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Jan Sluijters, autoportrait, 1924 (coll. Stedelijk Museum Amsterdam)
Essayiste et critique d’art belge d’expression néerlandaise, Eric Min a signé de nombreux essais (sur les arts plastiques, la photographie et la littérature) ainsi que plusieurs riches biographies : James Ensor. Een biografie (Amsterdam/Anvers, Meulenhoff/Manteau, 2008), Rik Wouters. Een biografie (Amsterdam/Anvers, De Bezige Bij Antwerpen, 2011), De eeuw van Brussel. Biografie van een wereldstad 1850-1914 (Le Siècle de Bruxelles. Biographie d’une métropole 1850-1914, Amsterdam/Anvers, De Bezige Bij Antwerpen, 2013), Een schilder in Parijs. Henri Evenepoel [1872-1899] (Un peintre à Paris. Henri Evenepoel [1872-1899], Amsterdam, De Bezige Bij, 2016). Enfin, avec la complicité de Gerrit Valckenaers, il a donné une histoire culturelle de Venise (Anvers, Polis, 2019).
En cette année 2021 paraît de sa main Gare du Nord, un ouvrage consacré à des écrivains et artistes belges ou néerlandais ayant vécu à Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle ou dans la première du XXe, certains très connus (Jongkind, Simenon, Rops, Verhaeren, Van Dongen, Masereel…), d’autres beaucoup moins. C’est un passage de ce livre que nous proposons ci-dessous avec l’aimable autorisation des éditions anversoises Pelckmans.
Le style radical du Kees van Dongen (1877-1968) des années 1905-1906 a inspiré plus d’un de ses confrères. Son premier héritier direct n’est autre que son compatriote Jan Sluijters, originaire de Bois-le-Duc. En 1906 justement, celui-ci visite le Salon des Indépendants ; les œuvres que son aîné y expose l’impressionnent. À 24 ans, Sluijters rentre d’Espagne où il a effectué un voyage d’étude grâce à la bourse annuelle qu’il perçoit en tant que lauréat du prix de Rome (1904), prix institué aux Pays-Bas un siècle plus tôt par Louis Bonaparte, roi de Hollande. Encore engoncé dans les styles académiques, le jeune artiste se permet tout au plus quelques excursions dans le symbolisme de Burne-Jones ou les lignes gracieuses des affiches de Chéret[1]. Un Prix de Rome ne peut se permettre de se défouler à sa guise, il continue de s’inscrire dans la tradition. Deux ans plus tard, le peintre revient sur ses débuts : « Un tel voyage est inestimable. On y apprend ce qu’on n’a pas le droit d’apprendre et on désapprend ce qu’on a appris. Magnifique[2] ! »
J. Sluijters, Portrait de Bertha Langerhorst (1903)
Plonger sans transition dans un Salon dont tout le monde parle constitue un tout autre apprentissage. Bien qu’il ait déjà réalisé un petit nombre de travaux modernistes, Jan vit les Indépendants comme une véritable révélation. Il constate que les fauves vont un peu plus loin que les membres de leur génération : sous leurs pinceaux, il relève un emploi sans retenue de couleurs vives ainsi que des formes familières fortement déformées – il n’est plus besoin de représenter les figures de manière réaliste, rien n’empêche de gros grumeaux de vermillon ou d’azur d’éclabousser la toile. La ville où il contemple ces expérimentations a elle aussi son importance. Sur le chemin qui l’a conduit au prix de Rome, Sluijters a eu l’occasion de se rendre à quelques reprises à Paris : tel l’aimant, la capitale l’attire. Début 1904, il écrivait à Bertha Langerhorst (1882-1955), sa bien-aimée qu’il portraiturera maintes fois, que Paris est une fête. Un soir, lui et son ami Leo Gestel descendent quatre bouteilles de vin : « À Paris, une bouteille de vin que l’on boit sur l’un des plus grands boulevards coûte la somme de 1 franc et 50 centimes – inutile de t’en dire plus. À Paris, tout est grandiose, vraiment. C’est extraordinaire…[3] »
En plus de se saouler dans les bistrots et brasseries, les peintres se grisent d’inspiration. Sur les boulevards et dans les cafés-concerts, Jan déniche les motifs qui font la différence et qu’on ne trouve ni au Louvre, ni au Prado. Aussi a-t-il hâte de retourner dans la Ville lumière ; cependant, la commission qui gère l’argent du prix de Rome l’envoie en Espagne pour y copier des toiles dans les musées. Sur place, le Néerlandais s’empresse de boucler son programme imposé de façon à arriver dans la métropole française juste avant la fermeture du Salon des Indépendants. En ce début d’année, cette exposition qui fait souvent scandale accueille des innovateurs tels Henri Matisse, Albert Marquet et Henri Manguin – tous viennent d’ailleurs de l’atelier de Gustave Moreau, symboliste qui ne témoigne pas moins d’une grande ouverture d’esprit, atelier où Henri Evenepoel[4] a vécu ses plus beaux jours. Ces trois artistes, avec lesquels Van Dongen noue des liens, forment le noyau dur des fauves.
Cependant, ces derniers ne s’approprient qu’une place relativement modeste au sein d’une manifestation où plus de cinq mille œuvres et plus de huit cents artistes se disputent l’attention des visiteurs. Avec six peintures et deux aquarelles, Kees van Dongen n’occupe certes qu’un espace restreint, mais pour Jan Sluijters, les créations en question constituent un vrai choc, en particulier Le Moulin de la Galette (photo). Cette scène de bal aux chatoiements électriques éblouissants et à « la foule des danseurs qui se démène dans les profondeurs de la salle », ainsi que l’écrit le quotidien Het Nieuws van den Dag, représente une pièce de résistance sur laquelle visiteurs et critiques se cassent les dents – à moins qu’elle ne suscite leurs gros rires : après tout, une sortie aux Indépendants, c’est un peu effectuer un voyage de distraction. Une sortie au zoo.
Jan Sluijters, Vue de Paris
En mai 1906, Sluijters est donc de retour, et cette fois-ci, Bertha, qu’il a entre-temps épousée, l’accompagne – autrement dit, Paris est plus que jamais pour le peintre un rêve devenu réalité. Jusqu’à la mi-octobre, le couple loue une chambre crasseuse de l’hôtel Chaptal, rue de la Rochefoucauld, entre la Nouvelle Athènes et Pigalle – base idéale pour partir à la découverte des réjouissances qui se déroulent dans le triangle d’or que forment le Bal Tabarin, le café du Rat-Mort et le Moulin Rouge[5]. Le peintre ne se soucie guère de l’état de délabrement de l’hôtel, étant donné qu’il a pour dessein « de réaliser des études de la vie des boulevards, des cafés et des quartiers intéressants de la ville[6] ». Ce à quoi il s’adonne avec empressement. De la fenêtre de sa chambre, il peint le tumulte de la rue ainsi que les toits plantés de cheminées – pour quiconque pose des yeux gourmands sur l’existence, chaque motif vaut la peine d’être retenu. On peut être sûr que les membres du Comité du prix de Rome, en lisant son programme, ont été à deux doigts de s’étouffer : si leur protégé se propose de peindre des vues de la capitale (le pont Alexandre-III construit en 1900), il entend aussi s’atteler à des scènes dans une brasserie du boulevard des Italiens ainsi que dans un bistrot des Halles où les maraîchers se retrouvent la nuit. Au café du Rat-Mort, Sluijters croque au pastel et à l’aquarelle un soldat qu’une prostituée est en train d’appâter (photo tout en bas, coll. particulière). Dans ses travaux, on voit ainsi défiler pour ainsi dire tous les styles : un impressionnisme tardif ensoleillé, quelques touches pointillistes, une facture à la Van Gogh et – finalement – un prudent fauvisme. Sous l’impitoyable soleil de juillet, il peint un coin de Montmartre : « Les maisons d’un blanc jaunâtre cuisent sous les vibrations d’un ciel d’un bleu violet, parsemé de petits nuages orange ; sur le sol, les ombres offrent un fort contraste avec les pavés d’un jaune lumineux[7]. »
Mais c’est au milieu des kermesses et dans les cafés à la nuit tombée que l’artiste brille au sens littéral du terme, tel un épigone virtuose de son concitoyen Van Dongen. La légende veut qu’il ait mis en scène, sur place, au Bal Tabarin, les personnages du tableau Café de Nuit, lancés dans une danse frénétique ; certes, pourquoi ne pas l’imaginer, retiré dans un coin de l’établissement, brossant au minimum une ébauche préparatoire sur les 30 x 40 cm de la toile ? Le blanc et le jaune éclatant des lampes se répercutent sur le bleu du fond. Le frou-frou des robes suggère le mouvement. Dans le monumental Bal Tabarin (photo) que l’artiste mettra en forme l’année suivante, une foule en fête danse avec enthousiasme sous une cascade de lumière, les lampes paraissant des guirlandes de feu – il suffit d’entrer « Bal Tabarin » dans un moteur de recherche pour voir surgir et tourbillonner d’innombrables reproductions de cette œuvre. Bientôt, les futuristes italiens prendront le relais des fauves en avançant des notions telles que simultanéité et synesthésie. Tout comme dans les créations parisiennes de Jan, les leurs retentiront des bruits de la rue et de la musique des bals. Où les peintres modernes auraient-ils pu rencontrer l’effervescence de la fête à son comble si ce n’est au Tabarin, là où les femmes étaient peu farouches et où de vrais Noirs écumaient la piste de danse ? En cette même année bénie de 1906, le peintre italien Gino Severini[8] échoue à Montmartre où il va élaborer sa toile révolutionnaire Hiéroglyphe dynamique au Bal Tabarin ; entre-temps, le virus du futurisme l’a contaminé.
Le Paris de Sluijters, c’est une ville dans la nuit éclairée par une lumière artificielle. Près de la Porte Maillot, il surprend des fêtards en pleine kermesse – sur les manèges, les lampes clignotent, s’allument et s’éteignent (photo). Dans ses études pour le portrait d’une danseuse espagnole qu’il entend réaliser pour le Comité du prix de Rome, il se lâche, capturant des formes dynamiques dans des boucles et de grands à-plats. Pourquoi les bras de cette femme ne seraient-ils pas verts, sa poitrine jaune et ses cuisses bleu clair ? N’est-ce pas ce qu’ont fait Gauguin et Matisse ? Ce qu’il voit début octobre, au Salon d’Automne, ne fait que renforcer son intuition. Plus tard, rentré aux Pays-Bas, il exploitera ses esquisses pour en tirer des œuvres abouties. Après son tableau « scandaleux » Deux femmes s’embrassant, le jury du prix de Rome décide de ne pas lui renouveler sa bourse. Autrement dit, l’homme qui aime tant mettre dans sa bouche l’expression : « Le beau, c’est le laid » s’est trop tôt précipité sur la voie de la modernité.
Tout au long de sa carrière, l’artiste va vivre sur ce qu’il a vu et expérimenté à Paris. Il retourne quelques fois dans la capitale française pour y retrouver la nuit qui lui manque tant à Amsterdam et pour découvrir du côté de Montparnasse, pas à pas, le cubisme. C’est ainsi que l’art moderne cherche et se fraie un chemin : à force de contempler, de regarder en arrière, de trouver, d’oublier, de se souvenir et de répéter. Tout cela non sans des variations, des changements de rythme, des succès et des échecs. Où, selon la formulation propre à Jan Sluijters : « Je ne peins pas des objets, je peins mon émotion, la sensation des objets. […] Si le musicien est à même de trouver des sons qui restituent une image pure de son émotion, pourquoi pareille émotion ne pourrait-elle pas être traduite par des couleurs et des formes ? Et pourquoi le peintre se tromperait-il dans son dessin et ses couleurs lorsqu’il donne une représentation de couleurs et de lignes qui soulignent la forme cristallisée de cette abstraction ou qui s’écartent de la réalité photographique[9] ? »
traduit du néerlandais par Daniel Cunin
Jan Sluijters parisien, luministe puis cubiste
[1] Edward Burne-Jones (1833-1898), peintre anglais appartenant aux « préraphaélites ». Jules Chéret (1836-1932), peintre et dessinateur français, surtout connu pour ses affiches ; Jan Sluijters en dessinera lui aussi.
[2] Anita Hopmans, Helewise Berger, Karlijn de Jong & Wietse Coppes, Jan Sluijters. De wilde jaren, WBooks, Zwolle, 2018, p. 7.
[3]Ibid, p. 12. Leo Gestel (1881-1941), peintre néerlandais.
[4] Henri Evenepoel, peintre, dessinateur et graveur belge, né à Nice le 2 octobre 1872 et mort à Paris le 27 décembre 1899. En 2016, Eric Min lui a consacré une biographie : Een schilder in Parijs – Henri Evenepoel (1872-1899).
[5] Le Bal Tabarin était situé au 36, rue Victor-Massé, le café du Rat-Mort à l’angle de la place Pigalle et de la rue Frochot. Quant au Moulin Rouge, il trône toujours sur la place Blanche.
[6] Lettre de Jan Sluijters à Jérôme Alexander Sillem, 22 mai 1906 (Archives de Hollande septentrionale, Haarlem).
[7] Lettre de Jan Sluijters à Vincent Cleerdin, 2 décembre 1906 (Bibliothèque universitaire, Leyde).
[8] Gino Severini (1883-1966), peintre futuriste italien. Dans son sillage, l’Anversois Jules Schmalzigaug a réalisé en 1913 et 1914 de nombreuses « expressions dynamiques du mouvement » de danseuses, d’intérieurs de cafés et de salles de bal baignés de lumière électrique.
[9] Jan Sluijters, « Nieuwe schilderkunst », lettre envoyée à la rédaction de l’hebdomadaire politico-culturel De Amsterdammer, publiée dans la livraison du 17 mai 1914 (citée par ailleurs dans Jan Sluijters. De wilde jaren, p. 124).
Au cours des années vingt du siècle passé, l’écrivain Eddy du Perron a été à maintes reprises portraituré, en particulier par l’Espagnol Pedro / Pere Creixams (1893-1965) (1) et le Hollandais Carel Willink (1900-1983) (2), mais aussi par le Grec Constantin Florias (1897-1969), le Suisse Oscar Duboux (1899-1950) (3), le Flamand Valentijn van Uytvanck (1896-1950), le Français Pascal Pia (1903-1979), l’Écossais d’origine juive russe Saul/Paul Yaffie/Jeffay (1898-1957), ainsi que par l’une de ses passions, la Belge Clairette Petrucci (1899-1994), jeune femme très courtisée qui l’a initié, si ce n’est aux plaisirs de la chair aristocrate, à certains auteurs français tout en lui permettant de rencontrer des représentants du monde littéraire et artistique du Paris et de la Bruxelles de l’époque (4). Dans un premier temps, Du Perron a d’ailleurs estimé que cette ravissante marquise était plus douée que son ami Creixams, lequel, sans être encore célèbre, pouvait toutefois déjà se prévaloir d’une certaine renommée.
La rencontre avec Pedro Creixams (photo) à la mi-mars 1922 du côté de Montmartre – et le même jour, semble-t-il, celle avec Pascal Pia – ne doit cependant rien à cette muse qu’il a lui-même, à quelques reprises, croquée sans guère chercher à la flatter (5). Pour ce qui est du registre du dessin ou de la peinture, relevons d’autre part que, comme beaucoup d’hommes de lettres, le futur auteur du Pays d’origine a fait l’objet de quelques caricatures. Enfin, lui qui, dans ses livres, s’est très souvent portraituré en s’attachant – une fois les pseudonymes abandonnés – à se masquer le moins possible, n’a pas manqué, à l’occasion, de crayonner sa bobine tantôt fine, tantôt poupine.
Une petite page d’histoire littéraire entre France et Hollande porte sur l’un des portraits les plus amusants de l’auteur en herbe, celui réalisé par personne de moins que Max Jacob. Cette esquisse fait en effet l’objet d’un passage du roman Een voorbereiding qu’Eddy publie en 1927 ; dans ces pages inspirées de la réalité, le poète apparaît sous les traits de Clovis Nicodème (6) et le jeune Du Perron sous ceux de Kristiaan Watteyn. La rencontre a lieu place du Tertre, durant la première moitié du mois d’avril 1922, dans l’établissement À la Mère Catherine, « maison fondée en 1793, le restaurant dont la carte présente un sans-culotte qui tient en l’air, telle une lanterne, la tête de Lemoine, l’aubergiste, surnommé ‘‘père la Bille’’ ». Une conversation portant sur la poésie contemporaine se déroule entre les protagonistes attablés dont fait partie Jeffery Dowd, alter ego de Saul/Paul Yaffie/Jeffay, ainsi sans doute que le double de Gen Paul. Le propos se porte à un moment donné sur les vers de Pierre Bicoq (alias Jean Cocteau) : comme Kristiaan se réclame, non sans facétie semble-t-il, de ce poète, Nicodème avance que celui-ci lui doit pour ainsi dire tout comme un fils doit plus ou moins tout à son père. Et de poursuivre :
Eddy et Paul Jeffay
« Pourquoi ? Vous écrivez des vers à la Bicoq ?
- Je ne sais pas si je le fais bien, je ne m’y suis mis que depuis quelques jours. Dans un premier temps, j’écris des vers fluides et réguliers ; ensuite, j’entreprends de trancher. Je leur coupe bras et jambes, dans la plupart des cas aussi une partie du tronc sans oublier à chaque fois la tête. J’ai l’impression qu’ils commencent à montrer des similitudes avec ceux de Bicoq.
- Composer des vers réguliers, répond Clovis Nicodème avec bonhommie, ça n’a rien d’original.
- Je ne peux m’empêcher de penser, rétorque Kristiaan de façon pédante, que la véritable originalité transparaît sous chaque forme quelle qu’elle soit. L’originalité d’une énième nouvelle forme me paraît une maigre nouveauté qui bien vite s’essouffle. »
Les yeux de M. Nicodème sont remplis d’un éclat de chaleureuse moquerie. La tablée entière prête attention à Kristiaan. Docile, celui-ci reprend : « Bien entendu, vous me trouvez d’une stupidité consommée. C’est que je n’ose pas fabuler ; je vous confesse tout.
- Non, non, proteste son interlocuteur d’un clappement des lèvres, je ne vous trouve pas du tout stupide. Je vous trouve… charmant. »
Au dos du menu, Clovis Nicodème se met à crayonner le portrait de Kristiaan. Il lève la tête en le scrutant à chaque fois, entre ses lunettes et un sourcil en crochet, d’une pupille bleue.
« Les yeux d’un ange, murmure-t-il pour lui-même. Les yeux purs d’un ange. La bouche… la bouche d’une danseuse. »
Le portrait passe de main en main. Nicomède a prêté à Kristiaan une trombine ronde de gamin, ponctuée, en guise de quinquets, de deux raisins secs où se lit de la curiosité. On trouve le portrait très réussi. Clovis Nicodème se lève et, d’un large geste en direction de Kristiaan, lance : « Baudelaire enfant ! »
Puis il prend congé. Tous de rire. Dowd est même pris d’un hoquet de contentement. Le trait d’esprit de M. Nicodème a déçu Kristiaan. Hugo n’a-t-il pas dit de Rimbaud : « Shakespeare enfant ! » ? Il se demande si le grand homme s’est payé sa tête ou s’il lui a fait la cour.
Eddy face à Du Perron (portrait double, trucage, 1918)
Max Jacob, Eddy va partager sa compagnie à d’autres reprises. Ainsi du 20 juin de la même année – à l’époque où ce dernier travaille à son Manuscrit trouvé dans une poche – avant de passer un moment à s’entretenir avec Blaise Cendrars : « Je travaille toujours à ma tentative d’être moderne. Ça ne doit pas durer plus que 15 jours, je serais complètement fou. Travaillant comme je le fais, avec un je m’enfichisme complet pour le résultat et en m’amusant malgré l’effort que ça me coûte malgré tout, ça va ! J’ai revu hier soir Max Jacob, après lui Blaise Cendrars, qui m’a raconté de très amusantes histoires concernant son ami Chagall. C’est curieux, en les voyant plus, c’est Cendrars que je préfère de beaucoup à l’autre. Il est énergique, causeur amusant sans faire trop d'esprit, et simple. » (7). Au cours des années qui suivent, le Hollandais et l’auteur du Cornet à dés échangeront quelques lettres (8), le Français n’étant sans doute pas insensible au charme du jeune homme au teint et aux traits exotiques. Dans Een voorbereiding, Du Perron propose d’ailleurs quelques développements sur l’homosexualité qui font manifestement allusion au futur oblat.
Eddy, par Clairette Petrucci (1922)
Même si Eddy n’est pas forcément convaincu par le portrait esquissé par Max Jacob, il va en tirer parti en quelque sorte, tant comme séducteur que comme auteur. Multipliant les avances auprès de Clairette (photo ci-dessous), il le lui montre et se propose peu après de lui en adresser une reproduction : « comme vous semblez préférer les bonnes têtes d’enfant, ou les têtes de bons enfants, que sais-je ? (‘‘que scais-je ?’’ comme écrivait M. de Montaigne, que vous devez bien aimer) – j’ai fait photographier le dessin de Max Jacob, que vous trouvez ‘‘charmant’’ et vous enverrai une épreuve, si vous voulez. Mais comme moi je préfère les belles têtes anglaises, selon votre maman, voulez-vous faire photographier le dessin que moi j’ai fait de vous ? Sans amour-propre : c’est ce que je préfère de tout ce que j’ai fait de vous, avec kodak ou crayon » (9). Quelques jours plus tard, il tient sa promesse, non sans brosser, par écrit, un portrait assez savoureux du libertaire Henri Chassin (1887-1964), dont il vient de faire la connaissance à Montmartre, alors qu’il était en compagnie du peintre Marcel Leprin (1891-1933) : « […] Henri Chassin, secrétaire de la fédération (?) des écrivains, directeur de… ?, trésorier de… ?, chansonnier, dessinateur, anarchiste ; presque-guillotiné, auteur de 6 revues, Poète. […] Il parlait, parlait, je n’ai jamais rencontré un parleur si infatigable ! […] j’étais complètement abruti ! Je n’ai plus compris, en les quittant, que la littérature française possédait un Mallarmé, un Verlaine, un n’importe qui – il n’y avait plus qu’un géant qui avait pris toute la place : Henri Chassin ! Nom d’un nom ! Causeur amusant, très riche en mots, vulgaire et spirituel à la fois – ‘‘un des rares écrivains en France, un des rares ! qui travaillent beaucoup et qui travaillent… en pensant!’’ – il m’a réduit à un parfait silence. Il disait des énormités sur Maurice Rostand, sur Wilde et sur Kipling, sans que je répliquasse par un mot. […] Leprin, avec un bête sourire, disait, me désignant : ‘‘Faites son portait, Max Jacob a dit qu’il ressemble à Baudelaire enfant’’ (!) – ‘‘Mais non, dit-il, c’est moi qui ressemble plutôt à Baudelaire ?’’ Je faisais semblant de le croire. […] Il trouvait Jean Cocteau un fou, et Blaise Cendrars un sot. Je l’ai cru. […] Je vous envoie, ci-joint, la photo que j’ai oubliée d’insérer dans ma lettre précédente, – comme une pensionnaire de 16 ans. Vous avez cru peut-être (après ce que j’avais écrit) que je l’ai oubliée délibérément. Eh bien, non ! – c’était la conversation qui rageait derrière moi qui m’a ‘‘dérouté’’. Vous trouverez ici en même temps la copie du dessin de Max Jacob et deux petites photos de moi à l’âge de 9 mois, pour vous prouver que je ressemblais vraiment à Don Garcia de Médicis. Je regrette que les trois dents manquent ! » (10)
Toujours en ce mois de mai 1922, le 25, alors qu’il vient d’élire domicile Chez Bouscarat, 2, place du Tertre, Eddy exprime à cette même Clairette le dédain que lui inspire le poète converti – dont l’œuvre l’occupe malgré tout ; il en vient même à croquer ce dernier dans le courrier qu’il rédige : il s’agit d’une caricature montrant le quasi quinquagénaire les mollets poilus, vêtu de bure et chaussé de sandales.
: « Figurez-vous que Max Jacob vient d’écrire une lettre concernant Montmartre dans un numéro des Images de Paris […] je vous la copie entièrement :
Monastère de Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret)
Cher Monsieur,
Les rares lecteurs qui veulent bien se souvenir de mon nom l’entourent d’une légende montmartroise aussi fausse qu’une légende. Je reconnais avoir des amis à Montmartre mais j’ignore, ai ignoré et ignorerai toujours ‘‘Montmartre’’. J’ai habité vingt ans les environs du Sacré-Cœur, d’abord par hasard puis par fréquentations de la chère basilique élevée au culte du Sacré-Cœur de N.-S., mais je ne suis pas de ce qu’on appelle Montmartre, je n’en aime pas l’esprit je n’en aime pas les mœurs et la plupart de ses habitants me répugnent immensément. Je n’ai aucune qualité pour parler au nom de mes amis, mais je ne trouve pas trace d’esprit montmartrois, Dieu merci, ni dans le caractère, ni dans l’œuvre de Salmon, l’humour de Mac Orlan est plus rabelaisien que montmartrois et les héros de Carco sont de toutes les fortifs et pas spécialement de celles de Saint-Ouen à la Chapelle. Pour le moment je suis de la campagne, je suis des bords de la Loire et j’espère y rester longtemps. Ceci dit, je vous remercie de penser à moi mais je vous assure bien sincèrement que je serais enchanté de ne pas voir mon pauvre nom cité quand il s’agira de Montmartre.
Croyez-moi sympathiquement à vous, Max Jacob
» Il me semble qu’après ce reniement de la vie vulgaire, digne de saint Matorel lui-même, Creixams pourra faire le portrait primitif du nouveau frère de ce monastère de Saint-Benoît sur-Loire, avec un sourire bénin, et absolument rien qui rappelle le nom biblique qui – une fois ! – était bien le sien… Demain, nous irons (Creixams et moi) au Louvre. Quand le saint de Cosimo Tura ne pourra pas lui suggérer l’idée, peut-être qu’un dessin de moi dans ce genre-ci le pourra ! J’aimerais bien savoir combien de bénédictions Max a gagné avec la lettre que vous venez de lire… Vous avez raison : au fond c’est un triste type de fumiste ! J’ai beaucoup lu de lui les derniers jours. D’abord beaucoup de poésies dans Le Laboratoire central, puis des poèmes en prose, dans Le Cornet à Dés, enfin Cinématoma et sa dernière œuvre Art poétique. Je pourrais vous écrire tout un volume plein de mes impressions et idées là-dessus et aussi concernant les œuvres d’autres génies modernes. Mais j’en ai ‘‘marre’’ ! – comme du trio Maurice Yvain-Willemetz-Mistinguett. Dès que je serai à Montmartre, je recommencerai sérieusement à travailler et ne m’occuperai plus de tous ces gens comme je l’ai fait ; je les considérerai comme passe-temps et c’est tout. »
Malgré ce peu de considération pour la personne de Max Jacob, Eddy ne publie pas moins le portrait croqué en 1922 dans Filter, une plaquette de 1925 contenant 49 quatrains d’un autre alter ego de Du Perron, à savoir Duco Perkens (photo ci-dessous). À l’un de ses correspondants qu’il n’a jamais rencontré, l’auteur Roel Houwink, le jeune homme écrit le 6 août de la même année (lettre ci-contre) qu’il ne « ressemble en rien au gribouillage de Max Jacob ; d’ailleurs, cette non ressemblance à elle seule peut à mon sens inciter un auteur (un de mon genre surtout !) à coller pareil portrait dans un écrit ».
Peu de temps avant de mourir d’une angine de poitrine quatre jours après le début de l’invasion de la Hollande par l’armée nazie en mai 1940, Eddy du Perron revient, dans un texte consacré au talent de dessinateur de divers écrivains (11), sur le croyant Max Jacob en même temps qu’il s’attarde sur Jean Cocteau (12), l’un des auteurs de prédilection de Clairette, mais personnage que lui-même n’admire pourtant guère si l’on se fie au portrait qu’il en a fait en langue française douze an plus tôt, lequel ne manque ni de nerf ni de piquant : « M. Cocteau est très intelligent, on l’a dit assez souvent ; en tout cas, il donne souvent à s’y tromper l’illusion de l’intelligence. C’est pour cela sans doute qu’il s’est débarrassé assez jeune de son maître M. Rostand père, pour se laisser en attendant influencer plutôt par M. Gide, qu’il a trouvé (toujours à temps et de façon à se persuader qu’il était lui aussi une espèce de précurseur) Apollinaire, le cubisme, Picasso, les ballets russes, Éric Satie, Sophocle, Roméo et Juliette, etc. Depuis quelque temps, fort sans doute de la réputation acquise, il s’est permis de revenir à sa nature et de s’adonner aux calembours ; il en a même fait un recueil de poésies, qui se vend sous le titre d’Opéra. Mais c’est loin d’être tout, car M. Cocteau, chez qui tout est poésie, sait au besoin créer des poètes. Il faut lire sa préface à J’adore pour apprendre comment il a créé M. Jean Desbordes (13) sans presqu’y songer. Déjà quand il a publié son Jean l’Oiseleur, on pouvait se douter que M. Cocteau possédait ce don en y lisant : J’ai voulu faire du blanc plus blanc que neige et j’ai senti combien mes appareils étaient encrassés de nicotine. Alors j’ai formé Radiguet pour réussir à travers lui ce à quoi je ne pouvais plus prétendre. J’ai obtenu Le Bal du Comte d’Orgel… Radiguet étant mort, M. Cocteau, à travers lui, n’a plus rien obtenu ; il en a été fort inconsolable, comme tout le monde sait, mais à présent, il a pris sa revanche : il a obtenu le J’adore du petit M. Desbordes. Le petit M. Desbordes, s’est montré un disciple bien dévoué ; il a consacré dans son premier ouvrage quatre panégyriques aux ouvrages de M. Cocteau et déclaré ne pas connaître de meilleure poésie qu’Opéra. Pour le reste il a soigneusement travaillé d’après la recette connue : de l’eau de rose, très rose pâle, une étoile en papier d’argent au fond, deux gouttes de sperme. Mais c’est un sperme d’écolier et même de bon élève qui reste sans conséquence, n’en déplaise la main du maître. Ce maître qui est – n’est-ce pas ? – M. Cocteau, se révèle définitivement dans cette dernière création : afficheur, cabotin, peu scrupuleux et même plutôt sagouin. Pour tout dire : un maître auquel il convient de ne plus toucher. »
Max Jacob dessinateur
Mais revenons à l’étude rédigée en néerlandais ayant trait aux hommes de lettres qui aiment se livrer au dessin – pareille réflexion intéresse d’autant plus Du Perron qu’il a lui-même commis, en plus de portraits de proches, des dessins pour le moins érotiques (voir Un chiffre ci-dessous) –, laquelle, lorsqu’elle s’arrête sur des écrivains français du XXe siècle, ne pouvait pas ne pas évoquer Malraux : « Parmi les écrivains français encore vivants, il est à vrai dire difficile de ne pas compter dorénavant Cocteau – dont les illustrations de sa propre œuvre (par exemple celles des Enfants terribles) sont bien entendu ‘‘littéraires’’ par excellence – parmi les ‘‘véritables’’ dessinateurs. Ses réalisations en la matière témoignent d’une extrême habileté ; il ne fait aucun doute qu’il peut se reposer sur une pratique consommée. Ce qui reste donc de littéraire en lui sur ce terrain, c’est bien son ‘‘imagination d’auteur’’ ; cela dit, il y a des dessinateurs et des peintres qui, sans être des écrivains, ne lui sont en rien inférieurs dans ce domaine (et je ne pense pas même en la matière aux surréalistes pour qui l’imagination en question est devenue affaire de spécialistes). Prédécesseur de Cocteau comme ‘‘poète moderne’’, Max Jacob a toujours été un dessinateur très estimé ; bien que beaucoup moins adroit que ce dernier, il a fait des dessins, des gouaches et même, me semble-t-il, des peintures à l’huile très recherchées par les amateurs. Si on les place tous deux l’un à côté de l’autre, on relève que l’élément le plus caractéristique de Cocteau demeure le fait que ses dessins paraissent être écrits, tandis que Max Jacob laisse une certaine impression de ‘‘bâclé’’.
» Beaucoup moins habile que Cocteau (mais peut-être faudrait-il dire : ayant surtout une pratique moins assidue), Malraux dispose d’une imagination qui n’a rien à envier à celle de son aîné ; l’auteur de La Condition Humaine, qui, jadis, ajoutait d’un trait de plume un chat aux dédicaces qu’il écrivait pour ceux qu’il considérait comme ses vrais amis, s’affirme, dans les nombreux et variés dyables qu’il a griffonnés avec la plus grande aisance, comme l’auteur du Royaume Farfelu et d’Écrit pour une Idole à Trompe, texte jamais publié et que je crois perdu. Voyez reproduits ci-contre à droite : l’un de ses dyables-scie au crayon, quelques autres dans un dessin plus soigné à l’encre ainsi qu’un gribouillage fait en trois secondes, qu’il me donna un jour pour que je puisse reconnaître Valery Larbaud, avec lequel j’avais rendez-vous dans un café, mais que je n’avais encore jamais vu. (Pour le prestige de Larbaud, qu’il me soit permis de préciser que ce gribouillage s’est révélé un moyen de reconnaître ce dernier beaucoup moins infaillible que ce que Malraux avait imaginé.) »
Pour en revenir à l’écriture, il fait peu de doute qu’Eddy du Perron appréciait plus la prose de Max Jacob que sa poésie, du moins c’est ce qui transparaît de sa correspondance avec Clairette Petrucci, ainsi dans une lettre du 10 décembre 1922 : « J’ai terminé aussi la lecture d’un petit volume de maximes d’art de Max Jacob ; où il n’est pas fumiste du tout ; il faut lire cela ; ça vaut Cocteau ; je le garde ici pour vous. » Au point de vue de la justesse narrative, il place Le Terrain Bouchaballe bien au-dessus de Chaminadour (14). Dans une autre page, il considère la poésie de Jacob comme étant « plus raffinée » que celle de Benjamin Péret sans être cependant moins « burlesque » (15). Quoi qu’il en soit, rien n’a dissuadé Eddy, dans les années vingt, de chercher à railler la « poésie moderne » de son temps – il était peu sensible à cette veine de même qu’il montrait une réelle réticence devant la peinture abstraite – à travers les pastiches réunis dans Manuscrit trouvé dans une poche(1923) – la toute première œuvre qu’il a publiée, la seule d’ailleurs en langue française. Le 25 mai 1922, il confirme à Clairette qu’il travaille sur ce projet : « […] J’ai écrit un long poème dédié à Walt Whitman, le vrai créateur du genre, puis une poésie à Jean Cocteau, une à Blaise Cendrars, une à Max Jacob ; j’en écrirai tout à l’heure une à Pascal Pia (photo ci-contre à côté de Du Perron, 1925). Vous ne le connaissez pas par hasard ? Il paraît que c’est un des plus grands entre les ‘‘modernes’’, une espèce d’Arthur Rimbaud, il a 19 ans et doit être extrêmement sensible. Je tâcherai de mieux le connaître ». Pia allait devenir l’un de ses plus proches amis. Pour compléter ce petit portrait de Max Jacob signé Du Perron, citons quelques-unes des lignes qui, dans les pages duManuscrit, ont trait au Français, lesquelles entrent en écho avec le passage du roman cité plus haut :
j’ai lu de lui tout ce que j’ai pu trouver cinématoma le roi de béotie le phanérogame le cornet à dés le laboratoire central la défense de tartufe et quelques lettres c’est que je le connais qu’il a des yeux impayables et un pli sur le nez
j’ai étudié pour comprendre ces yeux impayables et ce pli sur le nez le personnage de septime fébur dans le roman sans histoire et grosse de détails la négresse du sacré-cœur où les vérités ne sont considérées des vérités qu’après qu’on les ait roulées du sacré-cœur à la seine et on s'arrête au bord l’eau ayant la qualité de nettoyer
je ne les y ai pas retrouvés
j’ai vu assez souvent max jacob chez la mère catherine sans savoir que c'était max jacob puis tout d'un coup j'ai su par charley et j’étais très honteux de ne connaître de toute son œuvre que le titre d’un roman je lui demandais ce qu’il faudrait lire il me conseillait cinématoma
Max Jacob, par Modigliani (1916)
j’aime mieux la défense de tartufe
j’aime mieux le max jacob présent et prêchant de la défense que le max jacob ventriloque de cinématoma mais la chanson de bon mirlifa m’a ravi
j’ai tâché de faire une pareille chose j’ai eu ce culot mais il y a la rime c’est très difficile pour un étranger mais je suis sûr que max jacob sera complaisant car il n’est pas comme déclare monsieur neuhuys le père de la jeune poésie j’ai horreur des omissions qui témoignent d’un manque de respect max jacob est le saint père de la jeune poésie
il est le complaisant saint père qui a la bonté sous son gilet et le je m’enfichisme derrière son pince-nez il se fichera de moi avec la plus douce complaisance je lui offre mes vers quand même je les dois à deux parties deux minuscules parties de son multiforme lui car m’a expliqué monsieur neuhuys son œuvre est un indicateur inépuisable de genres inusités
j’ai fait de mon mieux pour comprendre et plus souvent je n’ai pas compris mais souvent j’ai ri et c’est pas peu je ne trouve jamais le chemin dans les indicateurs et monsieur neuhuys me permet de l’appeler un auteur difficile ceci à lui
[…]
le cornet à dés le laboratoire central m’ont appris l’imprévu l’imprévu c’est une vieille femme coupée en quatre après un duo d’amour mais max jacob doit préférer l’imprévu d’un baiser d’enfant après un autodafé
il doit détester les imprévus prévus l’imprévu prévu c’est l’imprévu expliqué une chose expliquée après est expliquée d’avance seul les imprévus qu'on n’explique jamais restent imprévus
à max jacob encore cette tentative d’imprévu
à la lumière de vers luisants ou d'étoiles tombantes ou de
gouttes brûlantes de suif de chandelles
sur du bitume et des pierres […]
Daniel Cunin
En citant les passages écrits en français par Eddy du Perron, nous avons corrigé quelques coquilles, sans pour le reste toucher à la syntaxe ni au lexique.
(1) Quatre dessins et une toile ainsi que des dessins reproduits dans la courte œuvre en prose Claudia de 1925.
(2) Cet artiste jouit toujours d’une grande réputation de nos jours dans son pays. Il a illustré plusieurs livres de son ami Du Perron.
(3) Ce grand ami de Du Perron, bien que peu doué pour les arts plastiques, a illustré la nouvelle Het roerend bezit, éditée en 1924 par Jozef Peeters et Michel Seuphor.
(4) À propos des portraits faits de Du Perron, voir : Kees Snoek, « E. du Perron door vrienden geportretteerd », Jaarboek Letterkundig Museum, n° 8, Letterkundig Museum, La Haye, 1999, p. 35-57. Quant à ses années parisiennes et à quelques influences ou lectures françaises (Barrès, Cocteau, Larbaud, Claude Farrère, Raymond Radiguet), voir, du même auteur, deux articles publiés dans la revue Septentrion : « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française » et « La promesse parisienne : Eddy du Perron fait son entrée dans la vie des artistes européens ». En néerlandais, un livre de Manu van der Aa fournit nombre de précisions sur les premières années d’Eddy du Perron en Europe et sur ses rapports avec l’avant-garde : E. du Perron en de avant-garde. Kroniek van een heilzame ziekte, Bas Lubberhuizen, Amsterdam, « De Nieuwe Engelbewaarder, n° 5 », 1994.
(5) Sur cette femme « artiste peintre » qui ne fera cependant pas véritablement carrière, on lira le chapitre 14 de la biographie que Kees Snoek a consacré à Eddy du Perron : E. du Perron. Het leven van een smalle mens, Amsterdam, Nijgh & Van Ditmar, 2005, p. 253-264. Et on lira les lettres en français que lui a adressées l’écrivain.
(6) Le choix du prénom renvoie sans aucun doute au roi des Francs dont Max Jacob suivra l’exemple en se convertissant au catholicisme – Picasso étant son parrain –, et le patronyme à l’un des premiers disciples de Jésus. Manu van der Aa ajoute (op. cit., p. 27) que le fait que Nicodème soit considéré comme un saint et comme un écrivain (on lui attribue la paternité des Actes de Pilate ou Évangile de Nicodème) vient renforcer cette thèse, le poète tentant dès cette époque de se sanctifier en se retirant par périodes à Saint-Benoît-sur-Loire.
(7) Lettre à Clairette Petrucci du 21 juin 1922. Du Perron a donné une recension de l’ouvrage de Cendras Rhum. L’Aventure de Jean Galmot (« De verborgen avonturier. Blaise Cendras. L’aventure de Jean Galmot,OC, vol., 6, p. 45-47 ; première publication dans la revue Critisch Bulletin), couchée sur le papier le 8 mai 1931 à Gistoux, son ami Menno ter Braak n’étant pas en mesure de l’écrire lui-même. Tout comme le style de Max Jacob, celui de Blaise Cendras fait l’objet d’un pastiche dans Manuscrit trouvé dans une poche (1923), le premier livre d’Eddy du Perron. Sa correspondance et d’autres écrits apportent différents éclairages sur la perception qu’il a pu avoir, au fil des années, de l’œuvre du Franco-Suisse.
(8) On le sait puisque, dans une lettre en date du 5 avril 1925 adressée à Julia Duboux (photo), une autre de ses muses, Eddy écrit : « Un monsieur m’a déclaré qu’‘‘ici, en Belgique’’, la politesse importe beaucoup et un autre monsieur – monsieur Max Jacob – en m’écrivant me conseille de prier Dieu : parce que ‘‘cela porte bonheur’’. C’est beaucoup, quand à force de lire, de sortir peu, de faire tout de même l’amour, on s’est déjà approximativement suicidé. En ce moment je me sens très loin de vous. Je puis donc sérieusement vous écrire. J’ai quelques choses à vous dire. Que je ne vous ai jamais menti lorsque je vous disais des ‘‘Je vous aime’’. Que pourtant, et vous l’avez senti mieux que moi, il y a eu éloignement entre nous. Je considère cela comme très salutaire, et comme très normal, pour le moins. Dieu (pour faire plaisir à M. Jacob ?) nous empêche de nous lier romantiquement. Pour se marier il faut, pour le moins, ne pas être malade. Cela porte malheur à la progéniture. » À ce jour, on n’a pas retrouvé trace des lettres du Hollandais au Français. Du Perron a brûlé la plupart de ses papiers avant sa mort, par crainte qu'ils ne soient saisis par les nazis.
(9) Lettre à Clairette Petrucci du 2 mai 1922.
(10) Lettre à Clairette du 8 mai 1922.
(11) « Bij een handvol auteurstekeningen », OC, vol. 7, p. 352-358.
J. Cocteau, par J.-É. Blanche (1913)
(12) Sur Jean Cocteau, l’homme et certaines de ses œuvres (Le Mystère de Jean l’Oiseleur), Du Perron a consacré quelques développements. Ce nom revient souvent sous la plume de l’essayiste et épistolier hollandais. Sa notice de 1928 a été refusée par la revue Variétés. Le Bruxellois Franz Hellens, animateur de la revue Le Disque vert, a probablement retouché une première mouture de ce texte : « Quant à la note sur Desbordes-Cocteau, j’aimerais qu’on te l’envoie à toi pour que tu puisses corriger encore quelques fautes, mettre quelques virgules, etc. Je pense aussi, en réfléchissant, qu’il vaut mieux ne laisser que sperme et supprimer jeanfoutresque. Il y a déjà la main du maître ! Mettons que M. Cocteau ‘‘se révèle définitivement : afficheur, cabotin, peu délicat (ou peu scrupuleux) et même assez sagouin’’. Ça a l’air moins en fureur, et plus nonchalamment dit. Tu ne trouves pas ? Et ensuite, pour la fin, au lieu de ‘‘en d’autres mots, etc.’’ on mettra : ‘‘Pour tout dire : un maître (ou : encore un maître) auquel il convient de ne plus toucher’’. Ce : ‘‘auquel il’’, n’est-ce pas un peu choquant ? Si oui, change cela. » (Lettre d’Eddy du Perron à Franz Hellens du 1er septembre 1928). Dans « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française », Kees Snoek consacre une section à Jean Cocteau.
(13) Né dans le massif des Vosges, l’écrivain Jean Desbordes (1906-1944) a été l’amant et le secrétaire de Cocteau, lequel l’a portraituré à plusieurs reprises. Il lui a aussi donné un rôle dans son film Le Sang d’un poète de 1930. L’éphèbe a ensuite changé de vie, publiant d’autres titres et se mariant en 1937. Résistant, il meurt à Paris sous les tortures de la Gestapo.
(14) Voir la recension d’Eddy du Perron : « Marcel Jouhandeau : Chaminadour I, II », OC, vol. 6, p. 187.
Après avoir fait ses armes en Hollande où il est né en 1819 – à une encablure de l’Allemagne –, Johan Barthold Jongkind(1) gagne Paris en 1846 à l’instigation d’Eugène Isabey dont il devient l’élève.
Son existence a certes été jalonnée d’amitiés dans le monde l’art, quelques-unes fondamentales, par exemple celle avec le marchand d’art Pierre-Firmin Martin, établi rue Mogador, et celle avec Joséphine Fesser(2), d’origine hollandaise comme lui et pratiquant de surcroît la peinture – rencontrée en 1860 justement par l’intermédiaire de ce marchand –, une femme qui le prendra sous son aile, deviendra un soutien indéfectible en même temps que sa maîtresse jusqu’en 1891, année de leur mort à l’un comme à l’autre. Cependant, la vie de celui que l’on considère aujourd’hui comme le précurseur de l’impressionnisme a été très souvent ponctuée, parallèlement, de crises paranoïaques et de soirées passées avec des compagnons de beuverie.
Passeport de Nadar, 1857
C’est que vers le milieu du XIXe siècle, les bougres, rapins pour la plupart, fréquentent assidûment les cabarets – dont le Divan le Peletier, dans feu le Passage de l’Opéra – qui égaient le quartier du Père Martin, le même pour ainsi dire que celui où opère un autre marchand important pour Jongkind, Adolphe Beugniet (rue Laffitte). En 1852, pour se faciliter le quotidien, le Hollandais s’installe tout près de là, au 21 de la rue Bréda (aujourd’hui rue Henry-Monnier). Comme Nadar, Murger, Fromentin, Courbet et bien d’autres, il fréquente le restaurant Dinochau, place Bréda (3), établissement où l’on peut faire crédit, ce qui, paraît-il, entraîna sa faillite.
C’est entre autres au sein de ce groupe de copains, baptisé le Cercle Mogador, que Jongkind lie amitié avec nombre de futurs grands noms, Baudelaire, Daubigny, Corot… Il compte aussi, à partir de cette même époque, Nadar (1820-1910) parmi ses camarades. De ce dernier, on connaît deux caricatures du peintre, dont l’une publiée dans Le Journal pour rire du 23 avril 1852, année où Johan Barthold bénéficie déjà d’une certaine reconnaissance. Au bas de ce dessin, le photographe emblématique du monde artistique de son temps mentionne : « Ce personnage étrange est un jeune pensionnaire du gouvernement hollandais. M. Yonkind est venu rechercher à Paris le talent des anciens maîtres de son pays, que les nôtres leur avaient emprunté : il l’a retrouvé. Les marines de maître Yonkind ne pâlissent point à côté des Isabey, font réfléchir M. Gudin (4) et ahurissent M. Morel Fatio (5). » Le caricaturé bénéficie en effet alors, depuis quelques années, d’une pension royale mensuelle de 100 florins ; malheureusement pour lui, elle ne sera pas prolongée en 1853. En 1853, justement, dans son Nadar jury au Salon de 1853 : album comique de 60 à 80 dessins coloriés, compte rendu d’environ 6 à 800 tableaux, sculptures, etc. / texte et dessin par Nadar, le Français accorde une petite note au Hollandais : « J’ai su découvrir les deux envois de M. Yongkind, quelque mal placés qu’ils fussent. Peinture solide et de bon effet, bien que poussant peut-être un peu trop au noir. M. Yongkind est un digne représentant de l’école hollandaise. »
Alors que Jongkind, désabusé, en mauvaise santé et accablé de dettes, est retourné vivre dans son pays natal fin 1855, Nadar fait partie des quelques amis français à lui rendre visite à Rotterdam au cours de cette longue parenthèse batave (fin 1857, voir copie du passeport) – les deux hommes se retrouveront semble-t-il seulement en 1863 bien que le peintre soit revenu s’établir à Paris trois ans plus tôt.
Ses correspondants parisiens, s’inquiétant de plus en plus du ton de détresse de ses lettres, organisent une vente aux enchères réunissant des œuvres d’Isabey, Nadar (une aquarelle), Millet, etc., en tout 88 artistes. Chargé d’apporter la coquette somme ainsi collectée, le peintre et graveur Adolphe-Félix Cals s’en va chercher Jongkind en Hollande et rentre avec lui à Paris le 29 avril 1860. Si ce dernier effectue encore par la suite, et ce jusqu’en 1869, des voyages dans le Septentrion, il ne quittera pour le reste plus guère la France.
En cette même année 1860, la rencontre déterminante de Joséphine Fesser représente la promesse d’une existence future plus régulée et moins assombrie par les préoccupations pécuniaires, cette même Joséphine en laquelle Edmond de Goncourt reconnut une mère, « un ange de dévouement avec des moustaches ».
Au cours de la décennie (sans doute en 1863), Nadar réalise une série de photographies du peintre, au célèbre format des « cartes de visite » (voir photo). Sa renommée ne tarde pas à s’accroître, même si ses absences de plus en plus fréquente de la capitale et son peu de souci de se montrer ne jouent pas en sa faveur. La plupart des liens de sympathie et d’amitié qu’il entretenait se distendent en effet peu à peu dès lors qu’il passe le plus clair de son temps auprès de Mme Fesser – épouse séparée de son mari et mère d’un garçon prénommé Jules – et dans différentes régions françaises.
caricature, Le Journal pour rire, 23/04/1852
Tout comme Nadar, Baudelaire remarque bien entendu le talent du Hollandais : « Chez Cadart, M. Yonkind, le charmant et candide peintre hollandais a déposé quelques planches auxquelles il a confié le secret de ses souvenirs et de ses rêveries, calmes comme les berges des grands fleuves et les horizons de sa noble patrie, – singulières abréviations de peinture, croquis que sauront lire tous les amateurs habitués à déchiffrer l’âme d’un artiste dans ses plus rapides gribouillages. Gribouillage est le terme dont se servait un peu légèrement le brave Diderot, pour caractériser les eaux-fortes de Rembrandt. » (Le Boulevard, 14 septembre 1862). À l’époque où le poète écrit ces lignes, Jongkind fréquente Claude Monet. Celui-ci, qui a pu écrire, dans une lettre adressée en 1860 à Boudin, qu’il considérait Jongkind comme étant mort pour l’art, ne formula pas moins l’un des plus bels éloges jamais adressés au Néerlandais. Alors qu’ils se côtoient et peignent ensemble – formant d’ailleurs souvent un trio en Normandie avec Eugène Boudin –, l’aîné apprend à son cadet « la touche libre, les couleurs vives et contrastées ainsi que la vision synthétique du paysage ». De ce confrère qui a complété chez lui l’enseignement transmis par Boudin, Monet dira : « C’est à lui que je dois l’éducation définitive de mon œil. »
Zola, par Nadar (1871)
À ces louanges s’en ajouteront beaucoup d’autres, par exemple de la main de Zola, en 1868 : « Avec Manet, Jongkind et Claude Monet, Boudin est à coup sûr un des premiers peintres de marines de ce temps. » Quelques années plus tard, le romancier rend visite au Hollandais et prend la plume pour satisfaire « une envie furieuse de dire tout le bien » qu’il pense de lui : « Parmi les naturalistes qui ont su parler de la nature en une langue vivante et originale, une des plus curieuses figures est certainement le peintre Jongkind. Il est connu, célèbre même, mais l’exquis de son talent, la fleur de sa personnalité, ne dépasse pas le cercle étroit de ses admirateurs. Je ne connais pas d’individualité plus intéressante. Il est artiste jusqu’aux moelles. Il a une façon si originale de rendre la nation humide et vaguement souriante du Nord, que ses toiles parlent une langue particulière, langue de naïveté et de douceur. Il aime d’un amour fervent les horizons hollandais, pleins d’un charme mélancolique ; il aime la grande mer, les eaux blafardes des temps gris et les eaux gaies et miroitantes des jours de soleil. Il est fils de cet âge qui s’intéresse à la tache claire ou sombre d’une barque, aux mille petites existences des herbes. Son métier de peintre est tout aussi singulier que sa façon de voir. Il a des largeurs étonnantes, des simplifications suprêmes. On dirait des ébauches jetées en quelques heures, par crainte de laisser échapper l’impression première. La vérité est que l’artiste travaille longuement ses toiles, pour arriver à cette extrême simplicité et à cette finesse inouïe ; tout se passe dans son œil, dans sa main. Il voit un paysage d’un coup dans la réalité de son ensemble, et le traduit à sa façon, en en conservant la vérité, et en lui communiquant l’émotion profonde qu’il a ressentie. C’est ce qui fait que ses paysages vivent sur la toile, non plus seulement comme ils vivent dans la nature, mais comme ils ont vécu pendant quelques heures dans une personnalité rare et exquise. J’ai visité son atelier dernièrement. Tout le monde connaît ses marines, ses vues de Hollande. Mais il est d’autres toiles qui m’ont ravi, qui ont flatté en moi un goût particulier. Je veux parler des quelques coins de Paris qu’il a peints dans ces dernières années. […] Cet amour profond du Paris moderne, je l’ai retrouvé dans Jongkind, je n’ose pas dire avec quelle joie. Il a compris que Paris reste pittoresque jusque dans ses décombres, et il a peint l’église Saint-Médard, avec le coin du nouveau boulevard qu’on ouvrait alors. […] Un peintre de cette conscience et de cette originalité est un maître, non pas un maître aux allures superbes et colossales, mais un maître intime qui pénètre avec une rare souplesse dans la vie multiple des choses. » (La Cloche, 24 janvier 1872)
E. de Goncourt, par Nadar, vers 1875
Pour sa part, Edmond de Goncourt confie à son Journal, le 17 juin 1882 : « Une chose me frappe dans ce Salon : c’est l’influence de Jonkindt. Tout le paysage qui a une valeur, à l’heure qu’il est, descend de ce peintre, lui emprunte ses ciels, ses atmosphères, ses terrains. Cela saute aux yeux, et n’est dit par personne. » Peu après la mort du peintre, alors qu’une partie de son œuvre est dispersée à l’hôtel Drouot, le critique et écrivain influent Gustave Geoffroy estimera que « Jongkind a été préoccupé, un des premiers, de la vérité de l’atmosphère, de la décomposition des rayons lumineux, de la coloration des ombres. Il marque cette préoccupation dans ses aquarelles, qui sont parmi les plus belles aquarelles qui aient été faites, d’une calligraphie de dessin fougueuse, rapide, et d’une sûreté extraordinaire, d’une couleur infiniment délicate, véridique, apte à mettre en valeur les aspects essentiels des premiers plans, à donner leur éloignement et leur charme aux lointains » (« J.-B. Jongkind », La Justice, 8 décembre 1891).
Tous ne partagent toutefois pas une telle vision enthousiaste des choses. Le peintre et critique Charles-Olivier Merson, disparu aux yeux de la postérité, estime par exemple que les deux toiles que le Hollandais expose au Salon de 1870 « sont d’un effarouchement de plus en plus macabre, preuve que M. Jongkind extravague en son genre autant que M. Manet dans le sien » (Le Monde illustré, 16 juillet 1870). De tels avis ne vont pas empêcher les faussaires de lancer sur le marché des copies de toiles du maître, ceci à compter de 1879.
Malgré un cercle de fidèles admirateurs, Jongkind n’expose pas dans l’atelier de Nadar du 15 avril au 15 mai 1874 dans le cadre de la célèbre exposition qui a marqué les débuts de l’impressionnisme, non qu’il soit fâché avec quiconque – malgré ses sautes d’humeur, il avait bon caractère et demeurait un homme affable –, mais parce qu’il a renoncé peu avant à exposer après avoir été refusé une fois de plus au Salon. Ni le Père Martin, ni Monet, ni Boudin n’arrivent à le faire changer d’avis. Au bout de plusieurs années, il revient cependant sur sa décision. Ainsi, en mai-juin 1882, il expose à Paris, galerie Détrimont, où le succès est au rendez-vous – son unique exposition personnelle ! Cependant, à la fin de la décennie, son pays natal n’accroche pas la moindre de ses œuvres au sein de la section hollandaise de l’Exposition universelle de 1889. Il faut dire que quelques-uns, en Hollande, lui en voulaient probablement de s’être joint, pour certains Salons, à l’envoi des Français.
Des liens qui ont existés entre Nadar et Jongkind subsistent de rares lettres du second au premier, rédigées dans un français très approximatif où les apostrophes ne sont guère de mise. Son emploi de cette langue en a fait rire plus d’un. Ainsi, dans son Jongkind, ouvrage de 1927, Paul Signac note : « Pendant son long séjour en France, il n’a guère appris le français. Son jargon, son orthographe n’ont guère changé. Si, en 1851, il écrit ‘‘la Belle Poel’’ et ‘‘la belle sexes’’, le 19 février 1880, il écrit encore en bas d’un croquis : ‘‘Pauline Brassier cherchant le premier salade de pise en lit », et, le 19 septembre 1883, il transcrit ainsi dans son album le menu d’un repas qu’il vient de faire à Grenoble :
Le 24 juillet 1863, Jongkind, de retour à Paris (après plusieurs séjours en Normandie), écrit à Nadar qu’il souhaite que ce dernier fasse son portrait, ainsi qu’il en a déjà été question entre eux. Malgré la fréquentation de Joséphine Fesser, sa situation financière ne va s’améliorer vraiment que courant 1864. Aussi mendie-t-il plus ou moins un échange avec le photographe : l’achat d’une toile lui permettrait de payer le portrait. La lettre manifeste par ailleurs l’état d’esprit changeant du peintre : s’il est le plus souvent de bonne compagnie, il ne manque pas de se plaindre sur son sort. L’abus de vin – ce vin qu’il dit ne pas supporter, du moins pur – finira par lui ruiner la santé. Vers la fin de sa vie, son cerveau le lâchera toujours plus.
J.-.B. Jongkind, par Nadar (1863)
Mon bon Nadar,
J’ai été bien content enfin de vous avoir rencontré chez vous. J’ai pensé souvent à votre bonne amitié du temps passé et me voilà de retour à Paris. comme je me suis trouvé obligé de retourné en France surtout pour la vente de mes tableaux.
Je vous dirai, cher ami, je ne suis pas le plus heureux du monde et le bon Dieu seul sait comment je vie encore. j aime beaucoup a plaisanté, mais jamais des circonstance serieuse Je veux dire que je soufre encore beaucoup de ce que j ai éprouvé pendant plus de quatre ans.
Heureusement j’ai rencontré à Paris une Dame de mes Parent d Hollande. par ses bonté je me trouve secourir contre beaucoup de pine et contre beaucoup de mal dans ma position et puis, a que me donne la tranquilité et de soins necessaire.
Maintenant je suis venu d abord pour vous voir, et ensuite pour me recommander a vous. si vous pouviez m être utile pour me prendre un tableau ou parmi vos amis. Sans que cela puisse vous deranger en rien
Comme je vous ai dit que j ai beaucoup soufert aussi quand je sort j’oublie le mal. mais en acceptant un cigare le fumér ma fait du mal et j ai cru de tomber sur le Boulevard.
C est le même, en buvant du vin pure, je vous assure, ce n est pas très amusant.
a raison de ce que je viens vous dire, vous m excuserez que je ne viens pas diner lundi soir, vers 6 heures. quand a mon portrait je suis venu déjà plusieurs fois, pour demander votre amitié de me faire mon portrait.
Carjat a eu cette bonté pour mon portrait et pour quelques cartes de visites.
Mais malgré que les jours sont exigant et le temps je serai heureux d avoir mon portrait fait par vous, comme je pense encore de resté à Paris et peut-être pour toujours. vous voyez mon bon Nadar, que je vous oublie pas et comme j espers pas de vous deranger je reviendrai un de ces jours pour vous revoir.
recevez En attendant les souhaits les plus heureux pour votre santé et pour votre bonheur
votre ami
Jongkind (6)
exposition « Jongkind et ses amis », Musée de Dordrecht, fin 2017-début 2018
Dans l’autre lettre que l’on trouve dans Jongkind d’après sa correspondance (envoyée de Honfleur le 2 septembre 1864, n° 202), Jongkind se félicite que Nadar – dont la plus grande passion était le sport aéronautique – ait remporté un procès consécutif à son accident en ballon d’octobre 1863 et aux dettes qui s’ensuivirent. Il lui annonce qu’il lui rendra visite à son retour à Paris et ne manque pas de lui demander au passage d’intervenir en sa faveur auprès de ses amis susceptibles d’acquérir l’une ou l’autre de ses œuvres : « je suis à Honfleur pour désiné de navires etc c est un pays fort pitoresque et sans que vous me croyerez interesséz en vous écrivant j ose me rappeler a vous de facon le plus agreable si il y a moyen a vos amis de me placer quelques tableaux ou dessins de mes ouvrages et de ma peinture ».
Jongkind, ce jeune enfant ou cet enfant resté jeune – son patronyme ne signifie-t-il pas, mot à mot : « jeune enfant » –, passe une grande partie de la dernière décennie de sa vie loin du tumulte parisien, à La Côte-Saint-André, village natal de Berlioz dans le Dauphiné, où les enfants avec qui il aime jouer le surnomment « Père Jonquille » (déclinaison du patronyme hollandais, sans doute) et où il se promène, une colombe perchée sur l’épaule, en compagnie d’un mouton. De cette époque, on garde des photographies du Hollandais. Elle ont été prises par un autre photographe que Nadar, à savoir, Jules, le fils de Joséphine, avec lequel le peintre entretint des rapports extrêmement chaleureux, pour ainsi dire filiaux.
Daniel Cunin
J.-B. Jongkind, caricature par Nadar
(1) On le prénommera aussi Jean-Baptiste en France et beaucoup orthographieront son patronyme Yongkind de façon, semble-t-il, à prononcer le « j » à la hollandaise. Baudelaire l’écorche lui aussi : Yonkind. Goncourt hésite entre Jonckind et Jonkindt ; Zola retient parfois Jong-Kind. Des décennies après la mort du peintre, l’orthographe Yongkind fleurira encore sur les pages des journaux et revues, par exemple sous la plume du célèbre critique Louis Vauxcelles.
(2) Il existe peu de sources aisément accessibles sur la compagne de Jongkind. En 2017, Marja Visser a publié Maannachten (Nuits de pleine lune, éditions Zomer & Keuning), un roman qui narre l’histoire de ce couple singulier à travers le regard de Joséphine.
(3) Le nom de cette rue n’a aucun rapport avec la ville néerlandaise. C’était celui d’un propriétaire qui fut autorisé, nous dit Wikipédia, « à convertir le passage qui portait son nom en deux rues publiques, l’une, la ‘‘rue Bréda’’, de 11,69 mètres, l’autre, la rue Clauzel, de 9,75 mètres de largeur, formant à leur jonction une place triangulaire, la place Bréda ».
(4) Sans doute le peintre de marine Théordore Gudin (1802-1880).
(5) Antoine Léon Morel-Fatio (1810-1871), peintre de la Marine et homme politique.
V. Hefting, vers 1950
(6) Jongkind d’après sa correspondance. 328 lettres introduites et éditées par Victorine Hefting, Utrecht, Haentjens Dekker & Gumbert, 1969, lettre 186. Si Joséphine Fesser vient bien de Hollande, elle ne semble pas avoir de liens de parenté avec Jongkind. Étienne Carjat (1828-1906), artiste et photographe lui aussi renommé, connu particulièrement pour avoir immortalisé Rimbaud, a eu un atelier rue Laffitte, la rue des galeristes. Ce volume de la correspondance comprend des lettres aux marchands d’art, à des amis hollandais, des confrères (Boudin), à la famille Fesser… Pendant plusieurs années, l’historienne de l’art néerlandaise, éditrice et politicienne Victorine Hefting (1905-1993) a dirigé de fait le Gemeentemuseum de La Haye. On lui doit d’autres ouvrages de référence sur son compatriote : Aquarelles de Jongkind, Paris, Les presses artistiques, 1971 ; Jongkind : sa vie, son œuvre, son époque, Paris, Arts et métiers graphiques, 1975 et J.B. Jongkind : voorloper van het impressionnisme, Amsterdam, Bert Bakker, 1992. Elle a organisé de nombreuses expositions aux Pays-Bas et en France (Jongkind, Toorop, Kandinsky…). Sa vie particulièrement riche à plusieurs points de vue a donné lieu à une biographie (1988).
Dominique Neirynck revient sur la vie et l’œuvre d’un grand poète de la Flandre française, qui a évolué au sein de l’avant-garde des années cinquante et soixante du siècle passé, entre autres dans le cercle des Michel Tapié, René Drouin, Georges Mathieu, Salvador Dali… Emmanuel Looten (1908-1974) a marqué les gens de son époque tant par sa personnalité que par sa langue incomparable, des vers exhumés de la glaise, sortis d’une forge lucebertienne, trempés dans la mer du Nord. Ou du « sang, sel, sol », ainsi que le martèle le titre de l’un de ses poèmes. Sous sa plume, combien de verbes substantivés issus du flamand ? Combien de néologismes, de mots qui ne figurent dans aucun dictionnaire ? Combien de nud qui remplacent le mot nu ?
S’il a côtoyé le dessus du panier à Paris, il n’a pas manqué non plus de cultiver certaines sympathies dans son Septentrion natal – ne dédie-t-il pas à l’occasion un poème à Marc. Eemans ou à Willy Spillebeen, écrivain qui lui a consacré une monographie et une anthologie en néerlandais ? n’entretient-il pas une correspondance avec Michel de Ghelderode ? À plusieurs occasions, le Dunkerquois Claude-Henri Rocquet lui manifesta lui aussi son admiration et sa reconnaissance de vivre voix ainsi que par écrit : « Mon professeur de quatrième ou de troisième au collège Jean-Bart et Lamartine, à Dunkerque, esprit classique, esprit scolaire, se moquait de Mallarmé et du poète Emmanuel Looten, qui vivait à Bergues. Il nous lut, pour s’en moquer, ‘‘Le Cygne’’. Je protestai. J’aurais été bien incapable d’expliquer ce poème, mais sa beauté m’était évidente. Je lisais aussi, dans Le Nord maritime, chaque semaine, la chronique de Looten qui évoquait, dans une écriture qu’aujourd’hui je dirais un peu mallarméenne, les choses de la vie littéraire à Paris : énigme, stellaire ; signe venu comme d’un autre monde ; parole pythique au milieu des faits divers. Il arrive qu’un âne porte des reliques, une lumière. Le professeur avait cité, avec un haussement d’épaules, une phrase d’Emmanuel Looten : ‘‘Adam était-il poète ?’’ Cette question me fut comme un kōan. Qui sait jusqu’à quel point elle m’a travaillé et formé dans le sentiment de ce que doit être la poésie et de ce qu’elle est ? » (Œuvre poétique complète, tomes 3 et 4, Éoliennes, 2020, p. 218-219).
Dominique Neirynck tient à remercier Philippe Looten, fils de Charles et neveu d’Emmanuel ; Christophe Looten, petit-fils de Charles, musicologue et compositeur d’opéra et de musique contemporaine, qui a échangé une correspondance abondante avec l’écrivain ; enfin Éric Looten, petit-fils du poète. (D.C.)
E. Looten tient un petit serpent, cadeau de Michel Tapié, ici au second plan
Ils m’ont fait découvrir Emmanuel Looten voici près de cinquante ans: le frère Charles, l’épouse Andrée Aroz, le peintre Arthur Van Hecke (1924-2003), représentant majeur du Groupe de Roubaix. Autant de témoins et passeurs d’héritage. Le 30 juin 1974, Emmanuel Looten nous quitte, à Bergues. Poète mais aussi dramaturge (le quotidien Le Monde du 25 juin 1960 lui consacre par exemple un bel article lorsqu’il remporte le Prix de la Genèse pour sa pièce Khaim ou la première mort), critique et conférencier. Né en 1908, il fait paraître À cloche-rêve, son premier ouvrage, en 1939 ; dix ans plus tard, le Prix de poésie de l’Académie Française lui est décerné. De sa propre initiative, il publie 25 livres, certains avec la complicité de deux de ses fidèles amis, Arthur Van Hecke et le critique d’art, éditeur et peintre Michel Tapié. Looten demeure l’un des chantres exceptionnels de la Flandre : « Nos Flandres sont douces. Elles sont Gezelle ou Érasme. Elles sont fortes : elles sont Jean Bart ou Barentz » (La poésie aux yeux de cœur, 1951). Je n’ai pas connu Emmanuel Looten : la rencontre de certains de ses proches m’a montré le chemin… Tout d’abord l’amitié avec Arthur Van Hecke et Lucette, lesquels me transmettent alors tout ce qu’ils savent, une confiance qui m’incite à cultiver la mémoire de cet homme. Arthur Van Hecke me parle de « Manu » à chaque échange… soit des dizaines de fois ! À la fin des années soixante-dix, je me rends à six reprises chez Charles Looten, le frère d’Emmanuel, à Bergues ; il me prête tous les ouvrages du poète. En 1978, Marie-Jeanne et moi rencontrons Andrée Aroz, l’épouse de l’écrivain, quatre ans après la mort de ce dernier, chez elle à Golfe-Juan. Je prépare alors, pour le plaisir, un livre reprenant 150 poèmes sur la Flandre qui ne verra cependant pas le jour. Ce projet me vaut une réaction de sidération positive d’Arthur Van Hecke… Pour me remercier, il m’offre une superbe marine qu’il vient tout juste de terminer ! Cadeau magnifique.
A. Van Hecke, Autoportrait.
Emmanuel Looten fut d’abord un physique : en 1928, il est champion de Flandre du 100 mètres en 11 secondes. Il obtient son Brevet de pilote d’avion en 1936 et sert comme aviateur pendant la Seconde Guerre mondiale ; il reçoit la Croix de guerre. Voici ce qu’Arthur Van Hecke dit de lui dans un entretien qu’il accorde à Plein Nord (octobre-novembre 1979) : « Il est impossible de synthétiser Manu en quelques mots. C’est comme si on voulait définir un peintre en montrant l’une de ses toiles. C’est un être complexe, très complexe et très naturel à la fois. Il était en perpétuelle ébullition, une ébullition qui paraissait compliquée à ceux qui ne le connaissaient pas, et qui en fait pouvait être très simple pour ceux qui le connaissaient. […] Jamais je n’ai essayé de comprendre un texte de Manu. Cela ne m’est pas venu à l’esprit et je n’en éprouve aucun besoin. Un poème de Looten, c’est la musique des mots. Quand j’écoute de la musique, je ne cherche pas à comprendre ce que l’auteur a écrit ! Peu importe ! Je me laisse aller à un plaisir des sens. […] Manu employait très souvent le mot de manouvrier. Mais il lui redonnait toute sa noblesse. Manu était un manouvrier de la poésie. […] Toute création est sacrale. Toute création authentique. Manu disait volontiers : je suis entré en poésie comme on entre en religion. C’était vrai. […] Le drame de Manu c’est cette solitude. Alors, automatiquement, il plongeait dans la poésie à corps perdu. » S’adressant à son ami, Emmanuel Looten exprime ce beau jugement : « En peinture, je me borne à aimer. »
Pour Arthur et son épouse Lucette, il écrit « Vents de Flandre », publié dans Nada (1971).
Vents fous, énergumènes affolants… Furieux vents arrachant l’esprit et le souffle, qui vous dépoitraillent à nud et, tout vif, vous lacèrent. Rauque table d’harmonie, basses chuintantes, profondes. Caverneuses résonances ou sifflements diaboliques, stridant jusqu’à l’ultrason. Cela surgissait du fond de nos plaines de terre ou de mer, jailli, pulsé, clamé, hurlé à vive moelle. Souffle immensément profond, intense respirer d’une mer innombrable.
Cri-ahan de force brute, laminée, orientée au venturi majeur du Pas-de-Calais. Forge puissante où se forment, se sculptent glaises et limons, sifflant giclant de toutes parts. Irrésistiblement montent en nous ces rafales hurlantes, engloutissant dix mille vertiges, géantes et hurlantes rafales, vaticination rageuse de ce ventre, à toutes ondes en son implosive folie. Envoûtement de sabbat, langues acérées de maléfique…
Tournoi glapi des hells, diaboliques Korrigans, étrange souffle d’Au-Delà. Sables, poudres en tournis, monte à puissante magie, ce largo dramatique. Mystérieuse mystique de ces ondes à multiple tessiture. Poudroiement des rafales, sonoris paroxyte comme un vocal abois qui délire. Vent de mer qui nous a créés et recréés sans fin, pizzicato de furias aiguës, norias à transes folles. Marée de sons, hurle-bête pleine puissance, vocifération haut et hot… Puis adoucis soudain en murmures aigus au diapason démoniaque.
Et de nouveau l’éventrer brutal de toutes choses, gongs de violente percussion, marée exaspérée de sons et de forces, ce broiement d’une pulvérulence des sables, dans la rage des ondes de pluie à fols ravages. Au plein fouet des forces alouvies de nature : pulsions, scansions rageuses, puissante vie aux tempêtes anormales. Battement-forge de toutes artères folles, des ondes de tornade, mer, ciel et terre. Ah ! vents furieux de nos puissantes Flandres !…
poème de Looten illustré à la main par A. Van Hecke, 1962
Paru dans Gwenn Fydd (1968), autre recueil aux éditions belges Sanderus (Oudenaarde), « Gris ma seule couleur… » peut se lire comme un hommage à la peinture de Van Hecke, coloriste hors pair :
Gris ma seule couleur…
Sang de gris, plein sang à griselis doré,
Angoisse nouée d’affre en quoi ce gris me grise,
Nuances mille où le ciel graille et croûle,
Entrailles turbulées d’un multiple combat !
Mon ciel effiloché, penaillé, émulsionne
Cette bioflore à geste indéfinie…
Fabuleux fermenter, sixtessencié, subtil ;
Remuement vibrions à changeance incessée…
Voici l’aube émerveillante, enjouée de souples gris adolescents.
Gris grenus de variances, de grèges reflets grésillés, noués de fibres fines : tonalité grignée, couleur d’eau et de larmes. Ciel-force de vivance impalpable, soie d’une Flandre !
Gris, ma seule couleur, richissime nuance…
On pourrait citer bien d’autres pièces en hommage à l’art de son ami, par exemple « Van Hecke en nuance » (Antéité anti Pan, Jean Grassin, 1961) et « Ce bal des mots de mer » (Vers le point oméga, Jean Grassin, 1963).
La reconnaissance avant la notoriété
Parmi les noms qui accompagnent celui de Looten dans ses recueils, on relève les suivants, même s’il ne s’agit pas toujours d’une préface ou d’un avant-propos : Pierre Emmanuel, René Huyghe, Stéphane Lupasco, Michel Tapié, Paul Valéry… Une chose est sûre, le Berguois a su tisser des liens avec de grandes figures, de la Flandre au Japon en passant par Paris, entretenir des amitiés de qualité et se nourrir aux meilleures références artistiques. Mentionnons quelques passages qui ouvrent l’une ou l’autre de ses œuvres :
« Il est bien certain que pour quiconque connaît la Flandre française, son climat, sa lumière, son ciel, les vers d’Emmanuel Looten disent exactement les mots qu’il devait dire pour y enfermer la beauté propre et particulière de son pays natal. » (Antoine Adam, préface à La Maison d’herbe, Seghers, 1953).
« Ce feu matériel de la parole en fusion jaillit en d’étranges, d’impérieuses coulées, il transmue les vocales, les combine, provoque des alliages entre des termes rebelles qui cèdent à la pression du métal fou, du souffle de lave dont le volcan Looten est possédé. » (Pierre Emmanuel)
« Il n’y a de vivant que la tension et nous savons depuis HERACLITE qu’elle ne s’établit qu’entre les contraires. Que serait une culture incapable de couvrir le champ magnétique qui vibre et crépite, de terroir à l’humanisme ? Emmanuel LOOTEN sait dresser comme un flamboiement, cet arbre lyrique qui va chercher sa sève dans la racine et le jette dans la palpitation des feuilles, vent, lumière, tempête… Et l’arbre des FLANDRES avec lui plonge dans la terre la plus dense, la plus drue, la plus charnue, pour égoutter le Sang, à sa cime, dans les tourbillons de l’Espace. » (René Huyghe, épigraphe du Sang du soir, Sanderus, 1970).
« Ô belle phrase, qui dira, qui fera ce contour miraculeux pénétrant dans toutes les cavités sans abandonner le bel ensemble – inflexion, passage vivant, caressant, dessinant toute chose ; contenant les extrêmes dans la forme, capable de la pensée distincte, comme sous l’unité de la peau, les machines distinctes sont logées, colloquées. » (Paul Valéry, un extrait de ses Cahiers datant de 1917 en guise d’épigraphe de Sur ma rive de chair).
On doit en outre au grand philosophe d’origine roumaine, Stéphane Lupasco (1900-1988), l’avant-dire des Timbres sériels (Jean Grassin, 1959). Sur le thème du tragique, Emmanuel Looten fera d’ailleurs souvent référence à ce penseur inclassable. Les deux hommes se connaissaient bien : « Avec Lupasco et le professeur Pierre Auger, dirai-je combien la vie est dissymétrique. » (Delà mon impossible, Barbez, 1958).
Quant à Michel Tapié (1909-1987), descendant de Toulouse-Lautrec, critique d’art influent à qui l’on doit la formule « art informel », son importance dans la vie de Looten n’est plus à démontrer. Il a entre autres signé l’avant-dire de Gwenn Fydd : « La poésie, liée à la magie du verbe, beaucoup plus qu’à la logique grammaticale, pose aujourd’hui des problèmes opposés, dans leur apparence, à ceux vers lesquels ont dû fatalement se tourner tous les autres arts. La formalisation esthétique devant opérer dans le sens de l’efficacité artistique, doit s’occuper avant tout d’expression rayonnante d’enchantement sinon d’envoûtement verbal dans des séquences ordonnées et irréversibles. »
Looten, Tapié, G. Mathieu (1950)
La suite de son propos montre combien Looten a été favorisé par les plasticiens dont il a pu marier le nom au sien, qui pour une plaquette, qui pour un tirage unique, qui pour un recueil : « Emmanuel Looten est, peut-être, le poète le plus ‘‘illustré’’ du monde, tout appariement d’images hors de question, par des artistes d’obédiences apparemment contradictoires : de Mathieu à Appel, du maître Insho au maître Sofu, de Dali à Fautrier, de Piaubert à Serpan, d’autres : Assetto, J. Brown, Dourdin, Gillet, Fontana, Lauquin, Jean Lurçat, Arthur Van Hecke… Je pense que l’appariement le plus juste serait, encore très contradictoirement dans l’apparence, celui de la rigueur unique et du paroxysme de l’action painting, qui est aussi dépassement magique dans la mesure où il y a contrepoint d’un ordre, donc quel que soit le paroxysme expressif, la rigueur, en fin de compte, d’un axiome de choix poétiquement structurel. » Dans Le Point oméga, le Flamand dédie un poème à Lucio Fontana : « Fontana au nom fluide, effleurure d'onde / Fontavita, rapide flux lointain, rapide, / Fontanaviva, céleste source et preste, / Fantasia créante, flux enfanté de fleur... ». En 2016, la ville de Bergues a consacré une exposition, dans son Musée du Mont-de-Piété, à ces collaborations entre le poète et les peintres.
À ces créateurs, il convient d’ajouter Michel Tapié lui-même, mais aussi Andrée Aroz, épouse du poète, qui a réalisé la couverture de nombre de ses recueils, et René de Graeve (1901-1957) né à Mouscron et qui vécut à Lille. À son sujet, Looten écrit : « Cet homme était exceptionnel, hors limites ! Géant flamand, René de Graeve était ‘‘puissant’’. Ce terme de puissance, d’un pouvoir évident émanant de sa solitude nuancée qui n’était certes pas l’isolement. Qui l’approchait ressentait sa brûlure astrale : l’envoûtement ambre-feu de son regard brûlant, de sa barbe hidalgo, de sa voix pénétrante. Déjà il vous mettait à vif, à nu. Avant toute chose, ce peintre de génie pénétrait l’être et ses arcanes, corps et âme. Et l’esprit à toutes échappées. »
Grâce en particulier au galeriste René Drouin (1905-1979) et à Michel Tapié, le puzzle se met en place. En matière de notoriété, pour Emmanuel Looten, tout commence en réalité autour de ces deux hommes. René Drouin influence alors considérablement la vie culturelle européenne. Il ouvre sa galerie à Paris en 1939 ; des difficultés financières le pousseront à la fermer en 1950 avant de retenter l’aventure. En attendant, il est l’un des leaders de l’avant-garde moderne : il lance Dubuffet en 1944 et Georges Mathieu en 1950. Tapié, son conseiller artistique, peintre et sculpteur par ailleurs, a pour voisin d’atelier, à Montparnasse, Jean Dubuffet. Il œuvre pour d’autres galeristes ; à la Galerie Rive Droite, il organise ainsi la première exposition en France de Karel Appel (1955). « Non seulement René Drouin faisait preuve d’une grande curiosité, mais il a eu de plus l’intelligence de s’appuyer très fortement sur Michel Tapié et ses amis écrivains ; ensemble, ils ont exposé tous les grands de ce qu’on appelait l’avant-garde », nous a confié en 2018 Chantal Lachkar, directrice de la Bibliothèque des Arts Décoratifs de Paris.
Michel Tapié découvre Emmanuel Looten en lisant le poème « Hepta », paru en 1949 dans Le Grenier sur l’eau : « J’ai tout de suite fait confiance à la magie verbale de cet ‘‘Hepta’’ par quoi j’ai affronté l’œuvre-choc qui n’a depuis cessé de poursuivre en violence mon ami Emmanuel Looten. […] Ce moment crucial de bascule entre deux ères, entre les millénaires classiques et le vigoureux début de cette ère autre dont nous² avons la chance fantastique de vivre les débuts. […] Emmanuel Looten est bien armé pour tenter cette aventure totale : ses pointes de la plus extrême audace poussées dans le magma grammatico-étymologique, réalisées dans l’extrême vitesse d’une création aussi orgiaque que tellurique, lui permettent de conquérir en force les moyens d’explicitation de la richesse de son intérieure cosmogonie. » (préface à OIW, Caractères, 1955).
Mais qu’est-ce donc que ce poème, « Hepta », qui le révéla à son futur ami ? Que recouvre ce « Sept » grec qui va projeter Emmanuel Looten dans une ardente vie parisienne ? Il s’agit de moins de rien que « L’Inconnaissable, L’Onde, La Femme, La Nuit, La Terre, Le Feu, le Cycle ». Extraits :
Hepta
L’Inconnaissable
Dieu-mer, Dieu profus de vos innombrables océans, Dieu qui gantez vos loisirs de ma peau offrante, je suis fidèlement confondu de la dévastation d’Amour. J’attends le soc. J’explose aux puretés de l’infini. […]
Votre vérité, au rugissement de cette création… Suis-je point que de Vous, sauvagement Vôtre, à sanglante gloire du corps ?
L’Onde
Voici la mer, gigantesque de l’onde, quêtant le ciel à ses envahissements torturés. Explosions terrifiant la force.
Le ciel, s’impugnant aux ombres encloses. Un sol défaillant l’assouvissement sous la rude percussion du temps. Je suis meurtre dès cette création.
La Femme
Port… mon bras s’écoule, s’est coulé vers ce long de l’épaule… tant de courbes aventurées. Côte cursive au blond de sable, à fin contact de l’estran. Je glutissais ce retour, près de toi lové dans notre lumière. Il se tendait ces lèvres des jetées, traversières au large bondissement des marées. Largo sans fin épanoui, la mer s’écrasait et râlait. Ton corps d’offrande à grain fiévreux arcboutait les houles de notre don. En ce havre, comme touchée de grâce, l’onde calmissait. Ce boucan de la proie comme je viens des Îles du Vivant. […]
Toi, car tu es l’Amour et mon amour. Bref et sec, un instant-missionnaire soudain s’éclate, s’étire, épidème au travers d’épidermes, ignorant diffus, policé de l’expérience. Canon de voluptés, mètres et nombres.
Toi, car le désert humain silicate cette fleur intense. Amour-simoun de sable et de rose, ce grain soyant la chair, le sel d’un corps, l’exférer retentissant des glandes, l’énormité vitale qui éjouit ce tocsin. Tout mon corps duplice désormais…
La Nuit
Souillure affollant mon angoisse, mécréant au plus exalter ; pus des forces créatrices en ma faiblesse. La nuit créante à ce goût mien : dégoût de l’aube possédée.
Déjà crispe la froidure intense. Je racornis cet âge. Une faune courra, brûlures animales, cette trace que j’épouse, frigide. Mon combat s’ensevelit au lent ralentissement de moi-même.
La Terre
Donc il me faut rentrer, rentrer sur terre. Un macadam croupit, gazeux de ces reflets, mirages étrangers. Morne, voici la norme et son étau-limeur. Je tiendrai. Enfin le morse cliquetis des sensations drues. Je suis chambré de l’objectif propre, valvant cet air impossiblement désiré.
À retour de mon tourisme étrange, je ne puis qu’atterrir ici-même. Cela est bien… Il faut rentrer. N’est-ce pas, la terre ?
Le Feu
Je suis environné soudain de forces hurlées. Mille fusées glapissantes, l’écheveau membraneux des lueurs, extase de lumières brutales ; cela claque, saute et m’arrache l’instant. Le ciel s’escalade par l’éclatement de mille furieuses poudrières. De longs drapés digitaux, de lourds volumes sensibles roulant ces larges cylindres de feu ; les pizzicati exaspérés d’étoiles agressives, sans fin variées de couleur ; un déroulé d’orbes montantes et explosées. […]
Au travers de la purification advenue, créée du feu, source essentielle d’exister, me voici nud de moi-même, happant l’horizon, ardent tison de l’humaine et féconde impossibilité.
Mais le feu, cruellement originel, n’est-il point ce propre moi-même ?
Le Cycle
En couche striée de froid glacial ai-je plaint ce vieil homme qui agitera son râle. Le drap se roule. Un point d’orgue accusera les orgues calmes de l’hiver. La dièse acide du printemps, le bécarre foudroyé de l’été brut, le sanglant, douloureux bémol de cette automne deuillante et voici l’hiver nietzchéen. La neige endort la planitude des paysages, une trace est dentelle par l’horizon transi, un vol d’oiseaux, lourds et noirâtres, épingle cette voussure des nuées lourdes, tunnel renouvelant, mer inversée, onde profuse comme la mer du Nord et à elle conjointe en ces prodigieux effacements de l’horizon.
Je suis le farouche convive en la même nature, de la cruauté de ces nuances jusque l’intense émerveillement. En mon pays de Flandre, le cycle des saisons prodigiantes…
E. Looten par Karel Appel, 1956
Revenant sur la rencontre « fondatrice » avec Tapié, le poète dira : « On me dit que je ne parlais pas français mais c’est une erreur grossière. Pourquoi voulez-vous que je parle en français ? Je parle en Looten, je suis Looten. » Dès lors ce dernier s’engouffre dans une ardente vie parisienne. Tapié lui ouvre grandes les portes de la vie artistique. Il le présente à des confrères, à des artistes, en particulier Henri Michaux, Marx Ernst, les Japonais Inshō Dōmoto et Sōfu Teshigahara, mais aussi à Salvador Dali, dont Manu et Andrée Aroz deviendront proches. Ils offrent d’ailleurs au Catalan des cornes pour enrichir sa célèbre collection. Éric Looten se souvient d’une photo les représentant tous trois, chez le peintre, sur le célèbre Canapé Boca.
Tapié sera l’éditeur et de Karel Appel et d’Emmanuel Looten. Les dix années de l’après-guerre constituent une époque majeure de l’existence de ce dernier. Son épouse demeure sa première lectrice. Ils quittent Bergues pour s’établir à Paris, au 22 de l’avenue Raphaël dans le XVIe arrondissement. L’immeuble est attachant : il clôt une rangée magnifique tout au long de la petite rue Louis-Boilly, qui relie le jardin du Ranelagh à la partie prestigieuse du boulevard des Maréchaux, celle des ambassades et autres consulats. En face de chez eux, au cœur de ce quartier de la Muette, en plus de ce jardin, il y a le musée Marmottan… Malgré tout, Looten poursuit son activité professionnelle : commercial de l’entreprise familiale dirigée par son frère Charles. Et il n’oublie pas sa ville à laquelle il donne le titre de l’une des pièces qui composent Poèmes (G.-H. Dassonville, 1949) :
Bergues
Mon Nord est froid d’un froid de fer.
Nos cieux offerts sont durs
En leur pâleur de tendre porcelaine.
Je vois ces vieux quais morts et leurs canaux herbus,
Des pavés, l’orgueil tors de ma cité nouée
En ses murailles souveraines.
Mon pays s’ennoblit de ce qu’il a souffert,
Nul ne sera vainqueur de sa force d’attendre :
Ma Flandre est chaude comme un cœur.
L’un des grands chocs de la vie de Looten résulte de sa rencontre (elle aussi organisée par Michel Tapié) avec un tout jeune artiste de 29 ans, Georges Mathieu. Né à Boulogne-sur-Mer en 1921, celui-ci deviendra, bien plus tard, le chef de file planétaire de l’abstraction lyrique. Looten a alors 42 ans, Michel Tapié 41, René Drouin 45. Tapié a une idée derrière la tête. Il écrit au poète : « Je souhaite voir de vous des poèmes épuisants (un livre qui serait un seul poème interminable) avec des vers longs eux-mêmes […] textes poétiques écrits comme des proses à énormes paragraphes, comme on n’en voit pas assez. » Et il édite en effet le texte qu’il reçoit, La Complainte sauvage, non sans l’orner de 11 signes, 3 lithographies et 15 idéogrammes de Georges Mathieu. Il dispose un exemplaire en vitrine chez Drouin et accroche dans la galerie huit des toutes premières créations de Mathieu ; il les emprunte à des collections privées, dont celles d’Emmanuel Looten et de Salvador Dali. L’événement se déroule exclusivement les lundi 22 et mardi 23 mai 1950 sous la houlette des quatre compères Drouin, Tapié, Mathieu et Looten.
Le Tout Paris accourt : André Malraux, Salvador Dali, Jean Paulhan, Henri Michaux… Si Emmanuel Looten disait peu de bien de ses premières productions poétiques, La Complainte Sauvage marque un tournant. Dans le catalogue de la rétrospective René Drouin du MADParis (2017), Jean-Marie Cusinberche, historien de l’art spécialiste de Georges Mathieu et de Gauguin, écrit : « Michel Tapié réalise la maquette de l’ouvrage, superposant, sur des doubles pages, les dessins de Mathieu reproduits en rouge sur le poème de Looten, qu’il découpe en onze stances, imprimées en noir. La pagination se réfère à des idéogrammes inventés par Mathieu, conférant à la présentation et au caractère de ce livre de format oblong une manière de recueil de haïkus et de calligraphies japonaises. Une préface, ‘‘Dégagement’’, imprimée sur une feuille rose et volante, est placée avant le premier feuillet. Michel Tapié la conclut ainsi : […] je n’ai pas cru devoir tirer à plus de trente exemplaires. » Voici deux extraits de ce poème (Michel Tapié éditeur, 1950) :
La Complainte Sauvage
Sang éternel que recherchent les armes,
Âme bouillie d’un cuir tout vernissé.
L’immense forêt charbonnière abonde
En rouvres écroulant mon ciel, arbres géants ;
Je suis noir cavalier à forêts noircéantes,
Mon combat est solitude propre de moi.
Je hais le Soleil !
[…]
La saison furiée renouvelle mes sentes ;
De ma hutte de peau et torchis et branchures,
Je bous au meurtrier mouvement de la terre.
La neige doucereuse, branchages craquelins,
Comme racines mortes braquées vers la nue.
Ma féroce tranquillité cerne l’aura
De ces vapeurs, pervenches souples de l’haleine.
Soudain le fifre, éclatant renouveau,
Le printemps, cet acide, agacé de verdure ;
Diéses borgnes, bourgeons aux sucres ruisselés :
Déjà l’été fougueux lapide sa démence,
Coulées d’or cru, extrême à sensible chaleur,
Tout ce qui, moi chef noble, m’importune
Car je hais le Soleil.
À l’occasion des expositions consacrées à Karel Appel, le nom et les poèmes d’Emmanuel Looten sont régulièrement mentionnés et cités. Ainsi en octobre 1955 à la Galerie Rive Droite puis en novembre au Steledlijk Museum d’Amsterdam : Hugo Claus, Emmanuel Looten et Michel Tapié se trouvent réunis dans le catalogue de cette exposition, la photo de Karel Appel étant réalisée par Ed van der Elsken (1925-1990), photographe entré depuis lors dans la légende. Une fois de plus, un livre est à lui seul pour ainsi dire une œuvre d’art. En 1960, un poème (« J’étincelle de lumière forte… ») est choisi parmi les sept haïkus traduits en japonais et calligraphiés sur un éventail par Sōfu Teshigahara, pour son Institut Sogetsu de Tokyo, l’une des grandes écoles d’ikebana. Le tourbillon littéraire et artistique de grande qualité au cœur duquel évolue Looten s’accompagne du développement culturel de la place parisienne autour de l’avant-garde.
Le Septentrion
La distance géographique encourage les échanges épistoliers entre le poète et une autre plume des plus singulières des contrées septentrionales, à savoir Michel de Ghelderode (1898-1962). Le dramaturge bruxellois d’origine flamande tenait d’ailleurs une correspondance record : 20 000 lettres. Il s’exprime ainsi sur son ami dans le catalogue Emmanuel Looten et son œuvre poétique (exposition à la Bibliothèque de Lille en 1969) : « Pour Emmanuel Looten, la poésie n’est pas un jeu, c’est un drame… C’est une vision de l’univers… C’est la formule qui métamorphose et transcende le pauvre homme en archétype. » Profitons-en pour rappeler quelques phrases majeures de Michel de Ghelderode sur la Flandre : « De nos jours, Flandre n’est plus rien qu’un songe. Flandre n’est qu’un cri comme ceux qui retentissent dans les songes, cri pur et haut que seuls les poètes doivent transmettre, ainsi que des vigies. […] Point tant ne faut qu’un tel nom se comprenne. […] Flandre demeure un lieu magnétique, jardin d’esprit où rode l’immortel Renard, où dans un arbre se balance l’Espiègle. » Tout est dit. Mais encore : « Qui dit ‘‘Flandre’’ ne lance plus un cri de guerre mais profère une formule de magie poétique. Alors, ce grand État spirituel se reconstitue par la vertu du songe, devient phosphorescent, tout de violence et de splendeur. Nous savons de ces mots contagieux, par quoi s’ouvrent les écluses d’images, toute une machinerie optique aussitôt s’éclairant. Quelqu’un a dit ‘‘Flandre’’, les volets d’un polyptyque se sont dépliés et j’ai vu : Le haut lumineux d’une aurore au cerne violet, embué d’or ; le bas empli de fumées obscures, pourprées de flammèches, le Ciel et l’Enfer peints ; entre les deux passe l’Homme portant chimère, un squelette musicien le suivant comme son ombre. Dans les craquelures des paysages, val des roses ou collines calcinées, se voient le Péché et le Rachat : l’offrande du fruit et l’érection de la Croix. »
D’autres figures littéraires belges ont tenu une place dans l’existence de Looten. Ainsi, il dédie Le Sang du soir « À Vital Celen et à Bert Peleman, conjonction double de l’Ami véritable et du Flamand universel. » Inlassable créateur de liens entre la Flandre belge et la Flandre française, Vital Celen (1887-1956) a publié l’ensemble de la production du grand dramaturge dunkerquois Michiel de Swaen et traduit une partie de l’œuvre d’Emmanuel Looten.
manuscrit de Looten (merci à Patrick Descamps, conservateur du Musée de Bergues)
À Paris, Emmanuel Looten est membre de l’Académie Septentrionale. Ce cercle littéraire et artistique regroupe écrivains, poètes, artistes, scientifiques. La plupart sont originaires du Nord de la France ou de la Belgique, ou du moins liés d’une façon ou d’une autre à ces contrées. Créée en 1935, elle a maintenu un lien fort entre ses membres pendant un demi-siècle. Emmanuel Looten y côtoie Pierre-Mac Orlan, le peintre Marcel Gromaire, René Huyghe, Georges Mathieu, le physicien Léon Rosenfeld, Françoise Dolto… L’Académie Septentrionale n’est plus ; elle n’en a pas moins accueilli par ailleurs Louis Blériot, Niels Bohr, Paul Claudel, James Ensor, Carl-Gustav Jung, Rudyard Kipling, Maurice Maeterlinck, Henri Matisse, Raoul Nordling, Maxence Van der Meersch ! La dernière trace que laisse cette confrérie consiste en une plaquette signée, en 1968, par le comédien et metteur en scène lillois Pierre Bertin.
Bien plus tard, le dimanche 15 juin 1980, lors d’une réunion à l’Hôtel de Ville de Bergues, je prends l’initiative de créer l’association Présence d’Emmanuel Looten. Étaient en présents, en particulier, Andrée Aroz, Charles Looten, Arthur Van Hecke, Thierry Looten (le fils d’Emmanuel). L’idée était de créer et formaliser par précaution une structure juridique dormante, regroupant les plus proches, dans le cas où un projet verrait le jour autour de l’œuvre du poète. Je dépose les statuts en Préfecture du Nord, dès juillet. Pour me remercier, Thierry Looten m’offre Le Sang du soir (Sanderus, 1970), avec ce petit mot chaleureux : « À celui par qui ‘‘Présence’’ fut présent ! »
La Flandre, chez Emmanuel Looten, désigne souvent la Flandre historique (répartie aujourd’hui entre la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais aussi les Pays-Bas dans leur configuration plus ancienne, celle des Dix-Sept Provinces. Vision qu’il exprime dès 1949 dans l’essai Entrer en poésie, lequel fit l’objet d’une causerie à la Maison des artistes d’Anvers le 13 décembre :
Terre prestigieuse de nos Flandres, Anvers gigantesque à la conjonction prodigiante des ondes. Pays du Diamant, de l’industrie, de ce port, l’un des principaux du monde. Terroir de Van Dyck, des Teniers, Jordaens et Brueghels. Et notre grand Rubens. Me voici donc, moi qui suis profondément Français, parmi vous, Flamands de ma belle race dont les traditions éclairées donnent Force et Noblesse à cette Europe nôtre. […] La leçon que la Flandre donne au monde est essentielle. Elle passe par Janssen jusque Thomas a Kempis ou Van Kempen, Ruysbroeck l’admirable, Gerlac Peters ou Zuijster Hadwigh. Mysticisme et pureté religieuse. Foi poétique de Michel de Swaen, foi maritime de Barentz ; Ruyter, Jacobsen, Bart et tous les câpres. Foi musicale du plain-chant des innombrables abbayes jusque de Lassus, Josquin des Prés (ces découvreurs aussi de la fugue et du contrepoint), Adam de la Halle et dès lors Stappen, Olivier Messiaen et tant d’autres. Foi humaniste depuis Lorris jusqu’à Érasme en allant jusqu’à mon maître et parent vénéré Paul Hazard, de l’Académie Française, né du très haut et noble petit instituteur Hazard-Looten. Flandre des Saints, de l’Imagerie poétique, des mystiques, des conquérants, des marchands, des humanistes et de tant de peintres et artistes.
C’est sous ces mêmes cieux du Nord que le poète puise nombre de ses références, à commencer par les peintres, les mystiques et les compositeurs qu’il énumère dans les lignes ci-dessus. À ces artistes s’ajoutent les marins et corsaires (en flamand de Dunkerque : kapers, d’où le mot câpres) : Cornil Janssen (corsaire néerlandais du XVIIe siècle), le célèbre amiral hollandais Michel de Ruyter, le Dunkerquois Michel Jacobsen (à cheval sur les XVIe et XVIIe siècles, vice-amiral de la flotte du Roi d’Espagne), son légendaire arrière-petit-fils Jean Bart… mais aussi les navigateurs et aventuriers : Willem van Ruysbroeck (Guillaume de Rubrouck, dit Rubruquis), le Frison Willem Barentsz…
À bien des reprises, Looten exprime ce qui le rattache à son pays natal, par exemple en 1951 dans La Poésie aux yeux de cœur, texte qu’il prononce à la Faculté des Lettres de Lille et qu’édite Michel Tapié la même année : « Ruines et deuils de tant de guerres toujours injustes, toujours supportées. Ça, nous savons bien que l’Amour – celui de notre pays ou celui du couple idéal – ne vient que de la Mort. […] Scrutez ce goût prestigieux de l’habitat, de l’intérieur – ce sens de l’homme que nous ne connaissons plus – ces décors de Vermeer par exemple… Nos Flandres sont consciencieuses, précises (leur en reprochera-t-on d’être lourdes ?), infiniment éprises aussi et par Amour, de cette Poésie qui s’appelle l’Harmonie Sociale. Combien en avance sur les douteuses vertus actuelles de socialité, cette remarquable organisation de nos anciennes cités coutumières ! On ne peut commander à la nature sinon, surtout, en lui obéissant. » Parmi les très nombreux poèmes que Looten consacre à la Flandre, le plus connu reste « Toi Flandre », dédié à son ami qui vit juste de l’autre côté de la frontière, Willy Spillebeen. Et c’est à Jozef Deleu – pendant longtemps cheville ouvrière des échanges culturels entre Pays-Bas, Flandre et France – qu’il dédie deux versions de « Ma Flandre est un songe » (Le Chaos sensible, Sanderus, 1973).
Willy Spillebeen parle d'Emmanuel Looten
Les dernières années
Au fil d’une chronique en néerlandais publiée en 1981 dans Neerlandia, je décris les trois périodes de la création d'Emmanuel Looten : une première très classique, une deuxième plus puissante et souvent tournée vers la Flandre, une dernière lumineuse et sombre à la fois, marquée par la maladie et la douleur. En 1973, Andrée Aroz et Emmanuel Looten emménagent à Golfe-Juan, mais la santé du poète se dégrade en effet.
Toutefois, sur une idée d’Arthur Van Hecke, il confie au grand réalisateur et résistant Jean Kerchbron (1924-2003) l’adaptation, pour la télévision, de sa pièce Samsoen ou la désespérance (avec Danielle Volle et Maurice Barrier, récemment disparu). C’est que le poète Looten se double d’un dramaturge (sans oublier le conférencier : Milan, Lisbonne, Amsterdam, Anvers, Bruxelles, Salle Pleyel, Sorbonne, Musée du Louvre…). Les décors sont conçus par le peintre. La pièce est diffusée le 18 mai 1974 sur FR3. Un mois donc avant la mort de Looten. À cette même époque, il remet un poème inédit, lourd de sens, à son frère Charles :
Mon Dieu comme Votre main est lourde quand elle frappe
Mais que Votre main soit bénie
Pleine face j’ai reçu le dur gantelet de fer
Des épreuves qu’il vous plut de m’infliger.
Mon Seigneur et mon Dieu, pitié pour ma lâcheté,
Si je crie, et supporte mal, si je trébuche et saigne
Si ma douleur sauvage arde et se cabre
Frappez encor. Dieu de bonté, pour que je sois humble.
La main de justice est dure et lourde…
Atteint de vive chair, je râle comme une bête
Mais que cette agonie monte vers Vous ô Très haut
Joindre sa farouche louange aux neuf chœurs des anges.
Toute sa vie, Emmanuel a cultivé un lien étroit avec Charles. Ensemble, ils ont animé l’entreprise familiale de quincaillerie en gros. Et c’est dans ses bras que le poète viendra mourir, à Bergues. Ce que rappelle Willy Spillebeen : « Emmanuel Looten, le chantre de la Flandre française, est décédé le 30 juin 1974. Le 6 novembre prochain, il aurait atteint l’âge de 66 ans. Pris d’un malaise dans sa maison à Golfe Juan, il a eu sans doute la prémonition de sa mort prochaine : il a prié sa femme de le faire transporter dans sa maison natale de Bergues, à proximité de Dunkerque, à une distance de quelque mille kilomètres à travers la France. Il est mort peu après son arrivée. Il a été enterré à côté de son père et de sa mère dans sa terre natale. » (Septentrion, n° 2, 1974). À mes yeux, Emmanuel Looten était Flamand par ses origines et son art, Français par sa langue d’expression, et Néerlandais par son universalité.
Dominique Neirynck
E. Looten par Karel Appel, 1956
Œuvres d’Emmanuel Looten
Lors de la rétrospective qui lui a été consacrée à la Bibliothèque de Lille en 2003, la responsable du projet, Catherine De Boel, a rappellé que beaucoup de livres ont paru en autoédition ou à compte d’auteur. On recense en tout 87 œuvres : recueils de poésie, pièces de théâtre, essais, conférences, disques. Voici les principales, les titres laissant deviner à eux seuls la saveur singulière de cette poésie :
1939 : À Cloche-rêve, premier recueil à l’âge de 31 ans. Emmanuel Looten parlera plus tard de « bourbeux départ ». Poèmes publiés à l’origine dans Grand Large, revue littéraire dunkerquoise.
1942 : Flamme, couverture d’Andrée Aroz.
1943 : Clairenef, couverture d’Andrée Aroz.
1944 : Masque de cristal, couverture d’Andrée Aroz, illustré par René de Graeve.
1945 : Sur ma rive de chair, épigraphe de Paul Valéry. Cet ouvrage constitue un premier tournant : les grands thèmes d’Emmanuel Looten apparaissent : « l’âme flamande sauvage et instinctive, le poids étouffant du ciel, le désir d’évasion vers un au-delà, la magie… » (catalogue Bibliothèque de Lille, 1969).
1946 : L'Opéra fabuleux, précédé d’un inédit de Paul Hazard, cousin d’Emmanuel Looten. Prix Verlaine par la Société des poètes français.
1947 : Chaos.
1948 : Adam était-il poète ? (sur l’essentialisme en poésie, conférence à la salle Pleyel le 15 mars 1948).
1948 : Sortilèges. Prix de poésie de l’Académie française.
1949 : Poèmes, choisis et préfacés par Gabriel Laniez, gravure d'Andrée Aroz.
1949 : Le Grenier sur l’eau, avant-dire de Henri Pichette.
1950 : Entrer en Poésie (sur la substance poétique, conférence à la Maison des Artistes d’Anvers le 13 décembre 1949).
1950 : La Complainte sauvage, illustrations de Georges Mathieu
1950 : La Saga de Lug Hallewijn, pièce de théâtre, dédiée à Michel de Ghelderode (traduite en néerlandais par Willy Spillebeen).
1952 : Sangs bruts, textes choisis par Alain Bosquet.
1954 : Haine, plaquette-objet illustrée par Karel Appel.
1954 : Kermesse pourpre, plaquette-objet illustrée par Michel Tapié.
1954 : Lieu-Chef de ma révolte (texte de la conférence prononcée à Anvers le 30 avril 1954, présentée en néerlandais par Vital Celen avec des lectures de Jacques Navadic).
1955 : OIW, préface de Michel Tapié. (OIW [prononcez Oyoun] : terme celtique exprimant le Tout, création-principe et conduisant Paniquement le jeu du Monde. Absolu conjoint du Bien et du Mal.).
1955 : Cogne-ciel, dessins et composition de Karel Appel (voir illustration plus haut).
1957 : Horizon absolu.
1958 : Rhapsodie de ma nuit, livre-objet illustré par Karel Appel.
1958 : Delà mon impossible (texte de la conférence tenue au Louvre le 8 novembre 1957).
1959 : Timbres sériels, avant-dire de Stéphane Lupasco, illustré par Arthur Van Hecke.
1959 : Moi de l’Agonie, illustré par Inshō Dōmoto.
1960 : Flandre, couverture de Jean Fautrier.
1962 : Liturgies flamandes.
1962 : Hepta, livre-objet illustré de la main d’Arthur Van Hecke, par 7 gouaches, sur chacun des 20 exemplaires.
1963 : Vers le Point Oméga, couverture de Lucio Fontana.
1965 : Terre de 13 Ciels, avec 13 dessins lithographiés, originaux, d’Arthur Van Hecke.
1966 : Exil intérieur, prophanie de Louis Foucher, couverture illustrée par Piaubert.
1968 : Gwenn Fydd, avant-dire de Michel Tapié (GWENN FYDD : Cette blancheur originelle [gwenn] nimbant d’une lumière primordiale, notre Croyance des Origines [fydd] ; Au troisième Cercle suprême de la Béatitude, l’exaltation d’une Foi Poétique).
1968 : Sur ma rive de chair.
1970 : Le Sang du soir.
1971 : Nada.
1973 : Le Chaos sensible, préface d’André Beucler.
Quelques pistes de lecture dans les deux langues
Emmanuel Looten : des Flandres à Paris, 1908-1974, catalogue de l’exposition, organisée du 11 mars au 26 avril 2003, Bibliothèque municipale de Lille, Médiathèque Jean Lévy, 2003.
J. Chardonneau (réd.), Emmanuel Looten et son œuvre poétique, catalogue de l’exposition, Bibliothèque Municipale de Lille, 1969.
Vital Celen, Emmanuel Looten, Brussel, De Vlaamse Gids, 1954.
Pierre Dhainaut et alii, Looten. Poètes du Nord, Pas-de-Calais et de Belgique, in nord’, revue de critique et de création littéraires du nord/pas-de-calais, n° 3, juin 1984.
Etienne Oswald, Emmanuel Looten, le poète sauvage, Merelbeke, Neirinckx, 1971.
Jules Roy et alii, L’Amour par écrit. Emmanuel Looten, Troyes, Amis des Cahiers Bleus, 1984.
Marc de Schrijver, Emmanuel Looten (1908-1974) benaderd: herinneringen uit zijn Antwerpse sfeer, Antwerpen, Antwerps Museum en Archief Den Crans, 1974.
Willy Spillebeen, Emmanuel Looten, de Franse Vlaming, Lier, De Bladen voor de Poezie, 1963.
Dédicace de Looten dans un exemplaire de Gwenn Fydd
à l'occasion d'une soirée Marc. Eemans, 6 décembre (1968 ?)
Au cours de son itinéraire artistique, le peintre gantois Karel Dierickx (1940-2014) – auquel le LWL Museum für Kunst und Kultur de Münster consacre une exposition (voir vidéo) – a eu souvent l’occasion de collaborer avec des poètes flamands : Leonard Nolens pour Negen slapeloze gedichten (2007) ; Stefan Hertmans pour Vuurwerk zei ze (2002) et Giotto’s hemel (2012) ; Roland Jooris pour vlakgom (2004) et la plaquette eigenzinnig (2011) ou encore Chris(tiane) Yperman pour had ik een groene hagedis (2004). Certains poètes ont d’ailleurs exprimé leur admiration en lui dédiant un poème. Ainsi d’Inge Braeckman et de Roland Jooris dont nous reproduisons ci-dessous les originaux en même temps que la transposition française.
Rétrospective Karel Dierickx, printemps 2020 (en allemand)
Voor Karel Dierickx
Kwetsbaar gekrast in lijnen op papier en doek
wordt het stilleven een aquatint, schildert
de werkelijkheid zich dicht. Terwijl je tast
brokkelt de textuur van je geheugen af, maar
blijft een partituur en kompas. Voor hen die je
bezoeken. Met toets en taal maak je zichtbaar wat
onzichtbaar is. Een proces van een lange, enige
adem. Marrakech Night en Omsloten situatie.
Het model gaat in het landschap op. Even pasteus.
Als een cascade. Een brief. Een bootje in een fles.