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À l’occasion du récent Marché de la Poésie (5-9 juin) qui accueillait la Hollande, douze poètes des contrées septentrionales se sont produits sur la scène. Dans son n° 47, la revue Nunca consacré un « Cahier » à cet événement en proposant une petite anthologie des auteurs invités : Simone Atangana Bekono, Benno Barnard, Anneke Brassinga, Tsead Bruinja, Radna Fabias, Rozalie Hirs, Frank Keizer, Hester Knibbe, Astrid Lampe, K. Michel, Martijn den Ouden et K. Schippers. Parole à quelques-unes de ces voix parmi les plus jeunes…
Simone Atangana Bekono
photo : Anna. V.
Née en 1991, Simone Atangana Bekono a signé en 2017 une première plaquette intitulée hoe de eerste vonken zichtbaar waren (comment les premières étincelles se firent visibles, 2016), publiée en collaboration par Literair Productiehuis Wintertuin et Lebowski Publishers. « Friction » est le cycle qui ouvre cette œuvre (nous en reproduisons ci-dessous le premier poème). Simone se consacre actuellement à l’écriture d’un premier roman.
Friction
I
Je suis née dans une forêt
Je suis née et on a dirigé une lampe sur moi
derrière moi sur mon linge de naissance est apparue ma silhouette
Ma silhouette a ouvert la bouche, m’a dit :
« J’existe parce que ton corps existe
Cronos qui a englouti ses enfants
sanguinaire ainsi que Goya l’a peint à l’huile sur une toile
corps méconnaissable
vorace et détraqué
ne plongeant aucune racine dans la terre »
voilà ce avec quoi il m’a fallu faire
J’ai entendu halètements et rires : des bruits concrets, spécifiques
ma silhouette une silhouette sans caractéristiques spécifiques
ma silhouette m’appartenant d’une manière incompréhensible
elle agissait à ma place, n’étant là que quand je la regardais
n’existant que sur la toile
Des bruits concrets, spécifiques
je voulais être absorbée dans un système de petites cases à cocher
je voulais une jouissance virtuelle, sexuelle, dépouillée du politique, être incorporée
le menton sur le bord du bureau, sur la banquette arrière d’une Tesla
être écartée du menu déroulant, c’est ça,
être incorporée
(traduction Daniel Cunin)
Tsead Bruinja
Tsead Bruinja est entré en littérature en privilégiant le frison, langue de sa province d’origine, avant de publier par ailleurs des livres en néerlandais. À ce jour, il est l’auteur de plusieurs recueils dans l’une ou l’autre des deux langues ou encore dans les deux en même temps, par exemple Hingje net alle klean op deselde kapstôk / Hang niet alle kleren aan dezelfde kapstok (N’accroche pas tous les habits au même portemanteau, Afûk, 2018), dont est extrait le poème ci-dessous. D’une relative simplicité formelle, la poésie de Bruinja traduit des préoccupations personnelles ainsi qu’un engagement social. Ce caractère accessible a sans doute contribué à son élection comme « poète national », début 2019.
enclos
il y a un enclos que j’ai oublié de déplacer
un navire pour m’emporter loin de cette île
une roue que je n’ai pas reculée
pour mettre la chaîne sous tension
une lampe dont je n’ai pas trouvé l’interrupteur
une chaise où je n’osais pas rester longtemps assis
une boule de démolition oscillant au bout d’une grande grue
des rideaux que je garde fermés
il y avait le nom d’un grutier
qui tel un lièvre fraîchement abattu
au fond de ma bouche
au-dessus de ma langue
devait se mortifier
(traduction Kim Andringa)
Frank Keizer
photo : Anna. V.
Attentif à faire se rejoindre les extrêmes, Frank Keizer (1987) privilégie une poésie à la fois contemporaine et ancrée dans la tradition littéraire. Après avoir publié le chapbook Dear world, fuck off, ik ga golfen (Dear world, fuck off, je vais jouer au golf, 2012), sur le thème du marketing et de la consommation, il fonde avec son compère Maarten van der Graaff le magazine en ligne gratuit Sample Kanon, dans lequel le duo édite des textes néerlandais et étrangers novateurs. En 2015 suit son premier recueil, édité par Polis : Onder normale omstandigheden (Dans des conditions normales). Il évoque la lassitude et le désespoir d’un jeune homme qui, ayant grandi dans les années apolitiques de la fin du XXe siècle, tente de trouver une forme d’engagement. Lief slecht ding (Mauvais machin aimé, 2019), explore cette même veine. Le poème ci-dessous est emprunté à l’œuvre de 2015.
j’ai l’impression d’être aux mains de démocrates
forcenés, gens consciencieux
comme nous qui travaillent le week-end
et n’ont pas plus envie que nous
d’une guerre de tous contre tous
cela dit je suis à Bruxelles
où je fais ce qu’il me plaît
ce pour quoi d’ailleurs on me paie parfois
la nouvelle idéologie du travail n’est pas malveillante
la mollesse n’est pas sans conséquences
exister c’est survivre la sincérité une forme
de luxe désenchanté
la gauche est devenue bête
de plus sans aides européennes
on ne peut rien du tout
aussi prépare-t-on des réunions, lesquelles en entraînent une autre
comment s’organiser les uns les autres ?
ce que je ne répéterai plus jamais, après quoi je serai libre
la tempête parfaite c’est une averse
aux couleurs unifiées de Benetton
(traduction Daniel Cunin)
Martijn den Ouden
photo : Anna. V.
Né en 1983 en Hollande-Méridionale, Martijn den Ouden est le fils d’un pasteur. Après des études à la Gerrit Rietveld Academie, il entre en littérature. Il conjugue travail de plasticien et créations poétiques. À ce jour, les éditions Querido ont publié ses trois recueils : Melktanden (Dents de lait, 2010), De beloofde dinsdag (Le mardi promis, 2013) et Een kogelvrije zomer (Un été pare-balles, 2017, couverture ci-dessous) dont est tiré les poème qui suit.
ma préférence va aux animaux qui se mangent eux-mêmes
par exemple le serpent et l’éléphant
ces animaux-là prennent soin d’eux-mêmes
ces animaux-là s’aiment eux-mêmes
sans ces animaux le monde serait mauvais
ces animaux sont sacrés
nous ne pouvons nous passer d’eux
je n’aime pas les animaux qui se mangent eux-mêmes
Alors que la Foire du livre de Bruxelles 2019 mettait à l’honneur quelques poètes flamands, la revue Traversées, publiée en Lorraine belge sous la direction de Patrice Breno, Jacques Cornerotte et Paul Mathieu, orientait ses projecteurs sur une dizaine d’entre eux au fil de près de 130 pages. Des hommes et des femmes apparus sur la scène littéraire après l’an 2000 et peu ou pas encore traduits en français. Quelques vingtenaires et d’autres un peu plus avancés en âge. Peintre et graveur, Anne van Herreweghen a eu la gentillesse de les recevoir dans son atelier pour les portraiturer. Chaque série de poèmes est ainsi précédée du visage de leur auteur.
Il n’est guère aisé de dégager des lignes de force dans la production poétique foisonnante du Nord de la Belgique. Ce qui est certain, c’est qu’au cours de ces dernières décennies, les femmes ont pris une place de plus en plus importante. Christine D'haen (1923-2009), Marleen de Crée (née en 1941) et Miriam Van hee (née en 1952) ne sont plus les seuls noms qui viennent à l’esprit lorsqu’on évoque la composante féminine. À l’instar de ces deux dernières, Els Moors (née en 1976, actuelle poète nationale) et Maud Vanhauwaert (née en 1984) peuvent se prévaloir d’être éditées sous forme de livre en traduction française.
un poème de Marleen de Crée mis en vidéo
Alors que bien des écrivains flamands ont un éditeur néerlandais, la plupart des auteurs retenus dans ce numéro de Traversées sont publiés en Flandre même. Cela tient sans doute au fait que de nouvelles structures ont vu le jour ces dix dernières années. Sous la houlette de Leo Peeraer, les éditions P. de Louvain œuvrent en réalité depuis déjà près de trente ans pour mettre en valeur la production de Flamands, poètes et/ou traducteurs de poésie. Depuis une date plus récente, Vrijdag et Polis à Anvers ainsi que het balanseer à Gand offrent un havre à d’autres créateurs. C’est également à Gand que l’on trouve le PoëzieCentrum, à la fois Maison de la Poésie, librairie, éditeur du meilleur magazine en langue néerlandaise consacré entièrement à la poésie (Poëziekrant) et éditeur de recueils (par exemple ceux d’Inge Braeckman et de Tom Van de Voorde). Avec la Maison de la Poésie d’Amay, le PoëzieCentrum a par ailleurs édité l’anthologie bilingue Belgium Bordelio. Vers 2015, grâce aux aides fournies par la Fondation flamande des Lettres, d’autres choix de poésie flamande ont pu voir le jour en traduction française, par exemple dans La Traductière(n° 33) et Nunc(n° 36).
Pour ce numéro de Traversées, la traduction des poèmes de Charlotte Van den Broeck et de Lies Van Gasse a été confiée à Kim Andringa. Les autres pages ont été transposées en français par Daniel Cunin.
Juriste et germaniste de formation, Inge Braeckman creuse dans Venus’ Vonken (Étincelles de Vénus, 2018), son recueil le plus récent – le quatrième à être édité par le PoëzieCentrum –, le thème de l’amour sous toutes ses facettes. Le titre renvoie bien entendu à la déesse de l’amour dans la mythologie romaine ; à l’origine, elle était la protectrice des jardins et des vignes. C’est à cette plaquette entièrement réalisée sur du papier de couleur jaune citron que sont empruntés les poèmes reproduits dans le numéro. Des vers dans lesquels les jardins s’étendent, sur un mode contemporain, aux villes et aux peintures. D’un rythme marquant, voire obsédant, la poésie d’Inge Braeckman se révèle visuelle, parfois délibérément exubérante, presque toujours sensuelle. Retenons un poème dédié au peintre gantois Karel Dierickx (1940-2014) :
Pour Karel Dierickx
Aux lignes fragiles mordant papier et toile
la nature morte se fait aquatinte, la réalité
se peint en épaisseur. Pendant que tu tâtonnes
la texture de ta mémoire s’effrite, n’en reste
pas moins partition et boussole. Pour tes
visiteurs. Touches et tournures te donnent
de rendre visible l’invisible. Processus de longue
et unique haleine. Marrakech Night et Situation refermée.
Le modèle se fond dans le paysage. Un rien pâteux.
Tel une cascade. Une lettre. Un bateau dans une bouteille.
Tu entends la mer, répète l’été sans faire de façons.
Quant à Guido De Bruyn, né à Asse (Brabant flamand) en 1955, il a publié depuis ses début en 2004 sept recueils aux éditions P. de Louvain. En plus de réaliser des documentaires sur différentes formes artistiques, il a traduit des sonnets de Shakespeare et composé une version orale des Variations Goldberg. Actuellement, il élabore un grand cycle à partir du Journal de Sergueï Prokofiev. Dans ses poèmes, il aime incorporer des matériaux visuels, qu’il emprunte à d’autres ou qu’il puise dans sa propre production graphique. Extrait de son premier recueil, le cycle « Vieux maîtres », retenu pour Traversées, constitue un hommage à Claude Monet. Guido De Bruyn a d’ailleurs tourné un documentaire à Giverny. Une image de ce film – représentant la toile En canot sur l’Epte – est à l’origine de l’écriture de « Vieux maîtres ».
C’est en 2017, à l’âge de vingt-six ans, que Dominique De Groen a publié son premier recueil : Shop Girl® (éditions het balanseer). Épopée qui revient sur les facettes absurdes du processus de production dans la société capitaliste actuelle. L’inquiétude qu’inspire à cette jeune femme les évolutions que connaît notre monde n’est pas non plus étrangère aux poèmes que l’on découvrira dans les pages de ce numéro, lesquels entreront dans la composition de son prochain recueil.
On nous dira qu’Annemarie Estor n’a pas sa place dans cette petite anthologie. N’est-elle pas en effet néerlandaise ? En réalité, comme elle vit depuis 2004 à Anvers, on la regarde désormais comme une poétesse belge. Son écriture se rattache d’ailleurs peut-être plus à la tradition artistique d’un Bosch, d’un Ensor ou encore d’un Hugo Claus qu’à celle d’artistes de son pays natal. Publié cette année aux éditions Wereldbibliotheek d’Amsterdam, son dernier recueil, un crime-poem, est d’un seul tenant. Aussi nous a-t-il semblé préférable de retenir un cycle qu’elle a composé voici peu : « Poèmes pour le voleur de chevaux ». On pourra d’ailleurs en lire un autre traduit en français : « Échographie ». Comme Guido De Bruyn ou encore Lies Van Gasse – avec laquelle elle a d’ailleurs réalisé Het boek Hauser–, Annemarie Estor aime marier mots et travail graphique. Le dernier poème du cycle publié par Traversées :
Fourbe sorcière
Mens.
Exécute des tours.
Comme le lait dans l’eau.
Distords les apparences. La souffrance.
Soigne la blessure, fourbe sorcière,
je t’en prie, fraude avec tendresse.
Fais s’évader le langage dans un verre nouveau.
Dissous tes formules dans la commisération.
Que tes supercheries apaisent le cri !
Trublion de la poésie flamande, Peter Holvoet-Hanssen estime être l’auteur de seulement deux recueils : De reis naar Inframundo (2011) et Blauwboek (2018), bien qu’il en ait publié d’autres depuis une vingtaine d’années. Même si son nom est apparu au firmament des lettres flamandes un peu avant le début du XXIe siècle, nous lui avons donc accordé une place dans la présente anthologie. L’Anversois, qui aime se dire troubadour, ne cache pas la prédilection qu’il éprouve pour l’œuvre de Paul van Ostaijen auquel il a d’ailleurs rendu hommage, avec quelques autres artistes, dans un magnifique volume intitulé Miavoye(éditions De Bezige Bij, 2014). Les poèmes retenus pour Traversées sont extraits de Blauwboek que Peter Holvoet-Hanssen qualifie lui-même de « testament poétique ». Il fait sans doute partie des poètes d’expression néerlandaise qui se produisent le plus sur scène.
Benjamin de cette anthologie, Tijl Nuyts (né en 1993) est à ce jour l’auteur d’un unique recueil : Anagrammen van een blote keizer (Anagrammes d’un empereur nu, éditions Polis, 2017), dans lequel il sonde la frontière qui sépare le plaisir de nommer les choses et le danger que cela peut comporter. « Touriste », le cycle retenu aujourd’hui, relève d’un autre projet. Cette histoire mêle l’intérêt que porte le jeune homme aux auteurs mystiques à une actualité récente ayant bouleversé le Belgique. Il accorde une place à la fascination qu’il éprouve pour les transports en commun et la forme que peuvent revêtir les religions dans l’espace public. Tijl Nuyts prépare une thèse sur le patrimoine mystique de la Flandre et les identités modernes à travers la réception, dans l’entre-deux-guerres, de l’œuvre de la poète brabançonne du XIIIe siècle, Hadewijch d’Anvers.
Homme de radio, Bart Stouten a certainement l’une des voix les plus connues de Flandre. Il aime donner une couleur littéraire à l’émission qu’il consacre à la musique classique sur Klara. Poète, il cherche le face à face avec la réalité souvent décevante du quotidien. Pour ce faire, il transpose anecdotes et réflexions afin d’entrer dans un autre monde, souvent onirique. Il envisage d’ailleurs sa poésie comme un refuge qui lui permet d’accéder à des couches profondes de sa conscience et de se poser des questions taboues. À ses yeux, le temps est comme un sablier inversé : le passé n’est pas « fini », on peut le remonter, le réviser à souhait. Les liens mystérieux qui unissent les mots ne cessent de le fasciner. Les poèmes reproduits dans ces pages sont tirés de son recueil Ongehoorde vragen (éditions P., 2013). Bart Stouten est aussi l’auteur de plusieurs essais sur la musique, dont l’un récent sur Bach.
Né en 1975 à Brasschaat (province d’Anvers), Max Temmerman est à ce jour l’auteur de quatre recueils qui ont tous paru aux éditions Vrijdag : Vaderland (Pays du père, 2011), Bijna een Amerika (Presque une Amérique, 2013), Zondag 8 dagen (Dimanche en huit, 2015) et enfin, en 2018, Huishoudkunde (Arts ménagers). Cet auteur dirige à l’heure actuelle un centre culturel en Flandre. Il porte le même prénom et le même nom que son grand-père mort en 1942, héros de la Résistance. Les poèmes retenus pour ce numéro proviennent tous de Huishoudkunde. La revue Phœnix(n° 28, printemps 2018) a publié en traduction française un choix tiré des trois premiers recueils. Un de ses poèmes :
futurisme
Il y a de la poésie en jeu, aussi rectiligne
et inflexible qu’un schéma.
Et par ailleurs un chagrin de rien, quasi invisible.
Pas plus grand que le mot pour le dire.
On ne cesse de basculer. Plus rien ne sera
comme cela n’a jamais été.
Ça commence là. Là. Et là.
Chaque être humain est un souvenir
et chaque souvenir
un paysage dans un paysage.
Charlotte Van den Broeck (née en 1991) a fait des études de lettres à l’université de Gand et obtenu un master en Arts de la Parole au Conservatoire Royal d’Anvers. En 2015, son Kameleon remporte le prix Herman De Coninck 2016 du meilleur premier recueil. Sa poésie est avant tout performée ; sur scène, elle explore l’expérience et le dicible. Si Kameleon évoque l’identité d’une jeune fille qui devient femme, Nachtroer, son deuxième recueil (éditions De Arbeiderspers, 2017, à paraître en traduction chez L’Arbre de Diane sous le titre Noctambulations), dont est tiré le cycle reproduit dans ce numéro, est construit autour de la rupture amoureuse. Sous un langage très accessible se cache un réseau d’images complexes qui dépassent l’expérience personnelle.
Auteur à ce jour de trois recueils, Tom Van de Voorde évolue depuis de longues années dans l’univers des lettres et des arts. À l’heure actuelle, il est en charge de la littérature au sein de BOZAR. Peut-être la force de sa poésie réside-t-elle dans le mariage d’une maîtrise implacable avec une apparente forme de nonchalance. Les poèmes sélectionnés sont extraits de zwembad de verbeelding (piscine l’imagination) paru en 2017, recueil dans lequel le Gantois consacre un cycle à des compositeurs ou musiciens soviétiques (dont Youri Egorov) ainsi qu’un long poème à Kees Ouwens, poète néerlandais majeur traduit récemment en français par Elke de Rijcke.
Lies Van Gasse (née en 1983) est poète, artiste et enseignante. Depuis ses débuts en 2008, elle a publié une dizaine de livres, parmi lesquels Wenteling (2013, traduction à paraître aux éditions Tétras Lyre sous le titre Révolution), Zand op een zeebed (2015) et Wassende stad (2017). Déclinant le roman graphique en poésie, ses graphic poems associent souvent texte et images sur un pied d’égalité, ces deux composantes se nourrissant et se complétant mutuellement. Lies Van Gasse collabore régulièrement avec d’autres auteurs et artistes – par exemple le poète Peter Theunynck – à des projets, performances et publications. Son œuvre explore le monde aquatique, la grande ville, la construction d’une identité dans la relation à autrui, le tout par le moyen de compositions volontiers cycliques et circulaires.
Tous les portraits reproduits dans les pages du n° 90 de Traversées sont de la main d’Anne van Herreweghen qui, au court de sa carrière, a accueilli des dizaines d’écrivains et de personnalités dans son atelier. Fille d’Hubert van Herreweghen (1920-2016), l’un des plus grands poètes flamands, elle réinvente sur certaines de ses toiles des strophes de l’œuvre de ce dernier. Une très grande sensibilité, une finesse de trait remarquable, caractérisent ses créations dont son site offre un bel aperçu.
Les éditions Caractères viennent de publier une anthologie des poèmes de Gerry van der Linden. Cette sélection, réalisée par le traducteur Daniel Cunin et intitulée Fauves des villes suivi de Un croque avec Brodsky, reprend quelques textes publiés entre 1990 et 2004 dans six recueils différents, ainsi qu’un choix plus large des quatre derniers titres.
Gerry van der Linden
Nous traversons ainsi la carrière de l’écrivaine néerlandaise, traçant au cœur de son œuvre des lignes tantôt évidentes, tantôt insoupçonnées. La question de l’écriture, cruciale pour tout poète, se déploie dans des écrits assez courts et incisifs, nés d’un étonnement devant l’anodin: « L’émerveillement, tel est le fondement du poème, écrit-elle. S’émerveiller encore et toujours, surtout des choses les plus banales. […] Pour moi, la poésie se tient au cœur de la vie. »
Le poème est l’expression visible du quotidien, la parole qui revêt l’indicible des relations humaines, parmi les vivants et par-delà la mort - tel cet amant que la poète connut et qui mourut jeune. L’anecdotique fait mots n’est pas une originalité poétique. Mais Gerry van der Linden confère à la langue un statut qui s’enracine dans des origines mythologiques, et plus précisément bibliques.
« Le poème est la parole imperceptible qui, en images, rythmes et sonorités, aborde l’invisible. Quand il touche à l’essentiel, il libère un espace par lequel il s’échappe. Reste au lecteur à l’attraper. » Toucher « à » l’essentiel. Une simple préposition qui indique que le poème n’est pas en soi cet essentiel mais s’y appose, le revêt tel un manteau. L’image du vêtement est omniprésente dans les poèmes qui nous sont proposés, pour définir à la fois la parure qui voile et la vocation propre à chaque être. Tel le prophète Élie, le manteau voile une puissance qui habite au cœur de toute réalité humaine, sensible et spirituelle. Il y a ainsi comme une attente perpétuelle du déchirement.
Alors la douleur
est déchirement de la doublure
alors le temps est déchirement de la doublure.
Le déchirement même devient l’acte d’habitation. Il n’est plus possible de vivre confortablement, de se laisser porter passivement par les événements: le poète ne peut que vivre au-delà de la déchirure. S’il est enclin à la routine - « Il n’y a rien de pire qu’une âme habituée », disait Charles Péguy en son temps -, l’amour comme la mort se chargent de le conduire à l’endroit de la faille.
L’amour n’est pas une vie, pas une mort
il tire sur les ourlets
de tes plus beaux habits, en déchire
la doublure soyeuse.
Être déchiré, pour advenir enfin. Il n’y a dès lors rien à quoi se raccrocher, pas même la ville dont la chaussée - vêtement de bitume - se déchire à son tour. Seul l’enfant traverse encore régulièrement le poème comme une espérance diffuse, tandis que l’adulte ne peut que reconnaître son impuissance existentielle, condition nécessaire pour appréhender un peu de cette lumière d’après la chute, d’après le sommeil.
L’homme crée
à partir d’une mare d’incapacité
une chose magnifique.
documentaire en français sur J. Brodsky
La dernière partie de l’anthologie est un hommage au poète russe Joseph Brodsky (1940-1996). Gerry van der Linden l’a rencontré alors qu’il séjournait aux Pays-Bas, à la fin des années 1980. Ce court cycle est probablement l’un des plus aboutis, Joseph Brodsky achevant en lui-même ce que porte Gerry van der Linden dans sa poésie : le sommeil interminable, la possibilité de toute enfance, et ce manteau, encore et toujours, qui fait désormais corps avec l’homme.
C’était un homme de manteau et de boutons
déboutonné, à temps
il a cherché
du tissé dans le Temps.
Extrait d'un article de Pierre Monastier publié ici
carte postale de Joseph Brodsky à Gerry van der Linden
Dans l’avion de Vienne, banni, 1972
Il jette une pièce en l’air, la plaque
sur le dos de sa main
promesse, gravité
entend les imperméables :
– lui, loin du temps –
y passera pas dans l’Histoire
(viendrait-il à le croire).
Dans les rues, le réduit au silence
à la pelle.
Au loin, un visage au sourire
d’une intensité d’éclairs.
C’est un jour comme tous les autres jours,
lui s’envole de son pays
sa valise pleine à craquer de liberté
les impers ne le saluent pas
il jette une pièce en l’air
le ciel reste vide.
extrait de GERRY VAN DER LINDEN
Fauves des villessuivi de Un croque avec Brodsky,
traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Caractères, Paris, 2019.
L’écriture de Gerry van der Linden est une approche à la fois ludique et passionnée de la langue, un œil attentif pour l’absurdité de notre vie quotidienne, une préférence thématique pour les voyages, l’amour et la famille. « J’écris des poèmes en regardant autour de moi, explique-t-elle. Ce qui se passe autour de moi et au-delà me donne une idée, une pensée, une question, parfois un sentiment de malaise et d’angoisse. Je dois en faire quelque chose. Je dois respirer pour vivre. C’est un besoin de capturer et de montrer l’essence de tout et de rien dans son propre univers. Un univers que j’adapte continuellement à ma propre personne et que j’étends par une sorte de langage qui est souvent en contradiction avec l’expérience concrète ». L’auteure se fie uniquement à ses mots, à son sens de l’humour, pour décrire, mais aussi pour apprivoiser le monde qui l’entoure.
Les vies minuscules de Claude-Henri Rocquet, ainsi pourrait-on caractériser une bonne part des 550 pages qu’offre à lire le premier volume de la poésie complète de ce précieux écrivain qui nous a quitté voici trois ans. C’est à une entreprise colossale que s’est attelé Xavier Dandoy de Casabianca en décidant de publier l’ensemble des œuvres théâtrales et poétiques de celui auquel il a consacré, en 1993, un portrait filmé intimiste : Le Jardinier de Babel.
Trois volumes pour le théâtre : Théâtre d’encre (2017), Théâtre du Labyrinthe (2018) et Théâtre du Souffle (à paraître, préfacé par Jean-Luc Jeener, et qui comprendra l’un des écrits les plus remarquables du Dunkerquois, à savoir Hérode). Trois également pour la poésie : Aux voyageurs de la Grande Ourse sera suivi d’un tome placé sous le signe du Fils de l’Homme, du prophète Élie, de saint Martin et de saint François : La crèche, la croix, le Christ, annoncé pour 2019, et enfin, en 2020, d’un volume réunissant Art poétique (un entretien inédit), Petite nébuleuse et L’arche d’enfance.
En s’adressant aux voyageurs, Claude-Henri Rocquet nous rappelle son attachement à la figure d’Hermès, messager des dieux, mais aussi « patron des voyageurs / et des écritures », symbole de l’échange. La Grande Ourse constitue probablement une allusion au Septentrion, si cher à l’auteur, en même temps qu’une invitation à lever les yeux vers le ciel à l’instar des Rois mages. Les cinq volets d’Aux voyageurs de la Grande Ourse reprennent des recueils pour la plupart introuvables (dont Liminaire, le tout premier, publié en 1962), mais aussi quelques pièces inédites (les cinq poèmes de « Jardin carré »), ainsi qu’une section vide intitulée « Chemin », texte malheureusement resté non écrit.
D’une veine souvent narrative, les poèmes de Claude-Henri Rocquet ne s’inscrivent pas forcément plus dans le registre « poétique » que ses œuvres en prose, si ce n’est que la rime y est bien plus présente. Dans ses moindres écrits, mots et syllabes revêtent sans manquer une couleur particulière, touches précises apposées par sa main de peintre. Parmi les pages les plus denses d’Aux voyageurs de la Grande Ourse se dégagent d’ailleurs maintes proses poétiques, celles du Livre des sept jardins ou encore les miniatures de L’Auberge des vagues, d’un équilibre rare : « Entre ici par la brèche du matin. L’assemblée des invisibles se revêt de rameaux et d’écorce pour ta venue. Tu voudrais que ta parole soit parfaite mais elle suffit. Tout se décide à l’improviste. Les jours anciens sont la nourriture du feu. » Un coloris régi par les « r », en lien notamment avec les poèmes non rimés du tout premier cycle de 1962, « Rupestres » (« Beaux minéraux, pères de profondeur », « Taciturnes, ascètes rudes, rochers ! »).
Des vies minuscules disions-nous, sous l’égide d’Hermès. Des vies qui se profilent sur un arrière-plan autobiographique – Claude-Henri Rocquet ne se cache pas derrière son sujet, il amarre certaines évocations au lieu-même où il réside (rue de la Clef, Gordes…). Minuscules ? celle du serviteur d’Hérode qui lave le plat ayant recueilli la tête de Jean-Baptiste, celle d’un mort anonyme à la morgue, celle de maints objets, animaux, éléments de la nature, plume et feuille, fer et rouille, vague… Autant de petits hommes et de petites choses qui côtoient grands noms et grands événements mythologiques ou bibliques. À l’image d’Hermès, figure de l’herméneutique, le poète relit, redit, réécrit en effet des scènes transmises par les œuvres dans lesquelles s’ancre l’Occident, ne redoutant pas de faire de Salomé une sainte, reliant passé lointain et époque moderne, premiers pas de l’enfance et ultime souffle, rapportant chaque épisode au sort de chacun selon une vision qu’il a pu exposer dans un autre livre, la Vie de saint Françoise d’Assise selon Giotto : « Le royaume des cieux n’est pas ailleurs, lointain, futur, impalpable comme un songe, il est parmi nous, il est en nous comme notre souffle et notre sang. »
Ami des humbles et des objets, fidèle à des frères de plume et à d’autres créateurs qui surgissent sur certaines pages, l’écrivain arpente ses « chemins de songe » non sans savoir que le parcours est aussi lutte : « Démon de mort au cœur de perle / J’écarterai tes flammes et ta suie / Comme l’hiver on brise au lac le gel. » L’espérance de la révélation du mystère, cependant, demeure :
La récente livraison papier des Carnets d’Eucharis, la quatrième, offre, en ce printemps, dans une composition que l’on doit à Alain Fabre-Catalan et Nathalie Riera, une gerbe colorée où le présent voltige, le passé refleurit, où bien des muses sont chantées.
Tout un bouquet de poètes à l’honneur… de l’Italie à l’Autriche, du Portugal aux Pays-Bas, des États-Unis à la Suisse, de l’Équateur à la Belgique… dans le sillage de Charles Racine (un hommage d’une trentaine de pages), ami de Paul Celan, de Jacques Dupin, mais aussi de Giacometti : « Il y a un parallèle à faire entre la manière dont Charles Racine considère la poésie, son rapport particulier au langage, et la démarche d’Alberto Giacometti dans son approche de la matière en tant que sculpteur, avec cet art de l’effacement où s’exprime le regard incisif qu’il porte sur le réel, ‘‘questionnant le proche et le lointain’’ dans la ‘‘discontinuité’’ qui en est le véritable ‘‘moyen d’approche et de saisissement’’. Aux spéculations abstraites touchant à la création, Giacometti opposait ‘‘l’intensité d’une vie entièrement possédée par la recherche de la vérité’’, ce qui ne manqua pas d’interpeler Charles Racine que l’on peut imaginer pris par ‘‘cette âpreté, cette émotion, cette évidence’’ qui se dégageait de ‘‘la geste’’ du sculpteur autant que de l’écrivain qu’il avait devant lui. »
Des « portraits » comme autant de miniatures d’où se dégagent en particulier des figures féminines évoquées avec tendresse et pertinence (Danielle Collobert, Sophia de Mello Breyner Andresen, Gaspara Stampa, Margherita Guidacci…) ; se profile alors, au fil d’un entretien, une esquisse d’autoportrait du poète/éditeur Claude Chambard avant celui, sur papier glacé, du cinéaste Pip Chodorov.
Quelques brèves proses, quelques vers en français puis, entre une « Petite anthologie d’écrits contemporains sur les arts visuels et audiovisuels » et des « Notes, Portraits & Lectures critiques », un cahier « Traductions » – qu’annoncent d’ailleurs bien plus tôt les pages consacrées à Hilde Domin – où la langue néerlandaise, grâce Gerry van der Linden et Peter Holvoet-Hanssen, occupe une belle place. Vers en version originale et en version française.
Lecture avec P. Holvoet-Hanssen, février 2016
Au chevet d’une corneille blanche
in memoriam Anny Hanssen, ma mère
La kermesse, à Ruisedele, est à l’arrêt, aussi le vent pousse
saint Nicolas vers l’Espagne, gélifie le ciel rose en brume
tout s’enténèbre au-dessus de la manufacture de morts où j’écris
Vois s’élever des panaches de fumée, maman gît fiévreuse
sous la muzak qui sifflote Winchester Cathedral, maintes pensées
pareilles à des grenades de mortier, yeah where is my mind
Les gargouillis, les bip-bip, l’attente du couic – me souviens
avoir vu des chats tomber des arbres, des morceaux humains
rassemblés par une horde de gosses, dépêche-toi de finir
ton poème, pas un quidam ne le lira si ce n’est toi et moi
Vers perce-neige figés sur la tige de la rose, aussi ôtez
ces gants d’examen, les masques, poussez-moi ce moniteur,
la tension artérielle de ma mère reste bloquée sur zéro –
je suis pas à plaindre répétait-elle sans cesser de se tordre
de douleur – elle s’envole dans un banc de poissons qui fait des feux d’artifice
Je le savais dit sa petite-fille blanche ébouriffée : cette nuit
y avait une araignée noire sous mon lit, grosse comme une baraque
toute vide, qui sait si y a pas une planète pour les morts
La foire est dans le noir, autos tamponneuses qui tournent autour
de la lune, près de l’ascenseur un homme qui a perdu femme et enfants
dans les environs de Ruiselede où sournoises les étoiles brasillent