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flandres-hollande - Page 9

  • Galerie Baudelaire

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    De quelques poètes et traducteurs

    et d’une Note de bas de page

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    Léditrice Anneke Pijnappel rend visite à Charles Baudelaire 

     

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteEn 1892, avant ses débuts en littérature et bien avant de devenir une figure majeure du socialisme de son pays, Henriëtte van der Schalk (1869-1959) – qui se voulait poète avant d’être femme – a traduit « La Mort des pauvres ». Toutefois, dans les terres néerlandophones, ce sont des hommes de lettres qui vont peu à peu se mesurer à l’œuvre baudelairienne. Ainsi, en 1909, P.N. van Eyck (1887-1954) publie une traduction du « Poète et la muse », son confrère P.C. Boutens (1870-1943) en donnant une, trois ans plus tard, de « La Beauté ». À la même époque, Jules Schürmann (1873-1927) transpose quelques « poèmes en prose » pour la revue Kunst en Letteren, puis Albert Verwey (1865-1937, couverture ci-dessus de la biographie que lui a consacré Madelon de Keizer, 2017) une ou deux poignées de sonnets quelques années plus tard (1) – ceci, d’une certaine façon, dans le sillage de son ami Stefan George et de ses Blumen des Bösen (1891 puis 1901). D’autres poètes, parmi les plus réputés, y sont allés à leur tour de leurs adaptations versifiées, en particulier J. Slauerhoff (1898-1936), J.C. Bloem (1887-1966) et Martinus Nijhoff (1894-1953), petit-fils de cet autre Martinus, le fondateur de la célèbre maison d’édition de La Haye.

    Cependant, dans l’aire néerlandophone, le besoin de traduire Baudelaire ne s’est fait réellement sentir que par la suite. Dans les Plats Pays de l’avant-guerre, la plupart le lisaient encore dans le texte. Même si on a pu la minimiser, même si elle est demeurée peu explicite pour la génération de 1880, l’influence du Parisien sur les auteurs septentrionaux de l’époque est incontestable, tant en Flandre qu’en Hollande (2).

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteEn 1945, l’ami d’André Gide, la Haguenois Jef Last (1898-1972) publie quelques transpositions dans la plaquette Les poètes maudits : Baudelaire, Verlaine, Rimbaud (3). Mais c’est en Flandre que voit le jour, l’année suivante, la première transposition intégrale des Fleurs du mal, une prouesse accomplie pour l’essentiel dès avant le conflit mondial par le poète en herbe Bert Decorte (1915-2009) : « Publiée en 1946, la traduction De bloemen van den booze date de la seconde moitié des années trente et accompagne les débuts du jeune poète. La traduction se révèle remarquable par le travail sur la forme (mètre et rime) et le rythme. L’importance accordée au mètre induit des stratégies de traduction modulées en fonction des contraintes métriques. » (4)

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteCes dernières décennies, chaque nouvelle traduction (d’un choix) des Fleurs du mal fait couler pas mal d’encre. Deux d’entre elles au moins connaissent d’ailleurs une nouvelle existence en cette année du « bicentenaire » : celle de Petrus Hoosemans, aux éditions Historische Uitgeverij de Groningue, et celle, partielle, de Menno Wigman (1966-2018), le poète probablement le plus « baudelairien » des lettres néerlandaises, lui qui a voué sa vie à la poésie et « à la recherche désespérée de l’ineffable bonheur ». Kiki Coumans, à qui l’on doit cette réédition qu’elle accompagne d’une postface (5), vient par ailleurs de donner un choix de la correspondance de Baudelaire en néerlandais, Mijn hoofd is een zieke vulkaan (Ma tête est un volcan malade). Rehaussé d’un cahier photo, ce volume est le 314e de la prestigieuse collection « Privé-Domein » des éditions De Arbeiderspers.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteÀ n’en pas douter, Paul Léautaud aurait regimbé devant une telle initiative. Le 25 décembre 1906, ce dernier écrit : « J’ai oublié de noter ma déplorable impression des lettres de Baudelaire, qu’on vient de publier au Mercure. Absolument rien, dans ces lettres. Pas un mot piquant, spirituel et spontané, un trait ému, quelque chose qui touche et fait rêver. […] Ah ! que nous sommes loin de la Correspondance d’un Stendhal, même de la Correspondance d’un Flaubert, pourtant souvent si vulgaire, cette dernière. » (Journal littéraire, I, 1954, p. 362). Cela n’a pour autant pas dissuadé Kiki Coumans d’en donner près de 300 pages qui couvrent les années 1832-1867. Sa riche et suggestive préface prouve que cette correspondance, si elle n’a pas les finesses de celles des deux grands prosateurs mentionnés par Léautaud, est un passage obligé pour mieux cerner les paradoxes du dandy hashischin. La traductrice limbourgeoise souligne entre autres : « Les lettres de Baudelaire révèlent clairement cette tenace aspiration, vivre pour la poésie, en même temps que les tourments d’ordre psychiques et sociaux qui accompagnent ses créations. À la différence de celle de son ami Flaubert, par exemple, il ne s’agit pas d’une correspondance purement ‘‘littéraire’’ dans laquelle il exposerait avec éloquence sa poétique. Dans ses missives, nous voyons un poète qui, en plus de sa vocation, est travaillé par un nombre impressionnant de soucis pratiques : il est en permanence à court d’argent, déménage plus de trente fois au cours de sa vie d’adulte et lutte pour réduire le fossé qui sépare son ambition et un manque de discipline remontant à ses jeunes années. »

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    couverture de Het Spleen van Parijs, 2021

     

    Du côté d’Amsterdam, Le Spleen de Paris, lui non plus, n’est pas oublié. La maison Querido annonce pour 2022 Het Parijse spleen, rehaussé d’œuvres de Marlene Dumas, dans une version de Hafid Bouzza, romancier virtuose, connu par ailleurs pour ses traductions/adaptations de William Shakespeare et de poésies arabes érotico-bachiques. En attendant ce « spleen parisien », l’amateur peut à loisir se plonger dans Het Spleen van Parijs qui a vu le jour ce 9 avril aux éditions hollandaises Voetnoot, sises à Anvers depuis 1996. Il s’agit d’une transposition de Jacob Groot – révisée de bout en bout avec la complicité de l’éditrice Anneke Pijnappel, du poète Jan Kuijper et de Rokus Hofstede – remontant à 1980. Jacob Groot y a ajouté une postface d’une haute tenue (6).

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteLes éditions Voetnoot (= Note de bas de page) et Baudelaire, c’est une longue et belle histoire. On pourrait même dire que le poète a tenu cette maison sur les fonts baptismaux. Mariant leurs talents, Anneke Pijnappel et Henrik Barends se sont lancés dans cette aventure voici plus de trente-cinq ans, la première traduisant le Salon de 1859 pour le second qui était désireux de lire ce texte. Depuis, la maison a publié des dizaines de titres couvrant les domaines suivants : littérature, critique d’art, poésie, photographie, arts plastiques et design. Chaque livre porte l’immuable marque du graphiste Barends, déjà présente dans le milieu éditorial des années quatre-vingt du siècle passé, par exemple à travers les recueils d’un Pieter Boskma (éditions In de Knipscheer) ou Maximaal, un choix de la poésie de 11 jeunes poètes (1988).

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteLa collection « Perlouses » offre en néerlandais un essaim d’écrivains français, de Vivant Denon à Yves Pagès en passant par Kundera. « Belgica » mêle auteurs flamands et auteurs belges d’expression française, tandis que « Moldaviet » présente des prosateurs tchèques. Trois collections dans un format et un prix de poche. Au fil des ans, quant à Baudelaire, le fonds de la maison s’est enrichi, grâce à une poignée de brillants traducteurs, des Salons de 1845 et 1846, de l’Exposition universelle de 1855, de Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, du Peintre de la vie moderne ainsi que de Fusées, Mon cœur mis à nu, Hygiène et La Belgique déshabillée réunis en un volume (voir la dernière photo des Notes de bas de page). Et dans une adaptation de Menno Wigman, évoqué plus haut, on retrouve un titre : Wees altijd dronken ! (Il faut être toujours ivre), soit quelques-uns des « poèmes en prose » réunis avec divers écrits fin-de-siècle (Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Laforgue, Huysmans, Remy de Gourmont, Léon Bloy, Lautréamont).

    Page de titre de Het Spleen van Parijs

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteChez Voetnoot, l’importance du papier, du format, de la dimension visuelle, tant dans les thématiques traitées que dans la conception des ouvrages, se manifeste par l’existence, dans les locaux de la maison, de la « Galerie Baudelaire » où se tiennent des expositions de photographies. On retrouve la patte de Henrik Barends jusqu’à la devanture de Marché-Couverts et sur la carte de ce restaurant français d’Anvers (cuisine du Sud-Ouest). Le titre lancé par Voetnoot ce 9 avril, Het Spleen van Parijs, offre un bel exemple du souci d’une typographie caractéristique et d’une iconographie souvent facétieuse. Cette fois, on doit celle-ci à Miro Švolík, artiste tchèque déjà à l’honneur à plusieurs reprises chez l’éditeur. En guise d’illustration suivent ci-dessous deux courts Petits poèmes en prose, dans les deux langues et dans les nuages, dans « de grands palais de nuages qui déambulent et où il fait bon habiter » (René Guy Cadou).

     

     

    « L’Étranger »

     

    — Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?

    — Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.

    — Tes amis ?

    — Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.

    — Ta patrie ?

    — J’ignore sous quelle latitude elle est située.

    — La beauté ?

    — Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.

    — L’or ?

    — Je le hais comme vous haïssez Dieu.

    — Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?

    — J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

     

    « L’Étranger » lu par Serge Reggiani

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    traduction de Jacob Groot

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    illustration de Miro Švolík

     

     

    « La Soupe et les Nuages » 

     

    Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation : « — Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts. »

    Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j’entendis une voix rauque et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l’eau-de-vie, la voix de ma chère petite bien-aimée, qui disait : « — Allez-vous bientôt manger votre soupe, sacré bordel de marchand de nuages ? »

     

    « La Soupe et les Nuages », lu par Michel Piccoli

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    traduction de Jacob Groot

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    illustration de Miro Švolík

     

    Va-t-on, vers le 12 décembre de cette année, connaître semblable revival de Flaubert, voir resurgir Salammbô ou Bouvard et Pécuchet du côté de la ceinture des canaux amstellodamois ou du côté d’Anvers ?

     

    Daniel Cunin

     

     

    Documentaire d’Evelyn Jansen (trailer) consacré à Voetnoot

     

     

     

    (1) Poèmes transposés en un court laps de temps (9-17 janvier 1918) et publiés dans la revue De Beweging que Verwey dirigeait alors avec l’architecte Berlage : « La Beauté » et « Élévation » (en 1914), puis, « L’Albatros », « L’Homme et la mer », « Le Coucher de soleil romantique », « La Muse malade », « La Prière d’un païen », « Tableau parisien », « Bohémiens en voyage », « La Cloche fêlée », « La Voix », « L’Amour et le crâne », « La Mort des pauvres », « Châtiment et orgueil », « Semper eadem », « Les Yeux de Berthe », « La Rançon », « Les Aveugles », « Le Voyage (1) », « Le Voyage (2) » et une version revue de « La Beauté » et d’« Élévation ». Voir Martin Hietbrink, « In de schaduw van Stefan George » [Dans l’ombre de Stefan George], Tijdschrift Tijdschrift voor Nederlandse Taal- en Letterkunde, 1999, p. 218-235.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte(2) Paul Claes – traducteur de 50 poèmes des Fleurs du Mal sous le titre Zwarte Venus [Vénus noire], Amsterdam, Athenaeum/Polak & Van Gennep, 2016 – le rappelait encore voici peu dans « Je te hais autant que je t’aime », De Standaard der Letteren, 3 avril 2021, p. 10-11. À propos de l’influence de Baudelaire sur les Tachtigers (poètes néerlandais de la fin-de-siècle qui ont, certes, bien moins pratiqué leurs confrères français que les Anglais), sur Karel van Woestijne et M. Nijhoff, on se reportera entre autres à des essais publiés dans le volume : Maarten van Buuren (réd.), Jullie gaven mij modder, ik heb er goud van gemaakt [Vous m’avez donné de la boue et j’en ai fait de l’or], Historische Uitgeverij, Groningue, 1995. Dès 1934, Paul De Smaele publiait à Bruxelles Baudelaire. Het Baudelairisme. Hun nawerking in de Nederlandsche Letterkunde [Baudelaire. Le baudelairisme. Leurs répercussions sur les lettres néerlandaises], étude dans laquelle l’accent est mis sur la réception de l’œuvre du français dans les plats pays (tout comme dans le cas de Paul Claudel, l’érudit W.G.C. Byvanck va se montrer un précurseur, auprès du lectorat hollandais, dans la prise de conscience de l’importance de Baudelaire, sans oublier la contribution du francophile Frans Erens) et son influence sur quelques poètes d’expression néerlandaise.

    (3) Sur cet auteur, voyageur et polyglotte qui a traduit bien d’autres écrivains (Gide, Ronsard, des Russes, des Allemands, des Chinois, des Japonais…) vient de paraître une imposante biographie : Rudi Wester, Bestaat er een raarder leven dan het mijne ? [Y a-t-il vie plus bizarre que la mienne ?], Amsterdam, Prometheus, 2021.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte(4) Charles Baudelaire, De bloemen van het kwaad, préface, commentaires et traduction de Menno Wigman, postface de Kiki Coumans, Amsterdam, Prometheus, 2021. De Menno Wigman, on peut lire en français : L’Affliction des copyrettes, traduction de Jan H. Mysjkin et Pierre Gallissaires, Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 2010 ainsi que quelques poèmes dans la revue L’Intranquille, n° 16, 2019. De Kiki Koumans, on pourra lire l’article « Dansen in een gipsen pak » [Danser dans un costume de plâtre], Awater, 2017, p. 42-46, qui propose, entre autres, une comparaison entre cinq traductions de « À une passante », dont celle, non rimée, de Jan Pieter van der Sterre parue dans l’édition bilingue De mooiste van Charles Baudelaire [Les plus beaux poèmes de Charles Baudelaire], Thielt/Amsterdam, Lanno/Atlas, 2010. Voici un quart de siècle, également publiées sous le titre De bloemen van het kwaad, la traduction de Petrus Hoosemans (Historische Uitgeverij) et celle de Peter Verstegen (éditions Van Oorschot) ont donné lieu à de vifs débats et même à une querelle entre les deux hommes. Le premier estimant qu’on entend dans celle du second des veaux qui toussent : « Outre du prozac, elle a nécessité le recours à du clenbutérol. » Ce dernier répliquant qu’il n’a rien à envier, bien au contraire, à son détracteur trop imbu de sa personne. Dans l’essai qu’il a consacré à cette polémique et à la qualité des deux versions (« Baudelaire driemaal vertaald », Filter, n° 2, 1995, p. 32-46), le traductologue Raymond van den Broeck (1935-2018) avance que l’homme de théâtre Joris Diels (1903-1992) a donné une magnifique traduction de huit poèmes des Fleurs du mal. Relevons encore qu’il existe une traduction jamais éditée de l’œuvre majeure de Baudelaire, réalisée par le professeur de lettres classiques Abraham Rutgers van der Loeff (1876-1962) dont le tapuscript se trouve à la Bibliothèque Royale de La Haye.

    (4) Spiros Macris, « Un Baudelaire flamand : la traduction des Fleurs du mal par Bert Decorte (1946) », Meta, n° 3, 2017, p. 565–584. L’auteur souligne le fait qu’une telle traduction a pris place, en Flandre, dans le cadre d’une reconquête d’une langue littéraire face à la domination culturelle française.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte(6) Charles Baudelaire, Het Spleen van Parijs, traduction et postface de Jacob Groot, illustrations de Miro Švolík, Amsterdam/Anvers, Voetnoot, 9 avril 2021. Sans compter l’un ou l’autre des poèmes en prose paru ici ou là, il existe au moins deux autres versions néerlandaises du recueil : Parijse weemoed (2015) de Nannie Nieland-Weits et De melancholie van Parijs : kleine gedichten in proza (1995) du duo Thérèse Fisscher et Kees Diekstra. Soit autant de titres différents pour la même œuvre. Le poème « À une passante » ne donne-t-il pas lieu, lui aussi, à une grande variété de titres en néerlandais : « Aan een voorbijgangster », « Aan een passante », « In het voorbijgaan », « Voor een voorbijganster »…? Autant de passantes qui nous invitent à flâner dans la compagnie de Baudelaire...

     

     

     « Recueillement », d’Alphons Diepenbrock sur le poème de Baudelaire


     

     

  • Dans les pas de Paul Celan

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    Un cycle de poèmes

    d’Antoon Van den Braembussche

     

     

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    Le dernier numéro de la revue lorraine Traversées s’ouvre par la version bilingue du cycle « In het spoor van Paul Celan / Dans les pas de Paul Celan » signé Antoon Van den Braembussche.

    En voici le premier poème.

     

     

     

    I

     

    Het ongedachte in duizend gedachten.

    Het onzichtbare in duizend gedachten.

     

    Liederen zingen aan gene zijde

    Van de mensen.

    Aan gene zijde van het waarheen,

    Waartoe en waarom.

     

    Geluidsduistere

    Oerschreeuw

    In geestesblinde uithoeken

    Van wat ooit het bestaan was:

     

    De geluidloze versperring.

    De prikkeldraad rond het kamp,

    Het raster in de eigen,

    Ogenloze terugblik:

    Blinde herinnering.

      

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    Antoon Van den Braembussche, dessin de Marcel Douwe Dekker, 1998

     

     

    I

     

    L’impensé en mille pensées.

    L’invisible en mille pensées.

     

    Murmurer des chansons au-delà

    Des gens.

    Au-delà de l’où,

    De l’à quoi et du pourquoi.

     

    Cri primal

    Son ténébreux

    En des recoins ignorants  

    De ce qu’un jour fut la vie :

     

    La clôture muette.

    Les barbelés tout autour,

    La grille dans les rétines détruites,

    Regard en arrière :

    Souvenir aveugle.

     

     

     

    Antoon Van den Braembussche, « In het spoor van Paul Celan /

    Dans les pas de Paul Celan », traduction de Daniel Cunin,

    Traversées, n° 97, 2021, p. 3-14.

     

    Sommaire du numéro 97

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  • Livrées à elles-mêmes

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    La Confession de Nadia Dala

     

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    Nadia Dala - photo Lies Willaert 

     

     

    Journaliste, enseignante et ancienne reporter, Nadia Dala a publié plusieurs essais en néerlandais portant sur le monde arabophone ou la société multiculturelle flamande. Arabisante, elle a vécu en Égypte avant de s’établir aux États-Unis où elle a enseigné et poursuivi ses recherches universitaires. Mais Nadia Dala est aussi romancière : Waarom ik mijn moeder de hals doorsneed (Pourquoi j’ai tranché la gorge de ma mère) et De biecht (La Confession) sont les deux titres qu’elle a signés à ce jour. Le délire humain, espace où le mal essaie d’épouser le bien, y occupe une place centrale.

    ND2.jpgCernant une relation mère-fille extrêmement malsaine, le premier roman dévoile une prose à la fois accomplie et puissante qui a marqué les lecteurs : narrées à travers les yeux d’une enfant qui n’a pas encore 10 ans, plusieurs scènes âpres soulignent une obsession du corps, nous faisant passer par des évocations masochistes, incestueuses, voire scatologiques d’une mère dont le mal-être et les mécanismes d’introjection ont des conséquences dévastatrices sur sa progéniture. Une confusion des sentiments portée à son paroxysme, accentuée qu’elle est par une quête spirituelle qui déraille de bout en bout, du tout au tout.

    La Confession met également en scène deux sœurs nées dans un milieu mixte, livrées bientôt à leur sort. La mère n’étant pas au centre de la narration, l’imprégnation du catholicisme est bien moins marquée que dans l’œuvre précédente. Cette fois, c’est la perversité du père qui va peu à peu se faire jour. À lire ci-dessous un bref résumé de ce roman ainsi que deux extraits en traduction.

     

    Anversoises, Marie et Frie Darsie sont deux orphelines, leurs parents – mère flamande, père d’origine nord-africaine – sont morts dans un accident de la circulation. La seconde, vient de franchir le seuil de la quarantaine, la première a deux ans de moins. Depuis longtemps, elles n’ont plus de contact l’une avec l’autre.

    Marie s’est fait une place dans le journalisme, mais souffrant de troubles psychiques, elle a été renvoyée de son poste. La face sombre d’une rédaction de presse affleure dans bien des pages en même temps que la révolte qui habite cette femme. Perdant toujours plus le nord, ayant une piètre estime de soi, elle se voit malgré tout offrir une dernière chance : réaliser l’interview de sa sœur qui vient d’être emprisonnée pour avoir apporté son soutien à son amant, un baron de la drogue.

    Cette confrontation va conduire Marie – narratrice qui, par endroits, s’adresse au lecteur et qui, dans d’autres passages, sans doute pour tenter d’échapper à ses démons, préfère substituer au « je » une « elle » – aux confins de ce qu’elle a pu refouler depuis l’enfance. La confession qu’elle attend de sa sœur ne va-t-elle pas se retourner en la nécessité de se confesser à elle-même ce qu’elle a refusé jusqu’alors de regarder en face ? Va-t-elle sombrer pour de bon ? Va-t-elle se relever comme le laisse peut-être espérer l’épigraphe empruntée à Balzac : « La résignation est un suicide quotidien », ou comme le suggèrent les intermèdes intitulés « Casablanca », Casablanca à la fois lieu d’évasion sur des plages de l’Atlantique et mot de passe que les sœurs s’échangeaient pendant leur enfance dans l’espoir de se protéger du monstre ?

     

    ND1.jpg

     

     

    Visite à la prison

     

    Dans les minutes qui suivent, la conversation se poursuit avec une étonnante facilité. Nullement contrariée par les remords ou les sentiments conflictuels, Frie confesse dans le détail ce qui la lie au baron de la drogue. Comment, jusqu’à son arrestation, il lui a fait croire qu’il était innocent. Innocence dont elle est d’ailleurs toujours persuadée. Ce pour quoi on l’a arrêtée, ça lui échappe complètement. D’un haussement d’épaules accompagné d’un petit rire, elle rejette les accusations qu’on porte contre sa personne. Je consigne, mot pour mot, tout ce que j’entends et vois. Jusqu’au moment où elle s’adresse à moi. Et d’une simple question me dépouille de tout mon zèle : Comment les choses ont-elles pu mal tourner pour toi, petite sœur ?

    De nouveau, elle m’attrape la main. Cette fois, un spasme me traverse, me fige. Est-ce moi qui ai besoin d’aide ? Moi qui suis maudite ? Peut-être, qui sait… À cette idée, je sens mes doigts qui tiennent le bic bleu s’amollir.

    À côté de nous, un homme recule sa chaise. Il se redresse, se lève, tâte maladroitement les deux poches de son pantalon, frotte la barbe naissante de son menton. Il cherche, semble-t-il, à se donner une contenance. Puis il se jette avec fougue dans les bras du jeune homme qui lui fait face. Jusque-là, ce dernier, assis l’air hébété à la table des aveux, avait regardé dans le vide. Père et fils fusionnent en une chaude embrassade. Tous deux partagent le même menton fuyant ainsi que des oreilles qui saluent le monde autour d’eux. Le premier engoncé dans cravate et costume. Le second, dans un survêtement Adidas bleu-jaune. Lequel du papa coulant ou du fils à son papa a enfreint la loi, la question ne se pose pas. Une partie de mon être aspire à suivre l’exemple de ce visiteur et d’ainsi me jeter au cou de la sœur qui me fait face, elle qui porte le même patronyme que moi. Oublions cette désagréable aventure ! Frie n’a absolument rien à voir avec ce baron de la drogue ! Pareille accusation est d’une absurdité… ! (p. 118-120)

     

     

    Un jeu de l’enfance

     

    photo Lies Willaert 

    ND4.jpg« On recommence ! » Roucoulant de plaisir, je place la plante de mes pieds contre celles de ma grande sœur. « Encore une fois ! » Des éclats de rire emplissent notre chambre. Les mules sont éparpillées sur le balatum, à côté des petites chaussettes brun-jaune qu’on a enlevées à la hâte. Couchées chacune sur son lit, pieds nus en l’air, nous pédalons à l’unisson. Ce sont les meilleurs moments, les plus beaux moments. La plante de ses pieds sont les pédales de mon vélo, les miennes sont ses pédales à elle. En alternance, j’effectue cinq tours en appuyant sur les pédales en même temps que les roues de Frie tournent, puis j’en effectue cinq en rétropédalant. Quand j’avance, elle rétropédale, et vice-versa. Aucun stylo ne saurait décrire la joie qui inonde nos cœurs ; ma sœur et moi ne faisons qu’une. Jusqu’à présent, nous avons toujours tout partagé.

    Pendant ces balades à vélo, nous nous procurons l’une l’autre le plaisir le plus complet et le plus innocent de l’enfance. Au plus profond de moi, il n’y a de place que pour une seule autre personne : Frie-Fra-Fro, ma grande sœur.

    Comme elle est plus grande que moi, je lève sur elle des yeux admiratifs. D’un geste maternel, elle me prend la main : « Tant que tu m’écoutes, tout ira bien. » Je lui fais confiance en tout, y compris en tout ce qu’elle dit, jusqu’à la radieuse infinitude des temps.

    Nous avons chacune un petit lit dans la même pièce exiguë. Une fois sous les draps, nous entendons la respiration de l’autre ; c’est sur le halètement régulier de Frie que je m’enfonce peu à peu dans le sommeil tandis qu’elle garde ma main serrée dans la sienne.

    « Tu ne me lâcheras jamais, promis ? » Mille et mille fois, mon ange gardien en sueur l’a juré : Non. Une promesse gravée dans des tablettes dorées. Le monde entier autour de nous peut sombrer dans le néant, Frie n’agrippera pas moins ma main pour me guider vers des lieux plus sûrs. Telle est sa tâche, ce sur quoi je me repose.

    Tant que nous nous tenons fort par la main, nous sommes en sécurité. Il ne s’approchera pas. Cela aussi, nous nous le sommes répété. Notre geste recèle l’alliance sororale à laquelle personne ne peut avoir accès. Il dresse un mur impénétrable entre les sœurs Darsie et l’homme, la brute, le monstre qui envahit parfois, la nuit venue, notre chambre.

    Depuis de nombreux mois, notre pacte fonctionne. Mais cette nuit, l’une des deux mains vient de lâcher l’autre. (p. 146-148)

     


    Entretien en français avec Nadia Dala

     

     

     

  • La sinistre Comédie

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    La sinistre Comédie

    ou Mahomet trop al Dante

     

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    Dante en exil, par Domenico Petarlini (vers 1865)

    Vicence, Museo Civico

     

     

    Toujours plus confinés, on ne sort plus guère. Heureusement, les Plats Pays littéraires nous offrent bien des occasions de sortir hors de nos gonds.

    On a eu les racistes anti-Rijneveld, les islamo-turco-erdoğanos anti-Gül, nous voici à présent en compagnie des néerlando-traductos pro-Mahomet qui éradiquent les passages qui ne leur paraissent « plus conformes avec notre époque » ! On sait que le cosmos est illimité, mais de là à imaginer que la bêtise devançait à ce point la NASA…

    PS1.jpgOn vient en effet, en terre néerlandophone, d’assister à un nouveau triomphe de cette bêtise. Dans « Mahomet », un article de 2006 (repris dans Littérature et politique, 2014), Philippe Sollers le redoutait : « Je note d’ailleurs que le pape actuel, Benoît XVI, vient de reparler de Dante avec une grande admiration, ce qui n’est peut-être pas raisonnable quand on sait que Dante, dans sa Divine Comédie, place Mahomet en Enfer. Vérifiez, c’est au chant XXVIII, dans le huitième cercle et la neuvième fosse qui accueillent, dans leurs supplices affreux, les semeurs de scandale et de schisme. Le pauvre Mahomet (Maometto) se présente comme un tonneau crevé, ombre éventrée ‘‘du menton jusqu’au trou qui pète’’ (c’est Dante qui parle, pas moi). Ses boyaux lui pendent entre les jambes, et on voit ses poumons et même ‘‘le sac qui fait la merde avec ce qu’on avale’’). Il s’ouvre sans cesse la poitrine, il se plaint d’être déchiré. Même sort pour Ali, gendre de Mahomet et quatrième calife. Ce Dante, impudemment célébré à Rome, est d’un sadisme effrayant et, compte tenu de l’œcuménisme officiel, il serait peut-être temps de le mettre à l’Index, voire d’expurger son livre. Une immense manifestation pour exiger qu’on le brûle solennellement me paraît inévitable. »

     

    PS3.jpgDe quoi s’agit-il au juste sous les cieux batavo-flamands ? Mahomet, Muḥammad, Mohammed, autrement dit Abū al-Qāsim Muḥammad ibn ʿAbd Allāh ibn ʿAbd al-Muṭṭalib ibn Hāshim ne doit plus figurer sous son nom dans L’Enfer de Dante. Il s’agit, pour l’obscur éditeur Blossom Books (Utrecht), de rendre les classiques « accessibles et agréables aux nouveaux lecteurs, notamment les plus jeunes. Il serait dommage que ceux-ci soient rebutés par le passage en question ». Lies Lavrijsen, la traductrice anversoise de l’œuvre du début du XIVe siècle, se justifie : « Mahomet n’a pas complètement disparu du texte ; j’ai supprimé trois vers dans lesquels il parle à Dante et dit entre autres qui il est, c’est tout. » Relevons que le livre annonce qu’elle raconte L’Enfer, plutôt qu’elle ne le traduit. 

     

    PS2.jpgCitons les vers 22-36 du chant XXVIII dans la traduction de Jacqueline Risset : « Jamais tonneau fuyant par sa barre ou sa douve / ne fut troué comme je vis une ombre, / ouverte du menton jusqu’au trou qui pète. / Ses boyaux pendaient entre ses jambes ; / on voyait les poumons, et le sac affreux / qui fabrique la merde avec ce qu’on avale. / Tandis que je m’attache tout entier à le voir, / il me regarde et s’ouvre la poitrine avec les mains, / disant : ‘‘Vois comme je me déchire : / vois Mahomet comme il est estropié. / Ali devant moi s’en va en pleurant, / la face fendue du menton à la houppe : / et tous les autres que tu vois ici / furent de leur vivant semeurs de scandale / et de schisme : et pour cette faute ils sont fendus.’’ »

    PS4.jpgVoici plus de deux siècles, Rivarol a trébuché sur ce même passage. S’il ne sucre pas le nom Mahomet, il s’abstient de traduire un ou deux vers trop littéralement, mais, offusqué, ne peut s’empêcher de les mentionner dans une note : « On est un peu scandalisé de voir Mahomet et son gendre Ali traités si misérablement. […] Le poète continue de proportionner et d’approprier la peine au délit. Seulement, seulement, dans le supplice de Mahomet, on est fâché de le voir passer du terrible à l’atroce et au dégoûtant. Son cœur palpitant à découvert, n’est déjà que trop fort : mais comment rendre il tristo sacco che merda fa di quel che si trangugia ? Il faut laisser digérer cette phrase aux amateurs du mot à mot. »

     

    PS5.jpgOn se demande jusqu’où les bégueules de tout poil vont aller. On leur conseille de se retrousser les manches, car bien du travail les attend, ainsi que l’annonçait voici quinze ans Philippe Sollers : « Ce poète italien fanatique n’est pas le seul à caricaturer honteusement le Prophète. Dostoïevski, déjà, émettait l’hypothèse infecte d’une probable épilepsie de Mahomet. L’athée Nietzsche va encore plus loin : ‘‘Les quatre grands hommes qui, dans tous les temps, furent les plus assoiffés d’action, ont été des épileptiques (Alexandre, César, Mahomet, Napoléon)’’. Il ose même comparer Mahomet à saint Paul : ‘‘Avec saint Paul, le prêtre voulut encore une fois le pouvoir. Il ne pouvait se servir que d’idées, d’enseignements, de symboles qui tyrannisent les foules, qui forment les troupeaux. Qu’est-ce que Mahomet emprunta plus tard au christianisme ? L’invention de saint Paul, son moyen de tyrannie sacerdotale, pour former des troupeaux : la foi en l’immortalité, c’est-à-dire la doctrine du Jugement.’’ […] C’est toute la culture occidentale qui doit être revue, scrutée, épurée, rectifiée. Il est intolérable, par exemple, qu’on continue à diffuser L’Enlèvement au sérail de ce musicien équivoque et sourdement lubrique, Mozart. Je pourrais, bien entendu, multiplier les exemples. »

    En cette année où l’on commémore la disparition de Napoléon, gageons que certains béjaunes ne vont pas manquer de s’activer. Il est étonnant que le centième anniversaire de la parution de La Négresse du Sacré-Cœur, roman montmartrois d’André Salmon, ne soit pas passé, l’an dernier, sous les fourches caudines des nouveaux censeurs.

     

    Daniel Cunin

     

     

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  • Menacée de mort…

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    Islamisme : menacée de mort, la jeune romancière Lale Gül veut vivre !

    Menacée de mort… à cause de Je vais vivre ! Lale Gül vient de publier un premier roman largement autobiographique qui décrit l’enfance et la jeunesse d’une jeune femme dans un milieu turc musulman. Depuis, à l’image d’un Salman Rushdie, elle vit cachée, à 23 ans seulement, visée par de nombreuses menaces de mort.

     

    Les Pays-Bas sont décidément à la pointe des « affaires » littéraires ces derniers temps. Après la triste polémique Gorman/Rijneveld, qui a vu la seconde renoncer à traduire la première pour des raisons « racialistes », voire carrément racistes, voici que nous apprenons que la jeune romancière Lale Gül, vingt-trois ans, est menacée de mort. En cause ? Un premier roman publié le mois dernier, qui retrace de manière indirecte et littéraire son enfance et sa jeunesse au sein d’une famille turque immigrée.

    En voici un extrait :

    « Écouter, jouer de la musique : interdit. Donner un rendez-vous : pas le droit. Fréquenter des personnes du sexe opposé : illégal. S’habiller avec élégance et se maquiller : inapproprié. Rester dehors le soir : pas autorisé. Regarder des films ‘‘immoraux’’, des séries ‘‘infectes’’ : inacceptable (je ne parle pas de porno, juste de films où l’on échange un baiser). Célébrer un anniversaire ou d’autres fêtes d’infidèles : hors de question. Travailler avec des hommes : proscrit. Sortir danser ou assister à un festival : prohibé. […] Suis-je donc condamnée à vivre comme une grasse plante d’intérieur ? Suis-je censée aller vers un mariage d’où tout sexe a été dégagé avant même que ça n’ait commencé, parce que mes géniteurs ont choisi pour moi une exsangue bite coranique totalement dénuée d’humour ? Puis me transformer en poule pondeuse comme toutes les femmes de mon entourage ? Et ronger ainsi mon frein le reste de mon existence ? Est-ce là ma raison de vivre ? Ma tragédie réjouit-elle donc Dieu ? »

    Ainsi s’exprime Bürsa, héroïne du roman Ik ga leven (« Je vais vivre ») de Lale Gül, jeune femme née en 1997 à Amsterdam de parents analphabètes, arrivés peu avant de Turquie. Âgée de vingt-trois ans aujourd’hui, elle a une sœur de dix ans et un frère de vingt ans, lequel serait apparemment le seul de toute la famille à la défendre.

     

    Signature en librairie 

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    Une existence sous une cloche de vert islamique

     

    Lale Gül grandit dans un quartier défavorisé et peuplé d’immigrés, essentiellement des communautés turques et marocaines, totalement musulmanes, à l’exception de chrétiens originaires du Surinam – dont la nourriture est moquée à Noël, traitée comme de la merde parce que non halal. Parmi les rares Néerlandais autochtones, on compte les professeurs. Le week-end, Lale se rend à l’école coranique où on lui dit quoi manger, comment se tenir, de même qu’on lui inculque à marche forcée une haine tenace contre les États-Unis et plus encore contre Israël.

    Les cinq membres de la famille partageant un petit logement de 60 m², elle n’a jamais de chambre à elle. Sa vie est ainsi totalement cadrée, enserrée dans une culture turque et la religion musulmane : tout le monde autour d’elle croit dur comme fer au Allah du Coran.

    Sa mère – aujourd’hui malade – étant femme au foyer, elle n’a pas appris le néerlandais, a même refusé de l’apprendre ; elle fait ses courses dans des magasins turcs, ne regarde que les chaînes turques, etc. Le père de Lale a suivi des cours de langue pour trouver un emploi (il est facteur et agent de nettoyage dans les trains), mais a toujours du mal aujourd’hui à formuler des phrases correctes. Autrement dit, une vie en vase clos, entre voisins turcs, magasins turcs et la mosquée qui diffuse la propagande d’Erdoğan : par exemple, distribution (à la petite sœur de Lale) de dépliants pour boycotter les produits français à la suite des mesures annoncées par Macron contre l’islamisme.

    Enfant, explique la romancière, elle ne songe pas à remettre en cause une telle éducation puisqu’elle ne connaît pas l’existence d’autres cultures, d’autres modes de vie et de pensée. C’est alors que, adolescente, elle découvre l’existence des bibliothèques : elle s’y rend fréquemment, dévorant des livres « interdits » qui, témoigne-t-elle, lui apprennent à aimer la langue et la culture néerlandaise. Ses yeux s’ouvrent : elle entame des études de lettres et finit, à l’âge de dix-neuf ans, par se découvrir athée – ce que ses parents ignoraient jusqu’à la publication de Je vais vivre.

    Mais, à qui parler de ce qu’elle vit, de ce qu’elle ressent, des changements qui s’opèrent en elle ? Lale Gül ne peut partager ses sentiments avec la moindre femme de sa communauté d’origine ; dès lors qu’elle prend ses distances d’avec la religion, ses meilleures amies du secondaire lui tournent en effet le dos, ne voulant plus lui parler. Elle ose tout de même adresser une série de questions, par courriel, à un imam sur l’excision, l’assassinat de Theo van Gogh, le traitement que réserve l’islam aux homosexuels, l’hypocrisie dans le traitement différent des hommes et des femmes (les filles doivent rester vierges, les garçons ont le droit « de décharger »), etc. Elle ne reçoit aucune réponse réellement argumentée.

     

     

    Ouverture amoureuse et premières pressions


    LG1.jpgLa solution est dans une nouvelle transgression aux yeux de son milieu : elle fréquente en cachette un jeune homme néerlandais, dont elle est amoureuse, et qui l’accueille chez lui. Elle peut respirer dans cette maison et parler de tout avec cette famille où elle est la bienvenue, chose impensable dans son milieu d’origine qui ne tolère aucune greffe impure. Elle découvre alors la liberté d’aller et venir, de se vêtir à sa guise, d’aborder tous les sujets, en particulier la sexualité, sujet tabou dans son milieu d’origine…

    Elle doit se faire discrète pour goûter d’un peu de cette liberté : elle se prétend caissière dans un supermarché alors qu’elle travaille dans la restauration – une jeune musulmane qui sert du vin dans un restaurant ! Cette double vie – amoureuse, estudiantine, préprofessionnelle – lui permet de survivre dans une société parallèle qui n’a rien à voir avec les valeurs européennes qu’elle fait dorénavant siennes.

    Elle commence à revisiter sa vie, à saisir les contours de cette prison invisible, qui ne lui autorise aucune liberté de pensée, d’action et de croyance. C’est l’histoire d’une femme qui éprouve le profond désir d’échapper à un destin dicté d’avance, grâce à des prises de conscience dont certaines restent à venir. Aujourd’hui encore, elle s’interroge sur ce qui a rendu cette libération possible, quand beaucoup de ses amies d’enfance sont toujours voilées, mariées de force, totalement soumises.

    Ses écarts entraînent par ailleurs des mises en garde de plus en plus insistantes, qui lui sont adressées directement ou à sa famille. Comme on considère, dans ces milieux, les gens comme un collectif, la famille entière de la jeune femme subit les pressions de l’extérieur. Si Lale Gül souligne l’absence de sens critique de ses parents devant de telles injonctions, elle en comprend cependant les raisons : l’origine réside dans le manque d’éducation.

     

    Entretien télévisé

     

     

    Le choix romanesque

    À force de lire les grandes œuvres de la littérature, Lale Gül fait un constat : aucun personnage principal ne ressemble au sien dans les lettres néerlandaises. C’est alors qu’elle décide de publier, sous la forme romanesque, un récit de sa vie : Bürsa devient son double. Elle porte le nom d’une ville du nord-ouest de la Turquie, au sud d’Istanbul, connue notamment pour avoir été la résidence des sultans ottomans au XIVe siècle.

    Elle commence par suivre un atelier d’écriture du romancier Kees ’t Hart, puis poursuit, seule, son roman, qu’elle met moins de deux ans à terminer. Se réclamant de l’écrivain Multatuli, auteur du Max Havelaar qui vient d’être réédité dans une traduction de Philippe Noble révisée, elle tire des épigraphes de son œuvre.

    Dans son roman, elle prend soin de ne pas mentionner que son héroïne tourne le dos à la religion, de ne pas ridiculiser Dieu comme peuvent le faire certains écrivains (Gerard Reve) ou polémistes. Mais elle se doit de dire dans le même temps ce qu’elle a vécu, l’étouffement, l’incompréhension, les non-dits… dans une forme qu’elle souhaite néanmoins fictive. La mère est une cible toute trouvée, bien plus que la religion.

    Le 6 février 2021, le roman de trois cent cinquante-deux pages est publié aux éditions Prometheus. Il est intitulé Ik ga leven : « Je vais vivre ».

     

    L'affaire Lale Gül, une occasion de se distancier de la pensée de Ferry et de celle de Renan, selon l’auteur Paul Cliteur

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    Une Salman Rushdie hollandaise

    En moins d’un mois, le roman atteint le top 10 des ventes nationales, suscitant dans le même temps une polémique qu’on aurait pensé ne jamais revoir aux Pays-Bas. Comment est-ce possible ? Comment de telles menaces sont encore possibles dans un pays où le réalisateur et gauchiste républicain Theo van Gogh a été égorgé par un islamiste (2004), dans un pays que l’écrivaine néerlando-américaine d’origine somalienne Ayaan Hirsi Ali a fini par quitter, elle qui avait déjà dû fuir à plusieurs reprises, notamment la Somalie, en raison de persécutions puis d’un mariage forcé ?

    Comme Aslı Erdoğan, en raison de ses engagements, ou Salman Rushdie au lendemain de la publication des Versets sataniques (1988), Lale Gül se voit prise à partie de tous les côtés. La puissante fondation Millî Görüş (organisation islamique : « Vision nationale », qui opère dans plusieurs pays d’Europe occidentale en chapeautant des centaines de mosquées) diffuse des propos largement exagérés et mensongers sur le livre, menaçant également d’intenter un procès contre la jeune femme. Le parti islamiste hollandais Denk se sert de la jeune femme, en en faisant l’égérie de l’islamophobie, pour sa campagne des législatives, au terme de laquelle il obtient trois sièges, le même nombre qu’il y a quatre ans.

    Instrumentalisée par les mouvements islamistes, Lale Gül devient naturellement la cible des réseaux sociaux : elle reçoit des milliers et des milliers de messages d’insule, ainsi que des menaces de mort, des photographies d’armes, de têtes de mort… Le harcèlement touche également ses proches, quand ce ne sont pas des membres de sa famille qui la persécutent. Elle est d’autant plus haïe qu’elle s’exprime dans un néerlandais remarquable avec une intelligence et une clarté exceptionnelles.

    Aujourd’hui, Lale Gül ne peut sortir dans la rue sans se grimer, sans dissimuler ses traits, elle qui a jeté son voile aux orties depuis quelques années – voile que les jeunes filles doivent en principe porter, selon certains courants musulmans, à partir du moment qu’elles ont leurs règles, alors même que la menstruation est un sujet tabou dans ces milieux (Lale a caché pendant deux ans, y compris à sa mère, qu’elle était nubile pour ne pas porter le voile dès ses dix ans). Voici quelques jours, la situation devenant intenable, elle a été forcée de quitter le domicile parental. Le bourgmestre de la capitale hollandaise, membre du parti écologiste Gauche verte (GL), a promis de lui trouver rapidement un logement…

    Plusieurs voix se sont heureusement élevées pour défendre Lale Gül contre ce déferlement de haine. Une pétition de soutien a notamment été lancée par un ancien député du D66, parti de centre gauche, et signée entre autres par le chef du gouvernement Mark Rutte et plusieurs intellectuels du pays : Laissez Lale libre !

     

    Le romancier Maarten't Hart commente le roman 

     

     

    « Lisez mon livre et partagez mon histoire. Ainsi, je n’aurai pas sacrifié pour rien ma liberté de mouvement. »

     

    Dans un entretien paru dans le magazine Flair (17 mars, n° 11), Lale Gül évoque sa vie juste avant qu’elle ne quitte le domicile de ses parents.

    « Depuis que mon livre est en vente, je suis enfermée dans l’appartement de mes parents parce qu’il est trop dangereux pour moi de mettre les pieds dehors. La communauté islamique est furieuse. Ils me voient comme quelqu’un qui hait l’islam, qui se prête au racisme et fait le jeu de la droite hollandaise. Ils me voient comme le diable qui cherche à séduire leurs filles afin qu’elles choisissent le mal. […] L’amour de mes parents n’était pas inconditionnel. Ils m’ont fait du chantage : me choisir un mari, m’exclure de la famille, m’imposer un boycott social... Ils m’aimaient tant que je faisais ce qu’ils voulaient. Selon le Coran, les parents sont responsables des actions de leurs enfants. Si je fais des erreurs, j’irai en enfer, mais eux aussi. […] Mais comment peut-on mettre un enfant au monde et s’opposer à son bonheur ? […]

    J’ai passé un accord avec moi-même : je vais écrire ce livre sur l’oppression au sein de ma communauté sans me préoccuper de ce que les gens disent. Tant que je suis en vie, je m’en tirerai. Les femmes de ma communauté se sont tues pendant tellement longtemps qu’il fallait que quelqu’un prenne la parole. Je pense qu’il est important que les Néerlandais sachent que, chaque jour, ainsi que je le décris, des femmes de notre pays sont opprimées. […] Mes parents disent qu’ils me haïssent à cause de ce que j’ai fait. Ils pensent que je suis une chienne ingrate et une pute. Tous les jours, des gens en colère frappent à la porte pour déverser leur colère sur moi. Je ne m’attendais vraiment pas à des réactions aussi violentes. Or, en réalité, elles ne font que confirmer à quel point j’ai raison. […]

    Si on veut vraiment que les gens s’intègrent et s’assimilent, le gouvernement ne devrait pas subventionner les écoles et les organisations à orientation religieuse. Et on doit exiger que le néerlandais soit la langue d’usage dans les mosquées. Que pouvez-vous faire, pour moi, en tant qu’individus ? Lisez mon livre et partagez mon histoire. Parlez-en afin que tout le monde sache ce qui se joue. Ainsi, je n’aurai pas sacrifié pour rien ma liberté de mouvement. Réglons ces questions au grand jour. »

    Aujourd’hui, Lale Gül prépare, dans un lieu tenu secret, un deuxième livre – une suite de Je vais vivre. En attendant, son premier roman est en tête des ventes.

     

    Daniel CUNIN & Pierre MONASTIER

     

    N.B. : Plusieurs informations données dans cet article sont notamment extraites de deux entretiens radio avec Lale Gül : « Nooit meer slapen » (VPRO, 57mn, 12/02/2021) et ThePostOnline TPO (81mn, 05/03/2021).

     

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