s’est pas retiré au coin de son feu. Il appartient toujours à une organisation de combat et est resté prêt à se battre pour son idéal. Un homme dangereux, comme vous voyez, mais un homme de cœur. Et, après tout, peut-être, en 1926, est-ce la même chose !

    Léon TREICH, « Courrier des lettres »,

    L’Avenir, 31 décembre 1926, p. 2.

     

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    ROUDOUDOU, PETIT CITADIN

     

    Pour Léon Treich.

     

     

    Il a six ans, Édouard, et il mesure soixante-dix centimètres de la plante des pieds aux extrémités piquantes de ses cheveux jaunes, qui, effleurant le bord de ma table, figurent une brosse où je suis tenté d’essuyer ma plume.

    Ses camardes le désignent par le sobriquet de Bamboula… « parce que je suis le plus p’tit de l’impasse, élucide Édouard, acquiesçant. Et si moi – dans l’intimité – je l’appelle Roudoudou, c’est à cause de sa passion pour la friandise do ce nom : substance sucrée et gluante, qui se débite en disques minces, cerclés d’un copeau.

    Au premier sou que je lui donnai, il me fit part de ses projets d’acquisition :

    - J’va acheter un roudoudou !

    - Un quoi ?

    - Un roudoudou.

    - Qu’est-ce que c’est ?

    - Ben ! cè un roudoudou.

    - Ça se mange ?

    - Non, ça s’ suce !

    Roudoudou est un enfant négligé, futé et précoce comme le sont beaucoup d’enfants négligés. Son père lui donne des gifles… « parce que je tousse tout l’temps et ça agace papa ». Et sa mère, qui l’habille mal et jamais ne le débarbouille, l’envoie jouer dans la rue dont les distractions ne l’attirent pas. Car les grands gamins le battent, comme de juste, puisqu’il est souffreteux. Et quant aux petites filles… « Faut tout l’temps que je leur y mont’ mon derrière. (Je gaze.) Ça m’dégoûte et ça m’ fatigue ! » me confie-t-il d’un ton immensément blasé.

    Léon Treich

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudouComme, le plus souvent, il rode dans l’impasse, sous mes fenêtres, il m’arrive de le charger de quelque commission : chez le laitier, le boulanger, la marchande de journaux. Et les sous, gros ou petits, que lui vaut sa complaisance, sont invariablement convertis en roudoudous, jaunes, rouges ou verts, que l’enfant suce avec gravité après m’en avoir offert l’étrenne.

    Roudoudou ne rit jamais et il ignore le sourire. De la vie, il ne connaît que l’amertume qui a durci le regard de ses yeux incolores, et creusé, profonds, les contours sceptiques de sa bouche, de sa bouche d’enfant qui parle le langage rugueux du peuple.

    Il me fait part de ses petites joies et de ses gros chagrins. Mais les tristesses dominent, submergeant les félicités.

    Il me dit :

    - Hier soir, papa il était en rogne…

    Il s’arrête, suivant son habitude, et attend que je le questionne.

    - Ah ? Et pourquoi donc ?

    - Comme ça !... On mangeait la soupe. Alors ma p’tite sœur elle s’a mise à pleurer. Alors papa il a dit à maman : « Mais fous-la donc à l’égout, c’te vermine ! » Alors moi j’y ai dit : « C’était pas la peine alors d’l’acheter, pour foute ta galette par la f’nête !... » Alors papa i’ s’est l’vé et i’ m’a foutu une baffe. "

    - Et ta maman, qu’est-ce qu’elle a dit ?

    - Maman ? Elle a dit : « Faut qu’i s’mêle d’tout, c’merdeux-là ! » Et pi’, elle m’a foutu une au’ gife… Mais vous savez pas c’que j’ai fait ?

    - Non ! Qu’est-ce que tu as fait ?

    - J’ai ben r’gardé maman et pis j’y ai dit : « Sale gueule ! » Et pis…

    - Et puis…

    Et pis j’m’ai trotté.

    Je lui demande :

    - On te bat souvent, chez toi ?

    - Tout l’temps ! Mais j’m’en fous !... Et vous savez pas ? J’pleure jamais. Ça les fait râler.

    - Voyons, mon petit Roudoudou, ils ne sont jamais gentils avec toi, tes parents ? Jamais, jamais ?

    - Peuh ! pas souvent. Puis, après une seconde de réflexion : Dimanche matin, j’ai mangé du chocolat dans le lit à maman.

    - Tu vois bien qu’elle n’est pas jours méchante avec toi, ta maman. Pour le coup, tu l’as embrassée au moins, la remercier…

    - Embrasser maman ? Vous m’avez pas r’gardé !

    - Pourtant, si elle t’achète du chocolat…

    - Elle l’achète pas ! C’est papa qui l’barbote à l’usine.

    - Dis-moi ! Roudoudou, tu es peut-être méchant à la maison, que tes parents ne t’aiment pas. Pourquoi, sans cela, te battraient-ils ?

    - J’sais pas ! Papa il dit que je l’dégoûte. I’ veut seulement pas que j’mange à table.

    - Pourquoi donc ?

    - Parce que j’tousse tout l’temps, qu’il dit… Si j’ suis pas couché quand c’est qui rentre, i’ s’engueule avec maman. Mais ça, c’est rigolo, alors.

    - Comment ! tu trouves cela rigolo ?

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudou- Pour sûr !... Samedi, papa il est rentré à six heures. J’mangeais ma soupe. Alors il a dit comme ça à maman : « Pourquoi qu’il est pas couché ? » Alors maman elle a dit : « Mais il est pas six heures ! » Alors papa i’a dit : « J’ m’en fous ! Qu’ça soye c’q’ça veut, qu’ça soye six heures ou quatre heures, j’veux pas l’voir, que j’te dis, i’ m’dégoûte !... Couche-le, qu’j’te dis, et p’us vite que ça ! » Alors maman y a dit : « Tu m’emmerdes à la fin avec c’t avorton ! Couche-le toi-même ! » Pi’ i’s’ sont engueulés et pi’ papa il a foutu un pain d’sus la gueule à maman et maman elle a j’té le lite à la tète à papa. Et pis…

    - Eh bien ! et puis ?

    - Et pis papa i’ m’a foutu son pied au cul.

     

    ***

     

    Une seule fois, une seule, j’ai vu l’enthousiasme animer le regard ordinairement éteint de Roudoudou.

    Sur la rampe qui longe l’impasse, un lourd fardier, chargé d’un cube de granit, avançait péniblement, en zigzag. Et sous l’effort, stimulé par des « hue ! », des « dia ! » et des claquements de fouet, l’un des chevaux émit une longue et retentissante pétarade.

    Roudoudou est là. Comme, justement, je sors, il se précipite, me saisit la main, et, transporté, s’exclame :

    - Vous avez entendu, monsieur ?

    - Quoi donc, mon petit ?

    - Mais le pet, donc ! Quel pet ! Mince de pet ! Vache de pet !

    Puis, m’abandonnant, il s’en retourne à son poste d’écoute, et s’adressant, par-dessus le talus, au percheron, objet de son extase, il lui crie : « Ah ! ben, mon vieux, tu sai’ y faire ! ».

     

    ***

     A. Cohen, 1906

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudouL’enfant, ce jour-là, est venu me rendre visite à une heure indûment matinale.

    Il avait l’air important d’un ressasser de nouvelles graves.

    - Vous savez pas, monsieur, ma p’tite sœur ? Eh ben ! elle est morte !

    - Elle est morte ? Pauvre petite sœur ! Et tu as de la peine, n’est-ce pas ? mon petit Roudoudou

    - D’la peine ? Moi ? J’m’en fou’ un peu !... C’est bien fait pour maman ! J’pouvais seulement pas l’embrasser. Maman voulait pas !... J’ai pas pleuré, aussi ! Maman elle a pleuré, et ma sœur Henriette. Mais papa il a pas pleuré. Et moi non plus… Les hommes, ça pleure pas !

    Puis il entame un autre sujet, l’invariable sujet de ses préoccupations :

    - Quand i’ m’battent, j’dis rien. I’ sont trop forts ! Mais j’les r’garde bien et pis j’m’assis dans mon p’tit coin, et pis j’m’parle à moi, tout seul. Alors j’dis : « Cochons ! Salauds ! Sales gueules. » I’ entendent pas c’qu’j’dis, monsieur, mais i’ crient : « Quoi c’est qu’il â encore à râler dans son coin, c’ui-là ? » Mais, monsieur, qu’est-ce que ça peut bien leurs foute à eusses, que j’m’parle à moi tout seul ?

    Je n’ai pas le loisir de formuler un avis. Car une voix rogue retentit sous ma fenêtre :

    - Édouard ! Où es-tu ? Veux-tu venir ici ! Tout d’suite !

    L’enfant tressaute. Mais sa mince figure est impassible quand il dit :

    - C’est papa ! Faut rentrer… Au r’voir monsieur !

    - Au revoir, mon petit l À demain !

    Épilogue

    Roudoudou est mort à huit ans.

    Que vouliez-vous qu’il fît contre tous ?

     

     

    Kaya Cohen-Batut, 1957 (photo : Chr. Kuijper)

    conte,alexandre cohen,léon treich,roudoudou

     

     

  • La plus belle tour de Belgique

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    Un texte du poète Paul Bogaert

     

    La plus belle tour de Belgique

    À PROPOS DE LA TOUR DES POMPIERS DE TUBIZE

     

     

    Paul Bogaert, Willem De Geyndt, Tubize, pompiers, architecture, daniel cuninVoici treize ans, à Tubize, je suis tombé amoureux. Amoureux d’une tour au béton dégradé. Dans quel état peut-elle bien se trouver à présent ? Afin de dresser un état des lieux, je retourne dans cette ville wallonne.

    J’y découvre des traînées d’algues ainsi que des canards dynamiques. Incroyable quand l’on sait que la Senne était biologiquement morte ici il y a quinze ans. Au début des années quatre-vingt-dix, plus en aval, la rivière était tellement polluée que l’eau prit feu, un jour, après qu’un promeneur avait jeté dedans sa cigarette.

     

    MANCHES D’INCENDIE

    Ici, à Tubize, dans le Brabant wallon, on serait rapidement venu à bout de telles flammes : la caserne des pompiers ne se trouve-t-elle pas sur les bords de la Senne ? À côté se dresse une magnifique tour moderne, élevée naguère pour y laisser s’égoutter les manches d’incendie. Mais on ne l’a jamais utilisée à cet effet. Deux des parois de la tour sont percées d’innombrables fenêtres. Que voit-on à travers ? Un escalier métallique qui occupe une bonne partie de l’espace.

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     Tour des pompiers de Tubize – Rue Ferrer 91 – Situation en 2020

     

     

    PANORAMA

    À Tubize, s’il y a un lieu où il faut aller, c’est bien là. Je désire vivement que la ville entreprenne bientôt la rénovation de cet édifice ainsi que celle de la caserne délabrée. Et que l’Office du Tourisme et du Patrimoine ouvre ensuite au public « La plus belle tour de Belgique ». Car de là-haut, on jouit sans doute d’un panorama fantastique.

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    Vue aérienne de la Senne et de la caserne des pompiers de Tubize

    Photo Google Maps

     

    Depuis le sommet de la tour, on doit avoir une vue imprenable sur des lignes voluptueuses, tant la rivière décrit de méandres. Venant de l’ouest, un ruban brillant sinue à travers les prairies. Plus en aval, longeant des jardins, l’eau se glisse comme un serpent dans la verdure. À la dérobée, elle se faufile sous la chaussée et suit sagement les anciens terrains de Fabelta (Fabriques belges de textiles artificiels). C’est alors qu’elle oblique vers le canal Bruxelles-Charleroi, veine à ciel ouvert ponctuée d’écluses, de vannes et de feux rouges devant lesquels les péniches s’arrêtent.

    Qui a comparé un jour rivière et érotisme, canal et pornographie ? Une comparaison exacte, sinuosité et naturel de la première s’opposant au rectiligne et à l’artificiel du second. Sans compter les nombreux buissons touffus et les arbres sur les rives, alors qu’un canal est dépourvu, en tout cas en grande partie, de poils pubiens.

     

    L’ANCIEN PAYS DES MERVEILLES INDUSTRIELLES

    Paul Bogaert, Willem De Geyndt, Tubize, pompiers, architecture, daniel cuninVoici dix ans, au bord du canal, on voyait encore les vestiges des Forges de Clabecq, gloire déchue de l’industrie sidérurgique. Ancien pays des merveilles industrielles, imposant agglomérat de constructions rouillées, de tuyaux, de sortes de pipe-lines, d’Y sur la tête, de cheminées et de hauts-fourneaux d’un gris terne. Après la faillite de l’entreprise en 1996, le site est tombé sous l’emprise du puissant groupe Silence avant de passer aux mains lestes de promoteurs.

    La vidéo ci-dessous montre comment on a jeté à bas la construction emblématique de Clabecq en 2012. Le moment où l’horizon de Tubize et le reflet dans le canal ont changé à jamais.

     

    UN BAISER

    Le grand canal, je disais donc, semble vouloir embrasser la Senne, mais ne voilà-t-il pas que la petite rivière, se ravisant, vient se cacher dans la verdure à côté de la voie ferrée, puis, après avoir pris son élan à travers champ, se fore un chemin pour franchir la frontière linguistique en direction de Hal, jusqu’à Bruxelles. C’est là ce qu’on pourrait voir à Tubize, du haut de cette magnifique tour de guet !

    Paul Bogaert, Willem De Geyndt, Tubize, pompiers, architecture, daniel cunin

     

     

    Paul Bogaert

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

    Foto’s: Willem De Geyndt @widegey

     

     

     

  • Âmes solitaires

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    Alexandre Cohen

    Nouveaux textes et témoignages

     

    Alexandre Cogen, Lugné-Poe, Gerhart Hauptmann, théâtre, prison, police, journalisme, anarchisme,

     

    L’arrestation d’Alexandre Cohen, « le raté de la littérature anarchiste » selon un journaliste de l’époque (« Réveil anarchiste. L’organisation révolutionnaire à Londres », Le Matin, 29 juin 1894), le 10 décembre 1893 va placer ce petit Juif hollandais sous les feux de l’actualité. L’attentat d’Auguste Vaillant commit la veille à la Chambre des députés explique la répression qui s’abat sur certaines figures de la mouvance libertaire et qui se traduira par le fameux procès des Trente, les trente au nombre desquels on compte justement le publiciste né en Frise en 1864. Âmes solitaires, la pièce de Gerhart Hauptmann qu’il venait de traduire, devant être jouée le jour même, la préfecture de police décide d’interdire cette représentation. Bien qu’ils contiennent quelques approximations, les documents qui suivent illustrent l’agitation que suscitèrent ces décisions. Commençons par un article paru justement le 9 décembre en page 2 du quotidien Le Matin : pour en savoir plus sur cette pièce de théâtre et sur son auteur, le journaliste anonyme s’est adressé à un Cohen encore bien insouciant.


     

     

     

    GERHART HAUPTMANN

    Âmes solitaires – Une représentation unique - Aperçu sur l’œuvre

     

     

     affiche signée Édouard Vuillard, 1893

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeÀ la veille de la première et unique représentation, au théâtre de l’Œuvre, d’Âmes solitaires (Einsame Menschen), drame de Gerhart Hauptmann, nous sommes allés demander à M. Alexandre Cohen quelques détails sur la pièce qu’il a traduite (son nom figure sur l’affiche ci-contre), ainsi que des renseignements biographiques et littéraires sur Hauptmann.

    M. Cohen, qui vient d’écrire pour sa traduction une notice sur l’œuvre de Hauptmann, a bien voulu nous en communiquer quelques extraits, outre une brève analyse d’Âmes solitaires.

    Ce drame a pour théâtre la petite ville de Friedrichshagen, près de Berlin. Le docteur Johannès Vockerat et Katherine, âme très douce, mais intelligence peu compréhensive, sont mariés depuis un an lorsque le peintre Braun, un ami de la maison, les met en relations avec Anna Mahr, une jeune Russe, étudiante à l’Université de Zurich, de passage à Berlin.

    Johannès, très impressionné par le savoir et l’indépendance de la jeune tille, lui offre l’hospitalité. Sans que leur union cesse d’être chaste, mille affinités lient bientôt ces deux êtres d’élection. Par contraste, Johannès trouve sa femme de plus en plus insignifiante et, involontairement, le lui fait sentir parfois.

    Page de titre de l’édition des Âmes solitaires

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeMme Vockerat mère, en visite chez son fils depuis les couches de Katherine, se désespère de voir celle-ci s’étioler. Elle morigène son fils, demande impérieusement le départ d’Anna. Mais Johannès ne peut plus vivre sans Mlle Mahr. Déjà, une fois, qu’elle était sur le point de partir et qu’elle avait fait ses adieux, Johannès, qui l’accompagnait à la gare, l’avait ramenée à la maison.

    Mme Vockerat, affolée, appelle, par dépêche, son mari. Il arrive à l’insu de Johannès qu’il essaie de détourner du chemin « qui conduit à la perdition ». Entre temps, Anna Mahr, sur les instances de Mme Vockerat mère, se décide à partir. Johannès, désespéré et trop las pour vaincre le dégoût que lui inspire désormais l’existence, se jette à l’eau. Les quatrième et cinquième actes surtout sont d’une puissante action dramatique, et la pièce, jouée d’abord par la Freie Buehne, reprise ensuite par le Deutsche Theater, a obtenu un grand succès à Berlin.

    Ajoutons qu’elle est le premier drame de Gerhart Hauptmann, par ordre chronologique.

    Les autres pièces de Hauptmann sont la Fête de la Réconciliation (Das Friedensfest), les Tisserands (Die Weber), joués au Théâtre-Libre l’hiver dernier ; puis Confrère Crampton (College Crampton) et la Fourrure de Castor (Der Biberpelz), deux comédies, et enfin Hannele.

    Écrivain fécond

    Voici, sur Hauptmann, les détails que nous a donnés notre interlocuteur : M. Gerhart Hauptmann est né le 15 novembre 1862, à Salzbrunn, dans la Silésie prussienne ; il a donc 31 ans et une œuvre déjà considérable à son actif. Après avoir terminé ses études au lycée, il suivit les cours des universités d’Iéna et de Berlin et s’occupa quelque peu de sculpture. De 1883 à 1885, il habita la Suisse et l’Italie, où, en 1885, il composait un poème mythique : Sort de Prométides (Prometidenlos).

    Une des pages de la traduction de Cohen

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeDès lors, il se voua définitivement aux lettres, et, après avoir recueilli ses nouvelles et vers de jeunesse dans un volume intitulé le Livre bariolé (Das bunte Buch), il entreprit son œuvre dramatique, de prime abord par : Avant le lever du Soleil (Vor Sonnenaufgang), que la Freie Buehne joua le 26 octobre 1889 sur le Lessing-Theater de Berlin. – Hauptmann s’y manifesta l’un des protagonistes de l’école réaliste naissante, rebellée contre les défaillants détenteurs de l’idéalisme schillérien.

    Mais le réalisme un peu médanien de Vor Sonnenaufgang n’a plus guère le suffrage de Hauptmann, soucieux aujourd’hui de restituer des conflits intellectuels ou de vastes phénomènes sociaux.

    Hauptmann est aujourd’hui une des personnalités les plus accentuées, une des intelligences les plus fécondes d’une littérature qui peut se targuer haut d’écrivains comme Max Halbe, Otto Erich Hartleben, Johannès Schlaf, Bruno Wille, Julius et Heinrich Hart, Wilhelm Bolxhe, etc.

    Indemnes de la manie de la démonstration, pures de toute emphase, fortes de réalité, les pièces de Gerhart Hauptmann sont pénétrées d’un esprit libertaire jusqu’à l’anarchisme, et un espoir de meilleur et proche avenir émane de toute cette œuvre dont la première manifestation porte ce titre augural : Avant le lever du Soleil.

     

    Gerhart Hauptmann par Lovis Corinth (1900)

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    PAROLE À LUGNÉ-POE

     

    Lugné-Poe, le célèbre metteur en scène, revient dans ses mémoires sur ces journées mouvementées : La parade. Acrobaties, souvenirs et impressions de théâtre. 1894-1902 (Paris, Gallimard, 1931, p. 64-65, les notes sont de lui). Notons que Cohen ne fut pas expulsé tout de suite. S’il avait effectivement déjà traduit à l’époque quelques pages de Multatuli, le volume des Pages choisies ne verra le jour qu’en 1901. Quant à son ami Émile Henry, il commit son attentat au café Terminus seulement le 12 février 1894. Alexandre Cohen connaissait Lugné-Poe depuis un certain temps ; il avait fait partie des figurants – « avec Fénéon, avec Barrucand, avec plus ou moins tous les collaborateurs de L’En-dehors, et avec une équipe de fidèles du Père Peinard » – dans le quatrième acte de L’Ennemi du peuple d’Ibsen joué le 11 novembre de la même année.

     

    [… ] La troupe rentra à Paris préparer Âmes solitaires, de Gerhardt Hauptmann (traduction d’Alexandre Cohen). Vingt-quatre heures, je m’absentai à Rotterdam voir Mlle Sara de Swart (1), l’amie qui s’était révélée et avait promis de nous aider à tourner en Hollande le mois suivant.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeÂmes solitaires fut le troisième spectacle en 1893. Le traducteur, Alexandre Cohen, était réputé anarchiste et les événements s’étaient précipités. Non seulement il y avait eu la bombe d’Émile Henry, mais les arrestations s’étaient multipliées et on expulsait les libertaires étrangers. Alexandre Cohen, Hollandais, déjà pas très en odeur nationale chez lui – n’avait-il pas traduit Multatuli ? – fut expulsé le matin même de la répétition générale d’Âmes solitaires, et la pièce (de Gerhardt Hauptmann, l’auteur des Tisserands) fut interdite par ordre de la police. Pour la première fois de ma vie, je dus me débrouiller dans les bureaux de la préfecture pour obtenir l’autorisation de jouer au moins en répétition générale. Malheureusement, Lépine, préfet, « Mossieu Lépine, si j’ose m’exprimer ainsi » (comme disait Rodolphe Salis), ne montra jamais de goût pour les lettres ou les arts. Il en résulta une première ratée à Paris, mais combien mouvementée à Bruxelles, où elle resta le lendemain. Rien cependant de très révolutionnaire dans cette bonne pièce de Gerhardt Hauptmann écrite en marge de Rosmersholm.

    Mais Âmes solitaires avait été interdite parce que le gouvernement ayant expulsé son traducteur, il « redoutait les manifestations de sympathie que cela pouvait entraîner ! »

    La pièce ne valait certainement pas Les Tisserands. Elle nous servit cependant pour la première tournée de l’« Œuvre ». Nous jouâmes Âmes solitaires à Bruxelles, puis à Amsterdam, avec Rosmersholm et Un Ennemi du Peuple. Cette fois, ce fut Roland de Marès, l’écrivain belge, qui, avec peut-être plus d’éloquence que de poésie, défendit la cause sacrée de l’internationalisme devant un public parfaitement indifférent.

    De Rotterdam ensuite, ou furent joués La Dame de la Mer et Pelléas et Mélisande, nous revînmes à Bruxelles, à Liège, à La Haye, grâce toujours à la protection de Sara de Swart. Finalement à Rotterdam, Maeterlinck étant présent, on donna Pelléas. À La Haye, le professeur Van Hamel, le champion des lettres françaises en Hollande (2), prit la parole en l’honneur de l’auteur.

    S. de Swart, par G.H. Breitner

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme(1) La figure de Sara de Swart reste attachée à l’histoire de l’Art et de la littérature symboliste française en Hollande : certainement autant que Philippe Zilcken, l’ami de Verlaine, le critique connu, Sara de Swart ne doit pas être oubliée. Sara de Swart, de ses deniers, aida non seulement L'Œuvre, mais particulièrement le Théâtre de Maeterlinck, comme elle aida les poëtes à être traduits et imprimés. C’est elle qui nous mit en rapport avec la petite équipe des critiques de poëtes hollandais (dont J. de Meester), qui cherchaient à se rapprocher des nôtres. Il y avait là C.F. Van der Horst, Jolles – esprit charmant et paradoxal –, le peintre Toorop, Jan Wet, Franz Mynssen, le docteur Van Horn, qui se multiplièrent pour nous.

    (2) Le même qui servit d’interprète au président Kruger à Paris, après la guerre des Boers, lors du pèlerinage de Kruger eu Europe.

     

     

     

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme

    RUE LEPIC : ARRESTATION DE COHEN 

     

    C'est sous ce titre que le Journal des débats politiques et littéraire rend compte, le 11 décembre 1893, en page 2, des récents événements qui vont changer la vie du publiciste hollandais. Relevons que plusieurs hommes de lettres et artistes ont vécu au 59 de la rue Lepic peu avant 1900 (le peintre et graveur Louis Monziès, l’auteur Paul Brulat...) - mais sans doute pas, pour leur part, au rez-de-chaussée des moineaux.

     

    Sur mandat du préfet de police, M. Archer, commissaire de police, s’est rendu, hier après-midi, 59, rue Lepic, au domicile d’un nommé Alexandre Cohen, âgé de trente-cinq ans, sujet hollandais, qui était, à Paris, le correspondant de plusieurs journaux anarchistes allemands et rédacteur à l’En-Dehors et au Père Peinard.

    Il avait été arrêté hier matin avant d’avoir pu faire disparaître les pièces écrites dont il était possesseur.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeOn a trouvé, au cours de la perquisition faite à son domicile, un revolver de 7 millimètres chargé, quelques tubes en métal paraissant devoir servir de douilles et une correspondance très volumineuse – plus d’un millier de lettres – émanant d’anarchistes militants.

    C’est dans cette partie de la rue Lepic qui est au-delà de la rue des Abbesses et qui serpente tout autour de la butte Montmartre que se trouve la maison où habitait Cohen.

    Il avait là, au sixième, un petit logement, c’est-à-dire une chambre et une cuisine aux proportions exiguës, qu’il payait 200 fr. par an. Nous avons vu son intérieur, encore encombré, dérangé, mis sens dessus dessous par les perquisitions qui y ont été faites dans l’après-midi d’hier. Au mur, sont collées de grandes affiches dont les tons crus et les couleurs voyantes mettent une note de gaieté sur l’ensemble pauvre et terne. Un lit vaste mais tout en désordre occupe une alcôve ; en face, un bureau ; de-ci de-là, deux ou trois chaises, une malle en bois, noire, quelques meubles de mince apparence. Par l’entrebâillement d’une porte apparaît la cuisine sombre et étroite.

    Il occupait ce logement depuis un an environ, et rien, d’après ce que nous dit son concierge, rien ne pouvait faire prévoir qu’il dût un jour être arrêté comme anarchiste. Petit, blond, la barbe en collier, habillé sans élégance, mais fort proprement : tel était l’homme au physique. Au moral, il paraissait d’un tempérament nerveux et, parfois, il avait des moments d’exaltation durant lesquels il se livrait à des déclamations emphatiques.

    Son genre de vie n’aurait offert aucune particularité digne d’être notée s’il n’avait eu l’habitude de recevoir nuitamment la visite de quelques amis, qui parfois, en montant, faisaient du tapage dans l’escalier. Il y a quelque temps, le concierge lui fit, à ce sujet, des représentations et, à dater de ce jour, les visites nocturnes se firent plus rares. Il travaillait beaucoup la nuit et souvent même sans trop respecter le sommeil du voisin.

    Kaya Batut

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeDepuis deux mois, à peu près, il vivait maritalement avec une jeune femme du nom de Battu (sic). C’est à elle-même que nous nous sommes adressés pour avoir un complément d’information.

    « C’est vers six heures du matin, nous dit-elle, que les agents sont venus nous arrêter, car, moi aussi, j’ai été conduite et enfermée au Dépôt. Après avoir frappé à la porte, l’un d’eux – ils étaient quatre – a crié : ‘‘C’est le facteur !’’ Cohen est alors allé ouvrir la porte ; une fois entrés, ils ont exhibé un mandat et nous ont fait habiller. Puis, après avoir examiné partout, ils nous ont emmenés en voiture. En chemin. Cohen a demandé : ‘‘Pourquoi m’arrête-t-on ?’’ On lui a répondu : ‘‘Le juge d’instruction veut vous avoir à sa disposition.’’

    » Arrivés au Dépôt, on nous a séparés. À une heure, je suis revenue ici avec les agents. Ils ont tout scruté, tout fouillé. Ayant trouvé une copie que j’avais faite du Mercure de France, ils m'ont demandé si je me mêlais de politique. Sur ma réponse négative, ils ont écrit au procès-verbal : ‘‘Dit ne pas s’occuper de politique.’’ À cinq heures, ils sont partis, me laissant en liberté.

    » Maintenant, pourquoi a-t-on arrêté Cohen ? Je me le demande, et je ne puis trouver à cette question une réponse satisfaisante. Cohen était très libertaire ? Mais est-ce la une raison suffisante pour emprisonner les gens ? Il n’allait jamais aux réunions. Le soir, ou nous promenions ou bien nous allions au café où Cohen retrouvait ses amis.

    » Cohen est journaliste. Correspondant du Recht voor Allen, d’Amsterdam, il collabore aussi à un journal du matin. Dernièrement encore, il y avait donné un article sur Gerardt Hauptmann, dont il vient de traduire, pour l’Œuvre, les Âmes solitaires. La répétition générale devait même avoir lieu demain. De plus, en juillet dernier, il avait écrit au Figaro un article sur le socialisme allemand.

    Sandro et Kaya, soixante ans plus tard (à Toulon)

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeEn sa qualité d'homme de lettres, il recevait beaucoup de journaux et de brochures. Tenez, voici, par exemple, les Entretiens politiques et littéraires dont on lui faisait régulièrement le service. Voici encore le Mercure de France dont il était un des collaborateurs. Est-ce donc pour cela qu’il a été arrêté ? Cohen est avant tout un littérateur, il n’a jamais considéré la politique qu’en homme de lettres. »

    Contrairement aux affirmations de Mme Battu, nous sommes en mesure d’établir qu’Alexandre Cohen « ne considérait pas seulement la politique en homme de lettres ».

    Non pas que son talent d’écrivain et surtout de traducteur ne fût très réel. Outre sa traduction des Âmes solitaires, d’Hautpmann, il a, en effet, traduit en hollandais et en allemand toutes les œuvres de Zola.

    Mais s’il consacrait la majeure partie de son temps à ces traductions et à ces travaux littéraires, il assistait assez fréquemment aux réunions publiques du parti socialiste et même du parti anarchiste.

    L’an dernier, il prit la parole le 1er mai au meeting de la salle Favié, se disant délégué du parti ouvrier hollandais.

    En termes très violents, il déclara qu’à son avis, la « journée de huit heures » ne devait être qu’un prétexte.

    « Nous voulons, déclara-t-il, la révolution pour en finir avec ces bourgeois qui nous oppriment depuis cent ans ; nous les égorgerons et nous obtiendrons ainsi l’égalité et la fraternité. »

     

     

     

    Paul Reclus (1858-1941), ami de Cohen

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    PAROLE À PAUL RECLUS

    LES ANARCHISTES.

    PERQUISITIONS & PIÈCE INTERDITE

     

    Le Pays républicain libéral traite lui aussi, le 15 décembre 1893 (aux pages 1-2) des perquisitions menées chez les anarchistes et de l’interdiction de la pièce de théâtre.

    La presse s’est adressée à Paul Reclus.

     

    La perquisition pratiquée chez Alexandre Cohen a amené la découverte de papiers tellement importants qu’au lieu d’expulser l’anarchiste hollandais, on s’est empressé de le garder en prison.

    Une instruction toute spéciale va être ouverte contre Cohen, sur lequel pèseraient de très graves accusations. M. Paul Reclus, le neveu du célèbre géographe Élisée Reclus dont on connait les opinions anarchistes, est un grand ami d’Alexandre Cohen, et dans les papiers saisis chez celui-ci on a retrouvé beaucoup de pièces le concernant.

    Aussi, une perquisition a-t-elle été pratiquée hier matin par M. Bernard, commissaire aux délégations judiciaires, et M. Fédée, officier de paix de la 2e brigade de recherches, au domicile de M. Reclus, 107, rue Lemercier.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeElle a amené la découverte et la saisie d’une assez grande quantité de papiers, dont l’importance sera vérifiée. M. Paul Reclus a été laissé en liberté. Interviewé au sujet de ces perquisitions par un rédacteur du Temps, M. Paul Reclus lui a dit :

    « En effet, une perquisition a été opérée chez moi ce matin. On a saisi des brochures, des journaux, et surtout une nombreuse correspondance échangée entre ma femme et moi ; je crois même que le commissaire a emporté un livret de caisse d'’épargne, car je le cherche en vain depuis son départ.

    - À quoi attribuez-vous cette perquisition ?

    - Je présume que c’est à la suite de la récente explosion qui a eu lieu à la Chambre des députés.

    - Croyez-vous, demandons-nous à M. Reclus, que les papiers saisis chez vous ce matin puissent vous faire inquiéter ?

    - Vous savez, nous répond notre interlocuteur, qu’on peut toujours inquiéter les gens quand on le veut. J’ai promis de présenter prochainement au juge d'instruction, M. Meyer, une pièce qu’il veut connaître et que je n’ai pas ici.

    - Quelle est cette pièce ?

    M. Reclus refuse de répondre à cette question. M. Reclus déclare ensuite qu’il exerce la profession d’ingénieur et qu’il est le neveu de M. Élisée Reclus, l’inspirateur du journal anarchiste la Révolte.

    - Faites-vous partie d’un groupe anarchiste ?

    - Je n’appartiens à aucun groupe, mais j'ai des idées anarchistes. »

    La correspondance saisie chez M. Paul Reclus est très volumineuse. La perquisition a été opérée sur commission rogatoire de M. Meyer, juge d’instruction. Tous les papiers saisis ont été transportés au cabinet du juge d’instruction, ou ils vont être examinés.

    M. Paul Reclus est le fils de M. Élie Reclus, l’aîné des cinq frères Reclus. Élisée Reclus, son oncle, et lui sont les deux seuls membres de sa famille qui professent des théories anarchistes.

    La pièce recherchée serait une lettre que Vaillant, avec qui M. Paul Reclus était en relations, avait adressé à celui-ci. Vaillant avant déclaré à ce juge qu’il avait, quelques jours avant l’attentat du Palais-Bourbon, écrit à M. Paul Reclus, le juge a voulu avoir connaissance de cette lettre, de là la perquisition chez M. Reclus.

    Cette perquisition n’aurait d’ailleurs pas amené la découverte de la lettre de Vaillant, mise en lieu sûr par M. Reclus mais que celui-ci aurait promis de remettre au juge.

    La préfecture de police vient d’interdire la représentation de Âmes solitaires, de Gerhart Hauptmann, pièce traduite de l’allemand par Alexandre Cohen, l’anarchiste hollandais dont nous avons annoncé l’arrestation.

    La représentation devait avoir lieu hier soir, aux Bouffes-du-Nord. On sait que cette représentation, donnée par « l’Œuvre », la société dramatique que dirige M. Lugné-Poe, est privée comme celles qui l’ont précédée.

    La préfecture de police a pensé néanmoins, qu’en raison d’événements récents et à cause de la personnalité du traducteur, des manifestations pouvaient se produire, analogues d’ailleurs à celles auxquelles avait donné lieu au même théâtre, la représentation d’Un ennemi du peuple d’Ibsen.

     

    Les lettres de Cohen éditées par Ronald Spoor en 1997

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    PAROLE À GEORGES DOCQUOIS

     

    Le 12 décembre 1893, le futur auteur des Bêtes et gens de lettres, autrement dit Georges Docquois, revient à la deuxième page du Journal sur cette arrestation.

    Il a eu la possibilité de sentretenir avec Lugné-Poe.

    Cohen a traduit des œuvres de Zola en néerlandais, pas en allemand.

     

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeL’anarchiste Alexandre Cohen, à l’arrestation duquel M. Archer, commissaire de police, avait procédé avant-hier à minuit (ainsi que, dans notre dernier numéro, nous l’avons annoncé), sera, prochainement, reconduit à la frontière.

    Alexandre Cohen est né en Hollande, en 1863, de parents israélites.

    De bonne heure acquis aux idées libertaires, le jeune Cohen entra au Recht voor Allen et devint le secrétaire du socialiste Domela Nieuwenhuis, qui rédige encore ce journal à Amsterdam.

    Vers la fin de 1888, Alexandre Cohen insulta dans la rue le vieux roi Guillaume et fut arrêté pour crime de lèse-majesté. Mais il réussit à s’échapper. Après un court séjour en Belgique, il vint à Paris.

    Un matin, le directeur de l’En-Dehors vit entrer dans ses bureaux un tout petit bout d’homme ; aux cheveux et à la barbe rouges, abritant derrière un binocle l’inquiète agilité d’un regard nettement intelligent.

    Ce petit homme à la mise négligée, portant chemise de flanelle et large chapeau mou, c’était Alexandre Cohen. On le vit bientôt aussi aux bureaux du Père Peinard et de la Révolte.

    À cette époque, il donna dans ces trois journaux quelques articles écrits en un français encore balbutiant. Mais Cohen, qui, déjà, savait l’allemand, s’assimila notre langue avec une rapidité tout à fait extraordinaire.

    Lugné-Poë, directeur de l’Œuvre, me disait, hier :

    - Je ne sais pas, parmi tous vos confrères qui s’occupent de traduire les dramaturges étrangers, je n’en sais pas un qui plus que Cohen possédât « le mot propre ». Vous savez que c’est Cohen qui a traduit la pièce d’Hauptmann, Âmes solitaires, que l’Œuvre va donner demain aux Bouffes-du-Nord.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeLugné-Poë possède, encore, de Cohen, la traduction d’une pièce de Bjornson (portrait ci-contre) qu'il montera prochainement. C’est, paraît-il, une traduction admirable.

    Je le veux bien. Ce que je sais, dans tous les cas, c’est que Cohen fit pour un de nos grands journaux du matin deux articles sur les socialistes allemands et les anarchistes de Chicago, dont l’écriture et les idées furent remarquées.

    Cohen collabora aussi à l’Idée nouvelle, aux côtés des citoyens Lafargue et Chirac. Il a traduit en allemand les œuvres de Zola. On lui doit la traduction en français de Multatuli.

    L’expulsé de demain avait obtenu son admission à domicile et il faisait, depuis longtemps déjà, des démarches pour la naturalisation. Cette préoccupation l’avait quelque peu assagi, dans ces temps derniers. Il s’abstenait de violence en ses écrits ; mais, dans les cafés, il s’amusait trop à prendre les attitudes d’un propagandiste par le fait.

    Alexandre Cohen vivait au rez-de-chaussée des moineaux (lisez : au sixième) d’une maison portant le numéro 59, dans la rue Lepic.

    Un lit de palissandre dans une alcôve ; devant ce lit, une grande peau de chèvre ; une table toujours chargée de journaux français, allemands et hollandais ; quelques livres sur trois planches ; aux murs, une épreuve du fameux portrait de Ravachol, par Maurin ; une photographie de Domela Nieuwenhuis, des affiches de Chéret et celle que fit Toulouse-Lautrec pour la Reine de joie de Victor Joze. Tel était le mobilier, tel était le décor.

     

    Alexandre Cohen, par Kees van Dongen

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    PAROLE À JULES CARDANE

    L’INTERDICTION D’HIER

     

    À son tour, le journaliste Jules Cardane (Le Figaro, 14 décembre 1893, p. 1-2) porte son attention sur la censure policière.

    Compte rendu de ces heures mouvementées pour Lugné-Poe.

     

    La première représentation de la pièce de Gerhardt Hauptmann, Âmes solitaires, traduite de l’allemand par l’anarchiste Alexandre Cohen, arrêté comme suspect au lendemain de l’attentat du Palais-Bourbon, devait être donnée hier soir, au théâtre des Bouffes-du-Nord, sous les auspices de la société l’Œuvre que dirige M. Lugné-Poe. Cette représentation a été frappée d’interdiction par la préfecture de police.

    Mais la répétition générale, quoique retardée de deux heures par les démarches des organisateurs, a été autorisée.

    À l’heure fixée – une heure – les invités trouvent portes closes. La pièce, disent les uns, a été interdite par ordre du ministère de l’Intérieur. C’est M. Ballet, directeur des Bouffes-du-Nord, disent les autres, qui, craignant pour sa salle, a fermé ses portes.

    Jules Cardane

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeOn ne tardera pas, en tout cas, à être exactement renseigné ; M. Lugné-Poe vient, en effet, de partir pour le ministère de l’Inférieur et la préfecture de police afin d’obtenir, sinon l’autorisation de jouer, du moins des explications.

    En attendant son retour, des conversations très animées s’engagent chez les marchands de vins ou même, malgré la pluie battante, sur le trottoir, devant le théâtre. Beaucoup de jeunes littérateurs – les mêmes qui figurèrent dans l’Ennemi du peuple – manifestent hautement leur indignation contre l’arrestation d’Alexandre Cohen, qui n’est, affirment-ils, qu’un anarchiste d’opinion « comme tout le monde » !!! mais tout à fait incapable de manipuler des poudres vertes ou de lancer des bombes. Ces messieurs ne se montrent pas moins indignés des procédés du gouvernement qui les oblige à poser, là, les pieds dans la boue et les livre, sans défense, aux attentats du rhume et de la bronchite.

    Aussi bien, l’idée d’une protestation, émise on ne sait par qui, est-elle accueillie avec enthousiasme. Les jeunes littérateurs exposent ainsi leurs griefs :

    « Nous, soussignés, nous sommes présentés au théâtre des Bouffes-du-Nord, pour assister à la représentation d’Âmes solitaires, pièce de Gerhardt Hauptmann, traduite par notre confrère expulsé – pour nous ne savons quelle raison – Alexandre Cohen ; et, à notre grande surprise, nous nous sommes heurtés à porte close. Nous avons appris que répétition et représentation étaient interdites par ordre ministériel. Nous protestons hautement contre un acte aussi arbitraire, qui n’est justifié ni par les tendances de la pièce, ni par les intentions injustement prêtées au public qui devait y assister, public littéraire et d’invités. »

    Les signatures recueillies couvrent bientôt deux feuillets de papier blanc.

    Le retour de M. Lugné-Poe, qui a obtenu de la préfecture de police l'autorisation de répéter, rend la protestation sans objet ; mais qu’importe ! on continue de signer…

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeLe public pénètre bientôt dans la salle et s’installe très sagement. Il est trois heures, mais le temps a passé vite à discuter passionnément et l’attente ne semble avoir énervé personne. Le rideau se lève. M. Georges Vanor, le jeune et sympathique conférencier qui doit nous parler d’Hauptmann et expliquer son œuvre, est salué par de longs et vigoureux applaudissements.

    La chaleur même de cet accueil permettait de juger l’état d'esprit de la salle. Évidemment, la première parole imprudente, le premier mot un peu vif à l’adresse du gouvernement serviraient de prétexte à une de ces manifestations spontanées qui, généralement, finissent en désordre. M. Vanor a très bien senti le péril et s’en est tiré avec beaucoup d’esprit. Il a présenté au public les excuses qui lui étaient dues pour le retard apporté à la représentation, non seulement en son nom personnel et au nom de l’Œuvre, mais aussi au nom du gouvernement et du préfet de police.

    Cet heureux début a fait rire et calmé les colères qui ne demandaient qu’à éclater. À peine des applaudissements un peu vifs ont-ils souligné, au passage, les mots… social, socialisme, misère humaine… lorsqu’ils se trouvaient employés par hasard dans des phrases dont le sens était d’ailleurs absolument pacifique.

    Toutefois, lorsque, à la fin de sa conférence, M. Vanor a nommé le traducteur, un cri s’est fait entendre à l'orchestre :

    « Qu’ils arrêtent Élisée Reclus, s’ils l’osent ! »

    Cette apostrophe a été accueillie par des applaudissements frénétiques.

    Mlle Reclus, qui se trouvait dans salle avec Mme Cladel, ne s’est associée à cette manifestation.

    Quant à la pièce qui semble plutôt luthérienne que révolutionnaire, elle a passé sans encombre et, en raison de ses mérites, a paru généralement ennuyeuse.

    Pourquoi la représentation de la pièce de Gerhardt Hauptmann a-t-elle été interdite ? C’est ce que ne s’explique pas très bien M. Lugné-Poe, auprès duquel nous sommes allé nous renseigner durant un entr’acte.

    « Je devais d’autant moins m’attendre à cette interdiction, nous a-t-il dit, que, hier même, à quatre heures du soir, la censure me délivrait son visa et que la Préfecture de police autorisait la représentation de la pièce, laquelle d’ailleurs, soit dit entre parenthèses, ne soulève aucunes théories subversives. Alors, quoi ? c’est parce que les Âmes solitaires ont été traduites par M. Cohen, considéré comme anarchiste et arrêté. Mais cette raison existait aussi bien hier qu’aujourd'hui et je ne comprends pas pourquoi on m’a laissé lancer mes invitations et annoncer dans tous les journaux que la pièce passait ce soir.

    Lugné-Poe

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme» Je n’ai même été prévenu qu’indirectement. L’interdiction a été signifiée, non à moi, mais au directeur du théâtre, M. Ballet. Je n’ai connu la nouvelle que vers midi et j’ai dû faire immédiatement les démarches nécessaires pour en avoir la confirmation et connaître les motifs de cette mesure. L’interdiction est une simple mesure de police qui ne vise en rien la pièce, mais seulement le nom du traducteur. Je me suis incliné, mais comme la répétition générale a été autorisée, j’ai fait placer dans la salle un huissier chargé de dresser un procès-verbal de constat sur les incidents de la représentation.

    » En tout cas, si cette interdiction, bien inutile à mon avis, fait perdre une recette assez importante à la société de l’Œuvre, elle ne touche en rien celle-ci dans son existence. Je n’ai pas monté Âmes solitaires pour faire de la politique. Lorsque j’ai reçu cette pièce, la Revue bleue en avait publié tout un acte, et M. Alexandre Cohen, le traducteur, était considéré partout comme littérateur et non comme anarchiste. L’Œuvre, vous pouvez le dire, va poursuivre sa marche en avant. Le prochain spectacle se composera d’une pièce de Bjornstœrn Bjornson, Au dessus des forces humaines, adaptée par l’auteur, en collaboration avec M. Prozor, son traducteur ; et d’une pièce en un acte, Intérieur, de Maeterlinck, spécialement écrite pour nous. »

    Le directeur du théâtre des Bouffes-du-Nord, M. Abel Ballet, nous a confirmé les renseignements de M. Lugné- Poe :

    « Hier soir, à minuit, nous a-t-il dit, j’ai reçu une convocation du commissaire de police pour ce matin. Je m’y suis rendu. Le commissaire m’a déclaré que la Préfecture de police ne connaissait que moi pour tout ce qui concernait le théâtre des Bouffes-du-Nord et qu’en conséquence j’étais invité à ne pas laisser représenter ce soir, sur ma scène, la pièce de M. Gerhardt Hauptmann. L'interdiction m’a été communiquée verbalement et le commissaire de police ne m’en a pas fait connaître les motifs. La pièce n’étant nullement subversive, il est à supposer que la Préfecture de police a redouté une manifestation anarchiste sur le nom du traducteur, arrêté, comme vous le savez, depuis quelques jours.

    Julia Mullem, compositrice et veuve de Léon Cladel

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme» Je dois convenir que les incidents qui se sont produits lors de la représentation de l’Ennemi du peuple, d’Ibsen, au cours de la singulière conférence faite par M. Laurent Tailhade, donnaient une certaine base aux craintes de la préfecture de police. Vous savez que, dans cette pièce, un acte se passait dans une réunion publique. Au lieu de prendre la figuration de cet acte parmi le personnel spécial et, d’ailleurs, peu coûteux des théâtres, les membres de la Société l’Œuvre avaient recruté cette figuration dans le vrai monde des cercles d’études politiques, dans le clan de ceux que nous appelons les ‘‘chevelus’’. Or, qu’est-il arrivé ? Durant les actes où ils ne figuraient pas, les chevelus étaient dans la salle ; ce sont eux qui ont applaudi à outrance les théories émises par le conférencier Laurent Tailhade sur l’entente franco-russe, et porté le tapage à son comble.

    » En mettant mon théâtre à la disposition de M. Lugné-Poe et de ses amis, j’ai entendu seulement faire œuvre artistique et nullement œuvre politique. Je me suis donc incliné devant la décision de la Préfecture de police, interdisant la représentation de ce soir et autorisant la répétition. J’ai prévenu immédiatement M. Lugné-Poe, afin qu’il pût sans retard contremander ses invitations. »

    Voici les faits. La Préfecture de police, en somme, n’est pas sortie de son rôle en retirant à quelques dilettantes de l’anarchie doctrinaire l’occasion de faire une manifestation en faveur de l’anarchiste Cohen. Tout ce qu’on peut reprocher à l’administration, c’est une certaine incohérence. Il était au moins inutile d’autoriser le mardi ce qu’on devait interdire le mercredi.

     

     

     Biographie consacrée au célèbre préfet inventeur Louis Lépine

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    PAROLE À ALBERT DUCHESNE

    UNE PIÈCE INTERDITE

     

    Le politicien et magistrat Albert Duchesne (1851-1921) estime lui aussi devoir donner son avis relativement à une telle censure (Le Pays républicain libéral, 15 décembre 1893, p. 1). Il la justifie en raison du risque que représentent l’anarchisme et les dynamiteurs de la trempe de Cohen.

     

    Je trouve ce matin dans l’Éclair, sous la rubrique « La Politique », quelques lignes de notre distingué confrère M. Humbert, député de Paris, relatives à l’interdiction par le ministère de l’Intérieur de la pièce Âmes solitaires traduite de l’allemand par l’anarchiste Alexandre Cohen. — Elles m’ont vivement frappé. Elles intéressent tous ceux qui, comme lui et moi, placent au-dessus de nos querelles la liberté de la pensée et les droits de l’écrivain.

    Je suis sans pitié pour les fantaisies de la censure officielle qui sont généralement aussi inexplicables que ridicules et inutiles. Pourtant je demande à répondre.

    A. Duchesne (© Assemblée nationale)

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeNotre confrère s’écrie : « Alexandre Cohen est un révolutionnaire hollandais. Si cet étranger est mêlé au mouvement anarchiste, qu’on l'expulse !... Mais pourquoi toucher à la pièce d’Hauptmann !... » Parce qu’il en est le traducteur ? C’est pure folie !

    Eh bien, je veux le suivre sur le terrain où il se place. « La raison de l’interdiction ne pouvant être trouvée dans l’œuvre elle-même, dit il, il faut bien la chercher où elle est, dans la personnalité du traducteur. Alors ce sont les procès de tendances qui commencent ! » 

    Cette conclusion est excessive. Mais je vous dirai avec une très grande franchise que je suis très disposé à accorder la faveur de sévérités exceptionnelles, pour tous les actes de leur vie, aux bandits de l’anarchisme. Interdire il y a 30 ans les pièces do Victor Hugo, c’était grave, et l’Empire a eu pour elles des rigueurs assez injustifiables. Mais, en vérité, les dynamiteurs sont-ils bien fondés à venir solliciter pour eux la protection de nos lois et à parler très haut de liberté ?

    D’autre part, il y a, à mon sens, une raison qui domine toutes les autres considérations. Il faut à tout prix que l’ordre soit maintenu à Paris et en France ; le gouvernement a besoin de prendre toutes les mesures de police qui sont de nature à le maintenir. Il n’est pas douteux que les représentations d’une pièce due à un anarchiste connu eussent, à l’heure actuelle, produit de la part des amis de cet homme ou de ceux — nombreux en France — qui se vantent de ne point l’être, des manifestations bruyantes.

    D. Raynal, ministre de l’Intérieur de l’époque

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeLe gouvernement a prévu. Il a fait un acte de gouvernement, sous prétexte de liberté, il ne faut pas tout permettre, et surtout il ne faut pas ne rien prévenir.

    Quand la Comédie-Française donna Thermidor il y a 2 ans, il n’y eût qu’un cri parmi les radicaux contre l’interdiction qui suivit la deuxième représentation. Certes, la pièce n’avait en elle-même rien de dangereux pour nos institutions et l’auteur est un de ceux dont on aime en France à acclamer le nom et les œuvres ! Quelle raison a-t-on donné de l’interdiction ? Le danger des manifestations dont elle avait été et pouvait être la cause !

    Le droit de police du gouvernement, en toutes matières, peut, assurément, quelquefois, porter ombrage à beaucoup de nos sentiments personnels et heurter quelques principes qui nous sont chers!

    Mais nous devons, à l’heure où nous sommes, réfléchir à la nécessité qu’il y a de laisser le gouvernement agir avec autorité et prévoyance ! — Cela n'est pas arbitraire !

     

    Les costumes de Thermidor, pièce de de Victor Sardou

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    PAROLE AUX DÉFENSEURS D'ALEXANDRE COHEN

    L’ATTENTAT DU PALAIS-BOURBON

     

    Avec ardeur, mais non sans énoncer un certain nombre d’erreurs sur le passé d’Alexandre Cohen, Le Radical prend sa défense le 16 décembre 1893.

     

    L’instruction ouverte sur l’attentat commis par Vaillant à la Chambre des députés continue, M. Meyer, juge d’instruction, a rédigé un questionnaire pour les interrogatoires qu’il doit faire subir à l’inculpé et dont la série a commencé hier. […]

    Nous avons dit, hier, que la perquisition faite chez M. Paul Reclus avait pour objet de saisir une lettre de Vaillant. Dans une lettre, très courte, Vaillant priait M. Paul Reclus de faire éditer plusieurs pages qui y étaient jointes et qui forment une sorte de testament littéraire. La lettre d’envoi se terminait par une phrase ambiguë et qui laissait entendre que Vaillant se préparait à faire un acte sur la nature duquel il n’entrait dans aucune explication. La lettre et les papiers avaient été envoyés en Angleterre par M. Paul Reclus, qui s’occupe de les faire revenir pour les remettre au juge d'instruction.

    Auguste Vaillant

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeVoici sur Alexandre Cohen, le traducteur des Âmes solitaires, qui a été arrêté et est encore au Dépôt de la préfecture, des renseignements très complets, qui nous ont été fournis par un de ses amis, et qui montreront exactement qui est celui que la police a arrêté comme anarchiste : « Alexandre Cohen est né en 1863 à Leuwarden (Frise). Envoyé à 18 ans dans l’armée coloniale hollandaise, il séjourna deux ans à Java et à Sumatra. Il en profita pour donner carrière à ses instincts de polyglotte, et apprit tous les dialectes usités dans l'archipel indo-océanien. Il attrapa les fièvres et, un jour que, très souffrant, il était sous les armes, un officier lui adressa une observation grossière et le frappa. Cohen gifla l’officier et fut condamné à une peine légère par le conseil de guerre et renvoyé en Hollande. À la Haye, où il résidait, Cohen professait, comme beaucoup d’autres, des opinions socialistes. Un jour sur le passage du cortège royal, il se livra à quelques plaisanteries. Il trouvait que le roi de son pays ressemblait à un singe et il prononça ces mots : ‘‘Vive le roi gorille !’’

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme» Poursuivi pour le crime de lèse-majesté (ci-contre, un pamphlet contre le roi gorille, 1887), il fut condamné à trois ans de prison, mais, comme il était prévenu en liberté, aussitôt après sa condamnation, il passa la frontière et s’en fut en Belgique où, pendant deux ou trois ans, il exerça le métier de correcteur d'imprimerie. Il écrivit aussi dans les journaux. Obligé de quitter la Belgique, à la suite d’un délit de presse, il séjourna quelque temps en Catalogne, puis à Nice, et enfin, il y a cinq ans, vint se fixer à Paris. Il y fut bientôt assez connu comme traducteur ; outre le malais, il parlait six langues européennes : l’anglais, l’allemand, le français, le hollandais, l’italien et l’espagnol. Resté en relations avec son pays natal, il devint bientôt le correspondant du journal dirigé par le socialiste bien connu Domela Nieuwenhuis, le Recht voor Allen (le droit pour tous), publié à La Haye. Les articles qu'il y envoyait étaient exclusivement réservés à la critique des nouveaux ouvrages français ; car Cohen, très versé dans les questions d’art et de littérature, était un fervent admirateur des lettres françaises et surtout des nouvelles écoles : il collaborait assidûment au Mercure de France, à la Société nouvelle, à la Revue Bleue, etc., et fréquemment il envoyait des articles au Matin et au Figaro. C'est d’ailleurs uniquement de cette collaboration qu’il tirait ses ressources.

    » Arrivé en France avec des idées socialistes, il avait commencé naturellement par se répandre dans les milieux politiques ; mais à mesure qu’il s'affirmait de plus en plus dans les lettres il délaissait d’autant les théories sociales. C’est ainsi que depuis deux ans il s'était dégagé complètement de la politique pour se donner tout entier aux préoccupations artistiques. Il se livrait ardemment à l’étude des littératures différentes de l’Europe, et s’efforçait de les diffuser et de les répandre par delà leurs frontières naturelles ; il avait traduit en hollandais presque tout Zola ; inversement il avait traduit en français le Hollandais Multatuli, il se proposait de nous donner une traduction du philosophe allemand Nietzche, de la pièce de Max Stirner, l’Individu et son individualité, et enfin de plusieurs légendes javanaises qu’il avait recueillies dans ses voyages océaniens. Il n'avait rien d’anarchiste, sauf cette tendance métaphysique commune à tous les jeunes littérateurs contemporains, mais qui est fort éloignée des bombes et des explosifs.

    Domela Nieuwenhuis

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme» Il ne s’était d'ailleurs jamais affiché en France, soit dans les réunions publiques, soit dans des journaux révolutionnaires : un seul article portant sa signature a été publié dans l’En-dehors ; encore faut-il observer que c’est vers la fin de 1891, époque à laquelle l’En-dehors était un journal surtout littéraire sans préoccupations sociales ; l’article par lui-même, intitulé ‘‘Filles et Souteneurs’’, n'avait absolument rien de subversif et eut pu tout aussi bien être publié dans un journal quelconque.

    » Quant au discours incendiaire qu’on lui prête et qui daterait de 1891, tous ses amis déclarent que ce n’est pas lui mais un autre Cohen, qui l’aurait prononcé. Alexandre Cohen venait, en effet, d’obtenir son admission à domicile, voulant se faire naturaliser français après le stage obligatoire, et par conséquent, il est peu vraisemblable qu’il ait cherché à attirer sur lui l’attention.

    » D’ailleurs, la perquisition opérée chez lui n’a amené la découverte d’aucun papier compromettant ; des lettres de Domela Nieuwenhuis, de ses parents, des collections de journaux étrangers tels que Der Socialist, Vorbote, Sempre Avanti, ou français, parmi lesquels la Révolte et l’En-Dehors, et des coupures relatives aux questions politiques et sociales. C'est en somme ce que l’on peut trouver chez n’importe quel journaliste. Quant aux racontars fantaisistes de plusieurs journaux, ils ne reposent sur rien. On a représenté Cohen comme un loqueteux malpropre et mal élevé, et tous ses voisins affirment au contraire qu’il avait une tenue fort correcte et a toujours montré une grande politesse. On a dit qu’il recevait la nuit chez lui des bandes d’anarchistes, c’est encore inexact. Cohen a pour voisins plusieurs jeunes gens assez bruyants et ce sont eux qui, la nuit, descendent ou montent assez tard. Cohen recevait au contraire fort peu de visites. On a parlé encore d'une petite bombe qui aurait éclaté pendant la perquisition faite à son domicile. Voilà l’histoire : Cohen avait chez lui comme beaucoup de Parisiens un revolver chargé, le commissaire en fouillant les meubles trouva l’arme, voulut la décharger et laissa tomber une cartouche qui fit explosion. Enfin, en fait de démêlés, il n’en a jamais eu qu’en 1889, pendant l’Exposition, avec le directeur du Kampong javanais : comme il parlait la langue des sveltes petites danseuses malaises, il avait appris d’elles que leur barnum les maltraitait et les tyrannisait ; il fit plusieurs articles à ce sujet, et le barnum, outré, lui interdit l’entrée de son établissement : Cohen dut revêtir plusieurs déguisements pour retourner voir ses protégées, et l’affaire faillit se terminer par un duel.

    » Voilà quel est celui que la police considère comme un anarchiste dangereux et que l’on veut expulser de France à la veille de la naturalisation qu’il sollicitait et qu’il allait obtenir ! Nous prions ceux de nos souscripteurs dont l’abonnement expire le 15 décembre de nous envoyer aussi vite que possible leur renouvellement, s'ils ne veulent éprouver aucun retard dans l'envoi de leur journal.

     

    A. Cohen en 1907

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     PAROLE À GEORGES COCHET

    ÂMES SOLITAIRES

    THÉATRE DE L’ŒUVRE

     

    Dans L’Œuvre d’art du 25 décembre 1893, le tout jeune Georges Cochet (1872-1962, photo ci-dessous à un âge beaucoup plus avancé) - déjà devin ? - y va de se remarque désinvolte.

     

    L’Œuvre devait jouer Âmes solitaires, de Gerhardt Hauptmann, traduction Alexandre Cohen. La représentation n’a pu avoir lieu, par suite d’interdiction survenue à la dernière heure. Toute la jeunesse littéraire s’est associée pour signer une protestation énergique contre cet inexplicable Veto.

    Âmes solitaires, le lendemain, remportait un éclatant succès à Bruxelles.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeMais voici pour faire réfléchir.

    Quelques jours plus tard, après la représentation de la pièce de Gerhardt Hauptmann à Amsterdam, la jeune reine Wilhelmine venait féliciter M. Lugné-Poe et ses camarades.

    Et cependant Cohen est Hollandais.

    Serait-on plus libéral à la cour de Hollande que dans les hautes sphères gouvernementales de la République française ??

     

     

     

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    PAROLE À EDMOND STOULLIG

     

    Dans Le Monde artiste (17 décembre 1893, p. 810), le critique musical et dramatique Edmond Stoullig (1845-1918) - on lui doit, non une bombe mais une mine dinformations, à savoir le périodique Les Annales du théâtre et de la musique (1875-1916) - se prononce pour sa part sur le sujet en tant que connaisseur du monde de la scène. Les Âmes solitaires ne le séduisent guère.

     

    M. Lugné-Poe continue à jouer les Antoine. Tout comme le directeur du Théâtre-Libre, le directeur de l’Œuvre revient de Bruxelles, où Âmes solitaires ont obtenu un vif succès. Tout comme M. Antoine, il peut se poser en victime d'une interdiction : celle de ces Âmes solitaires, de Gerhart Hauptmann, traduites de l’allemand par M. Alexandre Cohen. Non certes que la nouvelle pièce du puissant auteur des Tisserands eût rien de subversif ; mais on a pu craindre que de maladroits amis ne se servissent pour « faire du potin », du nom de son traducteur, Alexandre Cohen expulsé comme anarchiste étranger, et il a semblé plus prudent, au lendemain de la belle action du sympathique Vaillant, de laisser les bons esprits se calmer et de donner aux revendications de toute sorte le temps de se calmer.

    In Opstand, vol. 1 des mémoires de Cohen

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeUne répétition générale : c’est tout ce que voulaient bien permettre la police et le ministère, dont M. Lugné-Poe, l’ardent directeur de l’Œuvre, attendait encore la décision, jeudi après-midi, au moment où, sous la pluie battante, nous attendions nous-mêmes que s’ouvrissent les portes des Bouffes-du-Nord, hermétiquement fermées à ses invités des deux sexes : jeunes gens aux cheveux longs, jeunes femmes aux cheveux courts… Vous pourrez, si le cœur vous dit de connaître ces Âmes solitaires, vous procurer la brochure parue chez Grasilier, successeur de Savine. Vous y verrez que, cette fois, l’auteur des Tisserands ne s’est point érigé en apôtre du socialisme. Âmes solitaires est un drame « ibsénien », assez ennuyeux, du reste, et très proche parent de Romersholm, qui fut le début du théâtre que dirige M. Lugné-Poe.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeRomersholm nous avait révélé M. de Max, qui s’est fait, depuis lors, très vivement apprécier à la Renaissance dans les Rois de M. Jules Lemaître. Âmes solitaires (dont la répétition a eu lieu dans les plus déplorables conditions) nous eussent montré les évidents progrès de Mlle Bady, qui a très artistiquement composé le rôle de Khaete, — et eussent produit une actrice, Mme Renée de Pontry qui, faisant abnégation de toute coquetterie pour s’affubler d’une perruque de vieille, a joué avec une vivante émotion et une réelle autorité le rôle de Mme Vockerat. Donnons-lui du moins l’assurance que son travail n’est point perdu, — pas plus d’ailleurs que le morceau délicatement et finement écrit — causerie sur Gerhart Hauptmann — qui eût valu un mérité succès à notre jeune et distingué confrère George Vanor.

     

     

    Sadi Carnot, le président de l'époque, assassiné peu après

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    PAROLE À LA GAZETTE PARLEMENTAIRE

    CHAMBRE DES DÉPUTÉS, samedi 20 janvier

     

    Larrestation et lexpulsion dAlexandre Cohen donnent lieu à des questions au Palais Bourbon, ce dont rend compte le périodique La Liberté, le 21 janvier 1894 (p. 3).

     

    À cinq heures vingt commence l’interpellation de M. Vigné d’Octon sur l’interdiction des Âmes solitaires. C’est un début. La voix est vibrante, quelque peu emphatique, la phrase voudrait être simple, elle est ampoulée. Il y a des aperçus sur la liberté de la pensée humaine qui échappent à l’analyse. Il parle des amours cérébrales purement métaphysiques. Suit le récit de la pièce. À cette heure où le socialisme a fait dans le Parlement une trouée si vigoureuse, faut-il s’étonner qu’il ait trouvé place dans la pièce ? Le traducteur, M. Alexandre Cohen, avait été arrêté la veille ; l’orateur ne recherche pas ses opinions, mais il y a là une question de liberté littéraire. Au nom de la liberté et de l’indépendance, l'orateur prie le ministre de revenir sur sa mesure.

    A. Cohen en 1894

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeM. Raynal répond que le préfet de police a usé des droits que lui confère la loi en vertu de ses pouvoirs municipaux. Il a interdit la représentation du 13 décembre comme l’aurait fait tout maire de province. Il ajoute que M. Cohen ayant été arrêté le matin, comme anarchiste, il était difficile de le faire applaudir le soir. Quel était Alexandre Cohen ?

    Comme on interrompt à l’extrême gauche et plus principalement M. Pelletan, un rappel à l’ordre fond sur lui. Le passage est à citer, ainsi que la conclusion :

    M. LE MINISTRE. - Il est bon de faire connaitre au pays l’homme auquel nous avons donné l’hospitalité, qui était sur le point d’obtenir sa naturalisation, puisque quelques jours après les cinq ans de rigueur auraient été écoulés. Il est bon de faire connaître cet homme-là au pays ; c’est mon devoir, et je le remplirai.

    Voix à gauche. - Ce n’est pas la question !

    M. LE MINISTRE. - Voici donc ce qu’écrivait M. Cohen :

    « Je commence à comprendre ce que c’est que la haine en voyant ici des milliers de misérables qui se traînent dans les rues comme autant d’accusations contre cette atroce société.

    » Eh bien, va pour le déluge, va pour le balayage ; mais pour Dieu ! que cela vienne vite.

    » Je commence à m’impatienter, et cette impatience me dévore… »

    Voici ce que M. Cohen écrivait le 10 octobre 1893 à un de ses compagnons, dont je ne veux pas prononcer le nom, quelques-uns de nos collègues savent bien pourquoi. (Interruptions à l’extrême-gauche.)

    M. LE PRÉSIDENT. - Je serai obligé de rappeler à l’ordre avec inscription au procès-verbal quiconque interrompra. Il y a une limite à tout !

    M. LE MINISTRE. - Je tairai ce nom pour ne pas compromettre quelqu’un qui n’est pas ici.

    M. CAMILLE PELLETAN. - Et M. Cohen, est-ce qu’il est ici ?

    M. LE PRÉSIDENT. - Monsieur Pelletan, je vous rappelle à l’ordre (Très bien !)

    M. CAMILLE PELLETAN. - C’est la première fois que cela m’arrive.

    M. LE PRÉSIDENT. - Je le regrette ; j’aurais voulu ne pas avoir à le faire ; mais mon devoir m'y contraint. (Très bien ! très bien !)

    M. LE MINISTRE. - Je poursuis ma lecture :

    C. Pelletan, par Louis Welden Hawkins

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme« Des coups, mes chers, des coups de pied, de poing, et si besoin est des coups de matraque ! Vous parlez de la volupté des vengeances. Alors, étranglez ! À mon avis, nulle vengeance n’est davantage voluptueuse que de sentir ses doigts serrer et serrer encore la misérable gargamelle des bourgeois et des aristos. » (Exclamations et bruit à gauche.)

    M. CAMILLE PELLETAN. - Qu’est-ce que ces papiers que vous lisez ?

    M. LE MINISTRE. - Ce sont des lettres de M. Cohen dont je tiens l’original à votre disposition.

    M. CAMILLE PELLETAN. – Où les avez-vous eues ?

    M. LE MINISTRE. - Dans les perquisitions, monsieur Pelletan. (Interruptions à l’extrême-gauche.)

    M. CAMILLE PELLETAN. - On saisit les lettres en vue de poursuites judiciaires ; on n’a pas le droit de s’en faire des arguments de tribune.

    M. CHAUTEMPS. - C’est indigne !

    M. LE HÉRISSÉ. - Ces lettres ne vous appartiennent pas.

    M. ALPHONSE HUMBERT. - Elles appartiennent à la justice. (Bruit.)

    M. LE MINISTRE. - Messieurs, vous ne m’empêcherez pas de faire mon devoir, vous pouvez en être sûrs. (Nouveau bruit.)

    M. LE PRÉSIDENT. - Messieurs, je vous invite au silence.

    M. CHAUVIN. - Ce sont des lettres volées.

    M. LE PRÉSIDENT. - Monsieur Chauvin, je vous rappelle à l’ordre.

    M. LE MINISTRE. - Voici encore ce qu'écrivait M. Cohen :

    « Nous voilà débarrassés de la saloperie russe. Enfin, on pourra peut-être respirer… (Rumeurs sur plusieurs bancs.)

    » Vous savez, quant aux Français, l’ombre de sympathie qui me restait encore, en dépit de cinq ans et demi de séjour parmi la grande nation, a radicalement disparu. Extirpé ! Quelle ordure ! Je voudrais avoir assez de crachats pour lancer à la trogne de tous ces misérables. » (Nouvelles rumeurs sur les mêmes bancs.)

    Voilà en quels termes les Français étaient traités par M. Cohen sur lequel vous étendez votre sollicitude.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeEh bien ! nous avons cru qu’il était absolument indécent de laisser jouer une pièce dont le traducteur, celui qu’il s’agissait de fêter, écrivait ce qui précède. (Interruptions à l’extrême-gauche.)

    M. PIERRE RICHARD. - Le gouvernement a fait rosser par sa police 20 000 Français et en a fait coffrer 20 000 pour imposer à l’Opéra une œuvre de Wagner qui avait tenu à l’égard de la France des propos non moins outrageants.

    M. LE MINISTRE. - M. Cohen ajoute :

    « Si je vous dis en outre que tout Paris assistait l’œil humide à l’enfouissement du vieil équarrisseur Mac-Mahon, et qu’aucun cri discordant ne s’est fait entendre sur le passage de sa charogne… »

    Sur plusieurs bancs à gauche. - Assez ! assez !

    M. LE MINISTRE. - Voilà M. Cohen. Je crois en avoir assez dit pour édifier la Chambre.

    M. Vigné demande si l'’nterdiction de la pièce est levée.

    M. Denys Cochin estime que le ministre a très bien fait d’interdire la France à M. Cohen ; mais le préfet a-t-il usé d'un droit incontestable ? Très spirituellement l’orateur analyse la pièce et dit qu’en France on ne trompe pas sa femme pour cause de physique ou de chimie. Voici la conclusion :

    M. DENYS COCHIN. — Dans Âmes solitaires, le système philosophique est passé sous silence. Mais, comme je vous le disais, à côté de ce jeune docteur qui finit par se jeter à l’eau on ne sait trop pourquoi, il y a des personnages dont on n'a pas parlé, une famille de braves gens qu’il désespère, et qui, eux, ont continué à penser comme leurs parents ; il y a un vieux pasteur, ami de la famille, qui, j’en conviens, est représenté sous des traits un peu communs : il aime un peu sa tasse de thé, sa tranche de saucisson et son cigare ; mais, au demeurant, le meilleur homme du monde ; il y a un père et une mère, il y a une pauvre femme dont la douleur est touchante. « Quand j'étais jeune fille, dit-elle, je parlais gaiement de tout, mais maintenant je n’ose plus, car j’ai peur d’un si grand génie. » Tous sont au désespoir et tous sont les personnages sympathiques et sensés de la pièce.

    La conclusion, c’est la vieille mère qui la donne :

    « La voyez-vous maintenant, s’écrie-t-elle, cette maison d’où l’on a chassé Dieu, la voyez-vous s’écrouler dans la nuit ? »

    Oui, c’est la conclusion du drame, et cela me suffit, monsieur le ministre, pour regretter de n’avoir pu aller l’applaudir. Je la soumets à vos réflexions.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeMais je conclus à mon tour. À mon avis, tout cela n’avait pas une bien grande importance ; et s’il y avait une manifestation à craindre, le préfet de police était bien armé pour la prévenir sans prendre une grave mesure contre la liberté du théâtre.

    La pièce, fort remarquable pour les gens qui lisent et qui suivent ces études psychologiques, n’aurait pas, je crois, occupé le public bien longtemps. Et il est probable qu'’en somme, au bout de quelques représentations, les « âmes solitaires » auraient été celles des quelques spectateurs éparpillés sur les banquettes.

    M. Camille Pelletan vient protester contre la théorie du ministre. On a apporté des lettres saisies, mais il n’est pas permis de les apporter ici. En outre, le préfet de police est responsable devant son chef, le ministre de l’intérieur.

    Voici la réplique de M. Raynal :

    M. LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR. - Deux mots seulement. Je prétends avoir établi que le préfet de police avait agi en vertu de ses pouvoirs propres et en vertu des droits que lui donne la loi ; mais j’ai immédiatement ajouté que je le couvrais complètement dans l’exercice de ces droits. (Interruptions à l’extrême-gauche.)

    Je l’ai dit et répété. J’ajoute que j’ai également dit que le préfet de police, qui garantit la sécurité dans l’intérieur et au dehors des théâtres, avait pensé que, le 13 décembre, il y avait une mesure préservatrice à prendre ; il l’a prise, et, contrairement à ce qu’a dit l’honorable M. Vigné, jamais, ni le lendemain, ni plus tard, aucune demande n’a été renouvelée au préfet de police pour savoir si l’interdiction qu’il avait prononcée dans des conditions déterminées était maintenue.

    Je prétends que j’avais le droit, lorsque plusieurs journaux m’avaient imputé la responsabilité de l’expulsion de M. Cohen, d’établir que nous l’avions décidée parce qu’il y avait des faits et un langage intolérables.

    Je prétends enfin que, dans ces conditions, j’ai contribué à faire connaître au pays ce que sont certains hommes qui viennent en France pour y insulter les Français et provoquer les bons citoyens. Voilà tout ce que j’avais à dire.

    L’incident est clos sans ordre du jour, et la séance levée à 6 heures 20 minutes.

     

     

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    PAROLE À COMŒDIA

    SUR UN CHEF D’ŒUVRE.

    ÂMES SOLITAIRES, DE GERHART HAUPTMANN

     

    Le retentissement des événements de 1893 fait que le chroniqueur Louis Nozzi éprouve la nécessité d'en parler bien plus tard, à savoir le 11 décembre 1912, dans Comœdia (p. 3), alors que son propos est en réalité d’encenser le drame de G. Hauptmann.

     

    […] L’honneur d’avoir accueilli Âmes solitaires revient à M. Lugné-Poe, directeur de l’Œuvre. Il fit représenter cette pièce, le 13 décembre 1893, et la répétition générale se passa sans le moindre incident. Mais la représentation publique, qui devait avoir lieu le soir même, fut interdite par ordre de la police.

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchismeCette brutale interdiction produisit une vive émotion dans les milieux artistiques et souleva les protestations de la presse et de la littérature. Âmes solitaires est un drame de famille, d’une émouvante simplicité, et ne renferme aucune idée subversive. L’œuvre, l’une des plus désenchantées qui soient, n’est rien moins que révolutionnaire. Elle n’est qu’un long appel à la méditation aimante et à l’humaine pitié. Elle est plus avide de larmes que de sang.

    Pour expliquer son intrusion dans le domaine littéraire, le gouvernement donna officiellement deux raisons : la première, c’est que la pièce d’Hauptmann avait été traduite par M. Alexandre Cohen, un jeune Hollandais qu’on venait d’arrêter comme anarchiste ; la seconde, c’est la crainte que les révolutionnaires ne profitassent de la circonstance pour se livrer à des manifestations. C’était le temps des lois scélérates.

    Une protestation, signée le jour même par un groupe d’étudiants et d’hommes de lettres, ne put faire lever l’interdiction, et la presse, même la plus favorable aux actes du gouvernement, réprouva cet ordre draconien exercé contre une œuvre de pensée et de beauté.

    « En interdisant Âmes solitaires, disait Le Journal, le gouvernement ne s’est pas proposé de protéger la société, qui n’était pas en cause dans cette comédie psychologique, mais d’embêter un anarchiste qui espérait gagner là un petit salaire de traduction. »

    « Il ne m’est pas permis, déclarait l’Écho de Paris, et ce n’est pas l’endroit d’apprécier un procédé qui atteint par le traducteur l'œuvre originale… Rien dans la pièce d’Hauptmann ne saurait motiver une interdiction. »

    « La censure et la Préfecture de police avaient déjà donné leur visa quand un ordre supérieur est venu empêcher la représentation, disait la Justice. Le ministre avait remarqué que, le traducteur étant ce M. Cohen arrêté comme anarchiste, la traduction pourrait bien contenir des contresens subversifs ; et, une fois de plus, il a supérieurement affirmé son sang-froid sauveur. »

    alexandre cogen,lugné-poe,gerhart hauptmann,théâtre,prison,police,journalisme,anarchisme« Je ne sais, disait le Voltaire, qui, dans les conseils du gouvernement, s’est donné le ridicule d’interdire la représentation de ce drame intime qui n’avait, je le jure, rien à voir avec l’anarchie. Mais, à coup sûr, comme le disait spirituellement Georges Vanor, le plus interdit, c’est le public. La censure aurait mis un beau jour son veto aux représentations de Miss Helyett que sa décision n’eût pas été plus stupéfiante. »

    J’ai tenu à citer ces extraits de la presse d’alors, qui montrent bien l’indignation des esprits les moins exaltés contre une mesure de basse vengeance. Pour mieux frapper un malheureux, on supprima, d’un trait de plume, l’œuvre admirable, qu’il avait traduite avec ferveur et qui représentait son juste salaire. Afin d’atteindre un homme libre, on étouffa Âmes solitaires.

    Ne vous semble-t-il pas que nous avons une lourde obligation envers ce drame, qui attend, depuis vingt années, l’épreuve d’une représentation publique, qui lui est due et dont il a été honteusement frustré ?

    Je jure bien qu’aucun intérêt grossier ne me pousse à demander justice, en faveur d’une œuvre que j’admire entre toutes. Je ne connais pas M. Alexandre Cohen, je n’ai reçu aucun chèque de M. Gerhart Hauptmann. En ces temps de nationalisme littéraire exaspéré, on dira peut-être que je suis vendu à l’Allemagne et que je suis chargé par elle d’écouler sa production dramatique : ce n’est pas vrai. Je crois à l’existence réelle de l’œuvre d'art, et je voudrais que fût représenté un drame qui est une des plus frémissantes affirmations de l’inquiétude moderne, qui est tout amour et toute douleur, et qui doit vaincre. […]

     

    Exemplaire des Âmes solitaires dédicacé par Sandro (= Alexandre Cohen)

    à sa compagne Kaya Batut alors qu'il est emprisonné à Paris

    avant d'être expulsé en Angleterre :

    À ma Kaya, être de rêve, âme d’élite, mon cœur et ma pensée,

    Sandro, 18.12.1893. Intra muros.

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