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traduction - Page 13

  • Lézardes immémoriales

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    Le romancier

    Karel Schoeman

     

     

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction,phébusKarel Schoeman est sans conteste l’un des plus grands écrivains africains. Il a été tour à tour bibliothécaire (à Amster- dam), infirmier (à Glasgow) et archiviste (au Cap). Le lecteur qui n’est pas familier de l’afrikaans a aujourd’hui accès à un certain nombre de ses œuvres de fiction en français : il s’agit, outre En étrange pays (traduit par Jean Guiloineau à partir de la traduction anglaise), de quatre romans ainsi que de trois nouvelles traduits par Pierre-Marie Finkelstein. Lamateur dhistoire pourra se reporter aux titres que l’écrivain a écrits en anglais. L’œuvre majeure de Schoeman est sans doute Die laaste Afrikaanse boek, un document autobiographique de 700 pages dans lequel l’auteur explore son parcours intellectuel, artistique et spirituel ainsi que son époque. Relevons que le Sud-Africain a donné des romans au cœur desquels il a placé de grandes figures de l’art européen : Shakespeare, Rembrandt, Beethoven et Le Titien.

    En 2002, Retour au pays bien-aimé a fait l’objet d’une adaptation cinématographique signée Jason Xenopoulos : Promised Land.

    À l’occasion de la parution chez Phébus du roman Des voix parmi les ombres, Karel Schoeman, homme très discret, a donné un entretien à la revue Transfuge (n° 81). C’est ce roman que commente pour nous Pierre Monastier.

     

     

     

    Une lecture de Des voix parmi les ombres

    de Karel Schoeman

     (pdf)

     

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    traduit de l'afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein, Phébus, 2014

     

    Puisque la mode est aux prix littéraires en tous genres, j’y ajoute sans complexe le mien : Karel Schoeman se voit attribuer le « Prix Monastier de la découverte 2014 ». Il succède ainsi, dans mon « pangraphon » si personnel, à l’Allemand Ernest Wiechert (2013) et au Français Vincent La Soudière (2012). Certains me reprocheront peut-être de retarder quelque peu, l’écrivain sud-africain, né dans l’État libre d’Orange en octobre 1939, ayant commencé à publier dès les années 1960. Oui, je retarde, et non sans délices, puisque la somme des auteurs lus cette année ne me laissait pas présager une telle rencontre : la plume trempée de lumière spirituelle d’un Claude-Henri Rocquet et l’angoisse réflexive en attente d’engendrement d’un Willem Jan Otten, pour ne citer que les deux auteurs déjà abordés en ce lieu, ont suscité l’enthousiasme, tantôt de l’intelligence, tantôt du cœur ; ils accompagnent tout être pétri d’une quête existentielle, de la recherche de sens au milieu des dédales effrités d’un monde qui meurt de sa fausse tolérance.

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionKarel Schoeman, lui, n’enthousiasme pas ; il n’accompagne pas. Il détruit nos barrières mentales pour nous placer dans un univers qui ne permet – du moins pas immédiatement – aucune réflexion, qui n’autorise aucun retour sur soi, qui ne tolère aucun garde-fou ; il n’est nulle appréciation, au détour d’une ligne, qui nous permettrait de ne pas sombrer. Alors nous sombrons, engloutis par ce trop-plein de liberté auquel nous ne sommes plus accoutumés. L’écrivain ne force pas notre jugement : il montre, dévoile, souligne, décrit, contemple… Nous aurions apprécié l’un ou l’autre avis, ne serait-ce qu’une brève indication « sur qui sontles gentils et les méchants », ceux pour qui nous devons prendre parti et ceux qu’il nous faut détester avec la sûreté du bourgeois replet de ses certitudes préfabriquées. Mais il n’est d’autre parti que celui des hommes, des vivants et des morts, plus souvent encore de ces êtres qui réunissent en leur chair ridée, dans leurs voix brésillées, lointaines, comme disparues, quand elles résonnent encore, miraculeusement, telle celle de la femme sans âge parce que trop vieille, mourante et effroyablement seule de Cette vie, qui réunissent – disais-je – la mémoire ancestrale et l’éphémère présent. Liberté nous a été rendue.

    Retarder pour mieux accueillir… Accueillir le flot tumultueux des sensations qui fouette le visage du lecteur, qui brûle d’éclats de poussière ses yeux effrayés, qui envahit impitoyablement l’étroite cavité de ses esgourdes, qui s’engouffre dans son palais embrasé comme un torrent de boue et de sang, qui couvre de sueur et de métal sa peau fébrile et soudainement vulnérable. Accueillir enfin le silence du veld où il s’est peut-être passé quelque chose, qui sait ?, mais où le temps s’est définitivement arrêté, et même la grande histoire, celle qui n’a pas d’éclat, parce qu’essentiellement façonnée à partir de la glaise du quotidien.

     

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    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionComment est-il possible qu’un pays ayant connu de telles vicissitudes puisse provoquer pareil ennui ? Les deux protagonistes qui ouvrent le roman Des voix parmi les ombres, paru en français à la fin du mois d’août dernier, sont progres- sivement happés par une lancinante torpeur, à mesure qu’ils passent indifféremment de village en village, en quête d’une information ou d’un cliché, pour les besoins d’un ouvrage historique qui leur a été com- mandé. Ils ne savent pas regarder : le passé n’a pour eux de valeur que dans la figure de ce jeune héros, Giel Fourie, mort à 21 ans dans une bataille à la sortie de son village au nom inspiré de ses ancêtres, Fouriesfontein. Mais en fait d’héroïsme, l’histoire nous révèle que Giel n’est qu’un fils arrogant de bonne famille, que le village n’est qu’un bourg perdu dans un veld à perte de vue, que la bataille a eu lieu au col de Vaalberg et non à Fouriesfontein, et qu’il ne s’agit même pas d’une bataille, mais d’une escarmouche aussi anecdotique que vaine. Il n’y a rien à raconter sur Fouriesfontein. Il n’y avait rien à en dire… La mythologie a su faire son œuvre : la légende du jeune héros a pris forme, masquant que tout est petit et médiocre à Fouresfontein, sauf la vie battante.

    Mais comment décrire en un livre académique cette pulsation vitale qui ne tolère pas le figement du manuel d’histoire ? Comment appréhender le passé, y compris celui de l’invisible village de Fouriesfontein, après le déchirement sanglant, irréversible, de tout un pays ? Comment entrer dans ce passé qui « est un autre pays : quelle est la route qui y mène ? » Telle est la première phrase du roman, une interrogation frontale, à laquelle nous revenons sans cesse, au fil des pages. Là où l’universitaire échoue, le romancier se déploie, dans une confidence à son hôte indiscernable, apprenti historien ou fils d’une génération décimée, narrateur ou lecteur.

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction« Un abîme te sépare de cette lointaine réalité, mais les abîmes peuvent être franchis une fois que l’on a trouvé la route ; une paroi de verre te sépare inexorablement du monde qui s’étend devant tes yeux, mais sous tes doigts qui tâtonnent, elle peut soudain se fissurer, telle une couche de glace, et voler en éclats. Étonné, tu t’aperçois non sans un certain effroi que les lézardes, formant une toile d’araignée, courent sur la surface lisse et que les éclats vibrent, se défont et dégringolent sans un bruit dans l’obscurité pour ne plus laisser que le cadre vide grâce auquel tu pourras passer de l’autre côté sans prêter attention aux quelques fragments qui y collent encore, ni te préoccuper de leur tranchant. Là, tu pourras commencer. »

    Franchir la barrière qui nous sépare du passé nécessite de faire taire l’intelligence, cette voix qui dissèque, analyse, recompose et interprète sans fin, selon les présupposés du moment. Il faut entrer dans la mémoire collective comme dans Fouriesfontein, village suspendu dans le temps, lequel ?, dans un à-venir qui ne viendra jamais ; comme cet homme dont nous ne connaissons pas le nom – lui aussi, avalé par l’Histoire, quand il se croyait encore au présent – et qui y pénètre inconsciemment, sous le mode de l’hallucination, et qui ne sait plus que regarder, écouter, goûter, sentir, toucher ce lieu qui lui échappe à chaque pas.

    « Une division arbitraire du paysage en deux plans morts, ciel bleu, terre grise, en deux moitiés arbitraires de chaque côté de la route : c’est tout ce que l’on peut espérer restituer. La chaleur, la poussière, l’éclat du bois ou du métal dans la main, les gouttes de sueur dans les yeux et la poussière dans la gorge, le sifflement des balles, les balles qui ricochent sur les pierres et la mort soudaine, cela, aucun film, aucune photo ne peut le rendre. Les yeux injectés de sang, le sang qui gargouille dans la gorge. Cela, personne ne le saura jamais. »

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionTout est indistinct, brouillé, confus… Des bruits sans images succèdent aux apparitions sans échos. L’homme ignore où il se trouve. Ce n’est qu’à la suite d’une longue errance que les premiers renseignements sur la ville sont donnés, premières voix filtrant des tombes d’un cimetière figé à l’aube du XXe siècle. Incertitude de temps et incertitude de lieu, auxquelles vient s’ajouter une incertitude de faits et de gestes, à mesure que les silhouettes émergent de l’obscurité devant l’homme égaré, pour s’évanouir aussitôt.

    « Il comprend que l’important, ce sont les événements passés ou à venir et non le jour, la date ou l’heure, que ce sont le lever du jour et le chant du coq qui annoncent le commencement de cette nouvelle journée, non la position, purement fortuite, des aiguilles. »

    Un jardinier le frôle, un boiteux marche vers lui pour soudainement disparaître, les femmes s’ébattent, une jeune fille chante… Autant de personnages qu’il observe sans interférer – mais qui donc est en mesure d’interférer avec ce passé à la fois si dense et impalpable ? Et tous lui apparaissent lointains : « les femmes s’interpellent en riant, leurs voix lui parviennent assourdies comme si elles venaient de très loin bien qu’il soit tout près d’elles » ; « il l’entend chanter, sa voix semble venir de loin comme s’ils étaient séparés par une vitre, bien que la fenêtre entre eux soit ouverte… » Car ces voix ne sont plus, mais elles résonnent encore, de leur lieu obscur, inconcevable de mémoire d’homme… des voix sans ténèbres… mais des voix parmi les ombres…

     

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    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionLieu et temps se replient progressivement en une atemporalité qui estompe jusqu’au narrateur lui même, devenu incertain à son tour : le « il » devient « je » sans que nous sachions précisément qui parle. L’homme s’est fondu dans l’épaisse chair de ce lieu pourtant inconséquent. Il n’est plus qu’une voix neutre, blanche, une voix parmi d’autres, qui s’interroge jusqu’à l’absurde, avec cette même question, posée encore et encore, à mesure qu’il prend conscience de l’inanité des faits advenus à Fouriesfontein : « Mais pour qui est-elle importante, la bataille du col du Vaalberg, ou de Fouriesfontein ? » Pour personne. Même les anciens ont oublié.

    « Ils [les vieillards] ne s’intéressent plus à rien, ils ont oublié, sacrifié le passé, et le fait de les forcer à se souvenir de quelque chose qui a pu jadis avoir une certaine importance, mais qui leur a échappé, leur fait sentir qu’ils ont, d’une certaine manière, failli à leur devoir, si bien qu’ils deviennent de plus en plus agressifs et réagissent par l’esquive. »

    « Mais pour qui est-elle importante, la bataille du col du Vaalberg, ou de Fouriesfontein ? » Pour personne. Car les témoins sont morts ; il ne reste que ceux qui ne savent rien en dire. Alors sur quoi écrire ? Est-il seulement possible de faire œuvre d’historien sans avoir de matière concrète : une bonne grosse bataille, un fait héroïque, la témérité d’un jeune homme fauché à la fleur de l’âge, un mythe à transmettre d’une génération à l’autre… ? Mais les vieux ne transmettent plus, car ils savent la terrible vérité : le reflux des armées n’a guère laissé de héros sur le rivage, seulement des victimes à foison. Ce qu’ils ignorent en revanche, c’est la richesse de ces humbles existences qui ne témoignent pas des puissants faits de guerre, mais dévoilent la vie dans sa complexe densité. Il n’est pas de matière concrète et l’historien académique se meurt. Le romancier laisse sa plume suspendue, perplexe.

    « Est-ce sur ces gens qui ont vécu jadis et qui sont morts depuis longtemps que j’écris, ou bien sur les ombres et les échos qui peuplent mon imagination ? […] Jusqu’où peut-on se pencher sans basculer au dehors par-dessus l’appui de la fenêtre, jusqu’où peut-on se pencher sans dégringoler dans la fosse sombre du passé perdu, irrévocablement ? Essayer ».

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionQue dire ? Comment aborder le passé ? Question vaine. Il n’est que le « ici et maintenant », le hic et nunc si cher aux spirituels, notamment aux franciscains, ces bienheureux contemplatifs de l’instant offert, auquel Karel Schoeman, converti au catholicisme dans sa jeunesse, se joignit quelques années, sans finalement prononcer ses vœux.

    « Ne pas chercher à comprendre, ne pas tenter de trouver une explication, rien d’autre n’existe qu’ici et maintenant, ce soir, rien que cette obscurité, la véranda et le jardin où l’on distingue à peine, dans le demi-jour, les contours des massifs. Ici, et pas ailleurs. »

    Angoissante réalité que cet « ici et maintenant » ! Mais elle dévoile les sillons impalpables que l’écrivain, trop rempli de lui-même, ne savait jusqu’alors déceler. Libéré de toute conception historico-critique, il s’efface progressivement pour laisser enfin surgir les voix indistinctes. Elles émergent l’une après l’autre du silence, de l’obscurité, du vide dans lequel les maintenait une narration volontairement trop bavarde. À la surprise du lecteur, elles ne sont pas celle du héros fauché, ni celle de ceux qui savent, des puissants qui étaient au cœur de la guerre, mais les faibles voix de ceux qui l’ont vécue jusque dans leur chair, sans en rien connaître, sans en rien comprendre, victimes jusqu’à leur mort d’un conflit qui ne cessera plus de les hanter.

     

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    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionLa division meurtrière d’une communauté laisse des stigmates qui disent davantage l’histoire que l’escarmouche avortée. Que sont les hérauts des épopées tragiques devant ces existences dont la dramatique est scellée jusque dans la chair ? Que sont les coups d’éclats fantastiques face à l’humble déchirure d’une population à jamais divisée par l’inimitié ? Ce n’est qu’airain qui sonne, et le vent emporte l’écho en de lointaines sphères, tandis que l’humanité continue d’avancer coûte que coûte, clopin-clopant, vers la réconciliation, avec soi, avec l’autre, avec le passé, le présent et l’avenir.

    George, héros du Retour au pays bien-aimé, autre roman magistral de Karel Schoeman, retourne dans son pays d’origine après la mort de sa mère, afin de goûter une dernière fois la saveur d’antan et de vendre définitivement les quelques biens – une vieille ferme en ruines – dont il a hérités. Il ne trouvera qu’une communauté déchirée par les conflits, par l’oppression policière, par la jalousie de ceux qui sont restés envers ceux qui ont choisi l’exil, lui, George ; une communauté hantée par un glorieux passé irrémédiablement perdu et qui ne sait comment vivre – même les plus jeunes, surtout les plus jeunes, parce que leur désir vital n’est pas tari – dans ce veld inhospitalier, sans joie, sans ouverture au monde qui l’entoure. La guerre a meurtri jusqu’aux relations humaines les plus évidentes.

    Karel Schoeman aurait pu se mettre en quête des voix de ceux qui savent, celle de M. Macalister, le magistrat, celle du pasteur Broodryk, celle du capitaine Crossley, chef de la police de la ville, ou encore celle du vieux Fourie… Ces voix nous auraient décrit avec finesse et exactitude les mécanismes de la guerre, les enjeux d’alors, les négociations diplomatiques et les conséquences politiques. Non. Les voix qui s’exondent de la brume d’antan sont celles des méconnus, de ceux qui étaient ombres parmi les vivants, des « vies minuscules ». Les premiers seront les derniers et inversement.

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traductionAinsi Alice, d’origine écossaise, fille alors jeune du magistrat, incapable de se souvenir de ses années en Afrique du Sud, pas même de sa propre mère, « une ombre, une silhouette, une robe légère qui se détachait sur la lumière du soleil, une voix ». Ses souvenirs sont troubles, enfouis, refoulés.

    « Je mélange les endroits, les visages et les noms ; je confonds les villes. Je ne me souviens plus, je ne sais plus ; tout se mêle et s’emmêle. Cela fait si longtemps déjà. […] À quoi bon repenser à tout cela et pourquoi faut-il que je raconte le peu dont je me souviens ? C’est du passé, et je préfère ne pas penser au passé, je ne pense jamais aux choses désagréables, j’en ai fait une règle, une règle immuable, j’ai brûlé toutes les photos et les lettres de cette époque je ne les ai plus non plus, je n’ai conservé aucun souvenir ».

    Ainsi Kallie le boiteux, secrétaire de M. Macalister, qui prétend ne rien se rappeler mais dont les souvenirs s’échappent progressivement, précis et inattendus, au son d’un refrain : « C’est tout ce dont je me souviens ». Il confirme l’impression initiale qu’il ne s’est rien passé à Fouriesfontein ; tout peut se résumer à un abondant flot de paroles, d’impressions, de nuances, sur le contexte et l’atmosphère de l’époque. Il n’est finalement qu’une victime, un nègre du nom d’Adam Balie. Rien de grave en somme. Il aurait pu jouer un rôle important ; il fut exécuté à l’orée de la maturité, et on aura tôt fait de l’oublier. Il aurait dû être le héros ; ce n’était qu’un Noir. Les puissants en auront forgé un autre, bien blanc, c’est plus hygiénique. Kallie se tait, après un long monologue : « De toute façon, répète-t-il, je n’avais rien à raconter. »

    La voix de Mademoiselle Godby s’élève alors. Elle non plus n’a rien à raconter sur la guerre ; elle ne peut que déclamer de petits faits sans intérêt, sur telle personnalité du village, sur tel événement anodin, pour autant que sa mémoire sur le déclin n’écorche pas le prénom ou la situation. Elle avance par petites touches imperceptibles, achevant la toile de fond que les narrateurs qui l’ont précédée ont commencé à tisser. L’angoisse la saisit, comme Alice qui a brûlé tous ses souvenirs, comme Kallie qui a fui le village.

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction« Ce sont des choses que l’on oublie, et pour ma part, j’en ai déjà oubliées beaucoup, mais qui me reviennent soudain par bribes maintenant que je commence à en parler, les chevaux que l’on attelle à la lueur de la lanterne, la neige, les bruits de sabots dans la nuit, les voix. L’on finit par en savoir trop, et ce savoir, on n’a pas la liberté de le partager avec d’autres, on en porte le poids, seule. Finalement, le mieux est encore d’oublier. »

    Alice et la tentative d’oubli de l’histoire.

    Kallie et le déni des faits réels.

    Mademoiselle Godby et la résignation de tout un peuple.

    Qui peut les condamner, leur reprocher leur manque d’objectivité, leurs tentatives de vivre envers et contre tout ? Ils sont l’Histoire, celle passée et – le temps de quelques pages – la nôtre.

    Les voix qui s’élèvent parmi les ombres sont celles qui ne savent décidément pas oublier, parce que le hennissement des chevaux continue de les hanter, parce que la poussière continue d’irriter leur gorge, parce que le sang a définitivement entaché leur peau, parce que d’autres voix ne cessent de murmurer à leurs oreilles les souvenirs enterrés. C’est tout ce qui leur reste. Ils ont été atteints de plein fouet par la guerre, par quelques misérables semaines de conflit dénué de valeur historique, sans jamais savoir l’appréhender, parce qu’ils étaient à l’écart, incapables de maîtriser ce qui leur arrivait.

    « Ces voix – quand je pense à la guerre, quand j’essaie de me rappeler quelque chose de la guerre, ce sont toujours les voix dont je me souviens, et aussi du bruit des chevaux […] C’est à cela, aujourd’hui encore, que se limite la guerre lorsque j’essaie d’y repenser : les voix à la porte d’entrée, la voix de Minnie au salon, la voix d’Adam Balie qui appelle du bout du couloir, peut-être aussi des bruits de pas sous la véranda, quelque chose qui se passait dans une autre pièce, dehors dans la rue ou bien chez les Fourie, dans la petite école de Minnie, dans le quartier métis, mais jamais près de moi ».

     

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     Pays des fleuves, récit de deux voyages aux Pays-Bas

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction,phébusChaque narrateur est une monade qui tente de décrire l’histoire de son point de vue, sans perspective de communion. Seule l’exubérante Minnie Colefax, dont la voix ne filtre jamais directement mais qui traverse les différents témoi- gnages, tente vainement de garder uni ce qui a toujours été divisé, malgré les apparences. Les blessures existaient : un bref événement les a dramatiquement révélées. Il n’était dès lors plus de communauté possible. Le village a soudainement disparu dans la brume, et il n’apparaîtra désormais qu’au lecteur soucieux de se laisser à nouveau happer parces obscures voix surgies, l’une d’une tombe, l’autre d’un ruisseau à demi asséché, l’une du sable soulevé brusquement par un vent de provenance inconnue, l’autre de l’intérieur d’une maison à laquelle nous n’avons jamais pleinement accès.

    Difficile communion, car pour écouter une voix, encore faut-il qu’une autre se taise, sous peine de voir resurgir les incertitudes premières, lorsque tout est encore confus, indiscernable.

    « Pardonner, peut-être, est possible, mais oublier, non, les blessures, même si elles se referment, laissent des cicatrices indélébiles. Ce qui est arrivé demeure à tout jamais irrémédiable, irrévocable, et court à travers le souvenir comme du fil de fer barbelé. La poussière, les chevaux, les jeunes cavaliers avec des plumes d’autruche à leur chapeau, les filles avec leurs rubans, Charles Kleynhans à genoux dans la poussière avec son costume noir, le jeune homme souriant d’un air aussi poli qu’absent derrière son bureau, et enfin Adam Balie gisant par terre, mort, dans la plantation d’acacias. […] Nous n’avons rien appris de ce qui est arrivé, les divisions n’ont fait que se creuser, l’amertume n’a fait que grandir. […] Nous n’avons rien appris, nous continuons de faire comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était produit, condamnés, me dis-je parfois, à répéter éternellement les mêmes mots, les mêmes gestes, pris au piège dans un manège dont nous ne pouvons plus descendre. Éveillée dans la nuit, j’écoute, seule dans le noir, le tintement et le bruissement presque imperceptibles ».

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction,phébusEntre réconciliation et oubli… Tel est le drame de ce pays déchiré par des guerres, celle des Boers au début du siècle dernier et celle, non moins terrifiante, causée par le système de l’Apartheid, contre lequel Karel Schoeman a beaucoup lutté ; son enga- gement résolu lui vaudra la remise de la plus haute distinction de son pays, l’Ordre du Mérite sud-africain, des mains de Nelson Mandela, en 1999. L’écrivain connaît le prix de la réconciliation ; il sait le poids de la mémoire. Une fois mentionnées les grandes batailles, si enthousiasmantes à écrire et à lire dans des livres, il a conscience qu’il ne reste qu’une population divisée et qui cherche constamment, péniblement, à se reconstruire. Pourquoi a-t-il écrit ce que les voix lui disaient ? Parce que l’histoire, la vraie, se noue dans le drame de la condition humaine. C’est ce qu’il s’attache à exprimer dans sa langue originelle, la langue du drame, l’afrikaans, dont nous goûtons la saveur grâce à l’excellente traduction de Pierre-Marie Finkelstein.

    Mais voici que les voix « meurent au loin », comme le faible bruissement du vent après son passage. Il ne manque qu’une voix à cette symphonie dysharmonique, celle de l’auteur lui-même qui les a rassemblées, lui qui ne pose aucune question mais se met à leur écoute, se contentant de regarder, d’entendre et de perpétuer le souvenir. Il ne joue plus, rejette le masque alors que la dernière voix s’estompe. Nous sommes encore dans ce village, où plus aucune voix ne perce, sinon la sienne. Sommes-nous dans le passé ou dans le présent ? Qu’importe. Hic et nunc. La question, en dépit de notre rationalisme forcené, ne contient aucun intérêt. Seule notre liberté a désormais une parole à prononcer, pour que l’histoire puisse s’achever en nous, ne serait-ce qu’un instant.

    « Tenter de juger cette réalité comme si elle était le résultat d’une suite apparemment logique d’incidents, d’une progression ordonnée de cause à effet, est en l’espèce une tâche impossible à réaliser, tout comme n’a aucun sens le fait de demander, ou de se poser la question de savoir combien de temps va durer mon séjour ici, ou encore quand je pourrai en partir, ce serait vouloir utiliser un système de valeurs étranger : ces questions sont sans réponse. »

     

    Pierre Monastier

     

     


     Promised Land - trailer

     

     

    karel schoeman,piere-marie finkelstein,pierre monastier,afrikaans,afrique du sud,histoire,roman,littérature,traduction,phébus

     

     

  • Traductions de la Bible (1)

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    Quelques considérations sur la traduction ou les traductions de la Bible ou des Bibles

    ou quand la traduction fonde et précède l’original

    (vidéos et exposés disponibles en ligne)

     

     

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     Bible d'Olivétan

     

     

    traduire le sacré


    podcast

    Du Targoum aux manuscrits de Qumrân

    Marc-Alain Ouaknin (Les mystères du mot Targoum. Traduction et lapidation), Marc de Launay (Genèse I, quel texte traduire ?), Stéphanie Anthonioz (La traduction des manuscrits de Qumrân)

     


    podcast

    De lapproche juive à lamphibologie

    Francine Kaufmann (L’approche juive de la traduction des sources sacrées), Cyril Aslanov (Quand la traduction se languit de l’original), David Banon (Traduction et/ou herméneutique : à propos des thèses de Henri Meschonnic), Marc-Alain Ouaknin (La question de lamphibologie au cœur de la traduction)

     

     

     

     

    nouvelle traduction liturgique officielle de la Bible

     

    1/6 Pourquoi une nouvelle traduction de la Bible ?

     

    2/6 Une nouvelle traduction du Notre Père: "Ne nous laisse pas entrer en tentation"

     

    3/6 L'approbation (Recognitio) de la traduction liturgique

     

    4/6 - Les apports de la nouvelle traduction. La traduction intégrale de l'Ancien Testament

     

    5/6 - Une traduction liturgique et scientifique

     

    6/6 Editer la nouvelle traduction liturgique de la Bible

     

    La Bible liturgique (KTO, 17/11/2013) 

     

     

    La Tora et sa traduction (1/2)

    podcast

    par Francine Kaufmann 

     

    La Tora et sa traduction (2/2)

    podcast

    par Francine Kaufmann

     

    Premier traducteur juif du Tana'h 

    podcast

    par Francine Kaufmann 

     

    L'univers d'Henri Meschonnic

    podcast
     

     

     Lefèvre d’Étaples

    lien vidéo 

    Jacques Lefèvre d’Étaples (vers 1460-1536)

    d’Aristote à la Bible

     

    La Bible de Lefèvre dÉtaples Par Paul Lienhard

     

     


     

    The King James Bible (documentaire BBC, 2013) 

     

    le chanoine Osty parle de sa traduction de la Bible

     

     


    Les lundis de l'histoire

    avec Thomas Römer & Florian Michel

     

     

    Comparaison de passages de la Statenvertaling (1637)

    et de la Herziene Statenvertaling (2010)

     



     

     

  • Ode à Personne

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    Benno Barnard

    à propos de Schwarze Flocken d’Anselm Kiefer

     

     

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    ODE À PERSONNE

     

     

     

     

    Schwarze Flocken

     

     

    Schnee ist gefallen, lichtlos. Ein Mond

    ist es schon oder zwei, dass der Herbst unter mönchischer Kutte

    Botschaft brachte auch mir, ein Blatt aus ukrainischen Halden:

     

    ‘Denk, dass es wintert auch hier, zum tausendstenmal nun

    im Land, wo der breiteste Strom fliesst:

    Jaakobs himmlisches Blut, benedeiet von Äxten…

    O Eis von unirdischer Röte – es watet ihr Hetman mit allem

    Tross in die finsternden Sonnen… Kind, ach ein Tuch,

    mich zu hüllen darein, wenn es blinket von Helmen,

    wenn die Scholle, die rosige, birst, wenn schneeig stäubt das Gebein

    deines Vaters, unter den Hufen zerknirscht

    das Lied von der Zeder…

    Ein Tuch, ein Tüchlein nur schmal, dass ich wahre

    nun, da zu weinen du lernst, mir zur Seite

    die Enge der Welt, die nie grünt, mein Kind, deinem Kinde!’

     

    Blutete, Mutter, der Herbst mir hinweg, brannte der Schnee mich:

    sucht ich mein Herz, dass es weine, fand ich den Hauch, ach des Sommers,

    war er wie du. 

    Kam mir die Träne. Webt ich das Tüchlein.

     

    Paul Celan

     

     

     

     

     

    Flocons noirs

     

     

    La neige est tombée, éteinte. Voici une lune,

    voire deux, que l’automne dans sa bure de moine

    m’a apporté à moi aussi un message, une feuille des terrils d’Ukraine :

     

    « Songe qu’ici aussi il fait hiver, pour la millième fois

    dans le pays où coule le plus large des fleuves :

    sang céleste de Jacob, béni par des haches…

    Ô glace d’un rouge étranger à ce monde – son hetman le passe à gué avec toute sa

    troupe vers des soleils qui s’enténèbrent… Enfant, ah ! un linge

    dans lequel me draper quand les casques rutilent,

    quand le bloc de glace, rosissant, se fend, quand les os de ton père

    poudroient comme neige, se repent sous les sabots

    le chant du cèdre…

    Un linge, rien qu’un mouchoir, afin que j’y garde,

    maintenant que tu apprends à pleurer, près de moi

    l’exiguïté du monde qui jamais ne verdoie, mon enfant, pour ton enfant ! »

     

    Que n’a-t-il saigné, mère, l’automne en filant entre mes mains, que ne m’a-t-elle brûlé la neige :

    que n’ai-je cherché mon cœur, pour qu’il pleure, que n’ai-je trouvé le souffle, ah ! celui de l’été,

    il était comme toi.

    M’est venue la larme. Ai tissé le linge.

     

     

    benno barnard,paul celan,anselm kiefer,poésie,peinture,littérature,pays-bas,traductionDifficile d’écrire un poème plus allemand que celui-ci, tant pour ce qui relève des thèmes (la guerre, le mas- sacre des juifs, la mémoire) que de la forme, laquelle propose maintes inversions à la manière de poètes du XIXe siècle tels Hölderlin et Trakl. Un poème noir – noir comme la neige, noir, eh oui, comme le lait…

    Il faut dire qu’il a été composé par le poète de l’Holocauste, Paul Celan (1920-1970), un juif originaire de Czernowitz, aujourd’hui Tchernivtsi en Ukraine. Avant la guerre, la ville appartenait à la Roumanie, et avant encore à l’Empire austro-hongrois. Ce centre disparu de la culture juive d’expression allemande jouit de nos jours d’un statut mythique : une cité où les cochers, perchés sur le siège de leur fiacre, sifflotaient des arias, où l’on comptait plus de librairies que de boulangeries, où linge de table en lin et expériences modernistes offraient un contraste du meilleur goût.

    Je suis tombé sur ce poème au Musée des Beaux-Arts d’Anvers où il figurait sur une toile d’Anselm Kiefer. Ce peintre allemand est né la même année que l’Allemagne démocratique : 1945. Une coïncidence à laquelle je me permets de conférer une certaine signification, comme Kiefer lui-même d’ailleurs.

    Les toiles de Kiefer sont d’un format plus qu’imposant – vingt-deux d’entre elles remplissaient le rez-de-chaussée. Elles revêtent une part d’atrocité, à la fois sinistre, spectrale et funèbre. Devant cette débauche d’expressionnisme tonitruant, j’ai senti un léger frisson me parcourir. Difficile de peindre des toiles plus allemandes que celles-ci.

    À l’entrée, on remettait au visiteur une masse de papier regorgeant d’informations sur les œuvres exposées. Étrange de se dire qu’il n’est plus possible d’aborder l’art de notre temps par le simple regard ! D’aucuns avancent qu’au Moyen Âge, les gens comprenaient sans peine la symbolique toute silencieuse des peintures – la rose, l’oiseau en cage, la clé, le livre – et cela valait peut-être pour les plus instruits ; il en va bien autrement pour ce qui est de l’art contemporain, du moins pour ce qui est de Kiefer, en tout cas en ce qui me concerne quand bien même j’appartiens à la haute bohème. Les codes qu’il s’agit de maîtriser sont des noisettes récalcitrantes nécessitant le recours à un casse-noisettes.

    benno barnard,paul celan,anselm kiefer,poésie,peinture,littérature,pays-bas,traductionToutefois, j’ai compris d’em- blée – à supposer que « com- prendre » soit le terme requis – au moins un des tableaux : le bouleversant Schwarze Flocken (Flocons noirs), peint à partir du poème éponyme de Paul Celan. Dans ma main, la brochure me chuchotait de façon obligeante : « Un livre de plomb au milieu de la désolation d’un paysage enneigé. Un livre au contenu accablant : de ses pages s’échappent des phrases du poème ‘‘Flocons noirs’’ […] ».

    Le poème le plus célèbre de Celan sur l’Holocauste s’intitule « Fugue de mort ». Il s’ouvre par ces mots : « Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends ». Le lait noir de l’aurore nous le buvons le soir… Le début de ce vers relève des métaphores modernistes qui, pareil à un chat, erraient dans les rues de Czernowitz. On la retrouve dans un poème d’une concitoyenne de Celan, Rose Ausländer. J’ai dit moderniste ? Trois siècles plus tôt, le poète néerlandais Constantijn Huygens (1596-1687) inventait une contradictio in adjecto similaire : « suie blanche » (wit roet) pour désigner la neige. Tel aurait d’ailleurs pu être le titre du poème comme celui du tableau.

    Sur ce dernier, les vers sont peints dans la neige, vers le point de fuite, au pied de « ceps de vigne abîmés », d’ « interminables rangées de signes commémoratifs dans des cimetières militaires »,  de «  runes », ou encore de ce que tout un chacun souhaite s’imaginer – les trois, il me semble. De longues rangées de vignes funèbres, et au centre le lourd livre qui contient le poème de Celan. Je l’ai reconnu, et bien qu’il ne figure pas dans son intégralité sur la toile, la perspective suggère qu’il en est tout de même ainsi.

    Je suis resté là à regarder ce tableau jusqu’à ce que les yeux me brûlent. Cette œuvre accrochée au mur : une gifle en pleine figure, une scène de crucifixion sans corps, une ode à Personne.

    La mère réclame ein Tuch, un drap, un linge, un mouchoir, une toile. Ce mot aurait-il incité Anselm Kiefer à réaliser sa propre toile ? Paul Celan – hanté par ses souvenirs, il devait se suicider à Paris vingt-cinq ans après la fin de la guerre –, aurait-il amené le peintre allemand, par l’équivoque de ce terme, à tisser une toile pour sa mère disparue ?

    Les parents de Celan sont morts en 1942 dans le camp d’internement de Michailovka en Transnistrie (actuelle Ukraine).

    M’est venue la larme.

      

    Benno Barnard

     

     

    traduction du poème et du texte : Daniel Cunin

     

     

     

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    Benno Barnard est l’auteur de : Le Naufragé, recueil de poèmes traduit du néerlandais par Marnix Vincent,  Le Castor astral, 2003 (édition bilingue) ; Fragments d’un siècle. Une auto- biographie généalogique, traduit du néerlandais par Monique Nagielkopf, Le Castor Astral, 2005 ; La Créature : monologue (théâtre), traduit du néerlan- dais par Marnix Vincent, Le Castor astral, 2007.

    Le texte original néerlandais a paru le 20 février 2011 dans l’hebdomadaire Knack, la version française dans la série « Cris et chuchotements » du mensuel Pastoralia (octobre 2014). Merci à Anne-Françoise pour la relecture de la version française du poème.

     

     

     

  • Le traducteur amoureux (4)

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    Parole à la traduction

     

     

    Maurice Edgar Coindreau, Vialatte, Kafka, Dos Passos, traduction,

    Pablo des Santis, La Traduction

    roman traduit par René Solis, Métailié, 2004

     

     

    Sous le titre « Le traducteur amoureux », trois premières séries d’entretiens et de conférences sont proposées sur ce blog : (1), (2) & (3). En voici une quatrième. D’autres causeries avec des traducteurs figurent dans la rubrique Entretiens.

     

     

    Rencontre croisée : John Dos Passos / son traducteur Maurice Edgar Coindreau

     

    Maurice Edgar Coindreau, extrait d’un entretien avec Roger Grenier

     

    Maurice Edgar Coindreau (Le masque et la plume)

    Marcel Pagnol parle de sa traduction en vers des Bucoliques de Virgile

      

    Alexandre Vialatte à propos de Franz Kafka

     

    Alexandre Vialatte à propos des Lettres à Milena de F. Kafka

     

    Jean Michel Déprats sur sa traduction du Marchand de Venise

     

    Eugène Ionesco à propos de son livre Hugoliade traduit du roumain par Dragomir Costineanu

      

    Kenzaburo Oê à propos de son rapport à la France et de la question de la traduction

     

    Tarjei Vesaas, ou la voix d’amour de la terre et du ciel

    (entretien avec un de ses traducteurs, Régis Boyer, et Jean-François Battail)

     

    émission sur Witold Gombrowicz (son traducteur et ami Constantin Jelenski…)

      

    Pablo Neruda et sa traductrice Alice Gascar

     

    Emily Dickinson, sa vie, sa poésie et la traduction de sa poésie 

      

    Pierre-Jean Jouve, ses traductions (à partir de 43'54'')

    (intervention des traducteurs Martine Broda & Jacques Darras)

     

    Les Bijoux de la Castafiore en gallo

     

     

     

  • Un petit défaut

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    Rentrée littéraire

     

     

    Œuvres théâtrales et poétiques posthumes de Charles-Louis Fournier, portant  en épigraphe :

    Audacia mixta pudori,

    vol. I, à Ypres, chez Annoy - Vandevyver, 1820.*

      

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    M. Fournier, né à Ypres le 21 février 1730, mort le 28 août 1803, était un galant-homme qui cultivait les lettres, son jardin, ses amis, et qui aimait fort le théâtre. On ne l’a guères connu de son vivant, ce qui ne l’a pas rendu moins heureux ; on ne le connaîtra pas plus après sa mort, ce qui importe peu à son ombre, mais beaucoup à son éditeur. M. Fournier était donc le meilleur homme du monde ; il avait de l’esprit, chose qui ne gâte rien, et il était caustique, manie qui gâte souvent les plus belles qualités.

    M. Annoy Vandevyver qui se charge de publier six volumes de traductions de pièces de théâtre, ainsi que les poésies trouvées dans les papiers de M. Fournier, a tracé habilement le portrait de son ami dans ces vers qui seraient bons sans un petit défaut :

     

    Le talent, le mérite ont été son partage ;

    Il était vertueux, il abhorrait le faux ;

    Il serait immortel sans un petit défaut :

    Il aimait le sarcasme. Oh Dieu ! c’est bien dommage ! (1)

     

    C’est bien dommage que M. Fournier ne vive plus : il ferait des pièces nationales, en langue nationale, et le Recensent ook der recensenten (2) le mettrait à côté de MM. Willems et Vervier (3).

    Le volume que nous annonçons contient le Café, opéra comique, le Légataire, de Regnard, le Trompeur trompé, l’École des Bourgeois, Annette et Lubin et les Deux Billets.

     

    * (X, « Naergelaetene tooneelstukken en Rymwerken van Karel-Lodewyk Fournier ; met deze epigr. Audacia mixla pudori, Eerste deel, te Yperen, by Annoy - Vandevyver, 1820, 400 pp. » Le Mercure belge, 31 mars 1821, p. 396)

     

    (1) L’avant-propos mentionne que ce quatrain est d’un contemporain du défunt ; dans le volume lui-même, le derniers vers est ainsi formulé : « Il aimait le sarcasme. Oh Dieux c’est bien dommage ! »

    (2) Périodique ayant existé de 1805 à 1864.

    (3) Jan Frans Willems (1793-1846), homme de lettres et grande figure du mouvement flamand. Jan Baptist Vervier (1750-1818), Gantois défenseur de la langue flamande (Op het herstel der Moedertaal in de Zuidelijke Nederlanden,1815) ou, plus probablement, Karel August Vervier (1789-1872), poète ami de Willems.

      

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    Ypres, plan des fortifications, vers 1775

     

     

    Écrits posthumes d’un poète,

    rhétoriqueur et traducteur d’Ypres

      

    Cette annonce, à la fois lapidaire et cocasse, figure dans le Mercure belge du 31 mars 1821. Ce périodique, qui a paru de 1817 à 1821, accordait une certaine place aux lettres hollandaises et flamandes à travers des comptes rendus, mais aussi des traductions. L’un de ses fondateurs, Louis-Vincent Raoul (1770-1848) – Français devenu sujet de sa majesté Guillaume Ier en 1816 – jouissait d’ailleurs dune certaine renommée comme traducteur des auteurs classiques.

    Jacob Cats

    karel-lodewyk fournier,le mercure belge,jan frans willems,belgique,pays-bas,littérature,théâtre,traduction,poésieD’aucuns ont vu en Karel-Lodewyk Fournier un préromatique. Un commentateur lui consacre quelques paragraphes en le rangeant auprès d’une poignée de « poetæ minores »*. Un autre en fait un épigone raté du poète « domestique » Jacob Cats (1577-1660), précisant que ses vers graves sont de la prose rimaillante, ses vers burlesques des cochoncetés : 

    Ils fument, galochent avec une fougue telle

    Que bave et tabac suent sur les joues des donzelles.

     

    On a aussi critiqué le néerlandais de l’Yprois en raison d’une trop grande « contamination » du vocabulaire par le français. Toutefois, un historien de la littérature lui reconnaît certains mérites : le manque d’originalité de ses pièces de théâtre – sa production consiste pour une bonne part en des traductions ou des imitations de comédies de Molière (Le Malade imaginaire), Regnard, Florian, Desforges, Lesage (Crispin rival de son maître), Favart, Marmontel, d’Allainval … – est compensé par une belle spontanéité dans la formulation et un sens incontestable du pittoresque et du drolatique. Ses poèmes – pour la plupart « de circonstance » – revêtent sans doute une certaine valeur historique puisqu’ils ont été composés à une époque où les lettres flamandes faisaient leur purgatoire.

    Louis-Vincent Raoul

    karel-lodewyk fournier,le mercure belge,jan frans willems,belgique,pays-bas,littérature,théâtre,traduction,poésieÀ plusieurs reprises, Fournier émet d’ailleurs l’espoir de voir renaître les arts de sa contrée dans toute leur splendeur (Schept moed, ô Teekenjeugd! volgt de doorlugte vaders, / Den aerbeid miek ze groot: hun bloed doorvloeye uwe aders! / Dat Neêrland eertyds kon, dat kan het nog bestaen / Den weg die leid tot eer is hier een vrye baen.) ; il ne manque pas, au passage, de se moquer de la francomanie de ses concitoyens en vue et de s’opposer aux philosophes français de l’époque.

    Karel-Lodewyk Fournier maniait, en plus de la plume, le pinceau. Il avait fait ses gammes à Paris où est semble-t-il née sa passion pour le théâtre. En 1784, il a épousé une certaine Benedicta Nègre. Dans ses terres, il a eu le bonheur de voir jouer plusieurs de ses créations et de ses traductions. Les six volumes de ses œuvres annoncés par le Mercure belge virent effectivement le jour en 1820-1821. Malgré le souhait de l’éditeur, ils n’ont pas résisté « à la rouille du temps ».

    Attaché à sa langue maternelle, Fournier a tout de même commis quelques pièces en français, par exemple un « Conte épigrammatique » et une « Pillule (sic) épigrammatique » :

     

    Pillule épigrammatique

     

    D’où vient, demandait Galathé,

    Que Diaphoor, ton médecin

    Ne m’a pas encor rapporté

    Mon livre, qu’il promit de rendre

    Le lendemain ?

    Ceci m’est facile à comprendre,

    Disait Cloris ; ne m’a-t’il pas

    Promis qu’il guérirait Colas ?

    Et voilà Colas dans la bière.

    De ce que dit un médecin,

    De ce que dit l’esprit malin,

    Le plus sûr est de croire le contraire.

     

     

    * G. Degroote, « Poetæ Minores »,

    in Miscellanea J. Gessler, I,

    1948, p. 364-375.