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Un poème : « une énigme qui touche en plein dans le mille »
Ainsi la mémoire
en vint à mendier. À croire
que plus rien ne survenait,
n’avait jamais commencé.
Né à Bruges en 1957, Bart Vonck, critique et traducteur réputé, est l’une des voix les plus importantes de la poésie flamande contemporaine. Il lui arrive d’écrire directement en français, par exemple dans la revue L’Étrangère. Parmi les poètes qu’il a traduits, citons Federico García Lorca, Antonio Gamoneda, José Angel Valente, Pablo Neruda, Cesar Vallejo, François Jacqmin, Guy Vaes et François Muir.
Bart Vonck, En perte, délicieusement, trad. Daniel Cunin et l’auteur,
Bruxelles, Le Cormier, 2018.
Le mot de l’éditeur
En perte, délicieusement est, après Malfeu, le deuxième recueil de Bart Vonck à être traduit en langue française. Ce livre, par son effet de longue portée qui tient à l’ampleur de ce qu’il explore, est appelé à faire événement. Cette écriture n’a rien d’une promenade laissée au hasard. L’auteur déploie une langue poétique avec une rigueur et une lucidité qui ne l’engagent pas moins à chaque instant sur cette voie où l’évocation de l’expérience de vie en sa dimension sensible, en sa venue, en ses battements et ses impulsions autant que ses élans, s’accorde à la puissance des formes de son expression sous les coulées de la conscience de soi. Une perspective sensible où tout concourt à sa constitution, y compris à son moment réflexif où est mis en jeu toute la mémoire, avec ses manques et ses oublis, celle du corps, celle de toute expérience conquise, y compris poétique. Cette poésie n’a absolument pas renoncé à la beauté. Mais non une beauté de forme et de surface, de jeu de langue, mais celle, au-delà du plaisant, d’un savoir intuitif en tant que plaisir, mais un plaisir qui engage toutes les dimensions de l’être, mettant en jeu encore une fois tout le corps, avec tous ses désirs, toutes ses blessures, dont la poésie est issue, et tous ses appels. Ce vers ne laisse pas de doute à ce sujet : Et de s’y être également écorché, / l’invité, l’intrus, celui qui ne soufflait mot. Elle s’attache à faire voir, à faire entendre et à faire sentir la profondeur de l’expérience humaine, ses enjeux et ses vérités. Les premiers vers nous placent d’emblée dans ces contours et échappées : Ce qui toujours a commencé à notre place / sans ressortir à aucune époque… Ou encore : Il nous faut faire avec ce qui a péri / et demeure… Un livre à lire et à méditer.
Née en 1983 à Curaçao, dans les Caraïbes néerlandaises, où elle a d’ailleurs grandi, Radna Fabias publie son premier recueil Habitus en 2018 aux éditions De Arbeiderspers, œuvre qui fait tout de suite sensation et que viennent récompenser, tant aux Pays-Bas qu’en Flandre, plusieurs prix prestigieux. Du jamais vu. La traduction française de ce volume plein de verve a paru sous le même titre aux éditions Caractères à l’occasion du Marché de la Poésie 2019 auquel la jeune femme était conviée. Quelques-uns de ses poèmes figurent également dans deux anthologies récentes : Nunc (n° 47, printemps 2019, « Cahier Poésie néerlandaise ») et Poésie néerlandaise contemporaine (préface de Victor Schiferli, édition bilingue, Le Castor Astral, 2019).
Radna Fabias lit le poème « oorlog » (guerre)
à l’occasion de la Nuit de la Poésie (Utrecht, 28/09/2018)
guerre
avec mon ennemi je vole
à vrai dire rien que de grandes organisations
il me dit ce r au début de ton prénom n’est pas celui de robin des bois mais celui de r kelly
à vrai dire ici tout le monde est majeur et je vole uniquement de grandes organisations
mon ennemi ne croit pas en mon innocence
puisque je vole avec lui du flatbread suédois dans un magasin de meubles
il a sans aucun doute
raison
avec mon ennemi je partage une bouteille d’alcool sur la piste de danse titube
dans la nuit regarde
la mort mais plus encore la folie dans les yeux leur fais un clin d’œil
à la mort la folie mon ennemi il a les plus beaux yeux
du même marron que l’eau d’un chemin d’eau
dans ces yeux je ne suis pas une belle personne
à vrai dire tout le monde à l’air sale dans l’eau d’un chemin d’eau
sur une échelle de 1 à 10
il gratifie mon cul d’un 48
avec mon ennemi je traîne sur les terrasses il inspire
expire son gain de cause fictif mon ennemi vit déjà il n’a
pas besoin d’oxygène quand personne ne le regarde il me glisse
une paille dans la colonne vertébrale et me boit sans se presser
se presser car mon ennemi me trouve délicieuse
avec mon ennemi je cuisine des plats riches en glucides
il empile fécule sur fécule car il en sait un rayon sur la guerre
avec mon ennemi je me remets à danser jusqu’au petit jour
déshydratée me rétablis me remémore comment
souffrir une main dans le pantalon d’autrui et
je fume je brûle je crache à nouveau projette avec mon ennemi
des flammes sur sols lits chaises tabourets canapés
contre placards portes murs sous l’œil vigilant
des voisins d’en face sur le dos de femmes innocentes
suspendue au-dessus de l’abîme bien entendu il le faut
quand on couche avec l’ennemi
c’est bien de dormir à côté de l’ennemi a pu dire une mère
pourtant mieux vaut de loin dormir avec lui
à ceci près que ça ne ressemble à rien car dans ce peu de lumière
il n’a pas de visage sans compter que son ombre
ressemble un peu à la mienne
Radna Fabias au Marché de la Poésie 2019 (photo Anna V.)
Radna Fabias, Habitus, traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Paris, Caractères, 2019, 118 p.
Sans avoir écrit le moindre roman, Benno Barnard (né en 1954) ajoute, avec chaque œuvre qu’il compose en tant que poète, essayiste, dramaturge et diariste, un chapitre à ce qu’il appelle son « roman généalogique ». L’histoire du continent européen ainsi que l’univers britannique occupent une place de choix dans ses ouvrages. Son dernier recueil, publié comme la plupart de ses livres par Atlas Contact, a paru en traduction française sous le titre Le Service de mariage.
Dans ce recueil, Bennno Barnard contemple à travers les yeux de Rembrandt het pissende vrouwtje, gravure qui relève d’un diptyque que conserve la Rembrandthuis d’Amsterdam. Dans « Le banal comme condition du sublime », recension qu’il a consacrée au Service de mariage, Pierre Monastier relève à propos de la verdeur de certaines strophes : « Il y a une crudité étonnante dans ce recueil, de ‘‘pisser’’ et ‘‘lâcher un pet’’ au ‘‘refuge de putes décrépites’’. Cette grivoiserie apparemment provocatrice n’est que le seuil d’une réalité terrifiante, celle de la mort qui tisse une trame transversale pour constituer l’étoffe pleine du poème, à la fois vie et trépas, permanence et effondrement, souffle et cadavre, berceau et tombe. Benno Barnard semble composer un Tombeau poétique familial, dont ‘‘le service de mariage’’ serait le cœur mémoriel : ce quatrième cycle, qui a donné son titre au recueil, s’ouvre par une variation sur la rencontre amoureuse et s’achève par l’échec relatif de tout lyrisme à la lisière de la vieillesse. ‘‘Ça a commencé et ça a pris fin / dans les petites et les grandes heures, / voici longtemps, pas plus tard qu’hier. / […] Entre mes gênes et des ancêtres / au destin de pierre, dont j’ignorais tout, / et qui pourtant sont chez eux dans mes tics’’. »
La femme qui pisse
Ça presse. Tu t’accroupis au pied d’un saule,
et hop, sans gêne, jupes relevées, tu pisses,
chat dans une venelle, fredonnant de joie :
les sous-vêtements n’ont pas encore été inventés.
Moi qui dessine de façon à voir et dessine tout
ce que je vois, vois ta nature. Moi, Rembrandt,
je chéris (de même que Shakespeare et Mozart)
le banal comme condition du sublime, disons,
femme, le terre à terre de ton trou du cul. Voici
qu’au bord d’un ru, dans mon songe, se brise
la roue du carrosse qui porte une dame. Attente
interminable, le serviteur est allé quérir du secours.
Peu à peu l’envie se fait geignante ; la dame rougit,
s’affaisse à l’abri du propice touffu – parachutiste pris
sous une coulée de jupes –, urine, tourne presque de l’œil.
Pas toi. Toi, tu pisses. Tu es libre. Lâches un pet.
Et me vois, te délectant, sans une goutte de pudeur
féminine, à regarder, à travers mes yeux, ta fente
prononcée, les traits de ton jet, ton ventre à nu
qui a expulsé dix, que dis-je, douze enfants,
et d’où choit en ce moment un colombin doré
sur le marchepied de Dieu… Allez, d’une poignée
de feuilles, torche-toi. Redresse-toi vite avant que
tu ne te fasses bolet anthropomorphe ! Ah, femme !
Benno Barnard, Marché de la Poésie, Paris, 6 juin 2019 (photo Anna. V.)
le poème « Mots enterrés» lu par Jacques Bonnaffé (France Culture)
le poème « Bob Dylan » lu par Jacques Bonnaffé (France Culture)
Les œuvres et l’univers de la grande mystique brabançonne
A l’occasion de la parution de : Hadewijch d’Anvers, Les Chants, édition de Veerle Fraeters & Frank Willaert avec une reconstitution des mélodies par Louis Peter Grijp, préface de Jacques Darras, traduction du (moyen) néerlandais de Daniel Cunin, Paris, Albin Michel, 2019 (avec 1 CD de poèmes chantés en moyen néerlandais et un livret sur la reconstitution des mélodies).
« Ne devrions-nous pas nous étonner d’abord de ce que Dieu créa le ciel et la terre avec des mots : ‘‘Dieu dit : Que la lumière soit, et la lumière fut’’ (Genèse 1.2) ? » (1)
« La fidélité au mystère incline la pensée vers le poème et le poème vers la sagesse. » (2)
Jean de la Croix est « la pierre angulaire de toute la littérature espagnole » et il convient « de regarder Mathilde de Magdebourg, Maître Eckhart, Jakob Böhme, Tauler et Angelus Silesius comme les représentants les plus infrangibles de la littérature allemande », affirmait en 1925 le poète expressionniste anversois Paul van Ostaijen. Les littératures trouveraient-elles leur source, leur souche, leur semence dans les écrits mystiques ? Quant aux lettres néerlandaises, la réponse paraît tout aussi incontestable qu’inouïe : les œuvres en langue vernaculaire (3) de Hadewijch en constituent bien le berceau, nées en quelque sorte ex nihilo alors même que leur élégance et leur grande variété formelle pourraient laisser croire qu’elles puisent leurs racines dans une tradition locale ancestrale.
Au cours des derniers siècles du Moyen Âge, la Brabançonne a traversé les cieux septentrionaux à la manière d’un météore. Tombée dans l’oubli le plus total après avoir tout de même brillé au moins jusqu’au temps de Ruusbroec (1293-1381) et de Jan van Leeuwen († 1378), elle n’a resurgi progressivement qu’environ cinq cents ans plus tard ; il aura ainsi fallu attendre les travaux du jésuite Jozef van Mierlo pour enfin accéder, des années vingt aux années cinquante du siècle passé, aux quatre textes de la béguine (4) dans des éditions critiques de qualité (5) : les Brieven (Lettres), les Visioenen (Visions), les Strophische gedichten ou Liederen (Poèmes strophiques ou Chants) et enfin les Rijmbrieven ou Mengeldichten (Lettres rimées ou Mélanges poétiques).
Le long oubli en question explique en partie la méconnaissance dont souffre encore cette œuvre. Répandue par quantité de manuscrits et des traductions latines dès le XIIIesiècle, elle aurait, à n’en pas douter, joui d’un prestige comparable à la Divine Comédie qui lui est postérieure d’une bonne cinquantaine d’années. La rapprocher du monument de Dante ne relève pas d’un caprice de laudateur. Dans ses 45 Chants, Hadewijch offre sans doute aucun un sommet de la littérature européenne, parachevant l’art des trouvères et des troubadours. Ces vers s’adressaient probablement à celles et ceux qui, à l’instar de leur auteure, se disposaient à mener une vie entièrement placée sous le signe de la minne. S’appropriant de manière singulière des motifs bibliques et des chansons courtoises françaises, la poète compare le parcours de l’âme du mystique encore novice, qui s’efforce de conquérir l’amour, à un chevalier qui cherche à gagner les faveurs d’une noble dame. Un subtil mélange des registres profanes et religieux de son temps.
La découverte assez récente par le regretté musicologue néerlandais Louis Peter Grijp de mélodies et de sources liturgiques qui ont présidé à l’écriture d’une partie de ces poésies n’a fait que confirmer la dextérité de Hadewijch (6). Cette virtuosité constitue l’autre explication majeure du manque de reconnaissance de l’œuvre au-delà de l’aire néerlandophone : s’attaquer à ces strophes place le traducteur devant un défi probablement plus épineux que celui que relève quiconque entreprend de transposer les Psaumes ou tout autre livre de la Bible.
L’écrivain Claude Louis-Combet a pu lire ces 45 poèmes comme une approche de l’expérience vécue par tout homme et de celle vécue par la béguine : « Notre lecture des chants poétiques rejoint nos lointains intérieurs et nous rappelle que, nous aussi, nous fûmes liés et fondés et que, loin d’être une conquête, telle que l’entendent les Orientaux, le vide est une sanction. »
Le volume qui a paru ce printemps chez Albin Michel est la version française de l’édition des Liederenparue en 2009 à Groningue (Historische Uitgeverij), que l’on doit à Veerle Fraeters, Louis Peter Grijp et Frank Willaert. Cette transposition cherche à restituer au mieux, non la versification de l’original, mais ce que « dit » le texte de Hadewijch, quitte à sacrifier par endroits la fluidité de la langue. Le poème adopte une ponctuation moderne ; le nombre de strophes et de vers par strophe correspond à celui du texte moyen néerlandais, chaque vers étant en principe placé dans le même ordre que dans l’original. Le mot clé Minne, féminin en moyen néerlandais, nous a conduit à adopter le genre féminin pour le substantif singulier « amour », ce qui n’est après tout qu’un retour au passé. Les limites de la traduction se trouvent en partie compensées par le commentaire.
La dimension musicale, mélodique et orale de l’œuvre hadewigienne ne se cantonne pas aux Chants. Ainsi que l’a démontré la Hongroise Anikó Daróczi (7), dans les différents écrits de la Brabançonne, une voix qui chante s’adresse au lecteur/auditeur en cherchant à le toucher dans tout son être de manière à ce qu’il fasse siens les vers, siennes les proses en lectio et meditatio. Cela vaut donc pour certains passages des 31 Brieven ou Lettres, dont on ne saurait trop souligner la dimension mystérieuse. Tout comme les Chants, ces Lettres illustrent le rôle de maîtresse spirituelle qu’a assumé Hadewijch ainsi que la rencontre tout aussi paradoxale que fondamentale entre Dieu et l’homme.
Quant au livre des Visions, deux traductions de qualité sont déjà disponibles en français (8). Il convient de resituer ce texte au sein du genre visionnaire médiéval en approfondissant quelques aspects majeurs de l’expérience extatique en lien étroit avec la vocation de guide spirituelle : « La petitesse humaine et le péché que le monde proclame disparaissent sous la conscience d’une ressemblance originaire de l’esprit humain à Dieu. Pareille prise de conscience s’accompagne de la capacité à vivre, à l’instar de Jésus au cours de sa vie terrestre, en tendant à la plus haute élévation spirituelle. À la suite de l’appel de Paul dans sa Lettre aux Corinthiens (1 Cor. 14,1-14), cette capacité ne se conçoit pas sans la responsabilité d’accompagner d’autres âmes sur le chemin de la maturité spirituelle, à l’exemple du Christ. » (9)
Le quatrième volet de l’œuvre de la mystique brabançonne – les Mengeldichten ou Rijmbrieven, autrement dit les Lettres rimées – a été le plus souvent négligé par les commentateurs. On se reportera à l’essai du père Raymond Jahae sur la Lettre rimée 16, la dernière du recueil, celle qui recèle un condensé de la doctrine hadewigienne, essai accompagné d’une nouvelle traduction de ce texte de 212 vers. (10)
Dossier « Hadewijch », in Nunc, n° 40, octobre 2016, p. 18-91.
Si Hadewijch inspire certains poètes – Pascal Boulanger dans son cycle « L’Amour là » (11) ou encore Juan Gelman dans L’Opération d’amour (12) – elle n’a pas non plus laissé insensible le cinéaste français Bruno Dumont. Ce dernier met d’ailleurs des bribes des Chants et des Visions dans la bouche de la comédienne principale du film qu’il a réalisé en 2009. Autre artiste profondément marqué par la figure de la mystique : le peintre et poète Marc. Eemans, premier et dernier surréaliste belge qui, dans les années trente du siècle passé, a fait passer quelques-unes de ses pages en langue française dans la revue Hermès. Cet auteur qui, comme on dit à Bruxelles, était bilingue… dans les deux langues, a laissé une œuvre tant en français qu’en néerlandais. Dans Hadewijch, il a vu, aussi surprenant cela puisse-t-il paraître, « une précurseuse du surréalisme ». (13)
En réalité, Eemans est loin d’être le premier à avoir fait sienne la grande Brabançonne, à avoir inventé une « autre Hadewijch ». L’histoire des études hadewigiennes, depuis la redécouverte des manuscrits au cours de la première moitié du XIXesiècle, révèle que plusieurs savants, hommes de lettres et universitaires ont cherché tour à tour à s’« approprier » cette béguine quand ils n’ont pas tenté de l’identifier à telle ou telle figure plus ou moins hérétique, plus ou moins orthodoxe.
Jozef van Mierlo
Rappelons que, pendant des décennies, et ceci jusqu’aux avancées significatives accomplies par Jozef van Mierlo, la recherche s’est focalisée sur la question de l’identité de cette femme dont pratiquement aucune trace ne subsiste dans les manuscrits du Moyen Âge. Récemment encore, cinq auteurs ont tenté d’attribuer un « visage » à l’« inaperçue » : Wybren Scheepsma a cherché à relancer la vielle hypothèse d’une identification avec Bloemardinne (ou de membres de son entourage) ; Rob Faesen a cru voir en Hadewijch Aleydis, une abbesse cistercienne (14) ; Hans Wilbrink la recluse Hadewigis mentionnée dans la vita de Julienne de Cornillon ; Daniel Devreese la recluse Hadewid Greca et, enfin, Rudi Malfliet une domicella Hadewigis née en 1214, influencée par les écrits de Joachim de Flore (15). Autant d’hypothèses réfutées par Frank Willaert :
[…] there is no reason to abandon the traditional view, mainly formulated by Jozef van Mierlo, according to wich Hadewijch must have been a beguine, who lived in the duchy of Brabant in the middle of the thirteenth century. (16)
Parallèlement à cette tendance qui perdure se dégage, depuis le XIXesiècle, une volonté de ranger la Brabançonne dans une case idéologique. Si l’on peut certes reprocher à Van Mierlo d’avoir voulu la « canoniser » – après tout, Jan van Leeuwen, disciple de Ruusbroec, ne la qualifiait-il pas lui-même de heylich ende glorieus wijf (femme sainte et glorieuse) ? –, la vision qu’il a élaborée de Hadewijch s’est révélée bien plus perspicace, cohérente et fondée que toutes les tentatives de récupération auxquelles on a pu assister, tant celles des libres penseurs qui, dès avant 1900, ont voulu faire de cette femme hors norme une hérétique que celles, beaucoup plus récentes, de quelques chercheurs qui tiennent à tout prix à la hisser au rang de parangon du féminisme.
Hadewijch échappe à toute idéologie, à toute idée préconçue. Plus on se tient loin de sa quête de l’indicible, plus on tend à faire sienne cette insaisissable poète. Aborder son œuvre, s’en pénétrer réclame sans doute de saisir qu’il convient au préalable de s’en dessaisir. Pourquoi l’assertion de Fabrice Hadjajd à propos de la Bible ne vaudrait-elle pas pour les écrits de la béguine : « Les Écritures et la Tradition ne sont pas que des paroles à déchiffrer. Ce sont d’abord des paroles qui nous déchiffrent » (17) ? Ou, en d’autres termes : « Au lieu d’extraire de la Bible une idée de Dieu, à propos de laquelle on pose des questions de philosophie théologique, en déployant un discours qui nous écarte (Pascal le disait déjà) du ‘‘Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob’’, ne devrions-nous pas accepter les façons de parler de Dieu qui nous viennent d’une civilisation très différente de la nôtre ? » (18) Hadewijch vient d’une civilisation différente de la nôtre : l’intensif travail de la mémoire jumelé à la liturgie et à la musique, par exemple, correspondait à une toute autre réalité que celle qu’elle peut revêtir pour nous et la plupart de nos contemporains. Quant à sa façon de nous parler : comment l’adéquation entre ce qu’elle nous dit et la virtuosité avec laquelle elle l’exprime dans ses plus belles pages ne nous rendrait-elle pas sensibles à la nature corporelle des mots, à la poésie, non seulement forme de louange, mais aussi émerveillement, mais aussi mode de transformation intérieure, tant physique que spirituelle ? « La poésie n’est révélation que dans la mesure où le poète révèle par où il est passé, ce qu’il a vu, et l’étrangeté de ce qu’il lui a été donné de découvrir. Si notre corps change pour le mieux dans la respiration et le mouvement parfait du poème, nos émotions, nos perceptions, nos idées, toute notre vie intérieure, indissociable de notre vie extérieure, sont transformées dans l’autre part du poème. » (19)
Les écrits de Hadewijch, vers comme proses (poétiques), sont une invitation à aller plus avant, plus haut, dans la rencontre paradoxale de ce qui nous dépasse, « à goûter la véritable amour » :
Quand l’aimée sera élevée en l’aimé,
quel ne sera pas son contentement ! (20)
Daniel Cunin
Le lied 45 chanté en moyen néerlandais
(1) Michael Edwards, Bible et poésie, Paris, Éditions de Fallois, 2016, p. 67.
(2) Bernard Grasset, « Poésie, philosophie et mystique », Laval théologique et philosophique, vol. 61, n° 3, 2005, p. 553.
(3) Le moyen néerlandais, et plus précisément le brabançon, langue parlée à l’époque dans le duché de Brabant qui englobait alors la région d’Anvers.
(4) C’est Jozef van Mierlo qui a émis l’hypothèse d’une Hadewijch évoluant dans le milieu des béguines. Paul Mommaers a approfondi la question, en particulier dans un ouvrage transposé dans un français malheureusement peu convaincant : Paul Mommaers, Hadewijch d’Anvers, adapté du néerlandais par Camille Jordens, Paris, Le Cerf, 1994.
(5) On peut les consulter en ligne (ainsi que quelques autres plus anciennes).
(6) Albin Michel met à la disposition du lecteur la version française des travaux de Louis Peter Grijp dans un livret qui vient accompagner le volume des Chants : ici. En néerlandais : Louis Peter Grijp, Het Nederlandse lied in de Gouden Eeuw. Het mechanisme van de contrafactuur, Amsterdam, P.J. Meertens Instituut, 1991 ; ibid., « De zingende Hadewijch. Op zoek naar de melodieën van haar Strofische gedichten », in Frank Willaert (e.a., Een zoet akkoord. Middeleeuwse lyriek in de Lage Landen (Nederlandse literatuur en cultuur in de middeleeuwen 7), Amsterdam, Prometheus, 1992, pp. 72-92 et 340-343 ; Louis Peter Grijp & Frank Willaert (réd.), De fiere nachtegaal. Het Nederlandse lied in de middeleeuwen, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2008.
(7) Voir en particulier : Anikó Daróczi, Groet gheruchte van dien wondere. Spreken, zwijgen en zingen bij Hadewijch, Louvain, Peeters, 2007.
(8) Les Visions, traduction, présentation et notes de Georgette Épinay-Burgard, Genève, Ad Solem, 2000. Visions, présentation, traduction du moyen-néerlandais et notes par Fr. J.-B. M.Porion, Paris, O.E.I.L., 1987.
(9) Veerle Fraeters, « ‘‘Vois qui Je suis !’’ Les Visions de Hadewijch », in Nunc, n° 40, octobre 2016, p. 53.
(10) Raymond Jahae, « La lettre rimée 16 : une première approche de la mystique de Hadewijch à travers son œuvre la moins connue », in Nunc, n° 40, octobre 2016.
(11) Pascal Boulanger, in Nunc, n° 40, octobre 2016, p. 43-48. Notons que nombre d’écrivains et d’artistes des plats pays ont pu s’inspirer de l’un des textes de Hadewijch, par exemple le compositeur Louis Andriessen dans la deuxième partie de Materie.
(12) Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet, postface de Julio Cortázar, présentation du traducteur, Paris, Gallimard, 2006, « Du monde entier ».
(13) Veerle Fraeters & David Vermeiren, « ‘‘Une précurseuse du surréalisme.’’ La Hadewijch du peintre et poète Marc. Eemans dans le cadre de la revue Hermès (1933-1939) », in Nunc, n° 40, octobre 2016.
(14) Hypothèse exposée entre autres en anglais : Rob Faesen, « Was Hadewijch a Beguine or a Cistercian ? An Annotated Hypothesis », Cîtaux. Commentarii Cistercienses, 2004, p. 47-63.
(15) De fait, le titre retenu par Rudi Malfliet pour son ouvrage revêt pour ainsi dire un aspect caricatural : De andere Hadewijch (L’autre Hadewijch), Anvers, Garant Uitgevers, 2013.
(16) Frank Willaert, « Dwaalwegen. Recente hypotheses over Hadewijchs biografie », Ons Geestelijk Erf, 2013, p. 194.
(17) Fabrice Hadjadj, L’Aubaine d’être en ce temps. Pour un apostolat de l’apocalypse, Paris, Éditions de l’Emmanuel, 2015, p. 29.
À l’occasion du récent Marché de la Poésie (5-9 juin) qui accueillait la Hollande, douze poètes des contrées septentrionales se sont produits sur la scène. Dans son n° 47, la revue Nunca consacré un « Cahier » à cet événement en proposant une petite anthologie des auteurs invités : Simone Atangana Bekono, Benno Barnard, Anneke Brassinga, Tsead Bruinja, Radna Fabias, Rozalie Hirs, Frank Keizer, Hester Knibbe, Astrid Lampe, K. Michel, Martijn den Ouden et K. Schippers. Parole à quelques-unes de ces voix parmi les plus jeunes…
Simone Atangana Bekono
photo : Anna. V.
Née en 1991, Simone Atangana Bekono a signé en 2017 une première plaquette intitulée hoe de eerste vonken zichtbaar waren (comment les premières étincelles se firent visibles, 2016), publiée en collaboration par Literair Productiehuis Wintertuin et Lebowski Publishers. « Friction » est le cycle qui ouvre cette œuvre (nous en reproduisons ci-dessous le premier poème). Simone se consacre actuellement à l’écriture d’un premier roman.
Friction
I
Je suis née dans une forêt
Je suis née et on a dirigé une lampe sur moi
derrière moi sur mon linge de naissance est apparue ma silhouette
Ma silhouette a ouvert la bouche, m’a dit :
« J’existe parce que ton corps existe
Cronos qui a englouti ses enfants
sanguinaire ainsi que Goya l’a peint à l’huile sur une toile
corps méconnaissable
vorace et détraqué
ne plongeant aucune racine dans la terre »
voilà ce avec quoi il m’a fallu faire
J’ai entendu halètements et rires : des bruits concrets, spécifiques
ma silhouette une silhouette sans caractéristiques spécifiques
ma silhouette m’appartenant d’une manière incompréhensible
elle agissait à ma place, n’étant là que quand je la regardais
n’existant que sur la toile
Des bruits concrets, spécifiques
je voulais être absorbée dans un système de petites cases à cocher
je voulais une jouissance virtuelle, sexuelle, dépouillée du politique, être incorporée
le menton sur le bord du bureau, sur la banquette arrière d’une Tesla
être écartée du menu déroulant, c’est ça,
être incorporée
(traduction Daniel Cunin)
Tsead Bruinja
Tsead Bruinja est entré en littérature en privilégiant le frison, langue de sa province d’origine, avant de publier par ailleurs des livres en néerlandais. À ce jour, il est l’auteur de plusieurs recueils dans l’une ou l’autre des deux langues ou encore dans les deux en même temps, par exemple Hingje net alle klean op deselde kapstôk / Hang niet alle kleren aan dezelfde kapstok (N’accroche pas tous les habits au même portemanteau, Afûk, 2018), dont est extrait le poème ci-dessous. D’une relative simplicité formelle, la poésie de Bruinja traduit des préoccupations personnelles ainsi qu’un engagement social. Ce caractère accessible a sans doute contribué à son élection comme « poète national », début 2019.
enclos
il y a un enclos que j’ai oublié de déplacer
un navire pour m’emporter loin de cette île
une roue que je n’ai pas reculée
pour mettre la chaîne sous tension
une lampe dont je n’ai pas trouvé l’interrupteur
une chaise où je n’osais pas rester longtemps assis
une boule de démolition oscillant au bout d’une grande grue
des rideaux que je garde fermés
il y avait le nom d’un grutier
qui tel un lièvre fraîchement abattu
au fond de ma bouche
au-dessus de ma langue
devait se mortifier
(traduction Kim Andringa)
Frank Keizer
photo : Anna. V.
Attentif à faire se rejoindre les extrêmes, Frank Keizer (1987) privilégie une poésie à la fois contemporaine et ancrée dans la tradition littéraire. Après avoir publié le chapbook Dear world, fuck off, ik ga golfen (Dear world, fuck off, je vais jouer au golf, 2012), sur le thème du marketing et de la consommation, il fonde avec son compère Maarten van der Graaff le magazine en ligne gratuit Sample Kanon, dans lequel le duo édite des textes néerlandais et étrangers novateurs. En 2015 suit son premier recueil, édité par Polis : Onder normale omstandigheden (Dans des conditions normales). Il évoque la lassitude et le désespoir d’un jeune homme qui, ayant grandi dans les années apolitiques de la fin du XXe siècle, tente de trouver une forme d’engagement. Lief slecht ding (Mauvais machin aimé, 2019), explore cette même veine. Le poème ci-dessous est emprunté à l’œuvre de 2015.
j’ai l’impression d’être aux mains de démocrates
forcenés, gens consciencieux
comme nous qui travaillent le week-end
et n’ont pas plus envie que nous
d’une guerre de tous contre tous
cela dit je suis à Bruxelles
où je fais ce qu’il me plaît
ce pour quoi d’ailleurs on me paie parfois
la nouvelle idéologie du travail n’est pas malveillante
la mollesse n’est pas sans conséquences
exister c’est survivre la sincérité une forme
de luxe désenchanté
la gauche est devenue bête
de plus sans aides européennes
on ne peut rien du tout
aussi prépare-t-on des réunions, lesquelles en entraînent une autre
comment s’organiser les uns les autres ?
ce que je ne répéterai plus jamais, après quoi je serai libre
la tempête parfaite c’est une averse
aux couleurs unifiées de Benetton
(traduction Daniel Cunin)
Martijn den Ouden
photo : Anna. V.
Né en 1983 en Hollande-Méridionale, Martijn den Ouden est le fils d’un pasteur. Après des études à la Gerrit Rietveld Academie, il entre en littérature. Il conjugue travail de plasticien et créations poétiques. À ce jour, les éditions Querido ont publié ses trois recueils : Melktanden (Dents de lait, 2010), De beloofde dinsdag (Le mardi promis, 2013) et Een kogelvrije zomer (Un été pare-balles, 2017, couverture ci-dessous) dont est tiré les poème qui suit.
ma préférence va aux animaux qui se mangent eux-mêmes
par exemple le serpent et l’éléphant
ces animaux-là prennent soin d’eux-mêmes
ces animaux-là s’aiment eux-mêmes
sans ces animaux le monde serait mauvais
ces animaux sont sacrés
nous ne pouvons nous passer d’eux
je n’aime pas les animaux qui se mangent eux-mêmes