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Auteurs flamands - Page 17

  • Souvenir de jeunesse

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    L’émoi amoureux selon Cyriel Buysse

     

    Une pièce écrite en français par le romancier flamand Cyriel Buysse qui, établi à La Haye avec son épouse hollandaise, se remémore une page ingénue de ses jeunes années.

     

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    La Lys en Flandre est une rivière bien douce et bien charmante… Douce, et paisible, et heureuse, elle coule très lentement,elle coule à peine, au long de ses nœuds lâches et de ses boucles allongées, entre des rives fleuries et vertes, qui, légèrementondulent.

    Une poésie intime l’enveloppe et l’environne. On a toujours envie de parler doucement et de sourire sur les bords enchanteurs de laLys. On y voudrait, comme l’alouette, planer très haut dans lecielpâle et calme et y chanter la mélodie sereine des joies simpleset claires : de la fertilité des belles campagnes, de la noblesse de l’utile travail, du charme berceur des repos mérités. 

    Les champs luxuriants et embaumés descendent de loin en pentes allongées vers la Lys. On les dirait comme attirés d’un glissementirrésistible ; on dirait qu’ils veulent voir et jouir, et baigner dans la douceur exquise de l’atmosphère qui se dégage de la Lys. 

    Il y a des fermes sur les bords, et des villages, et des moulins et des clochers. De blanches maisonnettes s’y mirent, avec des volets verts et des toits roses. Des arbres s’y penchent, grands écrans de saine verdure sur le ciel bleu ; et des barques y glissent, grises, silencieuses et lentes, avec un pêcheur qui descend son filet ou qui laisse pendre sa gaule. Et partout dans les beaux pâturages se meuvent les riches troupeaux : ici les vaches brunes et blanches, pareilles à de très grandes fleurs brillant au soleil sur la nappe verdoyante ; là les fortes juments et les poulains folâtres, qui soudain, parfois, partent, crinière au vent dans un galop désordonné et bref, faisant trembler le sol et s’envoler les mottes de terre.

    Puis, peu à peu, à mesure qu’on descend vers le sud, l’aspect de la rivière et du pays changent. Une vie plus intensive se manifeste, l’aire est plus habitée, les grandes métairies se multiplient, des cheminées d’usine s’élèvent, l’onde elle-même semble vibrer d’une agitation secrète et bientôt apparaît, à droite, à gauche, sur les deux berges plates, un large et long fourmillement de petits cônes grisâtres, qui semble s’étendre et se multiplier à l’infini avec les sinuosités capricieuses de la rivière. Un monde de travailleurs y est occupé ; des chalands se chargent ou se vident, des meules s’érigent ou se disloquent, de lourds chariots vont et viennent et l’atmosphère entière est saturée d’une odeur douceâtre et pénétrante, qui semble l’odeur même, vitale et chaude, de tout un peuple et de tout un pays en travail absorbant et effréné.

    C’est le pays du lin, la contrée la plus riche et la plus prospère de la Flandre ! Riche et forte avec exubérance ; belle d’une poésie particulière et farouche ; belle et noble de son ardeur vivace au grand air, au grand soleil, au grand travail !

     

    *

    **

     

    cyriel buysse,flandre,revue de hollandeSouvent, jadis, je venais dans ce pays. J’y avais des affaires. Généralement, j’y passais trois fois par semaine. J’arrivais par un des premiers trains du matin et puis, à pied, je faisais des lieues, suivant la rivière, allant d’usine à usine, de métairie en métairie.

    J’aimais cette vie, je me sentais heureux dans ce milieu. Maintenant encore, quand j’y pense, quand je songe à ce pays que j’ai tant aimé et que je ne reverrai peut-être plus, je sens des bouffées de chaleur et de tendresse émue me monter au cœur. Je marchais d’un pas alerte et vif le long des sentiers embués de rosée, je regardais les choses de mes yeux enthousiastes et clairs, j’échangeais un bonjour enjoué avec les passants et parfois je faisais un bout de causette avec eux. J’avais cet âge heureux où l’on sent que le monde vous appartient et où l’avenir apparaît comme un vaste horizon de lumière qui ne recèle que bonheur et beauté !

    Il y avait encore pour moi un autre charme étrange et tout particulier à ces excursions. Chaque fois, régulièrement, au même endroit et à la même heure, je rencontrais sur ma route une jeune paysanne accorte et jolie !

    Elle avait des yeux et des cheveux noirs, des joues roses et un doux et caressant sourire. Elle me disait bonjour, souriait et passait. Je répondais de même et c’était tout.

    C’était peu, mais cela suffisait au léger bonheur, à la félicité ambiante qui était à cette époque comme l’atmosphère même de mon insouciante vie. J’ignorais son nom et je n’éprouvais nul besoin de le connaître. Je ne savais si elle avait un amoureux, qui sait ! un mari, un amant peut-être. Tout cela m’était indifférent ; il me suffisait de la voir, de la rencontrer de nouveau à chacun de mes voyages et de recevoir son gentil salut et son joli sourire, de même que je revoyais chaque fois avec le même plaisir la Lys charmante avec ses poétiques méandres, avec ses berges et ses rives, avec les champs, les fermes et les arbres, avec les moulins et les clochers, avec toute la vie ardente et magnifique de ma belle Flandre, au grand soleil d’été.

    Car je n’y venais que l’été, dans ce pays du travail et du lin. J’y arrivais comme un oiseau migrateur, attiré par la belle saison ; et avec les feuilles mourantes je disparaissais, pour n’y plus revenir avant le renouveau prochain.

    Alors, parfois, pendant le long hiver, je pensais vaguement à elle. Que faisait-elle durant ces jours d’une infinie tristesse, lorsque la bise hurle et siffle dans les cimes dénudées, lorsque de noirs nuages semblent peser comme des montagnes de plomb sur la campagne désolée ou lorsque les frimas et les brouillards l’enveloppent et la noient ainsi qu’une chose vague et molle, qui a cessé de vivre ! Etait-elle là, dans une de ces grandes fermes tristes et sombres, assise au coin de l’âtre, auprès des vieux et des vieilles, à écouter de dolentes histoires de jadis ; ou travaillait-elle à des besognes rudes, comme font les autres gars et filles de fermes ? Et la reverrais-je au printemps, comme les autres années, jolie et accorte, me souriant de ses beaux yeux et de sa bouche rose, heureuse, elle aussi, de revoir ce monsieur qu’elle rencontrait toujours sans le connaître, ce jeune inconnu insouciant et heureux, qui lui rendait fidèlement son salut et son sourire et qui tous les ans s’en revenait et repartait mystérieusement avec les beaux jours, avec les fleurs et les oiseaux ?

    Je ne savais et, quelquefois, je souffrais de ne pas savoir. Je me reprochais de ne pas connaître au moins son nom, et d’ignorer totalement ce qu’elle faisait et où elle demeurait. Et bien des fois je me promettais de lui demander tout cela à la saison prochaine. Mais lorsque la saison nouvelle était venue et que je la rencontrais de nouveau comme tous les ans, fraiche, jolie, souriante, toujours à la même heure et à la même place, cela suffisait à mon facile bonheur et je passais, affable et enjoué, sans rien lui demander.

    Qui sait ? Peut-être craignais-je instinctivement de déflorer une douce illusion, une tendre poésie ? Pourquoi aurais-je demandé et qu’est-ce que j’aurais demandé ? Je ne désirais rien… rien de plus que cette rencontre régulière et fugitive, ce doux frôlement. Ce charme illusoire né d’un regard, d’un mot et d’un sourire.

    Combien de printemps, combien d’étés, combien d’automnes l’ai-je ainsi vue et rencontrée ? Je ne sais plus. Les ans ont passé et tout cela est si lointain, si inaccessible à présent. Je ne comprends même pas comment ni pourquoi le souvenir s’en impose encore en ce moment, et s’en impose avec une force si grande et si tenace, comme une obsession.

    Ce dont je me souviens, c’est qu’un jour de printemps, à l’un de mes retours, je ne la rencontrai pas. J’en fus frappé. J’étais tellement habitué de la voir, j’étais si sûr qu’elle devait être là, à telle heure, à telle place, que j’eus l’impression décevante comme si, à mon insu, quelque chose d’important avait été changé à ma propre vie.

    cyriel buysse,flandre,revue de hollandeJ’en fus troublé et vaguement inquiet. J’étais mécontent et agité, comme si l’on m’eût caché une chose que j’avais le droit de connaître. Je n’osais pourtant pas m’informer d’elle ; une sorte de fausse honte, d’étrange pudeur me retenait. Je finis par chasser l’impression désagréable de mon esprit en me disant que, sûrement, je la retrouverais à ma prochaine visite.

    Mais je revins et je ne la revis point. Alors je souffris réellement. Je m’arrêtai peiné, à l’endroit fixe de nos rencontres inévitables, je consultai l’heure qui était celle de tous les autres jours, je regardai longuement la berge sinueuse, et les peupliers qui gazouillaient au vent, et les grandes fermes, qui se tassaient au loin, dans l’opulence de leurs vergers ; je contemplai d’un long regard préoccupé toutes ces choses si familières et si connues et je me demandais qui pourrait bien m’éclaircir cet absorbant mystère, lorsque je vis venir, à ma rencontre un jeune garçon inconnu, un enfant qui tenait quelque chose de blanc dans sa main. Il ralentit sa marche en me voyant et une sorte de gêne rosit sa timide figure. On eût dit qu’il voulait m’aborder et n’osait point.

    - Est-moi moi que tu cherches, mon gars ? lui demandai-je avec douceur.

    Il me considéra longuement, comme s’il analysait scrupuleusement tous les détails de mon visage. Enfin il répondit, quelque peu hésitant :

    - Peut-être bien, monsieur.

    A mon tour, je l’examinais avec attention. Il avait des yeux vifs, des cheveux noirs et des joues fraîches. L’expression de ses traits ne m’était pas tout à fait étrangère. Je devais l’avoir rencontré déjà, ou il me rappelait une physionomie bien connue.

    - Et que me veux-tu, mon petit ? dis-je, avec un sourire encourageant.

    Il me tendit l’objet qu’il tenait dans sa main. Instinctivement, avec un léger frisson, je reculai d’un pas. La chose qu’il m’offrait était une de ces cartes mortuaires à image, encadrées de deuil, comme on en distribue dans les églises de Flandre, après un enterrement. Mon geste le troubla. Une expression de grande déception et de tristesse assombrit soudain sa juvénile figure et je vis scintiller des larmes dans ses yeux.

    - C’est de ma sœur, dit-il d’une voix rauque.

    De sa sœur ! Que voulait-il dire et qui était sa sœur ! Brusquement j’avançai la main et pris la carte. Au milieu se trouvait la pâle reproduction lithographique d’un portrait de jeune fille et au verso, sous la tragique croix noire, je lus un nom, un doux nom et deux dates, de naissance et de décès, bien rapprochées…

    Mes yeux se voilèrent, ma main trembla. C’était elle !...

    Alors, le jeune gamin parla. Sa sœur était tombée malade durant l’hiver. Longtemps elle avait toussé, puis elle avait craché du sang. Lentement, elle s’était sentie dépérir ; et, dans sa maladie, souvent, bien souvent elle avait parlé de ce monsieur si aimable et si poli rencontrait toujours l’été et dont elle ignorait le nom. Elle aurait voulu le revoir, elle eût voulu lui écrire, parce qu’elle s’intéressait à lui et qu’elle croyait que lui aussi s’intéressait à elle. Mais elle ne savait où le trouver. Alors, avant de mourir, elle avait fait faire son portrait, qui serait reproduit sur l’image de deuil distribuée à l’église. Et son petit frère avait dû lui promettre qu’il en garderait une, pour la remettre en son nom, comme souvenir, au monsieur étranger, comme tous les ans, lorsqu’il reviendrait à la saison nouvelle, comme tous les ans,dans le pays du lin…

     

    Je ferme les yeux et du fond de l’exil je contemple en mon souvenir attendri, cette douce et tendre image d’un si lointain passé.

    Je vois la rivière sinueuse, reflétant entre ses berges vertes l’immensité d’un ciel bleu sans nuages ; je revois les grands peupliers de la rive dont les feuilles transparentes gazouillent au vent ; je revois au loin le clocher du village, les cheminées d’usines, les moulins et les fermes ; je revois la vie ardente des travailleurs courbés à terre et la calme traînée des chalands qui glissent sur l’onde ; et puis je vois et j’entends ce jeune gamin doux et timide, qui m’apporte le dernier souvenir de sa sœur.

    Je n’y suis plus retourné. Je n’y retournerai jamais peut-être. Mais avant de quitter le jeune gars, je lui ai demandé où habitait sa sœur et de loin il m’a montré une petite maison solitaire, sur un léger coteau, près d’une route blonde, au milieu des champs.

    Elle est blanche avec une plinthe noire et un toit de chaume. Elle a une petite porte et deux petites fenêtres. Elle est entourée d’une haie vive dans laquelle il y a une petite grille peinte en gris et un noyer géant l’ombrage, comme un immense parasol.

    C’est là qu’elle habitait… J’ai demandé au gamin dans quelle chambre elle était morte et il m’a indiqué la fenêtre à gauche, à demi cachée par le tronc du noyer.

    Je ferme les yeux et je songe. Existerait-elle encore, l’humble chaumière blanche et grise, seule sous son immense noyer, sur le léger coteau ? A-t-elle résisté aux ans et aux tourmentes et qu’est-elle devenue dans le cataclysme épouvantable qui a ravagé et dévasté la patrie ?

    Est-il resté au moins, pendue au pauvre mur blanchi, encadrée de deuil et pieusement ornée d’une petite touffe fanée de buis bénit, une douce et pâle image à moitié effacée par le temps, image pareille à celle que j’ai reçue et qui dort, elle aussi, depuis de longues années au fond d’un vieux bahut en Flandre, comme dort, du repos éternel, dans la terre natale et sacrée, la naïve et charmante inconnue, que je n’avais fait qu’entrevoir dans la vie et qui pourtant, à l’heure dernière, avait pensé à moi.

     

    Cyriel Buysse 

     

     

    La Revue de Hollande, 2ème année, n° 2, août 1916, p. 125-130.

     

     

    Couverture : Anne-Marie Musschoot, Cyriel Buysse en Louis Couperus. Een ‘vreemde’ vriendschap, Couperus Cahier XII, Louis Couperus Genootschap, 2010 (sur l’amitié qui a lié deux écrivains que rien ne semblait devoir rapprocher).

     

     


  • L'Antigone de Stefan Hertmans

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    Un passage de Mind the Gap

     

     

     

     

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    Stefan Hertmans, Mind the Gap,

    Amsterdam, Meulenhoff, 2000

     

     

     

     

    3. Le cri

     

    « le cadavre était invisible mais pas enterré »

    (Premier épisode)

     

     

     

    Antigone 

     

    Ne me laissez pas périr à cause de ça…

    L’odeur que je sens n’est pas de cette terre

    Et pourtant, on dirait que la terre, elle l’empoisonne

    Oui c’est la principale puanteur qu’elle dégage…

    On m’a dit qu’ils sont des milliers sous les ruines

    La chaleur accélère le dépérissement

    Parfois on entend un enfant il crie

    Qu’il ne veut pas rester enterré vivant.

    Parfois on en remonte un à la surface

    Après des heures et des jours passés à creuser

    Avec des cuillers et à farfouiller avec les doigts

    On libère une jambe

    Un bras meurtri est dégagé

    L’objectif des caméras se trouble à cause de la puanteur

    On a donné des leçons d’hébreu à un enfant

    Pour le distraire de la mort

    Il a dit les prières et les commandements

    Il a écouté les ordres qu’on lui donnait sans broncher

    Mais la terre n’enterre qu’elle-même

    Poussière qui est retournée à la poussière puante

    Une fillette prise jusqu’au cou dans les eaux d’égout

    A pleuré quand elle a compris ce que disait

    Un des soldats

    Quelques heures plus tard, elle perdait connaissance

    Et rêvait de la balançoire

    À l’ombre du noyer

    Elle a encore respiré pendant trente-six heures

    La poutre de béton la serrait tout doucement

    Comme les bras d’une maman, l’enfonçait

    Elle est revenue à elle une dernière fois et a dit non

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesMais personne ne l’a entendue

    La caméra était partie

    On est incapable de filmer la puanteur

    On est incapable de filmer la durée

    On est incapable de filmer les pensées

    On est incapable de filmer ce qui manque

    On voit des restes d’événements

    Parfois le vent amène une voix

    D’une cavité qui se rétrécit toujours plus sous la masse

    Des gens téléphonent en suppliant : sortez-moi de là

    On dit qu’ils sont des dizaines de millier

    À écouter les vibrations des pierres

    Couchés dans des cryptes apparues tout d’un coup

    Dans des salles et des grottes qui se sont formées en un clin d’œil

    Ils n’ont pas choisi

    D’être enterrés vivants

    Sous du béton qui ne vaut rien

    D’autres disent qu’on ne peut pas

    Laisser quelqu’un sans l’ensevelir

    Qu’il y a un garçon qui atteint dans sa fierté

    Est resté étendu sur la terre

    C’est son frère à elle, m’a-t-on dit

    Je le sais, ai-je répondu

    Je suis la femme qui a enterré son frère

    En dispersant une fine couche de sable sur lui

    Comme si je le salais avec amour pour le conserver

    J’ai jeté du fin sable grec comme ceci

    Ayant pris une poignée de poussière

    Je l’ai frottée entre pouce et index

    Tout en bougeant gracieusement le bras

    Au-dessus du corps en putréfaction

    C’était le matin et dans les collines et les rochers

    L’odeur du thym et de l’écorce chaude s’amplifiait

    Mais recouvrant tout l’ouragan

    De l’odeur du cadavre a resurgi

    On pensait que c’était la faute du vent

    Mais le vent ne saurait déposer

    Une aussi fine pellicule de sable

    Le même vent qui chasse le sable à peine déposé

    Il se retrouvait nu pour la deuxième fois

    Ce corps tant aimé dégageait

    Sous le soleil de midi

    Une puanteur pestilentielle

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesDes oiseaux vomissaient juste au-dessus

    Le vieux devin criait comme une pie

    Moi, la fille au poignet souple

    Je salais je salais

    En une seconde, le vent a chassé l’invisible

    Je me suis cachée de crainte

    Que la puanteur ne m’atteigne moi aussi

    Les anciens disent qu’il y a eu un ouragan

    À midi

    Soleil au zénith plus l’ouragan

    Et la lune passe devant le soleil

    J’ai compris que cela devait arriver

    J’ai compris que l’adieu à la vie

    Avait déjà pris possession de moi

    Je me suis levée ai hurlé comme une hyène

    Les leçons de la mort

    S’inscrivaient dans mon corps

    Agrapta nomina, agrapta nomina

    J’ai scandé ces mots ai repris la direction

    Du lieu maudit

    Lieu de putréfaction pestilentielle

    Les vers et les scarabées en vomissaient

    Le coyote étourdi de dégoût

    S’est approché de moi

    La loi non écrite

    M’avait sous sa coupe

    Quand le vent fut retombé

    J’y suis retournée

    Droite comme quelqu’un qui est en transe

    En face de tous ceux qui voulaient me voir

    J’ai pris une nouvelle poignée de terre

    Je l’ai répandue ai failli vomir

    Ivres les mouches vrombissaient

    Autour du cadavre non embaumé qui empestait

    Ailes bleues vrombissantes et pattes

    Ténues, et quelque part là-dedans, des yeux

    Et dans ces yeux des yeux.

    Un abîme d’yeux

    Qui ne pouvaient me voir.

    Un aveugle affirme qu’un chien avait arraché une main

    Un autre a dit qu’un vautour s’était posé sur le corps

    Avait donné des coups de bec au niveau du cœur

    Quelqu’un a dit que les yeux s’étaient

    Enfoncés un peu plus

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesDans les orbites

    Dans une bouillie qui défie les dieux

    Et que quelqu’un avait embrassé tout cela

    Embrassé et vomi

    Les soldats qui gardaient le cadavre

    Avaient mis un mouchoir devant leur bouche

    Entre les édifices effondrés

    On entendait un chien hurler

    Ou était-ce la sirène de la police

    Ils étaient des milliers à attendre les bulldozers

    Qui n’arrivaient pas

    On chancelait on dégueulait

    On cherchait on criait des noms

    Enterrez-moi avec ceux qui ne sont pas enterrés

    Libérez-moi dans cette grande tombe

    Obscurité

    On m’a donné une torche

    Un peu d’eau un peu de pain

    Il suffit d’un mot pour

    S’opposer aux dieux

    J’ai crié : Non

    Non

    Je ne l’ai pas crié

    Je l’ai vomi

    Le cri a traversé palais

    Bureaux de police

    Est arrivé jusqu’au parlement

    On transpirait on desserrait des nœuds de cravate

    On interpellait on répliquait

    Une fille peut-elle faire vaciller la république

    Un seul oiseau peut-il obscurcir la nuée céleste

    On a proposé des amendements

    On a fait des contre-propositions

    La puanteur a fait tomber le gouvernement

    Les fondations du palais de justice se sont fissurées

    Un avocat s’est retrouvé enterré vivant

    Sous six cent mille pages de dossiers

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesLes gens ont acheté des lunettes

    Pour regarder le soleil

    Mais le soleil a disparu

    La puanteur peut-elle gagner les étoiles ?

    Le soleil peut-il lui aussi empester ?

    Éclipse. Du vent en pleine canicule.

    Toutes les planètes prises de nausée.

    Une lune à deux doigts de vomir.

    Quiconque sait lire les signes

    Sait qu’un seul oiseau peut obscurcir le firmament

    J’ai crié : Non

    NOOOOOOOOOOOOOOOOOOON !!

     

    La petite fille morte sous la poutre de béton

    A ouvert les yeux et entendu

    Le dernier mot non entendu

    Répercuté mille fois dans la ville

    Mais moi qui suis née

    Pour être contre tout et tous

    Je me suis avancée vers ma mort

    Je devenais l’égale des dieux

    On s’écartait à mon passage

    En tenue de combat, bien droite,

    Fusil sur l’épaule, c’est comme ça

    Que j’ai marché sur la ville en ruine

    Oh et j’étais contre

    Comme personne avant moi

    Contre tout et tous

    L’odeur de cadavre paraissait de la colle

    Elle liait les choses entre elles et les gens entre eux

    Elle a fait rentrer le temps dans son enveloppe

    Elle a ôté aux animaux leur intelligence

    Aux gens leur souffle et leur langage

    La mort a détourné la tête de dégoût

    Il fallait faire quelque chose

    Que quelqu’un l’enterre

    Un geste de la main un haut-le-cœur des pleurs

    Et un autre non crié au firmament

    Crié par quelque chose en moi

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesDe plus grand que ma vie

    Et une fois la paroi

    De puanteur traversée

    J’étais libre

    Tout d’un coup je pouvais respirer

    S’il paraissait enterré

    Le cadavre était toujours visible

    La puanteur devenait l’air que je respirais

    Des soldats m’ont attrapée ont essayé

    De faire ce que font les soldats

    Quand ils tombent sur une femme seule

    Mais j’étais hors de moi je me suis contentée de regarder

    J’étais rayonnante et je puais

    Un tel crève-cœur que le silence est tombé sur la ville

    On entendait les maisons s’affaisser

    De gros nuages de poussière s’élevaient au ralenti

    À l’horizon

    Comme une poudroyante fumée

    De mort vivante

    Personne ne m’a touchée

    On a cherché une grotte pour m’y mettre

    Une grotte pareille à un palais

    Digne de la reine de la nuit

    Un monde en ruine a enveloppé

    Mes épaules et j’ai attendu

    Que mon jeune corps s’habitue

    À la puanteur qui approchait

    Qui allait m’unir à lui

    Un silence est alors descendu sur le monde

    Comme si le premier jour devait recommencer

    Il y avait une lumière irréelle

    Et personne n’était capable de respirer

    L’air qui m’environnait.

     

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesTourne la tête avec mépris

     

    Vingt siècles plus tard

    On ose encore appeler cela pureté.

     

    Mnémosyne 

     

    Le vieux devin était assis

    À sa place habituelle – là

    Où les oiseaux se réunissent,

    Petits et grands, où on peut les voir

    Bouffer, jurer, se prendre le bec

    Du savoir.

    Il a entendu un boucan bizarre,

    Une rage inintelligible.

    Il savait qu’ils étaient en train

    De s’étriper, il l’entendait

    Au battement de leurs ailes.

    Oiseaux.

    Je ne les connais que trop bien.

    Assoiffés de sang, le bec grand

    Ouvert, ils séduisent les gens

    Avec des pensées

    Pareilles à un beau chant.

    Il n’y a pas de prophéties

    Dans leurs entrailles.

    Ce peuple a été fou

    De croire en ses devins.

    Leurs femmes ont tout raconté

    Et ont été exécutées.

    Quiconque comprend ce qui se passe,

    Ne perçoit que des atrocités

    Dans la gorge des oiseaux,

    Des gueulements, bien trop forts

    Pour des bestioles pareilles

    Qui s’empiffrent de pâture vivante,

    Qui ont des lèvres de pierre et d’os,

    Qui de leurs yeux farouches et de leur gorge atroce

    Ne cessent d’attenter à la vie les uns des autres.

    Oiseaux. Le rêve d’hommes

    Qui ne savent pas voler

    Et qui ne désarment pas de l’apprendre.

    …………

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaisesLe vieil aveugle a peur et vite il cueille

    Quelques oiseaux, comme ça,

    Dans le ciel, autour de sa tête.

    Il les apporte à l’autel des sacrifices,

    Les pose sur le feu et tâte.

    Le vieux se trahit alors ; il dit :

    « On ne voit pas de flammes »

    On ne voit pas, lui, lui et ses yeux aveugles :

    Il dit : on ne voit pas,

    Alors qu’il lui est impossible de le savoir.

    Et qu’est-ce que ce vieux cochon a fait ?

    Fermé les yeux pendant quarante ans

    Pour mieux nous voir tous et toutes ?

    Sur la cendre, la graisse languide

    Des jarrets fondait ; ça fumait

    Et la graisse giclait tout autour.

    La bile a giclé bien loin,

    Le foie a explosé comme un tonneau d’huile

    Et les poumons ont éclaté comme

    De la bouillasse écumante.

    Ça chuinte, ça suinte, ça pue, les oiseaux

    Parlaient leur propre langage.

    Le vieil aveugle l’a vu et s’est raidi.

    Les os étaient à nu une fois

    Que la graisse eut fondu.

    Le vieux a alors avoué devant

    Thèbes réunie :

    « Les viscères consacrés se sont consumés

    Sans fournir de présages. »

    C’est ce qu’il a dit, mais Antigone était déjà morte.

    Pendue bien haut dans la grotte

    Tel un oiseau prisonnier, elle avait attaché

    Ses pattes avec ses cheveux coupés ;

    Elle avait enfoncé son épingle à cheveu

    Dans ses pieds, avait senti la plaie gonfler

    Et dit :

    Papa, je viens, je viens.

    …………

    Quelqu’un a teint ses dernières paroles en rouge.

     

    Antigone 

     

    Vomi ; essuie ses larmes ; puis, allongée, fixe la voûte de la grotte. 

     

     

     

    une lecture d'Antigone, premier volet de Mind The Gap,

    a eu lieu le 11 juillet 2005 à Avignon dans le cadre du Festival

     

     

     

    antigone,stefan hertmans,théâtre,traduction littéraire,flandre,belgique,lettres néerlandaises

    Stefan Hertmans, Het zwijgen van de tragedie,

    Amsterdam, De Bezige bij, 2007 (recueil d'essais sur la tragédie)

     

     

  • Hubert Lampo, par Xavier Hanotte

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    Du réalisme magique

     

    Considéré comme l’un des représentants majeurs du réalisme magique de l’ère néerlandophone, l’Anversois Hubert Lampo (1920-2006) demeure peu connu des lecteurs français malgré la traduction d’une dizaine de ses ouvrages (ici). Un de ses traducteurs, le romancier Xavier Hanotte, lui a consacré plusieurs pages dont celles que nous reproduisons ci-dessous. Elles figurent en guise de postface au roman le plus connu de Lampo, La Venue de Joachim Stiller dont la version française a paru aux éditions de L’Âge d’homme en 1993.

     

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    Hubert Lampo, 1982 -  photo : Tom Ordelman

     

     

     

    « Joachim Stiller » ou la venue d’Hubert Lampo

     

     

    Tout vient à point à qui sait attendre, paraît-il. Et sans conteste, il faut savoir prendre patience lorsqu’on réunit le double handicap d’être un écrivain belge, flamand de surcroît, et que l’on souhaite se voir publier un jour en traduction française. Ainsi, il a presque fallu attendre un demi-siècle pour qu’Hubert Lampo, œuvre faite, atteigne enfin un public francophone débordant le cercle exigu des germanistes et autres amateurs d’exotisme littéraire. Certes, le fait d’appartenir à un domaine linguistique relativement restreint – donc soi-disant périphérique – explique largement l’incognito du maître anversois au pays de Voltaire comme dans la partie méridionale du petit royaume où il vit le jour. Fort heureusement, les choses évoluent.

    Lampo3.pngNé à Anvers en 1920, Hubert Lampo a suivi le parcours traditionnel des écrivains belges, placé sous le signe du second métier. Successivement instituteur, journaliste et inspecteur des bibliothèques, il mène en effet depuis 1943 une carrière littéraire sans heurts, dont le succès jamais démenti parvient – ô miracle – à concilier les louanges d’une critique exigeante et la fidélité sans faille d’un public des plus diversifiés. Auteur précoce, Hubert Lampo débute par une brève prose poétique (Don Juan et la dernière nymphe, 1943), avant d’attirer l’attention de la critique par des romans psychologiques (notamment Hélène Defraye, 1944) et des nouvelles d’inspiration fantastique (Réverbères sous la pluie, 1945). Jusque-là, hormis la rigueur de l’écriture et l’expression de convictions humanistes qui caractériseront la suite de son œuvre, rien ne le distingue vraiment d’une tradition littéraire de qualité dont, à l’époque, un Maurice Roelants, un Stijn Streuvels ou un Willem Elsschot constituent – dans des registres bien différents, il est vrai – les figures de proue. Et pourtant, on trouve déjà dans ces premiers textes les éléments qui confèreront plus tard à l’œuvre de Lampo son cachet inimitable.

    En 1953 paraît Retour en Atlantide, et l’œuvre prend un tournant décisif. Car l’histoire de ce médecin, découvrant, un jour que son père n’est pas mort comme il l’avait toujours cru, mais a disparu sans laisser de traces dans un nulle part qui pourrait fort bien être un ailleurs, dépasse de loin le suspense poétique initialement projeté et exerce déjà l’indéniable magnétisme qui ne cessera de caractériser les proses ultérieures. Sous l’écorce d’une écriture riche mais totalement maîtrisée, derrière le paravent d’une anecdote somme toute banale se profile l’univers mystérieux des symboles, des rêves qui agitent l’humanité depuis la nuit des temps. Retour en Atlantide narre la chronique d’une attente au cœur du quotidien. L’attente d’une obscure promesse, d’un avènement dont rien ne dit qu’il se produira. Bien sûr, Buzzati, Gracq ou Beckett nous avaient déjà fait vivre cette attente, mais en utilisant le ton, l’imagerie et la vision caractéristiques de leurs univers irréductiblement originaux. Et si Lampo peut sans hésitation prendre place à leurs côtés, c’est parce que, loin de repasser des thèmes éculés, il possède lui aussi une voix, un imaginaire qui donnent vie à la création.

    hubert lampo,xavier hanotte,réalisme magique,flandre,belgique,traduction littéraire,l'âge d'hommeRetour en Atlantide marque donc le pas décisif de Lampo dans son évolution vers un courant littéraire dont il deviendra, avec John Daisne (1912-1978), le porte-drapeau en terre de Flandre, à savoir le réalisme magique. Il serait prétentieux et vain d’analyser, ici, en détail, ce que recouvre avec précision un terme par ailleurs souvent galvaudé. Mais si l’on devait cerner en quelques lignes la teneur du concept tel que l’illustre l’œuvre de Lampo, il suffirait sans doute d’évoquer un antagonisme et une simultanéité.

    L’antagonisme s’organise autour de deux pôles. La réalité tout d’abord, qu’elle apparaisse dans les fictions sous les dehors d’un quotidien maussade, voire hostile, ou qu’elle offre aux personnages un champ d’action dans lequel ceux-ci évoluent harmonieusement, en plein accord avec eux-mêmes et le monde qui les entoure. L’incompréhensible ensuite, ensemble de faits troublants échappant à toute logique généralement admise, manifestations inquiétantes d’un univers parallèle ou occulte dont l’irruption vient rompre l’équilibre de vies jusque-là paisibles et inaugure l’ère du doute dans l’esprit des personnages –  généralement narrateurs.

    La simultanéité, c’est le moment privilégié, improbable, qui met en présence – en contact, au sens électrique du mot – ces deux pôles mutuellement exclusifs. Une faille s’ouvre ainsi au cœur de la réalité, par laquelle s’engouffre l’étrange, générant un fulgurant « court-circuit », métaphore récurrente dans l’œuvre de l’auteur. Incompréhensible, disions-nous. C’est qu’il convient d’établir un distinguo. Lampo n’est pas un romancier de l’absurde. Car la contamination du réel s’opère par l’instillation subtile d’une logique résolument autre, dont les héros lamposiens s’ingénient – souvent en vain – à découvrir la mystérieuse cohérence. Freek Groenevelt n’est pas Joseph K. Jamais tout à fait vaincus, les personnages de Lampo sont plutôt des « bâtisseurs d’hypothèses ».

    Lampo1.png

     

     

    Considérant ce qui précède, La Venue de Joachim Stiller (1960) constitue sans doute l’expression la plus décantée du réalisme magique tel que le conçoit l’auteur. Ainsi, par l’intermédiaire d’un narrateur solidement ancré dans un réel parfaitement connu et maîtrisé – quiconque connaît un peu la métropole anversoise s’y retrouvera d’emblée en pays de connaissance – nous entrons de plain-pied dans un univers à trois dimensions, dans une temporalité linéaire. Peu à peu, au rythme des messages sibyllins que reçoit Freek Groenevelt – promu de facto confident du lecteur – l’incompréhensible s’insinue dans une existence rangée que rien ne semblait destiner à pareilles aventures. Car le temps et l’espace se disloquent au passage d’un personnage sans visage, abstrait, qu’on peut lire ou entendre, mais jamais voir : Joachim Stiller. Peu à peu, le scepticisme du narrateur fait place à la crainte, puis la crainte se mue en attente. Mais cette fois, l’avènement aura bien lieu. Le vœu pieux sur lequel s’achevait Retour en Atlantide trouve son accomplissement. Et Joachim Stiller se révèle à la faveur d’une brève et fulgurante épiphanie, couronnant l’ascension du récit vers la catharsis tant attendue. Le « court-circuit » a bien eu lieu. Les pôles antagonistes se sont rencontrés, libérant toute leur énergie. Rideau.

    Lorsqu’on l’interroge sur la genèse du récit, Hubert Lampo ne se lasse pas d’évoquer l’enchaînement presque fortuit d’images, d’émotions et d’intuitions qui l’amenèrent à créer un Joachim Stiller tout autre que celui initialement prévu. Parti pour écrire une sorte de thriller poétique, un roman de l’angoisse à La Boileau-Narcejac – songeons à Celle qui n’était plus et au Vertigo qu’en tira Alfred Hitchcock –, l’auteur est rejoint, dépassé par le fantastique, par l’immémoriale dynamique du mythe. Ainsi, le farceur des premiers chapitres, l’expéditeur astucieux de troublantes missives acquiert vite le statut de figure tutélaire, omnisciente, messianique. De la sorte, le mystère change de nature et les interrogations gagnent en profondeur.

    Lorsqu’il cherche à creuser le sens profond de ses récits – et notamment Joachim Stiller –, à découvrir le ressort secret de leur magnétisme, Lampo appelle Carl-Gustav Jung (1875-1961) en renfort de ses interprétations. A l’en croire, le rayonnement de son réalisme magique serait dû à l’émergence récurrente, au cœur de ses récits, d’archétypes issus de l’inconscient collectif. 

    A la lumière des théories du psychologue suisse, Joachim Stiller serait donc un avatar du Messie. Loin de se placer dans le cadre d’une religiosité vague autant qu’improbable – l’agnosticisme de Lampo ne souffre aucun doute –, le caractère messianique de Stiller participerait donc de l’expression d’une image profondément enfouie dans la mémoire de l’humanité : celle du sauveur, du médiateur. Les temps de crise appellent tout naturellement la résurgence de telles images. Dans cet ordre d’idées, n’oublions pas que La Venue de Joachim Stiller fut écrit en pleine guerre froide.

     

    Lampo2.png

     

    Rétrospectivement, Hubert Lampo découvre une floraison d’archétypes dans ses romans. L’Atlantide figure le continent édénique, l’ailleurs où se réaliseront toutes les aspirations de l’homme ; Joachim Stiller joue le rôle du Messie tandis que le héros de Kasper aux enfers (1969), musicien psychopathe, semble une relecture moderne du mythe d’Orphée. C’est donc peut-être dans ces terrae incognitae enfouies au plus profond de nous, d’où peuvent surgir anges et démons, que se situe la clé du succès de Lampo, dès lors que ses fictions savent y éveiller de subtils échos.

    Sans doute, cet appel aux profondeurs, l’établissement d’une certaine complicité entre auteur, narrateur et lecteur ne fonctionnent nulle part avec une telle efficacité dans l’œuvre de Lampo. En ce sens, on peut sans doute voir dans Joachim Stiller une sorte de sommet. Néanmoins, loin d’épuiser les mêmes recettes, le réalisme magique lamposien connaît une évolution constante. Mêlé à la folie dans Kasper aux enfers, il se fait plus spéculatif dans Les Empreintes de Brahma (1972) ou Un parfum de santal (1976), tisse la toile de fond de Heu Sarah Silbermann (1980), s’auto-parodie allègrement dans Appelez-moi Hudith (1983) pour ne plus jouer enfin que sur la coïncidence dans le tout récent La Reine des Elfes (1990). Lampo lui fait d’ailleurs de régulières infidélités, dès lors qu’il ne dédaigne pas revenir à la veine psychologique de ses débuts, y mêlant le souci de redresser certaines vérités historiques souvent occultées dans son propre pays. En témoigne son intérêt pour les temps troublés de l’Occupation dans La Première neige de l’année (1985) et La Reine des Elfes.

    Il n’en demeure pas moins vrai que, dans l’œuvre pourtant abondante de Lampo, La Venue de Joachim Stiller continue d’occuper une place centrale. Signe de reconnaissance d’une secte nombreuse de lecteurs assidus, elle exerce toujours, malgré le temps qui passe, une fascination dont toutes les exégèses – pas même celle de l’auteur – n’épuiseront jamais le mystère. Car réimpression après réimpression, Joachim Stiller continue à vivre, échappant à son créateur. Oui, nul doute que le miracle opère encore chaque fois qu’un nouveau lecteur ouvre ce roman publié en 1960. Car n’est-ce pas un peu lui qui, en compagnie de Freek Groenevelt, guette l’arrivée de Joachim Stiller devant la Gare du Midi ? Dans un final quasi janacékien, ne pourrait-il lui aussi se dire, tel le garde-chasse de La Petite renarde rusée, que dorénavant « les hommes marcheront la tête baissée, et comprendront qu’une félicité qui n’est pas de ce monde est passée par là »* ? Freek et Simone gardent le silence, mais il est des chants silencieux aussi poignants que des opéra.

     

    Xavier Hanotte, octobre 1990

     

    * A lidé budou chodit / Shlavami sklopenymi / A budou chapat, / Ze slo vukol nich nadpozemské blaho. Leoš Janáček , La Petite renarde rusée, acte III.

     

    Après la mort du romancier flamand, Xavier Hanotte lui a rendu hommage dans un numéro du Carnet et les Instants, soldant sa dette à son égard :

     

    hubert lampo,xavier hanotte,réalisme magique,flandre,belgique,traduction littéraire,l'âge d'homme« […] En te traduisant, j’ai appris à écrire, à trouver ma langue. Car la phrase lamposienne, c’était quelque chose ! Longue, sinueuse, chantournée, rythmée d’inci- dentes, parfois paresseuse et s’en excusant, prompte à se commenter elle-même et se prendre pour objet de sa raillerie. Une phrase de conteur qui, somme toute, te ressemblait, proprement impossible à traduire et difficile à transposer. Jamais je n’ai autant senti les limites du français qu’en essayant de donner à tes textes un écho à peine satisfaisant. Il m’en est resté cette modestie têtue des traducteurs, cette détestation de la prétention si commune aux gens de lettres, sans cesse tentés de jouer les démiurges. On sert toujours un imaginaire, fût-ce le sien propre. Cela demande humilité. Cette humilité, tu me l’as apprise.

    L’écriture, l’imaginaire, les conseils... Ta fréquentation avait quelque chose de rassurant. À ton contact, on avait presque envie de devenir écrivain. À l’époque, je n’imaginais pourtant pas m’y mettre, et moins encore publier un jour. Tu n’étais pas de cet avis. Il faut le croire car je t’entends encore me dire, tandis que nous traversions le Sint-Jansvliet en route vers le Blauwe Gans et quelques bières : ‘‘Surtout, Xavier, ne lâche jamais ton métier ! Il faut le garder...’’ Et de continuer, devant mon incompréhension : ‘‘Il faut rester indépendant, j’en sais quelque chose.’’ Bien plus tard, je réaliserais à quel point tu avais raison, même si à l’époque, la question ne se posait pas. N’avoir aucune dette, c’était ton maître mot. Ni envers les lecteurs, ni envers personne.

    […] Depuis ta mort, ils sont bien peu à se réclamer de toi. Ce n’est pas à la mode, pas dans l’air du temps, ne donne accès à aucun club et ne procure aucun certificat de branchitude ou de bon goût. Pourtant je suis un de ceux-là, et j’en suis fier. Ça ne rapporte rien, mais je m’en fous. Comme toi, je ne cherche pas à faire carrière en littérature, juste à rester libre. Il y a, simplement, des dettes dont on est fier. En toute humilité. »

     

     

    Merci à Xavier Hanotte

     

     

  • Le nu provençal

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    Un poème de Hedwig Speliers 

     

     

          photo : M.-H. C.

    PortraitHedwigSpeliers.png

    Poète, essayiste et biographe (de Stijn Streuvels et de Maurice de Guérin), Hedwig Speliers compose loin du brouhaha une importante œuvre dédiée à la poésie. Il écrit actuellement une pièce de théâtre consacrée à la figure de Lamennais. Certains de ses recueils sont disponibles en français dans une traduction de Willy Devos. 

    Dans la présente vidéo, l’Ostandais d’adoption lit lichtbad (littéralement : bain de lumière), poème dont on trouvera ci-dessous une transposition en français sous le titre Le nu provençal. 


     

     



     

     

    Le nu provençal

     

     

    Un rien suffit à lui redonner

    sa fraîcheur : le murmure de l’eau

    dans la cuvette de faïence, le vertige

    du clair matin sur tapis et dalles.

     

    Et bien entendu le parler

    des lignes délicates, son corps

    aussi vaporeux qu’un poème

    en un léger, un élégant équilibre.

     

    Alors qu’elle rêve et se penche,

    voir son image affluer dans l’eau !

    Épaule gracieuse, contour de la cuisse,

    vertèbres formant trait de lumière.

     

    trad. D. Cunin

     


    Bibliographie

     

    couvhedwigvillers.pngExotische diergedichten (poèmes, 1957)

    Ons bergt een cenotaaf (poèmes, 1961)

    Een bruggenhoofd (poèmes, 1963)

    Wij, galspuwers (polémiques, 1965)

    De astronaut (poèmes, 1968)

    Omtrent Streuvels. Het einde van een mythe (monographie, 1968)

    Afscheid van Streuvels (monographie, 1971)

    Horrible dictu (poèmes, 1972)

    Die verrekte gelijkhebber (polémiques, 1973)

    Gerard Cornelis van het Reve en De groene anjelier (monographie, 1973)

    Leven met Lorenz (poèmes, 1973)

    Ten zuiden van (poèmes, 1973)

    De ongeleefde lijnen van ons lichaam, of Het metaforische denken (essais, 1975-1976)

    poésie, flandre, hedwig speliers, willy devos, traduction, belgiqueDe mens van Paracelsus (poèmes, 1977)

    Van het wolkje af (poèmes, 1980)

    De pool van de droom. Van en over Johan Daisne (monographie, 1983)

    Het heraldieke dier (poèmes, 1983)

    Met verpauperde pen (essais, 1984)

    Album Stijn Streuvels (1984)

    Alpestre (poèmes, 1986)

    Tiaar van mijn taal. Poets poet Jan van der Hoeven (monographie, 1986)

    Villers-la-Ville (poèmes, 1988)

    Villers-la-Ville, traduit du néerlandais par Willy Devos (1994)

    Bel-etage (poèmes, 1992)

    De tong van de dichter (essais, 1992)

    poésie,flandre,hedwig speliers,willy devos,traduction,belgiqueDag Streuvels. ‘Ik ken den weg alleen’ (biographie, 1994)

    Het oog van Hölderlin (poèmes, 1994)

    Ongehoord. Een keuze uit de gedichten 1957-1997 (anthologie, 1997)

    Als een oude Germaanse eik (biographie, 1999) 

    Suites françaises (poèmes, 2001)

    Met politiek bemoei ik mij niet (essais, 2003)

    Heen (poèmes, 2004)

    Engelengeduld (poèmes, 2006)

    De Eliassonnetten (poèmes, 2007)

    Len de l’El. Een poëtische tocht in de Midi / Un séjour poétique dans le Midi (recueil bilingue, 2009)

    Dichter naast God. Biografie van Maurice de Guérin (biographie, 2009)

    Het land Gods (poèmes, 2011)

     

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  • Splash !

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    La poésie de Dirk van Bastelaere

     

     

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    Splash !, éd. Les Petits Matins, 193 p.

     

    LE MOT DE L’ÉDITEUR

     

    Le livre Dirk van Bastelaere propose ici une lecture/relecture de son œuvre au cœur de la postmodernité poétique européenne. Regroupés en séries, ses poèmes se réfèrent au cinéma hollywoodien, à la peinture contemporaine, aux standards du rock, mais aussi, ce qui est plus inattendu, aux figures de la piété christique.

    Un essai complète cet ensemble, où Dirk van Bastelaere donne un aperçu de ses talents de prosateur. Usant notamment des écrits et des concepts de Lacan, Barthes, Slavoj Žižek et Julia Kristeva, il définit sa poétique.

    Splash !, comme le laisse entendre son titre, est aussi une manière innovante, parfois provocante, de pratiquer la poésie comme une pensée en mouvement, une recomposition et un plaisir à expérimenter.

     

    « Tout comme l’atoll, la poésie historique est une structure toujours plus complexe et plus décentrée qui se construit autour du vide de la Poésie réelle, figurée par la lagune, mais présente de façon immanente, une absence structurellement nécessaire autour de laquelle s’est édifié le récif : telle était plus ou moins ma thèse. »

     

    Né en 1960, Dirk van Bastelaere est l’auteur d’une œuvre importante qui fait débat en Belgique et en Hollande, pays où la poésie a un impact collectif. 

     

     

     

    splash !

      

     

    D’une autre façon que du haut

    des gratte-ciel le plané

    au-dessus du bleu cobalt

     

    des piscines absorbe

     

    une fille en lui qui

    s’en revient comme cette même fille huilée.

     

    Pas tout à fait une seconde avant celle

    du

    splash ! assises petitement sur les corps osseux des autres

    et comme l’obscurité qui traîne, les ombres

    sous le soleil d’arums

    des bras des jambes

    des cyprès

    voués au déracinement.

     

    (trad. D.C.)

     

     

     

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    Recueils de Dirk van Bastelaere

    (Splash ! présente un large choix des trois derniers titres)

     

     Vijf jaar (1984)

    Pornschlegel en andere gedichten (1988)

    Diep in Amerika. Gedichten 1989-1991 (1994)

    Hartswedervaren (2000)

    De voorbode van iets groots (2006)

     

    Wwwhhooosshhh - Over poëzie en haar wereldse inbedding (2001) rassemble des essais de l’auteur dont « Stay back, please. Sur le réel de la Poésie comme traumatisme du poème » repris dans Splash !.

     

    Dans Hotel New Flanders (2008), Van Bastelaere propose, avec Erwin Jans et Patrick Peeters, une anthologie de 60 ans de poésie flamande (1945-2005).