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Auteurs flamands - Page 15

  • Toupie hollandaise

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    Conte hollandais de Charles Van Lerberghe

     

     

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    Au cours de ses années de formation, l’auteur de La Chanson d’Ève a écrit des contes restés longtemps confidentiels. « Si j’étais Dieu ou comment je devins écrivain » ne présente pas la même composante merveilleuse et féérique que les autres textes regroupés dans les Contes hors du temps. Il privilégie plutôt l’enchantement propre à l’enfance.


    « Issu de cette bourgeoisie gantoise francophone dont proviennent aussi Grégoire Le Roy et Maurice Maeterlinck, Charles Van Lerberghe s’impose rapidement dans le milieu littéraire national. Comme ses amis d’enfance, il publie des poèmes dans les revues de l’avant-garde : La Jeune Belgique, Le Réveil, La Wallonie. Avec Les Flaireurs, il montre sa capacité de rompre avec les genres en vogue. Cette pièce dépourvue d’intrigue et tout entière vouée à la suggestion de l’indicible est la première leçon du drame symboliste auquel l’auteur de Pelléas et Mélissande donnera bientôt une forme pleinement aboutie. » 

    Paul Aron, « Lecture », Contes hors du temps, Espace Nord, Labor, 1992, p. 147-148.

     

    Charles Van Lerberghe, Le Thyrse, Contes hors du temps, flandre, littérature de belgique


     

    Si j’étais Dieu ou comment je devins écrivain

     

    J’ai été élevé dans une petite ville de la Hollande, non loin de la mer. (Moulins à vent. Canaux. Ponts. Tulipes. Jacinthes, etc.). Nous étions calmes, d’une quiétude de ruminants ; mais autant nos corps étaient tranquilles, autant nos esprits s’agitaient intérieurement, comme si, là aussi, des moulins avaient tourné sous un ciel nuageux.

    L’enseignement pratique qu’on nous donnait, suivant les sages traditions, subissait, dans nos têtes, les plus étranges métamorphoses. Rien de plus pondéré, de plus positif, et quels résultats inattendus !

    Il n’y avait pas au monde d’écoliers plus attentifs et plus tranquilles. D’ailleurs tout était si tranquille dans cette petite ville ! À peine un hanneton en mai, une carriole, une sirène au large, un âne qui brait, le vent ou le bruit lointain de la mer.

    Charles Van Lerberghe, Le Thyrse, Contes hors du temps, flandre, littérature de belgiqueNotre professeur était un vieux prêtre, fort savant et pratique. Il aimait les lettres, avait lu Jansénius, Descartes, et savait réciter Boileau par cœur. Par contre il était d’une ignorance crasse, énorme, fabuleuse en mathématiques, et c’était un saint homme. Il prisait, avait de grandes lunettes et un air doux et rêveur à la Spinoza.

    Un jour de composition il nous donna, suivant son habitude, un beau sujet. Nous restions le bec en l’air, mordant nos plumes d’oie, car on écrivait encore avec des plumes d’oie en ma jeunesse.

    - Vous traiterez, dit-il, – et c’était pour le prix, on était en juin, – ce sujet-ci :

    « Que feriez-vous si vous étiez Dieu ? »

    Ce sujet me surprend un peu, aujourd’hui, quand j’y songe, mais en ce temps il ne me surprenait guère, ni moi, ni personne.

    Dieu, dans notre éducation religieuse, était une personne aussi familière – quoique plus mystérieuse, – que le bourgmestre, le curé, le meunier ou le barbier du village, et la question n’avait pas plus d’importance que si on nous avait demandé ce que nous ferions si nous étions ces personnes-là. Peut-être aurions-nous même été plus embarrassés ?

    Charles Van Lerberghe, Le Thyrse, Contes hors du temps, flandre, littérature de belgiqueC’était d’ailleurs la manie de notre vénérable maître de nous proposer ce genre de questions si à la portée d’imaginations enfantines. C’est ainsi que nous avions déjà eu, cette même année, à répondre à la question : que feriez-vous si vous étiez un tigre ? Que feriez-vous si vous étiez le vent ?

    Invariablement certains d’entre nous, traitaient moralement la question, sans efforts d’imagination excessifs. Étaient-ils tigres, ils se faisaient doux comme des agneaux, ne dévoraient personne, enseignaient, par leur exemple, la douceur à toute leur espèce. Etaient-ils vent, ils faisaient tourner doucement les ailes ou les voiles des bons meuniers et des bons marins et s’obstinaient à ne pas souffler sur celles des méchants. Ils ne renversaient jamais une cheminée honnête et se promenaient au milieu des jupons avec une hollandaise modestie. Le professeur approuvait cette moralité dans l’art, mais ne l’encourageait pas littérairement. Ces vues lui semblaient courtes ; il préférait les imaginatifs, les vents ou les tigres qui y allaient rondement de leur métier de tigre ou de vent et à qui arrivaient des aventures étranges que lui-même n’avait pas prévues. J’étais de ceux-là et – pourquoi y mettrais-je une fausse modestie ? – le premier de ceux-là.

    Donc, ce beau jour-là, je commençai par écrire en grands caractères, sur ma feuille de papier :

    Ce que je ferais si j’étais Dieu ! puis je mis ma plume en bouche et réfléchis en regardant le ciel bleu par la fenêtre.

    Ce que je ferais ? Pas quelque chose de banal, bien sûr, sans quoi je ne décrocherais certes pas le premier prix d’amplification française.

    Charles Van Lerberghe, Le Thyrse, Contes hors du temps, flandre, littérature de belgiqueIl faut faire, me dis-je, quelque chose de rare, de surhumain, d’absolument divin. Étant Dieu je dois agir en conséquence... et je me creusai la tête comme on creuse un grand trou avant d’y jeter l’humble gland qui doit devenir un chêne.

    Que diable ferais-je si j’étais Dieu, me dis-je ?... Du bien, beaucoup de bien ?... Ah ! Zut ! C’est ça qui serait peu drôle et peu nouveau ; ça se trouve déjà dans le catéchisme ; il ne fait que ça du matin au soir, quand il ne dort pas !...

    Du mal, alors ? Non, j’avais trop bon cœur ; je n’aurais pas tiré la patte à une mouche. Mais que ferais-je donc ?... Je devenais nerveux. Sur l’horloge, au-dessus du maître, la grande aiguille avançait. Il me semblait que le maître me regardait d’un œil narquois qui voulait dire : Il ne trouve pas ; je l’ai attrapé ! Il ne sait pas ce qu’il ferait s’il était Dieu et mord son porte-plume.

    Et en effet je cherchais vainement. J’avais pensé : ne plus être Dieu, devenir homme ?... Il l’a déjà fait... Une bête ? Il l’a fait aussi... Que n’a-t-il fait déjà ? Devenir le diable ? J’avais peur de blasphémer....

    Je regardai de nouveau le ciel ; puis mes regards tombèrent dans la rue et je fus distrait par des gamins qui y faisaient l’école buissonnière, presque sous nos fenêtres, et y jouaient à la toupie.

    J’ai toujours aimé jouer à la toupie. En Hollande et surtout dans notre ville, le pavé de petites briques est lisse comme un tapis de billard. Puis, il faisait si beau ! Que je voudrais jouer à la toupie, pensais-je, au lieu de me creuser ainsi la tête ! Voilà qui serait divin !

    Charles Van Lerberghe, Le Thyrse, Contes hors du temps, flandre, littérature de belgiqueHein ? Quoi ? Si je mettais tout bonnement ça ? C’est déjà pas banal, pour sûr ! J’exultais et me frottais les mains ; le maître pensa : il a trouvé ! Et pendant deux heures ma plume grinça sur le papier, dans son style naïf et fruste. D’ailleurs, je le savais, l’idée pour notre maître était tout, la forme peu de chose, pourvu qu’elle fût du genre sublime.

    Donc, j’écrivis : Si j’étais Dieu, je voudrais jouer à la toupie ; c’est ce qu’il y a de plus amusant au monde !

    Cette proposition émise, je réfléchis de nouveau. Avec quelle toupie ? La toupie hollandaise ?...

    Une idée sublime me traversa l’esprit. Je prendrais le monde dans une main et un long fil dans l’autre, puis frrrt !... tourne ! Elle serait lancée dans l’espace et bourdonnerait ! Je courrais derrière avec un fouet et taperais dessus. Tourne, vieille toupie, tourne ! Puis, je la lèverais entre deux doigts et la ferais tourner dans ma main ; puis je la laisserais tomber de nouveau dans l’espace et fouette !... Tout à coup, je m’arrêtai d’écrire, bouleversé. Une idée me traversait la tête : Est-ce bien nouveau ? Que diable ! Dieu sait si ce n’est pas ça qu’il fait de toute éternité ?

    Ce qu’en dit le curé y ressemble dans tous les cas beaucoup!

     

    Charles Van Lerberghe

     

    (conte publié en 1910, réédité en 1931 dans les Contes hors du temps)

     

     

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    poème autographe (fac-similé), Le Thyrse, 1921, p. 77

     

     


  • Intermède Fauré / Van Lerberghe

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    La Chanson d’Ève 

     

    Dawn Upshaw : soprano
    Gilbert Kalish : piano

     

     

    Charles Van Lerberghe, Gabriel Fauré, Chanson d'Ève, Flandre,Dédié à Émile Verhaeren, le recueil La Chanson d’Ève (1904) du poète gantois Charles Van Lerberghe (1861-1907) a inspiré à Gabriel Fauré un cycle pour voix et piano (op. 95). Le compositeur a retenu dix poèmes : Paradis ; Prima Verba ; Comme Dieu rayonne ; Dans un parfum de roses blanches ; L’aube blanche ; Eau vivante ; Veilles-tu, ma senteur de soleil ; Roses ardentes ; Crépuscule ; Ô mort, poussière d’étoiles.

    « Ma Chanson n’est, après tout, qu’un poème tout à fait subjectif et lyrique, auquel Ève et quelques beaux motifs de sa légende servent de thèmes et de symboles. Aussi l’unité n’est-elle qu’apparente, et jusqu’à un certain point artificielle. […] C’est quelquefois une qualité, quelquefois un défaut. Cela manque de transitions, de concordance. On est au soir à une page, et au matin dans l’autre. Ève a péché ici, et a retrouvé son innocence là-bas. Cela n’importe guère, je crois, s’il est entendu que je n’ai jamais songé à la traiter objectivement.

    Charles Van Lerberghe, Gabriel Fauré, Chanson d'Ève, Flandre,« Elle est ma pensée, Psyché si l’on veut, la Muse comme on disait jadis : moi et un certain idéal que j’ai non seulement de la jeune fille et de ses songeries, mais d’une âme féminine, très douce et pure, très tendre et rêveuse, très sage et en même temps très voluptueuse, très capricieuse, très fantasque. L’âme que j’ai dû avoir dans une autre existence, lorsque l’homme n’existait pas encore et que tout le monde avait encore un peu une âme de jeune Ève. » (extrait d’une lettre de Charles Van Lerberghe à Albert Mockel, décembre 1903)

     

     

     

  • Poèmes de Roland Jooris

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    Poésie pour Cy Twombly

     

     

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    R. Jooris, photo T.V.d.V.

    roland jooris,poésie,traduction,cy twombly,roger raveelNé en 1936 en Flandre, Roland Jooris a publié ses premiers poèmes voici plus d’un demi-siècle. Aujourd’hui, il est reconnu comme l’un des poètes majeurs d’expression néerlandaise. Sa poésie se caractérise par une formidable force d’expression et une grande pureté des lignes et du discours. Critique d’art, il a écrit sur l’œuvre des peintres Raoul De Keyser, Gust De Smet, Eugène Leroy, Dan Van Severen et Roger Raveel. Jusqu’en 2005, il était d’ailleurs le conservateur du musée Roger Raveel à Machelen-aan-de-Leie.

    À l’occasion de l’exposition Cy Twombly. Photographs 1951-2010 organisée au musée Bozar, il a été invité à écrire un poème à partir dune photographie de l’artiste américain.

     

     

    CY TWOMBLY: studio

     

    Samenhang 
    van chaos stug
     
    gedrongen aan de kant
     

    bijeen 

    als tussen antieke voetstukken 
    van zuilen het gemompeld 
    monumentale 
    de niet te duiden stilte 
    het wazige 
    dat een opgeveegd 
    vergeten is

    in zijn donkere kamer 
    ruimen de dingen 
    voor vermoeden 
    plaats 

     

     

    CY TWOMBLY : atelier

     

    Cohérence 
    du chaos rigide
     
    tassée sur le côté
     

    tout d’un tenant 

    comme entre le piédestal antique 
    de colonnes le monumental 
    grommelant 
    l’indéterminable silence 
    le vague 
    qui est un oubli 
    poussé au balai 

    dans sa chambre noire 
    aux suppositions 
    les choses font 
    une place 

      

    traduction D. Cunin

     

     

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    Studio (Lexington, 2009)

     

     

    De Roland Jooris, on peut lire en français une évocation

    de Pierre Reverdy : « Solesmes », in Deshima, n° 4, 2010.

     

     

    Roland Jooris lit son poème Zelfportret (Autoportrait)

     

     

     

    ZELFPORTRET

     

    Wat ongeschonden

    in hem huist

    het is geen zuiverheid

     

    het is geen kind

    dat met nog stompe letters

    schrijft

     

    het is een blik

    die rauw en ongenadig

    kijkt

    het is wat tegenstrijdig

    hem ontwricht

    en dwingt

     

    het is weerbarstigheid

     

     

    roland jooris,poésie,traduction,cy twombly,roger raveelAUTOPORTRAIT

     

    Ce qui demeure

    intact en lui

    ce n’est pas de la pureté

     

    ce n’est pas l’enfant

    écrivant encore

    avec des lettres obtuses

     

    c’est un coup d’œil

    cru et sans pitié

    qui regarde

     

    c’est ce qui contradictoirement

    le disloque et

    le force

     

    c’est l’esprit réfractaire

     

     

    traduction Frans de Haes

     

     

  • Chroniques de Jacques De Decker

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     La voix d’un académicien

     

     

    jacques de decker,littérature belge,mulisch,lanoye,maeterlinck,carêmeSecrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, l’homme de théâtre et traducteur bruxellois Jacques De Decker nous offre régulièrement, grâce à sa connaissance du néerlandais, son point de vue sur des œuvres d’écrivains de Flandre ou des Pays-Bas. Sur le site espace-livres.be, il propose ainsi des chroniques (écrites et/ou enregistrées, courtes et/ou longues) dont certaines se rapportent, à un titre ou à un autre, au domaine néerlandophone.

     

     

    Hommage à Harry Mulisch à la suite du décès du romancier

    chronique sonore

     

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    Que reste-il de Maeterlinck ?

    jacques de decker,littérature belge,mulisch,lanoye,maeterlinck,carême[…] La galaxie Maeterlinck, on le voit, est un univers en expansion, mais au centre duquel il demeure comme dans l’ombre, alors qu’il devrait être, ces temps-ci, au centre de l’attention. Le 9 novembre dernier, on aurait pu rappeler à grand bruit que cent ans jour pour jour auparavant, on lui décernait à Stockholm le prix Nobel de littérature, le seul qu’un auteur belge ait jamais décroché : or, l’anniversaire est passé sous silence. En juillet prochain devrait se commémorer le cent cinquantième anniversaire de sa naissance. On ne peut pas vraiment parler de mobilisation massive… Le purgatoire se fait long. […]

    chronique courte

    podcast

    chronique longue

     

     

    Qu’y a-t-il à l’intérieur de Lanoye ?

    sur le romancier et dramaturge Tom Lanoye

     

    jacques de decker,littérature belge,mulisch,lanoye,maeterlinck,carême[…] Lanoye ? Un décathlonien de la culture, une machine de guerre qui propulse ses fusées porteuses dans toutes les directions, et dont le premier carburant pourrait bien être le génie. […]

    chronique longue

     

      

     

    Carême, cet initiateur

    hommage au poète et traducteur du néerlandais

    jacques de decker,littérature belge,mulisch,lanoye,maeterlinck,carême[…] Maurice Carême est non seulement l’un des grands ambassadeurs de la langue française, mais l’un des rares poètes connu aux quatre coins du monde pour sa capacité d’initier les enfants à l’alchimie des mots. La simplicité de sa langue, ciselée au départ d’un vocabulaire élémentaire, d’une syntaxe cristalline, est le premier atout de cet enchanteur qui a appliqué généreusement le précepte de Lautréamont qui disait que la poésie devait être faite par tous et non par un. […]

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    « Deux morts et un survivant » : hommage à l’édition littéraire

    à propos de la disparition de Hubert Nyssen et de Vladimir Dimitrijević qui ont contribué à mieux faire connaître les lettres néerlandaises – le survivant étant Maurice Nadeau

    […] Deux de ces bons génies du monde de l’édition viennent de disparaître, et on ne leur rendra jamais assez hommage. Il y a eu, il y a quelques mois, le tragique accident de circulation, sur la route de Genève à Paris, qui coûta la vie à Vladimir Dimitrijević, mieux connu dans le monde des livres sous le nom de Dimitri. Il dirigeait, à Lausanne, « L’Age d’homme », et son officine était une des plaques tournantes de la vie intellectuelle européenne. D’abord parce que ce Serbe d’origine avait œuvré passionnément à une meilleure connaissance des lettres slaves en jacques de decker,littérature belge,mulisch,lanoye,maeterlinck,carêmeoccident. Mais il ne s’était pas seulement voué à cette mission. […] Il a accueilli des dizaines d’écrivains belges, auxquels il a, de plus, largement ouvert une écoute internationale, bien plus que des éditeurs nationaux n’auraient pu l’assurer. Il était l’homme des défis insensés, comme d’entamer les œuvres théâtrales complètes dHugo Claus en français, qu’il avait bien entendu confiées à Alain van Crugten.

    L’autre géant de l’édition qui nous a quitté est, lui, un Belge qui a donné une formidable leçon de service au livre à toute la francophonie : Hubert Nyssen. Il n’est pas exagéré de dire qu’il a bouleversé la philosophie éditoriale de fond en comble. D’abord en fondant Actes Sud en Arles, et non à Paris. Quel scandale, et quel handicap il s’est de la sorte imposé ! […]

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    Jacques De Decker, la langue, le théâtre, la traduction...

     

     

    Jacques De Decker & l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique


     

     

    Lire sur Jacques De Decker : Jean Tordeur

     

     

  • La Vengeance de Baudelaire

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    Un entretien avec Bob Van Laerhoven

     

    « En Flandre, le roman policier de qualité

    doit encore conquérir ses lettres de noblesse. »

     

      

    En 2007, De wraak van Baudelaire (La Vengeance de Baudelaire) se voyait récompensé par le prix Hercule Poirot du meilleur roman à suspense flamand. Ce roman policier historique qui présente certains parallèles wraak3.pngavec L’Homme aux lèvres de saphir sans rien avoir à lui envier – l’intrigue basée sur des vers de Baudelaire et un secret familial paraît même plus subtile que celle conçue par Hervé Le Corre autour de Lautréamont – nous donne l’occasion de nous entre- tenir avec son auteur, un écrivain globe-trotter qui, en un quart de siècle, a abordé tous les genres qu’offre la prose (voir en français ou en anglais et l'éditeur Houtekiet).

     

    Wraak1.jpg

      

    D.C. : Deux mots peut-être sur la situation du roman policier en Flandre.

    BVL : Bien que les genres littéraires aient tendance à se confondre toujours plus, la critique flamande a du mal à reconnaître les polars ou les thrillers comme des œuvres au sens plein du terme. Cela tient à la popularité d’auteurs tels que Pieter Aspe et Luc Deflo – je pourrais mentionner d’autres noms – qui, en professionnels laborieux, offrent à un large public des polars et des thrillers du cru dénués de réelle ambition littéraire. À l’étranger, le thriller de qualité est reconnu en tant wraak4.jpgque tel, on voit apparaître de plus en plus de formes hybrides ; la Flandre, elle, reste à la traîne. Pieter Aspe est de loin l’auteur qui affiche, tous secteurs confondus, les meilleurs chiffres de vente. Il détermine l’image du genre policier, le réduisant ainsi à de la simple lecture distrayante.

    Pourtant, depuis quelques années, polars et thrillers flamands bien plus ambitieux se multiplient. Quand La Vengeance de Baudelaire a remporté en 2007 le prix Hercule Poirot du meilleur roman policier, j’ai eu l’occasion de défendre dans les médias la valeur littéraire de ces nouvelles productions. Comme tout romancier, un auteur de polars ou de thrillers « littéraires » s’efforce d’écrire dans un style élégant et subtil en mettant en scène des personnages fouillés avec lesquels il s’identifie et en élaborant une histoire surprenante qui offre plusieurs niveaux de lecture. La seule différence avec le roman au sens strict du terme, pour autant qu’il y en ait une, réside dans la présence d’une intrigue prenante synonyme de suspense.

     

    D.C. : C’est le défi que vous avez essayé de relever dans vos plus récents romans ?

    baudelaire,bob van laerhoven,roman policier,flandre,belgiqueBVL : Oui, et j’espère y être parvenu avec La Vengeance de Baudelaire et Retour à Hiroshima (2010), également nominé pour le prix Hercule Poirot. La Vengeance de Baudelaire est un roman policier historique dont l’action se déroule dans le Paris assiégé par l’armée prussienne (1870). La crème de la société tente d’échapper à la situation désespérée en organisant des orgies et des séances de spiritisme. Les ouvriers et les pauvres sont pris au piège comme des rats. Bientôt circulent des histoires étranges sur des actes de cannibalisme qui se seraient produits dans des venelles de la capitale. Les tensions sociales atteignent leur paroxysme en raison des hésitations et de la faiblesse de Napoléon III, de l’attitude hautaine des industriels et du gratin de la ville, des maladresses des généraux. Dans ce pandémonium, quotidiens et hebdomadaires usent de leur popularité croissante et donc de leur pouvoir pour monter en épingle des crimes étranges et en tirer une histoire pleine de mystère et de sang afin de distraire les masses des injustices et de la guerre. Ces meurtres, qui se suivent à un rythme soutenu, ont une chose en commun : sur chaque cadavre, on découvre quelques vers de Charles Baudelaire, poète vomit de son vivant, mais qualifié de génie trois ans après sa mort. Le commissaire Lefèvre, qui a combattu en Algérie, est chargé de résoudre cette énigme ; mais il se trouve bientôt, avec son assistant mélancolique Bouveroux, empêtré dans un drame familial qui a des ramifications jusqu’à la cour et qui symbolise les excès des Temps Nouveaux. Au cours de son enquête, le commissaire doit faire face à la débauche effrénée et de plus en plus répandue que ni l’Église ni l’État ne sont plus à même de réprimer et qui met en échec les principes moraux de la religion et de la société.

     

    D.C. : Dans quelle mesure La Vengeance de Baudelaire est-elle un hommage au poète ?

    wraak5.pngBVL : Il s’agit avant tout d’un hommage à son univers poétique et à ses vues sur le langage et l’art. Vers la fin du XIXe siècle, on assiste certes à un accroissement des différences entre les classes sociales, mais on est surtout en présence d’une remise en cause du monde tel qu’on l’envi- sageait jusqu’alors. Le modernisme se répand, les arts abandonnent les sentiers battus pour revêtir un tour révolutionnaire qui donne des haut-le-cœur à la bourgeoisie imbue d’elle-même. Penseurs et artistes prônent un nouveau mode de vie. Les ouvriers défendent leurs droits. La guerre qui est aux portes de la capitale favorise la décadence générale. On est à la veille de la Commune.

     

    D.C. : Vous accordez une belle place au contexte historique tout en y insérant le passé familial de Baudelaire.

    BVL : Oui, et j’ai tiré profit de cette toile de fond – la situation de siège – pour accroître la part du suspense. Les motivations de l’assassin mystérieux apparaissent progressivement au grand jour : elles ont leur source dans des relations familiales gauchies et des déviations sexuelles. Malgré ce contexte historique, La Vengeance de Baudelaire est un roman de notre époque. Écrit dans un style inspiré par Flaubert, il se révèle, par l’élan de la narration et les dissections psychologiques, d’une grande actualité. Les profonds désirs qui animent une période confuse et troublée, l’idéal d’un monde plus juste, l’amertume et la colère des plus Wraak1.jpgpauvres demeurent des thèmes actuels. Pour le reste, La Vengeance de Baudelaire apparaît comme une histoire de poètes, de voleurs et de diables, une descente palpitante et tragique dans l’enfer du mal, dans le mensonge, la tromperie, la vengeance et les représailles.

     

    Un extrait de La Vengeance de Baudelaire (traduction de Marie Hooghe)

     

    Après l'attribution du prix Hercule Poirot à La Vengeance de Baudelaire, un critique a écrit : « Si le jury des prochaines éditions du prix Hercule Poirot se détermine à l’aune de ce roman, les auteurs flamands de polars et de thrillers ont du souci à se faire. »