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Traductions-Traducteurs - Page 9

  • Promenade kinoise

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    Une nouvelle de Koen Peeters

     

     

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    Auteur d’une quinzaine de titres, Koen Peeters, entre un périple par les capitales européennes (Grand roman européen, 2007) et une aventure à la découverte de la cité d’Ensor – qui voit naître une amitié entre un artiste peintre touche-à-tout plutôt déprimé et un écrivain venant à sa rescousse (Une chambre à Ostende, 2017) , non sans passer par l’histoire d’un facteur aussi inspiré que Ferdinand Cheval, histoire de surcroît jumelée à celle du politicien congolais Patrice Lumumba, Koen Peeters s’est semble-t-il tourné pour de bon vers l’Afrique. Mêlant roman et données autobiographiques, il nous a d’abord entraînés au Rwanda (Mille collines, 2012) puis, avec tout autant de brio, invités, dans De mensengenezer (Le Guérisseur d’hommes, 2017), à passer d’un coin reculé de sa Flandre natale aux mystères du Congo. Début mars, la traduction allemande de cette quête de forces invisibles, entre esprit, génie et daïmôn, verra le jour. En néerlandais, une suite paraît cet automne aux éditions De Bezige Bij : De minzamen (Les Affables).

    En attendant, faisons une promenade à Kinshasa dans les pas de Gérard et de… Koen grâce à une nouvelle de ce dernier. En 2019, ce texte a fait l’objet d’un atelier de traduction organisé par Passa Porta.

     

     


    Koen Peeters – et son personnage Koen Broucke 

    à propos du roman Une chambre à Ostende

     

     

     

    Promenade kinoise

     

     

    « La meilleure marque, à peine cinq ans, fait le chauffeur de taxi. »

    En réalité, il veut dire que sa voiture n’est au Congo que depuis cinq ans. « Une occasion d’Europe, ma propriété », ajoute-t-il fièrement.

    Le dimanche matin, il va à la messe avec sa famille ; l’après-midi, il bichonne sa voiture à renfort d’éponges, d’huile et de bougies neuves. Occupations qu’il considère comme une réussite personnelle, un bonheur suprême. Peints sur le pare-brise, des mots en lingala : Dieu fera tout.

    Il fait chaud à crever, à Kinshasa.

    Gérard et moi sommes à bord de la Toyota Corolla, une épave rouge. Tous deux à l’avant à côté du taxi, derrière nous cinq autres passagers. La cuisse de Gérard collée contre ma fesse. On est en sueur. Jésuite de 81 ans, Gérard est un prêtre à la retraite. Il montre du doigt les trous dans la chaussée, les égouts à ciel ouvert. Commente : « Quand l’eau monte, les gosses tombent dedans. »

    À Rome, sur les pas de Koen Peeters

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninOn emprunte le boulevard du Trente-Juin, au-delà du vaste terrain de golf. Conçu jadis par le colonisateur belge comme un no man’s land entre La Ville où résidaient des fonctionnaires vêtus d’uniformes d’un blanc immaculé, coiffés d’un casque tropical, et La Cité où vivaient les Congolais. Tous les matins, au lever du soleil, une vague continue d’indigènes affluait depuis La Cité pour, tous les soirs, au coucher du soleil, refluer de La Ville. Essentiellement des hommes, pieds nus. Aujourd’hui, près de soixante ans plus tard, les Congolais déambulent partout et à tout moment, innombrables et dans toutes les directions, y compris bien sûr des femmes et des enfants.

    Le père Gérard est le fils d’un paysan de Beveren-Waas, l’aîné d’une fratrie de six. Lettres classiques à Saint-Nicolas, élève le plus sociable à défaut d’être le plus intelligent, observe-t-il en faisant un retour sur le passé. Puis professeur d’anglais, prêtre et supérieur à divers endroits de la province du Kwango et dans celle du Bas-Congo.

    « Des postes importants, on dirait.

    - Oh non, me répond-il, juste régler les questions pratiques de la mission. Et vous ?

    - Je suis écrivain.

    - Un écrivain ? Alors, si je visite Kinshasa avec vous, je vais devenir le personnage de l’un de vos livres ?

    - D’un livre, d’une nouvelle, d’un récit, je ne sais pas encore.

    - Et qu’est-ce que voulez voir à Kin ? La gare, le ferry pour Brazza, le Parc de la Révolution ? Autre chose ? »

    À chacune de ses propositions, j’acquiesce.

    Il se demande d’emblée dans quelle mesure je serai exhaustif : « Qu’allez-vous utiliser ? Et qu’allez-vous laisser de côté ? »

    Mille collines

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninLe boulevard du Trente-Juin se compose de deux fois quatre voies très fréquentées. Le trajet en direction du centre-ville ressemble à ce genre de course dans n’importe quelle métropole, à ceci près qu’on est plus secoués et qu’on bouffe plus de poussière qu’ailleurs. Les taxis-fourgonnettes bleu et jaune, des véhicules tout-terrain bath, des SUV noirs à la clim mugissante ainsi que des charrettes qui avancent au pas sur des roues de voitures, laborieusement poussées par des hommes à peine vêtus.

    Un vent chaud s’engouffre dans la Toyota. Le soleil tropical est brûlant. Nous passons devant le bâtiment de la poste des années cinquante. Autrefois, un pays aussi immense réclamait un bureau de poste grandiose. L’architecture coloniale de l’époque était moderne, prometteuse, industrielle à l’américaine pour ainsi dire. Les édifices constituaient des déclarations de principe fortes, autant de moteurs qui stimulaient le progrès.

    Aujourd’hui, le bâtiment est vide. À l’arrière, dans une pièce sombre, un seul guichet est ouvert. Un petit bureau de Western Union permettant d’envoyer de l’argent à l’étranger ou d’en recevoir. Principalement cette seconde option.

    Le taxi nous dépose avenue du Commerce, à deux pas de l’hôtel Memling. Sur le trottoir, des vendeurs à la sauvette. Des hommes jeunes qui attirent l’attention des passants sur les marchandises qu’on trouve dans les boutiques : épais rouleaux de tissu, sous-vêtements, jeans, chemises. Des fruits que je n’ai encore jamais vus de ma vie, sans compter des estomacs de vache et des jouets en plastique made in China. Entre les magasins, de longs passages donnent accès à d’autres boutiques. Tout le monde a quelque chose à vendre, bien peu de passants achètent. Inlassablement, ces jeunes Congolais s’adressent à moi : Vous cherchez ? Sur leurs bras jamais las, ils tiennent des chapelets de montres, de ceintures ou de cravates. De l’or aussi, du moins quelque chose qui scintille dans leurs mains noires.

    Gérard et moi visitons la place du marché, entièrement bricolée avec des planches. Au-dessus, un treillage léger couvert de tissu et de plastique. Toutes les bouches chuchotent mundele mundele – en effet, nous sommes des Blancs.

    Nous nous laissons entraîner par le mouvement de la foule. À un étal où des cahiers d’écolier se mêlent à de la viande charbonnée, Gérard achète une boîte de cirage. Il s’entretient en français avec le marchand. Puis se tourne vers moi. Il m’imagine en train de nous décrire, lui et moi, à cet endroit. Il tente de lire dans ma tête le récit que je n’ai pas encore écrit.

    Le Grand roman européen

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninSourire aux lèvres, je le mets en garde : « Oui, j’utilise de vraies personnes pour les transformer en personnages.

    - Dois-je comprendre que nous sommes à présent l’un et l’autre des personnages ? »

    Je hoche la tête de bas en haut.

    Il me demande : « Puis-je garder mon prénom ? »

    Une question sensée. Nous longeons le jardin botanique. Dans le temps, il s’appelait Parc De Bock, aujourd’hui Parc de la Révolution. Quand Kinshasa s’appelait encore Léopoldville, c’était un lieu connu pour ses danses folkloriques et ses expositions d’art. Gérard mentionne d’autres noms que portaient autrefois rues, hôtels, magasins… S’il conserve une mémoire vive du passé de ces endroits, il prend garde à ne pas émettre de jugement. Il se contente de constater que le temps est impitoyable. Tout ce qu’il me montre recèle une mélancolie, un sentiment d’étrangeté suscités par le tragique passage des années. Tout comme sa fébrilité. Il hausse les épaules, explique qu’il a le cœur fragile.

    « Intéressant, ajoute-t-il. Dans votre histoire, il y aura aussi un ‘‘clou’’ ? du suspense poussé à son paroxysme ? Le héros, c’est vous ou moi ?

    - Non, ça ne se passe pas comme ça. Je n’ai pas encore couché un seul mot sur le papier. Pour l’instant, on se promène.

    - Mais vous avez quelque chose à faire passer ? Un message ? »

    L’avenir le dira.

     

    Durant mes premiers jours à Kinshasa, l’après-midi, j’ai évité la chaleur tropicale entêtante en me reposant quelques heures dans ma chambre, sous le ventilateur. Mais aujourd’hui, je suis en plein four. Je goûte cette température démentielle. Les gouttes de sueur ne cessent de couler de mon front pour gagner mon dos.

    Je suis assailli par tout ce que la ville a en propre : le boucan, le spectacle des rues, cette multitude d’hommes, de femmes et d’enfants en mouvement. À pas lents, on avance dans la poussière et le brouhaha, jusqu’au ferry de Beach Ngobila, avant de faire demi-tour. Il y des voitures au bord de la chaussée ; sans hâte, un gendarme s’avance vers elles. Pour leur coller une prune ? Non, pour réclamer un pourboire.

    « On gagne presque plus en mendiant qu’en travaillant », explique Gérard, attristé.

    Partout dans les quartiers les plus populeux de la ville, des gendarmes glandouillent. Ils esquissent un salut d’un geste de la main, adressent de temps à autre un signe de prévenance que personne ne remarque. Des balayeurs portant un lourd uniforme et un masque buccal récoltent la poussière de sable avec des ramassettes bien trop petites. Ici aussi, des vendeurs de boissons et de pain, de T-shirts et de sachets en plastique remplis d’eau.

    Les fleurs, roman familial (2009)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninPendant un moment, on déambule dans les rues parallèles avant de reprendre la direction de Gombe. Nous évoluons dans une vieille carte postale d’une époque moderne oubliée. Tout est délabré, démoli, reconstruit, redémoli, disparaît par endroits derrière un immense arbre tropical. Mes yeux suivent ceux de Gérard. Il me montre Kinshasa, mais ouvre à peine la bouche. Il attire mon attention sur certaines choses. « Regardez, typique d’ici », dit-il à plusieurs reprises.

    Une moitié de miroir accrochée à un mur, une chaise placée juste dessous : un salon de coiffure.

    Quelques vieux pneus sur le trottoir : un garage.

    Un peu comme s’il soulignait au crayon certains mots du livre que je suis en train de lire. Cependant, je ne comprends pas toujours pourquoi il trouve ceci ou cela tellement frappant.

    Je regarde, mais ce sont surtout les Congolais qui nous regardent. Nous, les deux Blancs. Les seuls non-Noirs que je vois au cours de notre promenade, ce sont un albinos, un Libanais et quelques chinois farouches. Puis, avenue Colonel-Lukosa, un Blanc qui porte des lunettes de soleil bleu pétrole. Il a de longs cheveux blonds un peu clairsemés, une fine moustache. Quand on le croise, il détourne les yeux, mal à l’aise. À croire qu’on vient, Gérard et moi, de le prendre en flagrant délit, à moins que ce ne soit lui qui vient de nous prendre en flagrant délit ? Nous, voyeurs au regard blanc, nous dévisageons.

    Gérard voit cette ville comme une suite de diapositives du passé et du présent, qui ne cessent de se superposer. Il se sent fils de paysan dans un paysage tropical, me dit-il. « Je me vois en train de vieillir dans ce cadre, même si je ne change pas. Toutefois, dans ma tête, il y a toujours les anciens bâtiments, les anciens noms des rues, des lieux. Je suis chez moi dans ce pays, mais voilà, le temps m’a dépassé. »

    Gérard a du mal à avancer la jambe gauche. À chaque fois, je le soutiens pour monter sur le trottoir.

     

    Au bord du Fleuve, Gérard et moi buvons une bière sur le toit en terrasse d’une ancienne demeure belge. Assis à d’autres tables, des hommes solitaires boivent la leur, lisant, faisant aller et venir l’index sur l’écran de leur téléphone portable. Des écolières pomponnées marchent sur l’herbe de la rive. Cartables impeccables, manuels scolaires réunis par une ficelle. Les jacinthes dérivent sur l’eau en boules denses. Sur la rive opposée du courant indolent s’étend Brazzaville : des bâtiments blancs et gris, cette autre métropole.

    Gérard me montre des oiseaux, des jaunes et des bleus. Me dit que les moineaux congolais pépient de la même façon que les nôtres. Est-ce que je le savais ?

    Il soupire sans toutefois se plaindre : la promenade s’avère plus pénible que prévu. Il revient à la charge : il veut savoir pourquoi j’écris.

    Apprends-moi à nager (nouvelle, 2020)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninAlors que nous longeons le fleuve Congo, j’expose les choses, pressentant, dès les premiers mots, l’effort que cela va exiger de ma part. Il existe deux genres d’écrivains, j’argumente, ceux qui inventent et ceux qui témoignent. « Je me compte parmi ces derniers, lui dis-je sur un ton plutôt assertif. À mes yeux, ce qu’on invente, ça n’engage pas à grand-chose ; de toute façon, je n’ai guère d’imagination. Ce qui m’anime, c’est la curiosité, vivre de nouvelles expériences. Une vision particulière des choses s’impose à moi ou, au contraire, pas la moindre ; parfois je me sens indigné. Tout cela doit trouver sa forme dans une nouvelle, un récit ou un roman. Et sur un mode assez pathétique, j’ajoute : Tout ou presque dans mes romans est vrai, j’invente tout au plus les détails. »

    Il toussote. Puis ferme les yeux. « Continuez, dit-il.

    - La lecture, je poursuis, est une petite forme de méditation, du moins je l’espère. Le regard calme du lecteur, fixé sur le blanc des pages, qui fait que tout ce qui l’entoure disparaît comme dans une hypnose. Par une fenêtre qui nous aspire, nous contemplons un monde qui nous réfléchit, dans lequel nous faisons connaissance avec nous-mêmes, avec tous nos moi possibles sous la forme de personnages. Le lecteur s’absorbe en lui-même. »

    Gérard trouve ça dingue. « En lisant votre histoire, je vais me retrouver absorbé en moi-même ? C’est surtout ce que vous allez faire de moi qui va retenir mon attention, je crois. »

    Je ne sais quoi lui répondre sur le moment. C’est enquiquinant quand un de vos personnages se fait lecteur.

    « Venez, on rentre, dit-il. Je suis fatigué. Puis il me demande : Vous me la donnerez à lire au préalable, votre histoire ?

    - Oui, bien entendu. »

    En réalité, pour être honnête, je pressens que ma réponse ne va pas de soi. Ça se termine ainsi avec les hommes âgés : ils disparaissent avant qu’on ait pu crier ouf.

    « Je suis votre futur lecteur, reprend-t-il. Faites-moi ce plaisir, trouvez quelqu’un pour la traduire, comme ça, mes confrères congolais pourront eux aussi la lire. »

    Je lui en fait la promesse.

    Gérard tient encore à faire un petit tour sur le terrain de l’école de Boboto. L’établissement a porté différents noms : Collège Saint-Albert, Collège Albert-Ier, plus tard Boboto. Ce qui signifie « Paix ». Il a été édifié dans le pur style entre-deux-guerres des années trente. De grands palais en béton, aux petites fenêtres rondes semblables à des hublots. Autant de bastions de la civilisation belge. À l’origine, l’école a été construite pour les enfants des colons.

    Le facteur (roman, 1993)

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninNous passons devant les fenêtres des classes, regardons à l’intérieur. Un instituteur assis à son bureau. Tous les élèves travaillent en silence.

    « Un instituteur ne doit jamais s’asseoir dans sa classe, me chuchote Gérard. Combien de fois j’ai pu le marteler ! »

    Des garçons de l’internat, presque des adultes, jouent au basket. La balle claque sur le sol, s’envole vers le cerceau. La sueur dégouline sur les corps noirs des athlètes. Certains d’entre eux viennent saluer respectueusement Gérard, des membres du personnel ou, pour la plupart, des jeunes qu’il a eu comme élèves. Gérard se montre agréablement surpris. Il regrette de ne pas avoir appris à l’époque le lingala.

    Pourquoi ?

    « En tant que surveillant, me répond Gérard, j’ai toujours mis un point d’honneur à ce qu’ils parlent français. Donc, je n’avais pas besoin du lingala. J’en connais quelques mots, quelques expressions. Par exemple, quand on raconte une histoire au Congo, on commence toujours par ‘‘il y avait une fois’’, ce à quoi l’assistance répond Bu wakoonda ukala : il n’a jamais été ici. Autrement dit, dès le début, on annonce que l’histoire n’est pas vraie, que les personnages sont fictifs. À la fin, le narrateur conclut en disant Yitsimbwa kisukaa ko : l’histoire qui ne s’est jamais arrêtée. Ce à quoi l’assistance répond : Kisukidi. Ce qui signifie : l’histoire s’arrête ici. »

    Je comprends ce qu’il veut dire : une histoire et tout l’imaginaire qu’elle suppose ne sauraient se prolonger sans fin, la fiction a ses limites.

    Il me remercie pour la promenade. Il souhaite cirer ses chaussures avant le dîner, me confie-t-il, mais tient d’abord à me montrer les arbres qu’il a plantés sur le terrain de l’école. Le vaste jardin se révèle être une petite encyclopédie des essences forestières et fruitières. Il me les montre : le bananier, l’oranger, le mangoustanier, on dirait un poème.

    Une chambre à Ostende

    koen peeters,littérature,flandre,belgique,kinshasa,congo,néerlandais,traduction,daniel cuninJuste derrière l’établissement se dressent plusieurs palmiers, plus grands qu’il n’eût pu jamais se les figurer. Il y a aussi un arbre de parfum aux fleurs jaunes en forme d’étoile ainsi qu’un arbre imposant de Kikwit, peuplé de perroquets. Le quercus congolensis ou chêne congolais, différentes euphorbes, et, au milieu de la cour, les vestiges d’une jungle tropicale. Gérard les caresse tous avec amour. Le tronc, les branches, les feuilles. Il se rappelle l’année exacte à laquelle il a planté chacun d’eux. Il en mentionne le nom : comme s’il s’agissait de ses anciens élèves, peut-être même d’amis proches.

    « Kisukidi », dit-il.

     

    L’histoire s’arrête ici.

    Je tiens à tout prix à ajouter ceci : j’ai effectué une promenade à Kinshasa avec Gérard Verbraeken le 29 janvier 2015. Il était prêtre, membre de la Province jésuite d’Afrique centrale. Né à Beveren-Waas le 10 juillet 1933, décédé à Louvain le 24 octobre 2015. Peu avant de quitter pour la dernière fois Servico pour se rendre en Belgique, quatre semaines avant sa mort, Gérard a fait creuser quelques trous dans le jardin de la communauté. Il a planté lui-même des avocatiers qu’il avait pris soin de sélectionner.

    Qui peut dire, dès lors, que ce que j’écris n’est pas vrai ?

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

     


    L'auteur s'entretient avec léditeur Harold Polis au sujet du roman Mille collines

     

     

     

  • « Le beau, c’est le laid »

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     Le Paris du peintre hollandais Jan Sluijters

    (1881-1957)

     

     

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    Jan Sluijters, autoportrait, 1924 (coll. Stedelijk Museum Amsterdam)

     

     

    Essayiste et critique d’art belge d’expression néerlandaise, Eric Min a signé de nombreux essais (sur les arts plastiques, la photographie et la littérature) ainsi que plusieurs riches biographies : James Ensor. Een biografie (Amsterdam/Anvers, Meulenhoff/Manteau, 2008), Rik Wouters. Een biografie (Amsterdam/Anvers, De Bezige Bij Antwerpen, 2011), De eeuw van Brussel. Biografie van een wereldstad 1850-1914 (Le Siècle de Bruxelles. Biographie d’une métropole 1850-1914, Amsterdam/Anvers, De Bezige Bij Antwerpen, 2013), Een schilder in Parijs. Henri Evenepoel [1872-1899] (Un peintre à Paris. Henri Evenepoel [1872-1899], Amsterdam, De Bezige Bij, 2016). Enfin, avec la complicité de Gerrit Valckenaers, il a donné une histoire culturelle de Venise (Anvers, Polis, 2019).

    En cette année 2021 paraît de sa main Gare du Nord, un ouvrage consacré à des écrivains et artistes belges ou néerlandais ayant vécu à Paris dans la seconde moitié du XIXe siècle ou dans la première du XXe, certains très connus (Jongkind, Simenon, Rops, Verhaeren, Van Dongen, Masereel…), d’autres beaucoup moins. C’est un passage de ce livre que nous proposons ci-dessous avec l’aimable autorisation des éditions anversoises Pelckmans.

     

     

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    Le style radical du Kees van Dongen (1877-1968) des années 1905-1906 a inspiré plus d’un de ses confrères. Son premier héritier direct n’est autre que son compatriote Jan Sluijters, originaire de Bois-le-Duc. En 1906 justement, celui-ci visite le Salon des Indépendants ; les œuvres que son aîné y expose l’impressionnent. À 24 ans, Sluijters rentre d’Espagne où il a effectué un voyage d’étude grâce à la bourse annuelle qu’il perçoit en tant que lauréat du prix de Rome (1904), prix institué aux Pays-Bas un siècle plus tôt par Louis Bonaparte, roi de Hollande. Encore engoncé dans les styles académiques, le jeune artiste se permet tout au plus quelques excursions dans le symbolisme de Burne-Jones ou les lignes gracieuses des affiches de Chéret[1]. Un Prix de Rome ne peut se permettre de se défouler à sa guise, il continue de s’inscrire dans la tradition. Deux ans plus tard, le peintre revient sur ses débuts : « Un tel voyage est inestimable. On y apprend ce qu’on n’a pas le droit d’apprendre et on désapprend ce qu’on a appris. Magnifique[2] ! »

    J. Sluijters, Portrait de Bertha Langerhorst (1903)

    ERIC6.pngPlonger sans transition dans un Salon dont tout le monde parle constitue un tout autre apprentissage. Bien qu’il ait déjà réalisé un petit nombre de travaux modernistes, Jan vit les Indépendants comme une véritable révélation. Il constate que les fauves vont un peu plus loin que les membres de leur génération : sous leurs pinceaux, il relève un emploi sans retenue de couleurs vives ainsi que des formes familières fortement déformées – il n’est plus besoin de représenter les figures de manière réaliste, rien n’empêche de gros grumeaux de vermillon ou d’azur d’éclabousser la toile. La ville où il contemple ces expérimentations a elle aussi son importance. Sur le chemin qui l’a conduit au prix de Rome, Sluijters a eu l’occasion de se rendre à quelques reprises à Paris : tel l’aimant, la capitale l’attire. Début 1904, il écrivait à Bertha Langerhorst (1882-1955), sa bien-aimée qu’il portraiturera maintes fois, que Paris est une fête. Un soir, lui et son ami Leo Gestel descendent quatre bouteilles de vin : « À Paris, une bouteille de vin que l’on boit sur l’un des plus grands boulevards coûte la somme de 1 franc et 50 centimes – inutile de t’en dire plus. À Paris, tout est grandiose, vraiment. C’est extraordinaire…[3] »

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeEn plus de se saouler dans les bistrots et brasseries, les peintres se grisent d’inspiration. Sur les boulevards et dans les cafés-concerts, Jan déniche les motifs qui font la différence et qu’on ne trouve ni au Louvre, ni au Prado. Aussi a-t-il hâte de retourner dans la Ville lumière ; cependant, la commission qui gère l’argent du prix de Rome l’envoie en Espagne pour y copier des toiles dans les musées. Sur place, le Néerlandais s’empresse de boucler son programme imposé de façon à arriver dans la métropole française juste avant la fermeture du Salon des Indépendants. En ce début d’année, cette exposition qui fait souvent scandale accueille des innovateurs tels Henri Matisse, Albert Marquet et Henri Manguin – tous viennent d’ailleurs de l’atelier de Gustave Moreau, symboliste qui ne témoigne pas moins d’une grande ouverture d’esprit, atelier où Henri Evenepoel[4] a vécu ses plus beaux jours. Ces trois artistes, avec lesquels Van Dongen noue des liens, forment le noyau dur des fauves.

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeCependant, ces derniers ne s’approprient qu’une place relativement modeste au sein d’une manifestation où plus de cinq mille œuvres et plus de huit cents artistes se disputent l’attention des visiteurs. Avec six peintures et deux aquarelles, Kees van Dongen n’occupe certes qu’un espace restreint, mais pour Jan Sluijters, les créations en question constituent un vrai choc, en particulier Le Moulin de la Galette (photo). Cette scène de bal aux chatoiements électriques éblouissants et à « la foule des danseurs qui se démène dans les profondeurs de la salle », ainsi que l’écrit le quotidien Het Nieuws van den Dag, représente une pièce de résistance sur laquelle visiteurs et critiques se cassent les dents – à moins qu’elle ne suscite leurs gros rires : après tout, une sortie aux Indépendants, c’est un peu effectuer un voyage de distraction. Une sortie au zoo.

    Jan Sluijters, Vue de Paris

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeEn mai 1906, Sluijters est donc de retour, et cette fois-ci, Bertha, qu’il a entre-temps épousée, l’accompagne – autrement dit, Paris est plus que jamais pour le peintre un rêve devenu réalité. Jusqu’à la mi-octobre, le couple loue une chambre crasseuse de l’hôtel Chaptal, rue de la Rochefoucauld, entre la Nouvelle Athènes et Pigalle – base idéale pour partir à la découverte des réjouissances qui se déroulent dans le triangle d’or que forment le Bal Tabarin, le café du Rat-Mort et le Moulin Rouge[5]. Le peintre ne se soucie guère de l’état de délabrement de l’hôtel, étant donné qu’il a pour dessein « de réaliser des études de la vie des boulevards, des cafés et des quartiers intéressants de la ville[6] ». Ce à quoi il s’adonne avec empressement. De la fenêtre de sa chambre, il peint le tumulte de la rue ainsi que les toits plantés de cheminées – pour quiconque pose des yeux gourmands sur l’existence, chaque motif vaut la peine d’être retenu. On peut être sûr que les membres du Comité du prix de Rome, en lisant son programme, ont été à deux doigts de s’étouffer : si leur protégé se propose de peindre des vues de la capitale (le pont Alexandre-III construit en 1900), il entend aussi s’atteler à des scènes dans une brasserie du boulevard des Italiens ainsi que dans un bistrot des Halles où les maraîchers se retrouvent la nuit. Au café du Rat-Mort, Sluijters croque au pastel et à l’aquarelle un soldat qu’une prostituée est en train d’appâter (photo tout en bas, coll. particulière). Dans ses travaux, on voit ainsi défiler pour ainsi dire tous les styles : un impressionnisme tardif ensoleillé, quelques touches pointillistes, une facture à la Van Gogh et – finalement – un prudent fauvisme. Sous l’impitoyable soleil de juillet, il peint un coin de Montmartre : « Les maisons d’un blanc jaunâtre cuisent sous les vibrations d’un ciel d’un bleu violet, parsemé de petits nuages orange ; sur le sol, les ombres offrent un fort contraste avec les pavés d’un jaune lumineux[7]. »

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeMais c’est au milieu des kermesses et dans les cafés à la nuit tombée que l’artiste brille au sens littéral du terme, tel un épigone virtuose de son concitoyen Van Dongen. La légende veut qu’il ait mis en scène, sur place, au Bal Tabarin, les personnages du tableau Café de Nuit, lancés dans une danse frénétique ; certes, pourquoi ne pas l’imaginer, retiré dans un coin de l’établissement, brossant au minimum une ébauche préparatoire sur les 30 x 40 cm de la toile ? Le blanc et le jaune éclatant des lampes se répercutent sur le bleu du fond. Le frou-frou des robes suggère le mouvement. Dans le monumental Bal Tabarin (photo) que l’artiste mettra en forme l’année suivante, une foule en fête danse avec enthousiasme sous une cascade de lumière, les lampes paraissant des guirlandes de feu – il suffit d’entrer « Bal Tabarin » dans un moteur de recherche pour voir surgir et tourbillonner d’innombrables reproductions de cette œuvre. Bientôt, les futuristes italiens prendront le relais des fauves en avançant des notions telles que simultanéité et synesthésie. Tout comme dans les créations parisiennes de Jan, les leurs retentiront des bruits de la rue et de la musique des bals. Où les peintres modernes auraient-ils pu rencontrer l’effervescence de la fête à son comble si ce n’est au Tabarin, là où les femmes étaient peu farouches et où de vrais Noirs écumaient la piste de danse ? En cette même année bénie de 1906, le peintre italien Gino Severini[8] échoue à Montmartre où il va élaborer sa toile révolutionnaire Hiéroglyphe dynamique au Bal Tabarin ; entre-temps, le virus du futurisme l’a contaminé.

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeLe Paris de Sluijters, c’est une ville dans la nuit éclairée par une lumière artificielle. Près de la Porte Maillot, il surprend des fêtards en pleine kermesse – sur les manèges, les lampes clignotent, s’allument et s’éteignent (photo). Dans ses études pour le portrait d’une danseuse espagnole qu’il entend réaliser pour le Comité du prix de Rome, il se lâche, capturant des formes dynamiques dans des boucles et de grands à-plats. Pourquoi les bras de cette femme ne seraient-ils pas verts, sa poitrine jaune et ses cuisses bleu clair ? N’est-ce pas ce qu’ont fait Gauguin et Matisse ? Ce qu’il voit début octobre, au Salon d’Automne, ne fait que renforcer son intuition. Plus tard, rentré aux Pays-Bas, il exploitera ses esquisses pour en tirer des œuvres abouties. Après son tableau « scandaleux » Deux femmes s’embrassant, le jury du prix de Rome décide de ne pas lui renouveler sa bourse. Autrement dit, l’homme qui aime tant mettre dans sa bouche l’expression : « Le beau, c’est le laid » s’est trop tôt précipité sur la voie de la modernité.

    jan sluijters,eric min,paris,peinture,kees van dongen,leo gestel,daniel cunin,gare du nord,hollande,prix de romeTout au long de sa carrière, l’artiste va vivre sur ce qu’il a vu et expérimenté à Paris. Il retourne quelques fois dans la capitale française pour y retrouver la nuit qui lui manque tant à Amsterdam et pour découvrir du côté de Montparnasse, pas à pas, le cubisme. C’est ainsi que l’art moderne cherche et se fraie un chemin : à force de contempler, de regarder en arrière, de trouver, d’oublier, de se souvenir et de répéter. Tout cela non sans des variations, des changements de rythme, des succès et des échecs. Où, selon la formulation propre à Jan Sluijters : « Je ne peins pas des objets, je peins mon émotion, la sensation des objets. […] Si le musicien est à même de trouver des sons qui restituent une image pure de son émotion, pourquoi pareille émotion ne pourrait-elle pas être traduite par des couleurs et des formes ? Et pourquoi le peintre se tromperait-il dans son dessin et ses couleurs lorsqu’il donne une représentation de couleurs et de lignes qui soulignent la forme cristallisée de cette abstraction ou qui s’écartent de la réalité photographique[9] ? »

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     


    Jan Sluijters parisien, luministe puis cubiste

     

     

    [1] Edward Burne-Jones (1833-1898), peintre anglais appartenant aux « préraphaélites ». Jules Chéret (1836-1932), peintre et dessinateur français, surtout connu pour ses affiches ; Jan Sluijters en dessinera lui aussi.

    [2] Anita Hopmans, Helewise Berger, Karlijn de Jong & Wietse Coppes, Jan Sluijters. De wilde jaren, WBooks, Zwolle, 2018, p. 7.

    [3] Ibid, p. 12. Leo Gestel (1881-1941), peintre néerlandais.

    ERIC5.png[4] Henri Evenepoel, peintre, dessinateur et graveur belge, né à Nice le 2 octobre 1872 et mort à Paris le 27 décembre 1899. En 2016, Eric Min lui a consacré une biographie : Een schilder in Parijs – Henri Evenepoel (1872-1899).

    [5] Le Bal Tabarin était situé au 36, rue Victor-Massé, le café du Rat-Mort à l’angle de la place Pigalle et de la rue Frochot. Quant au Moulin Rouge, il trône toujours sur la place Blanche.

    [6] Lettre de Jan Sluijters à Jérôme Alexander Sillem, 22 mai 1906 (Archives de Hollande septentrionale, Haarlem).

    [7] Lettre de Jan Sluijters à Vincent Cleerdin, 2 décembre 1906 (Bibliothèque universitaire, Leyde).

    [8] Gino Severini (1883-1966), peintre futuriste italien. Dans son sillage, l’Anversois Jules Schmalzigaug a réalisé en 1913 et 1914 de nombreuses « expressions dynamiques du mouvement » de danseuses, d’intérieurs de cafés et de salles de bal baignés de lumière électrique.

    [9] Jan Sluijters, « Nieuwe schilderkunst », lettre envoyée à la rédaction de l’hebdomadaire politico-culturel De Amsterdammer, publiée dans la livraison du 17 mai 1914 (citée par ailleurs dans Jan Sluijters. De wilde jaren, p. 124).

     

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  • Gide et la NRF, voici un siècle

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    Un Hollandais à Paris en 1921

     

     

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    P. Bernard, Max Jacob, Géo London, André Salmon 

     

     

    Lettre de Max Jacob à André Salmon, le 13 mai 1921 :

     

    Le bibliothécaire de la Reine

    le bibliothécaire de la Reine de Hollande et de toute la Hollande, le conservateur des Rembrandt et de toutes les peintures de la Hollande, ainsi que de plusieurs ordres et grades nationaux hollandais

    M. Byvanck

    de passage à Paris pour étudier l’art le plus moderne et qui, par l’entremise de notre ami Lucien Daudet, m’a interrogé sur les origines de la France contemporaine voudrait te voir.

    Nous nous sommes permis de lui donner ton adresse et je suis sûr que tu le recevras comme tu sais quand tu veux être gentil…

    … et crois à ma granitique fidélité.

     

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareCommentaire d’André Salmon, dans ses Souvenirs sans fin. 1903-1940 : « Max Jacob, qui badine, a beaucoup perdu en se débarrassant du savoureux M. Bijvanck. » Qui était donc ce savoureux Hollandais de passage à Paris ?

    Avant de côtoyer des écrivains à Paris au printemps 1921, W.G.C. Byvanck (1848-1925), avait rendu visite, trente ans plus tôt, à son ami Marcel Schwob, un séjour qu’il lui avait permis de nouer d’autres lien, par exemple avec Paul Claudel, Léon Daudet ou encore Jules Renard, un épisode de la vie de cet érudit dont on peut lire le compte rendu dans Un Hollandais à Paris en 1891. Homme de lettres tout aussi précoce que Schwob – alors qu’il entame ses études universitaires à l’âge de 16 ans, Goethe et Shakespeare n’ont déjà plus guère de secrets pour lui –, il montre à maintes reprises un réel talent à sonder la singularité d’une œuvre, ce que peu de ses compatriotes surent reconnaître : « Jamais un homme possédant un tel savoir et autant de qualités n’aura exercé une aussi faible influence sur son peuple » (Frans Drion).

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareL’ouvrage Claudel et la Hollande (textes réunis par Marie-Victoire Nantet, Poussière d’Or, 2009) rend un hommage plus que mérité au critique qu’il a été : dès 1892, le Hollandais a, chez « le génie effervescent » de l’auteur de Tête d’or, « saisit l’esprit de son œuvre, prêtant l’oreille à ce qu’elle veut dire et apportant une réponse qui ne réside ‘‘pas tant peut-être dans l’âme de celui qui parle que dans celle de celui qui écoute’’ ».

    Malgré sa boulimie de lecture et de savoir, le premier commentateur de l’œuvre de l’illustre inconnu qu’était encore Paul Claudel ne passait cependant pas tout son temps dans les livres. Une vision plus prosaïque de ce père de famille épicurien nous est par exemple donnée par le polytechnicien et romancier Édouard Estaunié, dans ses Souvenirs : « C’est un gros homme bon vivant, déclarant qu’au-delà d’un rayon de 150 kilomètres, la fidélité conjugale est une convention dénuée de sens, buvant sec, parlant haut, la dent souvent cruelle, mais au demeurant sympathique et fort agréable. […] Et je revois tout à coup cette soirée extraordinaire [les deux auteurs se retrouvent rue Vanneau devant des ortolans] avec un Byvanck plus éloquent que jamais, ivre délicieusement grâce au Bourgogne et poursuivant jusqu’à 2h. ½ du matin son discours dont les idées allaient s’épaississant ».

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareEn 1921, peu avant de quitter ses fonctions à la tête de la Bibliothèque Royale des Pays-Bas, qui, de son propre aveu, lui ont coûté maints efforts sans pour autant le combler, Byvanck séjourne plusieurs mois à Paris en vue, confie-t-il à quelques-uns de ses interlocuteurs, de rédiger Trente ans après, un nouveau livre sur les hommes de lettres. Comme ses occupations et la guerre l’ont tenu éloigné de la capitale française, il entend prendre le pouls de la jeune génération. Il retrouve quelques survivants de l’ancien temps et recueille les propos de plus ou moins jeunes comme Max Jacob, Henri Massis, Albert Thibaudet, André Salmon… Le volume envisagé ne verra jamais le jour. Cependant, le préretraité en a élaboré au moins une partie afin d’en faire paraître des pages dans sa chronique « Les contemporains » de l’Amsterdammer, hebdomadaire politico-culturel hollandais de premier plan alors ouvert aux plumes les plus antagonistes. Ce sont deux des volets en question (publiés respectivement les mardis 28 février et 7 mars 1922) qui suivent en traduction : une visite à André Gide et une autre à la rédaction de la NRF, voici, à quelques semaines près, un siècle. Dans une lettre du vendredi 20 mai 1921 adressée à Max Jacob, A. Salmon raconte qu’il vient d’accompagner Byvanck à la NRF (voir Max Jacob - André Salmon. Correspondance 1905-1944, p. 94).

    Le 25 mars 1922, W.G.C. Byvanck invita ses lecteurs à revivre, sous le titre « Guillaume Apollinaire », un peu des heures qu’il a passées avec André Salmon et Max Jacob dans l’évocation de l’auteur de L’Hérésiarque & Cie et de la nouvelle école de poésie ; Salmon se souvient de la mort de son grand ami poète, mais aussi de leur première rencontre. Le 8 avril 1922, Byvanck donna la première partie d’une étude sur ce même Salmon avec lequel il avait passé beaucoup de temps l’année précédente à parler, rire et flâner. Le courant était tout de suite passé entre les deux hommes…

     

     

     

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    W.G.C. Byvanck, par Jan Toorop (coll. KB Den Haag)

     

     

    W.G.C. Byvanck 

    La nouvelle école

    Visite à André Gide et à la rédaction de la NRF (1921)

     

     

    Aucune parole inconvenante ne pourrait m’échapper à propos d’une revue parisienne, quelle qu’elle soit. À l’instar de mes parents, je vénère la Revue des Deux Mondes ; je vénère la Revue de Paris et la nouvelle Revue de France en tant que rejetonnes de la première. J’ai assisté à l’émergence du Mercure de France que j’admire maintenant qu’il s’est affirmé, qu’il est confirmé, tout autant que je l’aimais à l’époque de son intéressante maigreur. Pour la Revue Universelle, je suis prêt à me battre et à sacrifier ma vie, et je pourrais toutes les énumérer en leur témoignant mon affection et en leur souhaitant un bonheur durable. Cependant, il en est une à laquelle j’ai donné mon cœur : La Nouvelle Revue Française, d’un aspect tellement soigné sous son habit à la teinte discrète – on sait d’où il vient –, si sensée et d’une gaie dignité quand elle se met à parler.

    En tant que telle, La Revue a son cap et sa mesure propres. Pas une seule tonalité pour chercher à en dominer une autre. La publication vit une période harmonieuse de son existence. Ainsi m’apparaît-elle. Elle dégage une force qui résulte du concours d’éléments variés.

     

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareJe rends visite à l’un de ses piliers, André Gide. Il séjourne en dehors de Paris ; une allée de verdure me conduit à son calme et grand cabinet de travail où il me reçoit. La pièce donne sur un paysage d’arbres.

    « Vous connaissez ça ? » me demande-t-il.

    Il me montre quelques volumes de Robert Curtius, des conférences sur le plus récent mouvement littéraire de France, que le jeune Alsacien a données au sein de différentes universités allemandes, certaines avant même la guerre.

    « C’est excellemment documenté, poursuit Gide. Le savoir étendu de cet auteur nous laisse interdit ; grâce à sa familiarité du climat qui règne chez nous et de la nature de ses compatriotes, il dissuade ces derniers d’aborder le sujet d’une façon par trop bienveillante. Bien entendu, le temps des rapprochements est de toutes les époques ; même si d’aucuns voudraient s’y opposer, on rétablit progressivement des relations entre ce qui a été séparé : mais avant d’en arriver à l’être ensemble, il faudra que bien des années s’écoulent. Les internationalistes qui font de la fraternisation un système en cherchant à l’imposer entravent leur dessein bien plutôt qu’ils ne le favorisent.

    » J’ai du mal à supporter ces gens qui, aspirant à faire aboutir leur volonté, se proclament ‘‘istes’’, m’avise mon interlocuteur. Je ne reconnais pas plus les internationalistes que les nationalistes. Pourquoi ne pourrait-on pas se dire tout simplement national ? cela nous conférerait une force dès lors qu’on se sent international dans notre époque et à notre tour.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» C’est ainsi que je comprends la vocation de l’esprit français, continue-t-il sur un ton grave. Voyez-vous, je suis loin de défendre le point de vue qui veut que nous nous serions enfermés par le passé ou que nous nous enfermerions dans la direction que nous indique ce même passé. Nous ne nous sommes jamais livrés à ce travers. Nous avons gardé les fenêtres ouvertes pour faire entrer l’air frais qui venait de l’extérieur. Où les brumes d’Ossian ont-elles pénétré plus avant et plus rapidement que dans la France du XVIIIe siècle ?

    - En effet, je crois bon de remarquer, Ossian est même devenu une mode qui s’est répandue dans le reste de l’Europe. Et la République n’a-t-elle pas, en une époque d’exaltation nationale, conféré la nationalité française à Schiller eu égard à ses « brigands » ? n’a-t-elle pas fait honneur aux théories esthétiques de Lessing ?

    - L’enthousiasme, relève Gide, c’est ne pas garder la tête froide. Il stimule et permet des découvertes. Nous avons envoyé Mme de Staël à la recherche de l’Allemagne. Par la suite, dans un cas pareil, on fait l’inventaire des découvertes. Je sais les efforts que cela coûte, mais je connais tout autant les fruits qui en résultent dès lors que l’on fait de son mieux pour intégrer en tout l’authentique étranger dans notre littérature. C’est ce que je me suis moi-même appliqué à réaliser pour Shakespeare ; non sans succès, je présume. Justement, vous me trouvez en train de travailler à une transposition de ses sonnets. »

    De la main, il me montre, épars sur son bureau, quelques feuillets à moitié couverts de son écriture. Sans doute tendons-nous l’un et l’autre, durant quelques secondes, à nous cramponner à ce beau sujet qu’est Shakespeare, lequel nous tient à cœur à tous les deux ; cependant, Gide ne souhaite pas rompre le fil de son argumentation. Il lui reste à tirer une conclusion à propos de la vocation de la France.

    « Pourquoi, au fond, ne pas penser en premier lieu au national ? s’interroge-t-il. Il n’y a vraiment aucune raison de moins l’estimer, il convient au contraire de le placer à la hauteur de ce qu’il exige de nous.

    » En France, on assiste encore et toujours à une lutte entre les classiques et les romantiques ; oui, cette vieille bataille perdure. Est-ce la raison qui doit triompher dans le domaine de la vie de l’esprit ? Est-ce à l’ordre de prévaloir et d’agencer les rapports mutuels en un ensemble harmonieux ? Ou est-ce à l’imagination, aux sentiments inconscients, de prédominer et de nous révéler de nouveaux possibles ?

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» Je ne saurais me ranger sous la bannière de l’un ou de l’autre des partis tant qu’ils formulent leur programme de manière aussi stricte. Le classicisme revêt de fait quelque chose de froid et de mort, le romantisme quelque chose de capricieux et de peu fiable. Mais il me faut reconnaître que mon esprit a une prédilection pour le classicisme, et je crois que le véritable national français rejoint la pensée classique.

    » Permettez-moi de préciser ma thèse. Ces jours-ci, je n’ai cessé de réfléchir à ce problème, et je pense être à même de tirer une conclusion. La question se résume à ceci : que devons-nous considérer comme plus substantiel, plus énergique ? l’image qui émerge soudain et nous surprend par sa nouveauté, qui attire le regard par son éclat, ou bien l’idée équilibrée qui se met à nous fasciner à partir du moment où nous apprenons à la considérer comme un tout ? À supposer que ce soit le mode d’expression qui nous frappe, il y a dès lors un danger de voir la forme primer sur le sentiment, de voir la préciosité nous aveugler, la parure primer sur la force incarnée.

    » Pour ma part, je ne peux que donner la préférence à l’impression décantée que laisse le sentiment – un sentiment maîtrisé de sorte à ce qu’il ne nous écarte aucunement, par le pathétique, de la vérité de l’image. En conséquence, la première impression va souvent nous rester sans le moindre risque que l’image ne nous affecte. Comparons une scène religieuse de Rubens avec un tableau de Poussin. Dans un premier temps, on ne va peut-être penser qu’à la contradiction entre effervescence d’un côté et circonspection de l’autre, toutes deux déployées pour affronter la réalité de la vie passionnée ; dans un second temps, on va déceler la force des œuvres, chacune nous parlant à travers l’ordonnancement de la composition, force contenue d’une représentation qui a cherché à éviter le singulier pour mettre en avant la dimension universelle de l’homme.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» Voilà, j’en arrive là où je voulais être ! s’exclame Gide non sans satisfaction. Devenue proverbiale, cette dimension universelle n’est pas sans rappeler une pièce de monnaie, usée par l’usage, dont on accepte la valeur sans même prêter attention à l’effigie ni aux chiffres. Cependant, celui qui a des yeux pour voir et un esprit pour enregistrer ce qui est écrit, ressent l’incandescence de vie singulière qui anime les alexandrins des grands classiques, l’inspiration qui emplit les formes majestueuses.

    » En l’espèce, on acquiert de la grandeur par le sacrifice de sa propre manière, une nouvelle vie en propre en renonçant à son individualité. Doit-on appeler cela le fruit de l’esprit classique ou parler tout simplement de l’humain au sens propre qui rayonne dans l’œuvre de notre grand siècle ? L’humanité ! Le national et l’international ne se trouvent-ils pas là heureusement réunis ?

    » Quel peuple a pu faire sien le principe du classicisme de façon naturelle, grâce à une stricte discipline de l’esprit, si ce n’est le peuple français ? En matière d’art, nous sommes les héritiers des Anciens. Et ne croyez pas que je cherche à exclure complètement l’Allemagne. Avez-vous entendu ne serait-ce que l’un des mots de respect que nous avons pu exprimer à l’égard de Goethe ? C’est ainsi. Car lui aussi est l’un des représentants du classicisme. Il en porte la grande marque. Ne croyez pas que la France manque aujourd’hui de représentants du principe classique. Bien entendu, vous connaissez Marcel Proust et son style incomparable ainsi que sa vision des choses, qui est parmi les plus singulières tout en étant parfaitement universelle. Mais connaissez-vous aussi Paul Valéry, le poète ?

    » Puis-je vous retenir, du moins si vous n’êtes pas pressé ? J’ai du temps. Si nous nous remettions à parler de Shakespeare ? »

     

     

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    Le boulevard Saint-Germain et ses environs – ce n’est pas Paris dans tout son éclat, mais Paris dans tout son sérieux. À l’une de ses extrémités, la vieille distinction, l’autre étant à l’ombre de la désuète et imposante piété de Saint-Sulpice. Dois-je aussi mentionner l’Odéon, l’intérieur comme l’extérieur de l’édifice aux délectations artistiques un rien glacées ?

    Je les aime bien, ces coins de la métropole qui ne s’imposent pas à grands bruits, ces ruelles qui nous emportent du sage boulevard, artère principale, à de mystérieux lointains, la rue du Bac et ses souvenirs, la rue de Bellechasse au nom aristocratique, aux appartements auxquels on n’accède qu’après avoir franchi une cour et un perron, la rue des Saints-Pères où l’on se met à parler spontanément à voix feutrée…

    Parmi tous ces témoignages d’un passé qui nous chuchote à l’oreille, peu à peu émerge tout de même une nouvelle vie dans un monde qui prend celle-ci au sérieux et dont l’intérêt fondamental est d’en accroître la valeur.

    toile de J. Cluseau-La Nauve (1934)

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareVoyez là, pas très loin de l’Odéon, dans cette petite rue au nom provincial, la rue du Vieux-Colombier, l’entrée, sans le moindre clinquant, du théâtre éponyme, et ici, dans la calme rue Madame, la porte de l’humble librairie de la Nouvelle Revue française !

    Me voici arrivé à destination. Le vendredi après-midi, l’endroit accueille la rédaction de la revue. Traversant une boutique exiguë – murs couverts de rayonnages de livres, comptoir, chaises, sol pavé de petits volumes virginaux caractéristiques de la maison –, on approche de l’âme des lieux, de l’irradiant sanctuaire, du siège de l’autorité. On frappe à la porte, on entre (oh ! quelle pièce simple et vieillotte, petite-bourgeoise avec son canapé et ses chaises placées autour de la table en acajou) ; si nécessaire, on se présente, puis on cherche une place et, de manière informelle, on participe bientôt à la conversation. Tout cela sans observer le moindre protocole.

    Les Français éprouvent le besoin de se voir souvent. On passe en revue ce qu’il convient de faire. On prend des repères et échange des informations ; on attend de l’étranger qu’il fasse de même. Je suis assis à côté de M. Gallimard, le simple et aimable patron de la maison ; en face de moi, Jacques Rivière qui, d’une physionomie jeune, dégage un certain amour propre ainsi qu’une touche d’autorité.

    Nous sommes à l’époque des négociations entre Paris et Londres, on espère qu’Aristide Briand saura porter haut la cause de la France face à Lloyd George et affirmer la position de son pays relativement aux atermoiements de l’Allemagne.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare« Je ne peux imaginer, dit Rivière, qu’ils soient totalement inflexibles de l’autre côté du Rhin. Certes, nous ne nous comprenons pas, nous sommes deux peuples de nature totalement différente. Par sa longue histoire, la France a acquis une personnalité bien à elle, elle entend la conserver intacte, elle est au fond d’elle-même conservatrice, elle veille à d’abord préserver son honneur, elle tient au droit qu’elle a acquis : si une part venait à lui être retirée, elle estimerait son honneur entaché.

    » Quand, sous le coup du destin, elle a dû céder l’Alsace-Lorraine, il ne s’est pas seulement agi d’une blessure, mais d’une humiliation profondément ressentie ; les hommes portaient tellement ces contrées dans leur cœur qu’ils ont tenu à combattre jusqu’au bout, au risque de voir le pays aller à sa perte, d’avoir à le défendre au pied des Pyrénées, ainsi qu’on a pu le dire lors de la dernière guerre.

    » Prêtez attention à cette question de mental, voyez combien nous avons ressenti la paix de Versailles comme la réhabilitation de la France. L’Allemagne, en revanche, a fait preuve d’une conception totalement autre du patriotisme. Dès qu’elle a pressenti qu’il lui faudrait renoncer à sa volonté de conquête, elle n’a pas tardé à déposer les armes et s’est jetée aux pieds du président Wilson, de même que, peu après, en raison des difficultés qu’elle rencontrait, à ceux du président Harding tout juste élu – non sans avoir agoni Wilson puisqu’elle n’avait pas atteint son but.

    » Point n’est besoin de dresser une liste de toutes les actions des Allemands. Malgré les sommes qu’ils consacrent à la propagande, ils n’ont aucune conscience de l’image qu’ils renvoient au reste du monde ; ils ont tout simplement oublié ce qui s’est passé. Leur mémoire est une feuille de papier vierge…

    » Ce serait certainement une injustice de considérer, à partir de notre point de vue, par exemple le peuple allemand, comme étant sans défense dans sa totalité, lui qui a un rôle particulier à remplir dans le monde. Pour notre part, nous avons peut-être trop voulu montrer que nous étions les vainqueurs. Notre générosité – j’espère que personne ne niera la générosité de la nation française –, aurait pu, je ne dis pas combler le fossé entre les deux nations, mais le réduire et en adoucir les abrupts. »

    Jacques Rivière

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareÀ ce moment-là, je me crois obligé de remarquer qu’en France, tout étranger peut se sentir rapidement chez soi. De la manière la plus inattendue, dans ce pays, telle ou telle chose nous rappelle l’universalité qui unit tous les hommes.

    « Lors de l’un de mes premiers voyages en France, c’était à bord d’une diligence, dans le Dauphiné si je me souviens bien – ainsi j’entame mon histoire –, j’ai fait la connaissance d’un gendarme très volubile ; il s’est montré très curieux dès qu’il a compris qu’il était en présence d’un étranger. Il m’a prié de le suivre chez lui pour y goûter son vin. Il a commencé à me poser des questions et m’a demandé si j’avais des papiers sur moi. Je n’avais rien d’autre qu’un passeport national. Il a déplié solennellement le document, rivé ses yeux dessus, mais déchiffrer un papyrus eût été moins compliqué que de décrypter les mentions hollandaises. Il m’a considéré, a réfléchi puis m’a gratifié de cette conclusion : ‘‘C’est bien drôle, Monsieur, quand je vous entends, je vous comprends parfaitement, mais quand je vous lis, je n’y vois plus rien. Voilà bien une preuve que tous les hommes sont frères.’’ Et je vous assure, le bonhomme avait des manières prévenantes.

    - Il est flatteur d’apprendre que nos gendarmes tiennent des propos agréables, commente M. Rivière. C’est toujours ça de pris. Quand je pense à ce qui nous sépare de nos voisins allemands, cela me peine tout de bon. Cette séparation est ancrée dans la nature des deux peuples. Le fait que les Allemands ne se sentent pas coupables et ramènent tout à eux, c’est là une caractéristique que tout le monde n’est pas à même de leur pardonner. Or, je pense qu’ils nous adressent les mêmes reproches. Cela aussi, c’est universel. Mais chacun voit et entend les choses à sa façon.

    - Un Français se fie à son œil. Il se fait, sans intermédiaire, une impression de l’environnement dans lequel il se trouve. Elle ne peut être trompeuse. En tout cas, il s’y raccroche, et c’est à partir d’elle qu’il se forge un avis. Ce qu’il a vu une fois, ça reste en lui, ça se grave dans sa mémoire. Il n’oublie pas et il ne pardonne pas. En tout cas, il ne pardonne pas à la légère.

    - Ce que l’œil est au Français, l’oreille l’est à l’Allemand. Ce dernier recueille des impressions flottantes. Il n’est pas l’homme du réel, mais celui des sentiments. Voulez-vous que je me résume en un mot ? Ce n’est pas l’homme de l’être, mais l’homme du devenir. L’opportuniste-né ! Il guette sa chance, il est inventif ; pour se tirer d’une situation, il sait changer radicalement de cap. Voilà pourquoi il ne nous paraît pas fiable. Je dis bien : paraît, parce que c’est effectivement sa nature, et parce qu’on est obligé d’en tenir compte. C’est pourquoi il est bon que le traité avec l’Allemagne prévoie des sanctions. Mais il nous faudra les appliquer avec prudence.

    W.G.C. Byvanck

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare- Pour la France et l’Allemagne, apprendre à se comprendre représente un grand défi. Les deux peuples vont devoir faire des concessions et chercher à se compléter sur bien des points. Si la France a la bonne idée de ne pas en rester à sa première impression, et donc de faire une place au devenir, alors sa reconquête du territoire ne restera certainement pas infructueuse. En l’espèce, on ne peut parler de Sachlichkeit ni d’un côté ni de l’autre du Rhin. »

    J’estime l’heure venue de prendre congé de la compagnie. Traversant le vaste et vieillot jardin du Luxembourg bien aéré, je regagne mon logement.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    des images de Gaston Gallimard et de Jean Schlumberger

     

      

  • À même la peau

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    Nijinski dans la peau, sur la peau

     

     

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    Le danseur et chorégraphe Vaslav Nijinski a inspiré à Arthur Japin – dont on peut lire en français Le Noir au cœur blanc (Gallimard) et Un charmant défaut (Héloïse d’Ormesson) – un roman tout simplement intitulé Vaslav (2010), livre que le Néerlandais a d’ailleurs adapté pour la scène devant le succès de librairie rencontré par cette histoire. En 2015, à partir d’un passage de cette œuvre, la chorégraphe flamande Cindy Van Acker (Compagnie Greffe, Genève) a de son côté créé un solo d’une heure, représentation durant laquelle des extraits du texte transposé en français apparaissent sur la peau de la danseuse.

    Traduire à même la peau.

     


     

     

     

    Vaslav d’Arthur Japin (extrait)

     

     

    « Aujourd’hui, commence-t-il, je vais vous montrer ce que créer signifie. Réaliser quelque chose à partir de rien : ce que cela veut dire, vous allez le voir ici, cet après-midi. » Il s’empare d’une chaise, avec le plus grand calme la repose au milieu de la scène, face au public. « Je vous offre un coup d’œil sur notre âme. Exceptionnellement, je vais vous montrer comment nous vivons, comment nous souffrons, comment un artiste crée. »

    Il se concentre, comme en prévision d’un effort soutenu, mais prend tout bonnement place sur la chaise et parcourt la salle des yeux. Penché un peu en avant, il reste assis. Son regard passe d’un spectateur à l’autre, fauteuil après fauteuil, rangée après rangée ; on dirait qu’il cherche à lire les pensées de chacun.

    CvA1.pngLes deux ou trois premières minutes, cela réclame un petit temps d’adaptation : les gens se regardent, le sens à donner à son attitude les laisse perplexes, ils se demandant si on attend quelque chose d’eux. Ils s’agitent un peu sur leurs sièges, mais monsieur ne semble en rien le remarquer, il s’obstine, son regard s’attachant désormais plus à l’ensemble de l’assistance qu’à certaines personnes en particulier. Avec intensité, il les observe comme si toutes et tous ne faisaient qu’un, et peu à peu les spectateurs capitulent. Bien qu’ayant payé leur place au prix fort, ils paraissent tout à fait satisfaits.

    Pourquoi monsieur ne danse pas, je ne saurais le dire. Je relève que madame, qui a laissé son fauteuil à l’un des donateurs, se tient dans les coulisses, un peu à l’écart du piano à queue. Elle se tord les mains. Ce que son mari essaie en ce moment de tirer de nous, quoi que cela puisse être, ne la rassure pas elle non plus. Jetant un œil sur la salle, elle prend la mesure du prodige qu’il exerce sur l’assistance.

    Les gens fixent la scène comme si quelque chose d’important allait s’y dérouler. Ils ont retrouvé leur calme, peut-être le terme « dociles » convient-il mieux pour les décrire, on ne les sent plus du tout mal à l’aise et ils ne s’opposent plus à ce que l’artiste les dévisage. On a un peu l’impression d’assister à une messe.

    Plusieurs minutes s’écoulent, je le jure, treize pour être précis – ma Santos se révèle bien utile – sans que rien se passe, sans qu’on observe rien si ce n’est, comment dire, une certaine détermination émanant de monsieur. Tout le monde est à même de la relever : une énergie à présent tangible. Au contraire de ce que je crois une seconde, il ne s’agit pas d’une illusion, mais d’un indéniable phénomène. Quand, doutant de ce que je perçois, je lève la main, je ressens comme des titillations, une légère brise, c’est à cela que ça ressemble le plus, qui m’effleure la paume de ma main.

    Puis ça continue, dix pleines minutes de plus – ça dépasse l’entendement, c’est une sorte d’hypnose – vingt-trois en tout.

    Entre-temps, une tension s’installe, qui se fait particulièrement désagréable, une pression qui semble se former au-dessus de nos têtes, pareil à un orage, l’été, entre les versants d’une vallée. On se sent prisonnier de quelque chose qui demeure invisible et incompréhensible. Chacun dans cette salle est libre de s’en aller, mais personne n’y songe car, concomitamment, on est témoin d’un prodige.

    En fin de compte, Mme Nijinski en a assez. Elle glisse quelques mots à l’oreille de Mme Asseo, et tandis que celle-ci se met non sans hésiter à jouer, celle-là s’avance vers son mari. Pour ne pas l’effrayer, elle pose tout doucement une main sur son bras.

    « Vaslav, dit-elle à voix basse, tu veux bien danser pour nous ? S’il te plaît, danse Sylphides. »

    Sur un signe de l’épouse, la pianiste reprend les premières mesures du même morceau, avec plus de vigueur cette fois, dans l’espoir d’inciter Nijinski à agir.

    Mrs. Degas, dernier roman en date d'A. Japin

    CvA3.pngMonsieur lève les yeux. Il a besoin d’une seconde pour revenir à lui-même, on a l’impression qu’il a du mal à saisir ce qui se passe.

    « Comment oses-tu ! », s’écrie-t-il. Outré, il bondit de sa chaise. « Comment oses-tu me déranger ? » Et devant tout le monde, il se met à fulminer contre sa femme. « Je ne suis pas une machine, qu’est-ce que tu crois, je danse uniquement si j’en ai envie ! » Il s’empare de la chaise, la jette par terre avec une telle violence que le dossier et les pieds se brisent.

    Madame est pétrifiée sur place. Durant quelques instants, la peur de le voir se jeter sur son épouse traverse la salle. Quiconque l’ayant vu ainsi déployer toute sa force, tigre jaillissant de la jungle, ne peut douter qu’il est capable de la briser comme il a brisé la chaise.

    Plutôt que d’insister, elle éclate en sanglots et se précipite vers la sortie.

    « Qu’est-ce qui se passe ? crie la Hongroise qui lui emboîte le pas. Bon sang ! qu’est-ce que ça veut dire ? qu’est-ce qu’il lui arrive, à Nijinski ? »

    Madame m’attrape par le bras et m’entraîne dans le couloir.

    « Il faut le ramener immédiatement chez nous. Tout ça n’aura été qu’une terrible erreur. » Elle me regarde droit dans les yeux : prend-elle enfin pour autant conscience de mes mises en garde ? je n’en sais rien. « Comment on va s’y prendre, Peter ? Qu’est-ce qu’on peut faire ? Je veux qu’il quitte les lieux, tout de suite, et le ramener à la maison, le plus vite sera le mieux. »

    Mais il est déjà trop tard.

    En effet, sur les planches, la scène suivante s’annonce.


     

    « Voilà, je vais danser la guerre, l’entend-on s’écrier, la guerre et toutes ses souffrances, ses dévastations, la mort qu’elle apporte. La guerre que vous n’avez pas empêchée et dont vous êtes en conséquence tout aussi responsables que les autres. »

    Quand nous nous précipitons dans la salle, il a joint le geste à la parole.

    Il danse.

    Mais ça ne ressemble en rien à ce que j’ai pu lui voir faire chez lui. Une façon terrifiante de danser, démesurée, des contorsions délirantes. Mu par la rage et le désespoir, il se jette de gauche à droite, membres disloqués, aussi flasques que ceux d’un mort. Cette danse ne cherche pas à restituer la guerre, pas du tout, elle est la guerre.

    À la vue du champ de bataille qu’il fait naître sous leurs yeux, des horreurs qu’il les force à voir, les spectateurs ont un mouvement de recul.

    Pauvre public, venu se distraire dans l’espoir de faire part à des amis du privilège rare qu’il y a à assister à une chorégraphie enchanteresse donnée par la sixième merveille du monde !

    CvA4.pngPétrifiés pour ainsi dire dans leurs fauteuils, remplis d’aversion mais le souffle coupé, les gens regardent un soldat de la Grande Guerre, un soldat de toutes les guerres, chaque jeune homme tombé au combat. Il bondit par-dessus les cadavres de ses camarades. À chaque fois qu’une grenade explose, il se laisse tomber, puis se relève, s’efforce de reboucher une fosse commune avec de la terre saturée de sang, qui, en caillots de boue, s’agglomère à ses pieds. Par ailleurs, blessé, moribond qu’il est, il court, évite un tank ; recrachant le gaz moutarde, il arrache ses habits qui, au bout d’un moment, ne sont plus que loques, collées dirait-on à sa peau. Pourtant : il ressuscite, se redresse d’un bond et se remet à danser, à danser ; tournoyant, il nous entraîne, qu’on le veuille ou non, le long de ruines et de vies dévastées, se débattant avec ses muscles d’acier, éclairs luminescents. Fuir, il veut fuir, créature aérienne, fuir pour échapper à l’irrévocable fin.

    Dans cette salle, un homme met toutes ses forces à danser contre la mort, luttant pour rester en vie.

    Sur les dernières mesures, il s’immobilise de tout son long sur le sol.

    Personne n’applaudit.

    Avec raison puisque ce n’est pas encore fini.

    Monsieur se relève et reprend son souffle. Il gagne alors un côté de la scène et revient en portant deux rouleaux de velours qu’il avait cachés derrière un rideau.

    Il les tient dans les bras comme s’il s’agissait de bébés, l’un noir, le second blanc argenté ; d’un coup sec, il les déroule sur la scène de manière à former une croix. Puis il se place debout à l’une des extrémités, écarte les bras comme s’il était lui-même une croix vivante ou un crucifié.

    Dans cette position, il s’immobilise.

     

    Durant un bref instant, on a l’impression qu’il va sombrer à nouveau dans sa transe en essayant de nous entraîner à sa suite, mais, dieu merci, au bout d’une minute, il finit par s’adresser à la pianiste.

    « Chopin, annonce-t-il, prélude n° 20. »

    Mais cette fois encore, il dédaigne de danser. Tant que la musique retentit, il ne fait pas un pas, pas le moindre pas. Tout au plus quelques gestes. Quatre pour être précis. Qu’il reproduit sans faute, un sur chaque accord : d’abord un geste de défense, bras tendus en avant, paumes tournées vers nous ; puis, bras écartés dans un geste accueillant, comme pour nous étreindre ; ensuite un geste de supplication, mains désespérément tendues vers le ciel ; enfin, il laisse retomber ses bras en les faisant claquer contre son corps.

    Ballants, débris échoués, comme désarticulés.

     

    CvA5.pngIl se tient là sans cesser de moudre, de mouliner des bras.

    Défensif.

    Bienvenue !

    Suppliant et brisé.

    Sur la défensive, dans l’accueil, suppliant, brisé jusqu’à la dernière cadence.

     

    Dès que la musique cesse, il laisse aller son regard sur la salle. Il rit avec malice comme s’il venait de nous faire marcher.

    Alors qu’on ne s’y attend pas, histoire de nous déconcerter, il prend son élan et, sans peine aucune, saute, bondit, saute, bondit, saute, bondit en un long envol.

    Dans le public s’élèvent des cris : on le reconnaît enfin, on l’admire, on est en outre soulagé que le cauchemar soit terminé. C’est bien lui, le Dieu de la danse. C’est le Vaslav Nijinski qu’ils sont venus voir.

    Sur la scène, bond après bond, il dessine de grands cercles. Sa chemise se gonfle, manches déboutonnées et amples flottant comme des ailes. Il est au-dessus de tout, aucun doute possible, il semble passer par-dessus nos têtes et se surpasser.

     

    Brusquement, c’est fini.

    Comment est-ce possible, ça s’est passé trop vite, l’a-t-on vraiment vu se poser sur terre ? Tout continue de tournoyer. Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est terminé. Il est là, au milieu de la scène, lui-même et non plus un phénomène, petit, droit comme un I, immobile.

    Dans un dernier geste, il pose la main droite sur son cœur.

    « Maintenant, dit-il, le petit cheval est fatigué. »

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

     

     

  • Des lacs froids de la mort

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    Un chapitre de Frederik van Eeden

     

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    F. van Eeden, son épouse Martha et leurs deux enfants (1895)

     

     

    Prophète, médecin, pionnier de la psychothérapie, dramaturge, diariste, poète, romancier, esprit avide d’universalité, personnage charismatique, réformateur ayant dilapidé une partie de sa fortune dans une colonie communiste utopique (1), Frederik van Eeden (1860-1932) a, pendant une demi-siècle, marqué de son empreinte la société et les lettres des Pays-Bas. Ami entre autres de Romain Rolland, traducteur de Tagore, il a été admiré par certains, honni par beaucoup.

    Commentant l’œuvre romanesque de cet homme dont l’existence a été dominée par le sens du religieux, Paul Verschave (2) écrit à juste titre : « C’est toujours son ‘‘moi’’ individualiste qui s’exprime par la bouche de ses héros, mais comme son individualité a revêtu les aspects les plus divers, rien qu’en se racontant, il a créé tout un monde. Et c’est en quoi ses ouvrages présentent un intérêt si considérable pour qui cherche à suivre l’évolution spirituelle de cet homme : ses livres enregistrent d’une manière indélébile, non seulement sa pensée, mais sa vie. Bien plus, chez une nature aussi riche, et qui, dans sa soif de savoir, s’est répandue en manifestations aussi multiples, qui était sous tant de rapports variés ‘‘enfant de son siècle’’, les différentes étapes de cette pensée forment à elles seules l’histoire de toute une génération intellectuelle. »

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanS’il existe trois traductions françaises (3) du Kleine Johannes (1887) – sorte de conte de fée autobiographique et symboliste en partie inspiré par Simplice de Zola –, on peut déplorer que le grand roman de Van Eeden, Van de koele meren des doods (1900, Des lacs froids de la mort), soit pour ainsi dire passé inaperçu en France (4). Sous la plume de sa compatriote Jeannette Nijhuis (1874-1938), L’Humanité nouvelle a salué, essentiellement pour des considérations politiques, cette parution (« Chronique des lettres hollandaises », octobre 1902, p. 105-106) : « Dans son roman, ce n’est pas seulement l’artiste qui parle, c’est aussi le penseur, le croyant, le socialiste et, dans une large mesure aussi, le médecin. Il fallait être médecin pour si bien faire la diagnose d’une âme, d’un esprit et d’un corps malades. Il fallait être socialiste pour si bien sonder les plaies d’une société malade et pour indiquer avec tant de décision les voies de la guérison.» Chroniqueur lui aussi des lettres néerlandaises à la même époque, Alexandre Cohen se montre bien plus réservé, en raison de ses goûts bien entendu mais aussi sans doute parce que Van Eeden ne s’était jamais affiché anarchiste (« Lettres néerlandaises », le Mercure de France, avril 1901, p. 272-274) ; tout bien considéré, le condamné à 20 ans de travaux forcés au Procès des Trente ne reconnaît au livre qu’un grand mérite : « l’héroïne nous reste toujours sympathique, même lorsqu’elle devient vertueuse et ce, sans que l’auteur fasse le moindre effort pour nous imposer cette sympathie ».

    Soucieux de l’édification du lecteur, Paul Verschave met en avant le poète Van Eeden bien plus que le romancier. Il relève malgré tout : « Il serait intéressant de comparer cet ouvrage [Les Lacs froids de la mort] avec le célèbre roman de Flaubert, Madame Bovary, et de voir à ce sujet ce qui sépare Van Eeden du naturalisme. Comme Madame Bovary, Hedwige de Fontayne, ne trouvant pas dans le mariage le bonheur rêvé, fait les chutes les plus lamentables, mais il n’y a pas dans ces fautes le caractère de fatalité qu’y mettent les naturalistes. Le mal y est reconnu comme le mal et appelle le remords. De plus, arrivée à l’extrême degré de la misère morale, la malheureuse Hedwige se relève dans un étouffement bouddhiste des passions qui ressemble ‘‘aux ondes fraîches de la mort’’ » (5).

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanLe monde anglophone a été plus accueillant en publiant dès 1902 une traduction : The deeps of Deliverance (de la main de Margaret Robinson), rééditée en 2009 sous le titre Hedwig’s journey ; Else Otten en en donné une version allemande (Wie Stürme segnen, 1907), Goedele de Sterck une version espagnole (Las tranquilas aguas de la muerte, 2012), Farooq Khalid une version en ourdou. Nouchka van Brakel a porté le livre à l’écran avec, dans le rôle principal, Renée Soutendijk. Pour notre part, nous donnons une traduction française du premier chapitre de ce roman.

     

     

    (1) La citation suivante résume assez bien l’échec de l’expérience de la colonie de Walden : « Vers 1898, Frédéric Van Eeden, célèbre romancier hollandais, nouvellement converti au rêve collectiviste, fondait, avec l’aide d’une vingtaine d’amis, à Walden près de Bussum, un phalanstère, espèce de petite oasis de vie future, suivant le type socialiste. Van Eeden consacra à cette tentative un demi million, qui fut bientôt englouti, et malgré cette orgie d’argent, l’œuvre vient de périr. Le généreux utopiste avoue franchement la cause de la déconfiture : ‘‘Dans ma petite collectivité, écrit-il, j’ai été dès le premier jour obligé d’éliminer des éléments inacceptables qui prétendaient ne rien faire et vivre aux dépens de la communauté. Pour eux ‘‘le travail libre’’, c’était surtout la liberté de ne pas travailler’’. » (Chanoine Bourgine, Le Protestantisme et les sociétés modernes, Avignon, Aubanel, 1914, p. 42)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,roman(2) Voir sur ce juriste et érudit (photo) : Robert Hennart, « Paul Verschave (1878-1947) et l’Ecole supérieure de journalisme de Lille », De Franse Nederlanden / Les Pays-Bas Français, 1980, p. 204-214.

    (3) Celle parue dans un premier temps sous le titre Jeannot, que l’on doit à Léon Paschal, d’abord publiée dans la Revue de Belgique puis aux éditions P. Weissenbruch (1903) et enfin dans  la Revue de Hollande (en écoute ici) ; Le Petit Jean, traduit par Sophie Harper-Mounier, avant-propos de Romain Rolland, Paris, Rieder, « Les prosateurs étrangers modernes », 1921 ; Le Petit Johannes, traduit par Robert Pittomvils et adapté par Albert Bailly avec une introduction du traducteur, Bruxelles, La Sixaine, « Estuaires », 1946. Les éditions L’accolade ont publié une édition bilingue (+ audio) du roman.

    (4) À propos de ces deux romans et d’un troisième : Johannes Viator (1892), on pourra consulter la thèse de Hanneke Pril, Une analyse littéraire de trois œuvres de Frederik Van Eeden (1860-1932), Université de Paris IV, 1998.

    (5) Paul Verschave, « Le poète hollandais Frédéric van Eeden et son œuvre », Bulletin du Comité flamand de France, 1923, p. 204-218. Du même auteur, on verra : « Un converti hollandais : le poète Frédéric van Eeden », Le Correspondant, 1924, p. 311-338.

     

    Extraits du film Les Lacs froids de la mort

     

     

     

    UN CHAPITRE DE FREDERIK VAN EEDEN

     

    Des lacs froids de la mort (1900)

     

     

    Une histoire de Frederik van Eeden

     

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    Avant-propos de la deuxième édition

     

    On a considéré à tort la présente œuvre comme l’étude psychologique d’un cas plus ou moins pathologique. Il s’agit en réalité là de la basse conception défendue par des lecteurs au cerveau et à la sensibilité superficiels.

    Seul le désir d’effectuer des comparaisons, d’établir des rapports et de cerner des proportions stimule le scientifique. En tant que chercheur, celui-ci reste indifférent à la signification supérieure des faits, à l’harmonie et à la beauté des proportions en question.

    L’artiste, au contraire, est animé par la beauté qu’il admire chez l’être, c’est-à-dire par le sens caché de l’ensemble des faits et des proportions ; au moyen de la représentation, il aspire entièrement à transmettre à autrui cette émotion du beau.

    Il se trouve que ce sont des motivations artistiques et rien que des motivations artistiques qui ont présidé à l’élaboration de cette œuvre, les motivations scientifiques lui demeurant, pour de bon, étrangères. Quand bien même l’écrivain aurait en partie échoué à atteindre ce qu’il se proposait, il n’a eu d’autre intention que de restituer, pour la faire vivre à ses lecteurs, l’émotion du beau qu’il a lui-même éprouvée.

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanPour ce faire, il a cru nécessaire d’énoncer de façon scrupuleuse et sans concession maints détails qui y participent, ceci tout en les exprimant avec force sans se laisser perturber ni choquer par des éléments secondaires. Après tout, le beau qui a suscité la pleine admiration de l’auteur, et sur lequel, par son rendu, il entend focaliser toute l’attention de ses lecteurs, ne saurait être un quelconque phénomène extérieur, une chose sensuellement perceptible : il est un événement de l’âme d’une nature sans doute rare, mais aucunement artificielle ni invraisemblable. Dans ces pages, tout détail en apparence superflu ou insignifiant sert au fond à jeter, à dessein, de la clarté sur ce bel événement, le motif principal ; dans le même temps, l’auteur sait qu’il n’a pas porté préjudice à la vérité artistique, c’est-à-dire en l’occurrence la crédibilité et la teneur naturelle des faits présentés.

    L’idée selon laquelle la protagoniste serait un être « maladif » par nature et par tempérament, il la réfute. Il n’en demeure pas moins qu’en raison d’une complexion extrêmement fine et noble, elle se trouve bien plus exposée aux influences néfastes que l’être moyen et grossier. Comment le cœur le plus tendre peut-il résister à ces influences apparemment ahurissantes et écrasantes de notre société malade, ceci malgré le destin le plus défavorable, puis les transformer en une délivrance finale – à condition de préserver le courage de la foi et la confiance en Dieu – malgré la pire chute ? tel est le magnifique thème traité par l’écrivain conscient de cette merveilleuse réalité tout autant que de la faiblesse de son rendu.

     

    Juillet 1904

     

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     Chapitre I

     

    L’histoire d’une femme. Comment elle a cherché les lacs froids de la Mort, là où est la délivrance, et comment elle a trouvé celle-ci.

    Son nom ? Je l’appelle Hedwige Marga de Fontayne. Hollandaise certes, mais ayant du sang d’ancêtres étrangers.

    Née au milieu du XIXe siècle, elle a grandi dans une ville de province des Pays-Bas. Il y avait là un minimum de commerces et d’entreprises, et néanmoins une certaine prospérité : nombre de riches n’y possédaient-ils pas des demeures cossues ?

    Également vaste et cossue, celle où Hedwige habitait avait été sans doute bâtie une centaine d’années plus tôt. Elle comprenait un spacieux corridor, frais en été, au sol en marbre et aux parois chaulées. Ce passage ouvrait sur de grandes pièces sombres au revêtement mural rouge liseré d’étroites bandes dorées, aux boiseries peintes en blanc et or et au plafond en plâtre blanc d’où pendaient des lustres à cristaux triangulaires. Au bout du corridor, une porte vitrée donnait sur le jardin où de malingres arbustes à fleurs, plantés à même une terre grasse très noire, manquaient de lumière sous un arbre massif, un hêtre à feuilles rouges. La plupart du temps, la famille se tenait dans la véranda lumineuse et ensoleillée. Les fenêtres, au nombre de trois, aux petits carreaux violets, étaient hautes. Leurs appuis s’ouvraient eux aussi si bien qu’on obtenait en été, dans cette pièce large, trois grandes baies sur le dehors, des rideaux tamisant la vigueur du soleil.

    Biographie signée Jan Fontijn (vol. 1)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanL’habitation se dressait parmi d’autres, nombreuses et similaires, dans la rue principale de la ville, une voie calme qui dessinait quelques courbes. En son milieu courait une chaussée homogène de pavés gris clair, bordée de chaque côté d’un lé, bandes tapissées de briques cuites jaunes, elles-mêmes bordées d’un trottoir en granit bleu planté de courts poteaux reliés un à un par une barre ou une chaîne en fer ; en retrait s’alignaient les hautes fenêtres monotones derrière lesquelles se détachait bien peu de luminosité et encore moins de silhouettes. Visibles à travers les vitres : des meubles et des vases, astiqués et bien disposés, mais sans beauté, car choisis non par amour ni par goût, mais par une tuante habitude.

    Dans ce décor, dont elle ne percevait pas la laideur, Hedwige trouvait ses joies. Le matin, par les lumineux jours d’été, la rue était ensoleillée et pleine d’une paisible agitation. Quand elle sortait pour se rendre en classe, tirant la porte sur elle, elle percevait la chaleur et l’éclat de la vie autour d’elle, tout bien en ordre. Elle voyait les boulangers livrer le pain, les bonnes légèrement vêtues fouler le trottoir ainsi que la charrette des éboueurs cahoter. Tout cela baigné de soleil : les toits rouges chauffaient, les fenêtres étincelaient, le massif marronnier de la place offrait une ombre d’un vert vivant.

     

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanÀ l’origine, dans cette maison de ville, sa prime existence se trouvait dénuée de soucis. Elle picorait çà et là de la gaieté comme une enfant affamée dès le matin. Il y avait les bonnes heures au petit déjeuner, quand l’immobile soleil brillait dans la véranda, et d’autres les soirs d’hiver devant la cheminée, sur les genoux paternels. Sans compter celles de complicité qu’elle partageait avec sa mère.

    En guise d’apothéose, il y avait les jours de fête, quand on sortait le cristal, quand on transportait les bouquets dans le corridor, quand la vaste demeure se remplissait d’effluves de melons, de fleurs flétries et de sève de sapin.

    La cohue des invités et le brouhaha revêtaient un charme enivrant. Gens que l’on n’avait pas l’habitude de voir entre ces murs, cuisiniers vêtus de blanc, domestiques en livrée noire, tous prenaient une apparence de beauté et de singularité. Les aliments servis en pareille occasion lui paraissaient coûteux, recherchés, exotiques – elle les découvrait dans sa chambre, à l’étage, où elle mangeait avec la nurse qui se substituait à sa mère.

    S’ensuivait le moment de gloire lorsqu’elle apparaissait après le repas, dans une féérie de lumière, de fleurs et de cristal, au milieu de la morne pièce de réception transformée en une salle étincelante.

    Par la suite, à un âge plus avancé, elle connut le bonheur de prendre place à la table, de dire ou de faire quelque chose grâce à quoi on la remarquait ; elle se sentait alors partie prenante de la fête, dignement et non plus comme une simple enfant.

    F. van Eeden, par Lizzy Ansingh (1919, coll. Literatuurmuseum)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanCependant, les heures de joie étaient clairsemées, pareilles aux rares fleurs d’une grande et blafarde lande de monotonie, où elle se promenait à l’origine avec insouciance, attentive aux fleurs et non aux étendues pelées séparant celles-ci. Des années plus tard, y repensant, elle ne se souvenait que de la lande, la grande plaine lugubre, et plus du tout des fleurs. C’était miracle, pareille insouciance au milieu de tant de morosité.

    Encore enfant – elle devait avoir 9 ans –, elle commença à éprouver une sensation d’oppression provoquée par une chose à la fois merveilleuse et terrifiante, pénible et triste, qui refusait de se retirer alors même qu’elle ne la voyait jamais distinctement. Cela survenait en toutes sortes d’endroits, dans toutes sortes d’occupations, une mauvaise odeur s’attachant à toutes sortes de choses. Elle ne la relevait pas sur-le-champ, seulement un peu après coup ; quand elle se remémorait l’endroit, l’occupation, la chose, cette impression transparaissait comme une hideur noire qu’elle avait oublié de remarquer sur le moment.

     Biographie signée Jan Fontijn (vol. 2)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanAinsi, un lundi soir, faisant des bulles de savon avec ses petites camarades derrière la cuisine, sur la place pavée de briques jaunes, elle avait laissé danser sur sa manche les merveilles lisses et bariolées avant de les faire précautionneusement sautiller sur une serpillère en laine ; son frère les avait alors emplies de fumée de tabac jusqu’à ce qu’elles éclatent. Ensuite, elle était allée se coucher. Il était vingt et une heures, la nuit n’était pas encore tombée ; un crépuscule gris envahissait sa petite chambre aux murs nus ; dehors, deux cloches se renvoyaient leurs tintements.

    Une sorte de grisaille et d’effroi s’était alors abattue sur tout ce qui l’entourait ainsi que dans sa mémoire immédiate, sans qu’elle ne s’en rendît compte, encore assise sur le bord de son lit. Mais plus tard, plus tard, il lui semblât avoir souffert affreusement à ce moment-là, une horrible monotonie et morosité collant à tout ce qu’elle avait alors ressenti. À l’odeur de l’eau savonneuse et des fines pipes en pierre, aux briques jaunes de la petite place, à la voix de son frère, à celle de ses camarades, à celle de la bonne, à la lumière grisâtre filtrant à travers les carreaux de sa chambre, au tintement lugubre qui s’éternisait.

     

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanMalgré l’insouciance de ses jeunes années au cours desquelles la maladie ni la moindre perte déchirante, la dureté du monde ni la tristesse non plus que le moindre manque n’avait contrarié sa croissance, elle ne pouvait y songer sans à chaque fois redécouvrir, avec horreur, la mauvaise odeur de l’ennui attachée à tous ses souvenirs.

    Il n’y avait pour ainsi dire aucun endroit de la vaste demeure qui ne se trouvât, à un moment ou à un autre, voilé par la gaze de l’abattement. Éclairés par une lucarne, les combles aux nombreux placards dispensant des effluves d’huile et de poivre. Le grincement d’une porte menant à l’escalier du grenier. La forme du pain posé chaque matin sur la table du petit déjeuner. Les traces de boue ou de neige laissées par les semelles sur le marbre du corridor. Toutes ces infimes réminiscences lui procuraient une sorte de dégoût, psychique mais aussi physique.

    Cette tristesse tenait au retour régulier des choses dans l’ordre temporel. Une affection qui, à certaines heures de la journée, en certains jours de la semaine, mais aussi en certaines saisons de l’année, se manifestait plus fortement que de coutume.

    Ainsi, c’étaient les minutes entre seize et dix-sept heures dont elle se remémorait avec le plus d’horreur, plus encore celles des hivers, les pires étant celles du premier jour des semaines en question.

    L’odeur des choses ne faisait qu’accentuer la morosité d’Hedwige. Celle du linge propre qu’on apportait à la maison le vendredi après-midi et que les bonnes, sous ses yeux, calandraient, étiraient et humidifiaient. Celle du savon et du métal chauffé, lorsqu’on préparait le bain du soir, pourtant un joyeux divertissement pour elle et le reste de la fratrie. Celle de renfermé des pièces d’apparat restées fermées de longues semaines, lorsque la famille rentrait de sa villégiature estivale.

    Ces choses, de même que mille petites autres, elle les trouvait indiciblement tristes, innommablement accablantes, non lorsqu’elle les vivait, mais lorsqu’elle y repensait.

    Pourtant, elle n’était en rien une enfant mélancolique, bien plutôt une fille loquace et gaie la plupart du temps, encline à trouver des occupations, sagace et jamais à court d’idées pour jouer et s’amuser, rarement fatiguée, et pas plus grincheuse ni contrariante que ses congénères.

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanEn revanche, et bien que personne dans son entourage n’eût rien remarqué, elle connaissait de brefs moments d’introversion, quelques minutes parfois, au cours desquels elle avait l’impression de voir au plus profond d’elle-même, d’une manière incompréhensible et oppressante. Elle marmonnait alors son prénom, son nom : « Hedwige, – Hedwige Marga de Fontayne – moi, moi, moi –, moi-même, je m’appelle Hedwige de Fontayne » –, et il lui semblait découvrir des abîmes dont la profondeur et l’impénétrabilité lui coupaient le souffle.

    Ces moments peu fréquents, elle n’en oubliait aucun, ni l’endroit, ni le cadre, ni le contexte dans lesquels elle les vivait.

    Parmi les grands carreaux de marbre blanc du corridor, deux avaient été apparemment sciés dans le même bloc ; ils étaient disposés de telle façon que, sur les surfaces conjointes, leurs veines dessinaient un énorme cœur blanc.

    Par une après-midi de fin d’hiver, Hedwige, contemplant à genoux cette figure – elle venait de la signaler à ses camarades comme étant l’une des particularités de la maison – éprouva soudain un état d’extrême introspection. Qui lui apparut comme l’archétype de ceux l’ayant précédé.

    Gaie, le cœur léger, elle apparut, le lendemain, pareille à une fillette qui a un secret grisant à cacher. En effet, il s’agissait bien pour elle d’un secret grisant, un sujet sacré, qu’elle détenait en propre, dont elle n’aurait parlé de bon gré à personne, pas même à sa mère. Elle conçut comme un devoir primordial, intangible, de ne jamais oublier la moindre singularité du moment en question, quel que fût l’âge qu’elle atteindrait.

     

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanDans sa mère, Hedwige trouvait tout ce qu’une enfant affectueuse et sensible peut attendre. Le sentiment rassurant qui contribue à consolider le cocon familial, une tendresse qui ne fait jamais défaut, un soutien ferme et calme, la possibilité de s’épanouir dans la distinction, la dignité et le respect des vertus – tout cela, sa mère le lui donnait ; en nulle occasion, l’heure d’altérer et de ternir cette image merveilleuse et parfaite ne sonna.

    Souvent, sa mère arborait d’amples robes blanches confectionnées dans des étoffes soyeuses ; sa coiffure, elle la portait à l’ancienne, renflée au niveau des oreilles, relevée pour le reste en plusieurs tresses étroites. Elle s’exprimait d’une voix douce et pure à travers laquelle le mécontentement ne vibrait tout au plus qu’une poignée de secondes, mais avec une force de conviction supérieure à celle de cris motivés par la colère. Aux yeux de tous, son côté indolent et rêveur semblait s’accorder avec sa nature raffinée de fée. Jamais elle ne parut vieille ; jusqu’à sa mort, elle chanta d’une voix claire d’enfant.

    Sans réserve, sans restriction, sans la moindre ombre, son époux lui vouait un véritable culte. À ses yeux, elle n’était que bonté et beauté. Il s’agissait là d’une sereine conviction qu’il ne remit jamais en question, lumière pérenne qui éclairait une existence qu’il ne questionnait pas non plus.

    La présence à ses côtés de cet être lucide, qui s’adonnait en silence à ses activités, lui procurait une joie continuelle. Il trouvait sa voix, à chaque mot qu’elle prononçait, toujours aussi belle, et ses mains, à chacun de leurs mouvements, dignes de son attention et de son admiration. Tant qu’elle fut en vie, il ne laissa aucune place à la grogne ni aux récriminations, si ce n’est aux rares moments où il était séparé d’elle.

    Quand elle se mettait à chanter – passe-temps auquel il se livrait lui aussi – alors qu’il était occupé, il abandonnait sur-le-champ sa tâche, s’asseyait avec déférence devant elle, les yeux rivés, dans une attention calme et pieuse, sur les lèvres en mouvement.

    F. van Eeden (photo : J.H. Sikemeier)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanPareille scène, les enfants la considéraient comme une chose bonne et naturelle, qui ne les surprenait en rien.

    À l’image de leur père, il eût été impensable et inconcevable pour eux de remettre en question la perfection morale de leur mère. Jusqu’à la fin, ils ne varièrent pas.

    En elle, deux caractéristiques dominaient et rayonnaient sur son entourage : une complexion d’esprit raffinée, propre aux descendants d’une lignée aristocratique pure, préservée et des rudesses de l’existence qui transforment l’homme en bête et des petits soucis qui assèchent le cœur – ainsi qu’une composition calme et équilibrée résultant d’une maîtrise de soi dans une pratique de la courtoisie, entre les deux sexes, toujours plus implantée en elle.

    Cette délicatesse et cette harmonie forment ce qu’on appelle de nos jours « distinction », sachant que celle-ci permet de se démarquer de la majorité des êtres. Chez cette femme, elle se manifestait, telle une lumière ruisselant par trois portes, à la fois à travers l’âme, le port et la manière de s’affairer, autrement dit : la voix, le regard et la gestuelle.

    Aucun de ses enfants ne l’ignorait : dans le lieu où leur mère entrait s’établissaient la sérénité et le sentiment d’être en sécurité. Dans le lieu qu’elle quittait s’immisçaient problèmes et incertitudes, désordre et fêlures. Il fallait sa présence pour que l’épouvante commençât à leur paraître moins épouvantable, pour que les difficultés en apparence insurmontables s’aplanissent sans peine, tout cela favorisé par une parole joyeuse et une gestion certes un peu lente mais avisée de sa maison. Elle tenait son ménage sans effort, restait froide et résignée devant les soucis, douée d’une vigilance immédiate en maintenant un ordre ferme, malgré des moyens limités – simple pression d’un doigt de ses mains fragiles en quelque sorte.

    manuscrit du poème De waterlelie (coll. UB A'dam)

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanQuand Hedwige était malade, que la fièvre lui oppressait la poitrine, qu’elle ressentait cette angoisse qui nécessite l’intervention d’un tiers alors que personne ne sait que faire – ce moment où l’on ne saurait vivre plus longtemps comme ça, ni mourir –, et malgré le soulagement qu’éprouvent les enfants comme les adultes à l’arrivée du médecin –, elle n’espérait pas tant ce dernier que sa mère, car celle-ci faisait plus que celui-là. Lorsqu’elle apparaissait, visage calme, voix douce, gestuelle mesurée, faisant ce qu’il convenait de faire, débusquant de la joie et du réconfort là où personne n’en voyait – Hedwige ressentait un contentement durable, qui persistait jusqu’à ce que mort ou rétablissement s'ensuivît. La main maternelle sur son front fiévreux demeura en tout temps l’image concrète du réconfort suprême.

    Cette influence forte et salutaire soudait les membres de la famille en un noyau chaleureux que tout étranger appréciait de côtoyer et de fréquenter. La famille de la haute bourgeoisie néerlandaise sous sa meilleure forme. Elle privilégiait un mode de vie simple, sans pingrerie, tenait des conversations tout à fait libres et naturelles, soigneusement préservées de toute grossièreté, de toute rudesse et de tout ressentiment, chacun observant un amour profond et sincère vis-à-vis de tous les autres sans exception. Car il est difficile d’imaginer une exception dans pareille atmosphère. Certes, il y avait, parmi les quatre frères et sœurs, une enfant moins chaleureuse et plus égoïste que les autres. Enfant qui n’aimait pas moins qu’eux – bien quelle eût plus de mal à masquer sa causticité. Dans ses années de solitude, Hedwige se remémorerait la demeure familiale avec une égale dévotion et tendresse ; dès que la conversation revenait sur ce bon vieux temps, le même sourire attendri se formait sur ses lèvres. Dans un tel cercle, tous les cœurs se doivent d’assumer le même degré d’affection.

    La famille pleine de bonhomie, que n’effrayait pas une petite plaisanterie, s’accommodait de ces fibres acrimonieuses, blaguant à propos de tous les défauts de l’un de ses membres, mais sans jamais être blessante. La tranquillité d’esprit de la généreuse maman favorisait, sous ce toit, un ton affranchi et détendu, si bien que tous supportaient ces douces moqueries. En effet, aucun – bien que piqué par un trait d’esprit – n’avait un vice dont l’évocation eût pu lui faire froncer les sourcils et l’enfermer dans un hargneux silence.

    F. van Eeden, par H. Braakensiek (1918, coll. UB A'dam) 

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanChez le père prédominaient la bonté ainsi qu’un sens aigu du devoir et de la justice. Toutefois, il ne possédait ni la sensibilité, ni la sagesse de sa femme, non plus que son caractère bien équilibré. Avec rigueur et méticulosité, il embrassait du regard le champ limité de sa vie et de ses devoirs. Il était incapable de s’écarter de ce qu’il pensait être honorable. Cependant, son regard ne portait pas loin ; et même s’il s’appuyait sur une foi formelle, un petit accroc suffisait parfois à le décourager, le laissant désemparé. Il assumait ses responsabilités en société, au sein de laquelle il était un homme honoré et prospère. Mais, à l’instar de ses enfants, il lui arrivait de poser des yeux angoissés sur son épouse, elle qui était le grand soutien et le grand accomplissement de sa vie. Si jamais elle était absente, il soupirait sans raison : « Que faire ? Comment s’en sortir ? J’aimerais tant qu’elle soit là. »

    Ce à propos de quoi sa progéniture ne manquait pas de le taquiner, espièglerie qu’il tolérait avec bonhomie.

    Les enfants ne remettaient aucunement en cause son autorité, laquelle ne souffrait d’ailleurs pas de ses faiblesses. Ils percevaient très bien qu’au lieu de se soucier d’avoir raison, il visait à faire triompher le bon sens.

    D’humeur parfois fluctuante, il lui arrivait de s’emporter. Mais un signe ou un regard de son épouse suffisait à le calmer ; sans la moindre hésitation, montrant une docilité pour ainsi dire touchante en même temps que tout à fait naturelle, il rejoignait l’enfant qu’il venait injustement de chapitrer, le cherchant dans toutes les pièces de l’habitation, pour reconnaître qu’il avait mal agi. Comportement empreint de gravité, accepté par tous comme allant de soi.

    F. van Eeden, par J. van Looy (1884, Coll. Frans Halsmuseum) 

    frederik van eeden,traduction,littÉrature,pays-bas,1900,romanSon frère Aernout, Hedwige le préférait aux autres membres de la fratrie. Il était le plus proche d’elle depuis des années en même temps que son camarade de jeu le plus fidèle. Sous sa houlette, elle participait à des jeux de garçons. Envers les autres, elle éprouvait le serein attachement qui va de soi et qui, selon sa nature d’enfant, reliait tous les êtres.

    Par moments, consciente de l’affection que lui portait son père, elle avait l’impression de l’aimer plus que sa mère. Elle aimait lire cet attachement sur le visage bienveillant cernés de cheveux gris. Elle aimait aussi respirer l’odeur de ses vêtements quand elle se tenait près de lui. C’était un vieil homme allègre qui mettait beaucoup de soin à s’habiller, qui ne fumait pas, mais se frictionnait souvent les mains d’eau de Cologne dont il portait toujours un flacon sur lui.

    Certes, l’amour qu’elle éprouvait pour sa mère était plus fort et plus profond, mais, ne faisant qu’un avec son être, il se révélait trop grand et trop singulier pour qu’elle s’en aperçût. Jusqu’au jour où elle en prît conscience à la suite de la séparation.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     


    Quelques images du vieux poète (1930)