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Histoire littéraire - Page 8

  • De La Haye à la Riviera

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    Philippe Zilcken par Lya Berger

     

      

    De la femme de lettres Lya Berger (1877-1941), la « suave magicienne » amoureuse de la Hollande, nous avons présenté l’ouvrage Femmes poètes de Hollande. Redonnons-lui la parole pour évoquer l’un des Néerlandais les plus francophiles au tournant des XIXe et XXe siècles, à savoir Philippe Zilcken (1857-1930). Une façon de préciser certaines facettes de cet auteur, peintre et graveur.

     

     

     

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    Portrait de Ph. Zilcken par H.G. Icke (1855-1942)

     

     

    L’Académie méditerranéenne a élu membre associé, en remplacement de Gomez Carillo (1) et sur l’initiative de MM. Louis Bertrand (2) et Fernand Bac (3), M. Philippe Zilcken, artiste et écrivain hollandais.

    C’est un heureux choix. Il faut applaudir à chacune de ces manifestations qui, ainsi que le disait dernièrement M. Honnorat (4) à propos de la pose de la première pierre du Collège néerlandais à Paris, « renouent les plus-belles des traditions qui ont uni les deux peuples, celles qui, depuis Érasme et Descartes jusqu’à l’aurore du siècle dernier, ont fait des œuvres de l’esprit le principal objet de leurs échanges ».

    Parmi les intellectuels hollandais qui servent la cause française, M. Philippe Zilcken est l’un des hommes les mieux qualifiés pour conquérir notre sympathie reconnaissante. On sait qu’il n’est pas toujours facile aux Néerlandais francophiles de propager chez eux leurs idées et leurs sentiments. En ce qui le concerne, M. Zilcken estime qu’il n’y a nul mérite parce que, dans sa double ascendance, il compte des origines françaises. Dès l’enfance, il parla notre langue avec sa grand’mère maternelle qui appartenait à une famille de Douai.

    Il suffit de voir son visage aux traits fins, expressifs et mobiles, son regard vif, d’entendre son verbe rapide et imagé, de lire son style nerveux, primesautier, pour être convaincu.

    Dans le domaine de la pensée, ses atavismes sont non moins caractéristiques. Un de ses ancêtres, au XVIIe siècle, aimait, protégeait les artistes, s’entourait de leurs œuvres. Son père, après avoir fait de brillantes études à l’Université de Leyde, eut une longue carrière dans le ministère des Affaires étrangères. Il était musicien consommé. Son goût raffiné lui-avait valu le surnom de « roi des dilettantes ».

    MIOMANDRE.jpgPhilippe Zilcken n’a pas oublié cet exemple, puisque M. Francis de Miomandre (5), après avoir dit de lui : « C’est notre grand ami », ajoute : « Il a tout à fait l’air et les manières d’un Français d’autrefois ; et cette distinction de toute sa personne, cette netteté raffinée, je les retrouve dans son art. »

    Petit-fils d’une aïeule saint-simonienne, témoin, dans le salon de ses parents où fréquentait Barbès (6), de conversations, voire de discussions roulant sur la philosophie, la politique, les lettres et les arts, Philippe Zilcken eut, très jeune, l’esprit ouvert sur tous les horizons de la vie intellectuelle. On le menait aussi parfois dans l’atelier des grands peintres hollandais de l’époque : Jozef Israëls, si profondément humain, les paysagistes Maris, Mesdag, le peintre de marines, Bosboom, spécialiste des intérieurs d’églises, Anton Mauve, interprète sensitif des pastorales. Ce dernier fut plus tard son maître dans le même temps qu’il dirigeait les débuts de Van Gogh. À ce groupe d’artistes, M. Zilcken consacra, par la suite, une étude sous le titre trop modeste : Notes sur les peintres hollandais modernes (Amsterdam, 1893.) (7)

    Comme il atteignait sa dix-septième année, le jeune homme eut le privilège d’être agréé, en qualité de secrétaire français, auprès de la reine Sophie (8), première femme de Guillaume III d’Orange. Wurtembergeoise d’origine, mais aimant beaucoup la France, elle était fort liée avec Napoléon III et la princesse Mathilde.

    L’adolescent garda une vive impression de ces séances durant lesquelles, tantôt au palais royal de La Haye, tantôt à la Maison du Bois (’t huis ten Bosch), résidence d’été de la souveraine, il écrivait sous sa dictée, en français, sa correspondance, ou des pensées, ou bien encore des études littéraires, philosophiques, historiques, tel l’article intitulé : « Les Derniers Stuarts, Impressions d’une Reine », qui parut en juin 1875 dans la Revue des Deux Mondes sous l’anonymat.

    M. Schwob, L. Daudet & Byvanck

    Byvanck-Daudet-Schwob.pngQuelques années plus tard, en 1881, Philippe Zilcken réalisa l’un de ses rêves qui était de connaître Paris. Il y fit un aussi riche butin d’impressions que cet autre grand ami de la France, son lointain parent, W.G.C. Byvanck (9), disparu en 1925 et qui laissa, avec diverses œuvres de critique, un précieux recueil : Un Hollandais à Paris en 1891, préfacé par Anatole France.

    À Paris, le voyageur, pèlerin fervent de tous les domaines où l’esprit vagabonde et s’enrichit, visita surtout les musées, les peintres et quelques littérateurs en renom : Rodin dont il admirait la puissante personnalité, Armand Silvestre (10), Stéphane Mallarmé, Verlaine qui devint son ami et habita chez lui l’année suivante pendant le séjour qu’il fit à La Haye et qui nous valut les Quinze jours en Hollande si appréciés des admirateurs du « Pauvre Lélian ». Il connut aussi particulièrement Edmond de Goncourt et fréquenta avec un vif plaisir l’aquafortiste et collectionneur passionné Philippe Burly (11) dont M. Jacques Patin (12) évoquait récemment ici le souvenir à propos d’« Une lettre de Juliette Drouet à Mme Paul Verlaine ».

    Mais cet homme du Nord était obsédé d’une nostalgie que Paris, malgré ses attraits, ne pouvait dissiper. Il rêvait de paysages luxuriants épanouis sous le soleil, « le clair, le joyeux soleil », exalté par lui avec un lyrisme rostandien. Attiré vers le Midi, il parcourut la Provence et en rapporta une double collection : celle, d’abord, de croquis et de toiles remarquables par leur vérité d’interprétation autant que par leur coloris intense, et une autre – plus inattendue mais évocatrice à sa façon – de chaussures anciennes locales ou étrangères. Ces échantillons, qui lui permettaient de cheminer, par l’imagination, sur les sentiers du passé, s’augmentèrent avec le temps, et après avoir figuré dans une exposition rétrospective du costume en Angleterre, ils trouvèrent leurs invalides dans le musée de Haarlem où, entre les tableaux de Franz Hals et les portraits des comtes de Hollande, se dresse, en l’angle d’une muraille, l’étendard de la vaillante Kenau Hasselaar (13), la Jeanne Hachette (14) de la Hollande.

    Ph. Zilcken, Impression d'Algérie

    Zilcken-ImpressionsAlgérie.jpgLe bleu du ciel de la Riviera ne possédait toutefois point l’intensité d’éclat que rêvait cet amant de la lumière. En 1883, il suivit en Algérie son ami, le peintre A. Pit (15), auteur d’une brève mais substantielle étude sur les Origines de l’art hollandais. Il débarqua à Alger tout vibrant de l’enthousiasme qui déborde dans les pages de Fromentin. La ville, à cette époque, n’était pas encore maquillée de modernisme ; son caractère pittoresque, son atmosphère lumineuse plurent à l’artiste doué d’une vive imagination et d’une inlassable curiosité. Les toiles qu’il y brossa furent exposées dans un Salon international organisé cette même année à Amsterdam et lui valurent une médaille d’argent. Il glana aussi en Algérie des sujets d’études littéraires, notamment l’esquisse inspirée par le voyage et la fin tragique de sa compatriote Mlle Alexandrina Tinne (16), dans le désert du Souf, où, vingt-cinq ans plus tard, devait périr, de façon non moins dramatique, Isabelle Eberhardt (17). Ce récit clôt le recueil d’Impressions d’Algérie, orné de quinze pointes sèches, que fit paraître, en 1910, M. Ph. Zilcken, et que préfaça Léonce Bénédite (18). Tout récemment, Mme Elissa Rhaïs (19) en faisait compliment à l’auteur. Le rêve de ce dernier est de le faire rééditer à l’occasion du Centenaire de la conquête, sous le titre : Toute la magie de l’Orient, et illustré de diverses reproductions de ses tableaux les plus significatifs. Ce serait d’une jolie actualité.

    Le baron d’Estournelles de Constant (20), secrétaire de la légation de France à La Haye, dont il avait conquis la sympathie, lui fit remettre, à l’occasion de la deuxième Conférence de la Paix, la médaille de la Société de conciliation internationale, qu’il avait fondée. Le peintre méritait cet hommage tant par la nature de sa philosophie que par la générosité de ses pensées toujours tendues vers un idéal de beauté et de bonté. Optimiste par nature, il offre un piquant exemple de sérénité de caractère s’alliant à une fougue de sentiment très latine.

    La France, qu’il aime et qu’il sert si bien, lui a témoigné depuis la guerre sa gratitude en lui donnant la croix de la Légion d’honneur et la médaille de la Reconnaissance française.

    La vitalité de son art semble s’accroître avec les années. Ayant désormais élu domicile en un coin de cette Riviera que sa palette a exaltée, il y multiplie les expositions de ses œuvres. M. Georges Avril (21) affirmait l’an dernier que « ses toiles sont d’un artiste savant et d’une émotivité exquise ».

    Ph. Zilcken, Rue en Tunisie

    Zilcken-rue-Tunésie.pngIl ne lui suffit pas d’aimer ce pays, il veut en révéler les charmes à ses compatriotes, les y attirer. Son petit livre écrit en hollandais : Langs wegen der Fransche Riviera (Par les routes de la Riviera), à la fois guide pratique et hymne enthousiaste, a fait venir bien des touristes hollandais sur la Côte d’Azur (22). En même temps il prépare la publication d’un recueil de Souvenirs (23) qui promet d’être instructif autant qu’attrayant. Il souhaite aussi réunir les lettres des artistes avec qui il entretint des relations au cours de sa carrière, de Rodin à Goncourt, de Buhot (24) à Huysmans…

    On ne peut que souhaiter la prompte réalisation de ces projets, car en tout travail auquel il s’applique, M. Philippe Zilcken met de son âme. Et il atteint la nôtre. Ce ne fut pas sans raison que la critique d’art et poétesse belge, Mlle Maria Biermé (25), l’a classé au premier rang des artistes de la pensée et du sentiment.

    Il est de ceux qui méritent de survivre, car il a su saisir et traduire le sens universel de la vie, qui possède la même valeur en toutes les langues.

     

    Lya Berger

    Le Figaro, 14 décembre 1929

     

     

    (1) Enrique Gómez Carrillo (1873-1927), écrivain et diplomate guatémaltèque, second époux de Consuelo Suncin, laquelle, devenue veuve, épousa Antoine de Saint-Exupéry. Il est enterré au Père-Lachaise.

    (2) Louis Bertrand (1866-1941), écrivain français, grand flaubertien. Lorrain d’origine, il fut élu à l’Académie au fauteuil de Maurice Barrès.

    (3) Ne s’agirait-il pas plutôt de l’écrivain et artiste Ferdinand Bac (1859-1952) ?

    (4) André Honnorat (1868-1950), homme politique parisien. Il a consacré de nombreuses années de sa vie à la Cité internationale universitaire de Paris où se dresse le Collège néerlandais.

    (5) Francis de Miomandre (1880-1959), écrivain et traducteur rafiné, lauréat du Goncourt en 1908. Pendant la Grande Guerre, il collabora à La Revue de Hollande.

    (6) Armand Barbès (1809-1870), militant politique exilé de nombreuses années aux Pays-Bas. Il est mort à La Haye.

    Ph. Zilcken, Bezuidenhoutseweg

    Zilcken-Bezuidenhoutseweg.png(7) Voir sur ces peintres hollandais et les écrits de Zilcken les différents articles de ce dernier en ligne sur ce blogue ainsi que la recension reproduite ci-dessous.

    (8) Ph. Zilcken évoque la reine Sophie dans ses Souvenirs I.

    (9) W.G.C. Byvanck (1848-1925), auteur du volume Un hollandais à Paris en 1891. Grand érudit, esprit universel, il dirigea la Bibliothèque royale de La Haye. Ami de Marcel Schwob et plus encore de Léon Daudet.

    (10) Armand Silvestre (1837-1901), homme de lettres très lu en son temps, l’une des cibles de Léon Bloy.

    (11) Philippe Burly (1830-1890), critique d’art, graveur, collectionneur.

    (12) Jacques Patin (1883-1948), rédacteur en chef au Figaro, directeur du « Supplément littéraire », a entre autres édité des Lettres de Louise Colet (1931).

    (13) Kenau Hasselaar (1526-1588), héroïne populaire pour avoir défendu Haarlem contre l’envahisseur espagnol (1573), pendant la guerre de Quatre-Vingts-Ans.

    (14) Jeanne Hachette, née à Beauvais au XVe siècle, l’une des figures emblématiques de la résistance de cette ville face à Charles le Téméraire.

    (15) Adriaan Pit (1860-1944), historien de l’art haguenois qui a laissé plusieurs catalogues descriptifs des eaux fortes originales de son ami Zilcken. A signé en français : La gravure dans les Pays-Bas au XVesiècle et ses influences sur la gravure en Allemagne, en Italie et en France, Paris, Desclée de Brouwer, 1891-1892 (ouvrage qui reprend des articles de la Revue de l’art chrétien) ; Les origines de l’art hollandais, Paris, H. Champion, 1894 ; La sculpture hollandaise au Musée National d’Amsterdam, Amsterdam, Van Rijkom, 1903.

    Comœdia, 7/10/1930

    Zilcken - MOrt- COMOEDIA 7 octobre 1930.png(16) Alexandrine Tinne (1835-1869), photographe et exploratrice hollandaise, première femme européenne à tenter de traverser le Sahara où elle fut assassinée.

    (17) Isabelle Eberhardt1 (1877-1904), journaliste et écrivaine née suisse, devenue française par son mariage, morte en Algérie.

    (18) Léonce Bénédite (1859-1925), historien de l’art et conservateur de musée. Premier conservateur du musée Rodin.

    (19) Elissa Rhaïs (1876-1940), écrivaine originaire de Blida qui a laissé romans et nouvelles orientalistes se déroulant en Algérie.

    (20) Paul Henri Benjamin Balluet d’Estournelles de Constant, baron de Constant de Rebecque (1852-1924), diplomate et homme politique français, grand amateur d’art, lauréat du prix Nobel de la paix en 1909 en même temps que le Belge Auguste Beernaert, en récompense de leurs efforts dans la construction du droit international, en particulier dans l’élaboration des conférences de La Haye de 1899 et 1907 qui débouchèrent sur la création d’une Cour permanente d’arbitrage. Il a travaillé à La Haye de 1884 à 1887.

    (21) Georges Avril (1874-1952), journaliste et écrivain originaire de la Côte d’Azur.

    (22) Ouvrage paru aux éditions Leopold, ’s-Gravenhage, 1925.

    (23) Souvenirs I est le titre d’un premier recueil publié en 1900. En 1930, l’année de la mort de l’artiste, a paru en français Au jardin du passé. Un demi-siècle d’Art et de Littérature. Ses mémoires rédigés en néerlandais en 1928 (Herinneringen van een Hollandsche Schilder der negentiende eeuw 1877-1927) n’ont jamais été publiés.

    (24) Félix Buhot (1847-1898), peintre et graveur dont il est question dans Souvenirs I.

    (25) Maria Biermé (1863-1932) poétesse, essayiste et critique d’art belge.

     

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    Paul Verlaine chez Ph. Zilcken 

     

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    Le Temps, 27 décembre 1894

     

     

     

  • L’homme de l'eau

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    Quelques points de vue

    sur l’un des romans majeurs

    d’Arthur van Schendel

     

     

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    L’homme de l’eau

    traduit du néerlandais par Selinde Margueron

    Paris, Gallimard, 1984

     

     

    Né à Batavia, élevé en Hollande, puis professeur en Angleterre, Arthur van Schendel (1874-1946) devait passer une bonne partie de son existence près de Paris et surtout à Sestri Levante. Au début du XXe siècle, ses romans Un vagabond amoureux et Un vagabond égaré font sensation. L’auteur suivra sur cette lancée. Ses héros seront des figures solitaires, rêveuses, vivant dans des conditions de temps et de lieu assez imprécises. Il amorce une nouvelle période en 1930 en signant La Frégate Jeanne-Marie, livre populaire s’il en fut. Deux ans plus tard, Jan Compagnie évoque la colonisation des Indes orientales, avec son cortège d’héroïsme et de cruautés. Deux romans qui mettent en scène des Hollandais. Les suivants, à commencer par L’homme de l’eau qui dépeint la rude vie sur les péniches au cours de la première moitié du XIXe siècle, nous amènent en Hollande même, dont Les Oiseaux gris (1937) qui reprend le motif éternel de Job. Par la suite, tout se passe comme si Van Schendel, renonçant à comprendre une réalité décidément impénétrable, considérait les choses en simple spectateur. Relevons que L’homme de l’eau a inspiré un opéra.*

     

    * Ces lignes sont pour une bonne part empruntées à Pierre Brachin

    La littérature néerlandaise, Paris, Armand Colin, p. 138-139.

     

     

    LE MOT DE L’ÉDITEUR

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    LE POINT DE VUE

    DE SONJA VANDERLINDEN 

     

    Gallimard sortait en 1984, dans sa collection « Du monde entier », la traduction française du roman néerlandais De waterman écrit par Arthur van Schendel en 1933. Il aura donc fallu plus de 50 ans pour que ce chef-d’œuvre de la littérature néerlandaise se fraie un chemin vers le public francophone !

    L’homme de l’eau, c'est là le titre que la traductrice, S. Margueron, a choisi. C’est, à mon avis, le seul titre qui convienne pour définir l’histoire d'un homme dont toute la vie jusqu’à la mort est intimement associée à l’eau. L’eau est omniprésente dans ce roman : quelques rivières ou fleuves des Pays-Bas constituent le cadre géographique de l’action ; ils sont parcourus par le marinier Maarten Rossaart qui en connaît tous les bienfaits, mais aussi tous les écueils (glace, neige, brouillard, inondations, etc.) ; l’eau est pour lui un élément à la fois familier et secret : elle recèle le mystère de la vie et de la mort, deux pôles dont elle réalise et transcende la synthèse.

    A. van Schendel par Jan Toorop (1912), Stedelijk Museum Amsterdam

    schendel-toorop1912.pngToutefois, comme l’explique S. Margueron dans son excellente préface, L’homme de l’eau n'est pas seulement un « roman d’eau ». La religion, associée symboliquement à l’eau, joue en effet un rôle important et, par là aussi, le roman est typiquement hollandais. Dans un climat de querelles dogmatiques entre diverses sectes protestantes plus ou moins rigides, Rossaart incarne le non-conformisme religieux ; pour lui, une foi vécue, profonde et simple, à l’exemple de celle des premiers chrétiens, est de loin préférable à la conformité à un dogme. En d’autres termes, l’esprit l’emporte sur la lettre.

    La vie du héros se déroule dans la Hollande du XIXe siècle, entre 1800 en 1870 environ, sous l’occupation française. Mais l’essentiel du roman ne s’inscrit pas dans l’évocation historique. Van Schendel a bien plutôt incarné le Hollandais type. Rossaart est un personnage taciturne et secret ; un homme sérieux (il rit rarement !), honnête, consciencieux ; un obstiné et un travailleur acharné ; il est tout intériorisé et profondément religieux (au sens étymologique du terme) ; retenons encore sa générosité, sa confiance dans la vie (c’est là d'ailleurs le nom de son bateau) et son attachement profond à sa terre, à la femme qu’il aime et, bien entendu, à l’eau. Un individu qui va son chemin, sans se préoccuper des convenances sociales.

    Les Oiseaux gris, trad. Marie Gevers, Plon, 1939

    schendel-oiseaux.pngTout cela, S. Margueron l’a très bien compris et sa traduction en témoigne. Elle a saisi l’esprit du roman et est parvenue à évoquer aux yeux du lecteur francophone aussi bien ce personnage si éloigné du Français moyen que les hivers rigoureux et durs dans un pays qui doit se défendre contre l’eau. Elle a aussi trouvé le vocabulaire adéquat pour exprimer l’austérité de ce calvinisme culpabilisant qui s’oppose à la foi rayonnante et bon enfant de la tante Jans. Elle a perçu le pouvoir suggestif du style de Van Schendel et en respecte la subtile discrétion. De merveilleux passages à cet égard sont ceux qui évoquent la mort: du douanier (p. 12), de la mère de Maarten et de sa petite sœur (p. 34), de Nel (p. 102), du fils de Rossaart (p. 154). Ou ceux qui suggèrent la relation amoureuse entre Maarten et Marie (par exemple p. 111). C’est comme si les grands moments de l'existence ne pouvaient être dits, les mots n’étant pas capables d’exprimer de manière adéquate les sentiments éprouvés. La fin du roman, qui évoque la mort de Maarten dans l’eau, est splendide aussi bien dans la traduction que dans la version originale.

    Quelques détails me semblent moins heureux dans le texte de S. Margueron. Ainsi, par exemple, la transposition française des toponymes. S. Margueron maintient la plupart du temps les noms néerlandais, ce qui me semble être un bon choix ; je regrette qu’elle se soit écartée de cette règle en traduisant « Grote Markt » et « Grote Kerk », d’autant plus que la traduction ne me semble pas très heureuse (à savoir « Grand Marché » et « Grand Temple » ; j’aurais préféré « Grand-Place » ou « Place du Marché » et « Grande Église »). Ces toponymes doivent être accompagnés d’un article défini, et ici je ne comprends pas le système utilisé : comment justifier le Plein, le Dreef, le tjalk, le schuyt, la Havendijk, la Langendijk, l’étroit Oude Brug, etc. ? J’avoue que « la dijk » et « le brug » choquent mes oreilles… D’autre part, « mijn beste man », paroles adressées par Marie à Maarten, qui vit délibérément en dehors de l’institution conjugale, ne peuvent, à mes yeux, être traduites par « mon cher mari » ce qui, de surcroît, restreint considérablement le sens de l’expression néerlandaise. Mais ce ne sont là que des vétilles face à l’excellente qualité de cette traduction.

    Merci à S. Margueron et à Gallimard de permettre au public francophone l’accès à un beau roman qui constitue une introduction de choix à l’âme néerlandaise et à une littérature trop peu connue à l’étranger !

     

    Sonja Vanderlinden, « Arthur van schendel, L’homme de l’eau », Septentrion, 1985, n° 2, p. 77-78. La préface de la traductrice situe l’action dans son contexte historique et s’arrête sur quelques termes propres à la navigation dans les Pays-Bas.

     

    le début de l’opéra De Waterman
     

     

    LE POINT DE VUE

    DE FRANÇOIS DENOËL

    Études, décembre 1985, p. 699

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    LE POINT DE VUE

    DE CLAUDE-HENRI ROCQUET

     

    Claude-Henri Rocquet a lui aussi salué la sortie de L’homme de l’eau dans une chronique donnée au quotidien La Croix, texte repris avec de légères modifications dans Lecture écrite 1. Carnets d’Hermès, n° 7, Paris, juillet 2014, p. 104-105. C’est cette dernière version que nous reproduisons.

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    Henri Thomas, dans le Magazine littéraire, et Laurand Kovacs, dans la NRF (mars 1985, p. 114-116), ont eux aussi commenté cette parution.

     

      

  • Xavier Marmier, lettres et gens de lettres de Hollande (3)

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    Lettres sur la Hollande : littérature Moyen Âge – XVIIIe siècle

    (suite de « Poésie populaire de la Hollande »... )

     

     

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    Cette littérature médiévale, nous dit Xavier Marmier dans le chapitre qu’il consacre à « l’Ancienne Littérature » (chap. IV, p. 135-175) de ses Lettres sur la Hollande, « a beaucoup imité et peu inventé [1] », la domination bourguignonne n’a fait qu’aggraver la situation. « Toute l’ancienne littérature de la Hollande se compose d’imitations ou de traductions [2] », ajoute-t-il un peu plus loin. Il évoque à ce propos le Flamand Jacob van Maerlant (vers 1235 – vers 1300) et Melis Stoke (actif au début XIVe siècle à la cour des comtes de Hollande) auquel on attribue la version définitive de la Rijmkroniek van Holland (366-1305), l’une des premières œuvres historiographiques en néerlandais. On ne peut guère reprocher à Marmier une vue aussi courte. En 1840, la littérature médiévale demeurait un champ d’études très peu exploré. Quelques philologues commençaient à peine à redécouvrir des textes et à les éditer. Ainsi, on ne cernait pas encore la dimension du minnesanger limbourgeois du XIIe siècle Hendrik van Veldeke. Quant à l’œuvre de Hadewijch d’Anvers, poète mystique majeure de l’Europe occidentale, elle venait tout juste d’être exhumée par Franz Joseph Mone sans que l’on soit d’ailleurs encore en mesure de l’attribuer à un auteur donné [3]. On sait que Marmier a eu entre les mains l’ouvrage de ce philologue allemand [4]. Pour ce qui est de la littérature mystique des plats pays, qui est d’une richesse considérable, le Franc-Comtois aurait tout de même pu s’arrêter sur Jan van Ruusbroec (1293-1381), Geert (Gérard) Grote (1340-1384), figure majeure de la Dévotion moderne dont une bonne partie de l’œuvre est rédigée en moyen néerlandais, ou encore sur Thomas a Kempis (vers 1380-1471) qui a lui aussi laissé quelques traités en moyen néerlandais (Cleyn Alphabet et Een merkelike Leringe) et dont l’Imitation de Jésus-Christ puise à des sources hollandaises [5]; au lieu de cela, il préfère s’en tenir, comme dans son article de 1836, à l’intérêt que présentent à ses yeux les poésies populaires, en particulier religieuses, naïves pour la plupart, reprenant l’intégralité de sa version française [6] de « La Fille du Sultan ». Et s’il cite quelques vers [7] de Zuster Bertken (vers 1426-1514), considérée aujourd’hui comme l’une des grandes plumes de son temps, c’est de façon anecdotique. Quant aux chants et traditions profanes qui, pour beaucoup, célèbrent l’amour, il en donne quelques traductions (dont un chant qui s’intitule « Trois jeunes filles »), et résume la légende « Les Pains de pierre » devant figurer dans un recueil que prépare le poète Adrianus Bogaers (1795-1870), l’un des rares amis hollandais de Marmier.

    Adrianus Bogaers

    xavier marmier,histoire littéraire,traduction,lettres sur la hollande,vendel,cats,moyen âge,siècle d'orPour ce qui est du Moyen Âge, Xavier Marmier relève tout de même deux œuvres originales : Karel ende Elegast (Elegast et Charlemagne) – qui présente le riche et puissant Charlemagne en voleur de grands chemins – ainsi que Van den vos Reynaerde (le Roman de Renard), bien différent des versions que l’on connaît ailleurs, composé de deux livres écrits à un siècle de distance, le deuxième bien moins original que le premier qui, selon Grimm, est le meilleur poème du Moyen Âge après la Divine Comédie. De ces deux œuvres, se basant sur des éditions récentes, il cite des passages, en résume l’intrigue. De la seconde, empreinte d’une couleur toute flamande, il offre une analyse. Dernière remarque : le Franc-Comtois explique l’absence des sylphes et des fées, de contes fabuleux et de légendes populaires dans la littérature hollandaise par la topographie et la géographie, le Hollandais étant après tout l’unique magicien d’une terre qu’il a lui-même façonnée. 

    L’évocation de la « Littérature moderne » (chap. V, p. 176-235) s’ouvre sur l’omniprésence de la poésie dans les mœurs bataves : « Je ne connais pas de pays où l’on ait autant mesuré d’hémistiches et façonné de rimes », « tout le monde rime », tant les riches que les pauvres, les citadins que les ruraux [8]. Les Hollandais récitent des vers dans leurs conversations, des rimes ornent l’entrée de bien des bâtiments, des monuments, etc. Ce qui fait dire à Marmier : « La Hollande est l’un des pays les plus poétiques qui existent au monde [9] ». Cependant, il ne tarde pas à nuancer son propos : « Mais la rime, si musicale qu’elle soit, ne constitue pas la poésie, et le poème le plus élégant, le plus correct, peut bien n’être qu’une œuvre de labeur et de patience dénuée de verve et d’inspiration. Or, tel est souvent le cas en Hollande. [10]» Le mode de vie, fondé sur la patience, fait que « l’organisation sociale de la Hollande, la tendance pratique des esprits, tendance qui se manifeste déjà dans les plus anciennes annales de cette contrée, n’étaient pas de nature à donner un grand essor à l’imagination des poètes. [11] »

    Suit un historique, non dénué d’humour, des chambres de rhétoriques, autrement dit des sociétés littéraires qui pullulèrent à la Renaissance, marquant une rupture avec les œuvres « de sentiment, d’originalité, de candeur » du passé [12]. Elles sont caractéristiques de la bourgeoisie des petites et grandes villes hollandaises, mais aussi flamandes, et peuvent toutes se prévaloir d’un nom, d’un blason, d’une devise, d’un porte-enseigne, d’un procureur fiscal (sorte de greffier), de grades littéraires et de certains privilèges. « Le but des chambres de rhétorique hollandaises et flamandes était, comme nous l’avons déjà dit, de travailler au progrès de la langue et de la poésie ; mais leur tendance était, à vrai dire, plus morale encore que littéraire. [13] » Pour illustrer l’activité de ces cénacles, le voyageur s’arrête, en en citant des passages en traduction, sur un drame joué au sein de l’une de ces confréries au XVIe siècle : L’Enlèvement de Proserpine par Pluton. Reprenant un passage traduit en français d’un historien hollandais [14], il évoque une réunion entre chambres de rhétorique, au cours de laquelle on se livrait à un combat poétique. Les guerres du XVIe siècle portèrent un coup pour ainsi dire fatal à ces sociétés littéraires, même si elles subsistent d’une certaine façon, vers 1840, sous la forme de clubs de lecture. Leurs productions, nous assure Marmier, ont été médiocres, et leurs activités n’ont pu empêcher l’influence du français ainsi qu’une passion pour l’Antiquité qui incita beaucoup d’auteurs à écrire en latin (des poèmes de qualité) et à s’inventer un nom latin [15].

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    Dirck Volckertszoon Coornhert

     

    Le XVIe siècle aura tout de même eu en Dick Coornhert (1522-1590), catholique très critique s’étant fait un devoir de dénoncer tout ce qui attentait à la liberté de penser, un fervent défenseur du néerlandais. En grande partie grâce à son action, « la Hollande avait du moins les deux éléments essentiels de sa philologie, la grammaire et le dictionnaire [16] ». Le Franc-Comtois ne juge pas opportun de mentionner le calviniste convaincu Philippe Marnix de Sainte-Aldegonde (1540-1598), homme d’État d’origine savoyarde, qui a laissé des œuvres en français, en latin et en néerlandais, qu’admirera l’homme politique anticlérical Edgard Quinet. La plus célèbre demeure De biëncorf der h. roomsche kercke (La Ruche de la sainte Église catholique, 1569), un pamphlet parodique dirigé contre l’adversaire religieux [17]. Marmier garde de même le silence sur l’Anversoise Anna Bijns (1493-1575) dont la piété aurait dû l’attirer, à moins qu’il ne l’ait jugée trop teintée de drôlerie et de sarcasme [18]. Il se trouve que ces deux auteurs de grande valeur figurent dans la Batavian Anthology de John Bowring, de même d’ailleurs que les autres écrivains de premier plan dont Marmier ne nous dit mot.

    Dans le XVIIe siècle si fécond et si riche, la littérature prit enfin son essor, annonce Marmier qui s’arrête cependant uniquement sur les trois auteurs que mettra également en avant l’anthologie d’Édouard Rod à la fin du XIXe siècle. P. C. Hooft (1581-1647) donna la première pièce qui mérite le nom de tragédie (Geeraerdt van Velsen, 1613) [19]. Bien qu’il reconnaisse la valeur et les mérites de cet auteur, en particulier en tant qu’historien (Nederlandsche historien, 1642) ayant pris Tacite comme modèle, Marmier, lui qui n'a pourtant pas craché sur les plaisirs de la chair, ne peut s’empêcher de jouer au moralisateur : « Il publia en outre des poésies fugitives, des chansons érotiques qui eurent un grand succès, et qui sont passées de mode avec le mauvais goût qui les inspira. [20] »

    Vondel, par Ph. Koninck, 1665

    xavier marmier,histoire littéraire,traduction,lettres sur la hollande,vendel,cats,moyen âge,siècle d'orCependant, Joost van den Vondel (1587-1679) avait plus de génie poétique et de goût [21]. Nombre de ses pièces prennent leur sujet dans la Bible, Lucifer (1654) étant « son chef-d’œuvre » : « Cette pièce ne peut certes être comparée au Paradis perdu, ni pour la hardiesse de l’invention, ni pour la hauteur des pensées, ni pour la pompe du récit et la fraîcheur des descriptions ; mais, en le plaçant au-dessous de l’épopée anglaise, le drame de Vondel n’en est pas moins une grande et belle œuvre qui suffirait à elle seule pour sauver la littérature hollandaise de l’injurieux oubli auquel nous l’avons si longtemps condamnée. [22] » Marmier résume cette œuvre et en cite quelques passages [23] avant de revenir sur les grandes lignes de la vie de cet homme hors norme – dont le parcours de vie présente d’importantes similitudes avec celui de son contemporain Rembrandt – non sans glisser quelques erreurs dans son texte [24].

    Il est impossible de passer sous silence Jacob Cats (1577-1660), auquel la Revue des Deux Mondes devait d’ailleurs consacrer nombre de pages en janvier 1869 sous la plume d’Albert Réville [25] (« Un moraliste hollandais »). Cet homme d’État, poète le plus populaire de son temps, incarne la continuité de cette poésie de la vie quotidienne, de la vertu et de l’honnêteté si chère aux Bataves : « L’admiration des Hollandais pour lui est un trait de mœurs caractéristique. Qu’on se figure deux volumes in-folio serrés et compacts, remplis de quatrains, de fables sentencieuses, de madrigaux, qui, sous un voile mythologique, renferment un précepte de morale, des descriptions souvent très-froides ; çà et là, des vers latins, des inscriptions, des idylles : ce sont les œuvres de Cats. En France, le plus intrépide lecteur reculerait devant un tel déluge de vers, et si nous essayions d’en traduire des fragments, je crois qu’ils sembleraient bien fades au public qui a besoin de tant d’accents passionnés pour s’émouvoir. Mais les Hollandais aiment ces compositions didactiques et sérieuses, ces stances qui gravent dans leur souvenir une pensée utile, un dogme de la vie pratique. En Hollande, chacun lit les vers de Cats ; on les retrouve dans toutes les familles à côté de la Bible, on les apprend par cœur, et, lorsqu’on parle de lui, on ne l’appelle que le bon père Cats. [26] »

     

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    Maria Tesselschade Visscher (1594-1649) et des artistes du Cercle de Muiden

    (par Jan Adam Kruseman, De Muiderkring, détail)

     

    S’étant contenté de présenter trois écrivains du Siècle d’or sans rien dire de « la perle du sexe féminin » Tesselschade (1594-1649) dont le talent illuminait le « cercle de Muiden » [27], ni du dramaturge G.A. Bredero (1585-1618), de Constantijn Huygens (1596-1687), frère de l’astronome Christian, pourtant mentionné dans l’étude de 1836 (comme auteur d’un recueil de satires et de poèmes descriptifs vraiment remarquable et loué par John Bowring, dans son Sketch [p. 36] : « Notwithstanding some very obvious affectations, he is a writer whose vigour of expression is remarkable »), ni du plus grand dramaturge de la fin du XVIIe, à savoir le Dunkerquois Michiel de Swaen (1654-1707), non plus que de Jan Luyen (1649-1712), poète et graveur remarquable, redevable à Jakob Böhme, Marmier passe au XVIIIe siècle pour déplorer et un retour à la domination de la langue française sous l’influence de Boileau, Racine et Corneille, et un revival de la mythologie grecque. Seul poète sauvé des eaux de l’imitation : le Harlémois Pieter Langendijk (1683-1756) qui, s’il avait plus d’esprit et de verve que les autres, n’a malgré tout guère fait preuve d’invention et qui « tombe souvent dans des détails de mœurs par trop grossiers [28] ». Si Marmier consacre quelques passages au poète et homme politique opposé à la France Willem van Haren (1710-1768), c’est uniquement pour placer dans sa prose des vers que Voltaire a adressé à ce dernier [29].

     

    Notre esprit est conforme aux lieux qui l’ont vu naître ;

    À Rome on est esclave, à Londres citoyen,

    La grandeur d’un Batave est de vivre sans maître.

    Et mon premier devoir est de servir le mien.

     

    Quant au poète-paysan H.K. Poot (1689-1733), il ne mérite en rien les lauriers que d’aucuns lui ont tressés en Hollande et ne saurait être comparé à Robert Burns. Mort jeune, Jacobus Bellamy (1757-1786) n’a pu réaliser les promesses qu’on mettait en lui. Le Franc-Comtois donne malgré tout l’une de ses odes en traduction [30], « Aan eenen Verrader des Vaderlands », laquelle visait le stadhouder Guillaume V (« Traître à la Patrie ») :

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    plaque commémorative 

     

     

    Aan een verrader van het vaderland

     

    ’t Was nacht, toen uw moeder u baarde,

       Een nacht, zo zwart als immer was.

    Een leger van helse geesten waarde.

       ’t Gevogelte liet een naar gekras,

    Door ’t aklig woud, tot driemaal horen.

       De zee werd woedend, klotste en sloeg,

    Wat zelfs, tot in de hemelkoren,

        De engelen schrik in het hart joeg!

    Uw moeder zag u – en het leven

       Ontvluchtte aan haar beklemde hart!

    Uw vader schrok – stond te beven –

       Zeeg neer – overwonnen door de smart,

    Toen een stem, net als een donder,

       Klonk door het huis, dat u ontving:

    “Dat elk zich van dit kind afzondere!…

       “Natuur wrocht hier een aterling!

    “Zij heeft hem, tot een straf der volken,

       “In ’s hemels grimmigheid gebaard!

    “De slechtste geest uit ’s afgronds kolken

       “Zal hem beschermen op deze aard!

    “Hij zal zijn vaderland verraden!

       “De vrijheid trappen op de borst!

    “Geen goud zal ooit zijn ziel verzadigen,

       “Die steeds naar meer schatten dorst!

    “Hij zal, kan het slechts zijn hebzucht voeden,

       “Een gemene slaaf van de vorsten zijn!

    “Waar hij onschuldigen ziet bloeden,

       “Daar zal zijn vreugd en wellust zijn!

    “Zijn hele ziel zal valsheid wezen!

       “Zijn mond een kerker vol bedrog!

    “Zijn helse ziel zal niemand vrezen;

       “Steeds juichend denken: ‘“k werke nog!….

    “U zou vergeefs zijn werking storen!

       “Vergeefs is hier een fors geweld!

    “Tot ramp voor ’t vaderland geboren,

       “Is hij ten vloek van het volk gesteld!”

     

    Verrader! monster! vloek der aarde!

       Vernederend schepsel van de natuur!

    Gods wraak, die u tot heden spaarde,

       Verdelge u ooit door ’s hemels vuur!

     

     

    Traître à la Patrie

     

    Ce fut pendant la nuit que ta mère t’enfanta, pendant la nuit la plus sinistre ! Les esprits infernaux assistaient à ta naissance, l’oiseau des ténèbres fit entendre par trois fois son cri de fatal augure, la mer trembla, les flots mugirent. Une sombre rumeur pénétra jusque dans le chœur des anges. Ta mère te regarda, et la vie s’enfuit de son cœur désolé. Ton père gémit, te regarda de plus près, et fut terrassé par la douleur, car alors une voix résonnait dans sa demeure comme un coup de tonnerre, et cette voix disait : Que chacun s’éloigne de ce monstrueux enfant. Le ciel, dans sa colère, l’a mis au monde pour le malheur du peuple. Le plus cruel démon de l’abîme sera son guide sur la terre. Cet enfant trahira sa patrie, et frappera la liberté au cœur. L’or ne rassasiera pas son âme avide de richesses. Toute sa vie jouet de son ambition, il sera l’ardent esclave des princes. Son cœur ne sera que fausseté, sa bouche ne vomira que mensonges. Sans crainte et sans pudeur, il s’écriera avec orgueil : L’action est à moi ! En vain vous essayerez de détruire son œuvre, en vain vous lui opposerez la force et les remparts. Il est né pour le malheur de sa pairie, pour la calamité du peuple. Traître, monstre maudit, honteuse création de la nature, que la colère de Dieu, qui t’épargne dans ce monde, te précipite un jour dans les flammes éternelles ! Mais, non, il vaut mieux que tu comprennes la noirceur de ton crime. Que la foudre vengeresse ne t’atteigne pas, tu ne peux craindre la foudre. Non, il faut que ton âme se contracte, se tourmente elle-même dans le sentiment de ton indignité, qu’elle éprouve dans sa torture le pouvoir de Dieu ; et, quand viendra le dernier jour, on lira sur ta tombe : Ci-gît celui qui fut la malédiction de ses amis et de ses proches, celui qui donna la mort à sa patrie !

     

    Hiëronymus van Alphen, dont Marmier a pourtant traduit plusieurs dizaines de poèmes, a tout juste droit à un paragraphe lapidaire : « Van Alphen, grand seigneur comme Cats, procureur-général à la cour d’Utrecht, puis pensionnaire de Leyde, publia plusieurs recueils de poésies religieuses et morales, et des fables naïves, des contes pour les enfants, qui sont très-souvent réimprimés et très-recherchés dans toute la Hollande ; mais on ne saurait, à vrai dire, les compter parmi les œuvres d’art. [31] »

     

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    [1] Lettres sur la Hollande, p. 136. C’est là une antienne que d’aucuns entonnent encore de nos jours, y compris des écrivains néerlandais qui ignorent les richesses de ce patrimoine littéraire. Notons que quand on parle de littérature médiévale néerlandaise, il s’agit bien plus de celle des Flandres que de celle des Pays-Bas eux-mêmes.

    [2] Ibid., p. 137.

    F.J. Mone

    xavier marmier,histoire littéraire,traduction,lettres sur la hollande,vendel,cats,moyen âge,siècle d'or[3] « Minnelieder einer Nonne » (Chants d’amour d’une nonne). Telle est la qualification que Franz Joseph Mone donna, dans son Übersicht der niederländischen Volks-Literatur älterer Zeit (1838), aux 45 chants – il en dénombra 46 – qu’il avait découverts à Bruxelles dans deux manuscrits de la Bibliothèque de Bourgogne – aujourd’hui Bibliothèque royale de Belgique. Même si le philologue allemand reconnaît que les autres textes qui les accompagnent – 31 lettres en prose, 16 lettres en vers et 14 visions – traitent tous de l’amour de Dieu (Liebes Gottes) et que l’amour dans les poèmes est souvent sublimé jusqu’au divin (zur göttlichen vergeistigt), il n’a pas moins rangé ceux-ci sous la rubrique « Chanson profanes » (Weltliche Lieder), à la suite de poésies frivoles du duc Jean de Brabant.

    [4] Voir note 1, p. 136 des Lettres sur la Hollande.

    [5] Voir par exemple en français à ce sujet : Pierre Brachin, « Aux sources hollandaises de l’imitation de J.-C. : la ‘‘Devotio Moderna’’ », Septentrion, 1980, n° 3, p. 15-23.

    [6] Lettres sur la Hollande, p. 167-170.

    [7] Ibid., p. 165.

    [8] Ibid., p. 176. La présence de la poésie est toujours aussi visible dans la société hollandaise, certes sous des formes qui ont évolué.

    [9] Ibid., p. 178.

    [10] Ibid., p. 179.

    [11] Ibid., p. 179.

    [12] Marmier se base principalement sur une étude de Willem Kops (1724-1776) : Schets eener Geschiedenisse der Rederijkeren, Werken van de Maatschappij der Nederlandsche Letterkunde te Leyden II, Leyde, 1774, p. 213-351.

    [13] Lettres sur la Hollande, p. 184.

    [14] Le mémorialiste Emanuel van Meteren (1535-1612) : Histoire des Pays-Bas, depuis 1515 jusqu’à l’an 1612, traduite du flamand, et imprimée à La Haye, 1618, version française de l’Historie der Nederlandscher ende Haerder Na-buren Oorlogen en geschiedenissen tot den Jare 1612.

    John Bowring (1792-1872)

    xavier marmier,histoire littéraire,traduction,lettres sur la hollande,vendel,cats,moyen âge,siècle d'or[15] À la suite de John Bowring, Marmier donne l’exemple d’Érasme qui se fait appeler Erasmus alors qu’il se serait en réalité appelé Gerhard Gerhards. Cette assertion repose sur une légende, le véritable patronyme étant bien Erasmus.

    [16] Lettres sur la Hollande, p. 196.

    [17] L’auteur en a lui-même fait une adaptation libre en français : Tableau des differens de la religion (1599-1605).

    [18] Ou peut-être s’est-il laissé convaincre par John Rowring, peu tendre à l’égard des auteurs critiquant la Réforme : « some of the best writers of the beginning of the sixteenth century – Anna Byns, for example – were as indignant as could be desired against Lutheran heresies. This lady was lauded as the Sappho of her day, but her productions have really very little merit » (Sketch of the language and literature of Holland, 1829, p. 28).

    [19] Lettres sur la Hollande, p. 197.

    [20] Ibid., p. 199.

    [21] Ibid., p. 200.

    [22] Ibid., p. 203.

    [23] Voir les pages 203-210.

    [24] Ce pourquoi un auteur probablement flamand se moquera de Marmier à propos de ce qu’il raconte au sujet de l’épitaphe gravée sur le monument érigé en hommage au dramaturge hollandais (p. 213) : A. W., « « Wat men in Frankrijk zoo al over onze letterkunde denkt », De Eendracht, 31 janvier 1858, p. 70.

    [25] Le pasteur Albert Réville a publié d’autres contributions sur les lettres néerlandaises dans la même revue : « Le romancier national de la Hollande » (sur Jacob van Lennep, oct. 1868) ; « Le Major Frans, récit de mœurs néerlandaises » (sur le roman d’Anna Louisa Geertruida Bosboom-Toussaint, juin et juillet 1875).

    [26] Lettres sur la Hollande, p. 214-215.

    Pierre Brachin (source : Ons Erfdeel)

    xavier marmier,histoire littéraire,traduction,lettres sur la hollande,vendel,cats,moyen âge,siècle d'or[27] On pourra lire en français sur le château de Muiden où se réunissaient la plupart des grands artistes de l’époque (quoi qu'on en doute beaucoup aujourd'hui) : Pierre Brachin, « Le Cercle de Muiden (1609–1647) et la culture française », Faits et Valeurs, « Bibliotheca Neerlandica Extra Muros », n° 4, Martinus Nijhoff, La Haye, p 99-131. Ou encore Hannah Stouten, « Les cercles littéraires aux Pays-Bas : un mythe ? », Études germaniques, avril-juin 2001, p. 219-230.

    [28] Lettres sur la Hollande, p. 218.

    [29] Ibid., p. 218-219.

    [30] Ibid., p. 221-222. À propos de J. Bellamy, Marmier mentionne une œuvre poétique narrative intitulée Roosje ; celle-ci a été traduite par A. Clavareau sous le titre Marie, romance (1835).

    [31] Ibid., p. 222.

     

     

     

  • Xavier Marmier, lettres et gens de lettres de Hollande (1)

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    Cet article (mis en ligne en plusieurs parties) vient approfondir, non sans en reprendre quelques éléments, « Xavier Marmier et la Hollande », ébauche qui proposait de s’arrêter sur l’intérêt que le grand érudit, voyageur et polyglotte Xavier Marmier (1808-1892) a porté à une époque de sa vie aux belles-lettres des Pays-Bas. Ces pages ont été rédigées en vue d’être prononcées à Lausanne le 1er avril 2017 à l’occasion du colloque international co-organisé par l’Université de Lausanne et Paris-Sorbonne : Le(s) Nord de Xavier Marmier. Les actes de ce colloque (à l’exception justement de ce texte) ont paru dans Deshima, n° 12, 2018, édités par Cyrille François et Gaëlle Reneteaud, que je remercie pour leur invitation. « Xavier Marmier, lettres et gens de lettres de Hollande » a finalement paru dans Deshima, n° 13, 2019, p. 213-249.

     

    Deshima-12-Marmier.jpg

     

     

    « À M. Marmier amour et considération !

    Ouvrons-lui les deux bras s’il revient en Hollande ! »

     

    Quand bien même Jean Nicolas de Parival (Verdun 1605- Leyde 1669) a publié en 1651 un ouvrage intitulé Les Délices de la Hollande (auteur qui écrivait, dans un autre livre : « Véritablement, qui n’a veu la Hollande, ne se peut vanter d’avoir veu quelque chose »), titre repris par Nerval pour deux articles sur les Pays-Bas (1844), la littérature néerlandaise n’a cessé, peut-on dire sans réellement exagérer, d’être moquée par les écrivains d’expression française.

    Contentons-nous d’un exemple en lisant Taine, des lignes qui ne sont pas, on s’en doute, exemptes d’approximations : « La grande philosophie si naturelle en Allemagne, la grande poésie si florissante en Angleterre, leur ont manqué. […] Chez eux, nul philosophe de la grande espèce ; leur Spinoza est un Juif, élève de Descartes et des rabbins, solitaire isolé, d’un autre génie et d’une autre race. Aucun de leurs livres n’est devenu européen, comme ceux de Burns, du Camoens, qui pourtant sont nés parmi des nations aussi petites. Un seul de leurs écrivains a été lu par tous les hommes de son siècle, Érasme, lettré délicat, mais qui écrivit en latin, et qui, par son éducation, ses goûts, son style, ses idées, se rattache à la famille des humanistes et des érudits de l’Italie. Les anciens poètes hollandais, par exemple Jacob Cats, sont des moralistes graves, sensés, un peu longs, qui louent les joies d’intérieur et la vie de famille. Les poètes flamands du XIIIe et du XIVe siècle annoncent à leurs auditeurs qu’ils ne leur racontent pas des fables chevaleresques, mais des histoires vraies, et ils mettent en vers des sentences pratiques ou des événements contemporains. Leurs chambres de rhétorique ont eu beau cultiver et mettre en scène la poésie, aucun talent n’a tiré de cette matière une grande et belle œuvre. Il leur vient un chroniqueur comme Chastellain, un pamphlétaire comme Marnix de Sainte-Aldegonde ; mais leur narration pâteuse est enflée ; leur éloquence surchargée, brutale et crue, rappelle, sans l’égaler, la grosse couleur et la lourdeur énergique de leur peinture nationale. Aujourd’hui, leur littérature est presque nulle. Leur seul romancier, Conscience, quoique assez bon observateur, nous paraît bien pesant et bien vulgaire. Quand on va dans leur pays et qu’on lit les journaux, du moins ceux qui ne se fabriquent pas à Paris, il semble qu’on tombe en province et même plus bas. »

    DELICES.jpgPar le passé, la Hollande a accueilli nombre de visiteurs français prestigieux (la Bibliothèque universelle des voyages de Boucher de la Richarderie recense, pour le XVIIe siècle, trente-huit récits en langue française ayant exclusivement ou partiellement trait aux Provinces-Unies), leur nombre augmentant durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, séduits pour la plupart par le système politico-juridique, la République puis la monarchie. Citons les plus célèbres : Théophile de Viau, Jean-Louis Guez de Balzac, Diderot, Voltaire, Alexandre Dumas, Théophile Gautier, Gérard de Nerval (à deux reprises, la première avec Houssaye), Hugo, Maxime du Camp, Fromantin, Huysmans, H. Taine, Verlaine, Mirbeau, Proust, Henry Havard, J. Michelet (en 1837), Victor Cousin… Très peu cependant ont écrit des choses dignes d’intérêt sur la littérature locale, hormis peut-être Jean-Jacques Ampère dans des pages sur De graaf van Leycester in Nederland, roman historique de Geertruida Toussaint (Revue des Deux Mondes, 1850, t. 6, p. 864-881).

    Xavier Marmier fait en réalité figure d’exception : les rares à avoir donné des pages ou passages censés sont en effet des Français qui ont vécu aux Pays-Bas. On songe à Antoine Emmanuel la Barre de Beaumarchais (1698-1757 ?) qui se contente de brefs propos plutôt flatteurs : « La Poëfie même a été cultivée avec honneur par beaucoup de Hollandois, quoique le caractére froid & férieux de la Nation paroiffe l’en rendre incapable » (Le Hollandois ou lettres sur la Hollande ancienne et moderne, 1738, p. 174) ; au politicien et homme de lettres Alphonse Esquiros (1812-1872, exilé aux Pays-Bas de 1856-1859) qui s’étendra un peu plus sur le sujet dans La Néerlande et la vie hollandaise (Paris, Michel Lévy frères, 1859, 2 vol.) ; dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe, à quelques pasteurs de l’Église wallonne (comme Albert Réville) ou encore au Lausannois Jules-Adrien Béraneck (Lausanne, 28 septembre 1864 - Lausanne, 15 octobre 1941), collaborateur de la Bibliothèque universelle et Revue suisse, auteur de quelques contributions très fouillées sur un ou deux écrivains hollandais, qui laissent supposer qu’il a longuement séjourné en Hollande.

    XM.jpgÀ l’époque où Marmier se rend aux Pays-Bas, cette nation d’eau le frappe par le silence qui règne partout, malgré la pluie qui l’accompagne durant la plus grande partie de son séjour. Séparée depuis peu de la Belgique, elle compte environ 3 millions d’habitants, dont 200 000 à Amsterdam (ville sans eau potable !). La Haye et par exemple Maastricht sont encore des villes en grande partie « françaises ». La Hollande peut se prévaloir d’un taux d’alphabétisation très élevé par rapport à la plupart des autres pays européens. Quelques (dizaines de) milliers de personnes appartiennent alors à l’élite intellectuelle (notables et étudiants) ; pas moins de 4000 poètes sont « inscrits dans les fastes littéraires », nous dit le Français. La quasi-totalité des auteurs, parmi ceux qui ne sont ni des rentiers, ni des femmes d’un milieu favorisé, exercent une profession ; s’il existe de nombreuses revues, peu sont de qualité. Le catholicisme ne jouit pas d’une reconnaissance réelle et entière (la hiérarchie épiscopale ne sera rétablie qu’en 1853) ; l’élite politique, commerçante, sociale, culturelle est en grande partie d’origine protestante. À Leyde, il y a, en plus d’une université réputée, une Académie royale des lettres qui existe depuis 1766. L’absence de bibliothèques publiques est compensée par des cercles de lecture, par des sociétés où l’on échange des livres, où l’on invite des écrivains, où l’on se livre à des joutes littéraires, par des librairies où l’on peut passer des heures à lire. Ainsi, Amsterdam abrite vers 1840 environ 80 libraires dont certains sont des éditeurs/imprimeurs. La littérature proprement dite ne représente que la minorité des livres vendus et lus, le tirage d’un roman ne dépassant pas en général 700 exemplaires – parmi ceux-ci un pourcentage assez important d’œuvres françaises… D’ailleurs, dans cette Hollande où subsistent des périodiques en français, le théâtre français est encore beaucoup joué dans différentes villes dans la langue originale. On parle d’une époque où des pigeons apportent encore des nouvelles de France aux journaux hollandais.

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     J. Kneppelhout en 1846

     

    Dès 1836 – Xavier Marmier n’a pas encore 30 ans –, une voix de 22 ans se fait entendre en Hollande qui réclame sa venue [1]. À l’époque, le natif de Pontarlier vient de donner à la Revue des Deux Mondes une première contribution sur les contrées bataves – « une terre hostile » selon la biographe Wendy S. Mercer [2]–, contribution qui a pour titre « Poésie populaire de la Hollande [3] ». Dans un article tout simplement intitulé « X. Marmier », Johannes Kneppelhout (1814-1885), puisque c’est de lui qu’il s’agit, se félicite de la culture qu’étale le Français. Selon cet auteur en herbe, encore étudiant à Leyde, Marmier, à la différence de ses compatriotes Alphonse Royer et Roger de Beauvoir qui ont visité les terres septentrionales en avril 1835, ne s’en tient pas à des considérations superficielles et paraît posséder une réelle connaissance de la langue néerlandaise.

    En 1836, Kneppelhout peut s’enorgueillir d’avoir déjà publié plusieurs volumes, tous en langue française ; il se félicite d’autant plus de la démarche de Marmier que ce dernier ne manque pas de louer la Hollande, çà et là dans d’autres écrits. Comme nombre de lettrés de son pays, Johannes Kneppelhout ne tardera pas à prendre connaissance des travaux sur la Scandinavie du Franc-Comtois [4]. L’espoir de le voir composer un jour un ouvrage tout aussi documenté sur la Hollande ne le quitte pas. En attendant, lui qui aspire à devenir l’apôtre et l’avocat de la Hollande en France s’adresse, dès janvier 1837, à François Buloz en proposant, pour les revues que ce dernier dirige, des portraits littéraires et des esquisses sur la littérature contemporaine hollandaise à la manière de Jules Janin ou de… Xavier Marmier [5]: « la Hollande est non seulement mal connue chez vous, elle est méconnue. […] Il me semble d’ailleurs que mon pays est encore assez intéressant, assez original, pour qu’on l’étudie un peu sérieusement, et nous y gagnerions autant que vous. Il faut que cet isolement cesse pour la Hollande, tous mes efforts tendent vers ce but, et c’est votre aide, Monsieur, que j’ose implorer pour l’atteindre ». Malheureusement, F. Buloz, peu convaincu du talent du jeune Hollandais, ne fera pas appel à lui.

    BULOZ.jpgSéjournant à Paris fin 1838 – début 1839, J. Kneppelhout rend visite au Franc-Comtois et exprime une nouvelle fois son enthousiasme : « M. Marmier est le seul en France qui ait écrit jusqu’à présent des choses raisonnables sur la Hollande. […] J’eus l’honneur de m’entretenir avec lui pendant cinq quarts d’heure. Nous eûmes un discours à la fois agréable et intéressant : j’ai beaucoup de satisfaction de cette visite.

    « M. Marmier est un homme doux, posé, modeste, épris des mœurs, des habitudes, de la vie intime des peuples du nord, et revenu, à force de courses lointaines, de tous ces stupides et inconcevables préjugés qu’un étranger s’étonne de trouver à Paris chez des personnes d’ailleurs fort instruites.

    « À M. Marmier amour et considération ! ouvrons-lui les deux bras s’il revient en Hollande ! Et il y reviendra, il réparera les injustices de cet impertinent et pitoyable Roger de Beauvoir, il guérira tant d’autres piqûres auxquelles nous n’avons pu laisser de nous montrer sensibles, et fera à la Hollande littéraire la place qui lui revient et que les Français s’obstinent à lui refuser [6]. »

    Le vœu du jeune homme sera exaucé au milieu de l’année 1840 puisque, à l’initiative du comte Charles de Rémusat (1797-1875), éphémère ministre de l’Intérieur, Marmier, cent à deux cents jours sans doute après être rentré de Copenhague, sillonnera les terres séparées de la Belgique depuis bientôt dix ans de fait, mais depuis seulement un an officiellement. Ce séjour de plusieurs mois se traduira par une série d’articles publiés entre décembre 1840 et novembre 1841 dans la Revue des Deux Mondes, tous réunis en cette même année 1841 en un ouvrage : Lettres sur la Hollande (Paris, Delloye/ Libraire de Garnier frères). Mais auparavant, l’année même d’ailleurs où il avait donné à la Revue des Deux Mondes sa première contribution sur la Hollande, le Franc-Comtois avait publié un volume en traduction : L’Ami des petits enfants [7]. Il s’agit pour une part de la transposition en courtes proses de poésies édifiantes et agrémentées d’illustrations pour les petits Néerlandais, livre dont la première édition en langue originale remonte à 1778 et dont le succès ne s’est guère démenti ; la dernière réédition date de 2015. (à suivre...)

     

    Daniel Cunin

     

    [1] Johannes Kneppelhout, « X. Marmier », Bijdragen tot boeken- en menschenkennis, octobre 1836, p. 184-196, article repris en partie dans le volume Souvenirs d’un voyage à Paris. 17 décembre 1838 – 24 février 1839, Leyde, P. H. van den Heuvell, 1839, p. 59-62. De cet auteur, on recense en langue française les œuvres suivantes (volumes ou plaquettes) : Mes loisirs (1832), La Violette (1833), Fragments de correspondance (1835), Souvenir (1835), L’Éducation par l’amitié (1835), Nouveaux fragments de correspondance (1836), Hommage à l’hospitalité. Couplets (1836), Copeaux (1837), L’ère critique ou l’art et le culte (1837), Prose et vers (1838), Souvenirs d’un voyage à Paris. 17 décembre 1838 – 24 février 1839 (1839), Opuscules de jeunesse (1848), Une rencontre aux eaux (vers 1862), et, enfin, au crépuscule de sa vie : Ce qui m’a passé par la tête en Italie (13 février-13 juin 1872) (1883), récit de voyage composé dans notre langue afin que l’une de ses amies suisses fût à même de le lire. À propos de la Suisse justement, pays arpenté bien des fois par Marmier, Kneppelhout a entre autres laissé un volume en néerlandais : Schetsen en verhalen uit Zwitserland (1850). À son pays de prédilection, il a dédié un quatrain consigné dans un album lors de l’un de ses séjours à Vevey (hôtel de la Couronne) : La Suisse est un pays plein de douces Capoues. / Voyageur harassé, si dans ces lieux choisis / Ta fatigue s’abat, tu renais et te joues / Dans le charmant confort de ces chers oasis. Sur la vie de cet auteur – dont l’œuvre la plus connue reste les Studenten-Typen de 1841 (des esquisses de la vie estudiantine à Leyde qui comprennent d’ailleurs des passages en français), publiée sous le pseudonyme Klikspaan –, on peut lire une monographie assez récente : Edith Paanakker, Klank in een nevel : Johannes Kneppelhout (1814-1885), Leyde, Leiden Promotie VVV « Leidse Verhalen 6 », 2000 ; et sur l’univers dans lequel il a évolué, le numéro spécial que lui a consacré la revue De negentiende eeuw, 2002, n° 3.

    [2] « Into Hostile Territory : Holland and Russia (1840-2) », tel est le titre du chapitre 9 dans lequel cette auteure traite de la Hollande dans l’œuvre de X. Mamier, non sans nuancer son propos : « Although it is perhaps not entirely accurate to describe Holland as ‘‘hostile territory’’, there had been some tension between the two countries in the years immediately preceding Marmier’s visit ». Voir : The Life and Travels of Xavier Marmier (1808-1892). Bringing World Literature to France, Oxford, Oxford University Press (British Academy Postdoctoral Fellowship Monographs), 2007. La partie du chapitre 9 consacrée au voyage en Hollande correspond aux pages 161-171. La citation se trouve p. 161.

    [3] Revue des Deux Mondes, mai 1836 (deuxième quinzaine), p. 488-503.

    Xavier Marmier, revue deshima, hollande, Kneppelhout, revue des deux mondes, histoire littéraire[4] Les francophiles avaient déjà pu prendre connaissance de ses travaux sur l’Allemagne, par exemple grâce au Journal de La Haye qui, le 9 avril 1835, reproduisait l’une de ses pages sur l’Allemagne parue au préalable dans la Revue germanique. En 1838, ses Lettres sur l’Islande firent l’objet d’un article dans les Vaderlandsche letteroefeningen : « Sicilië en Ijsland vergeleken », p. 396-403. Les lecteurs du Leydsche Courant ont pu lire le 17 février 1840 une longue recension intitulée « De hoogeschool en andere wetenschappelijke inrigtingen te Koppenhagen door X. Marmier ». Par ailleurs, à la fin 1841, la presse hollandaise annonce le prochain séjour de Xavier Marmier en Suède. En 1843, la traduction néerlandaise des Lettres sur le nord, Danemark, Suède, Norvège, Laponie et Spitzberg fait l’objet d’une recension dans les Vaderlandsche letteroefeningen : « Brieven over het Noorden, Denemarken, Zweden, Noorwegen, Lapland en Spitsbergen. Door X. Marmier. Uit het Fransch. II Deelen. Te Deventer, bij A. ter Gunne. In gr. 8vo. XII, 609 bl. f 6-60 », p. 178-183. Relevons encore, à titre d’exemple de l’attention portée sporadiquement au Français, une recension anonyme des Lettres sur l’Adriatique et le Monténégro dans l’Algemeene konst- en letter-bode du 24 février 1854, p. 60-61.

    [5] Lettre à M. F. Buloz, directeur de la Revue de Paris et de la Revue des Deux Mondes, Leyde, 3 janvier 1837, reproduite dans Souvenirs d’un voyage à Parisop. cit., p. III-V. Dans cette missive, J. Kneppelhout revient sur l’essai « Vondel, le poète hollandais » de Jacob van Lennep (1802-1868) paru dans la Revue de Paris, qu’il estime trop peu enlevé. Dès 1834, le jeune homme avait rendu visite à Jules Janin sur lequel il a laissé des témoignages dans les deux langues. Ce critique ne l’a guère encouragé à continuer à écrire en français. En s’exprimant dans le même sens, F. Buloz finit de persuader le Néerlandais de composer une œuvre dans son idiome national.   

    [6] Souvenirs d’un voyage à Parisop. cit., pp. 62 et 63. Ce témoignage sera repris, légèrement remanié, dans Opuscules de jeunesse, I, Leyde, 1848, p. 287-289. Dans son article « X. Marmier » de 1836 rédigé en néerlandais, J. Kneppelhout déplore que deux jeunes auteurs français qui ont fait le voyage de la Hollande en avril 1835, à savoir Alphonse Royer (1803-1875) et Roger de Beauvoir (1807-1866), n’aient rien écrit de bien original sur son pays.

    [7] [Hiëronymus van Alphen & autres], L’Ami des petits enfants, traduit du hollandais, par X. Marmier, Paris/Strasbourg, F.-G. Levrault, 1836 (pour la première édition). Voir sur cette publication et ses multiples rééditions : Louis G. Saalmink, « Xavier Marmier, Nederlandse poëzie in vertaling en Hieronymus van Alphen », De negentiende eeuw, 2008, n° 4, p. 239-252.

     

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  • Xavier Marmier, lettres et gens de lettres de Hollande (2)

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    « Poésie populaire de la Hollande » & L’Ami des petits enfants

    (suite de « À M. Marmier, amour et considération ! »)

     

     

    Jacotot.jpgAvant de procéder à un survol critique des deux chapitres (soit une centaine de pages) consacrés à la littérature hollandaise dans les Lettres sur la Hollande, examinons la teneur de ces deux publications de 1836. D’après ce que l’on sait, le futur académicien a fait un premier voyage en Belgique et en Hollande très tôt, alors qu’il avait à peine une vingtaine d’année. Selon ses propres dires, il parle assez aisément le néerlandais qu’il a sans doute appris, ainsi qu’il l’explique [1], comme d’autres langues étrangères, grâce à la méthode analytique de Joseph Jacotot. Malgré cette maîtrise, force est de reconnaître que son article « Poésie populaire de la Hollande » repose pour l’essentiel sur une étude rédigée en allemand par Hoffman von Fallersleben, dette que Marmier ne cherche d’ailleurs pas à dissimuler.

    En quoi consiste pour l’essentiel la quinzaine de pages que le Franc-Comtois a donné à la Revue des Deux Mondes ? Marmier commence par reprendre quelques généralités et emprunter des raccourcis sur la littérature du passé : le manque d’originalité des poètes bataves, les diverses influences qu’ils subissent des grandes nations voisines…

    « Je ne crois pas qu’aucun voyageur visite sérieusement la Hollande sans rendre justice à l’énergie opiniâtre et à l’esprit de persévérance qui la distinguent entre tous les autres peuples. C’est qu’elle n’a pas eu seulement à exercer cette énergie dans ses guerres avec les autres nations, ou dans des époques de désastres accidentels. La nature l’a traitée avec rigueur, la nature est entrée ici en lutte avec l’homme, et n’a cédé qu’à la force. […] La même remarque doit s’appliquer à leurs œuvres d’art et de littérature. Il ne faut y chercher ni la hardiesse de la pensée, ni l’originalité. Ce sont des œuvres étudiées et laborieuses. La poésie de la Hollande accuse toujours le travail et l’érudition, et ses plus grands peintres sont avant tout des hommes de patience, mais d’une patience qui, parfois, produit de merveilleux effets. Plusieurs causes contribuent d’ailleurs à enlever à la Hollande le caractère de nationalité qu’elle pourrait avoir en poésie, et à lui inculquer l’esprit d’imitation. Par l’étroit espace qu’elle occupe, elle ne peut guère aspirer à se maintenir dans une sphère indépendante, à posséder l’ascendant qu’obtient naturellement un grand État. Par sa langue, elle tient à la vieille Germanie et à l’Angleterre. Par sa position géographique, elle touche d’un côté à la France, de l’autre à l’Allemagne, et subit tour à tour l’influence des deux pays. Quelquefois même tous deux agissent sur elle simultanément, et sa littérature devient une sorte de transaction entre le romantisme allemand et l’esprit français [2] ».

    PCHOOFT.jpgCe sont certes là des avis en partie plutôt fondés et que l’on retrouve sous la plume de la plupart des commentateurs étrangers [3]. Un XIVe siècle, temps de discordes civiles et de calamités, très pauvre en œuvres de valeur ; un XVe siècle où l’on observe peu de progrès et la mauvaise influence des Chambres de rhétorique [4] ; un XVIe siècle qui donne lieu à un certain regain sous l’influence de la Réforme… Autant dire que de la littérature du passé, Marmier ne retient que « l’époque classique de la Hollande ; voici venir Hooft, formé à l’école des auteurs anciens et des écrivains italiens ; Hooft, poète et prosateur, qui créa la tragédie hollandaise et écrivit avec un rare talent une histoire de son pays ; Vondel, que les Hollandais appellent leur Shakespeare ; Jacob Cats [5], poète moral et didactique dont les œuvres se trouvent encore aujourd’hui à côté de la Bible dans toutes les familles ; Huygens, qui publia un recueil de satires et de poèmes descriptifs vraiment remarquable ; Kamphuizen [6], le poète tendre et mélancolique de cette époque ; Decker [7], Anslo [8], Westerbaan [9], Pierre de Groot [10], fils de Grotius, qui cultivèrent la poésie avec succès. C’était au commencement du XVIIsiècle ; pendant une cinquantaine d’années, la littérature hollandaise marcha : toujours en progressant [11] ». Cependant, l’influence étrangère reprend vite le dessus, du fait en particulier de l’éclat du Siècle de Louis XIV et de l’immigration des réformés français. On mit à la poésie « une perruque à boucles sur la tête, on lui donna un habit à paillettes, des manchettes plissées et des jabots de dentelles, et sous ce vêtement de cour, la pauvre muse, oubliant son ancienne liberté, s’appliqua à chercher des combinaisons de style artificielles, des tournures de phrase harmonieuses, et remplaça le sentiment par la couleur, l’idée poétique par l’expression pompeuse et l’hémistiche habilement cadencé. […] C’est seulement vers la fin du XVIIIsiècle que la Hollande s’affranchit de cette poésie d’imitation. L’étude de la littérature anglaise et allemande lui indiqua une nouvelle route à suivre, et Bilderdijck (sic), Feith, Tollens, Kinker, Helmers, furent les apôtres de cette école moderne, de ce romantisme poétique qui a gagné toute l’Europe [12] ».

    Si Xavier Marmier s’intéresse à la poésie populaire, c’est qu’elle paraît être plus vivace en Hollande qu’ailleurs. Se basant sur un livre de M. le Jeune [13] (1775-1864), mais surtout sur deux études d’August Heinrich Hoffmann von Fallersleben [14] (1798-1874), il distingue deux courants : les chants religieux et les chants profanes. « Les premiers sont curieux à étudier comme expression d’une époque de catholicisme abstrait et rêveur. Tout ce que les Tauler, les Suso, les Ruysbroeck et les autres mystiques des XIVe et XVe siècles, se plurent à enseigner se trouve ici fidèlement reproduit. On voit que la doctrine du mysticisme s’était peu à peu insinuée parmi le peuple, et qu’il aimait à redire dans ses vers ce qu’il entendait prêcher dans ses églises. Mais, c’est chose étrange que de voir jusqu’où va ce mysticisme, comme il symbolise ses conceptions, comme il est raffiné dans ses croyances, et naïf encore dans ses raffinemens [15]. » Au passage, le Franc-Comtois fait allusion, sans la nommer, à une grande poète mystique d’Utrecht, Suster Bertken (vers 1426-1514) qui vécut emmurée plus de soixante années ! En guise d’exemple de cette littérature, il fournit la version française [16] d’une pièce : « La fille du sultan ». Le texte original, qu’il a trouvé chez Le Jeune (et que reproduit Hoffmann von Fallersleben en le faisant suivre d’une chanson allemande d’inspiration similaire où il est là bien question de la fille du sultan), s’intitule : « De Soudaens Dochter », autrement dit « La fille soudanaise ». Les strophes de 8 vers sont restituées – assez fidèlement quant à leur teneur – en paragraphes en prose par Marmier, sauf la trente-et-unième et dernière qui est omise. Quant aux chansons populaires profanes, il résume l’une des ballades les plus célèbres, celle du comte Floris avant d’en transposer deux en français : « Les deux enfants de roi » (texte original : « Van twe conincskinderen », voir Hoffmann von Fallersleben, p. 112-114), et « L’enlèvement » (« Van een Conincs dochter », voir Hoffmann von Fallersleben, p. 116-118).

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    Hoffmann von Fallersleben, par C.G.C. Schumacher en 1819

     

    La seconde publication de Xavier Marmier ayant trait aux Pays-Bas parue en 1836 consiste en un volume « traduit du Hollandais » dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’apporte pas grand-chose de nouveau. S’intitulant L’Ami des petits enfants, il réunit des « Maximes morales et religieuses » et des contes. Une bonne centaine de pages, 87 proses (dont les 4 dernières occupent une quarantaine de pages) [17], sans la moindre mention d’un nom d’auteur. Une part des textes originaux sont de Hiëronymus van Alphen, les autres de divers écrivains.

    440px-Hieronymus_Simonsz._van_Alphen.jpgAuteur et théoricien de l’art piétiste, le juriste Hiëronymus van Alphen (1746-1803) avait composé, après la mort de son épouse, un volume de 66 poèmes devant servir à l’éducation de ses trois fils en bas âge : Kleine gedigten voor kinderen (1778 et 1782). La teneur de ces pièces traduit un idéal influencé par les Lumières (apprendre de façon ludique, considérer son propre père comme un ami) [18].  Marmier en restitue 40. Il se trouve qu’il existait depuis 1834 une traduction de l’intégralité du recueil de la main d’Auguste Clavareau (1787-1864) – certes parue à Maastricht ou encore en Suisse et non en France, encore moins à Paris : Petits poëmes à l’usage de l’enfance, un ouvrage qui sera lui aussi maintes fois réimprimé [19]. Si Marmier se contente de restituer les strophes hollandaises en simples paragraphes, Clavareau – fonctionnaire originaire de Luxembourg, établi à Maastricht, sans conteste le plus important et le plus prolifique traducteur de littérature néerlandaise des années 1820 aux années 1860, oublié cependant par les auteurs de L’Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle (1815-1914) parue en 2012 aux éditions Verdier – adopte quant à lui une stratégie bien différente [20]. Pour s’en convaincre, il suffit de citer le court poème « De perzik » (« La pêche ») dans les deux transpositions :

     

    La pêche

     

    Mon père m’a donné cette pêche pour que j’étudie bien. Maintenant je la mange tout joyeux ; elle me semble meilleure après le travail.

    La gaîté convient à l’enfance. L’application au travail est la vertu des enfants ; elle ne peut manquer d’être distinguée, et elle trouve toujours sa récompense.

     

     

    L’orange

     

    De Papa je tiens cette orange :

    Pour ma leçon je la reçus ;

    Et quand, tout joyeux, je la mange,

    Son goût me plaît encore plus.

     

    La gaité sied à la jeunesse,

    Quand le temps est bien employé ;

    Et l’enfant qui fuit la paresse,

    De son travail est bien payé.

     

    Outre les pièces de H. van Alphen, la traduction que l’on doit à Xavier Marmier comprend, à l’instar d’ailleurs de celle d’Auguste Clavareau [21], des poèmes d’auteurs aujourd’hui oubliés : Francijntje de Boer (1784-1852) [22]– qui, bien que n’ayant pas bénéficié d’une éducation privilégiée, s’est affirmée comme une poétesse appréciée des enfants –, et Mattheus van Heyningen Bosch (1773-1821) [23] ainsi que divers poèmes tirés d’un recueil collectif, Gedichtjes voor de Nederlandsche jeugd [24].

    Même si cette littérature pour la jeunesse jouissait à l’époque, en Hollande, d’une grande popularité, on peut se demander ce qui a motivé Marmier à transposer les poèmes et contes en question. Une commande ? La perspective d’une rentrée d’argent ? Le succès certain de la traduction d’Auguste Clavareau – aux Pays-Bas, ses traductions pour les enfants étaient diffusées et lues au sein des écoles dans le cadre de l’apprentissage du français – a peut-être inspiré le Franc-Comtois, de même d’ailleurs que le retentissement de la série L’Ami des enfans (12 volumes) du pédagogue français Arnaud Berquin (1747-1791), elle-même modelée sur le Kinderfreund de l’un des fondateurs de la littérature d’enfance et de jeunesse allemande, Christian Felix Weisse (1726-1804). Après tout, ce genre d’écrits édifiants touchait également en France un jeune public assez large. D’aucuns avancent que L’Ami des petits enfants est l’ouvrage de Marmier qui a rencontré le plus de succès. Réédité jusqu’en 1865, il porte dans certaines éditions un nom d’auteur, rassurez-vous non pas celui d’un obscur Batave, mais celui d’un autre Allemand, le chanoine Christoph von Schmid (1768-1854) dont un énième recueil de contes a vu le jour en traduction française pas plus tard qu’en 2013 [25]. Dans la poésie médiévale des Pays-Bas, dont l’apport est selon Marmier surtout philosophique, il voyait les éléments de la poésie future : didactique, sèche, mesurée. Une telle considération aura-t-elle motivé en partie son choix ?

     

    Auguste Clavareau

    Xavier Marmier, hollande, littérature, revue des deux mondes, traduction Joseph Jacotot

     

     

    [1] Xavier Marmier, Journal : 1848-1890, t. 1., établissement du texte, présentation et notes de Eldon Kaye, Genève, Librairie Droz, 1968, p. 170.

    [2] « Poésie populaire de la Hollande », pp. 488 et 490.

    [3] L’un d’eux, dont certaines considérations ont sans doute aucun inspiré Marmier, est Sir John Bowring. Le Franc-Comtois prend toutefois sur plusieurs points des positions différentes, voire opposées, à celles du Britannique (par exemple à propos de la meilleure œuvre de Vondel ou de la valeur de l’œuvre de Langendyk). Voir à propos de Bowring la note 3 de la dernière partie.

    [4] La Barre de Beaumarchais aura la dent presque aussi dure dans ses considérations, qui tiennent certes en peu de lignes, sur les lettres bataves. Dans la prolifération des poèmes auxquelles donnent lieu les chambres de rhétorique – « Je ne connais pas de pays où l’on ait autant mesuré d’hémistiches et façonné de rimes qu’en Hollande », nous dit Marmier –, il voit toutefois quelques amusants points positifs : « Ce qu’il y a de bon dans ce débordement de vers, c’eft qu’il augmente le débit de la fabrique du papier, qu’il donne de l’ouvrage à ces Imprimeurs qui en ont peu, que fouvent il met les Picarts mêmes dans l’occafion de graver d’excellentes vignettes, & qu’enfin ceux des Hollandois qui aiment la Poéfie n’ont qu’à lire ces vers, pour favoir ce qu’ils doivent éviter dans cet Art. » (op. cit., p. 181).

    xavier marmier,hollande,littérature,revue des deux mondes,traduction joseph jacotot[5] À propos de Cats, l’homme de lettres français Pierre Marie Michel Lepeintre Desroches (1785-1847), qui a effectué quelques années avant Marmier un séjour dans les plats pays (Quatre mois dans les Pays-Bas. Voyage épisodique et critique de deux littérateurs dans la Belgique et la Hollande, Paris, Leroux, 1830, t. 2, p. 117-118), met dans la bouche d’un compagnon de voyage, un Belge, ces mots : « il fut l’Horace, le La Fontaine, l’Ovide et le Boccace de la Hollande. Son style est trouvé trop vieux aujourd’hui, parce que le siècle est plus raffiné, et il est abandonné aux campagnards. Cependant, c’est encore le meilleur poète d’un pays qui ne produit que des poètes de serre chaude. Si vous saviez le hollandais, vous trouveriez dans ses poésies, en mettant de côté les tournures vieillies, une touche facile et gracieuse, une vivacité et une fécondité d’esprit telles qu’on n’en trouve plus chez nos poètes d’aujourd'hui, hollandais et français. Le siècle est spirituel et éclairé, mais bien dénué d’idées ; bien stérile de pensées, n’est-ce pas ? »

    [6] Il s’agit de Dirk Raphaelsz Camphuizen (1586-1627), théologien remontrant, imprimeur, éditeur qui a fini sa vie dans le commerce du lin sans cesser de composer des vers édifiants.

    [7] Abraham de Decker (1582-1658), originaire d’Anvers, établi à Amsterdam. Il a laissé des traductions du français et du latin.

    [8] Reyer Anslo (1626-1669), auteur entre autres d’un drame (Parysche bruiloft) dénonçant les intrigues du pouvoir durant la jeunesse de Louis XIV. Établi en Italie, il se convertit au catholicisme. Mort à Pérouse.

    [9] Jacob Westerbaen (1599-1670), théologien et médecin haguenois, traducteur, auteur de poésies religieuses, satiriques et érotiques.

    [10] Le poète Pieter de Groot (1615-1678), deuxième fils de Hugo de Groot. A occupé d’importantes fonctions dans l’administration, entre autres en France.

    [11] « Poésie populaire de la Hollande », p. 493.

    [12] Ibid., p. 494.

    [13] Jacob Carel Willem le Jeune, Letterkundig overzigt en proeven van de Nederlandsche volkszangen sedert de XVde eeuw, La Haye, J. Immerzeel Junior, 1828.

    [14] Horae Belgicae, 2 volumes publiés à Breslau, par Grass, Barth & Cie, le premier en latin en 1830, le second en allemand en 1833.

    [15] « Poésie populaire de la Hollande », p. 496.

    [16] Ibid., p. 497.

    [17] La première édition comptait apparemment moins de pages que les suivantes.

    [18] On sait que J. Kneppelhout connaissait très bien les œuvres de H. van Alphen. Dans ses écrits, ce représentant hollandais du Bildungsideal s’est d’ailleurs lui-même de plus en plus profilé comme un pédagogue, inspiré en particulier par les idées de J.-J. Rousseau ; en 1839, il s’était d’ailleurs rendu au lac de Berne, sur l’île de Saint-Pierre où la chambre qu’avait occupé le philosophe en 1765 semblait ne pas avoir changé.

    [19] Jérémie van Alphen, Petits poëmes à l’usage de l’enfance, 1832, traduction maintes fois rééditée tant aux Pays-Bas qu’en Suisse jusque dans les années 1860.

    Xavier Marmier, hollande, littérature, revue des deux mondes, traduction Joseph Jacotot[20] Pour sa part, X. Marmier se contente de mentionner une seule fois le nom de Clavareau, et encore, dans une note de ses Lettres sur la Hollande (p. 223), à propos de la traduction de Het graf (Le Tombeau) de Rhijnvis Feith. On sait, d’après l’introduction de Clavareau à ses Impressions de l’âme, Mélange de traductions du Hollandais, de l’Allemand, de l’Anglais, et de poésies du Traducteur, au profit des quatre veuves et des dix-neuf orphelins, victimes du naufrage du flibot Vrouw Pieternella Pronk, 1841 (1841), p. X, que ce dernier a écrit à Marmier : « Je ne tardai pas à entrer en correspondance avec des littérateurs français qui accueillirent mes travaux avec intérêt, et me témoignèrent plusieurs fois le plaisir que leur faisait la connaissance d’une littérature à laquelle ils étaient tout-à-fait étrangers. Je citerai parmi eux, avec un juste orgueil, MM. de Chateaubriand et de Lamartine, dont je possède des lettres bien flatteuses ; Mme de Genlis, qui, dans les dernières années de sa vie, recevait les pages de ma traduction du Tombeau de Feith, à mesure que je l’écrivais, et qui, la première, éleva la voix pour appeler cet ouvrage un trésor exotique ; Mr. Marmier, l’un des Rédacteurs de la Revue de Paris, et de la Revue Germanique, qui rédigea ces articles où notre littérature est jugée si favorablement et avec une connaissance approfondie du sujet ; et tant d’autres encore qui parlent aujourd’hui de notre littérature avec la plus grande estime.

    « Fort de ces puissans appuis, je continuai mes travaux ; et plus d’un journal français rendit compte de mes traductions d’une manière qui surpassa de beaucoup mes espérances. La Nation Hollandaise, de Helmers, fut regardée comme un des plus beaux poèmes historiques et descriptifs ; l’Hivernage, de Tollens, comme un ouvrage dont se glorifierait plus d’un grand poète ; les inimitables poèmes de Van Alphen, comme le vœu d’une mère réalisé ; et Thirsa, tragédie de Feith, destinée à faire partie de la grande collection des pièces dramatiques de tous les pays, fut analysée, dans un Recueil mensuel, avec les plus grands éloges. Le Roi de Rome, cet opuscule de Mr. van der Hoop, fut reçu avec enthousiasme ; et les magnifiques publications annuelles du libraire Janet, accueillirent les traductions de plusieurs pièces fugitives de nos meilleurs auteurs. » (Impressions de l’âme. Mélange de traductions du Hollandais, de l'Allemand, de l'Anglais et de poésies du traducteur, 1841, p. VIII-IX). Vers 1833, Marmier et Clavareau comptaient parmi les rares collaborateurs du périodique L’Écho du Vaucluse publié à Avignon. Lors de son voyage en 1840 (on sait qu’il était de retour à Paris au plus tard en octobre), Marmier, qui était arrivé en bateau sur le Rhin, ne visita toutefois pas Maastricht et ne rencontra probablement pas le traducteur.

    [21] Ce dernier, qui a déjà à son actif nombre de traductions de poètes néerlandais, publie en cette même année 1836 Petits poèmes à l’usage de la jeunesse hollandaise (poèmes de Feith, Immerzeel, Lulofs, P. Moens, Nierstrasz, de Visser, Warnsinck et Wiselius). Quand Marmier cite, à la page 11 de ses Lettres sur la Hollande, un passage de la Nation hollandaise de Jan Frederik Helmers (1767-1813), poète par excellence de la résistance à l’occupation française, il préfère opter pour une transcription littérale plutôt que de citer la version en vers publiée par Clavareau : La Nation Hollandaise, poème en six Chants avec des notes, traduit de Helmers d’après la sixième édition, Bruxelles, P.J. De Mat, 1825.

    [22] Des poèmes extraits de Gedichtjes voor kinderen, Amsterdam, G.J.A. Beijerinck, 1822.

    [23] Pour les deux pièces de cet auteur, Marmier s’est probablement basé sur les traductions de Clavareau sans recourir aux originaux. Il a peut-être traduit les quatre derniers contes à partir d’une traduction allemande.

    [24] Volume paru en 1820 à ’s-Gravenhage chez S. de Visser et regroupant des poèmes de W.H. Warnsinck (Bz.), Petronella Moens, P.R. Feith (fils de Rhijnvis Feith)…

    M. van der Werken
    xavier marmier,hollande,littérature,revue des deux mondes,traduction joseph jacotot[25] Voir sur ces éditions et modèles, Louis G. Saalmink, art. cit., p. 243-245. Certaines portent, au-dessus du titre, la mention : « Chanoine C. Schmid, suite à ses contes ». Louis G. Saalmink relève qu’un sort identique a été réservé à une œuvre qui a connu un énorme succès aux XVIIIe et XIXe siècles, en particulier en France : le premier roman épistolaire pour la jeunesse d’un auteur néerlandais, à savoir De kleine Grandisson, of de gehoorzaame zoon (1782) de Margaretha Cambon-Van der Werken (1734- après 1796), qui, malgré son titre, n’est en rien une adaptation de The History of Sir Charles Grandison (1753) de Samuel Richardson. Si la « traduction libre du Hollandois » en français (1787) ne portait pas initialement de nom d’auteur, à partir de la réédition de 1891 (à La Haye !) figure celui de « l’adaptateur », Arnaud Berquin. Sa version a connu des dizaines de rééditions, essentiellement en France, mais certaines aussi aux Pays-Bas et dans d’autres pays (Suisse, Allemagne, Autriche, Danemark, Luxembourg, Angleterre). L’édition française sera traduite en anglais, en allemand et en suédois, également sous le nom de Berquin sans la moindre mention de l’origine hollandaise de l’œuvre. Sur ce sujet, on lira : Grietje Tigges-Drewes & Hans Groot, « Een eeuw Kleine Grandisson », Documentatieblad werkgroep Achttiende eeuw, 1980, p. 21-63.