En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
Le dossier thématique de ce numéro 9/2015 de Deshima est consacré à l'étude de la correspondance entre savants francophones et néerlandais. Ces lettres sont révélatrices de la richesse des échanges intellectuels qui eurent lieu au cours du XVIIIe siècle dans les milieux jansénistes et, d’autre part, aux XIXe et XXe siècles dans les milieux académiques, en particulier au sein des communautés des historiens, anthropologues, sociologues et indianistes. L’analyse de ces correspondances, pour la plupart inédites, permet de mieux saisir le contexte de la circulation des idées de l’époque ainsi que les contenus de ces transferts intellectuels qui n’apparaissent pas toujours ouvertement dans les ouvrages publiés.
SOMMAIRE
Correspondance savante
Thomas Beaufils, Guillaume Ducœur – Avant-propos
Philippe Moulis – Une correspondance clandestine. Les jansénistes de la France septentrionale et des Provinces-Unies de la bulle Unigenitus à 1724
Annick Fenet – « Au-dessus des intérêts strictement nationaux ». La correspondance orientaliste de Senart à Snouck Hurgronje de 1909 à 1927
Thomas Beaufils – Marcel Mauss, la Hollande et les Hollandais. Correspondance de 1898 à 1938
Christophe de Voogd – Histoire d’une collaboration avortée. La correspondance entre les fondateurs des Annales et Johan Huizinga
Guillaume Ducœur – « Nous avons combattu ensemble ». Correspondance de Georges Dumézil et Jan de Vries de 1949 à 1964
Dan Dana – « L’étrange et beau univers du germanisme ». Correspondance de Mircea Eliade et Jan de Vries de 1955 à 1963
Savants mélanges
Viola Eshuis – Wim T. Schippers : l’enfant rebelle des médias
Pierre-Brice Stahl – Énigmes et nature des protagonistes dans la Hervarar saga ok Heiðreks et le Vafþrúðnismál
Littérature des pays du Nord
Nathan Trantraal – Vache enragée (poèmes traduits de l’afrikaans par Pierre-Marie Finkelstein)
Kaspar Colling Nielsen – Le Pélican (nouvelle traduite du danois par Catherine Jaegler)
A. Alberts – Le roi est mort (nouvelle tirée du recueil Îles, traduit du néerlandais par Kim Andringa)
Edvard Hoem – Complications amoureuses (texte traduit du nynorsk par Linnea Savio)
Tom Van de Voorde – Poèmes (traduits du néerlandais par Daniel Cunin)
Les éditions liégeoises Tétras Lyre lancent une nouvelle collection de poésie dédiée aux auteurs d’expression néerlandaise, en particulier aux Flamands. Objectif affirmé : « lancer, en Fédération Wallonie-Bruxelles, un pont de passage et de dialogue entre deux communautés associées dans un même État fédéral ».
En attendant une anthologie de l’œuvre de Charles Ducal, deux premiers recueils viennent de paraître : Chants d’un cheval qui chavire d’Els Moors et le Slalom soft de Paul Bogaert, dans une maquette de Mona Habibizadeh.
Pour mettre la collection « De Flandre » sur de bons rails, Primaëlle Vertenœil et Gérald Purnelle se sont entourés de quelques connaisseurs en poésie flamande, à savoir Elke De Rijcke, Katelijne De Vuyst, Bart Vonck et Carl De Strycker.
Els Moors, Chants d’un cheval qui chavire,
traduction Kim Andringa, postface Anneleen De Coux
Rembrandt van Rijn (1606-1669) est un personnage complexe, à l’existence très riche et passionnante. Typex dépeint un Rembrandt bien à lui : fantasque, capricieux, vaniteux, arrogant, obtus, susceptible en même temps que touchant et attachant, voire digne de compassion. Un Rembrandt dépassé par son propre génie : qu’y peut-il s’il est plus brillant que les autres artistes ?
En se jouant des codes habituels de la biographie, Typex donne un point de vue sans concession, mais non dénué de tendresse, sur l’homme, le mari, le père… et l’artiste. Ainsi que sur l’époque qu’il a traversée et si grandement influencée.
Roman graphique relié en simili-cuir, tranches dorées, cahier de croquis et de notes expliquant le cheminement de l’auteur.
Encore une biographie en bande dessinée ? Oui, mais celle consacrée au grand peintre néerlandais Rembrandt van Rijn (1606-1669), par le Néerlandais Typex, va faire date.
L’imposant et luxueux ouvrage de près de 300 pages publié en français par Casterman, après des éditions en néerlandais, anglais, espagnol et hongrois, s’inscrit dans la lignée des grands romans graphiques tels que Mauss (Art Spiegelman) ou Persepolis (Marjane Satrapi).
Fruit de deux ans et demi de travail acharné, la bande dessinée, qui emprunte au maître du Siècle d’or son style clair-obscur, dépeint un Rembrandt fantasque, vaniteux, susceptible, couard, mais aussi touchant et forcément génial.
La création, des premières toiles de jeunesse à Leyde aux ultimes autoportraits en passant par son œuvre la plus célèbre, laRonde de nuit, est au cœur du récit mais n’efface pas les multiples déboires financiers du peintre, ses aventures sentimentales et les drames qui ont scandé sa vie et influencé sa manière de peindre le monde.
Une bande dessinée jette une lumière nouvelle, souvent méconnue, sur la vie du peintre néerlandais Rembrandt. Elle raconte sans tabous les périodes sombres, avinées et érotiques de la vie de ce maître né aux Pays-Bas en 1606. Rembrandt est signé de l’artiste Typex, que le musicien Nick Cave place aux nues. L’ouvrage lui a pris deux ans et demi de travail acharné.
Rembrandt est dépeint au fil des cases et des bulles comme un homme infidèle, obsédé et acariâtre, qui vendait son art aux bourgeois et aux aristocrates néerlandais qui dépensaient dans l’art leurs fortunes assidument gagnées grâce au commerce extérieur.
« L’art de qualité, c’est un bon investissement », explique ainsi à Rembrandt Hendrick van Uylenburgh, un marchand d’art qui l’aida à lancer sa carrière. « Sans compter qu’on en tire prestige et crédit. »
Une BD composée à partir d’anecdotes
Typex, 50 ans, que le chanteur australien Nick Cave décrit comme « le second meilleur artiste néerlandais de tous les temps après Rembrandt », a dessiné et écrit le livre « en accomplissant le travail de cinq années en deux ans et demi », travaillant 14 heures par jour, un rythme effréné qu’aurait certainement apprécié Rembrandt, lui-même vraie bête de somme.
« J’ai lu une série de livres sur Rembrandt, pris de nombreuses notes, mis les livres de côté et me suis mis au travail, explique l’artiste. Il y a beaucoup de choses qu’on ignore au sujet de Rembrandt. Ce qu’on connaît, ce sont les document officiels, les actes de propriété, de mariage, de décès », ajoute-t-il.
Typex a voulu composer son livre à partir d’anecdotes, mais celles-ci s’inscrivent dans un cadre historique exact et apportent un nouvel éclairage sur la production artistique de Rembrandt, qui s’assombrit au fur et à mesure de ses autoportraits.
Une vie tragique
Une obscurité qui lui coûtera des clients : « Tu n’es plus rémunéré pour ton travail », se lamente Hendrickje Stoffels, alors amante de Rembrandt et qui deviendra son épouse au regard de la loi. « Des autoportraits, que des autoportraits, je suis vraiment inquiète. » Son épouse, ses maîtresses, ses enfants et même ses concurrents artistiques finiront par mourir, et l’artiste deviendra irrévocablement irascible.
Sa vie est empreinte de tragédie, « quasiment tous ceux qui l’entouraient sont morts, c'était comme cela à l'époque, affirme Typex. Mais je ne voulais pas faire un livre uniquement triste ».
L’auteur adopte ainsi un parti pris littéraire au moment de narrer la fin douloureuse de l’épouse du peintre : « Je l’ai racontée du point de vue du rat qui apporte la peste et pour lui, ce n’est pas du tout un évènement triste. Il reçoit de la nourriture et il vit en fait les meilleurs moments de sa vie », assure Typex.
Un peintre sans compromis
Ami et rival de Rembrandt, le peintre Jan Lievens, plus populaire que Rembrandt lui-même au cours des années 1660, surgit régulièrement au détour des pages : « Ce sont les années soixante, les gens sont gâtés. Le client est roi. Du moins, c’est ce qu’ils pensent », assure ce peintre, qui, lui, a gravi l’échelle sociale.
Cherchant à entrer en contact avec le maître des autoportraits, le grand-duc florentin Cosme de Médicis arrive au détour d’une case à Amsterdam et on le voir qui cherche à emmener dans un endroit discret quelques jeunes filles peu farouches. Ce qui provoque chez Rembrandt une réaction virulente : « Dites-lui qu’il s’adresse, pour des tableaux de femmes appétissantes et aux belles couleurs, au marchand au coin de la rue et pas à moi. Et à présent, tout le monde dehors ! Dé-ga-gez !Capice ? Arrivederci ! », s’exclame un Rembrandt au bord de la crise d’apoplexie.
Pour Typex, Rembrandt était un homme « difficile et obsédé » : « La vie aurait pu être tellement plus facile pour lui s’il s’était un peu contenu, accommodé des goûts des riches. Mais il n’était pas assez sociable pour ça », assure-t-il.
Culturebox (avec AFP) @Culturebox, 14 mai 2013
Plus Rembrandt est admiré, plus les puissants lui passent commande, et plus il renâcle à jouer le jeu de cette renommée. C’est que plus le génie de l’artiste est reconnu (mais aussi controversé), plus l’homme apparaît complexe, fantasque et arrogant, difficile ou aux abois. Pour le dessinateur néerlandais Raymond Koot, alias Typex, ce sont ces aspérités qui comptent, et la façon dont elles ont pu décourager tout le monde, y compris ses amis, et braquer la société hollandaise, bourgeoise et puritaine, de son temps. Typex met en scène l’insaisissable Rembrandt Harmenszoon van Rijn (1606-1669) en onze séquences disjointes : il élabore ainsi un brillant portrait kaléidoscopique, mouvant, charnel, électrisé par tout ce que le peintre a vécu d’emballements et de désillusions, avec ses femmes, Saskia, Geertje, Hendrickje, dans tous les rôles, épouses, mères, modèles, concubines ; et l’argent qu’il dépense à tout-va avant d’être obligé de vendre jusqu’à la tombe de sa première épouse, et de voir dispersés aux enchères tous ses biens. Typex s’en tient aux faits, zones d’ombre et contradictions incluses, mais s’approche d’autant plus près de Rembrandt qu’il recrée son univers quotidien avec une grande liberté de style. Le trait surjoue le réalisme un peu décalé pour mieux appuyer le grotesque, la truculence ou le ridicule d’une situation. Il s’évade en apartés qui prolongent et commentent celle-ci comme des gammes de pur mouvement : le dessin pour le dessin, et pour le plaisir de rendre hommage au maître... Typex est un biographe fasciné, mais sans déférence, inventif, stimulant. Jusqu’au finale qui diffuse une mélancolie poignante. Un « salut l’artiste » superbe.
Jean-Claude Loiseau,Télérama, n° 3410, 23 mai 2015
l’ensemble graindelavoix chante le Chant 16 de Hadewijch
F. Closset & A. Manteau, 1938
Wallon, François Closset (1900-1964) a consacré une grande partie de sa vie à défendre la langue et la littérature néerlandaises. Spécialiste de didactique (il est l’auteur d’une assez célèbre Didactique des langues vivantes), professeur dans l’enseignement secondaire puis à l’Université de Liège, il a trouvé le temps de rédiger nombre d’études et de recensions, tant en français qu’en néerlandais et en anglais, sur des écrivains flamands et hollandais*. Il a par ailleurs laissé une œuvre de traducteur**. Sa profession, l’amitié qu’il a su entretenir avec quelques auteurs et la complicité que lui et son épouse ont nourri lui ont permis de mettre en avant quelques-uns de ses sujets de prédilection. En 1936, il épouse Angèle Manteau (1911-2008), fille d’un industriel français, qui va devenir la plus grande éditrice de littérature flamande du XXe siècle. Grâce à ce couple, maints projets vont prendre forme. Fr. Closset a fortement influencé sa femme dans ses choix éditoriaux tout en s’appuyant sur les structures qu’elle dirigeait (les éditions Manteau et Lumière) pour publier quelques-uns de ses travaux. Franc-maçon, il a favorisé la parution d’ouvrages de ses coreligionnaires sans pour autant négliger les belles heures que connurent les Flandres au Moyen Âge.
* Mentionnons : « Raymond Herreman. Critique-moraliste », Album René Verdeyen, Bruxelles/La Haye, 1943 ; « Herwig Hensen, poète et dramaturge flamand », Synthèses, n° 86, Bruxelles, 1953 ; « Les lettres flamandes », Reine Victoria - Roi Léopold 1er et leur temps, Bruxelles, 1953 ; un texte sur Herman Teirlinck (Université de Liège, 1954) ; dans la Revue des langues vivantes / Tijdschrift voor Levende Talen, qu’il a dirigée, un article sur H. Marsman, Menno ter Braak et E. du Perron (1940), d’autres sur August Vermeylen (1955), Arthur van Schendel (vol. 22, 1956, p. 439-450), Cyriel Buysse (vol. 25, 1959, p. 411-416), J. Slauerhoff (1961, p. 404-415), Louis Couperus (vol. 29, n° 3, 1963, p. 195-206), Richard Minne (vol. 27, n° 6, 1961, p. 467-477), le poète Dèr Mouw (1962, p. 235-239), Menno ter Braak (vol. 28, n° 1, 1962, p. 22-32), Anton van Duinkerken (vol. 29, n° 1, 1963, p. 76-79), Albert Helman (vol. 29, n° 1, 1963, p. 579-581)… En langue française, sous forme de volume : Esquisse des littératures de langue néerlandaise (1941), Aspects et figures de la littérature flamande (1943),La Littérature flamande du Moyen Âge (1946), Joyaux de la littérature flamande du Moyen Âge (1949, rééd. 1956), Aspects et figures de la littérature néerlandaise depuis 1880 (1957), ainsi qu’un Dictionnaire des littérateurs, en collaboration avec Raymond Herreman et Etienne Vauthier (1946).
Herwig Hensen par Fr. Closset, 1965
** Herwig Hensen, Théâtre : Lady Godiva, Alceste, Agamemnon, Bruxelles, Lumière, 1953 ; du même auteur un Choix de poèmes, Bruxelles, Lumière, 1962 ; Simon Vestdijk, L’Ami brun, Bruxelles, Lumière, 1959 ; Maurice Roelants, Le Joueur de jazz, Bruxelles, Ad. Goemans, 1962 (repris dans : Nouvelles néerlandaises des Flandres et des Pays-Bas, préface de Victor E. van Vriesland, traductions de Tylia Caren, François Closset, Denis Marion, Lode Roelandt et Liliane Wouters, Paris, Seghers, « Collection Unesco d’auteurs contemporains. Série européenne », 1965). Et bien entendu les 200 pages de traduction que renferment les Joyaux de la littérature flamande du Moyen Âge.
Extrait de
Joyaux de la littérature flamande du Moyen Âge
La poésie amoureuse et religieuse en flamand est un des plus beaux titres de gloire de la littérature des Pays-Bas méridionaux. Elle trouvera son expression la plus pure et la plus ardente dans l’œuvre de Hadewych.
On connaît peu de choses de la vie de cette poétesse ; mais son œuvre est parvenue jusqu’à nous, et c’est ce qui compte.
Ses Strophische Gedichten (Poèmes strophiques) groupent quarante-cinq poèmes de plusieurs strophes ; ils expriment le drame de cette âme crucifiée, la violence de sa passion pour l’Amant céleste, la fierté que lui donne sa lutte pour l’Amour divin qui finira par la vaincre. Hadewych célèbre en des vers ardents la passion ascétique ; car « ceux à qui l’Amour divin impose ses douces violences débordent de gratitude », et si l’Aimé prend quelquefois « un cruel plaisir à percer le cœur de ceux qui [1e] couvrent sans cesse de leurs baisers », il est cependant « digne de toutes les louanges ». À travers ses prières, ses méditations, on sent battre le cœur d’une femme qui se défend contre les tentations terrestres. Elle évoque les félicités du ciel et se prosterne humblement devant la Trinité. Elle est humble souvent, parfois exaltée. Ses vers dénotent une forte personnalité ; ils sont riches de sentiment, souvent d’une forme parfaite, bien rythmés, mélodieux. Par son verbe et par le mouvement de la phrase lyrique, Hadewych diffère peu des poètes profanes.
Visions, trad. J.-B. Porion, Œil/F.- X. de Guibert, 1990
Ses Visioenen, ses visions traduisent peut-être d’une façon plus complète encore l’ascension de l’esprit et son accueil par Dieu qui est Amour. Bien qu’écrites en prose, elles dépassent en intensité les Gedichten.
Les Brieven, les lettres de Hadewych traitent de différents sujets de la vie mystique. Elles se distinguent par la profondeur de la pensée et par la richesse étonnante du style. Elles s’inspirent d’un mysticisme assez empirique, sans bannir tout élément métaphysique.
On résume ainsi le mysticisme de cette « poignardée » de l’amour divin :
L’âme est pour Hadewych une substance visible à Dieu et dans laquelle Dieu se reflète. Dieu est omniprésent : Il est la bonté se répandant dans toute richesse, Il est l’Unique englobant tout ce qu’il y a de bon. Partant de l’idée de la Trinité, créée à Son image et à Sa ressemblance, créée donc d’après l’amour qui est Dieu dans sa substance, l’âme aspire à l’union avec le Créateur et avec l’Amour. C’est dans la pleine jouissance de l’Amour que débute sur terre la vie éternelle : devenir un Dieu puissant et juste en jouissant de l’Amour. Il n’existe plus de vertus particulières dès que l’Amour a établi de la sorte sa domination sur l’âme humaine : elles font toutes semblablement partie de la puissance de Dieu comme les trois personnes sont un Dieu. Le principe de la Trinité est une des idées de base de la pensée mystique de Hadewych, tout comme elle le sera plus tard chez Ruusbroec. Dans ses Visions, elle place, devant la croix, le trône de l’Éternité et trois colonnes symbolisant les trois personnes de la Trinité : « Et je me détournai et j’aperçus une croix debout devant moi, pareille au cristal, plus claire et plus blanche que le cristal ; à travers elle, on pouvait voir au loin. Devant cette croix je vis un siège pareil à un disque, plus brillant à la vue que le soleil dans tout son éclat… Et au centre sous ce disque tournait une roue si rapide que le ciel et la terre avaient lieu de s’étonner et de craindre… » N’empêche qu’elle s’adresse parfois à l’amant céleste et coquetant. Elle énumère alors les conditions auxquelles son âme se laissera embrasser par Lui et Lui donnera « le plus doux des baisers ». Et comme ce Dieu qu’elle aime est composé de trois personnes, elle souhaite le baiser mystique du Père avec l’autorisation du Fils. Elle s’écrie : « Je le dirai d’abord à mon doux Ami [Jésus] avant de vous donner ce baiser, car sans Lui je ne puis me permettre de tels baisers… » Son affection va surtout au Fils, car elle précise : « J’étais presque évanouie sous les baisers du Fils, et quasi morte de son amour… » Mais plus mesurée en général, elle considère que l’Amour le plus total implique la vie la plus complète avec Dieu et avec les hommes. La pratique de l’ascétisme est nécessaire. Et c’est le Christ dans Son humanité qui doit servir d’exemple. Comme Lui, l’homme doit conquérir l’Amour parfait, fixer toute son attention sur Dieu et ne rien voir d’autre, n’accepter aucune consolation que de Lui. Dieu doit vivre profondément en nous. Celui qui aime Dieu, aime ses propres œuvres, les nobles vertus. Et voici la pierre de touche de tout véritable amour : ce n’est pas quand on se sent doucement attiré vers Dieu qu’on l’aime le plus parfaitement. L’homme doit vivre les vertus et s’enraciner dans la charité. L’exercice de la vertu par amour de Dieu est un point cardinal dans l’ascèse de Hadewych. Tout élément intellectuel n’est pas banni de sa conception mystique. Au contraire, la poétesse insiste à différentes reprises sur le fait que l’homme devrait se laisser guider par la raison dans l’exercice des vertus. L’âme a deux yeux : minne et redene. La raison guide la lente ascension depuis la faiblesse jusqu’à la vraie vie vertueuse, pour aboutir à Dieu. Et c’est la Foi qui donne fermeté et durée à l’Amour. Les œuvres et la Foi doivent précéder l’Amour. C’est alors qu’il deviendra le plus ardent. De la collaboration de ces deux forces naît une œuvre plus haute : la raison s’empare de l’ardeur de l’Amour. L’Amour se laisse dominer et guider dans les limites de la raison. Mais c’est l’Amour qui triomphe en dernière analyse, car seul il a accès au domaine mystérieux où la sagesse ne peut pénétrer, pour connaître Celui qui ne peut être connu que par l’Amour. À ce sommet l’Amour trouve sa simplicité, et c’est d’elle que découlent toutes les vertus : piété, charité, sagesse qui règnent sur tous, même sur les puissants de la terre. C’est cet abandon complet à l’Amour de Dieu qui permet d’endurer toutes les souffrances et toutes les peines terrestres, les jeûnes, les veilles et autres œuvres : la plus haute liberté consiste à être au-dessus des liens terrestres qui empêchent de s’abîmer complètement dans l’Amour. Et c’est l’amour de ce qu’il y a de plus haut qui nous libère. Il procure aussi la souffrance supérieure qui résulte du regret de ne pas avoir atteint la perfection.
Hadewych représente un des plus parfaits moments de l’art thiois. Son œuvre, écrite dans une langue qui n’est pas loin d’atteindre à la perfection, reflète sa grandeur d’âme, sa compréhension de l’univers et du divin, la complexité d’une vie intérieure qui s’alimente à l’âme et aux sens, à la raison et au sentiment, à la joie et à la tristesse, au ciel et à la terre, pour s’épanouir en une parfaite et vivante unité.
Joyaux de la littérature flamande du Moyen Âge
présentés & traduits par Fr. Closset
Bruxelles, Les éditions Lumière/A. Manteau, p. 16-19.
Originaire de Flandre occidentale, Patrick Lateur considère la poésie, mais aussi son travail de traduction (l’Iliade en pentamètres iambiques) « comme une quête d’envergure au cœur de la culture classique et plus largement de la culture occidentale en partant du sentiment que l’on y formule des questions qui trouvent un écho en nous ». À ses yeux, le monde prend souvent la forme d’« une seule et grande tapisserie de textes » ; si le tronc de notre culture a disparu, « les racines et les mots demeurent ». Ainsi se ressource-t-il aux deux histoires constitutives qu’offrent les traditions gréco-romaine et chrétienne tout en explorant les liens qu’elles ont tissés. Son aspiration à l’authenticité passe par la fidélité à des formes traditionnelles ; ses poèmes se présentent comme des miniatures qui revisitent vestiges et destins marquants, autant de petits miroirs dans lesquels nous sommes invités à nous contempler à l’aune de monuments de l’histoire de l’art et de la spiritualité.
Patrick Lateur, portrait du traducteur
(en néerlandais, vidéo : Joke Nijssen)
Ma sœur la mort
Pose-moi nu sur cette terre nue,
de poussière et de cendre asperge-moi,
marque-moi du Tau de l’Alliance ancienne.
Tout est parti un jour de cet endroit,
où la porte de la vie s’est ouverte,
où nous avons vécu en frères ; là
je veux passer en Lui. « Ma voix exhorte
le Seigneur, je L’invoque de ma voix. »
Rasant la cabane, des alouettes,
gênées par la brune, ne tardent pas
à s’élever pour louer la muette
voix du ménestrel qui Dieu glorifia.
Patrick Lateur
traduit du néerlandais par D. Cunin
Des poèmes de Patrick Lateur paraissent en traduction française dans le Cahier « Voix poétiques de Flandre » de la revue Nunc, n° 36, 2015. Poète, essayiste et traducteur, le Flamand, qui voue une véritable passion à l’Italie, a consacré un recueil à saint François : De speelman van Assisi (Le Ménestrel d’Assise, Gand, Poëziecentrum, 1994), repris dans Rome & Assisi (Louvain, P., 1998). En 2015, les éditions P., établies à Louvain, ont édité une anthologie de ses œuvres poétiques sous le titre In tegenstroom (À contre-courant), présentée par Jooris van Hulle.
Autour de la personne de Lateur, la chaîne flamande VRT a diffusé cette année un documentaire « Les Flamands & Rome » en quatre volets. Quant à son mystère de la Passion, Lente in Galilea (Printemps en Galilée, Anvers, Halewijn, 2014), il connaît 25 représentations cette année à Tegelen (Pays-Bas) devant des dizaines de milliers de spectateurs.