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Histoire littéraire - Page 4

  • Ménage à deux (1)

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    Quand le dédicataire d’un roman en achète tous les exemplaires pour les brûler

     

    Pijpelijntjes de Jacob Israël de Haan

     

     


    portrait vidéo de Jacob Israël de Haan (en anglais)

     

     

    Issu d’une famille juive orthodoxe, pauvre et très nombreuse, Jacob Israël de Haan (1881-1924) devient enseignant à une époque où il a perdu la foi. Parallèlement, il fait ses armes comme journaliste dans la mouvance socialiste et poursuit de longues études de droit ; il soutiendra sa thèse en 1916 et deviendra un juriste renommé.

    En 1904, cependant, il connaît de graves difficultés après la parution de Pijpelijntjes, considéré, dans les lettres néerlandaises, comme le premier roman qui évoque sans retenue l’homosexualité masculine, ce qu’on appelait encore « uranisme ». L’ami auquel il dédie cette œuvre, Arnold Aletrino (1858-1916) – écrivain, sexologue et anthropologue criminel réputé –, se reconnaît dans Sam, l’un des deux protagonistes. Par crainte de voir sa réputation souillée, menacé en outre de perdre son emploi, il tente avec une consœur – la fiancée de Jacob Israël de Haan ! – d’acheter l’ensemble des exemplaires du premier tirage pour les détruire. Très peu de lecteurs ont donc eu accès au livre, devenu aujourd’hui un collector. Une édition revue – dans laquelle on ne reconnaît plus en rien les personnages principaux –, mais non pas « expurgée »,  est bientôt commercialisée.

    J.I. de Haan

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudÀ cause de cette œuvre, De Haan perd son travail dans l’enseignement ainsi que son poste de rédacteur au sein d’un quotidien socialiste en vue (il était en charge de la rubrique hebdomadaire consacrée aux enfants). Après la parution de Pathologieën (1908), autre roman homo-érotique, il lui est encore plus difficile de trouver un emploi. L’un des rares à oser le soutenir publiquement, c’est Georges Eekhoud ; l’Anversois d’expression française, qui lit le néerlandais, écrit un avant-propos à Pathologieën. Il s’était auparavant exprimé en faveur de l’ouvrage « juste et courageux » de Jacob : « Dans un premier roman, Pijpelijntjes, l’auteur avait déjà traité de l’amour uraniste ou homogénique. Et ce livre très curieux et souvent excellent lui avait valu, parait-il, des persécutions de la part de certains pharisiens appartenant à un parti duquel on aurait été en droit d’attendre plus de compréhension et de tolérance. Les socialistes, dont M. De Haan était, l’auront répudié et même dénigré comme une brebis galeuse. » À la même époque, De Haan est lié à Remy de Gourmont auquel il rend quelques visites dont on trouve trace dans des revues ou sa correspondance. À ce propos, Jan Fontijn, le biographe du Hollandais, écrit : « Rédacteur au Mercure de France, Remy de Gourmont revêtait une telle importance pour De Haan que ce dernier alla le voir à Paris, rue des Saints-Pères. L’individualisme du Français, sa sensualité, ses conceptions libérales sur toutes les formes de sexualité, parmi lesquelles le sadomasochisme, l’intriguaient. Ces thématiques se retrouvent en grande partie dans le roman Ondergangen (Débâcles) de 1907 et plus encore dans le décadent Pathologieën paru l’année suivante. »

    Vers 1912, De Haan effectue plusieurs voyages en Russie pour y visiter ses effroyables prisons. Par ailleurs, il devient membre du mouvement sioniste. Bientôt, il étudie l’hébreu et renoue avec la religion de son enfance, publiant à l’époque quelques recueils de poésie dans lesquels transparaissent les nouvelles conceptions auxquelles il adhère ; il donne aussi de longs poèmes inspirés d’œuvres d’Eekhoud ainsi que nombre de quatrains, certains d’une audacieuse teneur érotique qui appartiennent sans doute au meilleur de sa riche production.

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudÀ la fin des années dix, un quotidien amstellodamois envoie l’auteur en Palestine. Il laisse son épouse à Amsterdam. Dans ses articles, le correspondant prend peu à peu ses distances vis-à-vis du sionisme au point de finir par rompre avec lui en 1922. Menacé à plusieurs reprises, il est assassiné en 1924 à Jérusalem par un membre de cette mouvance politico-religieuse. En 1932, Arnold Zweig, ami de Freud, publie De Vriendt kehrt heim (Un meurtre à Jérusalem : l’affaire de Vriendt, Paris, Desjonquères, 1999), roman à clef sur les années palestiniennes de J.I. de Haan.

    En langue française, on peut lire de Jacob Israël de Haan deux recueils d’articles et de reportages : De notre envoyé spécial à Jérusalem. Au cœur de la Palestine des années vingt (choix, présentation, notes et traduction du néerlandais par Nathan Weinstock, Bruxelles, André Versaille Editeur, 2013) et Palestine 1921, traduction du néerlandais par Nathan Weinstock, Paris, L’Harmattan, 1997. Il s’agit, autrement dit, de textes assez éloignés des romans du début du XXe siècle. Ceci même si l’homosexualité demeure un thème sur lequel le Néerlandais revient et si la production de ses dernières années traduit une fébrilité qui ne l’aura finalement jamais laissé en paix. De Haan avait une sœur philosophe et romancière renommée, Carry van Bruggen (1881-1932) dont deux œuvres sont disponibles en français, en particulier le roman Eva.

     

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    Pijpelijntjes ou un Ménage à deux

     

    Début du XXe siècle. Toujours à court d’argent, Joop (sobriquet tiré du prénom de l’auteur : Jacob) et l’étudiant en médecine Sam (surnom d’Aletrino) partagent une chambre dans l’un des quartiers récents et populaires d’Amsterdam, De Pijp (La Pipe, celui où Jacob Israël de Haan s’est lui-même établi en 1903, rue Willibrord comme ses protagonistes, sa logeuse de l’époque ayant un patronyme proche de celui qu’il donne à celle de son roman). Bien des rues portent des noms de peintres du Siècle d’or ; mais en lieu et place de couleurs et de renommée, c’est plutôt la pauvreté et la grisaille qui déterminent le quotidien des habitants : prolétaires, voyous, veuves et orphelins, petits cireurs de chaussures, rapins, rimailleurs…

    A. Aletrino

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudSi les deux jeunes hommes se font passer pour des camarades, ils sont en réalité amants, des amants fragiles qui se querellent souvent. Le dépressif Joop est le plus féminin des deux. Quant au bisexuel Sam, il se montre extrêmement sadique, n’hésitant pas à frapper son ami. À l’occasion, ce dernier tombe amoureux de jeunes garçons tandis que Sam assure qu’il reste attaché à Joop et à personne d’autre. Cependant, il envisage bien de se marier un jour et de mettre donc un terme à leur liaison.

    Chassés pour ainsi dire par leur logeuse, les deux amants finissent par trouver une nouvelle chambre en sous-location, toujours dans le même quartier (dans la rue, d’ailleurs, où Jacob Israël de Haan habitait). Leur nouvelle logeuse, Mme Meks, n’est guère favorisée par le sort : de temps à autre, il lui faut se rendre à la prison de Haarlem où est détenu son mari ; de plus, elle perd bientôt son chien. En réalité, Sam, qui déteste l’animal, le noie. Il va rééditer son coup avec le chien d’une autre femme. Cependant, il arrive à Mme Meks de vivre des moments plus gais. Elle reçoit chez elle, en particulier pour le rituel du thé ; la libération d’un complice de son mari sera aussi l’occasion d’organiser une petite fête.

    Entre oisiveté, cafard et pleurs, mais aussi plusieurs mensonges, Joop éprouve les pires difficultés à sortir de ses pensées un garçon dont il s’est épris. En proie à des troubles psychiques, il ne peut cependant s’empêcher de tomber amoureux d’autres hommes plus ou moins jeunes, par exemple d’un ami de Sam. Un jour, il va même jusqu’à ramener une de ses conquêtes sous le toit qu’il partage avec son amant. Le garçon ne s’éternise toutefois pas. Joop éprouve une prédilection pour les adolescents tout en se disant réellement attaché au seul Sam. Mais ne voilà-t-il pas que celui-ci tombe amoureux d’une certaine Tonia ! C’est cette femme qui vient vivre avec les deux amis. Mais alors qu’il a réussi ses examens, Sam va connaître un sort tragique.

     

    Documentaire sur Pijpelijntjes, De Pijp et le roman Eva

     

    Les romans de Jacob Israël de Haan constituent sans aucun doute le sommet de son œuvre. On range Pijpelijntjes dans la mouvance naturaliste (souci de mettre en avant des réalités sans les édulcorer) tout en soulignant que l’écriture, marquée dans les dialogues par le parler populaire d’Amsterdam, se caractérise en outre, principalement dans les descriptions, par une palette impressionniste et un recours à la langue artiste de la fin du XIXe siècle. D’ailleurs, dans ces pages, malgré une facette misérabiliste, les traits décadents ne manquent pas : esthétique qui mêle douleur et jouissance, scènes sadiques, plaisirs d’autant plus raffinés qu’il sont stimulés par deux protagonistes « nerveux »…

    De Haan et sa sœur Carry van Bruggen

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudAu fil des 24 chapitres, l’auteur nous propose une suite de scènes tirées de la vie du peuple, l’amitié singulière entre Sam et Joop fonctionnant comme un fil rouge. La façon dont ce couple se manifeste ainsi que certains choix de l’écrivain (Joop est à la fois l’un des « il » et, à d’autres moments, le « je » ; alternance surprenante des temps ; phrases dans un style télégraphique, sans verbe ou sans sujet ; nombreux points de suspension, etc.) constituent les points forts de cette narration. Celle-ci se distingue d’ailleurs par l’absence d’instance omnipotente. Elle se différencie de la teneur de certaines œuvres d’Eekhoud qui mettent en avant certains idéaux et l’élévation de l’esprit que peuvent inspirer des homosexuels. Pour sa part, De Haan se satisfait d’une réalité crue, en rien enjolivée.

    On interprète généralement le titre énigmatique au sens de « scènes du quartier De Pijp » tout en relevant éventuellement une allusion à la fellation. Dans la version retouchée de son roman, J.I. de Haan a placé en épigraphe quelques vers de Catulle :

     

    Je vous enculerai, vous sucerez ma queue,

    Vous avez lu mes vers, assez pour vous fonder

    À me croire impudique : ils sont licencieux.

    Un poète bien sûr doit être chaste et pieux,

    Mais pourquoi faudrait-il que le soient ses poèmes ?

    (traduction de Lionel-Édouard Martin)

     

    Georges Eekhoud 

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudAutrement dit, il revendique une esthétique qui prévaut face à toute forme de morale. Le Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen de Magnus Hirschfeld – périodique alors en vue quant à la question de l’homosexualité – reprend quelques paragraphes de Georges Eekhoud, lequel défend une même approche.  Dans une lettre à un autre confrère, De Haan expose sa visée première : « Si je parviens à dépeindre la misère de la vie qu’on mène dans ce quartier et les peines qui résultent de cette perversité de sorte à ce que lecteur les éprouve au fond de lui-même, cela voudra dire que je suis là où je veux être. » Si la thématique ne nous choque plus aujourd’hui, il faut reconnaître que l’écrivain néerlandais a fait preuve d’une audace surprenante ; on peut être surpris par certaines scènes « osées ». Dans Pathologieën, il a poussé les choses plus loin encore en décrivant les rêves incestueux d’un adolescent amoureux de son père.

     

    Daniel Cunin

     

     

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    Jan Fontijn, Onrust. Het leven van Jacob Israël de Haan, 1881-1924 

    [Sous le signe de la fébrilité. La vie de Jacob Israël de Haan, 1881-1924],

    Amsterdam, De Bezige Bij, 2015

     

     

     

    Ménage à deux (Pijpelijntjes)

     

    Au bon A. Aletrino

    (début de l’hiver 1904)

     

    Chapitre 1. En quête d’une chambre

     

     

    Il y a un temps pour venir, il y a un temps pour partir. Le moment pour nous de partir était arrivé. La Chopine en personne est venue nous le dire. On avait tout juste fini de manger. Du pain, un bout de fromage, du thé insipide… et il pleuvait. Nos doubles rideaux de dentelle trempaient dans la lessive, seuls les stores en tissu pendaient devant la fenêtre, carrés blancs, d’un blanc dur ; par instants, la lumière aqueuse du soleil lancinait crûment avant de tout à coup disparaître – lugubre.

    Sam était affalé dans son fauteuil, mains ceignant son occiput et jambes tendues, yeux fermés. Il était peiné, je le regardais. La pluie tombait doucement.

    C’est alors que la Chopine est entrée, ses vieilles pantoufles aux pieds, sans faire de bruit.

    - B’jour, m’ssieurs.

    - Bonjour, mademoiselle…

    - M’sieur Sam se sent pas bien ?...

    Plantée près de la table, elle a débarrassé, assiettes sur la boîte au pain et petit pot à beurre sur les assiettes. Sans ménagement, elle ébranlait le silence ; elle a tout regroupé dans son tablier-fourreau… puis d’une voix déterminée :

    - Oui, m’ssieurs, faut qu’je vous dise, va y avoir du changement… va falloir vous trouver une aut’ chambre… j’va déménager…

    - Comment, mademoiselle… comme ça, sans prévenir, au beau milieu du mois ?

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoud- Au beau milieu du mois... euh, qu’est-ce qu’ça change ? C’est un loyer à la semaine, ici… Je m’en va lundi.

    - D’accord, mademoiselle, mais on a loué au mois…

    - Bah, Joop, te fatigue pas… elle va pas plus déménager que nous, mais bien sûr, elle veut louer à un meilleur prix…  on va devoir vider les lieux. C’est correct.

    - Non, mademoiselle, M. Sam a peut-être raison pour le reste, mais c’est pas très correct ça, je tiens à vous le dire.

    - Pas correct… pas correct… qui parle de correction, on défend ses intérêts à soi, vous comme moi. J’arrête de t’nir une maison, j’va m’mettre en condition…

    - En attendant, décampez de cette chambre !

    - Enfin, je verra bien, M. Sam est encore de mauvais poil… mais au moins, vous v’là au courant.

    Sam se recala dans son fauteuil, qu’il n’avait pas quitté. La pluie bruissait, le vent crécellait contre les vitres, étalant les épaisses gouttes sur le verre. Je les suivais des yeux. Le mauvais temps avait vidé les rues. Un chien aux toupets de poils mouillés s’était réfugié sous la charrette d’un porteur de pain, ce dernier, un gamin encore, sous un porche.

    - Dis-moi, Sam, c’est à se taper sur les cuisses, déménager alors qu’on commence à être bien ici…

    - On va pas déménager… on va rester tranquillement ici.

    - Arrête, va pas faire d’esclandre… si elle veut se débarrasser de nous, on n’a pas le choix… j’arriverai bien à trouver autre chose…

    - Moi, pas question qu’on me traîne sous la pluie… Rassure-moi, on va pas retourner habiter au-dessus d’une étable, hein… ?

    - Non… bon, vaut mieux que je traîne pas.

    - Ouais, c’est bien… j’ai mal au crâne, je vais me coucher…

    - Alors comme ça, tu me laisses m’aventurer tout seul sous la pluie…

    - Oh ! tu voudrais qu’on y aille à deux… reste ici… laisse tomber… on retombera bien sur nos pattes.

    - Mon œil. À plus tard…

     

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    tramway dans la Van Woustraat 

     

    À peine étais-je devant la porte d’entrée que le vent m’accueillit de face. Voyons voir, d’abord quitter l’Ostadestraat… y a rien là. Ensuite, commencer par la Govert Flinkstraat, c’est toujours moins cher que la Jan Steenstraat ou que la Van Woustraat.

    En même temps, ne pas se contenter de la première chambre venue… une à double alcôve ou bien une avec une seule alcôve et une petite chambre attenante… et pas de fauteuils en velours… avec petit-déjeuner… Bon Dieu ! saleté de pluie… Ah ! ce Sam, c’est quand même un personnage…

    La Govert Flinkstraat, étroite et grise. À toutes les fenêtres ou presque, des annonces… chambre à louer, non, ça fera pas l’affaire… chambres meublées à louer. Allons jeter un œil, le temps d’égoutter mes habits… saleté de pluie.

    Une seule cloche … amusant, il faut sonner deux fois ou trois en fonction de l’étage. C’est au premier. Pourquoi ne pas tirer dessus ?… une fois.

    En haut, en retrait de la fenêtre qui s’ouvre, la pluie dissuadant une tête de s’avancer :

    - Qui c’est ?

    Quittant le porche, là où l’on est au sec, et m’adressant au premier :

    - Madame, j’aimerais voir les chambres.

    La femme scrute tout, du haut du chapeau mouillé au bas des jambes du pantalon usées et souillées.

    - Sont d’jà louées.

    - Mais votre annonce alors ?

    - C’est pour d’autres… je loue à bien plus.

    - Dans ce cas, j’aimerais bien les voir, ces autres chambres…

    Fenêtre refermée. Avec un supplément de rage synonyme de : toi-dégage-d’ici, et rien d’un placide : je-viens-vous-ouvrir.

    Y a plus qu’à se remettre en route.

    La pluie empire encore… petite chambre à louercherche pensionnaires bien sous tous rapports… M’informer ici, histoire de me mettre à l’abri… un pensionnaire, on peut en parler plus longtemps que d’un simple locataire. Et ça ne mange pas de pain. Trois cloches cette fois. C’est au deuxième, un escalier qui monte tout droit, un deuxième en coude, tous deux sombres…

    - Qui c’est ?... qui c’est ?...

    - Je viens pour les chambres…

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudUn silence, mon manteau-cape et mon chapeau lourds dégouttent, dans ma tête une sèche sensation de fatigue, en face les habitations grises vibrent devant mes yeux brûlants… toute noire, la cage d’escalier bâille au-dessus de moi… la pluie persiste.

    - Montez donc, maman a dit.

    - Bien, mademoiselle.

    En haut du deuxième escalier, penchée en avant, le regard plongé dans l’obscurité, une grosse jeune fille, figure joufflue et pâle, petits yeux humides, joues ballonnées.

    - B’jour, monsieur.

    - Bonjour, mademoiselle… votre maman m’a dit que je pouvais monter.

    - Maman est dedans, piaule la mafflue, avancez donc.

    Dans la pièce, la mère occupe un fauteuil. Maigre, cheveux noirs clairsemés, grisonnants.

    - Assoyez-vous, m’sieur. Jansie, prends-y la cape au m’sieur, mais mets pas d’eau partout… assoyez-vous ici… j’suis un peu sourde… accroche-la bien, Jansie… voilà, comme ça on peut parler… autrement ça va faire des traces… vous permettez que j’continue mon ouvrage ?

    La mère ravaude un bas. Une chiffe luisante vert foncé tendue sur un petit crâne sans oreilles, un grand trou dans la semelle croûteuse, et, dépassant des jupes, un pied d’un gris douteux aux ongles noirs.

    - Alors, vous v’nez voir les chambres ? demande sourdement la vieille, ses paroles en cadence avec l’aiguille à repriser.

    - Oui, madame… pour mon ami et moi.

    - Ah, je vois… deux monssieurs célibataires, ça nous irait très bien, vous comprenez, moi veuve avec une fille unique, y manque toujours quèque chose chez soi…

    Les joues mafflues se gonflent sans rougir, les yeux humides surveillent le poêle.

    - Voyez-vous, c’est pas qu’on est tant à l’aise, juste cette pièce-ci et la chambre à coucher de moi et ma fille… oui pis encore un cagibi à charbon. Mais au grenier, on a fait mett’ une cloison, une p’tite chambre bien mignonne… du joli papier au mur…

    Le poêle chauffe, une chaude indolence ouate les lieux… la voix de vieille mère-jabote semble marteler des mots venus de loin… suis fatigué, somnolent, mes habits mouillés dégagent une épaisse vapeur…

    - … un p’tit tableau… vous d’vinez l’effet, toute façon Jansie pourra vous montrer tout à l’heure.

    L’indolente chaleur m’assoupit… dans mes yeux brûlants de fatigue, tout se fait lourd, s’estompe… la vieille a terminé son ouvrage, elle s’empresse d’enfiler le pied gris sale dans le bas.

    - Vous vous y sentirez comme un fils d’la maison…

    La pluie harcèle les vitre embuées…

    - Certes, madame, mais je veux prendre le temps d’y réfléchir, et y faut que j’en parle à mon ami…

    - Vous voulez pas d’abord la voir, la chambre ?...

    - J’ai peur, madame, que ça soit trop petit pour nous… pour moi, c’est pas gênant, mais mon ami, lui, est étudiant…

    - Maman, si te plaît, pas des étudiants, autrement, not’ nom circulera tout de suite dans la rue.

    - Vous êtes aussi étudiant, m’sieur ? jabote la vieille tout en se penchant pour ôter son autre bas avant de le passer sur l’œuf, la question encore affichée sur son visage fripé. Jansie, r’garde voir si le charbon a déjà brûlé.

    - Moi ? Non, madame…

    - Eh ben, Jansie, t’as entendu c’que m’sieur a dit ?

    - J’vous tiens au courant… madame, si vous…

    - Oubliez pas vot’ cape, m’sieur...

    - Non. Si vous voulez…

    - Jansie, la traîne pas contre l’mur, autrement tu vas tout me salir mon couloir….

     

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    La Govert Flinkstraat

     

    De retour dehors par ce sale temps... un peu plus loin. Il est déjà onze heures et demie… les écoles se vident, les garçons poussent des cris, pans de leur cape ou de leur manteau soulevés, le vent gonflant ces voiles et agitant leurs knickers en tricot… quelques autres s’éclaboussant de l’eau boueuse des caniveaux. Et à proximité de l’école, chambres à louer. Au premier, une habitation bien entretenue, au rez-de-chaussée, en demi-sous-sol, une crémerie-fromagerie, rien dans le reste de la maison. Pourquoi ne pas sonner ?

    - Qui c’est qu’est là ?

    - Pour les chambres… madame.

    Un petit rire tinte… d’une autre pièce un autre petit rire qui tinte ; appuyées sur la balustrade quatre filles et leurs rires qui tintinnabulent, s’alternent et se répondent…

    - Oh, Joliette… un monsieur pour les chambres… Odette, ça te va à toi… mais non, mais non[1].

    Du haut de l’escalier, une verrière jette de la lumière derrière moi.

    - Montez donc, m’sieur, ah ! mais non*… les chambres sont déjà louées.

    Toujours en bas, je comprends et voilà que le vent s’engouffre par la porte d’entrée.

    Puis une fine voix de fausset, et une autre et une autre encore…

    - Vous ne voulez pas voir les chambres… par nuit et par jour… mais Joliette… c’est pour toi Odette*

     

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    Jacob Israël de Haan

     

    De retour dans la rue. Pluie, vent qui gronde, sans relâche, les cartons des annonces mouillés… demande pensionnaire bien sous tous rapportspetite chambre à louerchambres meublées à louer… numéro 254, premier étage… en dessous, un marchand de fruits et légumes, trois cloches. C’est bien, y a qu’à entrer.

    Une femme, un vieux bonhomme, deux gosses. Relents de pisse.

    - C’est moi, papa… papa y a un m’sieur pour les chambres… suivez-moi m’sieur.

    C’est à l’arrière. Une grande chambre bien éclairée, une double alcôve.

    - C’est pour vous seul, m’sieur ?

    - Non, madame, pour un ami et moi, mais une chambre avec une alcôve peut aussi faire l’affaire.

    - Comment vous la trouvez, la chambre ?... regardez, d’ici on a une belle vue sur les jardins de la Jan Steenstraat…

    - La chambre est très bien, mais vous comprenez, j’dois d’abord en parler à mon ami… il aura sans doute envie de la voir lui aussi…

    - Oui, m’sieur, mais j’peux pas attendre, y a quelqu’un d’autre qu’est intéressé, il vient demain après-midi donner sa décision.

    - Eh bien, vous savez quoi ? je vais la prendre, mais ce que je voulais dire, comment sont les voisins ?

    - Oh, pour ça y sont très bien… mais à propos, m’sieur, vous oubliez pas la caution, hein ?

    - Non, bien sûr, c’est combien ?

    - Quatre florins, m’sieur.

    - Quatre florins ? C’est pas donné.

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoud- Comment vous dites ?! Le loyer, c’est quinze florins pour un et dix-huit pour deux. Une semaine de loyer pour la caution, c’est la règle, en plus, quatre florins, c’est même pas une semaine.

    Paie, il te restera neuf stuivers[2].

    - Bien, alors j’va enlever l’annonce… au revoir m’sieur… vous venez quand ?

    - Lundi, je pense, mais peut-être dès samedi… comptez plutôt sur samedi, c’est mieux, puisque c’est pas meublé… au revoir madame…

    - Au revoir m’sieur.

     

    Ya plus qu’à vite rentrer, c’est déjà midi passé… ne pas oublier d’acheter cent grammes de saucisse…

    Satisfait, preste, sous la bruissante pluie qui continue de faire rage. Cape qui se fait lourde sur le bras, veste trempée.

     

    Sam est vautré sur quelques coussins, par terre, les yeux dans le vague.

    - Salut !…

    - ’jour… déjà de retour ?

    - Déjà de retour ?... J’suis trempé comme une soupe !

    - Y pleut toujours ?

    - Et pas qu’un peu. T’as dormi ?

    - Ouais… somnolé. Maintenant que tu l’dis, la pluie, je l’entends… t’as trouvé ?

    - Ouais, une très belle piaule avec une double alcôve, rien que ça, pour dix-huit florins, pas cher hein ?

    - Non, c’est bien, on s’y installe quand ?

    - J’pensais à samedi… dis-moi, Sam, j’en ai bien bavé, embrasse-moi.

    - Qu’est-ce que tu crois ?…. sers-toi si t’en as envie…

    Et vers le visage hâlé de Sam, je me penche. Avec souplesse, il arque la poitrine et me gifle les yeux… ce qui fait jaillir juste devant moi une lumière blanche, blanc jaune.

    - Là… là…

    - Eh… nom de Dieu de bon Dieu !…

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    [1] L’astérisque qui suit un passage en italique renvoie à une suite de mots en français dans le texte.

    [2] Le stuiver était une pièce de 5 cents, soit 1/20e de florin.

     

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    A. Aletrino, par Jan Veth (vers 1885)

     

     

  • Ménage à deux (2)

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    Pijpelijntjes de Jacob Israël de Haan

    Ménage à deux (Pijpelijntjes)

    Chapitre 2. Le déménagement

     

     

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudLa Chopine s’était mise à faire ses valises, mais Sam a dit qu’elle n’allait pas déménager, que tout ce branle-bas n’était rien qu’une sommation, qu’elle ne rigolait plus. Le vendredi matin, en débarrassant la table, elle avait remis le sujet sur le tapis.

    - Si ça vous dérange pas, déménagez demain samedi et pas lundi. Lundi matin, les porte-faix viennent pour mes affaires, ça s’rait un sacrebleu de remue-ménage si y en a aussi qui viendraient pour vous.

    - Oh, l’autre y doit venir dimanche soir ou lundi matin, hein Joop, on pense pas partir avant lundi.

    - Fichtre, réfléchissez-y donc à deux fois, c’est pour ça que j’vous l’ai dit, que j’m’en va, hein monsieur Driesse, vous croyez quand même pas que j’vous joue un tour ?

    - On va arranger ça, hein Sam… mademoiselle Bont, j’m’en charge, vous verrez que ça va bien se passer… hein Sam, on arrange ça.

    - Arranger, arranger, c’est là tout l’truc, faut faire en sorte que les autres arrangent les choses pour que ça nous convienne à nous, et jamais l’inverse… mais en ce qui m’concerne, faites comme bon vous chante.

     

    Le soir, nous en avons discuté. Sam était très calme, il avait travaillé sereinement tout l’après-midi, on buvait à présent du thé dans la pièce éclairée par la lampe, une douce intimité jaune qui nous pénétrait au point de nous attendrir et de nous amener à parler en toute quiétude avec une modulation à peine perceptible de nos voix…

    - Dis-moi, Sam…

    - Oui, boy, qu’est-ce qu’y a ?... encore un baiser, petit idiot ?

    - Oui, ça aussi… mais dis-moi…

    - Voyons, pas tout en même temps… quel petit idiot tu nous fais !...

    - Je t’aime tellement, Sam, faut plus que tu t’en ailles, hein, faut que tu restes pour qu’on soit toujours ensemble…

    - Mais bien sûr… ça y est, voilà que tu te remets à pleurer… monte donc la lumière et allume la lampe du bureau, t’es tout chose à cause de ce demi-jour… bien, quoi de neuf alors ?

    - T’as pensé à l’argent pour les déménageurs, demain ? Ça va nous coûter facilement deux ou trois florins.

    - T’as plus rien ?

    - Non, moi non… J’ai donné quatre florins à l’aut’ bonne femme, payé les cent grammes de saucisse, y me reste que trente-quatre cents.

    - Ça, c’est plutôt idiot… j’ai presque plus rien moi non plus, Bob Helmers est passé me voir, il m’a emprunté treize florins jusqu’à lundi…

    - Merde alors ! comment on va faire ?

    - T’as plus rien à mettre au clou ?

    - Rien si ce n’est la bague en or du Transvaal, tu t’rappelles, celle que Nellie a rapportée.

    - Ah, cette bricole ? Eh bien, apportons-la à la Gerard Doustraat.

    - Y pleut comme… y pleut comme vache qui pisse, on ira demain matin.

    - Non, ça serait trop tard, allez on y va…

    La pluie crécellait contre les vitres. Quand Sam sortait dans la journée, le soir venu, il entrait souvent dans de telles colères qu’il ne se contrôlait plus et qu’il me frappait. Lamentable.

    - Ouais, allons-y…

     

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    Pas un chat dans la rue. Sous le vent, les lumières blanches flageolaient, leurs faisceaux vacillaient dans les flaques sombres.

    - Tu vas en obtenir combien ?

    - Un rijksdaalder [1]… peut-être trente-cinq stuivers, ça dépend.

    - D’accord, maintenant écoute ce que je vais faire. Un petit calcul : imaginons que t’obtiennes un rijksdaalder pour la bague, y m’reste une quinzaine de stuivers, toi sept, on gage ma montre, elle vaut un rijksdaalder, mais à la Marnixstraat, j’en obtiendrai trois florins…

    - Y pleut à seaux, on va pas y aller, j’me les gèle, on finira quand même par s’en sortir.

    - Si, on y va, ça fera dix stuivers vite gagnés, et c’est pas si loin que ça, bon la pluie, euh, la pluie… je t’accompagne, ça t’suffit pas ?

    Sa subtile flatterie m’a fait me sentir tout chose, sa voix m’a caressé tout au fond de moi.

    - D’accord, allons-y.

     

    Pour la bague, on a obtenu 1 ƒ 75 et Sam, plein d’insolence et fulminant tout à coup, exigea que le prêteur sur gage lui rende sa montre.

    Puis, arpentant toujours sous la flotte le quartier De Pijp, on a emprunté le sombre Stadhouderskade.

    Sur le ciel noir pluie se détachaient les lueurs des becs à gaz, or pâle, mais tout le reste était mouillé et noir. Le vent avait chassé tout le monde des bords du canal, le noircissant plus encore, d’autant que plus aucun tramway ne passait.

    - Sam…

    - Oui, boy

    - Putain… quelle trotte, hein ?

    Il a pris ma main froide dans la sienne, l’a serrée au chaud et au sec dans la sienne… lui gardait toujours les mains dans ses poches. Épaule contre épaule, on a poursuivi notre chemin, courbés face au vent.

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudLa Leidscheplein, lumière molle, éclats de lumière, l’incessant sourire scintillant des lampes à incandescence, les mèches blanches, le calme rire macabre bleu pâle des globes suspendus, que le vent balançait, leur rictus bleu-blanc.

    Les passants pressés, surgissant d’un coin d’ombre pour perforer la lumière et disparaître dans une autre obscurité. Sam lâcha ma main sur la place qu’on s’empressa de traverser, puis on obliqua dans le trou noir encadré par le blanc Hôtel Américain et le théâtre municipal rouge. La Marnixstraat, noire tavelée de jaune, le silence après les bruits de la place, les arbres dépouillés s’égouttant au-dessus de nos têtes ; le mur lumineux de la sucrerie qu’accusait plus encore la nuit, le pan de noir derrière, spectral.

    - Bigre ! cette ville, c’est une bête mal fichue…

    - Écris un poème là-dessus…

    Toujours sous la pluie, Sam ne reprenait pas ma main. Le vent s’emportait plus encore, les flammes des réverbères oscillant convulsivement, d’un jaune éphémère et fantomatique sur les murs ruisselants, ou ployant sous l’obscurité du vent. Ma cape-manteau se faisait lourde sur mes épaules ; je fus gagné par l’impression que je marchais sans savoir où j’allais.

    Jusqu’à ce qu’enfin, on arrive.

    - Combien vous en voulez ?

    - Trois florins.

    - Trois florins, pour cette babiole ? Trente-cinq stuivers

    - Non, trois florins. C’est ce qu’on m’a donné la dernière fois.

    - La dernière fois, c’est pas aujourd’hui… oui ou non ?

    - Ouais, c’est bon, donnez-moi ça…

     

    Retour en pleine pluie battante et bruissante, qui tombait, tombait sans relâche. Mais avec à présent le vent dans le dos. Rebroussant ce long chemin.

    J’éprouvais un tel mal de rue, de nouveau cette sensation de marcher sans savoir où j’allais, le palais turgide et poisseux, la pesanteur du chapeau sur ma tête, lui aussi transpercé par la pluie…

    - Tu savais que la Marnixstraat était si longue ?

    - Ouais, pas toi ?... tu l’as pourtant empruntée assez souvent.

     

    De nouveau la Leidscheplein, aux lumières disgracieuses, aux disgracieux éclats lumineux ; de nouveau, sous le vent, le vacillement bleu pâle des globes blancs grimaçants.

    - Joop, boy, des fois, c’est mal fichu la vie… t’es fâché ?

    - Non… c’est idiot, hein, toute cette trotte pour à peu près rien… on n’a toujours pas de quoi s’en sortir… et voilà qu’il est déjà huit heures et demie.

    - C’est pas grave… quand on s’ra rentrés, t’auras qu’à te coucher, moi j’irai voir Siep Reesink, il aura sûrement un petit quelque chose pour nous…

    - Ouais… je suis crevé…

    - Rapproche-toi, c’est beaucoup plus agréable de marcher tout près l’un de l’autre, non ?... tu veux que je dorme avec toi cette nuit ?

    - Non, j’préfère pas…  j’pourrais pas du tout fermer l’œil…

    - Tiens, Joop, écoute un peu cette blague. Ce matin, à la polyclinique, une femme atteinte de tuberculose, elle voulait pas se déshabiller parce que j’étais là, elle exigeait que j’m’en aille… professeur Pel furieux… elle croyait que j’étais un nègre…

    - Nom de Dieu de bon Dieu !...

    Je marchais tout près de Sam, sentais tous les mouvements de son corps. Une chaude intimité qui me requinqua tout à fait, nous étions deux choses autonomes sous le fouet glacé de la pluie qui ne nous importunait plus.

    On arriva à la maison, allègres, nous sentant bien.

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    La Leidseplein vers 1904

     

    Sam alluma la grande lampe, je me dépouillai de mon accoutrement gorgé d’eau et m’avachis paresseusement dans mon fauteuil.

    - Va te coucher… Joop, moi j’passe chez Siep, si j’arrive trop tard, il sera au café Pan.

    - Tu veux aller chez lui à cette heure ?

    - Ouais, il bosse jusqu’à des dix heures, mais ça tu l’sais.

    - Oui… c’était juste pour dire quelque chose.

    - Petit idiot… va plutôt te coucher.

    - Tu restes un peu à côté de moi ?

    - Voyons, ne traîne pas, autrement, demain, tu seras pas frais.

    Je me suis abandonné à la chaleur du lit, la lampe à huile baissée, une faible lueur sombre ouatant les objets aux contours indistincts. Sur la chaise, mon écharpe... mes yeux se sont posés dessus, j’ai pris peur.

    - Sam, s’il te plaît, ôte-moi cette écharpe de là… oui… comme ça… c’est bien comme ça… Sam, dis-moi, est-ce que je suis vraiment différent des autres ?

    - Oui, un peu… mais c’est pas le moment de parler de ça.

    - Si, parlons-en un peu… tu m’aimes beaucoup ?

    - J’ai pas besoin de le dire, tu le sais.

    - Autant que moi je t’aime ?...

    - Tu vas pas me resservir ton questionnaire, hein ?... je te répondrai pas… c’est toujours la même chose.

    - Si, redis-le-moi encore une fois… autant que moi ?

    - Non…tu le sais déjà. Bon, je te le redis encore… mais c’est la dernière fois. Toi, tu m’aimes positivement, et parfois t’aimes bien que je couche avec toi, moi je t’aime beaucoup… mais autrement… ce que tu veux, ça me va, mais c’est quelque chose que je ne te demanderai jamais, tu le sais très bien…

    - Oui…

    - Et tu vois, il t’arrive aussi d’aimer d’autres garçons, alors que moi, je ne veux pas vivre ça avec quelqu’un d’autre…

    - Non… juste avec moi…

    - Oui… un jour, je vais me marier, vraiment, tout bonnement me marier, signer un acte de mariage en bonne et due forme …

    - Voyons… ça sera alors fini pour de bon entre nous ?

    - Bon Dieu ! tu vas pas faire ton pathétique ! Si c’est comme ça, j’y vais…

    La lueur jaune s’éteignit, l’obscurité humide me submergea…

    - Sam…

    - Ouais…

    - À plus tard…

    - À plus tard… traîne pas pour dormir… tu sais bien que si je vais au café avec Siep, je serai pas rentré de bonne heure…

     

    Porte refermée. Ses pas rompirent le bruit égal de la pluie… jusqu’à ce qu’il se fût éloigné et que ne subsistât plus que l’obscurité ouatée… sans plus aucun bruit.

    Fin réveillé dans le lit chaud, moite, à l’écoute. Mais pas le moindre bruit hormis le bruissement de la pluie, en rien une chose qui se laisse écouter, car c’était comme le silence, égal et absolument assourdi. Encore une fois, j’ai tendu l’oreille pour percevoir quelque chose qui n’était pas là, jusqu’à ce qu’une douleur me cisaille les yeux à force d’être à l’affut, de fixer le bruissant silence vide et égal de la pluie. Dans ma tête, douleur brasillante, acérée à blanc, alors qu’il n’y avait rien à entendre. Mes yeux me faisaient mal… mes mains paralysées dans la moiteur… dans le silence noir, quelque chose bouge… du noir dans le noir… une chaleur noire… là sur ma poitrine… quelque chose d’autre qui bouge… encore… et encore… jusqu’à ce que le submergeant silence nocturne bouge… invisible, mais noir soyeux, velouteux. Laissant un goût doucereux dans ma bouche... tandis que j’étais incapable de bouger.

     

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    Lettre ouverte de De Haan au sujet de la polémique provoquée par son livre

     

    Une peur noire pesait sur moi… tout à coup, j’ai bondi du lit, les pieds encore chauds de sommeil sur le fin linoléum glacé. Ce contact a brisé l’envoûtement noir… peu à peu quelque chose s’est mis à enfler dans mes oreilles, une sorte de bulle de boue noire qui éclatait. Ai entendu la pluie, un chien aboyer. Calme et revigoré, je me tenais à côté du lit moite aux couvertures rejetées à coups de pied. Une sensation agréable a parcouru mon dos avant de s’étendre au bas de mon corps. Je n’avais plus envie de me recoucher. Allongé sur le tapis, j’ai observé l’obscurité de la pièce, ne sentant rien, ne pensant à rien, sans avoir sommeil, sans fatigue ; toutes les demi-heures, j’entendais distinctement les cloches sonner, jusqu’à une heure et demie. C’est alors qu’avant deux heures, Sam est rentré.

    - Bonjour Sam… bonjour…

    - Quoi… bonjour… t’es où ?

    - Je suis…

    - T’es pas dans ton lit ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

    - Eh bien, je suis allongé par terre, c’est agréable tu sais… j’arrive pas à dormir, j’avais trop chaud dans mon lit.

    Sam a allumé sa lanterne. Un délicat rayon jaune a jailli dans l’obscurité vaseuse.

    - Tu ferais quand même mieux de te coucher…

    - Vas-y, toi, j’ai pas du tout sommeil, je suis juste bien, là, si jamais j’ai sommeil, je me coucherai.

    - Mais tu sais quelle heure il est ?

    - Oui, presque deux heures…

    - Ouais, bon, mais faut qu’on s’lève tôt… au fait, j’ai du fric, dix florins… allez va te coucher.

    - Sam, viens t’coucher avec moi.

    - Tiens, c’est nouveau ça, tu viens de m’dire que tu voulais pas aller au lit… t’es vraiment un p’tit idiot aujourd’hui.

    - Non, pas cette fois… allez, viens, j’suis déjà couché, j’enlève tout… tu viens ?

    - Oui, j’arrive, espèce de p’tit idiot…

    - Ça fait rien, c’est toi-même qui l’as dit, que je pouvais faire les choses à ma guise.

    - J’dis pas le contraire, c’est pareil pour moi, mais là je préfère pas.

    - Allez, voyons…

     

    Dans ses bras, j’étais couché – tremblant un peu –, collé contre lui, un frisson rose a couru sous ma peau chaude…

    - Sam, on ne fait rien de mal, hein ?... je n’aime que toi.

    - Non, bien sûr, c’est rien… t’es un bon p’tit boy

    - Sam, t’es vraiment aussi laid que les gens le disent ?

    - Oh là là, encore plus moche que ça…

    - Et moi je t’aime tant, je t’aime tellement !

    Puis, soudain, sans savoir pourquoi, je me suis mis à pleurer, me serrant contre lui, secoué de violents sanglots…

    - Qu’est-ce qu’y a encore ?

    - Rien, je sais pas… j’suis tellement fatigué… complètement à plat…

    Passant sur lui, j’ai de nouveau quitté le lit.

    - Qu’est-ce que tu vas faire ?

    - Je m’rhabille, j’ai tellement froid.

    - Joop, qu’est-ce qu’on va faire de toi ? T’es un beau, un chouette gars, mais t’as cette émotivité qui gâche tout. Demain, tu vas encore être complètement sur les nerfs.

    - Peut-être pas… allez, il est temps de dormir.

    Abattus, habités d’un profond chagrin par ma faute, on s’est endormis. Un coq a lancé un cocorico puis d’autres sans s’arrêter, un chant aigu et rouge à travers le bruissement noir de la pluie.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    [1] Le rijksdaalder ou rixdale, en français, pièce d’une valeur de 2 ƒ 50.

     

    parole à des contemporains de Jacob Israël de Haan

    dont son assassin  (en anglais/néerlandais) 

    lien du documentaire dans son intégralité

     

     

     

     

  • Ménage à deux (3)

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    Pijpelijntjes de Jacob Israël de Haan

    Ménage à deux (Pijpelijntjes) 

    Chapitre 3. Une journée à battre le pavé

     

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoud

     

    Lorsque je me suis réveillé, la lumière hésitante du matin de fin d’automne crépusculait dans la pièce, mais l’alcôve était encore plongée dans le noir, une profonde obscurité. Sam était assis sur mon lit.

    - Joop, allez, lève-toi…

    - Tu m’as parlé ?

    - Oui, faut qu’on y aille, tu sais quelle heure il est ?

    - Non… tôt j’imagine… les déménageurs sont déjà là ?… il pleut toujours des cordes ?

    - Et pas qu’un peu… un déluge, écoute… allez, secoue-toi…  il est neuf heures et demie passées, je t’ai laissé dormir le plus possible, mais là, il est temps d’émerger…. tout est déjà empaqueté.

    - D’accord, je me dépêche…

     

    Au milieu du fourbi, on a mangé sur le pouce sans même s’asseoir. Il pleuvait en effet, et plus fort encore qu’hier, mais le jour diffusait une lumière d’un blanc clair au lieu du gris sale des jours précédents ; les hautes façades reluisaient de propreté dans la lumière trempée du soleil. Ceci sans soleil.

    - Regarde, Sam, une drôle de lumière blanche, on dirait que tout a été lessivé… c’est fou, hein, qu’avec une lumière comme ça, il puisse pleuvoir à verse.

    - Ouais, je préfèrerais qu’y pleuve pas... tiens, v’là les déménageurs… tu comptes passer chez la Chopine ?

    - Tant qu’on y est, allons lui dire au revoir… après tout, elle a pas été si mauvaise… je vais l’appeler… Mademoiselle Bont !…

    - Oui, m’sieur…

    - Ça y est, mademoiselle, on y va. On vous doit encore quelque chose ?

    - Non, m’sieur Sam a tout réglé.

    - Dans ce cas, on y va… au revoir Mademoiselle…

    - Au revoir, messieurs, j’espère que vous trouverez un bon toit.

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudOn s’est empressés de descendre la rue, emplis d’une joie légère et blanche malgré le temps épouvantable et sans savoir d’où venait ce bonheur. Progressant côte à côte, les déménageurs nous précédaient, un grand gaillard et un petit gars tout en os.

    On a longé le Sarphatipark d’un brun dégoulinant sous un timide rayon blanc aqueux.

    - C’est marrant, cette pluie, hein ?

    - Oui, c’est différent d’hier, on dirait que tout a pris une autre apparence… j’ai vraiment bien dormi, et toi, tu t’es levé tôt ?

    - Pas trop mal, vers huit heures, je t’ai laissé dormir.

    - Tu vas voir, c’est une très belle chambre, et une ravissante alcôve, tu pourrais résilier ton bail chez Mlle Kater… après tout, ça fait un moment que t’es avec moi… combien de temps déjà ?

    - Voyons voir… à peu près quatre mois. Mais mieux vaut que je garde ma chambre, on ne sait jamais… et la Kater, sans mon loyer, elle s’en sortirait pas.

    - Ouais, mais c’est juste dommage de gaspiller des sous.

     

    La Govert Flinkstraat – mais ce gris, ce froid grisâtre, où ne filtrait aucun rayon pluvieux blanc, rue étroite, oppressante.

    - C’est quel numéro déjà, m’sieur ?

    - Le 254, au premier.

    Un instant, ils s’immobilisèrent, le petit assis sur le brancard mouillé, le grand appuyé contre la charrette. Trempée de pluie, la bâche luisait, montrant çà et là, à sa surface, des fossettes d’eau.

    - Diable ! on est repartis Dries… numéro 354, ça nous fait bien encore 25 immeubles.

    Notre joie blanche percée d’un rayon pluvieux se fana, grisâtre et froide résignation dans l’étroite rue.

    - Nous y v’là, messieurs, elle fait son poids, la bête, hein…

    Le petit, de nouveau assis sur le brancard de crainte que la charrette ne bascule en arrière, le grand s’activant sous la bâche noire trempée, à la recherche des cordes et de son bric-à-brac de caisse à outils. J’ai tiré sur la cloche. Aucun tintement. Une longue attente, j’ai tiré une deuxième fois, un grelottement irrité a désagrégé le silencieux bruissement de la pluie… pas de réponse. Sam a levé les yeux…

    - Bon Dieu ! Joop, ce logement est vide.

    - Vide ? t’es pas tombé sur la tête des fois ?

    - Vois par toi-même.

    M’étant reculé, l’occiput dans la nuque, j’ai regardé… les lieux n’étaient pas habités. Fenêtres orphelines de leurs rideaux, bayant aux corneilles, pas une âme à voir.

    - Ça alors, j’y comprends rien… on est bien au 254, regarde.

    - Ben, ça m’en a tout l’air… moi j’comprends, ta bonne femme s’est tirée avec ton fric.

    Les fesses sur le brancard, les porte-faix restaient impassibles, glaviottant des crachats de tabac brun.

    - J’y pige que dalle… je sonne au deuxième.

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudPar la fenêtre, la femme du deuxième, blouse d’un blanc douteux, cheveux en bataille.

    - Ça va pas d’tirer comme ça sur la cloche ?

    - Madame, on va au premier…

    - Ben n’avez qu’à sonner au premier.

    - Y a personne, on a loué la chambre du fond avec l’alcôve, et la bonne femme s’est tirée avec notre caution…

    - Bondiou, si elle a pris la poud’ d’escampette avec vot’ caution, faut pas laisser passer ça… allez voir à la Ferdinand Bolstraat… quelle arsouille celle-là, met’ les bouts avec vos sous…

    En face, une femme à la fenêtre du premier, sortant du sous-sol un vieux cordonnier, le visage ravagé de rides, dur d’oreille.

    - Qu’est-ce vous avez à crier comme ça par la f’nêtre ?... ça fait cinq minutes que ça dure, ce barouf… y a quèqu’ chose ?

    - C’est la pouilleuse du premier, s’est barrée avec quatre florins de ces messieurs.

    - Eh ben, eh ben, celle avec la gosse au dos r’troussé, si j’puis dire ?

    - Vous pouvez tout simplement dire la p’tite bossue, ouais.

    La femme à la fenêtre d’en face fait des gestes qui expriment de l’étonnement ; n’interceptant pas le moindre mot, l’oreille dure retourne dans sa tanière. Trempés, la charrette et les deux gars entourés par des badauds qui se demandent ce qu’il se passe… la femme du deuxième répond : police.

    - Vous pouvez pas rester ici.

    - Vous savez où on pourrait aller ?

    - Comment voulez-vous que j’le sache, j’ai rien à voir avec tout ça, moi, j’sais juste qu’y vous faut décaniller.

    Les badauds se resserrent autour de nous, tous noirs sous la pluie… de douteux parapluies ouverts dégoulinant sur les autres personnes, ce qui déclenche des disputes. Deux garçons en viennent aux mains, peu à peu la pluie s’intensifie.

    - Messieurs-dames, laissez l’passage, circulez, et vous deux-là avec vot’charrette, dégagez-moi le passage.

    - Nous, on n’a pas à dégager, on a été embauchés par l’monsieur en noir, on doit y aller m’sieur ?

    Sam, d’une voix déterminée :

    - Ouais, allons-y, on rentre à l’Ostadestraat.

    L’encombrante charrette noire écarte la grappe de gobe-mouches mouillés, et nous voici repartis, trempés jusqu’à la moelle.

    - Tu rebrousses chemin ?

    - Ouais, voir la Chopine, je te parie qu’elle a pas déménagé, on va décharger notre attirail en attendant de voir ce qu’on va faire, p’t-être qu’on pourra garder notre chambre.

    Les deux gars nous précèdent tranquillement en sifflotant un air, ils se marrent à cause de la situation, ils font une bonne journée.

     

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    À l’une des fenêtres de ce qui était encore notre chambre ce matin, la Chopine suspendait des rideaux en dentelle.

    - Qu’est-ce que je t’avais dit – elle a pris un autre locataire.

    - J’aurais pas cru ça de sa part.

    - Moi, si.

    Placide en apparence, la Chopine descendit de l’escabeau, recula dans la pièce, regarda si les rideaux tombaient bien. Elle n’ouvrit pas.

    - Alors, t’en dis quoi ? Voilà ce que ça donne, quand on fait tout pour arranger les choses.

    Flegmatiques, les deux gars s’étaient rassis sur le brancard, glaviottant de la salive brune, se laissant mouiller encore plus.

    - Mademoiselle Bont… mademoiselle Bont !...

    L’une des fenêtres s’ouvre.

    - Fichtre ! vous r’voilà m’sieur Sam ? Et vous aussi, m’sieur Driesse ? Quelle flotte, hein ?

    - Ouais, on vient justement s’mettre à l’abri chez vous.

    - S’mettre à l’abri chez moi ? Pourquoi ça ? Z’aviez pas loué aut’ chose ?

    - Si, mais bon, ouvrez-nous mademoiselle Bont, on va êt’ trempés comme des canards, on revient chez vous… à ce qu’on voit, vous déménagez pas, hein ? t’en dis quoi Sam ?

    - Non, j’pars pas, j’avais t’y pas refermé la porte sur vous qu’le facteur m’a apporté une lettre qui dit que finalement j’peux pas entrer en condition.

    - Eh ben, dans c’cas, rien nous empêche de revenir chez vous.

    - Si car y’a un monsieur qui vient par hasard de passer, y cherchait une chambre et je la lui ai louée…

    - On en arriv’rait presque à la croire… Joop, tu la crois ?

    - Qu’vous m’croyez ou pas… j’m’en fiche de ce que vous croyez.

    - Ben Sam, c’est possible après tout, Mlle Bont ne va quand même pas oser nous mentir…

    - Ah ! heureuse d’vous l’entend’e dire.

    - Si quelqu’un d’autre a loué, on peut rien y faire, c’est clair, mais on peut quand même

    laisser nos affaires chez vous pendant tout ce temps, hein ?

    Fenêtre refermée, la Chopine disparue.

    - Tu vas voir, on va tout stocker chez elle.

    Mais porte close, hermétiquement fermée. Impassibles, fesses sur le brancard, les deux gars continuent de chiquer sous la pluie toujours plus battante. Des collégiens sortent de deux écoles voisines en poussant de grands rires, une cacophonie qui envahit la rue. Il est onze heures et demie. On est plantés là comme des idiots devant la porte close, la Chopine reprenant sa tâche comme si de rien n’était.

    C’est alors que Sam tranche la question :

    - On n’a pas l’choix, Joop, faut qu’on trouve un toit aujourd’hui avec tout notre barda, va falloir traîner tout ça jusqu’à c’qu’on trouve quèq’chose.

    - Ouais… j’suis déjà tellement fatigué…

    - Allez, ça va s’arranger… dites-moi les gars, j’vous dois combien ?

    - Vous voulez nous payer ? Vous voulez pas qu’on vous aide ?

    - Non, dites-moi juste combien j’vous dois.

    Les deux de se concerter en vitesse en échangeant un clin d’œil, et le petit, tout rouge, de dire :

    - Eh ben, m’sieur, comme on a marché deux ou trois heures sous la pluie, on pensait à un rijksdaalder par bonhomme.

    - C’est d’accord et je vous donne un florin en sus pour la charrette qu’on doit garder jusqu’à c’soir.

    - La charrette ? C’est qu’on faisons jamais ça.

    - Pour une fois, vous allez l’faire… vous inquiétez pas, on va pas aller guincher avec.

     

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    Les deux une fois partis, on reste là, perdus, confus, livrés à nous-mêmes, dans le halo toujours crépusculaire de la rue gris pâle.

    - Y a plus qu’à y aller.

    Et, sous la pluie, Sam pousse la charrette dont les roues couinent.

    - Chacun son tour… on va d’abord passer par la Jan van der Heijdestraat… et pendant que je pousse, tu sonnes chez les gens, et quand tu pousseras, c’est moi qui sonnerai…

    L’Ostadestaat une fois remontée jusqu’au niveau du Ruysdaelkade, on s’engage bientôt dans la Jan van der Heydestraat.

    - Tu veux que j’te remplace ?

    - Non, regarde si tu vois des chambres à louer…

    - Ouais, arrête-toi… j’vais voir là.

     

    Une femme chétive et maigre, deux marmots pâlots, asthmatiques, une turne exiguë.

    - Moi, vous voyez, j’préfère une dame que deux monssieurs… quand vous penseriez venir ?

    - Ce soir, si possible.

    - Non, m’sieur, c’est pas possible… j’prends pas des gens comme ça qui sortent de la rue… vous avez encore une chambre à vous, j’imagine ?

    - Oh, bien sûr, madame.

    - Eh ben, faudra donner vot’ préavis avant d’déménager, vous voyez, m’sieur, j’y tiens, j’veux bien la louer, mais pas comme ça…

     

    Jusqu’à deux heures et demie de l’après-midi, on s’est traînés de rue en rue, Sam poussant la charrette. Vidés, le visage blafard de n’avoir rien mangé, on est allés se sustenter au Volksbond[1] d’un sandwich au fromage et d’un café chaud. D’abord Sam pendant que je restais dehors près de nos affaires, pour que la charrette ne bascule pas, puis on a inversé les rôles, après quoi on s’est retrouvés dehors tous les deux sous la pluie incessante, poussant le chargement sans pouvoir nous abriter.

     

    Quatre heures et demie. La pluie battante a cessé pour laisser place à un crachin brouillardeux. D’un jaune rougeâtre vaporeux, les réverbères sont déjà allumés ; les vitrines des boutiques renvoient un reflet jaune. Je suis fatigué, abattu, je n’en peux plus si bien que je me mets à pleurer en pleine rue à gros sanglots convulsifs…

    - Allons, Joop, fais pas l’idiot. On dirait que t’as 12 ans et pas 22… on va traverser la Ceintuurbaan et emprunter le bout de la Sint-Willibrordstraat jusqu’à l’Amsteldijk… on trouvera p’t-être quèque chose là-bas…

    Reprenant du poil de la bête, je l’aide à pousser tout en cherchant des yeux s’il y a des chambres à louer.

    Mais rien. Puis, dans la Sint-Willibrordstraat… là il y a une annonce… au numéro 29… chambres meublées à louer.

    - Bon Dieu ! Sam, v’là quèque chose et, galvanisé : tu vas voir, celle-là, elle est pour nous… tu veux qu’je sonne ou tu t’en charges ?

    - À toi le plaisir…

     

    jacob israël de haan,roman,pays-bas,homosexualité,aletrino,georges eekhoudUne fillette pâlotte aux plissures ombrées autour de la bouche… un bonnet bleu, une cape.

    - Ta maman est là, ma p’tite ?

    - Ma maman, elle est morte… j’vais appeler tata… tata !… tata !… y a un monsieur qui veut t’voir.

    - Fais-le entrer dans l’couloir… j’arrive.

    Quelle chance d’être au sec ! Tata arrive, une petite femme aux cheveux noirs dont certains grisonnent déjà, louchant un peu d’un œil…

    - Va donc à l’école du soir, Toos… b’soir m’sieur…. excusez-moi d’vous avoir fait attendre, j’peux vous aider ?

    - J’aimerais voir la chambre.

    - Ah, m’sieur, bien sûr… c’est une pièce qui donne derrière, avec une alcôve… mais si vous préférez, j’ai aussi une chambre qui donne devant.

    - J’veux bien voir.

    Elle et moi avançons ; du fond d’un demi-sous-sol montent les aboiements aigus d’un chiot, bientôt rageusement couverts par ceux d’un gros chien.

    - Silence Hec… chuut Zus… An, retiens-les… ce sont nos chiens, mais vous n’aurez pas à vous en plaindre, ils ne montent jamais.

    - Oh, mais vous savez, j’aime les chiens…

     

    La chambre est grande et aérée.

    - C’est combien ?

    - Dix-huit florins pour vous deux, c’est le prix normal.

    - Vous voulez un acompte ?

    - J’laisse ça à vot’ discrétion.

    - Eh bien, je vais vous payer une semaine à l’avance.

    - Et vous pensez vous installer quand ça ?

    - Tout de suite.

    - Tout de suite ?...

    - En effet, madame, vous allez trouver ça bizarre, mais c’matin, quand on a appelé notre logeuse, on a rien trouvé qu’une lettre qui disait qu’elle était partie avec son commensal et qu’elle avait laissé ses affaires pour payer ses dettes.

    - Ça alors, c’est une honte…

    - Vous comprenez, on s’est retrouvés à la rue…

     

    Heureux d’avoir un nouveau toit, je crie par la porte :

    - Sam, je la prends, amène not’ bazar.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    [1] Créé en 1875, le Volksbond était à l’origine un organisme créé pour lutter contre l’alcoolisme dans les couches populaires. En 1897, il se mit à exploiter des cafés dans la capitale hollandaise.

     

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    la tombe de J.I. de Haan (Jérusalem)

     

     

     

  • «Je n’écris pas, je gueule !»

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    Premiers pas en compagnie de Fritz Vanderpyl

     

     

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    En plein été 1920, T. S. Eliot dîne dans un restaurant parisien. En quelques coups de crayons, le poète croque la scène qu’il adresse le 22 août au romancier britannique Sydney Schiff. Cette esquisse montre un garçon moustachu, plateau à la main, qui vient sans doute prendre une commande auprès de quatre messieurs attablés, en pleine discussion, tous portant un couvre-chef. Au-dessus de chaque chapeau, le futur prix Nobel a inscrit les initiales de son propriétaire, soit, de droite à gauche : T.S.E pour Thomas Stearns Eliot ; J.J. pour un James Joyce affublé de lunettes ovales ; W.L. pour Wyndham Lewis et F.V. pour un homme à la barbe hérissée de sanglier, qui, tenant le crachoir en agitant les bras, semble déconcerter le serveur : Fritz Vanderpyl. « We dined with Joyce in Paris, écrit Eliot à son correspondant, as you will I am sure be interested to know. Fritz Vanderpyl, a friend of Pound and myself, was also present, and I enclose a sketch (by me) of the party. » Un ami d’Ezra Pound, ce Fritz ? Les Cantos mentionnent en effet le personnage : « Beer-bottle on the statue’s pediment ! / That, Fritz, is the era, to-day against the past, / ‘‘Contemporary.’’ And the passion endures. / Against their action, aromas. Rooms, against chronicles. » (Canto VII, 48-51) Et : « Fritz still roaring at treize rue Gay de Lussac / with his stone head still on the balcony ? »  (Canto LXXX, 590-591).

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    James Joyce chez Hermine et Fritz Vanderpyl

     

    À l’époque en question, Vanderpyl est français, nationalité acquise en 1915 pour avoir servi la France, au sein de la Légion étrangère, contre le Boche. Et il habite bien au 13, rue Gay-Lussac (Ve arrondissement), adresse où il passera plus d’un demi-siècle avec Hermine, l’Arlésienne qu’il a épousée en 1912. Au fil du temps, leur logement cossu s’est transformé en un musée abritant quelques œuvres des artistes parmi les plus célèbres de l’époque, dont maints portraits de l’occupant des lieux. Il faut dire que « le gros Fritz » a fréquenté maints sculpteurs ainsi que tous les manieurs de pinceaux que comptait la France entre 1900 et 1965, année de sa mort à l’âge de 88 ans.

    fritz vanderpyl,guillaume apollinaire,peinture,arts,paris,littÉrature,pays-bas,hollande,france,lÉgion ÉtrangÈre,valminck,picasso,andrÉ derain,guerre,vaucluseConnu comme le loup blanc dans la capitale, célèbre de la Closerie des Lilas au Deux-Magots, il fait partie durant l’entre-deux-guerres des critiques d’art et culinaires les plus réputés. Écrivain aujourd’hui totalement oublié, il n’a pas moins marqué son temps par son enjouée et fougueuse personnalité : « Je n’écris pas, je gueule ! », ne redoutant pas de faire à l’occasion le coup de poing.

    Son premier titre, intitulé Van geluk dat waan is, voit le jour à La Haye en 1899 ; de ce recueil de poésie, Jeanne Reyneke van Stuwe, femme de lettres qui s’apprêtait à épouser le célèbre poète Willem Kloos, dira : « C’est plein de bonnes intentions, mais en tant qu’ensemble, je crois que ça n’a pas grande valeur artistique. » Un autre critique, Albert Rehm, noircit dix pages pour descendre en flamme ce « bonheur qui n’est qu’illusion... »

    La Haye, c’est tout simplement la ville où est né le 27 août 1876 notre gourmet en herbe sous le nom Frits René van der Pijl. À l’époque où il entre en littérature, le Hollandais quitte en réalité son pays où il ne reviendra jamais vivre. Des différends avec son milieu bourgeois catholique l’ont persuadé de tenter sa chance à Paris ; ses déceptions amoureuses et l’accueil glacial que ses vers ont reçu ne sont sans doute pas non plus étrangers à ce choix.

    fritz vanderpyl,guillaume apollinaire,peinture,arts,paris,littÉrature,pays-bas,hollande,france,lÉgion ÉtrangÈre,valminck,picasso,andrÉ derain,guerre,vaucluseLes premiers temps, il mène une existence précaire, dormant quelque fois sous les ponts. En guise de gagne-pain, il va même jusqu’à se risquer à visser des boulons, perché sur le flanc d’un pilier de la tour Eiffel. Bientôt toutefois, grâce à sa connaissance des langues, il se fait guide pour les touristes étrangers, en particulier au Louvre. Le roman Le Guide égaré (1939) nous replonge dans les vagabondages du polyglotte. Un beau jour, il passe ainsi quelques heures avec un client répondant au nom de Jack London ; son témoignage sur le fécond prosateur américain semble être le seul conservé relativement au bref séjour de ce dernier à Paris.

    Parallèlement, Fritz noue très vite des liens dans les cercles artistiques. Dès 1903, commençant à faire sienne la langue française, il donne à la revue parisienne L’Œuvre d’art international quelques articles sur les lettres néerlandaise. En 1907, « L’Abbaye », éphémère phalanstère d’artistes fondé par le poète Charles Vildrac et Georges Duhamel, publie du Néerlandais le recueil Les Saisons douloureuses. À la même époque, son nom apparaît, à côté de celui d’Apollinaire, sur la couverture du périodique en vue Vers et Prose. Le journal inédit de Vanderpyl nous conduit d’ailleurs à bien des reprises tant dans les brasseries que fréquente l’auteur d’Alcools qu’à la table de ce dernier, lequel, dans sa bibliothèque, possède deux ouvrages de Fritz : l’essai sur la peinture Six promenades au Louvre. De Giotto à Puvis de Chavannes (1913) et le poème multilingue Mon chant de guerre (1917). Dans l’entourage d’Apollinaire évolue Arthur Honneger. En 1917, ce dernier compose Nature morte pour voix et piano sur un poème de Vanderpyl. Ce que l’on peut découvrir en juillet 1919 dans le deuxième et dernier numéro de L’Arbitraire, revue créée le mois précédent par Vanderpyl et à laquelle collaborent par exemple son ami Guy-Charles Cros et feu Apollinaire. Les péripéties de la vie d’un jeune artiste étranger dans le Paris de la Belle Époque, le Haguenois nous en fournit maintes impressions dans le roman Marsden Stanton à Paris qui paraît en quatre livraisons dans le Mercure de France (1916).

    fritz vanderpyl,guillaume apollinaire,peinture,arts,paris,littÉrature,pays-bas,hollande,france,lÉgion ÉtrangÈre,valminck,picasso,andrÉ derain,guerre,vaucluseAyant ainsi fait ses armes tant au sein des troupes françaises que dans des revues et sur le champ de bataille des Salons de peinture et de sculpture, Fritz ne va dès lors plus cesser d’arpenter les trottoirs parisiens pour rendre compte dans la presse de toutes sortes d’expositions. Dans Peintres de mon époque (1931), il réaffirme, sans concession, ses conceptions picturales en proposant un portrait de 16 artistes :  ses grands amis Maurice de Vlaminck et Maurice Derain, Picasso chez qui il lui arrivait de passer des vacances, Van Dongen bien sûr…

    En parfaite adéquation avec sa corpulence, son appétence des bonnes tables et sa connaissance des vins le conduisent à s’affirmer comme un pétulant critique gastronomique ; on le voit par exemple, en 1925, proposer une recette de filet de kangourou. L’écrivain béarnais Jacques Dyssord remet cependant en doute ses talents de cuisinier : « Nous sommes encombrés en ce moment d’un tas de types qui ne parlent que de cuisine, le Bien manger, recettes pour ceci, recettes pour cela. Eh ! bien, essayer d’en faire une, de leurs recettes. Il n’y a pas moyen. C’est de la saloperie. Il y a un type qui s’appelle Vanderpyl qui jaspine là-dessus dans le Petit Parisien. Eh ! bien ma femme a essayé de faire une de ses recettes. C’est pourtant une bonne cuisinière. Eh ! bien, ça n’a pas été possible. Ils inventent, ces gens-là. Ils vous montent le coup. Je vous dis, il n’y a pas moyen.* » De son coté, T. S. Eliot goûtait fort la chronique culinaire de Vanderpyl : « He wrote to Sydney Schiff on 3 April 1922, suggesting that he should meet Fritz Vanderpyl, a friend of his and Pound’s whom he had met on his visit to Joyce in 1920, because he was “an archimage in the arts of eating and drinking” and would be able to introduce Schiff to “good restaurants”. Eliot applauded Vanderpyl’s “very learned articles on Cuisine” in the Petit Parisien and expressed his desire to publish some of these articles in the UK. He was trying to grasp the attention of European artists and writers to contribute to The Criterion to add that necessary element of internationalism he desired for the review.** »

    Pendant la guerre 1939-1945, Vanderpyl continue de publier plus ou moins hebdomadairement sur ses sujets de prédilection. Cette collaboration à des journaux sous contrôle allemand, ainsi que la publication, en 1942, d’une brochure aux relents antisémites intitulée L’Art sans Patrie, un Mensonge. Le pinceau d’Israël, font qu’il figure, à la Libération, parmi les auteurs infréquentables sur la liste diffusée par le Comité National des Écrivains. Ainsi que le relate son ami Paul Léautaud, Vanderpyl connaît alors une période de vaches maigres. Le naturalisé se remet toutefois bientôt à publier. En 1950, il donne une bien mince anthologie : Poèmes. 1899-1950 ; en 1959, un troisième roman : De père inconnu. Il semble avoir poursuivi une activité de critique pour des périodiques réunissant essentiellement des hommes frappés par les foudres de l’épuration.

    Vanderpyl, F. Desnos, chez P. Léautaud, par F. Desnos

    fritz vanderpyl,guillaume apollinaire,peinture,arts,paris,littÉrature,pays-bas,hollande,france,lÉgion ÉtrangÈre,valminck,picasso,andrÉ derain,guerre,vaucluseDans un livre de souvenirs, le Hollandais Jean Schalekamp, non sans forcer le trait, évoque Fritz auquel il rend visite dans les années cinquante : « L’un des Néerlandais les plus singuliers et curieux qu’il m’ait été donné de rencontrer. […] Au sens strict, il était poète, écrivain et critique d’art de métier, en rien un Hollandais. Il ne se souvenait même plus du moindre mot de sa langue maternelle. Aussi étonnant cela puisse-t-il paraître, il parlait un français irréprochable mais toujours, au bout de près de soixante ans, avec un fort accent batave. […] C’était un replet octogénaire à la barbichette et la moustache blanches soignées, un personnage tout droit sorti de ce XIXe siècle à la fin duquel il avait gagné Paris pour ne plus jamais en repartir. […] Il était une figure de légende qui avait vécu à une époque de légende. Verlaine, Apollinaire, André Salmon, Max Jacob, Alfred Jarry, Picasso, Maurice de Vlaminck, Van Dongen, Juan Gris, Braque, Kisling, Chabaud, Foujita, les morts comme les vivants, il les avait tous connus, avait trinqué avec eux et refait le monde dans le bistrot du père Azon et dans d’autres cafés de Montmartre ou de Montparnasse. Les murs de son logement disparaissaient sous des tableaux et les portraits – cadre contre cadre – que ces artistes avaient faits de lui. Une valeur de plusieurs dizaines de millions, estimai-je. De derrière une petite pendule, il sorti un petit Kisling caché là car il ne le trouvait pas beau. Une pièce aux portraits, une pièce aux natures mortes et aux bouquets, une autre réservée aux fauvistes et aux surréalistes. Ainsi que quelques cubistes, même s’il ne les appréciait pas trop. Pendant des années, Picasso lui en avait voulu, racontait-il, car dans son livre Peintres de mon époque, il avait écrit à son sujet qu’il savait dessiner, mais quant à peindre… ‘‘Alors, tu fais toujours ton sale métier ?’’ lui avait lancé le maître il n’y avait pas si longtemps encore. ‘‘Je ne sais plus où les mettre, se plaignait-il, il y en a je ne sais combien au grenier. Je n’ai tout simplement plus de place ici.’’ J’aimerais bien, me suis-je dit, qu’il m’en donne quelques-uns, mais il n’est pas allé jusque-là.*** »

    Fritz Vanderpyl a été inhumé à l’Isle-sur-la-Sorgue. Le Vaucluse, où il séjournait régulièrement, lui tenait à cœur. Il retrouvait dans la région deux de ses grands amis, les peintres Auguste Chabaud et Jean-Marie Fage. À ce département, il a d’ailleurs consacré un livre (inédit). Il reste à découvrir d’autres écrits non publiés, en particulier son journal ainsi qu’un essai sur Rembrandt. (à suivre...)

     

    Daniel Cunin

     

     

    * Paul Léautaud, Journal littéraire, t. IV, p. 100, mardi 12 décembre 1922.

    ** Voir la thèse de Fadia Mereani, Gastronomy, culture, and religion in late T.S. Eliot, Middle Tennessee State University, 2017, p. 71.

    *** Dr. Freud heeft hier gewoond, Parijse kroniek jaren '50, Amsterdam, Arbeiderspers (coll. Privédomein), 1998, p. 196-197.

     

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    Fritz René Vanderpyl, peint par son ami Ferdinand Desnos

     

     

  • La sinistre Comédie

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    La sinistre Comédie

    ou Mahomet trop al Dante

     

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    Dante en exil, par Domenico Petarlini (vers 1865)

    Vicence, Museo Civico

     

     

    Toujours plus confinés, on ne sort plus guère. Heureusement, les Plats Pays littéraires nous offrent bien des occasions de sortir hors de nos gonds.

    On a eu les racistes anti-Rijneveld, les islamo-turco-erdoğanos anti-Gül, nous voici à présent en compagnie des néerlando-traductos pro-Mahomet qui éradiquent les passages qui ne leur paraissent « plus conformes avec notre époque » ! On sait que le cosmos est illimité, mais de là à imaginer que la bêtise devançait à ce point la NASA…

    PS1.jpgOn vient en effet, en terre néerlandophone, d’assister à un nouveau triomphe de cette bêtise. Dans « Mahomet », un article de 2006 (repris dans Littérature et politique, 2014), Philippe Sollers le redoutait : « Je note d’ailleurs que le pape actuel, Benoît XVI, vient de reparler de Dante avec une grande admiration, ce qui n’est peut-être pas raisonnable quand on sait que Dante, dans sa Divine Comédie, place Mahomet en Enfer. Vérifiez, c’est au chant XXVIII, dans le huitième cercle et la neuvième fosse qui accueillent, dans leurs supplices affreux, les semeurs de scandale et de schisme. Le pauvre Mahomet (Maometto) se présente comme un tonneau crevé, ombre éventrée ‘‘du menton jusqu’au trou qui pète’’ (c’est Dante qui parle, pas moi). Ses boyaux lui pendent entre les jambes, et on voit ses poumons et même ‘‘le sac qui fait la merde avec ce qu’on avale’’). Il s’ouvre sans cesse la poitrine, il se plaint d’être déchiré. Même sort pour Ali, gendre de Mahomet et quatrième calife. Ce Dante, impudemment célébré à Rome, est d’un sadisme effrayant et, compte tenu de l’œcuménisme officiel, il serait peut-être temps de le mettre à l’Index, voire d’expurger son livre. Une immense manifestation pour exiger qu’on le brûle solennellement me paraît inévitable. »

     

    PS3.jpgDe quoi s’agit-il au juste sous les cieux batavo-flamands ? Mahomet, Muḥammad, Mohammed, autrement dit Abū al-Qāsim Muḥammad ibn ʿAbd Allāh ibn ʿAbd al-Muṭṭalib ibn Hāshim ne doit plus figurer sous son nom dans L’Enfer de Dante. Il s’agit, pour l’obscur éditeur Blossom Books (Utrecht), de rendre les classiques « accessibles et agréables aux nouveaux lecteurs, notamment les plus jeunes. Il serait dommage que ceux-ci soient rebutés par le passage en question ». Lies Lavrijsen, la traductrice anversoise de l’œuvre du début du XIVe siècle, se justifie : « Mahomet n’a pas complètement disparu du texte ; j’ai supprimé trois vers dans lesquels il parle à Dante et dit entre autres qui il est, c’est tout. » Relevons que le livre annonce qu’elle raconte L’Enfer, plutôt qu’elle ne le traduit. 

     

    PS2.jpgCitons les vers 22-36 du chant XXVIII dans la traduction de Jacqueline Risset : « Jamais tonneau fuyant par sa barre ou sa douve / ne fut troué comme je vis une ombre, / ouverte du menton jusqu’au trou qui pète. / Ses boyaux pendaient entre ses jambes ; / on voyait les poumons, et le sac affreux / qui fabrique la merde avec ce qu’on avale. / Tandis que je m’attache tout entier à le voir, / il me regarde et s’ouvre la poitrine avec les mains, / disant : ‘‘Vois comme je me déchire : / vois Mahomet comme il est estropié. / Ali devant moi s’en va en pleurant, / la face fendue du menton à la houppe : / et tous les autres que tu vois ici / furent de leur vivant semeurs de scandale / et de schisme : et pour cette faute ils sont fendus.’’ »

    PS4.jpgVoici plus de deux siècles, Rivarol a trébuché sur ce même passage. S’il ne sucre pas le nom Mahomet, il s’abstient de traduire un ou deux vers trop littéralement, mais, offusqué, ne peut s’empêcher de les mentionner dans une note : « On est un peu scandalisé de voir Mahomet et son gendre Ali traités si misérablement. […] Le poète continue de proportionner et d’approprier la peine au délit. Seulement, seulement, dans le supplice de Mahomet, on est fâché de le voir passer du terrible à l’atroce et au dégoûtant. Son cœur palpitant à découvert, n’est déjà que trop fort : mais comment rendre il tristo sacco che merda fa di quel che si trangugia ? Il faut laisser digérer cette phrase aux amateurs du mot à mot. »

     

    PS5.jpgOn se demande jusqu’où les bégueules de tout poil vont aller. On leur conseille de se retrousser les manches, car bien du travail les attend, ainsi que l’annonçait voici quinze ans Philippe Sollers : « Ce poète italien fanatique n’est pas le seul à caricaturer honteusement le Prophète. Dostoïevski, déjà, émettait l’hypothèse infecte d’une probable épilepsie de Mahomet. L’athée Nietzsche va encore plus loin : ‘‘Les quatre grands hommes qui, dans tous les temps, furent les plus assoiffés d’action, ont été des épileptiques (Alexandre, César, Mahomet, Napoléon)’’. Il ose même comparer Mahomet à saint Paul : ‘‘Avec saint Paul, le prêtre voulut encore une fois le pouvoir. Il ne pouvait se servir que d’idées, d’enseignements, de symboles qui tyrannisent les foules, qui forment les troupeaux. Qu’est-ce que Mahomet emprunta plus tard au christianisme ? L’invention de saint Paul, son moyen de tyrannie sacerdotale, pour former des troupeaux : la foi en l’immortalité, c’est-à-dire la doctrine du Jugement.’’ […] C’est toute la culture occidentale qui doit être revue, scrutée, épurée, rectifiée. Il est intolérable, par exemple, qu’on continue à diffuser L’Enlèvement au sérail de ce musicien équivoque et sourdement lubrique, Mozart. Je pourrais, bien entendu, multiplier les exemples. »

    En cette année où l’on commémore la disparition de Napoléon, gageons que certains béjaunes ne vont pas manquer de s’activer. Il est étonnant que le centième anniversaire de la parution de La Négresse du Sacré-Cœur, roman montmartrois d’André Salmon, ne soit pas passé, l’an dernier, sous les fourches caudines des nouveaux censeurs.

     

    Daniel Cunin

     

     

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