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Auteurs flamands - Page 16

  • La Vengeance de Baudelaire

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    Un entretien avec Bob Van Laerhoven

     

    « En Flandre, le roman policier de qualité

    doit encore conquérir ses lettres de noblesse. »

     

      

    En 2007, De wraak van Baudelaire (La Vengeance de Baudelaire) se voyait récompensé par le prix Hercule Poirot du meilleur roman à suspense flamand. Ce roman policier historique qui présente certains parallèles wraak3.pngavec L’Homme aux lèvres de saphir sans rien avoir à lui envier – l’intrigue basée sur des vers de Baudelaire et un secret familial paraît même plus subtile que celle conçue par Hervé Le Corre autour de Lautréamont – nous donne l’occasion de nous entre- tenir avec son auteur, un écrivain globe-trotter qui, en un quart de siècle, a abordé tous les genres qu’offre la prose (voir en français ou en anglais et l'éditeur Houtekiet).

     

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    D.C. : Deux mots peut-être sur la situation du roman policier en Flandre.

    BVL : Bien que les genres littéraires aient tendance à se confondre toujours plus, la critique flamande a du mal à reconnaître les polars ou les thrillers comme des œuvres au sens plein du terme. Cela tient à la popularité d’auteurs tels que Pieter Aspe et Luc Deflo – je pourrais mentionner d’autres noms – qui, en professionnels laborieux, offrent à un large public des polars et des thrillers du cru dénués de réelle ambition littéraire. À l’étranger, le thriller de qualité est reconnu en tant wraak4.jpgque tel, on voit apparaître de plus en plus de formes hybrides ; la Flandre, elle, reste à la traîne. Pieter Aspe est de loin l’auteur qui affiche, tous secteurs confondus, les meilleurs chiffres de vente. Il détermine l’image du genre policier, le réduisant ainsi à de la simple lecture distrayante.

    Pourtant, depuis quelques années, polars et thrillers flamands bien plus ambitieux se multiplient. Quand La Vengeance de Baudelaire a remporté en 2007 le prix Hercule Poirot du meilleur roman policier, j’ai eu l’occasion de défendre dans les médias la valeur littéraire de ces nouvelles productions. Comme tout romancier, un auteur de polars ou de thrillers « littéraires » s’efforce d’écrire dans un style élégant et subtil en mettant en scène des personnages fouillés avec lesquels il s’identifie et en élaborant une histoire surprenante qui offre plusieurs niveaux de lecture. La seule différence avec le roman au sens strict du terme, pour autant qu’il y en ait une, réside dans la présence d’une intrigue prenante synonyme de suspense.

     

    D.C. : C’est le défi que vous avez essayé de relever dans vos plus récents romans ?

    baudelaire,bob van laerhoven,roman policier,flandre,belgiqueBVL : Oui, et j’espère y être parvenu avec La Vengeance de Baudelaire et Retour à Hiroshima (2010), également nominé pour le prix Hercule Poirot. La Vengeance de Baudelaire est un roman policier historique dont l’action se déroule dans le Paris assiégé par l’armée prussienne (1870). La crème de la société tente d’échapper à la situation désespérée en organisant des orgies et des séances de spiritisme. Les ouvriers et les pauvres sont pris au piège comme des rats. Bientôt circulent des histoires étranges sur des actes de cannibalisme qui se seraient produits dans des venelles de la capitale. Les tensions sociales atteignent leur paroxysme en raison des hésitations et de la faiblesse de Napoléon III, de l’attitude hautaine des industriels et du gratin de la ville, des maladresses des généraux. Dans ce pandémonium, quotidiens et hebdomadaires usent de leur popularité croissante et donc de leur pouvoir pour monter en épingle des crimes étranges et en tirer une histoire pleine de mystère et de sang afin de distraire les masses des injustices et de la guerre. Ces meurtres, qui se suivent à un rythme soutenu, ont une chose en commun : sur chaque cadavre, on découvre quelques vers de Charles Baudelaire, poète vomit de son vivant, mais qualifié de génie trois ans après sa mort. Le commissaire Lefèvre, qui a combattu en Algérie, est chargé de résoudre cette énigme ; mais il se trouve bientôt, avec son assistant mélancolique Bouveroux, empêtré dans un drame familial qui a des ramifications jusqu’à la cour et qui symbolise les excès des Temps Nouveaux. Au cours de son enquête, le commissaire doit faire face à la débauche effrénée et de plus en plus répandue que ni l’Église ni l’État ne sont plus à même de réprimer et qui met en échec les principes moraux de la religion et de la société.

     

    D.C. : Dans quelle mesure La Vengeance de Baudelaire est-elle un hommage au poète ?

    wraak5.pngBVL : Il s’agit avant tout d’un hommage à son univers poétique et à ses vues sur le langage et l’art. Vers la fin du XIXe siècle, on assiste certes à un accroissement des différences entre les classes sociales, mais on est surtout en présence d’une remise en cause du monde tel qu’on l’envi- sageait jusqu’alors. Le modernisme se répand, les arts abandonnent les sentiers battus pour revêtir un tour révolutionnaire qui donne des haut-le-cœur à la bourgeoisie imbue d’elle-même. Penseurs et artistes prônent un nouveau mode de vie. Les ouvriers défendent leurs droits. La guerre qui est aux portes de la capitale favorise la décadence générale. On est à la veille de la Commune.

     

    D.C. : Vous accordez une belle place au contexte historique tout en y insérant le passé familial de Baudelaire.

    BVL : Oui, et j’ai tiré profit de cette toile de fond – la situation de siège – pour accroître la part du suspense. Les motivations de l’assassin mystérieux apparaissent progressivement au grand jour : elles ont leur source dans des relations familiales gauchies et des déviations sexuelles. Malgré ce contexte historique, La Vengeance de Baudelaire est un roman de notre époque. Écrit dans un style inspiré par Flaubert, il se révèle, par l’élan de la narration et les dissections psychologiques, d’une grande actualité. Les profonds désirs qui animent une période confuse et troublée, l’idéal d’un monde plus juste, l’amertume et la colère des plus Wraak1.jpgpauvres demeurent des thèmes actuels. Pour le reste, La Vengeance de Baudelaire apparaît comme une histoire de poètes, de voleurs et de diables, une descente palpitante et tragique dans l’enfer du mal, dans le mensonge, la tromperie, la vengeance et les représailles.

     

    Un extrait de La Vengeance de Baudelaire (traduction de Marie Hooghe)

     

    Après l'attribution du prix Hercule Poirot à La Vengeance de Baudelaire, un critique a écrit : « Si le jury des prochaines éditions du prix Hercule Poirot se détermine à l’aune de ce roman, les auteurs flamands de polars et de thrillers ont du souci à se faire. »

     

  • Paul-Jean Clays (1817-1900)

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    Un mariniste brugeois

    par l’Anversois Georges Eekhoud

     

     

     

     G. Eekhoud par Magritte (1920, détail, AMVC)

    georges eekhoud,paul-jean clays,flandre,peintre de marines,anvers,bruges,bruxelles,belgiqueÀ l’époque où Georges Eekhoud (1854-1927) a des démêlés avec la justice belge à la suite de la parution en volume de son roman Escal-Vigor (1899), œuvre qui aborde sans détour la question de l’homosexualité*, l’écrivain consacre quelques pages à l’un de ses compatriotes qui vient de mourir, Paul-Jean Clays, peintre couvert d’honneurs et dont la réputation de mariniste avait depuis longtemps franchit les frontières du royaume. C’est ce texte, rehaussé des Bateaux de pêche (héliogravure de Georges Petit) et de l’Accalmie sur l’Escaut (eau-forte de Ph. Zilcken), paru dans la Gazette des Beaux-Arts (Paris, 1er juin 1900, p. 495-504), que l’on pourra lire ci-dessous.

    Georges Eekhoud omet de mentionner que lorsque Clays, petit-cousin de Fernand Khnopff, reprend du service à bord d’un bâtiment, en 1841, c’est en tant que peintre de marine. À compter de 1852, l’Escaut apparaît de manière plus fréquente sur ses toiles. Soulignée par le romancier, la valeur documentaire de celles-ci tendra toutefois à diminuer à partir des années 1860, l’artiste s’éloignant de sa manière réaliste. Ces précisions étant apportées, il semble que l’auteur ait brossé un portrait du peintre bien moins éloigné de la réalité de la légende que l’« illustre uraniste » a cultivée au sujet de sa propre personne. À la lecture d’une phrase comme : « Des mouettes éparpillaient des vols d’ailes blanches sur la nappe verdâtre et blonde, aux dégradations si douces et si subtiles qu’elles désoleront éternellement les marinistes », (La Nouvelle Carthage, 1888), on saisit mieux certaines réserves que l’Anversois peut émettre au sujet de l’art du peintre de marines.

     

    * Le procès aura lieu à Bruges du 25 au 27 septembre 1900. Eekhoud sera acquitté, tout comme d’ailleurs Camille Lemonnier poursuivit lui aussi pour atteinte aux bonnes mœurs. Relevons que dans sa défense de l’uranisme (en cette même année 1900, l’auteur des Fusillés de Malines publie par exemple un article intitulé « Un illustre uraniste du XVIIe siècle : Jérôme Duquesnoy, sculpteur flamand »), Georges Eekhoud va s’affirmer comme un soutien inconditionnel de l’écrivain néerlandais Jacob Israël de Haan auquel le liera bientôt une grande amitié (voir Mirande Lucien, Eekhoud le rauque, Presses universitaires du Septentrion, 1999, p. 149-151). De Haan a composé une adaptation en vers de plusieurs livres de l’Anversois tandis que ce dernier a donné une préface au roman de son confrère Pathologieën

     

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    Lettre de Ph. Zilcken à Eekhoud, 21/02/1900 (AMVC)

     

     

     

     

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    Le grand mérite de Paul-Jean Clays, le célèbre mariniste belge mort récemment à Bruxelles, aura été d’affranchir son genre de peinture des conventions et des routines qui, depuis l’Estacade du génie précurseur et isolé de Ruisdael, faisaient de la marine un tributaire du genre historique, ou un prétexte à « étoffages », à décors, à pompes et à spectacles sur l’eau.

    L’affranchissement de la marine fut corollaire de l’affranchissement du paysage et de l’avènement du naturisme dans le royaume de l’art.

    Fatalement, le jour où les yeux des peintres apprécièrent spontanément les beautés de la nature, et où leurs pinceaux ne se préoccupèrent plus de farder ou d’enjoliver celle-ci, ces peintres ne devaient point tarder à dépouiller le vieil Océan des déguisements ridicules, étriqués et tapageurs dont l’avaient affublé les méchants poètes et barbouilleurs classiques. La mer, après avoir été trop longtemps personnifiée par Neptune ou Amphitrite, redevenait tout simplement la mer. Seulement, s’il y eut quantité de bons paysagistes du « plancher des vaches », le nombre des marinistes de valeur demeura relativement restreint. C’est que la marine comporte autrement de difficultés, d’études et de persévérance que le simple paysage terrestre. De même qu’il se rencontrera mille bons laboureurs ou manouvriers champêtres pour cent matelots d’élite, de même on ne comptera qu’un mariniste estimable sur dix paysagistes de talent.

    Clays1.pngEt encore y a-t-il mariniste et mariniste. Le genre se subdi- vise en d’innombrables caté- gories. Il y a les marinistes caboteurs et les marinistes du large, ceux qu’on pourrait presque appeler les mari- nistes au long cours : il y a les intimistes et les dramaturges, ceux que bercent les flots en vue des côtes, et ceux que secouent, en pleine mer, les ébats capricieux des vagues ; ceux qui peignent de préfé- rence les calmes plats, et ceux qui courent se mesurer – du moins sur la toile – avec les grains, les bourrasques, les tempêtes ; ceux qui, comme le disait Verlaine en parlant de Tristan Corbière, ne montent le plus fougueux des chevaux que lorsqu’il écume, s’emporte et rue de toutes ses vagues.

    Aux uns encore l’Océan suffit par lui-même, sans la présence de l’homme ou d’un autre être vivant, sans un vol de mouette, sans un navire, sans même une épave ; aux autres il faut du moins des témoignages de l’industrie humaine, une barque de pêche à défaut d’une chaloupe, un appareil de voiles blanches ou le panache fuligineux du steamer.

    De la vie accidentée que Clays mena à ses débuts, on aurait auguré qu’il serait devenu un peintre des mers houleuses et véhémentes, au lieu de demeurer le descriptif rêveur des flots calmes et des horizons immobiles.

    Fils d’un simple receveur des contributions, il naquit à Bruges, le 20 novembre 1817, mais son père ayant été envoyé à Westcapelle, bourgade située sur les rives de la mer du Nord, l’enfant ne tarda point à s’éprendre pour l’Océan d’une de ces fortes passions qui se traduisent inévitablement par des coups de tête. Aussi, quand la famille Clays retourna vivre dans la ville des Memling, des couvents, des mendiants et des mystiques, le jeune Paul-Jean déclara résolument à son père qu’il voulait devenir marin. Pareille perspective d’avenir pour son fils ne souriait que médiocrement au digne fonctionnaire qu’était le père Clays et qui devait ressembler à cet autre receveur de contributions dont M. Edmond Picard a suggestivement décrit la personne et l’intérieur bourgeois, administratif et rassis, au début de son beau roman L’Amiral. Le rêve du père Olays était de voir un jour son héritier solidement calé dans un fauteuil de rond-de-cuir ; aussi, pour contrarier les visées irrégulières et subversives du galopin, il se décida à le mettre en pension à Boulogne. Les premières semaines de sa captivité, le petit Paul-Jean dissimula ses fringales et sa fièvre aventurières, à telle enseigne que le proviseur de l’internat, croyant l’enfant guéri de sa toquade et réconcilié avec le train-train de la vie terrienne, le surveilla de moins près ; mais le gamin cachait son jeu. Trompant la vigilance déjà émoussée de ses gardiens, un beau matin le jeune Clays s’échappa de sa cage. On le rechercha partout. Que lui était-il arrivé ? L’enfant était tout Clays9.pngsimplement allé demander l’hospitalité à des marins. Aux yeux de ces simples, que je me représente sous les traits de ces savoureux Peggotty dans David Copperfield de Dickens, l’humeur vagabonde et le prurit aventurier du petit bourgeois devaient paraître la chose la plus raison- nable du monde ; aussi, dès qu’il le leur eut demandé, ne firent-ils aucune difficulté de l’enrôler comme mousse. « Et c’est ainsi, dit M. J. Du Jardin, à qui j’emprunte ces détails biographiques, que Paul-Jean Clays fit, pendant quelques semaines, ses premières excursions maritimes sur un bâtiment de cabotage, entre les côtes de France et d’Angleterre. »

    Toutes ses recherches étant demeurées infructueuses, le maître de la pension boulonnaise s’était vu obligé de prévenir enfin M. et Mme Clays de la fugue de leur fils. Les malheureux parents furent atterrés comme bien on pense, mais ils devinèrent aussitôt que leur enfant avait donné suite à ses envies d’autrefois. Ils se le représentaient exposé à tous les périls de la vie du marin. La nuit et même le jour le digne couple ne rêvait que navires brisés par la tempête, radeaux de la Méduse, baignades téméraires dans des parages infestés de requins, naufrages dans des îles désertes ou habitées par de féroces cannibales... Mais le jeune mousse mit fin à leurs affres en leur narrant dans une lettre les détails de son escapade. Dans sa joie de le savoir sain et sauf, le receveur informa son fils qu’il consentait à lui laisser suivre sa vocation. Après tout, autant chercher fortune en parcourant le monde que l’attendre, morfondu dans les antichambres ministérielles ; la carrière du marin en valait bien une autre.

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    Contre l’attente de ses parents, le jeune mousse ne profita point de cette autorisation. Avait-il été touché par la longanimité et l’indulgence paternelles, ou était-il déjà fatigué de la vie du matelot ? J’incline à croire qu’il avait fait fausse route et qu’il s’en rendait compte à présent. Certes il aimait la mer, mais d’une autre façon que les rudes ouvriers qu’elle nourrit en attendant qu’elle les fasse périr. Son amour, plus platonique, tenait de celui de Pétrarque pour Laure et de Dante pour Béatrice ; c’était un amour de poète et d’artiste dans lequel entrait plus de contemplation que de désir et d’activité. Il aimerait l’Océan en le célébrant, en le glorifiant, par les moyens de l’art, à l’aide de pinceaux et de couleurs : bref, il serait peintre de marine. Je suppose que le receveur fit la grimace et qu’entre les deux carrières il aurait encore préféré pour son garçon celle du loup de mer à celle du broyeur de couleurs. Rentré au bercail, à Bruges, Paul-Jean se mit à crayonner des marines, des bassins, des navires, des canaux, des quais encombrés de marchandises…

    Et, ici, une question se pose : n’aurait-il pu concilier sa double vocation de peintre et de marin ? N’eut-il point tort de revenir s’acagnarder à la ville ? En persévérant quelque temps comme matelot, il eût fait sans doute un mariniste autrement puissant et profond. Mais il était venu trop tôt, faut-il croire. Le réalisme naissait à peine. Clays manquait d’audace, et il n’y avait pas encore d’autres novateurs plus hardis pour l’encourager et même le révéler à lui-même. Il se sentait isolé ; les rudes mœurs des marins l’effarouchèrent. Sans doute les avait-il trop rêvés à travers des lectures romantiques ?

    CLays20.pngEn son beau livre que je citais plus haut, Edmond Picard a noté l’état d’âme d’un jeune mousse, de famille bourgeoise, jeté brusquement dans la vie du bord : « L’existence du marin commença dans son âpreté et ses misères, raconte ledit novice. Je sais quelle est la grandeur des scènes au milieu desquelles elle est placée. J’ai ressenti les émotions et parfois goûté les délices de ce spectacle. Mais ne croyez pas que ce soit la dominante pour l’homme qui peine et qui souffre perdu dans ces sublimités. Ce soulagement, il ne le sent pas. Cette poétique de l’Océan veut, pour être savourée, autre chose que l’être humain émoussé par l’excès du labeur, et le matelot ne comprend pas plus le paysage marin que le paysan, cet autre fils de Caïn, le paysage rustique. »

    Cette vie à bord dut rebuter le jeune Clays comme un breuvage trop âcre. Il ne s’ingénia point à comprendre ce petit groupe d’exilés, perdu avec lui dans le désert des eaux, et il n’entrevit pas davantage la beauté de cette mer, différente de celles qu’il avait lues dans les livres et vues dans les marines des romantiques. À ce moment, ses aspirations d’artiste se bornaient encore à brosser un jour d’un pinceau délicat des marines pour les amateurs riches et respectables, et on conçoit que, dans ces conditions, il n’apprécia point son rude entourage de drilles comme celui-ci le méritait, et qu’il ne devina point le parti qu’un autre eût tiré de ce coude-à-coude avec les plus infimes enfants du peuple, de cette âpre lutte avec eux contre une mer aussi grossière, aussi trivialement grandiose, aussi outrancière et paroxyste qu’eux-mêmes…

    CLays19.pngNon, en remettant pied à terre, il n’avait rien retiré de son expérience marine, ou du moins il n’y parut point pour le quart d’heure. Il en était encore à vouloir représenter un grand combat naval comme en peignaient les soi-disant marinistes de cette époque. Il se mit à l’œuvre et son essai obtint les suffrages de son digne homme de père et d’autres membres de sa famille. Ces braves gens décidèrent qu’il y avait en lui l’étoffe d’un grand peintre, et le père Clays s’empressa de l’envoyer à Paris auprès du célèbre Horace Vernet. Celui-ci consentit à enseigner à Paul-Jean les éléments de son art ; mais après un stage de quelques mois, le jeune homme rentra en Belgique et vint demander des conseils et des indications à un autre grand homme, le mariniste Jean-Antoine-Théodore Gudin.

    Quelque temps, nous apprend M. Du Jardin, on vit Clays fréquenter les salons de ce maître, alors à l’apogée de sa gloire, salons où se rencontraient tous ceux qui, aux environs de 1850, portaient un nom dans l’art ou la littérature. Il y a lieu de croire que Clays apprit beaucoup plus par ses conversations avec ces gens éclairés que par ses visites à l’atelier de son maître. Recommandé par celui-ci, il se montrait aussi dans le salon d’Auguste (sic) Quetelet, directeur de l’Observatoire de Bruxelles, un des milieux les plus intellectuels d’alors. Grâce à ces relations influentes, Clays parvenait de temps en temps à placer un tableau.

    CLays18.pngCependant, après une absence de deux ans, Paul-Jean était revenu à Bruges. L’humeur vagabonde avait repris un instant le dessus. Il n’était pas content de lui-même, faut-il croire. Dans les salons de Bruxelles, il avait trop entendu parler de la nature ; il lui tardait de la revoir, de l’étudier de ses propres yeux. Je serais porté à croire qu’il s’en voulut plus d’une fois alors de ne pas avoir poussé plus loin sa première expérience. Sans aller jusqu’à renouveler l’aventure, il se rapprocha de la mer et il aurait parcouru quelque temps, sac au dos, une partie des côtes de la France.

    À Bruges, la misère l’avait repris. Cette cité, si artistique d’aspect, et de physionomie, ne comptait guère d’amateurs de peinture ; or, le jeune Clays ne disposait plus d’aucunes ressources et il lui fallait vendre à n’importe quel prix…

    En désespoir de cause, il se souvint de son premier apprentissage ; de mariniste il redevint marin, et il prit de l’engagement à bord d’une goëlette du gouvernement belge faisant la croisière dans la mer du Nord. Il y a lieu de croire que, cette fois, il retira un plus grand profit moral et artistique de sa vie sur l’Océan. Il s’accoutuma à la réalité des choses ; il apprécia la mer pour elle-même et il rompit avec toutes les billevesées romantiques et théâtrales qui s’étaient placées autrefois entre lui et les splendeurs naturelles. Il eut alors, sans doute, la révélation de la couleur, de la lumière et de l’éternelle beauté. Les moindres scènes de ce nouvel intermède de la vie maritime parvinrent à l’émouvoir. Il comprit la poésie et le charme intrinsèques des épisodes les plus simples.

    Aussi, lorsqu’il débarqua pour de bon, il recélait en lui un trésor d’impressions qu’il devait répandre prodigalement plus tard dans une série de chefs-d’œuvre.

    Toutefois, on ne s’aperçut pas immédiatement de sa méta- morphose. Ses progrès n’étaient encore qu’intérieurs.

    Après un séjour à Bruxelles, où il avait épousé la fille de l’illustre astronome Quetelet, il alla s’établir à Anvers. La fortune et la renommée avaient devancé ses mérites ; il vendit force tableaux médiocres avant d’en peindre de bons.

    Mais à Anvers, l’Escaut compléta son éducation et lui inspira enfin des œuvres  vraiment belles. D’atmosphère et de physionomie ni trop farouches ni trop calmes, ce fleuve devait fournir des modèles très appropriés à ce tempérament solide, mais moyen.

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    C’est de son séjour à Anvers que datent les vrais succès d’artiste de Paul-Jean Clays. Les premiers temps, toutefois, sous l’influence des écoles du pittoresque à tout prix, il n’osa rompre encore ouvertement en visière aux modes consacrées par tant de faiseurs habiles, ses prédécesseurs et ses contemporains. Ce n’est qu’en 1855 qu’il se risqua à donner des témoignages d’une conversion à un art à la fois plus sincère et plus ingénu, et, depuis ce moment, il ne rétrograda plus ; il affirma paisiblement, avec une douce obstination, un idéal nouveau, ou du moins retrouvé, et mérita d’être compté parmi les initiateurs.

    Ainsi que le disait récemment un critique de l’Art moderne, à l’époque où Clays apparut enfin, Francia, Lehon, Musin, propageaient des marines qui ressemblaient à de la potasse mousseuse, battue dans des baquets : « La rudesse des mers du Nord s’obtenait par un procédé de saponification où se brouillaient des mixtures d’ocre, d’indigo et de sépia. Comme il importait de dramatiser ces aspects teinturiers, des épaves généralement surnageaient, où un navire désemparé s’immergeait. Schaefels, à Anvers, les héroïsait par des abordages de galions en or, dans des fumées de combat naval. Le cataclysme était l’état d’âme normal du mariniste ; il aimait collaborer – à l’atelier – avec les éléments déchaînés. Quelques-uns se souvenaient d’avoir pris le bateau qui fait la traversée d’Ostende à Douvres. » Je ferai observer ici, à la décharge de plusieurs de ces pseudo-marinistes qu’ils faisaient souvent preuve de talent, à côté de leurs prétendues marines. Pour certains la mer ou l’eau en général était l’accessoire, un fond, un cadre, et ils la sacrifiaient parfois fort opportunément au navire qu’elle était appelée à porter. Ainsi, Schaefels poussa très loin l’étude des bateaux ; il en connaissait l’anatomie, les avatars, les perfectionnements, les innombrables types, depuis la trirème antique jusqu’au moderne steamer ; il en savait l’histoire et l’ethnographie mieux Clays17.pngqu’un conservateur de musée de marine. Aussi se bornait-il souvent à nous représenter un chantier naval, afin de nous montrer une frégate ou une corvette jusque dans ses œuvres mortes. Sous ce rapport, sa gravure Les Forçats du bagne aux chantiers d’Anvers sous Napoléon Ier, demeure, avec son fouillis, son grouillement humain, mieux qu’un document, une œuvre d’allure, de composition et de facture intéressantes. Je le répète, Schaefels et quelques autres n’eurent qu’un seul tort, celui de se croire des marinistes, alors qu’ils représentaient d’estimables peintres d’histoire et d’archéologie, ou de mœurs et d’anecdotes maritimes.

    Clays, lui, se rendit compte de ses forces, et, tout en renonçant résolument aux confusions de genre, aux productions hybrides à la mode parmi ses confrères, il se gardait bien de compromettre sa cause en s’attaquant d’emblée à des mers agitées, à ces vertigineux abîmes que devaient célébrer plus tard les Mesdag, les Courbet et les Artan.

    « Clays, dit encore le critique précité, ne pousse pas sa barque au large, ni ne s’aventure dans un idéal de tempêtes. Il réside dans les criques ou monte dans les dunes. Il se borne à peindre le spectacle des eaux tel qu’il peut plaire à un observateur modéré. Son idéal est moyen, comme celui d’un garde-côtes ou d’un pêcheur à la ligne assis au quai d’un fleuve. Il n’a plus rien de l’âme boursouflée des écumeurs de mer qui, avant lui, spécialisaient l’article. Il va vers les fleuves ; il ne dépasse pas sensiblement les côtes. Il s’assimile les tons d’air, les densités de l’eau, les atmosphères salines. Pour la première fois un peintre sincère s’applique à exprimer la joie saine de ses yeux. Il a une manière grasse et nourrie qui a l’accent de la force : il fut permis de la prendre pour de la puissance. Elle charma les esprits qui se jugeaient hardis et conquit les résistances des modérés. »

    Clays11.pngCette manière, à la vérité, ne va pas sans franchise ni poésie, et aujour- d’hui encore on en éprouve l’effort et la nouveauté.

    Certains Clays, entre autres l’Accalmie sur l’Escaut, et la Rade d’Anvers, du musée de Bruxelles, ont conservé leur fraîcheur et suggèrent la poésie souvent onctueuse et grasse de calmes étendues liquides. Le probe artiste, s’il n’est point parvenu à s’assimiler les tourmentes et les cataclysmes des mers septentrionales, interprète avec vigueur l’agitation régulière des marées et les lourdes et lentes processions de nuées au-dessus des eaux. « Clays s’atteste fidèle à sa race éminemment flamande par le sens de la couleur, et s’il fut même plutôt coloriste que luministe, s’il ignora les fluides éthérisations, ses tons étaient savoureux et chauds, même moelleux, comme son art était large, robuste et sûr. Il pratiqua merveilleusement la science du reflet. Ses ciels gras, mouillés d’argent liquide, faisaient de belles taches riches dans l’eau. » Ses chalands, qui naviguent sur l’Escaut, semblent passer dans des joailleries. Il y a de la tiédeur et de la cordialité dans l’air. C’est surtout dans les marines d’été qu’excelle ce peintre friand ; il apporte dans la nature, dans le plein air, quelque chose de l’intimité et du réconfort d’un intérieur cossu : les ondes font le gros dos et ronronnent comme de bons félins domestiques ; aucune aigreur, Clays16.pngaucune âpreté n’exaspère la nonchalance et la câlinerie des effluves ; les brises et les écumes sont à peines salines. Et pourtant n’allez pas croire que Clays ravale ou travestisse le grand fleuve. Il suffit d’avoir navigué en tout temps sur l’Escaut pour se convaincre de la justesse, de la sincérité, de la chaleur de ces impressions du peintre.

    Ces jours de langueur voluptueuse et de grosse paresse sont même plus nombreux qu’on ne croit dans nos régions fluviales. Clays a simplement choisi, pour les peindre, les moments et les ambiances qu’il préfère, ceux avec lesquels il est familiarisé et qu’il comprend, qu’il sent le mieux.

    Mais il ne se borne pas à nous chanter les sensuelles accalmies du vieil Escaut ; il hante les côtes et les fleuves de la Hollande ; il fait de longues escales dans ses ports, s’attarde devant les hauts fonds et dans les bras morts des estuaires, et en rapporte d’innombrables méditations. J’ajouterai que nul ne s’est assimilé comme lui la poésie décorative des bateaux à voiles, depuis les trois-mâts jusqu’au moindre chaland, mais au souci du décor il ajoute un réel intimisme, une ferveur technique qui ont dû lui rester de ses premiers enthousiasmes pour le métier de marin.

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    La liste suivante ne donnera qu’une minime idée de sa production ferme et soutenue : Un Souvenir de la Tête de Flandre, L’Escaut aux environs d’Anvers, Effet de lune sur l’Escaut, La Rade d’Anvers, La Sortie du bassin d’Anvers, L’Escaut par un temps calme, Accalmie sur l’Escaut, L’Entrée du bassin des pêcheurs à Anvers, Navires américains sur l’Escaut, Caboteurs sur l’Escaut, La Caravelle, La Meuse à Dordrecht, etc.

    Mais, on le voit, son fleuve de dilection demeure l’Escaut, et c’est la rade d’Anvers, ses bassins, ses docks, qui lui inspirent les plus importantes de ses « rêveries en peinture ».

    Avec le talent et la renommée était arrivée la fortune. Le mouvement esthétique très intense de la capitale détermina Clays à aller s’installer, en 1856, à Bruxelles, dans son vaste hôtel de la rue Seutin, qu’il habita jusqu’à sa mort. Sa femme l’avait précédé dans la tombe, en 1860. 

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    L’Exposition Universelle de Paris, en 1867, consacra dé- finitivement la gloire de Paul-Jean Clays. Les critiques célébrèrent à l’envi sa probité, sa sincérité, son talent de coloriste à la fois délicat et robuste, poétique et sain. Le fameux Thoré-Bürger  se distingua tout particulièrement dans ce concert de louanges : « Leys, Alfred Stevens et Willems sont depuis longtemps classés au premier rang de l’art moderne, disait ce prince de la critique. Un peintre belge qui, après l’Exposition Universelle, aura sa réputation établie en France, et, je l’espère, un peu dans le monde artiste de l’Europe, c’est M. Clays. Il n’y a guère de bons marinistes dans les autres écoles. Les Hollandais ont désappris l’art des van de Velde. Les Allemands ne pourraient citer que M. Achenbach. En France, quel peintre a la passion de la mer et le talent d’en exprimer les effets ? Je ne connais que Courbet qui ait fait, comme il dit, des paysages de mer, d’une réalité extraordinaire, et par conséquent très poétique. L’immensité, ce n’est pas facile à traduire. » Et, après cette constatation un peu prud’hommesque, le critique poursuit ainsi : « Tel ciel, telle mer. Les marins regardent en l’air pour deviner le temps. M. Clays exprime aussi fidèlement ces concordances de l’atmosphère et de l’Océan. Le Souvenir de Heyst est surtout admirable par l’unité de l’impression que l’artiste a ressentie et qu’il a fixée sur la toile : grosses vagues, ciel pesant et sombre. C’est bien le flot qui se soulève contre le nuage qui s’abaisse. En pendant à cet orage, le Calme plat (Dull weather) est encore une excellente peinture. Les bateaux sont bien dans l’eau et dans l’air ; peut-être les voiles manquent-elles de légèreté. Les vues du Moerdyck, du Ruppel, de l’Escaut témoignent également de la science et de l’habileté de M. Clays comme mariniste. »

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    L’éclatant succès de Clays à l’étranger ne tarda pas à être ratifié dans son propre pays. En 1880, lors de l’Exposition historique de l’Art belge, à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance de la Belgique, le poète des accalmies et des bonaces disputa la palme à Louis Artan, le lyrique des tourmentes et des marées houleuses. À eux deux ils se partagèrent les honneurs décernés aux meilleurs marinistes, et le premier rencontra des admirations aussi ferventes et aussi enthousiastes que le second. Chacun triomphait sur son terrain ; ils ne se devaient rien l’un à l’autre, tous deux s’étaient inspirés directement du spectacle de la mer et des nappes fluviales, et ils en avaient décrit le calme ou l’agitation avec la même maîtrise et la même intensité.

     

    Georges Eekhoud

     

     

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  • De Dunkerque à Vlieland, de Hadewijch à Hafid

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    Lettres néerlandaises :

    impressions d’un lecteur français

     

     

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    Petite incursion dans ma bibliothèque : Histoire de la littérature flamande (A. Snellaert, 1849), De la littérature néerlandaise à ses différentes époques (J.A. Alberdingk Thijm, 1854), La Vie littéraire de Marnix de Sainte-Aldegonde et son « Tableau des Differends de la Religion » (G. Oosterhof, 1909), La Littérature flamande contemporaine (A. de Ridder, 1923), Conrad Busken Huet et la littérature française (J. Tielrooy, 1923),  Bilderdijk et la France (J. Smit, 1929), Le Réveil littéraire en Hollande et le naturalisme français (1880-1900) (J. de Graaf, 1938), Panorama de la littérature hollandaise contemporaine (J. Tielrooy, 1938), Les Sœurs Loveling (H. Piette, 1942),lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,édition  Alluvions et nuages. Courants et figures de la littérature hollandaise contemporaine (A. Romein-Verschoor, 1947), La Littérature belge de langue néerlandaise (K. Jonckheere, 1958), La Littérature néerlandaise (P. Brachin, 1962), Jan Slauerhoff (1898-1936). L’homme et l’œuvre (J. Fessard, 1964), Vondel et la France (W. Thys, 1988), la volumineuse – plus de 900 pages – Histoire de la littérature néerlandaise (réd. H. Stouten, J. Goedegebuure & F. van Oostrom, 1999), L’œil de l’eau. Notes sur douze écrivains des Pays-Bas (J. Beaudry, 2002)…

    lettres néerlandaises, traduction littéraire, Flandre, Pays-Bas, éditionJe m’abstiens de mentionner les anthologies disponibles en langue française comme la traduction d’œuvres majeures ou totalement oubliées. D’énumérer les revues qui ont tenu une chronique sur les lettres néerlandaises, contiennent des contributions sur Multatuli, Hella. S. Haasse ou Paul van Ostaijen, présentent en traduction des poèmes de Lucebert, Peter Holvoet-Hanssen ou Onno Koster, de la prose de Hafid Bouazza, de Jan Arends ou encore de Hugo Claus. Ces publications se comptent par centaines. Certes, beaucoup parmi celles de l’ère anté-informatique s’empoussièrent dans de rares bibliothèques ou chez tel bouquiniste de Béziers ou d’Anvers, mais il suffit de passer en revue la bibliographie établie en 1999 par J. Verbij-Schillings pour constater que nombre de productions du XXe siècle et d’un plus lointain passé ont été traduites, certaines avec maestria, et qu’avec un peu de ténacité, un néophyte de langue française peut se forger une assez bonne idée des lettres néerlandaises sans avoir forcément accès aux textes originaux. Si l’on attend toujours une traduction de certaines œuvres en prose (les Nederlandsche Historien de P.C Hooft, Van de koele meren des doods de F. van Eeden, Het ivoren aapje de Herman Teirlinck, des romans et nouvelles de F. Bordewijk, J. van Oudshoorn, Willy Spillebeen, Eenzaam avontuur de Anna Blaman, De Zondvloed de Jeroen Brouwers, Dubbelspel de F.M. Arion, de nouvelles traduction des romans de Louis Paul Boon et de Maurice Gilliams… sans oublier la grand classique de la littérature jeunesse Jip en Janneke) et de celle de poètes majeurs (M. Nijhoff, G. Achterberg, Jan van Nijlen…), de plus en plus d’auteurs contemporains, voire des « classiques » du proche passé (le Max Havelaar de Multatuli, une grande partie de l’œuvre de Hugo Claus, les deux romans les plus connus de W.F. Hermans, quelques titres de Gerard Reve, Simon Vestdijk, J. Slauerhoff, les premiers recueils de Lucebert…) sont aujourd’hui offerts à la curiosité des lecteurs et donnentlettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,édition parfois lieu à une chronique radiophonique circonstanciée ou à des recensions élogieuses (certes il y a aussi des critiques littéraires tout aussi peu scrupuleux que la mère d’Alfred Issendorf – le personnage central de Nooit meer slapen –, ainsi que le prouve l’article paru dans un magazine spécialisé à propos justement du roman Ne plus jamais dormir, traduction de ce même Nooit meer slapen). Dans la sphère francophone, la littérature néerlandaise demeure donc une terre totalement inexplorée uniquement pour ceux qui ne prennent pas la peine d’ouvrir les livres en vente chez les bouquinistes ou publiés depuis un certain temps par des éditeurs ayant pignon sur rue (Actes Sud, Gallimard, Le Seuil, Albin Michel, Héloïse d’Ormesson, Belfond, L’Âge d’homme, Le Castor Astral, Bourgois…).

    lettres néerlandaises, traduction littéraire, Flandre, Pays-Bas, éditionAutrement dit, de nombreux efforts ont été faits pour mettre en valeur tant des auteurs flamands que des auteurs néerlandais, certains ayant d’ailleurs eu l’honneur de collections plus ou moins prestigieuses. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, « La Nouvelle Bibliothèque Populaire », dans des fascicules à la portée de presque toutes les bourses et très largement diffusés, a accordé, parmi un total de 500 auteurs français et étrangers présentés dans une notice biographique et littéraire souvent bien documentée, une place à une œuvre de J.J. Cremer, Alberdingk Thijm, Hildebrand, Bilderdijk, Conrad Busken-Huet, Erasme et de Joost van de Vondel. Plus près de nous, la célèbre série des « Poètes d’aujourd’hui » éditée par Pierre Seghers – maison qui avait déjà donné en 1954 Par-delà les chemins d’Adriaan Roland Holst – a pu consacrer un volume à Guido Gezelle et un autre à Karel Jonckheere. Celle dirigée par Claude Michel Cluny aux éditions La Différence a proposé dans les années 1990 une anthologie Cobra ainsi qu’un large choix de la poésie des Flamands Karel van de Woestijne et Leonard Nolens.

    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionSi je tiens à relever la présence de toute ces publications, c’est pour corriger un peu l’image que beaucoup se font et qui était d’ailleurs la mienne voici un quart de siècle lorsque la littérature néerlandaise n’était encore pour moi qu’une terrae incognitae. Comme beaucoup de Français, j’ignorais jusqu’au nom de Multatuli, n’avais jamais entendu parler de Vondel ni de Willem Frederik Hermans. L’outil Internet n’existant pas encore, je n’avais pu prendre connaissance, à 1000 kilomètres de la Flandre, de l’abondance des textes disponibles en langue française. Certes, à plus d’une occasion, la découverte palpitante d’un ouvrage d’occasion ne tardait pas à se traduire par un certain désappointement : la médiocre transposition ne m’encourageait guère à lire les auteurs flamands ou bataves dans une autre langue que la leur.

    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionL’énumération du premier paragraphe se veut en quelque sorte un hommage aux histoires de la littérature, non tant à celles parues en français, qu’à celles de Jonckbloet, Te Winkel, Knuvelder, Anbeek ou encore aux ouvrages collectifs Twee eeuwen literatuurgeschiedenis et Nederlandse Literatuur, een geschiedenis. Un hommage aussi aux découvreurs et éditeurs de textes médiévaux et aux biographes. Les épais volumes de Wim Hazeu, Hedwig Speliers, Gé Vaartjes, Frédéric Bastet, Harry G.M. Prick, Jan Fontijn, Michel van der Plas, Marco Daane et de bien d’autres sont autant de voyages au long cours au fil desquels il nous est loisible de faire escale, le temps de reprendre en main un ouvrage de Vestdijk, de Frederik van Eeden, de Richard Minne, de Louis Couperus…

     

    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionSans certains de ces volumes, qui présentent chacun ses qualités et ses défauts, il n’est guère possible à un étranger d’explorer en profondeur l’exotique terre des lettres néerlandaises : « dat is een land waar je nergens vaste rots onder je voeten hebt ! » dirait le professeur Nummedal. Car il s’agit bien, lorsqu’on découvre, en partant de zéro, une littérature étrangère, d’une expérience de l’exotisme au sens que donne à ce terme Victor Segalen. Parallèlement à cette exploration se constituent des îlots au gré des lectures des œuvres littéraires elles-mêmes. Des îlots : l’œuvre ou une partie de l’œuvre d’un auteur donné, plus rarement les meilleurs fruits d’un courant littéraire.

    Si le hasard, la curiosité sont pour beaucoup dans ces découvertes et dans la création progressive d’un « canon » personnel, un livre offert, un simple conseil peuvent aussi favoriser l’engouement pour un auteur donné. À cela, il convient d’ajouter, en ce qui me concerne, une manie : les chemins de traverse. Le désir de lire nombre d’œuvres a en effet été éveillé et continue de l’être par des « intermédiaires », des « passeurs », en particulier des lettrés francophiles qui m’entraînent dans leur sillage à travers leur perception de leur propre culture et de la culture française, autrement dit des auteurs qui ont fait une démarche similaire à la mienne mais dans le sens inverse. Ainsi, c’est toujours un régal de parcourir des auteurs comme Frans Erens, W.G.C. Byvanck, Alexander Cohen, J. Tielrooy, André de Ridder et d’autres dont le nom ne me vient pas immédiatement à l’esprit… Les écrivains d’expression française qui permettent d’entrer dans l’univers néerlandophone sont encore trop rares, mais ils existent. lettres néerlandaises, traduction littéraire, Flandre, Pays-Bas, éditionAu XIXe siècle, un Alphonse Esquiros et un Xavier Marmier ont évoqué les figures de Bilderdijk, d’Isaac da Costa, de Nicolaas Beets ou de Jacob van Lennep. À notre époque, le poète Jean-Claude Pirotte nous invite en Gueldre, rend hommage à Eddy du Perron. Le natif de Dunkerque Claude-Henri Rocquet offre un retour sur la vie et l’œuvre de Ruusbroec. Empruntant les pas d’un des romanciers français majeurs, à savoir Jean Giono, nous nous immisçons dans l’atelier de l’un de ses confrères, pacifiste comme lui, auteur qui lui apparaît comme un « chimiste de la joie » : « Je ne connais pas Antoon Coolen. C’est actuellement le seul homme que je voudrais connaître. […] Dans ce livre, tout est à la même profondeur. Je veux dire qu’il y a accord parfait entre la tragédie et le plus minuscule détail. […] Le ton d’une voix, la veste d’un villageois, le cochon qui lettres néerlandaises, traduction littéraire, Flandre, Pays-Bas, éditionfouille la boue, le couvent de la charité, et même les gendarmes, tout est d’accord. Je ne dirai par que c’est le grand talent d’Antoon Coolen ; c’est plus. C’est plus important que du talent. C’est qu’il est l’expression même de la profondeur à laquelle se passe le drame. Il est l’homme exact. Il est l’enfant du monde. » Une préface comme celle donnée en 1936 par Giono à l’édition française (Grasset) du roman de Coolen De goede moordenaar – dont est tirée cette citation – peut faire bien plus que des pages érudites ou des discours savants pour favoriser la reconnaissance d’un écrivain hollandais en France ; ce n’est pas un hasard si Le Bon assassin a été réédité à Paris en 1995, recueillant des éloges dans le quotidien français le plus en vue. André Gide a signé pour sa part la préface du premier roman néerlandais paru en traduction aux éditions Gallimard, Zuyderzée (1938) de son ami Jef Last : « Last est moins un romancier qu’un poète ; où, si l’on veut, c’est un romancier à la manière de Knut Hamsun. » Trop rares aussi les Xavier Hanotte, romancier wallon qui a donné de belles traductions de Hubert Lampo, Doeschka Meijsing, Walter van den Broeck, Ward Ruyslinck, Maarten ’t Hart, Willem Elsschot… Les traducteurs font eux aussi partie de ces passeurs qui attirent notre attention sur un livre donné tout en nous incitant à revenir à l’original. Parmi ceslettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,édition devanciers, il y a par exemple l’homme de lettre néerlandais d’expression française, Auguste Clavareau qui a laissé d’innombrables transpositions de poésies (De Hollandsche Natie de J.F. Helmers, De overwintering der Hollanders op Nova Zembla de H. Tollens, Kleine gedichten voor kinderen de H. van Alphen…). Et plus récemment Philippe Noble qui, depuis Le Pays d’origine (Gallimard, 1980, préface d’André Malraux) a donné ses lettres de noblesse à la traduction des créations néerlandaises (Eddy du Perron, Cees Nooteboom, Harry Mulisch, Etty Hillesum, J. Bernlef…).

     

    lettres néerlandaises, traduction littéraire, Flandre, Pays-Bas, éditionCes publications diverses et multiples évoquées ci-dessus font partie intégrante à mon sens de la littérature néerlandaise, même si bien entendu une traduction entre dans un autre domaine linguistique. Pourquoi, malgré ces montagnes de papier, cette littérature reste aussi mal connue en France, pays après tout de Michiel de Swaen, « le plus talentueux des poètes de son temps » (E.K. Grootes) ? Quelques explications peuvent être avancées, je n’en tiens aucune pour concluante et me contente de les livrer à titre de réflexion. Une première réside en France même : l’État jacobin s’étant employé à éradiquer les langues régionales et la religion dominante, le flamand, défendu essentiellement par le clergé et des érudits catholiques, a été celle qui a le plus souffert – le morcellement du flamand en parlers locaux et les répercussions de l’ère napoléonienne ont pesé aussi dans la balance. Les Camille Looten et autres Vital Celen qui ont tenté de défendre le patrimoine littéraire local ont livré un combat perdu d’avance. Le mépris affiché par les élites – y compris celle qui incarne les études germaniques – pour le « patois » de l’extrême nord-est du territoire n’a pas encouragé les plus curieux à traverser la frontière. Le flamand de Belgique, longtemps relégué « à la cuisine et à la taverne », a d’ailleurs lui aussi souffert d’un tenace préjugé : les lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditiongrands écrivains flamands d’expression française de la fin du XIXe siècle et des décennies suivantes ont sans doute, par leur choix d’écrire dans la langue de la bourgeoisie, conforté cet a priori. Malgré le succès commercial d’un Conscience en France – au XIXe siècle, 160 éditions françaises de ses œuvres ont paru –, malgré une littérature qui venait de renaître de ses cendres, on a considéré pendant longtemps le flamand comme une langue peu appropriée à l’écriture de grandes œuvres. C’est ce qu’a encore affirmé un écrivain français il y a peu à l’antenne d’une radio parisienne. Sur cela sont venues se greffer des problématiques purement belges : les traductions de romans et recueils de poésie publiées en Belgique même restent souvent ignorées à Paris ; ces traductions, souvent faites dans le passé par des Flamands, ne présentaient pas toujours les qualités requises pour séduire un lectorat exigeant ; par ailleurs, le microcosme des lettres n’a pas forcément toujours favorisé la transposition en français des meilleurs livres. Côté batave, d’autres obstacles ont contrarié une meilleure connaissance de la production locale à l’étranger. La littérature n’y a jamais joui d’un crédit comparable à ce qu’il a pu être dans un pays comme la France. Je ne suis pas près d’oublier les paroles d’une poétesse néerlandaise avec qui j’ai échangé quelques phrases à Paris. Me demandant qu’elle était mon activité : « Traducteur de littérature néerlandaise », elle a rétorqué : « O, wat zielig ! » Depuis qu’une politique sérieuse d’aide à la traduction a été mise en place (la chose vaut aussi en Flandre), on remarque une amélioration sensible des choses. Ainsi que l’écrivait M.A. Orthofer dans le numéro précédent de la revue De Revisor, « Yet even without relying on some of its greatest names - Bordewijk, Reve, Voskuil, among others - Dutch littérature has established itself internationally. » Nous ne pouvons donc plus faire nôtre les propos que tenait l’académicien Edmond Jaloux il y a ¾ de siècle. Soulignant que les lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionpouvoirs publics n’avaient jamais rien fait pour que la littérature du cru fût connue à l’étranger, il estimait à juste titre que la Hollande s’était « enfermée dans une attitude d’aristocratique secret » : « C’est un sort tragique que celui des écrivains néerlandais qui parlent une langue inconnue hors de chez eux et de la Flandre. De plus, et par un mystère incompréhensible, personne n’a jamais voulu s’intéresser à leurs œuvres. On a fait un sort à des petits poètes tchécoslovaques, yougoslaves, etc., etc., et les meilleurs écrivains de Hollande n’ont point trouvé de répondant dans l’Europe lettrée. Il faut que cela tienne en partie à leur caractère fermé et quasi-insulaire, car j’ai fait moi-même diverses démarches pour interrompre cet état de choses et n’ai trouvé d’appui nulle part, et surtout pas en Hollande ». Un dernier constat s’impose, lisible dans bon nombre des titres mentionnés plus haut : le savoir a été transmis le plus souvent par les néerlandophones eux-mêmes, dans un français parfois approximatif ; tant qu’il n’y aura pas en France une « caste » d’amateurs de cette littérature septentrionale – universitaires, écrivains, journalistes et autres –, celle-ci n’acquerra pas la place qui lui revient.

     

    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionQuelles impressions me laissent cette littérature elle-même ? La production récente reflète-t-elle encore « cette modération si humaine, cette tolérance, ce génie de l’intimité, cet amour de la réalité et du détail saillant (dont parlait Victor van Vriesland en 1965 dans sa préface aux Nouvelles néerlandaises des Flandres et des Pays-Bas) qui, de tout temps, ont été dans le caractère néerlandais, sans pour cela éliminer l’élément imaginatif, voire visionnaire, de sa vie intérieure » ? Convient-il d’insister sur la veine autobiographique de bien des romans, sur la dominante citadine ou rurale, sur la composante sociale ou psychologique, sur l’apport des écrivains d’origine étrangère, sur la place qu’occupe encore la deuxième guerre mondiale en Hollande ou la première en Flandre ?  Est-il d’ailleurs question d’une séparation bien nette entre Pays-Bas et Flandre ? Est-il pertinent, à l’instar de nombre d’observateurs européens, d’établir des comparaisons entre l’art du romancier et celui du peintre ? Devant la profusion de titres qu’on recense chaque année dans cette petite aire culturelle, il s’avère en réalité bien difficile de dégager quelques lignes de force. Il serait aisé de trouver quatre ou cinq romans de qualité apportant un démenti à une assertion trop générale. Peut-être est-il au fond préférable de s’en tenir à quelques remarques lacunaires de dilettante.

    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionLa chose la plus curieuse certainement, c’est de voir que l’apothéose a eu lieu très tôt, alors même qu’il n’était pas encore du tout question de littérature néerlandaise et que l’idiome était loin d’être « fixé » comme il peut l’être aujourd’ hui. Avec les poèmes et autres textes de la mystique Hadewijch, un sommet a en effet été atteint dès le XIIIe siècle. Rares sont les pages qui témoignent d’une telle perfection où l’écrit, le dit, le chanté, le vécu intérieur sont en parfaite osmose. Le Verbe et le corps se rejoignent avec virtuosité, un courant vital passe dans le tissu que composent les éléments verbaux en vue de transformer de l’intérieur auditeur et lecteur. Bien entendu, d’autres genres comme le théâtre, la nouvelle, le roman ou encore la novelle ont permis à des auteurs plus récents d’affirmer un talent incontestable, mais ceux qui parviennent à suggérer la douceur, la violence ou le désir avec une même intensité ne sont pas forcément légion.


    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionAutre donnée frappante : le vieillissement assez rapide de la langue qui s’accompagne parfois d’un appauvrissement du style. Quand on goûte la prose d’un Couperus, d’un Van Deyssel, d’un Gilliams, on est frappé de constater que d’aucuns la trouvent indigeste, trop sophistiquée, redondante de gallicismes. En France, le décalage est moindre entre des écrivains fin de siècle, ou encore un Paul Gadenne, et un Pierre Michon, un Guy Dupré, un Julien Gracq. L’appauvrissement du style est manifeste dans quantité de romans que je suis amené à lire pour des éditeurs parisiens.

    Dans le roman contemporain, tant aux Pays-Bas qu’en Flandre, l’influence de la culture anglo-saxonne au sens large semble plus prononcée encore qu’en France, et cela va peut-être de pair, chez les jeunes générations, avec un désintérêt pour le passé littéraire national ; il est rare de relever parmi celles-ci un intérêt pour les grandes figures du siècle d’Or – intérêt qu’avait montré pour sa part le trop tôt disparu Frans Kellendonk dans Geschilderd eten – ou des prédécesseurs plus proches. Sans forcément remonter jusqu’à Stijn Streuvels ou à Louis Paul Boon, la prose flamande conserve malgré tout une saveur particulière, de par le vocabulaire ou l’approche des sujets, par exemple chez Leo Pleysier, Geertrui Daem, Erik Vlaminck ou le nouveau venu Jan Vantoortelboom. Pouvoir passer d’un universlettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,édition typiquement batave (Boven is het stil de Gerbrand Bakker, De vedronkene de Margriet de Moor…) à une atmosphère (rurale) flamande teintée de formes (pseudo-) dialectales n’est pas sans charme. Pour un regard étranger, l’un des attraits de la Hollande littéraire réside dans les fenêtres que l’on peut entrouvrir sur d’autres domaines linguistiques – l’afrikaans et le frison – et ouvrir toutes grandes sur quelques contrées lointaines. La « styliste délicieuse » Augusta de Wit, la militante Beb Vuyk, le raffiné Couperus, la perfectionniste Hella S. Haasse, le feuilletoniste P.A. Daum, le conteur Johan Fabricius, le subtil A. Alberts, la tardive Maria Dermoût, Rob Nieuwenhuys alias Breton de Nijs, Tjalie Robinson alias Vincent Mahieu et bien d’autres nous entrainent, chacun à sa manière, en Indonésie ou aux Moluques, évoquant qui ses jeunes années, qui les facettes contrastées du colonialisme, qui les beautés ou les forces obscures de la nature. Autant de fresques auxquelles il convient d’ajouter le « rouge décanté » (bezonken rood) des camps japonais. Tournons la tête, et nous voici aux Antilles (F.M. Arion, Tip Marrug, Cola Debrot…) ou au Surinam (Albert Helman, Edgard Cairo…).


    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionPour ce qui est des différents genres littéraires, quelques-uns excellent à tous les pratiquer. Retiré sur l’île de Vlieland ou se frottant à ses détracteurs à Amsterdam, Willem Jan Otten mène ainsi, y compris dans son théâtre, une quête autobiographique en profondeur bien éloignée des relations sans saveurs qui remplissent les épais volumes d’une Frida Vogels. Des genres que questionne aussi sans répit quelqu’un comme le Flamand Stefan Hertmans. Depuis Louis Paul Boon, trop peu de romanciers peut-être laissent parler une imagination débordante aux dimensions épiques ; dans des registres très différents, Tomas Lieske, Thomas Rosenboom ou encore Stefan Brijs savent créer de véritables univers romanesques aux antipodes de la continence calviniste ou de la veine neurasthénique. Après l’inimitable Gerard Reve, Stephan Enter et Hafid Bouazza se sont affirmés comme des stylistes hors de pair. Virtuose, ce dernier charrie dans sa phrase l’idiome du passé. Au brio stylistique, Jeroen Brouwers joint pour sa part une savoureuse verve polémique dans la lignée d’un W.F. Hermans ; il a par ailleurs le grand mérite, comme quelques autres Néerlandais exilés au Sud, d’observer la Flandre de l’intérieur et d’être une passerelle, ce dont témoignent ses essais sur le monde éditorial et nombre de ses confrères. Avec l’essayiste Robert Lemm, les Pays-Bas ont trouvé leur Léon Bloy. Et avec entre autres Hella S. Haasse qui vient de nous quitter, Margriet de Moor et Hélène Nolthenius (décédée en 2000), de remarquables ambassadrices du roman « historique ». Un humour tout enlettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,édition finesse se rencontre chez F. Springer, celui d’Adriaan van Dis étant d’une facture plus typiquement batave ; quant à Arnon Grunberg, il opte souvent pour une fibre plus caustique. La prose courte (kort verhaal, novelle) permet à certains d’acquérir l’immortalité littéraire (Nescio, Cola Debrot, C.C.S. Crone…). Pour ce qui est de la littérature jeunesse, il convient de saluer et le talent de certains à transgresser la barrière des âges et la maestria des illustrateurs (c’est grâce à eux que bien des albums attirent l’attention des éditeurs étrangers). Relevons encore un  souci de qualité littéraire chez quelques jeunes bédéistes.

     

      

    lettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,éditionEn Hollande et en Flandre, comme partout ailleurs, des poètes se lèvent plus ou moins à chaque génération, voire à chaque décennie, pour dénoncer immobilisme, stérilité et défaut de ceci ou de cela chez leurs devanciers. Gerrit Kouwenaar, qui, à bientôt 90 ans, fait sans doute un peu figure d’ange tutélaire, a défendu à une époque « le poème en tant que chose » (het gedicht als een ding). Son approche a bien entendu subi les attaques de nouveaux venus. Au final, l’essentiel ne réside pas tant dans ces disputes que dans la coexistence de diverses poésies qui se renouvellent sans cesse, y compris peut-être la plus populaire, souvent poésie de circonstance qui recueille un succès stupéfiant aux Pays-Bas. La poésie y est en effet présente tant lors de fêtes familiales, des obsèques que dans la presse et à la télévision. La couverture médiatique à laquelle ont donné lieu l’annonce de la disparition de Simon Vinkenoog et ses funérailles est sans comparaison avec ce dont « bénéficierait » un prix Nobel de littérature en France. La désignation d’un « prince des poètes » constitue une sorte d’événement national de même que la Journée de la Poésie. Chaque grande ville a aujourd’hui son poète officiel (le phénomène existe aussi en Flandre). Dans l’esprit du public, cela peut générer une certaine confusion entre la poésie « sérieuse » et la poésie « poétique » au sens péjoratif du terme. Pour un Français, la découverte de recensions de recueils de poésie dans les principaux organes de presse ne manquait pas d’étonner ; mais cette place accordée par les journaux au genre en question appartiendra sans doute bientôt au passé. Même si une partie des poètes flamands majeurs sont publiés à Amsterdam, c’est peut-être dans le domaine de la poésie que la différence est la plus prononcée entre les deux aires néerlandophones. Il est sans doute exagéré de parler de deuxlettres néerlandaises,traduction littéraire,flandre,pays-bas,édition traditions séparées – les Septentrionaux lisent les Méridionaux et vice versa –, mais les influences sont autres, le ton grave et contemplatif plus propres aux Néerlandais. La poésie d’expression néerlandaise semble échapper aujourd’hui à toute catégorisation, les créations – sur papier et sur écran – les plus antagonistes se côtoient. C’est par celles-ci que cette littérature septentrionale satisfait probablement le plus à l’une des exigences majeures qui habite tout amateur : éprouver un plaisir rare à la lecture d’œuvres aux antipodes les unes des autres.

     

    Daniel Cunin

     

     

    une version plus courte de ce texte a paru en néerlandais

    dans  De Revisor, Halfjaarboek voor nieuwe literatuur 2,

    Querido, 2011 (trad. Jan Pieter van der Sterre)

     

     

  • Le Carnet et les Instants

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    Le bimestriel des lettres belges de lange française Le Carnet et les Instants  vient de lancer une rubrique consacrée à la littérature flamande en traduction française. La première chronique a paru dans le n° 165 (couverture ci-dessous) sous la plume de Joseph Duhamel : « Le phénomène Stefan Brijs » (p. 23-25) Elle revient longuement sur le roman Le Faiseur d’anges suite aux rencontres qui ont eu lieu en novembre à Cognac entre écrivains belges d’expression néerlandaise et leurs confrères d’expression française. Le prochain numéro s’intéressera à la romancière Anne Provoost. 

     

     

    EXTRAIT

     

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  • Souvenir de jeunesse

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    L’émoi amoureux selon Cyriel Buysse

     

    Une pièce écrite en français par le romancier flamand Cyriel Buysse qui, établi à La Haye avec son épouse hollandaise, se remémore une page ingénue de ses jeunes années.

     

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    La Lys en Flandre est une rivière bien douce et bien charmante… Douce, et paisible, et heureuse, elle coule très lentement,elle coule à peine, au long de ses nœuds lâches et de ses boucles allongées, entre des rives fleuries et vertes, qui, légèrementondulent.

    Une poésie intime l’enveloppe et l’environne. On a toujours envie de parler doucement et de sourire sur les bords enchanteurs de laLys. On y voudrait, comme l’alouette, planer très haut dans lecielpâle et calme et y chanter la mélodie sereine des joies simpleset claires : de la fertilité des belles campagnes, de la noblesse de l’utile travail, du charme berceur des repos mérités. 

    Les champs luxuriants et embaumés descendent de loin en pentes allongées vers la Lys. On les dirait comme attirés d’un glissementirrésistible ; on dirait qu’ils veulent voir et jouir, et baigner dans la douceur exquise de l’atmosphère qui se dégage de la Lys. 

    Il y a des fermes sur les bords, et des villages, et des moulins et des clochers. De blanches maisonnettes s’y mirent, avec des volets verts et des toits roses. Des arbres s’y penchent, grands écrans de saine verdure sur le ciel bleu ; et des barques y glissent, grises, silencieuses et lentes, avec un pêcheur qui descend son filet ou qui laisse pendre sa gaule. Et partout dans les beaux pâturages se meuvent les riches troupeaux : ici les vaches brunes et blanches, pareilles à de très grandes fleurs brillant au soleil sur la nappe verdoyante ; là les fortes juments et les poulains folâtres, qui soudain, parfois, partent, crinière au vent dans un galop désordonné et bref, faisant trembler le sol et s’envoler les mottes de terre.

    Puis, peu à peu, à mesure qu’on descend vers le sud, l’aspect de la rivière et du pays changent. Une vie plus intensive se manifeste, l’aire est plus habitée, les grandes métairies se multiplient, des cheminées d’usine s’élèvent, l’onde elle-même semble vibrer d’une agitation secrète et bientôt apparaît, à droite, à gauche, sur les deux berges plates, un large et long fourmillement de petits cônes grisâtres, qui semble s’étendre et se multiplier à l’infini avec les sinuosités capricieuses de la rivière. Un monde de travailleurs y est occupé ; des chalands se chargent ou se vident, des meules s’érigent ou se disloquent, de lourds chariots vont et viennent et l’atmosphère entière est saturée d’une odeur douceâtre et pénétrante, qui semble l’odeur même, vitale et chaude, de tout un peuple et de tout un pays en travail absorbant et effréné.

    C’est le pays du lin, la contrée la plus riche et la plus prospère de la Flandre ! Riche et forte avec exubérance ; belle d’une poésie particulière et farouche ; belle et noble de son ardeur vivace au grand air, au grand soleil, au grand travail !

     

    *

    **

     

    cyriel buysse,flandre,revue de hollandeSouvent, jadis, je venais dans ce pays. J’y avais des affaires. Généralement, j’y passais trois fois par semaine. J’arrivais par un des premiers trains du matin et puis, à pied, je faisais des lieues, suivant la rivière, allant d’usine à usine, de métairie en métairie.

    J’aimais cette vie, je me sentais heureux dans ce milieu. Maintenant encore, quand j’y pense, quand je songe à ce pays que j’ai tant aimé et que je ne reverrai peut-être plus, je sens des bouffées de chaleur et de tendresse émue me monter au cœur. Je marchais d’un pas alerte et vif le long des sentiers embués de rosée, je regardais les choses de mes yeux enthousiastes et clairs, j’échangeais un bonjour enjoué avec les passants et parfois je faisais un bout de causette avec eux. J’avais cet âge heureux où l’on sent que le monde vous appartient et où l’avenir apparaît comme un vaste horizon de lumière qui ne recèle que bonheur et beauté !

    Il y avait encore pour moi un autre charme étrange et tout particulier à ces excursions. Chaque fois, régulièrement, au même endroit et à la même heure, je rencontrais sur ma route une jeune paysanne accorte et jolie !

    Elle avait des yeux et des cheveux noirs, des joues roses et un doux et caressant sourire. Elle me disait bonjour, souriait et passait. Je répondais de même et c’était tout.

    C’était peu, mais cela suffisait au léger bonheur, à la félicité ambiante qui était à cette époque comme l’atmosphère même de mon insouciante vie. J’ignorais son nom et je n’éprouvais nul besoin de le connaître. Je ne savais si elle avait un amoureux, qui sait ! un mari, un amant peut-être. Tout cela m’était indifférent ; il me suffisait de la voir, de la rencontrer de nouveau à chacun de mes voyages et de recevoir son gentil salut et son joli sourire, de même que je revoyais chaque fois avec le même plaisir la Lys charmante avec ses poétiques méandres, avec ses berges et ses rives, avec les champs, les fermes et les arbres, avec les moulins et les clochers, avec toute la vie ardente et magnifique de ma belle Flandre, au grand soleil d’été.

    Car je n’y venais que l’été, dans ce pays du travail et du lin. J’y arrivais comme un oiseau migrateur, attiré par la belle saison ; et avec les feuilles mourantes je disparaissais, pour n’y plus revenir avant le renouveau prochain.

    Alors, parfois, pendant le long hiver, je pensais vaguement à elle. Que faisait-elle durant ces jours d’une infinie tristesse, lorsque la bise hurle et siffle dans les cimes dénudées, lorsque de noirs nuages semblent peser comme des montagnes de plomb sur la campagne désolée ou lorsque les frimas et les brouillards l’enveloppent et la noient ainsi qu’une chose vague et molle, qui a cessé de vivre ! Etait-elle là, dans une de ces grandes fermes tristes et sombres, assise au coin de l’âtre, auprès des vieux et des vieilles, à écouter de dolentes histoires de jadis ; ou travaillait-elle à des besognes rudes, comme font les autres gars et filles de fermes ? Et la reverrais-je au printemps, comme les autres années, jolie et accorte, me souriant de ses beaux yeux et de sa bouche rose, heureuse, elle aussi, de revoir ce monsieur qu’elle rencontrait toujours sans le connaître, ce jeune inconnu insouciant et heureux, qui lui rendait fidèlement son salut et son sourire et qui tous les ans s’en revenait et repartait mystérieusement avec les beaux jours, avec les fleurs et les oiseaux ?

    Je ne savais et, quelquefois, je souffrais de ne pas savoir. Je me reprochais de ne pas connaître au moins son nom, et d’ignorer totalement ce qu’elle faisait et où elle demeurait. Et bien des fois je me promettais de lui demander tout cela à la saison prochaine. Mais lorsque la saison nouvelle était venue et que je la rencontrais de nouveau comme tous les ans, fraiche, jolie, souriante, toujours à la même heure et à la même place, cela suffisait à mon facile bonheur et je passais, affable et enjoué, sans rien lui demander.

    Qui sait ? Peut-être craignais-je instinctivement de déflorer une douce illusion, une tendre poésie ? Pourquoi aurais-je demandé et qu’est-ce que j’aurais demandé ? Je ne désirais rien… rien de plus que cette rencontre régulière et fugitive, ce doux frôlement. Ce charme illusoire né d’un regard, d’un mot et d’un sourire.

    Combien de printemps, combien d’étés, combien d’automnes l’ai-je ainsi vue et rencontrée ? Je ne sais plus. Les ans ont passé et tout cela est si lointain, si inaccessible à présent. Je ne comprends même pas comment ni pourquoi le souvenir s’en impose encore en ce moment, et s’en impose avec une force si grande et si tenace, comme une obsession.

    Ce dont je me souviens, c’est qu’un jour de printemps, à l’un de mes retours, je ne la rencontrai pas. J’en fus frappé. J’étais tellement habitué de la voir, j’étais si sûr qu’elle devait être là, à telle heure, à telle place, que j’eus l’impression décevante comme si, à mon insu, quelque chose d’important avait été changé à ma propre vie.

    cyriel buysse,flandre,revue de hollandeJ’en fus troublé et vaguement inquiet. J’étais mécontent et agité, comme si l’on m’eût caché une chose que j’avais le droit de connaître. Je n’osais pourtant pas m’informer d’elle ; une sorte de fausse honte, d’étrange pudeur me retenait. Je finis par chasser l’impression désagréable de mon esprit en me disant que, sûrement, je la retrouverais à ma prochaine visite.

    Mais je revins et je ne la revis point. Alors je souffris réellement. Je m’arrêtai peiné, à l’endroit fixe de nos rencontres inévitables, je consultai l’heure qui était celle de tous les autres jours, je regardai longuement la berge sinueuse, et les peupliers qui gazouillaient au vent, et les grandes fermes, qui se tassaient au loin, dans l’opulence de leurs vergers ; je contemplai d’un long regard préoccupé toutes ces choses si familières et si connues et je me demandais qui pourrait bien m’éclaircir cet absorbant mystère, lorsque je vis venir, à ma rencontre un jeune garçon inconnu, un enfant qui tenait quelque chose de blanc dans sa main. Il ralentit sa marche en me voyant et une sorte de gêne rosit sa timide figure. On eût dit qu’il voulait m’aborder et n’osait point.

    - Est-moi moi que tu cherches, mon gars ? lui demandai-je avec douceur.

    Il me considéra longuement, comme s’il analysait scrupuleusement tous les détails de mon visage. Enfin il répondit, quelque peu hésitant :

    - Peut-être bien, monsieur.

    A mon tour, je l’examinais avec attention. Il avait des yeux vifs, des cheveux noirs et des joues fraîches. L’expression de ses traits ne m’était pas tout à fait étrangère. Je devais l’avoir rencontré déjà, ou il me rappelait une physionomie bien connue.

    - Et que me veux-tu, mon petit ? dis-je, avec un sourire encourageant.

    Il me tendit l’objet qu’il tenait dans sa main. Instinctivement, avec un léger frisson, je reculai d’un pas. La chose qu’il m’offrait était une de ces cartes mortuaires à image, encadrées de deuil, comme on en distribue dans les églises de Flandre, après un enterrement. Mon geste le troubla. Une expression de grande déception et de tristesse assombrit soudain sa juvénile figure et je vis scintiller des larmes dans ses yeux.

    - C’est de ma sœur, dit-il d’une voix rauque.

    De sa sœur ! Que voulait-il dire et qui était sa sœur ! Brusquement j’avançai la main et pris la carte. Au milieu se trouvait la pâle reproduction lithographique d’un portrait de jeune fille et au verso, sous la tragique croix noire, je lus un nom, un doux nom et deux dates, de naissance et de décès, bien rapprochées…

    Mes yeux se voilèrent, ma main trembla. C’était elle !...

    Alors, le jeune gamin parla. Sa sœur était tombée malade durant l’hiver. Longtemps elle avait toussé, puis elle avait craché du sang. Lentement, elle s’était sentie dépérir ; et, dans sa maladie, souvent, bien souvent elle avait parlé de ce monsieur si aimable et si poli rencontrait toujours l’été et dont elle ignorait le nom. Elle aurait voulu le revoir, elle eût voulu lui écrire, parce qu’elle s’intéressait à lui et qu’elle croyait que lui aussi s’intéressait à elle. Mais elle ne savait où le trouver. Alors, avant de mourir, elle avait fait faire son portrait, qui serait reproduit sur l’image de deuil distribuée à l’église. Et son petit frère avait dû lui promettre qu’il en garderait une, pour la remettre en son nom, comme souvenir, au monsieur étranger, comme tous les ans, lorsqu’il reviendrait à la saison nouvelle, comme tous les ans,dans le pays du lin…

     

    Je ferme les yeux et du fond de l’exil je contemple en mon souvenir attendri, cette douce et tendre image d’un si lointain passé.

    Je vois la rivière sinueuse, reflétant entre ses berges vertes l’immensité d’un ciel bleu sans nuages ; je revois les grands peupliers de la rive dont les feuilles transparentes gazouillent au vent ; je revois au loin le clocher du village, les cheminées d’usines, les moulins et les fermes ; je revois la vie ardente des travailleurs courbés à terre et la calme traînée des chalands qui glissent sur l’onde ; et puis je vois et j’entends ce jeune gamin doux et timide, qui m’apporte le dernier souvenir de sa sœur.

    Je n’y suis plus retourné. Je n’y retournerai jamais peut-être. Mais avant de quitter le jeune gars, je lui ai demandé où habitait sa sœur et de loin il m’a montré une petite maison solitaire, sur un léger coteau, près d’une route blonde, au milieu des champs.

    Elle est blanche avec une plinthe noire et un toit de chaume. Elle a une petite porte et deux petites fenêtres. Elle est entourée d’une haie vive dans laquelle il y a une petite grille peinte en gris et un noyer géant l’ombrage, comme un immense parasol.

    C’est là qu’elle habitait… J’ai demandé au gamin dans quelle chambre elle était morte et il m’a indiqué la fenêtre à gauche, à demi cachée par le tronc du noyer.

    Je ferme les yeux et je songe. Existerait-elle encore, l’humble chaumière blanche et grise, seule sous son immense noyer, sur le léger coteau ? A-t-elle résisté aux ans et aux tourmentes et qu’est-elle devenue dans le cataclysme épouvantable qui a ravagé et dévasté la patrie ?

    Est-il resté au moins, pendue au pauvre mur blanchi, encadrée de deuil et pieusement ornée d’une petite touffe fanée de buis bénit, une douce et pâle image à moitié effacée par le temps, image pareille à celle que j’ai reçue et qui dort, elle aussi, depuis de longues années au fond d’un vieux bahut en Flandre, comme dort, du repos éternel, dans la terre natale et sacrée, la naïve et charmante inconnue, que je n’avais fait qu’entrevoir dans la vie et qui pourtant, à l’heure dernière, avait pensé à moi.

     

    Cyriel Buysse 

     

     

    La Revue de Hollande, 2ème année, n° 2, août 1916, p. 125-130.

     

     

    Couverture : Anne-Marie Musschoot, Cyriel Buysse en Louis Couperus. Een ‘vreemde’ vriendschap, Couperus Cahier XII, Louis Couperus Genootschap, 2010 (sur l’amitié qui a lié deux écrivains que rien ne semblait devoir rapprocher).