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Originaire de Flandre occidentale, Patrick Lateur considère la poésie, mais aussi son travail de traduction (l’Iliade en pentamètres iambiques) « comme une quête d’envergure au cœur de la culture classique et plus largement de la culture occidentale en partant du sentiment que l’on y formule des questions qui trouvent un écho en nous ». À ses yeux, le monde prend souvent la forme d’« une seule et grande tapisserie de textes » ; si le tronc de notre culture a disparu, « les racines et les mots demeurent ». Ainsi se ressource-t-il aux deux histoires constitutives qu’offrent les traditions gréco-romaine et chrétienne tout en explorant les liens qu’elles ont tissés. Son aspiration à l’authenticité passe par la fidélité à des formes traditionnelles ; ses poèmes se présentent comme des miniatures qui revisitent vestiges et destins marquants, autant de petits miroirs dans lesquels nous sommes invités à nous contempler à l’aune de monuments de l’histoire de l’art et de la spiritualité.
Patrick Lateur, portrait du traducteur
(en néerlandais, vidéo : Joke Nijssen)
Ma sœur la mort
Pose-moi nu sur cette terre nue,
de poussière et de cendre asperge-moi,
marque-moi du Tau de l’Alliance ancienne.
Tout est parti un jour de cet endroit,
où la porte de la vie s’est ouverte,
où nous avons vécu en frères ; là
je veux passer en Lui. « Ma voix exhorte
le Seigneur, je L’invoque de ma voix. »
Rasant la cabane, des alouettes,
gênées par la brune, ne tardent pas
à s’élever pour louer la muette
voix du ménestrel qui Dieu glorifia.
Patrick Lateur
traduit du néerlandais par D. Cunin
Des poèmes de Patrick Lateur paraissent en traduction française dans le Cahier « Voix poétiques de Flandre » de la revue Nunc, n° 36, 2015. Poète, essayiste et traducteur, le Flamand, qui voue une véritable passion à l’Italie, a consacré un recueil à saint François : De speelman van Assisi (Le Ménestrel d’Assise, Gand, Poëziecentrum, 1994), repris dans Rome & Assisi (Louvain, P., 1998). En 2015, les éditions P., établies à Louvain, ont édité une anthologie de ses œuvres poétiques sous le titre In tegenstroom (À contre-courant), présentée par Jooris van Hulle.
Autour de la personne de Lateur, la chaîne flamande VRT a diffusé cette année un documentaire « Les Flamands & Rome » en quatre volets. Quant à son mystère de la Passion, Lente in Galilea (Printemps en Galilée, Anvers, Halewijn, 2014), il connaît 25 représentations cette année à Tegelen (Pays-Bas) devant des dizaines de milliers de spectateurs.
La figure d’Andries de Rosa a fait l’objet d’un portrait sur flandres-hollande. Cet auteur, musicien, traducteur et activiste néerlandais a, au tournant du XXe siècle, été un proche du jeune écrivain Saint-Georges de Bouhélier. À ce titre, dans le n° 1 (mars 1897) de la Revue naturiste, il a signé un article intitulé « Le Mouvement Flamand », pages que nous reproduisons ci-dessous.
A. de Rosa
Le critique mentionnant la revue Van Nu en Straks (D’Aujourd’hui et de Demain) ainsi que le nom de quelques écrivains (Cyriel Buysse et August Vermeylen), il n’est pas inutile de fournir des précisions sur le contexte littéraire flamand de l’époque, caractéristique d’une société où certains tentaient de redresser la barre après des décennies, voire des siècles, d’appauvrissement culturel : « Et brusquement, en 1893, paraît le premier numéro de la revue intitulée D’Aujourd’hui et de Demain ; les rédacteurs en sont August Vermeylen, Emmanuel de Bom, Cyriel Buysse et Prosper Van Langendonck. La première série de cette revue, qui compte dix numéros, bien imprimés, édités avec soin, sera suivie trois ans plus tard d’une second série (1896-1901). Le groupe de ces pionniers, hétéroclite au possible, n’a pas de principes artistiques bien déterminés. Le seul but qui lui donne quelque cohésion est d’élever les lettres flamandes au rang des autres littératures, et non seulement la littérature mais la vie culturelle tout entière. La revue réserve, en effet, une large place aux arts. Chaque numéro est orné d’un dessin ou de la reproduction d’une œuvre d’artiste d’avant-garde. C’est ainsi que la première série parue en 1893 comporte un numéro entier consacré à Van Gogh. Le renouvellement provoqué par le groupe Van Nu en Straks sera pour la Flandre aussi important que le mouvement de 80 en Hollande et, du jour au lendemain, la littérature flamande sera comme réintégrée dans le grand courant européen. […] Jamais, ils ne sublimèrent leur individualisme, toujours ils eurent à l’esprit le rôle social de l’art et de l’artiste. Leur amour profond de la Flandre et de la cause flamande les empêche de perdre le contact avec le peuple. […] Le grand animateur de la ‘‘renaissance’’ de 1890, celui qui tira vraiment la littérature flamande de la banalité, de la mièvrerie, du romantisme pleurnichard et du naturalisme terre-à-terre fut, sans contredit, August Vermeylen. »*
Quant à l’article de Cyriel Buysse qui a conduit Andries de Rosa à rédiger le sien, il s’agit de « Flamingantisme en flaminganten », paru dans De Amsterdammer le 17 janvier 1897. Dans ce texte, le romancier s’exprime comme Camille Lemonnier et d’autres, dans la mesure où il estime que le flamand est une pauvre petite langue. En réalité, Buysse formule en l’espèce un regret : celui de ne pas maîtriser le français aussi bien que son ami Maeterlinck. Dans une lettre ouverte qu’il adresse peu après (le 5 février) à L’Étoile Belge, il poursuit dans le même registre pour se défendre face aux réactions que son article a suscitées : « On conçoit que le dialecte flamand, en sa fruste saveur, puisse tenter la plume d’un curieux littéraire ou l’étude d’un philologue fureteur, mais quelle arme triste pour la conquête des idées et la conquête du pain, en un pays comme la Belgique ! »** S’il nuancera par la suite son point de vue et fera honneur à sa langue maternelle en composant des romans remarquables, C. Buysse ne se sera pas moins attiré la foudre des défenseurs d’un renouveau de la culture flamande, en particulier des hommes avec lesquels il a cofondé le périodique Van Nu en Straks. C’est cette situation singulière qui inspire à A. de Rosa les lignes qu’il donne à la Revue naturiste.
* François Closset, Aspects & Figures de la Littérature Flamande, Bruxelles, Office de Publicité, 1943, pp. 53-54 et 55.
** Joris van Parys, « ‘’Toute la Flandre est en lui’’. Cyriel Buysse en de Franstalige Vlaamse literatuur », Mededelingen van het Cyriel Buysse Genootschap, 14, 1998, p. 7-31. Voir aussi la biografie que le même auteur a consacrée au romancier : Het leven, niets dan het leven. Cyriel Buysse en zijn tijd.
Pour bien montrer la lutte désespérée que les Flamands pourvus du sentiment national ont à soutenir contre leurs compatriotes assez artificiels pour dédaigner la sève même de leur sol national, il faudrait traduire entièrement un article de M. Cyriel Buysse, paru dans un journal hebdomadaire d’Amsterdam. Je crois pourtant suffisant d’en extraire quelques phrases qui pourront servir de points de départ à plusieurs remarques personnelles.
Voici ce que cet auteur de plusieurs romans écrits en flamand nous révèle en outre dans cette étude :
C. Buysse
« Il n’y a pas en ce moment dans toute la Belgique Flamande – hormis le très remarquable recueil Van Nu en Straks, rédigé en néerlandais, – un seul périodique ou journal qui puisse convenir à un lecteur orné d’éducation intellectuelle. Toute originalité, tout amour propre a disparu et ainsi, est-on arrivé peu à peu à la situation navrante qui caractérise aujourd’hui le mouvement flamand. »
Et plus loin :
« Il eût été préférable et plus sage de reconnaître franchement la grande et si salutaire influence de la littérature et des idées françaises, de nous approprier ce qu’il s’y trouve de bon, sans abdiquer pour cela nos qualités originales, etc., etc. »
Dans ces paroles, M. Cyriel Buysse donne inconsciemment une critique de son œuvre et de toute la situation littéraire en Belgique. Car s’il est vrai que l’on ne trouve pas en Belgique de revue ni de journal original, c’est précisément parce que l’esprit flamand s’est approprié « ce qu’il y a de bon dans la langue et les idées françaises ». Ils ont en effet voulu garder leurs qualités originales, mais, hélas ! l’œuvre soi-disant flamande ainsi conçue est devenue ce qu’elle est aujourd’hui, une combinaison pour ainsi dire hermaphrodite ; c’est qu’écrite en français, elle ne peut conserver son autonomie, dans une atmosphère étrangère. Poussés par des aspirations matérielles, les écrivains flamands dont la célébrité obtenue par leurs confrères français, avaient stimulé l’ambition, s’en allaient écouter avec une oreille barbare ce qu’enseignait la voix française. Errant dans les campagnes de leur pays dont les odeurs parfumaient leur pensée, ils regardaient les sites du pays voisin et se plaisaient à frelater, en quelque sorte, leur verve nationale.
Ainsi le peuple ne trouvant plus sa suffisance intellectuelle et sentimentale dans les livres de ses auteurs, languissait et s’en allait parmi les autres littératures choisir des œuvres originales, qu’il devait préférer aux pastiches qu’on lui fournissait. Il se désintéressa de cette langue vouée désormais à des usages insignifiants, et le dialecte flamand, n’étant plus nourri par les fruits de la pensée, ne pouvait suivre les évolutions et agonisait abandonné.
Aujourd’hui avec le courage que donne l’espoir, le peuple flamand se lève robuste et volontaire. Il réclame ses droits à une langue qui s’adapte à ses instincts, qui répond à son organisme. Il rappelle l’odyssée de cet idiome qui se trouve condamné depuis les événements de 1830. La langue maternelle bannie de ses écoles et de la vie publique, il devait appeler un avocat parlant français pour défendre ses droits et on le condamnait sans qu’il comprît le jugement.
Après une lutte acharnée, quelques esprits courageux comprennent qu’une langue nationale leur est indispensable et ils forcent leurs représentants gouvernementaux à la faire apprendre publiquement.
Jan Van Beers
Bien qu’ils soient réduits à une littérature traditionnelle plutôt restreinte, les Flamands refusent de s’intéresser aux poètes belges contemporains qui s’obstinent à traduire et à détériorer leur pensée, dans une langue qui leur est étrangère, dont ils ne distinguent pas les nuances. Dans leur littérature ancienne, ils trouvent bien le monotone Van Beers, mais par contre, ils possèdent le sublime Ruysbroeck. Si l’on estime en France des artistes comme le génial Verhaeren, Edmond Picard, Georges Rodenbach, Eekhoud, Maeterlinck, ils eussent été des gloires nationales du peuple flamand, si la langue dont ils se servent était en harmonie avec leur œuvre, l’âme de leur race. En ceci je crois être d’accord avec l’éminent sénateur belge, M. Edmond Picard, qui déclarait dernièrement que l’œuvre de Maeterlinck et d’Eekhoud doit son originalité à l’esprit des Flandres.
Bien des jeunes auteurs belges qui passent inaperçus en France, parce qu’ils ne savent pas, malgré leurs efforts, faire concorder leurs œuvres avec la pensée française, seraient estimés chez eux s’ils voulaient écouter les sons authentiques de ce pays natal, où naquirent aussi leurs pères.
Ce ne sont pas les frontières qui délimitent les races, c’est l’esprit des ancêtres dont l’organisme se réglait selon les nécessités du milieu. Le cosmopolitisme sera possible quand les races sauront se reconnaître mutuellement ; alors le danger babylonien n’existera plus.
*
* *
Le grand obstacle du mouvement flamand, et qui retarde sa réussite, c’est la discorde qui partage les différents groupes. De là des défaillances. Parmi ceux qui se distinguent dans cette résurrection d’une race se trouve un littérateur purement flamand, M. Auguste Vermeylen, qui dans sa revue Van Nu en Straks, révèle vigoureusement son énergie et son tempérament. C’est lui qui criait tragiquement :
A. Vermeylen
« … Celui qui recevait une instruction élémentaire ou supérieure désapprenait le flamand, sans toutefois arriver jusqu’à une connaissance profonde de la langue française, les plus grands esprits de notre race – pensez aux meilleurs de nos écrivains soi-disant belges – demeurent sans contact avec la vie multiforme qui vibre autour d’eux. Le viol le plus honteux de tout ce qui nous est propre, de tout ce qui fait notre unité spirituelle est appelé légitime ; et l’on prétend encore, que chez nous le seul moyen de civilisation est d’étendre, de plus en plus, l’usage du français. Croit-on donc que le peuple pourrait nier ou oublier sa langue ? Elle est dans son corps et n’en sort pas facilement… »
Malheureusement de cris pareils sont rares. Les poètes flamands se résoudront-ils à faire chanter l’âme de leur race dans une langue adéquate ? Laisseront-ils leur langue nationale devenir un patois informe, tandis qu’en usant du français, ils ne peuvent intégralement exprimer leur sensation, sont mal à l’aise et sont réduits à ne convenir à aucun des deux peuples qu’ils voudraient subjuguer ?
Andriès de Rosa
Dans le premier fascicule de la nouvelle série de la revue Van nu en Straks, M. A. Vermeylen continue vaillamment la lutte pour les droits de sa langue. Dans ce même numéro, il y a de très jolis vers de M. Prosper Van Langendonck.
Eric Min est un essayiste et critique d’art belge d’expression néerlandaise. Auteur de nombreux essais, il a également publié à ce jour trois biographies très bien documentées : James Ensor, Een biographie (Amsterdam/Anvers, Meulenhoff/Manteau, 2008), Rik Wouters. Een biografie (De Bezige Bij Antwerpen, 2011) et De eeuw van Brussel. Biografie van een wereldstad 1850-1914 (Le Siècle de Bruxelles. Biographie d’une métropole 1850-1914, De Bezige Bij Antwerpen, 2013). Il en prépare une quatrième sur un autre peintre belge, Henri Evenepoel, lequel a passé une partie de sa courte vie en France, pays qui l’a d’ailleurs vu naître et mourir. Si les livres en question ont été remarqués par la critique néerlandophone, ils n’ont fait, en Belgique, l’objet d’aucun article dans la presse francophone. Un oubli qu’il nous paraît utile de réparer en donnant la parole à leur auteur.
D.C. Pouvez-vous nous dire quelques mots au sujet de votre prédilection pour la peinture belge de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle ? Cette période présente-t-elle un rapport avec l’intérêt que vous accordez, dans divers essais, à la photographie ?
E.M. Au cours de mes études de philosophie à la Vrije Universiteit Brussel, de 1978 à 1982, j’ai découvert l’Art nouveau, le symbolisme et les autres tendances artistiques qui ont fleuri entre 1850 et les années trente du siècle passé. Alors que j’ai pratiqué assez tôt Baudelaire, poète et critique, j’ai pu étendre mes lectures à la Bibliothèque royale. Parallèlement, j’ai eu le bonheur de visiter quelques expositions très bien conçues – dont une consacrée à Fernand Khnopff(1) –, la maison de Victor Horta et nombre d’autres chefs-d’œuvre (en péril, il faut bien le dire). Bien vite, j’ai découvert les liens intimes qui existent entre les arts et la société. Quelques années plus tard, lorsque je me suis passionné pour la photographie actuelle et historique, la boucle était en quelque sorte bouclée. En 1989, j’ai commencé à publier dans les pages culturelles du quotidien flamand De Morgen ; tout naturellement je me suis tourné vers l’art autour de 1900 et la photographie. C’est ainsi que je me suis « spécialisé ».
D.C. Votre premier grand travail porte sur une figure très connue, James Ensor, peintre de Flandre qui a beaucoup écrit en français, dans une langue d’ailleurs aussi savoureuse que sin- gulière. Les biographies existantes étaient-elles trop lacunaires ? Convenait-il d’apporter un éclairage « flamand » ? Ou s’agissait-il d’abord pour vous d’écrire pour un public néerlan- dophone ?
E.M. L’idée de faire une biographie d’Ensor est venue de mon éditeur. Je connaissais bien sûr ce peintre ostendais, mais c’est en faisant des recherches plus approfondies que je me suis rendu compte de l’énorme lacune qui existe à son sujet et au sujet de bien d’autres artistes. Les travaux scientifiques et universitaires « tourné vers le grand public » sont pour ainsi dire inexistants. Une recherche méthodologique et complète comme a pu en mener le Musée Félicien Rops au sujet de l’artiste namurois n’existe pas pour les Ensor, Wouters, Spilliaert et autres Evenepoel. En dehors des périodes d’exposition, personne ne publie sur ces peintres. En ce qui concerne Ensor, ce sont des bénévoles et des « amateurs éclairés » qui ont fait l’essentiel du travail – par exemple mon ami Xavier Tricot. En néerlandais, il n’existait pour ainsi dire rien ! Avec ma biographie, j’ai voulu combler un certain vide, raconter une vie d’artiste dans son contexte culturel. Il s’agissait surtout de rassembler les données connues et de les traduire dans un langage accessible pour les non-initiés.
Quant à l’éclairage flamand, c’est une autre question. Pour moi, Ensor est bien évidemment ancré dans la tradition picturale et « mentale » du cru, mais il n’est pas Flamand – il ne parlait pas le néerlandais, uniquement le dialecte ostendais, et son père était Anglais. Ceci étant dit, bien des francophones m’ont demandé de faire traduire le livre. Ce qui à ce jour ne s’est pas réalisé, mon éditeur n’ayant pas encore trouvé un confrère avec qui s’entendre de l’autre côté de la frontière linguistique. Gallimard aurait montré à un moment donné un certain intérêt, mais ça n’a pas abouti.
D.C. Hors de Flandre, Rik Wouters est un artiste encore assez méconnu, et ce malgré par exemple la rétrospective de 2002 du Musée des Beaux-Arts de Bruxelles et l’exposition exceptionnelle qui se tient depuis 2011 à Malines. Pouvez-vous nous dire en quoi réside selon vous la singularité de son œuvre de peintre et de sculpteur ? Quel intérêt présentent ses écrits ?
E.M. Son œuvre est exceptionnelle : toute l’explosion des couleurs du fauvisme passe par lui ; comme dessinateur, il n’a pas son égal. Mais effectivement, à l’étranger il n’est pas connu. La France n’est pas une terre fertile pour des artistes étrangers. D’ailleurs, un pays qui a vu naître Matisse et l’école fauviste n’a pas besoin de Wouters…
Quant à ses écrits, n’oublions pas que s’il a certes laissé des lettres admirables de franchise et de simplicité, c’est surtout sa femme Nel (Hélène Duerinckx) qui a manié la plume : plusieurs versions de son autobiographie et quelques centaines de lettres adressées au collectionneur anversois Van Bogaert. Cet ensemble constitue un témoignage émouvant, qu’il convient toutefois de lire avec un certain recul : il s’agit d’une version personnelle des faits, sur de nombreux aspects et questions la seule dont nous disposions. Si ma biographie de Wouters a remporté un franc succès auprès de la critique et des lecteurs (4000 exemplaires vendus), cela tient surtout à un mariage entre art et drame personnel – le peintre est en effet décédé à 33 ans, dans la fleur de la vie.
D.C. Bruxelles occupe une certaine place dans vos deux premiers livres. Vous avez également consacré à cette métropole une « biographie ». En quoi considérez-vous ce travail comme novateur ? Quelle a été votre ambition en écrivant ces pages ? (2)
E.M. J’ai surtout voulu démontrer que « le monde était petit » : quelques 250 ou 300 personnes – artistes, collectionneurs, politiciens, gens du monde des arts… – ont produit (ou fait circuler) énormément d’œuvres qui comptent parmi les plus intéressantes et passionnantes que nous connaissons. Tout ceci s’est passé dans une ville somme toute assez petite. J’ai essayé de préciser les liens qui se sont tissés entre ces gens, leurs connivences aussi. Je crois que c’est l’un des premiers livres, si ce n’est le premier, qui tente de brosser une telle vue d’ensemble. Évidemment, plutôt que d’ambitionner l’exhaustivité, je me suis attaché à repérer des « lignes » majeures et à cerner des thèmes essentiels.
D.C. Dans Le Siècle de Bruxelles, vous accordez une large place à l’ébullition des idées, autrement dit au contexte politique au sein duquel on pris place des phénomènes culturels majeurs, tout en prenant soin d’écrire que « l’art, la littérature, l’idéologie, les sciences ou encore la mode mènent chacun et chacune une existence propre ». En quoi une ville comme Bruxelles s’est-elle distinguée de Paris ou d’Amsterdam à la grande époque de l’anarchisme et au cours des décennies de la montée du socialisme ?
E.M. Bien sûr, Bruxelles n’était pas la seule capitale en effervescence culturelle à cette époque-là. À côté de Paris, Londres ou Berlin, nombre de villes plus petites ont connu un grand essor sur ce plan : Milan, Trieste, Glasgow… et Bruxelles. N’oublions pas que la Belgique était un pays très riche, ou, pour être plus précis, une contrée où évoluait une bourgeoisie tout à la fois bien éduquée, riche et « libérale » – en grande majorité des libres penseurs, plutôt de gauche. La proximité de Paris et le fait que le monde culturel était francophone ont permis aux idées de circuler. L’arrivée du géographe anarchiste Élisée Reclus et la création de l’Université Nouvelle (une scission gauchiste de l’U.L.B.) se sont déroulées dans un contexte artistique de qualité : les personnes qui visitaient les salons de La Libre Esthétique et collectionnaient des œuvres d’avant-garde étaient les mêmes que celles qui grimpaient sur les barricades idéologiques.
H. Evenepoel, 1895
D.C. Pour ce qui est de votre travail en cours sur Henri Evenepoel (rien de consistant ne semble avoir été écrit à son sujet depuis des décennies – une étude en anglais de Francis Edwin Hyslop en 1975 et celle plus ancienne encore et peu épaisse de Franz Hellens), existe-t-il des sources importantes en langue néerlandaise où l’essentiel de votre travail repose-t-il sur des documents en français ?
E.M. Là aussi, tout mon travail repose sur des sources en langue française. Henri Evenepoel et sa famille étaient des Bruxellois francophones ; l’artiste a passé sept ans de sa courte vie – à sa mort, il avait 27 ans – à Paris. Les centaines de lettres à son père, à sa bien-aimée et à quelques amis sont rédigées en français.
D.C. Flandres-hollande accorde une grande place à la traduction. Pour vos différents ouvrages, vous avez été amené à traduire de nombreux passages de textes français en néerlandais (extraits de lettres, d’articles, etc.). Comment abordez-vous cet aspect de votre travail ? La traduction de passages en prose de James Ensor a-t-elle nécessité le recours à une stratégie particulière ?
E.M. J’essaie toujours de produire une traduction très lisible et même « enthousiasmante », plus qu’une traduction littérale – bien que je reste toujours fidèle au texte. Parfois, je préfère la paraphrase. Effectivement, pour Ensor j’ai choisi une approche un peu différente – je n’ai pas hésité à « ensoriser » ma prose, quitte à fabriquer des anachronismes, à créer des jeux de mots ou à faire des clins d’œil à des situations actuelles. J’adore ce genre de travail. Bien évidemment, il faut savoir doser. Pas question de procéder de cette façon pour Wouters ou Evenepoel !
(1) Fernand Khnopff, 1858-1921 : exposition Paris, Musée des arts décoratifs, 10 octobre-31 décembre 1979 ; Bruxelles, Musées royaux des beaux-arts de Belgique, 18 janvier-13 avril 1980 ; Hambourg, Kunsthalle 25 avril-16 juin 1980.
Une histoire qui commence dès la couverture : « Bonjour, lecteur. Bonjour, toi. », calligramme (un chêne, arbre de vie et axis mundi) qui se poursuit sur 150 pages, dans une typographie bleu nuit sur fond blanc ou blanche sur fond bleu nuit. Par endroits une simple ligne, une brève phrase (« Tout en haut, au-dessus de tout ça, la lune : peu à peu, elle donne jour à l’obscurité »), en d’autres un texte qui se déroule à la manière d’un poème en prose ou qui prend l’apparence d’un conte philosophique, entre terre et ciel. Ainsi se présente Ooit zal alles anders zijn(Un jour tout sera différent), publié aux éditions De Eenhoorn en 2011, petit roman original à plus d’un titre, qui s’adresse à des lecteurs de 10 ans et bien plus.
Il s’agit du premier livre d’Alexander Wolfram, pseudonyme qui renvoie à un prénom d’origine germanique (entre autres celui d’un évangélisateur de la Frise, Wulfram de Sens) et fait bien entendu songer au minerai de tungstène dont on se sert par exemple pour faire les filaments de lampes à incandescence.
Tobe est un gamin qui, ne parvenant pas à dormir (« Dans sa tête, ça fait tout un boucan la nuit avec les bruits de la journée »), quitte la maison familiale et erre dans la rue. Bientôt, alors qu’il a perdu pour de bon son chemin, il s’arrête devant une fenêtre éclairée : l’homme qui habite là et avec lequel il va passer quelques heures dehors, en particulier dans un parc, perché en haut (enfin presque tout en haut) d’un chêne, l’intrigue et éveille la curiosité du lecteur : est-il un Tobe devenu grand ? est-il un double de l’auteur ? est-il une création du garçon, le père qu’il aurait aimé avoir ? Lui-même n’est-il pas une création de cet homme ? Avant que cet homme ne finisse, au bout de la nuit, par raccompagner le gamin chez lui, on progresse dans une histoire qui accorde une place tant à la dimension onirique qu’à des thèmes cosmogoniques et mythologiques (essentiellement celtes et germaniques) ; tandis que plusieurs narrateurs semblent par moments se confondre – Tobe existe-t-il où n’est-il qu’une créature sortie de l’imaginaire de l’homme que l’enfant a surpris, de l’autre côté de la fenêtre, en train d’écrire ? –, les deux protagonistes abordent avec légèreté et humour de grands sujets : Dieu et les dieux (le dieu du Tonnerre), le mythe d’Icare, les pères, la mort, la honte, l’angoisse (celle de Tobe mise en parallèle avec la peur que pouvaient éprouver nos lointains ancêtres face aux forces de la nature)… L’écriture facétieuse, qui privilégie jeux de mots et sonorités, associations d’idées, métaphores, onomatopées, qui marie très bien cohérence et rythme saccadé, permet d’aborder sans pathos des questions graves, d’effleurer le secret, les peurs qui habitent Tobe : même si l’essentiel reste dans l’évocation, on devine que cet enfant cherche à échapper à un environnement familial violent.
Aux antipodes des romans-fleuves « gothiques », Un jour tout sera différent offre quelques heures de silence et d’émerveillement. L’imagination, cueillie sur les branches du chêne, entrouvre une fenêtre sur l’espérance, sur le réconfort. Privilégiant le langage visuel, la mise en page bien pensée – l’auteur, par ailleurs metteur en scène et vidéaste, a mûri le tout pendant de nombreuses années –, qui, telle une forme de ponctuation, participe de la teneur du texte, fait de ce livre intemporel un objet à part et, dans sa sobriété, ajoute encore à la qualité de l’ensemble. Un ouvrage jeunesse non illustré dont forme et fond s’entrelacent en un magnifique équilibre.