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« Nous tenons tête, nous gardons cœur, la fumée bleue prie sur notre toit sans qu’on y pense, et tout l’hiver, tant il est dur parfois, est la saison de la plus grande tendresse. »
« Tout me porte à aimer la clarté d’esprit et à la désirer. »
La voix si chaude et attentive de Claude-Henri Rocquetvient de s’éteindre, lui qui a tenu, à travers ses poèmes, à prolonger l’œuvre de l’ami Norge et qui reconnaissait en son compatriote, le Flamand Emmanuel Looten, l’un des poètes les plus rares de notre XXe siècle.
« Penser à la mort. Penser la mort. Penser l’impensable, l’horizon absolu de toute pensée, de toute parole, et que je ne saurais franchir sans entrer dans un silence incomparable à tout silence d’en deçà de ma mort, à tout silence d’un vivant. Penser l’impensable, cet impensable qu’est d’être mort ; mais n’est-ce pas, cependant, cet impensable qui est le cœur de toute pensée : ce qui la rend possible, humaine ? Cette fin de toute pensée qui, par un étonnant renversement dont nous n’avons que rarement conscience, donne à la pensée sa capacité de vérité.
La pensée de la mort serait ce qui nous sauve de la distraction, du divertissement, du néant. Or, si j’écris ma pensée sur la mort, cherchant le mot le plus juste, voire le plus beau, voici que ma pensée se distrait de la mort, se leurre, prend plaisir. Voici que déjà je me suis fui, et que vivant, mortel, je m'ignore vivant, mortel, – je m’ignore. Tu graves ton épitaphe, tu souffles sur la poussière du marbre ou de la pierre, tu considères l’incision à l’heureuse lumière du jour, et tu es heureux de « la belle ouvrage » ! Artiste ! Artiste, et qui peignant d’un pinceau suave l’ivoire du crâne de la nature morte, et l’ombre de l’orbite creuse, te délectes, te régales. Sur le fruit qui se décompose, blet, déjà pourri, – mais quel coloris d’automne ! la vermine que tu peins comme à la loupe, précieuse, le ver aveugle, c’est toi, mais tu signes de ton nom, vaniteux, ce Triomphe de la mort, ton chef-d’œuvre, ton testament. Et tu passes à autre chose, à un autre sujet, comme si tu avais le temps de peindre encore, de vivre toujours. Tu t’es perdu dans la surface. Mais il est vrai, pourtant, que l’amour de la beauté, sur le plan qui est le sien, et ce désir d’une œuvre, l’emporte sur la mort, la combat, la nie. L’amour de la beauté, sur son plan, est un salut.
Si je suis chrétien, si je me signe du signe de la croix et récite avec l’Église des chrétiens le Credo, inaltérable, et si quelqu’un m’interroge sur ma pensée de la mort, sur la façon dont je vis la nécessité d’avoir à mourir, l’arrêt inéluctable, je ne puis répondre comme si je ne croyais pas au Christ, comme si je n’espérais pas en sa promesse de vie éternelle. Et exspecto resurrectionem mortuorum... Mais quand réciterai-je le Credo, non des lèvres, mais du profond du cœur, de tout mon être ? À la dernière heure, au dernier souffle ? »
Voici deux ans, à travers l’exposition « Une passion royale pour l’art », les villes de Saint-Pétersbourg, Dordrecht et Luxembourg ont rendu hommage à l’un des plus grands couples de collectionneurs d’art du XIXe siècle, le roi Guillaume II (1792-1849) des Pays-Bas et son épouse, fille et sœur de tsars, Anna Pavlovna (1795-1865). Ce roi, le traducteur et poète Auguste Clavareau – présenté ailleurs sur flandres-hollande, mais absent semble-t-il de l’Histoire des traductions en langue française. XIXe siècle (Verdier, 2012) – l’a célébré lors de sa disparition. Bien que né à Luxembourg et de confession catholique, il s’est rallié à la famille royale de son pays d’adoption. Le poème ci-dessous est l’une des nombreuses œuvres de circonstance témoignant de son attachement à la Maison d’Orange-Nassau.
Une passion royale pour l’art
Guillaume II des Pays-Bas et Anna Pavlovna
catalogue de l’exposition à la la Villa Vauban (12/07/14 - 12/10/14)
sous la direction de Sander Paarlberg et Henk Slechte
Zwolle, WBOOKS, 2014.
GUILLAUME II,
AU TOMBEAU ROYAL DE DELFT
Cessez vos chants de deuil, Peuples, faites silence !
Qu’on n’entende en ces lieux que le bruit des sanglots.
Le funèbre convoi vers la tombe s’avance :
La Néerlande a perdu son père, son héros !
Guillaume-Deux n’est plus !... Cette tête si chère,
Qui n’a pu de la mort conjurer les rigueurs,
Va reposer auprès de son illustre père,
Et Delft ouvre ses murs à l’objet de nos pleurs.
Le voilà ce Monarque aimé d’un peuple brave !
Sous le linceul, il dort du suprême sommeil !
Le voilà l’héritier du grand nom de Batave,
Qui de la liberté nous rendit le soleil !
Suivons, pleins de respect, le char des funérailles ;
Que nos pleurs recueillis montent vers l’Éternel !
À ces restes sacrés, échappés des batailles,
Dans nos cœurs ulcérés dressons tous un autel.
À genoux, Néerlandais, devant l’Être des Êtres !
Prions ! au Roi des Rois offrons notre douleur ;
Prions, pour que le sol fécondé par nos ancêtres
Prospère encore en gloire, en vertus, en grandeur !
Prions, un nouveau règne en ce moment commence.
Au milieu des États qui s’écroulent partout,
La Néerlande est en paix et maintient sa puissance ;
En face des écueils la Néerlande est debout.
Dans ces jours orageux qui fut l’appui du trône ?
Qui lui donna la force et défendit ses droits ?
C’est l’amour pour le front qui portait la couronne.
L’attachement du peuple est la garde des Rois.
Son fils nous l’a promis, il suivra son exemple ;
Car le sang des Nassau fait palpiter son cœur.
Sur son trône affermi l’univers le contemple
Et sur lui la Patrie a placé son bonheur.
Entends-nous, ô grand Dieu ! daigne, dans ta sagesse,
En protégeant le Sceptre exaucer notre espoir ;
C’est à toi qu’aujourd’hui notre douleur s’adresse ;
Que nos vœux accomplis signalent ton pouvoir !
Giillaume-Deux n’est plus ; mais que son ombre amie,
Dans de rudes travaux aide et guide son fils ;
Qu’elle éclaire ses pas ; et, comme un bon génie,
Qu’elle veille des Cieux sur notre heureux pays !
Et Vous, ô noble Reine, ô veuve inconsolable,
Qui pleurez un époux arraché de vos bras,
Vous n’auriez pas subi le coup qui vous accable
Si nos cœurs avaient pu le sauver du trépas ! !...
Silence ! De nos Rois s’ouvre la tombe auguste !
Adieu, Guillaume, adieu, pour la dernière fois,
Dors près de tes Aïeux ; dors du sommeil du juste !...
Avis aux éditeurs frileux, aux Bataves qui tirent trop peu fierté de leur littérature, aux critiques mal informés et peu curieux : « Il est tems d’introduire sur la scène les femmes poètes de la Hollande ; elles y ont d’autant plus de droits qu’aucune nation de l’Europe n’a eu à se glorifier, depuis cent cinquante ans, d’un aussi grand nombre de femmes qui aient immortalisé leurs noms par la poésie, les sciences ou les arts. Il est à regretter que la langue hollandaise soit aussi peu répandue, et que la connaissance en soit restreinte dans un aussi petit espace. Jamais l’Allemagne, et encore moins la France et l’Angleterre, n’ont estimé, comme ils le méritaient, les poètes distingués de la Hollande ; la plupart d’entre eux ne sont pas même connus de nom hors de leur patrie.
« À la tête des femmes célèbres de la Hollande, nous devons placer l’illustre Anne-Marie Schurman ; et près d’elle, Catherine Lescaille, poète célèbre, qui mérita le nom de dixième muse. On connaît de cette Sapho de la Hollande, sept tragédies, qui jusqu’à présent ont été un des plus beaux ornemens du théâtre ». Avançons d’autres noms : Elisabeth Hoffman, Wilhelmine de Winter, ‘‘femme de génie’’, Pétronille Moens… » (1) Si l’on en juge par les pages Wikipédia consacrées à ces dames, force est de constater qu’elles relèvent en effet de l’élite poétique de leur temps. Au cours du stupide et bourgeois XIXe siècle, les choses devaient changer. La Hollande des pasteurs-poètes n’allait guère favoriser l’éclosion de talents du sexe réputé faible. Une évolution qui ne devait pas décourager, voici une centaine d’années, une Française d’explorer les créations de ses sœurs (de Flandre et) des Pays-Bas. (2)
De fait, le 12 novembre 1922, le supplément littéraire du Figaro accueillait quelques pages de Lya (Marie-Thérèse-Léone-Julia) Berger, une prépublication à vrai dire d’extraits de la « Conclusion » aux Femmes poètes de la Hollande (ouvrage récompensé par le Prix Montyon de l’Académie française). Cette demoiselle n’en était pas à son coup d’essai : en 1910, l’anthologie Les Femmes poètes de l’Allemagne avait vu le jour ; en 1925 devait paraître Les Femmes poètes de la Belgique. Le « prix Lya Berger » créé en 1922 par la Société des Gens de Lettres - organisme au sein duquel la native de Châteauroux occupa par la suite des fonctions importantes - témoigne de la reconnaissance dont jouissait alors cette féministe, patriote et chrétienne affirmée qui, vers l’âge de trente ans, semble s’être éprise d’une grande passion pour les Pays-Bas.
Louis Payen (1913)
Louis Payen (1875-1927), aux yeux duquel Lya Berger est « un sensible poète » qui, loin de jalouser les autres femmes qui font des vers, « s’applique au contraire à les faire connaître », présente l’ouvrage Femmes poètes de la Hollande dans La Presse du 14 janvier 1923 : « Rendons grâce à Mme Lya Berger d’avoir écrit ce livre. On connaît fort peu en général chez nous les littératures étrangères et pas du tout, peut-on dire, la hollandaise. Voici que Mme Lya Berger nous éclaire et que nous n’avons plus prétexte à être ignorants. Son volume, établi avec beaucoup de soin, de méthode et d’érudition, commence par un résumé de l’histoire littéraire en Hollande, qui conclut ainsi : ‘‘De tout temps, les écrivains hollandais bien que subissant des influences étrangères qu’ils ne songent ni à nier, ni à regretter, ont toujours tendu vers le but méritoire de se conserver une littérature nationale. Ce peuple ‘d’une lenteur active’, laborieux, curieux d’idées neuves, doué à la fois d’un sens pratique et d’une sensibilité délicate, a partagé surtout ses préoccupations littéraires entre la critique et la poésie. Dans cette dernière expression de leur art, de leur âme, les écrivains hollandais ont vu longtemps un moyen de propagande religieuse, morale, sociale. Puis, ils furent enclins davantage à suivre la devise de ‘l’art pour l’art’ ; aujourd’hui, ils abandonnent pour une conception plus large de la vie considérée dans ses rapports généraux avec les besoins de l’esprit humain.’’
« Mme Lya Berger nous présente ensuite toute l’harmonieuse théorie des femmes-poètes de la Hollande. Elle est fort nombreuse. Elle commence par les nonnes qui, au Moyen Âge, célébraient l'amour mystique. Ce sont Hadewyck (sic), au mysticisme ardent, Gertruide van Oosten, Zuster Bertken, toute de chrétienne humilité. Voici Anna Bijns, qui fut une violente adversaire de Luther et se servit de sa lyre comme d’une arme, puis les sœurs Visscher, qui vécurent au XVIIe siècle, érudites et bien chantantes, et toutes celles qui passèrent dans les siècles suivants et laissèrent comme Lucretia van Merken ou Wilhelmina Bilderdijk, des œuvres dignes d’attention. Mais les temps modernes sont les plus riches avec Hélène Swarth la première des poétesses de notre époque : ‘‘Rien n’est indifférent dans ses écrits, dit Mme Lya Berger, car une personnalité intéressante s’y manifeste. Toujours sincère, toujours vibrante, sachant rester très femme par un heureux mélange d’ardeur et de délicatesse, elle charme, elle émeut, elle convainc. Son talent a su, depuis vingt-cinq ans, évoluer instinctivement jusqu’aux tendances modernes, sans perdre de son originalité.’’ Autour d’elle évolue un nombreux bataillon de poétesses que Mme Lya Berger passe aimablement en revue. De nombreux extraits de leurs œuvres nous permettent de les approcher de tout près et ajoutent à l’intérêt de cet ouvrage. »
Jacques Patin (1883-1948) – l’une des chevilles ouvrières du Figaro littéraire, journal auquel Lya Berger a elle aussi collaboré à une époque – ne tarit pas lui non plus de compliments, même si l’on perçoit sans doute, sous sa plume, une certaine bienveillance : « Il est difficile de témoigner d’une plus discrète et courageuse érudition. Car il faut du courage pour s’évader des sentiers battus, et il y a un rare mérite, lorsque des succès faciles sont à votre portée, à s’absorber dans le labeur ingrat de défricher l’illimité domaine de toute une littérature étrangère. Mais Mlle Lya Berger n’a pas mis seulement dans ce livre toute sa compétence, elle y a mis tout son cœur. Elle semble avoir voulu réparer une injustice et, en même temps, créer un lien spirituel entre deux races. À tous ces points de vue, la réussite de son œuvre n’est pas moins belle que l’intention qui présida à son élaboration. C’est là une tentative neuve, du plus haut intérêt technique et littéraire, et qui nous ouvre des sources d’inspiration inexplorées.
« Mlle Lya Berger a défriché, avec une tenace volonté, le domaine poétique néerlandais, et elle a ajouté, à la précision documentaire d’un manuel, cette vie intense dans le récit et dans l’étude qui est l’apanage des écrivains fervents et désintéressés. On ne sait ce qu’il faut le plus admirer dans cette belle étude : du labeur patient qu’elle représente, ou de la sûreté de jugement et de composition qui l’impose comme une œuvre très rare d’histoire littéraire. » (3)
G. Cohen (1879-1958)
Un peu plus tard, dans Le Monde Nouveau (15 juillet 1925), c’est l’historien Gustave Cohen, grand connaisseur des Pays-Bas – on se souvient de ses Écrivains français en Hollande dans la première moitié du XVIIe siècle – qui porte son attention sur l’ouvrage de Lya Berger (en même temps que sur la thèse Conrad Busken Huet et la littérature française de son ancien étudiant J. Tielrooy).
Dans les contrées septentrionales, Les Femmes poètes de la Hollande ont donné lieu à des avis contrastés. Le critique de l’Algemeen Handelsblad (23/07/1925 – article repris dans Het Bataviaasch nieuwsblad du 29/08/1925 et dans le Sumatra Post de la veille) regrette le peu de discernement de la Française dans certains de ses choix ; J.F.M. Sterck (Boekenschouw, n° 11, 1924) n’est guère enthousiaste lui non plus, alors que le collaborateur de l’Indische courant (02/09/1925) se montre un peu plus clément. L’éminent francophile Martin J. Premsela (« Kroniek der Fransche Litteratuur. XIV. Nieuw critiekwerk », Vragen van den dag, 1er janvier 1924) félicite pour sa part Lya Berger. Fille du célèbre écrivain Albert Verwey et future grande éditrice, Mea Mees-Verwey, à laquelle la Française a consacré quatre pages dans son volume, ne manque pas de remercier sa consœur (« Een Franse dichteres over haar Nederlandse zusters », Groot-Nederland, août 1923). Dans De Beiaard, revue catholique centrée sur les arts, le dominicain B.H. Molkenboer salue à son tour le travail de cette pionnière (« Les Femmes-Poètes de la Hollande », sept. 1923). Toute entreprise de cette nature, à la fois survol historique et amorce d’anthologie, est certes à la fois louable et critiquable. Il est aisé, une fois le livre publié, d’en relever les lacunes (le fait, par exemple, que la poète française n’ait pas consulté l’étude d’Albertingk ThijmDe la littérature néerlandaise à ses différentes époquesparue en 1854), d’en dénoncer certains partis pris, d’avancer que plusieurs dames des époques les plus reculées (Hadewijch, Anna Bijns…) relèvent de la Flandre ou de la Belgique et non des Pays-Bas… Et que dire des susceptibilités qu’un tel travail ne manque pas de froisser…
B.H. Molkenboer, par J. Toorop, 1914
À Paris, où elle évolue au sein de la coterie littéraire et du petit monde néerlandophile - qui se retrouve par exemple au cabaret artistique Le Caméléon le 29 janvier 1924 autour de Paul Eyquem -, mais aussi en province, voire à l’étranger, Lya Berger saisira chaque occasion de parler de sa passion. L’Indépendant du Berry (10 février 1923) rapporte par exemple qu’elle a pu transmettre un peu de son savoir dans sa région natale. À l’initiative de l’Alliance Française, elle a, le dimanche 4 février 1923, tenu une conférence dans l’Indre, à Le Blanc (le 23 novembre 1922, elle en avait donné une à Paris devant un parterre de dames). Le journaliste présent, qui signe de ses initiales J. B., raconte : « Tant pis pour ceux qui, le pouvant, ne sont point venus entendre notre chère compatriote ; ils se sont privés d’une joie vraiment exquise, car l’on peut dire que la vice présidente de l’Académie du Centre a, pendant une heure, tenu sous le charme de sa voix musicale et de son érudition toute simple le nombreux auditoire que son nom seul avait groupé, au Théâtre, autour du Comité de l’Alliance Française, et au milieu duquel s’était glissé notre sympathique sénateur, Antony Ratier.
« Lya Berger exprime, tout d’abord, le regret de voir si peu connue en France la littérature hollandaise, car ‘‘si la renommée des peintres des Pays-Bas a souvent éclipsé celle des écrivains, leurs compatriotes, ceux-ci n’en ont pas moins une réelle valeur’’.
« Elle ne peut songer à nous résumer leur histoire ; mais, s’étant spécialisée dans l’étude de leurs Femmes poètes, elle décroche, pour nous, de la galerie, qu’elle a formée avec amour, et expose à nos yeux une grande demi-douzaine de portraits si vivants, si bien troussés, qu’on ne sait ce que l’on doit le plus admirer, de celles qui ont servi de modèles ou du talent avec lequel Lya Berger a su les présenter.
H. Pleij, Anna Bijns van Antwerpen, 2011
« Elle nous met d’abord en relations avec une nonne ardente et mystique du Moyen Âge, Hadewych, qui parle si familièrement et si aimablement au bon Dieu ; puis avec Anna Bijns, institutrice d’Anvers, qui ne se lasse pas d’assaillir de ses strophes fougueuses l’envahissant Luther. Elle nous présente alors deux sœurs délicieuses, Anna et Marie Tessehchade Visscher, les Muses du Siècle d’or hollandais, dont les rimes enchantèrent le règne des Nassau, la mignonne et pétulante Elisabeth Wolff, l’une des meilleures poétesses du XVIIIe siècle, l’ardente patriote Katharina Bilderdijk, qui chercha à déchaîner la furie de son peuple contre notre grand Empereur, et elle termine enfin par deux modernes Mme Hélène Swarth, dont les strophes écrites dans le français le plus pur, et si bien dites par la conférencière, subjuguent véritablement la salle, et Mme Henriette Roland-Holst van der Schalk, l’amie, quoique châtelaine opulente, de Lénine, dont le riche mais parfois nébuleux génie consacre ses élans au service de la cause… humanitaire.
« Mais combien froide et pâle est mon énumération ; qu’est cette pauvre page, qu’on dirait arrachée à un catalogue, auprès de l’évocation puissante de ces charmantes hollandaises, qu’a si bien su faire revivre Lya Berger, en les plaçant, dans leur milieu, si différent du nôtre, se détachant sur le ciel souvent gris de la Néerlande, qu’elles éclairent d’une étincelle de leurs yeux, couleur de Zuyderzée.
« J’espère en avoir dit assez pourtant pour vous forcer à venir entendre toujours plus nombreux, notre aimable et gracieuse compatriote, quand elle nous fait le plaisir de revenir, et, pour vous donner l’envie de lire son dernier ouvrage, dont sa conférence fut tirée : Les Femmes poètes de la Hollande, édité chez Perrin, mais que vous trouverez chez les libraires d’ici.
« En attendant au nom de tous ceux qu’elle a charmés une fois de plus, que cette suave magicienne soit remerciée, et qu'elle daigne souvent reprendre le chemin de notre Berry. »
Les amitiés hollandaises de la demoiselle de lettres n’empêcheront pas certains journalistes de déplorer son manque d’inspiration ; ainsi, le 3 juillet 1928, U. Huber Noodt - traducteur, ancien élève du slaviste André Mazon -, consacre, dans le NRC, une recension sans pitié à un roman qu’il juge dégoulinant de mièvrerie : Les Sources ardentes. Moins d’un an plus tard, le même quotidien prend le contre-pied de ce point de vue et se réjouit de voir l’œuvre en question récompensée par le Prix Claire Virenque (« Lya Berger », NRC, 22 mai 1929, ci-dessous).
L’attachement que Lya Berger éprouvait pour les Pays-Bas s’était traduit dès 1909 à travers le roman Sur l’aile des moulins – « sage et décent, selon un critique, tout juste assez romanesque pour piquer l’imagination des jeunes cervelles féminines » – qui a pour cadre la Hollande. Dans l’introduction à ses Femmes poètes de la Hollande, elle précise d’ailleurs : « C’est en 1909, à la suite d’un séjour en Hollande, qu’après avoir pris contact avec l’âme et la littérature néerlandaises, je conçus le projet de les étudier et d’essayer de les faire connaître à mes compatriotes ». » (p. VII) On sait qu’elle a pu séjourner assez longuement à La Haye. Plus d’une dizaine d’années avant la parution du volume Les femmes poètes de la Hollande, elle avait déjà exposé sa perception de la femme hollandaise dans un périodique français (sans doute un magazine féminin ou Le Monde Nouveau auquel elle a souvent collaboré), non sans faire une incursion dans les belles lettres bataves, une contribution saluée, le 8 juillet 1912, par le quotidien frison Leeuwarder courant.
Les liens privilégiés qu’elle a entretenus avec plusieurs intellectuels et artistes néerlandais l’ont conduite à rendre hommage à certains, par exemple à Gerard Walch qui venait de disparaître (« Médaillons néerlandais. Gerard Walch », Le Figaro, 6 mai 1931), ou encore à Philip Zilcken. Sa dernière publication d’importance semble toutefois avoir été, à la veille de sa soixantième année, une étude ayant trait à un tout autre domaine : Le vaste champ du Célibat Féminin (Avignon, Aubanel, 1936) ; elle s’attarde au passage sur le thème des « vieilles filles » dans la littérature, en particulier celle du XVIIe siècle, et dans l’œuvre de Balzac ; comme un assez grand nombre de femmes de sa génération et de la génération suivante, la romancière ne s’est pas mariée, partageant le plus souvent sans doute le quotidien de ses parents (son père Jules-Henri Berger, militaire, décédé en novembre 1931 dans sa quatre-vingt-douzième année ; sa mère en octobre 1925).
D. Cunin
A. Séché, Les Muses françaises. Anthologie des femmes-poètes, 1908
(1) M. de Haug, « Histoire abrégée du théâtre hollandais », Archives Littéraires de l’Europe ou Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie. Par une Société de Gens de Lettres. Suivis d’une gazette littéraire universelle, T. 6, Paris / Tubingue, Henrichs / Cotta, 1805, p. 213-216.
(2) Quelques autres publications de Lya Berger ayant trait aux lettres néerlandaises ou aux Pays-Bas : (avec H. van Loon) « La littérature hollandaise depuis 1830 », Le Monde Nouveau, 1920, p, 2544-2553 ; dans le même périodique, en août-sept. et en oct. 1928 : « Les Œuvres hollandaises d’expression française ».
(3) Jacques Patin, « Chez le libraire. Les Femmes poètes de la Hollande, par Lya Berger », Le Figaro. Supplément littéraire, 17 mars 1923.
Sur l'aile des Moulins, roman hollandais de L. Berger
Le Radical, 2 janvier 1910
Les femmes poètes de la Hollande
précédé d’un précis de l’histoire
de la littérature hollandaise
ouvrage orné de quatre portraits
Table des matière
EXTRAIT
Le Figaro
supplément littéraire
12 novembre 1922
Nous avons déjà annoncé la très prochaine publication, à la librairie académique Perrin, d’un ouvrage de critique littéraire sur un sujet très neuf, les Femmes poètes de la Hollande, par Mlle Lya Berger, qui a déjà écrit diverses études sur la littérature féminine étrangère. De son nouveau livre, nous extrayons le passage suivant :
Lorsqu’on voyage en Hollande et qu’on y visite tour à tour les villes mortes aux noms historiques dont les murailles noircies bordent le verdâtre lacis des grachten(1), les cités prospères pleines d’une agitation ordonnée et jamais vaine, les ports encombrés de bateaux recéleurs de tant de richesses, les prairies verdoyantes sur lesquelles les grands moulins tendent leurs bras laborieux dans un geste de bénédiction, on éprouve partout la même impression d’une vie tout ensemble digne et cordiale, discrète et active, qui correspond à l’expression à la fois intelligente et placide, à l’attitude réservée et bienveillante des habitants du pays.
La littérature hollandaise rappelle, par certains côtés, cet aspect physique des êtres et des sites.
Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, 28/04/1923
Elle n’a jamais fait grand bruit dans le monde ; pourtant, elle a une histoire. Sous une apparence paisible, son existence, participant étroitement aux destinées de l’État, fut, par instants, fiévreuse et dramatique, en d’autres temps souriante et féconde comme les plaines fleuries des polders, parfois encore plongée dans la torpeur qui pèse sur les dunes grises, hérissées d’oyats(2) et de chardons bleuâtres.
*
**
Je me souviens du long moment qu’un jour je passai, songeuse, à Amsterdam, devant un chantier où une équipe d’ouvriers travaillait aux fondations d’une maison bâtie sur pilotis, enfonçant, côte à côte, dans le sol vaseux, sous les coups réguliers d’une massue spéciale, actionnée mécaniquement, les longs sapins qui composaient une base artificielle sur laquelle, ensuite, reposerait l’édifice projeté.
Le labeur, nouveau pour moi, qu’accomplissaient ces hommes, m’apparut empreint d'une beauté symbolique et représentait à mes yeux l’œuvre ingénieuse, patiente et sûre d’un peuple qui sait ce qu’il veut et ne recule point devant la peine pour atteindre son but.
La littérature hollandaise, éclose sur le terrain mouvant d’un pays si longtemps troublé, opprimé, et dans une atmosphère traversée par des courants si divers, est parvenue, grâce à la ténacité de ses écrivains, à composer un monument assez inégal dans ses détails, c’est possible, mais néanmoins solide et d’un ensemble harmonieux.
Bien que, comme on l’a écrit très justement, les Hollandais n’aient point fait de littérature dans leurs tableaux (3), et sans vouloir établir une comparaison suivie entre la littérature et la peinture, on peut dire qu’une parenté se découvre entre ces deux arts lorsqu'on s’occupe de rechercher en eux les principales manifestations de la mentalité d’un peuple.
Les consciencieux et dévotieux artistes de la Renaissance flamande, les Van Eyck, les Memling, les Quentin Metsys traduisent bien le mysticisme des Chants spirituels de leur époque.
Certaines œuvres de Joost van den Vondel, notamment Palamède, Lucifer, Gysbrecht van Amstel, qui, au milieu de quelques obscurités, laissent jaillir des gerbes de lumière, des rayonnements de sublime beauté, font songer à l’amour de Rembrandt pour les oppositions de nuit et de clarté, pour les effets d’ombre qui prêtent à La Ronde de Nuit son caractère presque unique d’impressionnante grandeur et d’attirant mystère.
N. Beets, La Chambre obscure, 1860
Les fines études de Nicolas Beets se reflètent dans les scènes d’intérieur d’un Pieter de Hooch ou d'un Metsu ; les « farces » de Bredero se retrouvent dans Les Kermesses de Jan Steen et les scènes rustiques de Van Ostade.
Et tout cela nous plaît parce que c'est plein de vérité hollandaise.
À ce titre, les paysages de Ruysdaël, qui représentent de noires forêts courbées sous l’orage, évocatrices du Tyrol plutôt que des Pays-Bas, ont moins de couleur locale que ceux de Cuyp ou de Hobbema.
De même, nous trouvons un grand charme dans les toiles pleines de finesse et de sentiment d’un Mesdag, d’un Maris ou d’un Mauve, parce qu’elles reproduisent toute la poésie mélancolique des mers grises, des dunes infinies et des vieux moulins.
page de titre
Ces œuvres-là sont bien les sœurs de celles des descriptifs contemporains qui, dans leurs vers, ont chanté l’âme même de leur race.
Puisse la futurisme aux fantaisies abracadabrantes ne pas profaner, ainsi que le pourraient faire craindre certains tableaux exhibés dans la dernière exposition artistique du Jeu de Paume, le noble et sensé génie hollandais.
La littérature, la poésie ont paru jusqu’ici échapper à ce danger. Souhaitons, pour employer un mot très hollandais, que la belletrie néerlandaise garde toujours son goût de la simplicité et de la vérité.
Les œuvres féminines, le plus souvent influencées par celles des hommes – ce qui ne les empêche pas de conserver leur originalité d’interprétation et d’expression – ont nettement traduit, de leur côté, les évolutions psychologiques, sociales, voire politiques des pays d’Orange.
Considérées de ce point de vue, Hadewyck (sic), Anna Bijns, Elisabeth Wolff, Mme Bilderdijk, Mme Hélène Swarth, Mme Roland-Holst ne sont pas seulement des individualités intéressantes : elles sont un miroir de leur temps.
biographie de H. Roland-Holst
De plus, en général inspirées par la passion, les poétesses néerlandaises nous prouvent que les ciels brumeux du Nord ne glacent point les cœurs comme d’aucuns seraient tentés de le croire.
Enfin, à travers ses œuvres, la femme hollandaise nous apparaît très digne d’estime et de sympathie.
La poésie, d’ailleurs, ne réside pas seulement dans la couleur d’un ciel ou l’harmonie d'un horizon. Elle plane aussi sur les vieux édifices qu’a consacrés l’Histoire, dans les musées où sommeille le génie, dans les chantiers qu’emplit le bourdonnement du labeur humain, au sein du foyer familial qu’égaient des chants enfantins. Elle est tour à tour le récitatif du souvenir, le chœur des rêves, l’hymne du travail, la romance de l’amour et la berceuse de l’espoir.
En Hollande, la poésie revêt toutes ces formes, emprunte toutes ces voix.
Au fond de son cœur, la femme hollandaise sait l’écouter chanter ; souvent elle a su, dans ses vers, traduire ce chant innombrable. C’est pourquoi il est juste et agréable de l’écouter, parfois, à son tour.
À l’occasion de l’exposition « Theo van Doesburg. Une nouvelle expression de la vie, de l’art et de la technologie » qui se tient à Bozar du 26 février au 29 mai 2016, le poète Jaap Blonk redonne vie à des poèmes que cet artiste touche-à-tout a composés sous l’un de ses hétéronymes :
Theo van Doesburg (1883-1931), qui a écrit sous différents pseudonymes (I.K. Bonset, Aldo Camini…), s’appelait en réalité Christian Emil Marie Küpper. Il a laissé une œuvre de théoricien, d’architecte, de peintre et d’écrivain. Principale figure de la mouvance Dada en Hollande, il a été entre autres à l’origine de la revue De Stijl ou encore rédacteur, sous le nom d’I.K. Bonset – anagramme de ik ben sot = « je suis sot » –, de la publication dadaïste Mécano à laquelle ont pu collaborer Arp, Schwitters, Picabia et Tzara. On lui doit le ciné-dancing l’Aubette (Strasbourg), une demeure qui porte son nom à Meudon… ou encore certaines chaises de cafés alsaciens.
La poésie d’I.K. Bonset se caractérise en particulier par sa puissance expressive. Alors que la production littéraire de Theo van Doesburg puisait, à l’origine, dans une veine ésotérique et un romantisme tardif, Bonset n’a cessé, à compter de 1914, d’épurer sa langue. Des impressions visuelles se trouvent ainsi ramenées à leur essence : il décrit une guitare suspendue comme une « planche noire et étroite » ayant un « disque jaune » en guise de « corps » et une « ligne ténue » en guise de cordes. Bonset tente de « restituer directement les émotions dans les sons ». Ses « Images-X » (un exemple ci-dessus), qui font partie de la série des « Kubistische verzen » (Poèmes cubiques, 1913-1919), sont des poèmes visuels qui suggèrent le mouvement par des jeux typographiques. Ils sont volontairement ludiques et provocateurs : « les éclats du cosmos je les trouve dans mon thé ».
Livret de poèmes (bilingue)
Bonset se soucie bien peu des limites sensorielles : le personnage central, « pénétré de la chambre où se glisse le tram », nous dit que des « sons d’orgues : dehorstraversmoi / tombent derrière moi cassés ». L’auteur parvient de la sorte à traduire sur le papier des expériences qui avaient déjà trouvé une concrétisation dans les arts plastiques et le cinéma futuristes : l’abolition des frontières entre ouïe, vue et toucher. On a l’impression qu’il existe un fort contraste entre l’aspect fougueux de ces poèmes et la rigueur graphique et théorique de De Stijl ; ce qui est certain, c’est qu’en faisant sauter des frontières, le poète avait besoin de nouveaux cadres. « Le non-sens, c’est le pied central de la table au quatrième étage de la vérité », expliqua-t-il alors que Tristan Tzara venait de reconnaître en lui un dadaïste.
Toutefois, I.K. Bonset ne se concentre pas uniquement sur la dimension visuelle des mots, il s’attache plus encore à leur sonorité. Ce sont surtout les poèmes nés à l’époque où Van Doesburg remplissait ses obligations militaires – par exemple « Voorbijtrekkende troep » (« Troupe qui vient à passer ») et « Centra » (« Centre ») – qui marient une typographie saisissante à des onomatopées. Sons et images se fondent en une explosion sensorielle: « VLAN / visible Coup defeu ». L’aboutissement de ce processus d’abstraction, I.K. Bonset l’a atteint en donnant ses « Letterklankbeelden » (Images sonores lettristiques - la n° 3 en écoute ci-dessus). Des mots, il ne reste désormais plus rien : les poèmes se composent de simples lettres auxquelles un encodage attribue une certaine longueur et une certaine valeur sonore. Il paraît bien difficile d’aller plus loin dans la dislocation de la poésie si ce n’est en renonçant à écrire et en se faisant compositeur. Sa carrière tout aussi intense que courte offre, d’une certaine façon, un aperçu de l’ensemble de l’avant-garde. En effet, dans cette œuvre, dadaïsme, constructivisme, expressionnisme et surréalisme se côtoient et se croisent avec aisance. Un peu comme si I.K. Bonset avait éprouvé le besoin de rattraper le retard pris par la Hollande littéraire où ces chamboulements avaient pour ainsi dire échappé à tout le monde.
Le disque vinyle Jaap Blonk lit Theo van Doesburg édité à l’occasion de cette exposition bruxelloise (pochette ci-contre) nous permet d’écouter plusieurs de ces poèmes emblématiques. Le poète sonore en a d’ailleurs interprété certains le mardi 8 mars 2016 lors d’une soirée dédiée à l’avant-garde des années 1915-1930 au cours de laquelle les spectateurs/auditeurs ont pu voir des films de Hans Richter et Viking Eggeling remontant au tout début des années 1920, écouter Joachim Badenhorst improviser au saxophone et à la clarinette sur des toiles de Theo van Doesburg ainsi que Marc Matter (membre de Durian Brothers et Institut für Feinmotorik) manipuler des voix sur disques et platines… Mais qui est Jaap Blonk ?
Jaap Blonk ? Un nom absent de toutes les anthologies néerlandaises. Qui plus est, un auteur jusque voici peu sans éditeur. Cela ne l’empêche pas d’être un poète sonore reconnu au plan international. Il s’est d’abord manifesté comme musicien de jazz et comme artiste vocal. Interprète de l’intégralité de l’Ursonate de Kurt Schwitters, il se sent comme un poisson dans l’eau dans l’univers des avant-gardes de l’entre-deux-guerres. Blonk explore les frontières entre langage et musique, étudie les voyelles sous leur aspect phonétique. Au début, il appelait ses poèmes sonores Liederen uit de hemel (Chants venus du ciel). Il écrit certains de ses poèmes en « souslandais », sa propre variante du néerlandais. Les ébauches phonétiques qu’il propose ressemblent parfois à des notes prises par un étudiant en chimie. D’autres poèmes commencent en néerlandais avant de progressivement s’en détacher, de s’en éloigner, tant sur le plan sonore que sémantique. Dans le célèbre « le ministre déplore pareilles déclarations » (voir ci-dessous), le néerlandais se trouve abâtardi de deux façons : l’élimination systématique des voyelles donne aux vers l’aspect d’une injonction, l’apport de consonnes celui d’une requête. Le fait que Blonk ne soit pas considéré comme membre de la confrérie des poètes ne paraît pas lui nuire : il évolue à son aise entre les univers de l’improvisation musicale, du jazz et de la performance. Cette situation est-elle caractéristique d’un esprit de cloisonnement propre aux Pays-Bas ?
Éditeur flamand du vinyle en collaboration avec Bozar, Het balanseer a publié en 2013 klinkt, un recueil de textes du même Jaap Blonk accompagné de deux CD.*
Paul Bogaert, le Slalom soft, trad. Daniel Cunin et Paul Bogaert
Peut-être le jeune Paul Bogaert, collégien découvrant la poésie, la fascination qu’exercent les mots, l’aspect ludique des collages, a-t-il mis un peu la main à l’œuvre lors de l’écriture du Slalom soft. Toujours est-il que, la quarantaine passée, ce natif de Bruxelles nous a offert, avec son quatrième recueil, un long poème divisé en une trentaine de séquences dont la plupart peuvent se lire séparément. Sans être à proprement parler des formes de collages, ces courtes séries juxtaposent, au fil d’un exercice d’équilibriste, bien des bribes empruntées au discours publicitaire, à la logorrhée managériale, aux slogans qui encombrent nos esprits, au tout-venant du quotidien. Les différentes voix qui se font entendre – le discours direct alternant avec le discours indirect –, ce qui traverse la tête des personnages, tout cela nous arrive sur un ton proche de la langue parlée, langue retravaillée des mois durant non sans laisser le hasard intervenir à sa guise et laisser s’immiscer mensonges, insinuations, interrogations, musiques d’ambiance, rires, cris, interjections, silences… une palette aux nombreuses nuances qui empêche tout lecture univoque, définitive.
À l’origine, une image, une désillusion aussi. Alors qu’il se rend régulièrement à la piscine avec ses enfants, le père de famille pose un beau jour un regard nouveau sur le maître-nageur. Il ne voit plus en lui le Sauveur, mais un Monsieur Tout-le-monde, un travailleur breveté qui n’est pas à l’abri de la fatigue, de l’arrogance, de l’ennui, des étourderies, des frustrations… Un homme qui accomplit sa tâche en ne semblant rien faire si ce n’est regarder autour de lui. Agissant selon la lettre / et l’esprit de l’heure d’ouverture, / il grimpe routinièrement (mollets durs) sur sa chaise. / Alors qu’il doit prendre son travail, / toute son attention se déboutonne.
quatrième de couverture
C’est là que l’écrivain passe à l’action. Son imaginaire aime retenir un décor décalé, s’arrêter sur la façon dont des cerveaux en arrivent à concevoir un tel lieu. En l’espèce, une immense cloche de verre surchauffée sous laquelle, au milieu de palmiers en plastique, le public est convié, contre espèces sonnantes et trébuchantes, à s’ébattre dans l’eau, à s’élancer sur les toboggans des piscines. Un « paradis subtropical » en quelque sorte ou, comme l’ont dit les critiques, un « jacuzzi au paradis », « un parc d’attractions en Enfer », « un voyage sans retour vers l’abîme », qui a sa contrepartie dans les mornes bureaux où le personnel se réunit, travaillote, participe à des séances de brainstorming, où l’on pilote la machinerie. Tandis qu’au paradis aquatique règnent effervescence et enthousiasme, dans les bureaux, l’atmosphère est plutôt tendue. On s’efforce d’inventer des noms alors que la climatisation ne marche pas comme elle le devrait.
Le dôme de verre est en partie inspiré de Biosphère 2, site expérimental construit dans le désert de l’Arizona pour reproduire un système écologique fermé. La raréfaction de l’oxygène se conjugue avec l’avancée et les vicissitudes de l’histoire qui se déroule sous nos yeux. « La poésie, écrit le Flamand, est un mélange d’enchantement et de désenchantement. Dans certains poèmes, le pendule penche du côté du désenchantement. L’enveloppe ôtée, il ne reste que la construction à l’état brut. C’est comme regarder des plaies. Là, les questions grouillent à la manière de mouches. »
À travers les différents recueils que Paul Bogaert a publiés à ce jour s’affirme une certaine fascination pour le contrôle que l’homme cherche à exercer sur les choses, pour son aspiration à la perfection. Ou comment les procédures, les mécanismes, les « systèmes circulaires » sont sources du beau, mais aussi menaces puisqu’à tout moment des ratés peuvent venir dérégler la belle mécanique conçue par les ingénieurs, les savants, les logiciels. Qui retire le rat du filtre ? / Qui contrôle le réservoir de chlore ? / Dans un extrême tumulte, les cris perçants, / l’indomptable résonance. // Tout à l’heure, qui plus est, fouiller l’obscurité. // Quand tu iras te coucher / te satisferas-tu // de moins ?
Paul Bogaert à Passa Porta, 2014
Sous la cloche de verre, les tensions et la crise ne tardent pas à surgir. Des gens qui ont frôlé la noyade et des coachs personnels interrogent le maître-nageur. Il tente de se concentrer. Mais le niveau de l’eau a baissé. Comment peut-il faire face ? Notre homme prend des airs de Steven Fink, l’auteur qui, dans Crisis Management. Planning for the Inevitable, a proposé des solutions pour affronter des situations critiques, par exemple une catastrophe écologique. Un discours certes ramené sous la plume de Bogaert, non sans drôlerie, aux dimensions d’une piscine paradisiaque, la question n’étant pas de savoir si quelqu’un s’y noie, mais la façon dont on prévient une noyade, dont on réagit en cas de malheur, autrement dit : quels sont les mécanismes qui se mettent alors en branle ? Mécanismes pervers et cruels dans l’univers de Steven Fink comme dans celui de ce luna-park, puisque pour tout responsable, gérer une crise revient bien plus à sauver la face qu’à se préoccuper des victimes. De même que dans la publicité ou dans le management, la langue est ici au cœur de la communication. Autour de cette colonne vertébrale – un homme qui ne peut plus faire son travail routinièrement – et de quelques bouillantes scènes de bureau, Paul Bogaert déroule ses vers qu’il truffe de clichés, de formules toutes faites caractéristiques de notre société des loisirs ou qui encore renvoient au jardin d’Éden. Il nous entraîne sur une métaphore, le toboggan baptisé « slalom soft » : livré à la vitesse et à la pesanteur, on risque fort de se perdre soi-même.
Sans doute faut-il lire dans les courbes facétieuses et la déclivité casse-gueule du Slalom soft, dans les moments de détente et d’évasion du personnage central, consommateur passif et impuissant, une tentative de contourner les discours étouffants dictés par le marketing, le monde de l’entreprise et de la finance. Toutefois, Paul Bogaert ne parodie pas le quotidien, il observe plutôt avec l’œil du documentariste la surabondance du banal et des divertissements vides de sens. Mais s’il critique quelqu’un, la lâcheté et le manque de courage des uns et des autres, il sait pertinemment que la critique s’adresse d’abord à lui-même qui, tout autant que nous, fait partie de cette société.
D. Cunin
texte paru en guise de postface au recueil le Slalom soft, Liège,