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Février 1916. Aux pages 977-978 dela huitième livraison de La Revue de Hollande, on découvre deux poèmes intitulés « Harmonies du soir » et « Lamento à la fenêtre ». Il s’agit des premiers vers du jeune Marseillais Antonin Artaud jamais publiés. Créée en pleine guerre (juillet 1915) pour renforcer les liens entre la France en guerre et la Hollande neutre, cette très belle revue en langue française – dirigée par Georges de Solpray, Hongrois épaulé par le Français Georges Gaillard et le Wallon Louis Piérard – ouvrira ses colonnes à des auteurs d’expression néerlandaise (Frederik van Eeden, Arthur van Schendel, Henri Borel, Ary Prins, Augusta de Wit, Cyriel Buysse, Henri van Booven, J.C. Bloem, Herman Gorter, J. de Meester, Herman Robbers, Hélène Swarth…), mais aussi à O.W. de Milosz, Jules Destrée, Émile Verhaeren, Max Elskamp, Maurice Magre, Francis de Miomandre, Maurice des Ombiaux, Edmond Jaloux, Camille Mauclair… Cette aventure durera trois ans : si la rédaction annonce d’entrée qu’elle entendra poursuivre son œuvre et son but « quand l’affreuse tourmente se sera apaisée », La Revue de Hollande cessera en réalité d’exister en septembre 1918. Ses collaborateurs accordent bien entendu beaucoup d’attention au conflit ; de nombreuses chroniques évoquent les écrivains morts au combat et la production de ceux qui ont connu le front, les ouvrages de toutes sortes qui traitent de la guerre, la perception que l’on a des événements en Allemagne, en Angleterre, en Hollande, en Belgique, en Hongrie ou encore en Italie. Le lecteur de l’époque a également pu lire nombre d’œuvres inédites – placées entre de magnifiques vignettes –, ainsi que des études approfondies sur divers sujets historiques, artistiques et littéraires (le Roman du Renard, Pierre Bayle, Voltaire en Hollande, Wagner, André Chénier, Paul Claudel, l’Idée de race, Hemsterhuis et Montesquieu, C.F. Ramuz, Rachilde, Paul Flat, l’invention de l’imprimerie par Laurent Coster…).
Moins intransigeants que ne pourra l’être un Jacques Rivière en 1923, les animateurs de cette revue éditée à Leyde accueillirent donc l’inconnu Artaud, lequel s’autorisait quelques fantaisies avec la rime.
Daniel Cunin
Un siècle d'écrivains, par André S. Labarthe (2000)
Tous les deux ans, on désigne aux Pays-Bas un poète national chargé d’insuffler vie à différents projets et de publier un certain nombre de poèmes reflétant notre époque. En ce 21 janvier 2021, c’est Lieke Marsmanqui prend la relève. De cette jeune femme gravement touchée par la maladie, des poèmes ont paru en traduction dans l’anthologie Poésie néerlandaise contemporaine, édition bilingue, Le Castor Astral. En français, on peut également lire le roman Le Contraire d’une personne, paru aux éditions Rue de l’Échiquier en 2019, lequel comprend d’ailleurs quelques poèmes. En voici deux autres encore inédits en français. Les originaux figurent dans Man met hoed (Homme au chapeau), volume qui regroupe les premiers recueils de Lieke Marsman.
La jeunesse de Leo Vroman et Tineke, par Mirjam van Hengel
Né le 10 avril 1915 à Gouda dans une famille d’enseignants, mort au Texas le 22 mars 2014, soit peu avant son 99eanniversaire, Leo Vroman fait partie de ces poètes qui plient naturellement le langage à leur volonté. Néologismes, jeux de mots, effets synesthétiques, mots composés, agglutinations de mots, mots d’une longueur inouïe – certains occupent une page entière ! –, prédilection pour une rime capricieuse : autant de caractéristiques bien ancrées dans son idiome. De ce fait, son néerlandais, qui puise souvent dans une veine ludique et humoristique, frappe par son autonomie et son authenticité : on ne saurait le confondre avec celui de l’un quelconque de ses confrères flamands ou hollandais. Traduire Vroman suppose donc de faire en quelque sorte du « vromanien » dans une autre langue.
Sous sa plume, le substantif waakzaamheid (vigilance) devient wraakzaamheid (vengilance – wraak signifiant vengeance) ; à spijsvertering (aliment + assimilation = digestion), il ajoute deux lettres pour obtenir spijsvertedering (aliment + attendrissement) ; dans le participe présent voortslangelend, qu’il crée de toutes pièces, il part du radical slang (serpent) pour évoquer un mouvement de reptation qui se prolonge à n’en plus finir (même au-delà de la mort de la créature qui bouge). Ou, pour mentionner quelques exemples plus extrêmes, dans le recueil Dierbare ondeelbaarheid (Bien-aimée indivisibilité, 1989), approfondissant ses études sur la façon dont les protéines du sang se forment et se comportent, il imagine des « mots-protéines sinueux à l’ouïe aveugle et d’une longueur introuvable » (onvindbaar lange blindgehoorde kronkelende proteïnewoorden), par exemple : uitgewoontehuisvestingwallen (mot à mot : dehors-habituel-hospice-remparts, ou bien : exclu-habitude-maison-murs-de-la-ville) et duikbotemelkaartehuizevallen (plongeon-os-lait-carte-maison-tomber, mais aussi : sous-marin-lait-caillé-château-de-carte-écrouler). À ces fantaisies s’ajoute un recours fréquent à des verbes commençant par le préfixe ver-, lequel indique un processus, un changement graduel, pour évoquer l’entropie, les fractales ou encore les propriétés chimiques du sang.
Car, on l’aura compris, en plus d’être poète, Leo Vroman était un scientifique, plus précisément un biologiste et hématologue qui a mené des recherches à New Brunswick (New Jersey) avant de les poursuivre à New York jusqu’à l’âge de 81 ans. Mais ce n’est pas tout : dès l’enfance, il consacra beaucoup de son temps à une autre de ses passions, à savoir le dessin (livre ci-contre : Leo Vroman, dessinateur, 2017). Ses œuvres – il a pour ainsi dire touché à toutes les formes graphiques : collage, gravure sur bois, aquarelle, peinture, décors, fresque, illustration de livres, bande dessinée… – qui ont été occasionnellement exposées d’un côté comme de l’autre de l’océan à partir des années cinquante, montrent des similitudes avec ses vers : de même qu’il aime briser et torturer les mots, il « ampute » dans ses dessins le sujet ou l’objet représenté. Souvent aussi, l’autoportrait et l’humour sont présents (n’allonge-t-il pas à souhait son nez dans cet esprit qui l’incitait à faire des canulars en public ou à glisser des boutades dans ses vers ?). Beaucoup, notamment des critiques d’art du New York Times et du New York Herald Tribune, ont rapproché du surréalisme son travail relevant de la plastique. Il est vrai qu’étudiant à Utrecht dans les années trente du siècle passé, il aurait pu subir une certaine influence de ce mouvement dont la ville universitaire était pour ainsi dire le seul foyer aux Pays-Bas. En réalité, rien ne le prouve. Le seul mouvement auquel le Néerlandais se rattachait, c’était lui-même, ainsi qu’il le formule dans la dernière strophe du poème « Ik ook » (Moi aussi) :
Et alors, et alors, je suis quoi ?
réaliste ? surréaliste ?
Tu te mets dans l’œil le doigt :
je suis Vromaniste.
Leo étudiant (1933, photo dr. Schuurmans Stekhoven)
En mai 1940, l’étudiant juif Leo Vroman fuit Utrecht et la Hollande dès les premiers jours de l’invasion nazie. En mer, sur une embarcation de fortune, il aperçoit au loin les flammes qui dévorent Rotterdam, ville bombardée le jour même par l’aviation ennemie. Après avoir gagné l’Angleterre puis l’Afrique du Sud, il se retrouve aux Indes néerlandaises, l’actuelle Indonésie, où il peut terminer ses études. On trouve des traces de ce séjour, et plus particulièrement de la nature javanaise, dans le poème « Sumber Brantas », titre emprunté au nom d’une localité de l’archipel :
Baignant dans le vert aqueux, vers le ciel
la forêt agite des lianes – liens évanouis
avec d’anciens mondes d’en haut où lisses et d’or
les oiseaux, poissons sans mains,
croisent en silence leurs trajectoires
sous le toit crépusculaire ;
les feuilles qui bruissent comme des ruisseaux
sertissent cette trouée muette.
L’enfant plongeur abandonné remue les pieds
pour éviter de remonter, bouchon de liège, entre les troncs
de rencontrer dégrisé la lumière du soleil
sur des lointains brûlants, des crêtes crépues,
trace à gué dans la haute alang-alang
un sillage turbulent au fébrile murmure –
des syllabes frémissent effrayées encore
alors que l’enfant s’immobilise
à l’écoute.
Dans cette immense colonie, la guerre finit malgré tout par rattraper le jeune homme. Mobilisé au sein de l’armée royale, il est fait prisonnier de guerre par l’envahisseur japonais et interné dans plusieurs camps, y compris, les derniers temps, au Japon même où, malade, il frôle la mort. C’est d’ailleurs à Osaka qu’il écrit, sur du papier toilette, sa première véritable œuvre en prose. Pendant toutes ces années d’exil forcé et d’épreuves, être éloigné de Tineke Sanders, sa fiancée hollandaise, l’attriste et le fait souffrir plus encore que le reste. Certes, il va la retrouver, mais pas avant septembre 1947, aux États-Unis, où il a été accueilli par un oncle. Peu avant sa mort, Leo revint sur cette longue séparation dans le poème « De grote troost » (La grande consolation) :
La vie nous a sept ans
durant séparés l’un de l’autre.
À son tour la mort va s’y mettre
le manque durera moins longtemps.
Ce en quoi il ne s’est pas trompé puisque Tineke, née en 1921, le suit dans la mort à la fin 2015. Après leurs retrouvailles new-yorkaises et leur mariage célébré dès le lendemain, près de sept décennies s’écoulent au cours desquelles ils nourrissent leur amour tout aussi improbable que durable. Son épouse, anthropologue de la santé, devient l’un des thèmes majeurs de son œuvre poétique. L’histoire de cette fidélité et de cette complicité fécondes, on peut la lire dans Hoe mooi alles. Een liefde in oorlogstijd (Que tout est beau. Un amour en temps de guerre, Querido, 2014), récit que Mirjam van Hengel a signé après avoir rendu maintes visites au couple.
Leo & Tineke (entretien en anglais, partie 1, 2009)
Aux États-Unis, malgré une ambition peu démesurée – pendant des décennies, en compagnie de son ellipsomètre qu’il aime comme on aime un humain et bientôt aidé de son Apple II, Leo se contente de faire des recherches dans un petit laboratoire avec une poignée d’assistants, recherches relatives à l’adsorption des protéines sanguines sur les surfaces, d’une grande portée pour la conception d’organes artificiels et d’implants. Jouissant bientôt d’une réelle réputation en tant que scientifique, il est le lauréat de plusieurs distinctions prestigieuses, sans compter que l’effet Vroman, un processus que l’on observe dans la coagulation sanguine – la capacité du sang ou du plasma à déposer un type de protéine sur une surface (par exemple du verre ou du métal oxydé) avant de le remplacer par un autre type de protéine, et ainsi de suite – porte son nom*. Parallèlement, en Hollande, il est un poète prolifique parmi les plus reconnus, récompensé par maints prix littéraires. C’est dans son pays natal qu’ont paru en 1941 ses premiers vers (si l’on fait abstraction de ceux publiés dans des journaux estudiantins) ; les tout derniers, il les a écrits peu avant de mourir. L’écriture était sa respiration, l’amour son oxygène. Entre science et poésie, entre vie professionnelle et vie familiale, il effectuait pour ainsi dire instinctivement au quotidien un trajet entre le grand monde et le monde moléculaire.
C’est à juste titre que le professeur H. C. (Coen) Hemker a souligné l’influence de la recherche scientifique sur sa poésie. Ce confrère écrit non seulement que, dans ses vers, Vroman déshabille la nature et fait l’amour avec elle, mais qu’il « réfute de façon convaincante l’opinion généralement admise selon laquelle la vision biologique et médicale de la nature vivante serait éminemment prosaïque ». L’effet Vroman dans la poésie, c’est la capacité du poète à transmettre l’émotion qu’il éprouve devant chaque nouvelle parcelle de nudité qu’il découvre au quotidien, avec ou sans recours au microscope. En cela, pour ce qui relève de l’inspiration, écriture poétique et recherche scientifique se rejoignent. Établir une comparaison entre mots et protéines, rien qui ne va d’ailleurs plus de soi pour Leo Vroman : « Une protéine est une chaîne de maillons, que l’on appelle acides aminés ; il est possible d’en utiliser différents, environ une vingtaine, pour ‘‘épeler’’ une protéine. Les protéines ressemblent donc à des mots, généralement des mots composés de plusieurs centaines de lettres. Une simple boucle d’une telle protéine montre à travers des modèles à quel point la chaîne se modifie. La ‘‘signification du mot’’ dépend de la façon dont il se recroqueville : souvent une signification absurde quand le mot est au repos ; quand on l’étire pour les besoins de notre analyse, la véritable signification (l’activité) de la molécule de protéine ne devient lisible que dans certaines circonstances, à la surface recroquevillée et pour d’autres molécules. J’ai calculé que pour lire, à une vitesse de lecture supérieure à la normale, toutes les molécules de protéine dans leurs interrelations, il nous faudrait environ dix millions d’années (sans qu’on ait la garantie de rien comprendre) pour une seule seconde de notre vie : cela supposerait de commencer à l’âge de pierre ! De surcroît, les protéines ayant tendance à adhérer aux surfaces, elles se modifient et réagissent dans certains cas les unes aux autres – de même que des mots qui aspirent à être écrits et dont le sens dépend de la cohérence du texte. Ainsi, toute notre vie est-elle une sorte de livre dont les mots relient les pages ensemble, de sorte que la cohérence et le sens se trouvent rompus dès lors qu’on l’ouvre. »
Ce petit exposé – tiré d’un texte qu’il a prononcé à Jakarta en 1987, « Kunst, wetenschap, literatuur, Indonesia, Amerika, Holland en ik » (Art, science, littérature, Indonésie, États-Unis, Hollande et moi) –, Vroman le précise en disant qu’il essaie de « traduire en poèmes » son travail scientifique, avant de passer, par l’intermédiaire des mathématiques, à l’art graphique : « Dans quelques poèmes, je décris la distance entre la partie et le tout en nous, la comparant par endroits à l’agrandissement d’une photographie tirée d’un journal : ce qui au niveau habituel revêt la beauté d’un être humain, revêt au niveau microscopique la beauté de l’ordre mathématique. Les mathématiques sont peut-être le langage le plus international (plus encore que la musique ?), et c’est avec les mathématiques qu’il m’arrive dorénavant de jouer. Cela a commencé alors que je tentais de créer un modèle correspondant à la façon dont les molécules de protéines du sang se remplacent les unes les autres sur des surfaces. Mais ce faisant, je n’ai pu bien entendu résister à l’envie de concevoir toutes sortes de règles mathématiques pour générer, sur mon ordinateur, de l’art informatique. »
L’art, la science, la littérature : « De ce fait, je travaille avec au moins trois têtes, la scientifique n’exprimant que rarement une critique à même de détruire ce qu’élaborent les deux autres. Au contraire, la plupart du temps résultent de leur coopération plus de fruits que de chacune prise individuellement ; une individualité qui n’existe pas en réalité, pas plus entre mes façons de penser qu’entre les mondes hollandais, indonésien et américain qui sont connectés en moi – ou plutôt en Tineke + moi. » L’écrivain approfondit cette réflexion dans l’essai « Resting on Doubt » (1994) en la rattachant à son inassouvissable aspiration au bonheur. Les trois champs – science, littérature, arts plastiques – sont « des domaines d’expérimentation étroitement liés, qui répondent à des questions telles que : si je fais ceci, comprendrez-vous mieux le monde et serez-vous plus heureux de l’habiter ? Procéderez-vous comme moi pour rendre les autres plus heureux ? Et aurons-nous alors apporté ensemble quelque chose d’utile à l’univers, chose qui perdurera même après la destruction de la Terre ? »
Pour relier ces trois domaines, notre homo ludens a donc eu recours à l’ordinateur. Il a ainsi pu aborder la théorie du chaos dans sa poésie en même temps que dans des « travaux issus de programmes informatiques donnant naissance à de l’art ». À ses yeux, l’« abondance de formes et de splendeurs / qui nous habitent » constituent le point de départ d’une œuvre littéraire, laquelle tend à se rapprocher de la complexité du réel. Dans son recueil Fractaal (1986), il joue avec l’hypothèse du mathématicien Benoît Mandelbrot relative à l’évolution ordonnée des processus chaotiques. La teneur scientifique est également manifeste dans un recueil qui se compose d’un seul et long poème (d’amour) didactique : Liefde, sterk vergroot (1981) ; ces dizaines de pages rimées qui comprennent une leçon d’anatomie, s’enfoncent toujours plus avant dans les entrailles humaines en offrant une description détaillée de maints processus physiologiques liés à la digestion avant de se poursuivre par une excursion sur le terrain favori de l’auteur, à savoir le sang. Dans la traduction anglaise qu’il en a lui-même proposée sous le titre Love, greatly enlarged (1992), on peut lire, sous la plume de la préfacière Claire Nicolas White : « Pour Leo Vroman, la biologie est la base d’une vision holistique de la vie. Chaque chose est liée à une autre. Il est possible de découvrir, dans le plus grand chaos, une forme d’ordre, l’amour fonctionnant comme des polyépoxydes. » Une vision des choses que l’auteur prolonge dans, entre autres, « Vlucht 800 » (Vol 800), poème en prose remplissant une page du quotidien Trouw le 12 avril 1997, pour évoquer la transformation physiologique des 230 personnes ayant succombé, neuf mois plus tôt, au crash de l’avion en question qui venait de décoller de New York à destination de Paris. Dans un entretien de 1989, le poète envisage le chaos comme « un modèle mathématique abstrait, plus étroitement lié à la réalité que tout autre modèle que je connaisse. Le chaos nous dit qu’on ne saurait jamais rien prévoir parce que chaque situation dépend de celle qui la précède ». Vroman n’a ainsi cessé d’exposer et de peaufiner sa poétique, y compris dans ses poèmes, par exemple dès 1959 dans « Over de dichtkunst » (De l’art poétique) qui ne compte pas moins de 844 vers. Il en va de même dans son épais volume Warm, Rood, Nat & Lief (Chaud, Rouge, Mouillé & Charmant, 1994), un véritable ovni littéraire : 18 chapitres autobiographiques illustrés de ses dessins, écrits dans une prose vive et drôle sur ses recherches, sa relation au sang, sa famille, son œuvre en général, précédés du poème « Bloedingstijd » (Âge du sang / Durée que le sang d’une plaie met à s’arrêter de couler) et se clôturant par un second « Bloedsomloop » (Circulation sanguine). Quel chercheur, quel poète a écrit pareil livre ? Dans ces mêmes années, l’auteur s’amuse, en langage Basic il écrit :
fork = 3 to 4 step .01
x = .02
for n = 1 to 100
x = x*k*(i-x)
plot 50*k,x:next:next
« Eh bien, nous dit-il, c’est ce que j’appelle un vrai poème : un point de départ en apparence compréhensible et extrêmement simple aux conséquences d’une complexité insoupçonnée. »
Sa longue vie durant, Vroman est demeuré un individualiste qui n’a rallié aucun mouvement ni courant dans sa propre aire linguistique. Il est resté un solitaire doté d’un esprit extrêmement original, d’une curiosité exceptionnelle tant pour la vie que pour la mort. Lui, que le destin a en quelque sorte coupé en deux, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, aura vécu, d’une certaine façon, sur une planète parallèle, à la manière d’un chercheur chevronné qui vit dans son monde de même qu’un écrivain talentueux vit parmi les personnages qu’il met en scène. Malgré ses écartèlements, il n’a jamais renoncé à une quête de l’harmonie qu’il envisageait déjà à l’âge de 20 ans : « L’artiste et le savant trouvent leur consolation dans la foi en une harmonie. » Une part de son être, en dehors même de la fidélité à sa langue maternelle et malgré la distance géographique – il a passé plus de dix-huit ans sans remettre les pieds aux Pays-Bas ! –, est restée viscéralement hollandaise. Dans ses écrits, il ne parle qu’en son nom, y compris quand il dénonce les pires crimes et exactions, quand il prône le pacifisme. On apprend à bien le connaître tout simplement en le lisant. Il prend son lecteur à témoin et lui parle le plus souvent de sa propre personne, de son vécu et de sa vision de la vie. Outre les plaquettes sanguines et les suites mathématiques qui le fascinaient, il évoque la pelouse de son enfance, à Gouda ; l’haleine enveloppante de sa Tineke ; la douleur provoquée par l’absence de l’aimée alors qu’il était lui-même détenu dans les camps japonais ; les viscères ; les chambres de ses deux filles ; l’actualité ; les tremblements de terre ; les meurtres et la violence, par exemple dans « Allerlei doden » (Toutes sortes de morts) :
Par gentillesse, il arrive souvent
que des cadavres hachés d’enfants
viennent me dévisager. Moi de les
questionner : « Qu’est-ce que l’équité ? »
C’est moins leurs bouches que des
tranchures de machette qui m’assurent :
rien pour attendre vous ne perdez,
vous aussi serez réduits en lambeaux de nature.
Comme dans ses dessins, le poète met aussi en scène ses membres vieillissants ; ses mains aux veines bleues ; ses doigts qui caressent encore Tineke ; ses intestins et sa vessie ; l’immense intérêt que suscite en lui la camarde ; ses tentatives de capturer Dieu dans le vocable « Système » – en particulier au fil de plusieurs séries de « Psalmen » (Psaumes). Si la question de son travail scientifique revient dans bien des vers, une fois à la retraite, il s’est proposé, dans « Stap voor stap » (Pas à pas), d’oublier tout ce qu’il avait appris depuis qu’il disposait d’un cerveau, à commencer par son savoir d’hématologue :
Ces recherches sur les protéines de plasma
avec lesquelles encore je fais corps
– n’ai-je pas grâce à elles gagné notre pain ? –
se séparent les premières de moi
effilochure après effilochure.
L’ironie, voire une pointe de sarcasme, ne sont aucunement absentes de son œuvre. En témoignent ses poèmes en forme de fables qui se referment sur une « morale », ainsi d’« Espace et temps » :
Au Temps s’adresse l’Espace :
« En moi, tu peux tout remiser.
- Par quoi devrais-je commencer ?
- Par toi, j’ai bien assez de place. »
Tous deux tergiversent ainsi
mais jamais ne s’accouplent.
morale
Si le Temps n’en est pas capable,
qui donc, cher lecteur, qui ?
C’est une évidence : sous des dehors facétieux, la poésie de Vroman demeure autobiographie. Il tient à ce qu’elle soit partie intégrante du quotidien et pas uniquement pure cérébralité. Il entend marier choses courantes et idées subtiles. Il aurait pu faire sienne cette phrase de William Carlos Williams : « I’ve always wanted to fit poetry into the life around us, because I love poetry. » La dimension autobiographique vaut tout autant pour son œuvre graphique : combien d’autoportrait n’a-t-il pas dessinés, gravés ? combien de figuration de sa femme, de leurs filles ? combien de représentations des phénomènes qu’il observait au microscope ? Dans un poème des années quarante, « Voor wie dit leest » (À vous qui lisez ce qui suit), il s’offre déjà en personne au visage qui le lit et se l’assimile. En plus d’écrire des poèmes, il est ses poèmes : à chaque fois / que tu lis ceci / je suis de retour, note-t-il encore vers la fin de sa vie. Sa poésie est si ardemment personnelle qu’il a vécu chaque poème comme une partie de lui-même. À la manière dont chacune de nos cellules fait partie de notre corps. Il aimait d’ailleurs se voir avant tout comme un « bonhomme de science », un petit homme de la vérité. Cela n’empêche pas ses émotions de s’infiltrer dans ses strophes, telles des larmes tombées sur le papier, ainsi qu’il a pu le formuler, lui qui n’en avait plus versées depuis ses années estudiantines. Mais on relève aussi, dans des dizaines de passages de son œuvre, une teneur macabre (l’auteur se réveille dans la tombe d’autrui), sans doute les remugles qui remontaient des années d’horreur qu’il a connues sous le joug nippon. Asticots et autres vermines se faufilent dans ses vers. Mais bien d’autres animaux de toutes sortes et bien moins repoussants les peuplent, témoignant d’une réelle affection pour la nature. Vroman n’a-t-il pas, enfant, embrassé un ver de terre, ce que sa mère lui déconseillait pourtant fortement ? Son intérêt pour la flore et la faune remonte à ses plus jeunes années. L’un de ses amis, Kees Snoek, écrit : « Il fait tomber les frontières entre l’humain et l’animal, entre l’animé et l’inanimé, entre le jour et la nuit, entre le dedans et le dehors et, finalement, entre lui-même et ce monde qu’il cherche à saisir dans son étreinte amoureuse. Des éléments de l’une de ces catégories s’infiltrent dans l’autre, transformant la réalité en un univers fantasmagorique. » N’y a-t-il pas d’ailleurs une dimension panthéiste dans sa vision de la mort ? Lui qui était carnivore imagine que ses cendres nourriront des animaux. Dans « Ik Joods ? » (Juif, moi ?), il est aussi d’avis
que tout est sacré.
De même que me sont chers les viscères
où aucune cellule, aucune respiration n’est à l’abri,
de même je chéris les liens charnels.
Dans certaines pages, le poète se laisse submerger par la beauté ou l’injustice, l’amour ou la haine, la tendresse ou la cruauté. Parmi ses poèmes les plus connus en Hollande, on relève « Vrede » (Paix) qui se termine par cette strophe émouvante :
Viens ce soir me raconter des histoires
sur la façon dont la guerre a disparu ;
répète-les moi encore et encore :
à chaque fois je verserai des pleurs.
Autoportrait
Leo Vroman s’est éteint à Fort Worth, localité du Texas, où il habitait avec Tineke – après avoir passé les dernières années de sa vie à écrire toujours plus, à tout publier en une sorte de « journal poétique » sans vouloir faire le moindre tri. Des poèmes qu’il baptise « enfants couchés », c’est-à-dire des enfants « plats », « unidimensionnels ». Des vers délicats sur l’amour, sur la fin proche qu’il incorpore parfois de façon vertigineuse à l’existence. De plus en plus souvent, dirait-on, le monde onirique semble se substituer à la vraie vie. L’auteur se représente lui-même rêvant : dans son rêve, des choses étranges surviennent qui dissolvent peu à peu toutes les dimensions naturelles. Ou, pour ne citer que la première strophe de « Mogelijk niets » (Possiblement rien) :
Le rêve le plus renversant ?
Celui où survient sans relâche
le plus vraisemblable néant.
Pareil rêve nuit après nuit
depuis avant-hier me poursuit.
Gourmand de vie, virtuose, homme tendre et perspicace, drôle aussi (dans l’un des « Psaumes », il fait éclater Jésus de rire) : voilà qui était Leo Vroman et voilà ce qu’est son œuvre. Ce Hollandais se caractérise par une grande appétence pour le vivant et pour ce qui disparaît, ainsi que par une passion inaltérable pour le langage en même temps que pour l’œuvre de nombre de ses confrères, en particulier ceux d’expression néerlandaise. Ajoutons que, dès 1949-1950, juste avant d’obtenir la citoyenneté américaine, il a commencé à publier, en revue, de la poésie en langue anglaise ; quelques recueils ont ensuite vu le jour (Poems in English, 1953 ; Just One More World, 1976 – dont les strophes sont conçues à partir de photographies de protéines prises au microscope) ; comme mentionné plus haut, il a lui-même traduit, ou plutôt réécrit, certains de ses poèmes dans cette langue (ainsi de Love, Greatly Enlarged, 1992). Il lui est aussi arrivé de mêler néerlandais et anglais dans de longs poèmes narratifs dialogués. Son œuvre comprend par ailleurs des ouvrages très hétérogènes en prose : essais, souvenirs, chroniques, lettres ouvertes, journal intime, nouvelles, pièces de théâtre, livres pour enfants, un roman scientifique autobiographique de science-fiction… sans compter les multiples bandes dessinées qu’il a publiées en feuilletons, dans la presse, dès les années trente ainsi que des poèmes en forme de B.D., et les quelques livres qu’il a écrit en duo avec son épouse.
Daniel Cunin
En remerciant Mirjam van Hengel, aux écrits de laquelle plusieurs passages de cet article sont redevables, ainsi que Kees Snoek pour son témoignage
* On peut lire en anglais The Vroman Effect. Festschrift in honor of the 75th Birthday of Dr. Leo Vroman, Utrecht, VSP, 1992.
Après ma mort
Pose ce livre ouvert devant la fenêtre ouverte
vois-en les feuilles se tourner alors que je cherche
Au cours des années vingt du siècle passé, l’écrivain Eddy du Perron a été à maintes reprises portraituré, en particulier par l’Espagnol Pedro / Pere Creixams (1893-1965) (1) et le Hollandais Carel Willink (1900-1983) (2), mais aussi par le Grec Constantin Florias (1897-1969), le Suisse Oscar Duboux (1899-1950) (3), le Flamand Valentijn van Uytvanck (1896-1950), le Français Pascal Pia (1903-1979), l’Écossais d’origine juive russe Saul/Paul Yaffie/Jeffay (1898-1957), ainsi que par l’une de ses passions, la Belge Clairette Petrucci (1899-1994), jeune femme très courtisée qui l’a initié, si ce n’est aux plaisirs de la chair aristocrate, à certains auteurs français tout en lui permettant de rencontrer des représentants du monde littéraire et artistique du Paris et de la Bruxelles de l’époque (4). Dans un premier temps, Du Perron a d’ailleurs estimé que cette ravissante marquise était plus douée que son ami Creixams, lequel, sans être encore célèbre, pouvait toutefois déjà se prévaloir d’une certaine renommée.
La rencontre avec Pedro Creixams (photo) à la mi-mars 1922 du côté de Montmartre – et le même jour, semble-t-il, celle avec Pascal Pia – ne doit cependant rien à cette muse qu’il a lui-même, à quelques reprises, croquée sans guère chercher à la flatter (5). Pour ce qui est du registre du dessin ou de la peinture, relevons d’autre part que, comme beaucoup d’hommes de lettres, le futur auteur du Pays d’origine a fait l’objet de quelques caricatures. Enfin, lui qui, dans ses livres, s’est très souvent portraituré en s’attachant – une fois les pseudonymes abandonnés – à se masquer le moins possible, n’a pas manqué, à l’occasion, de crayonner sa bobine tantôt fine, tantôt poupine.
Une petite page d’histoire littéraire entre France et Hollande porte sur l’un des portraits les plus amusants de l’auteur en herbe, celui réalisé par personne de moins que Max Jacob. Cette esquisse fait en effet l’objet d’un passage du roman Een voorbereiding qu’Eddy publie en 1927 ; dans ces pages inspirées de la réalité, le poète apparaît sous les traits de Clovis Nicodème (6) et le jeune Du Perron sous ceux de Kristiaan Watteyn. La rencontre a lieu place du Tertre, durant la première moitié du mois d’avril 1922, dans l’établissement À la Mère Catherine, « maison fondée en 1793, le restaurant dont la carte présente un sans-culotte qui tient en l’air, telle une lanterne, la tête de Lemoine, l’aubergiste, surnommé ‘‘père la Bille’’ ». Une conversation portant sur la poésie contemporaine se déroule entre les protagonistes attablés dont fait partie Jeffery Dowd, alter ego de Saul/Paul Yaffie/Jeffay, ainsi sans doute que le double de Gen Paul. Le propos se porte à un moment donné sur les vers de Pierre Bicoq (alias Jean Cocteau) : comme Kristiaan se réclame, non sans facétie semble-t-il, de ce poète, Nicodème avance que celui-ci lui doit pour ainsi dire tout comme un fils doit plus ou moins tout à son père. Et de poursuivre :
Eddy et Paul Jeffay
« Pourquoi ? Vous écrivez des vers à la Bicoq ?
- Je ne sais pas si je le fais bien, je ne m’y suis mis que depuis quelques jours. Dans un premier temps, j’écris des vers fluides et réguliers ; ensuite, j’entreprends de trancher. Je leur coupe bras et jambes, dans la plupart des cas aussi une partie du tronc sans oublier à chaque fois la tête. J’ai l’impression qu’ils commencent à montrer des similitudes avec ceux de Bicoq.
- Composer des vers réguliers, répond Clovis Nicodème avec bonhommie, ça n’a rien d’original.
- Je ne peux m’empêcher de penser, rétorque Kristiaan de façon pédante, que la véritable originalité transparaît sous chaque forme quelle qu’elle soit. L’originalité d’une énième nouvelle forme me paraît une maigre nouveauté qui bien vite s’essouffle. »
Les yeux de M. Nicodème sont remplis d’un éclat de chaleureuse moquerie. La tablée entière prête attention à Kristiaan. Docile, celui-ci reprend : « Bien entendu, vous me trouvez d’une stupidité consommée. C’est que je n’ose pas fabuler ; je vous confesse tout.
- Non, non, proteste son interlocuteur d’un clappement des lèvres, je ne vous trouve pas du tout stupide. Je vous trouve… charmant. »
Au dos du menu, Clovis Nicodème se met à crayonner le portrait de Kristiaan. Il lève la tête en le scrutant à chaque fois, entre ses lunettes et un sourcil en crochet, d’une pupille bleue.
« Les yeux d’un ange, murmure-t-il pour lui-même. Les yeux purs d’un ange. La bouche… la bouche d’une danseuse. »
Le portrait passe de main en main. Nicomède a prêté à Kristiaan une trombine ronde de gamin, ponctuée, en guise de quinquets, de deux raisins secs où se lit de la curiosité. On trouve le portrait très réussi. Clovis Nicodème se lève et, d’un large geste en direction de Kristiaan, lance : « Baudelaire enfant ! »
Puis il prend congé. Tous de rire. Dowd est même pris d’un hoquet de contentement. Le trait d’esprit de M. Nicodème a déçu Kristiaan. Hugo n’a-t-il pas dit de Rimbaud : « Shakespeare enfant ! » ? Il se demande si le grand homme s’est payé sa tête ou s’il lui a fait la cour.
Eddy face à Du Perron (portrait double, trucage, 1918)
Max Jacob, Eddy va partager sa compagnie à d’autres reprises. Ainsi du 20 juin de la même année – à l’époque où ce dernier travaille à son Manuscrit trouvé dans une poche – avant de passer un moment à s’entretenir avec Blaise Cendrars : « Je travaille toujours à ma tentative d’être moderne. Ça ne doit pas durer plus que 15 jours, je serais complètement fou. Travaillant comme je le fais, avec un je m’enfichisme complet pour le résultat et en m’amusant malgré l’effort que ça me coûte malgré tout, ça va ! J’ai revu hier soir Max Jacob, après lui Blaise Cendrars, qui m’a raconté de très amusantes histoires concernant son ami Chagall. C’est curieux, en les voyant plus, c’est Cendrars que je préfère de beaucoup à l’autre. Il est énergique, causeur amusant sans faire trop d'esprit, et simple. » (7). Au cours des années qui suivent, le Hollandais et l’auteur du Cornet à dés échangeront quelques lettres (8), le Français n’étant sans doute pas insensible au charme du jeune homme au teint et aux traits exotiques. Dans Een voorbereiding, Du Perron propose d’ailleurs quelques développements sur l’homosexualité qui font manifestement allusion au futur oblat.
Eddy, par Clairette Petrucci (1922)
Même si Eddy n’est pas forcément convaincu par le portrait esquissé par Max Jacob, il va en tirer parti en quelque sorte, tant comme séducteur que comme auteur. Multipliant les avances auprès de Clairette (photo ci-dessous), il le lui montre et se propose peu après de lui en adresser une reproduction : « comme vous semblez préférer les bonnes têtes d’enfant, ou les têtes de bons enfants, que sais-je ? (‘‘que scais-je ?’’ comme écrivait M. de Montaigne, que vous devez bien aimer) – j’ai fait photographier le dessin de Max Jacob, que vous trouvez ‘‘charmant’’ et vous enverrai une épreuve, si vous voulez. Mais comme moi je préfère les belles têtes anglaises, selon votre maman, voulez-vous faire photographier le dessin que moi j’ai fait de vous ? Sans amour-propre : c’est ce que je préfère de tout ce que j’ai fait de vous, avec kodak ou crayon » (9). Quelques jours plus tard, il tient sa promesse, non sans brosser, par écrit, un portrait assez savoureux du libertaire Henri Chassin (1887-1964), dont il vient de faire la connaissance à Montmartre, alors qu’il était en compagnie du peintre Marcel Leprin (1891-1933) : « […] Henri Chassin, secrétaire de la fédération (?) des écrivains, directeur de… ?, trésorier de… ?, chansonnier, dessinateur, anarchiste ; presque-guillotiné, auteur de 6 revues, Poète. […] Il parlait, parlait, je n’ai jamais rencontré un parleur si infatigable ! […] j’étais complètement abruti ! Je n’ai plus compris, en les quittant, que la littérature française possédait un Mallarmé, un Verlaine, un n’importe qui – il n’y avait plus qu’un géant qui avait pris toute la place : Henri Chassin ! Nom d’un nom ! Causeur amusant, très riche en mots, vulgaire et spirituel à la fois – ‘‘un des rares écrivains en France, un des rares ! qui travaillent beaucoup et qui travaillent… en pensant!’’ – il m’a réduit à un parfait silence. Il disait des énormités sur Maurice Rostand, sur Wilde et sur Kipling, sans que je répliquasse par un mot. […] Leprin, avec un bête sourire, disait, me désignant : ‘‘Faites son portait, Max Jacob a dit qu’il ressemble à Baudelaire enfant’’ (!) – ‘‘Mais non, dit-il, c’est moi qui ressemble plutôt à Baudelaire ?’’ Je faisais semblant de le croire. […] Il trouvait Jean Cocteau un fou, et Blaise Cendrars un sot. Je l’ai cru. […] Je vous envoie, ci-joint, la photo que j’ai oubliée d’insérer dans ma lettre précédente, – comme une pensionnaire de 16 ans. Vous avez cru peut-être (après ce que j’avais écrit) que je l’ai oubliée délibérément. Eh bien, non ! – c’était la conversation qui rageait derrière moi qui m’a ‘‘dérouté’’. Vous trouverez ici en même temps la copie du dessin de Max Jacob et deux petites photos de moi à l’âge de 9 mois, pour vous prouver que je ressemblais vraiment à Don Garcia de Médicis. Je regrette que les trois dents manquent ! » (10)
Toujours en ce mois de mai 1922, le 25, alors qu’il vient d’élire domicile Chez Bouscarat, 2, place du Tertre, Eddy exprime à cette même Clairette le dédain que lui inspire le poète converti – dont l’œuvre l’occupe malgré tout ; il en vient même à croquer ce dernier dans le courrier qu’il rédige : il s’agit d’une caricature montrant le quasi quinquagénaire les mollets poilus, vêtu de bure et chaussé de sandales.
: « Figurez-vous que Max Jacob vient d’écrire une lettre concernant Montmartre dans un numéro des Images de Paris […] je vous la copie entièrement :
Monastère de Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret)
Cher Monsieur,
Les rares lecteurs qui veulent bien se souvenir de mon nom l’entourent d’une légende montmartroise aussi fausse qu’une légende. Je reconnais avoir des amis à Montmartre mais j’ignore, ai ignoré et ignorerai toujours ‘‘Montmartre’’. J’ai habité vingt ans les environs du Sacré-Cœur, d’abord par hasard puis par fréquentations de la chère basilique élevée au culte du Sacré-Cœur de N.-S., mais je ne suis pas de ce qu’on appelle Montmartre, je n’en aime pas l’esprit je n’en aime pas les mœurs et la plupart de ses habitants me répugnent immensément. Je n’ai aucune qualité pour parler au nom de mes amis, mais je ne trouve pas trace d’esprit montmartrois, Dieu merci, ni dans le caractère, ni dans l’œuvre de Salmon, l’humour de Mac Orlan est plus rabelaisien que montmartrois et les héros de Carco sont de toutes les fortifs et pas spécialement de celles de Saint-Ouen à la Chapelle. Pour le moment je suis de la campagne, je suis des bords de la Loire et j’espère y rester longtemps. Ceci dit, je vous remercie de penser à moi mais je vous assure bien sincèrement que je serais enchanté de ne pas voir mon pauvre nom cité quand il s’agira de Montmartre.
Croyez-moi sympathiquement à vous, Max Jacob
» Il me semble qu’après ce reniement de la vie vulgaire, digne de saint Matorel lui-même, Creixams pourra faire le portrait primitif du nouveau frère de ce monastère de Saint-Benoît sur-Loire, avec un sourire bénin, et absolument rien qui rappelle le nom biblique qui – une fois ! – était bien le sien… Demain, nous irons (Creixams et moi) au Louvre. Quand le saint de Cosimo Tura ne pourra pas lui suggérer l’idée, peut-être qu’un dessin de moi dans ce genre-ci le pourra ! J’aimerais bien savoir combien de bénédictions Max a gagné avec la lettre que vous venez de lire… Vous avez raison : au fond c’est un triste type de fumiste ! J’ai beaucoup lu de lui les derniers jours. D’abord beaucoup de poésies dans Le Laboratoire central, puis des poèmes en prose, dans Le Cornet à Dés, enfin Cinématoma et sa dernière œuvre Art poétique. Je pourrais vous écrire tout un volume plein de mes impressions et idées là-dessus et aussi concernant les œuvres d’autres génies modernes. Mais j’en ai ‘‘marre’’ ! – comme du trio Maurice Yvain-Willemetz-Mistinguett. Dès que je serai à Montmartre, je recommencerai sérieusement à travailler et ne m’occuperai plus de tous ces gens comme je l’ai fait ; je les considérerai comme passe-temps et c’est tout. »
Malgré ce peu de considération pour la personne de Max Jacob, Eddy ne publie pas moins le portrait croqué en 1922 dans Filter, une plaquette de 1925 contenant 49 quatrains d’un autre alter ego de Du Perron, à savoir Duco Perkens (photo ci-dessous). À l’un de ses correspondants qu’il n’a jamais rencontré, l’auteur Roel Houwink, le jeune homme écrit le 6 août de la même année (lettre ci-contre) qu’il ne « ressemble en rien au gribouillage de Max Jacob ; d’ailleurs, cette non ressemblance à elle seule peut à mon sens inciter un auteur (un de mon genre surtout !) à coller pareil portrait dans un écrit ».
Peu de temps avant de mourir d’une angine de poitrine quatre jours après le début de l’invasion de la Hollande par l’armée nazie en mai 1940, Eddy du Perron revient, dans un texte consacré au talent de dessinateur de divers écrivains (11), sur le croyant Max Jacob en même temps qu’il s’attarde sur Jean Cocteau (12), l’un des auteurs de prédilection de Clairette, mais personnage que lui-même n’admire pourtant guère si l’on se fie au portrait qu’il en a fait en langue française douze an plus tôt, lequel ne manque ni de nerf ni de piquant : « M. Cocteau est très intelligent, on l’a dit assez souvent ; en tout cas, il donne souvent à s’y tromper l’illusion de l’intelligence. C’est pour cela sans doute qu’il s’est débarrassé assez jeune de son maître M. Rostand père, pour se laisser en attendant influencer plutôt par M. Gide, qu’il a trouvé (toujours à temps et de façon à se persuader qu’il était lui aussi une espèce de précurseur) Apollinaire, le cubisme, Picasso, les ballets russes, Éric Satie, Sophocle, Roméo et Juliette, etc. Depuis quelque temps, fort sans doute de la réputation acquise, il s’est permis de revenir à sa nature et de s’adonner aux calembours ; il en a même fait un recueil de poésies, qui se vend sous le titre d’Opéra. Mais c’est loin d’être tout, car M. Cocteau, chez qui tout est poésie, sait au besoin créer des poètes. Il faut lire sa préface à J’adore pour apprendre comment il a créé M. Jean Desbordes (13) sans presqu’y songer. Déjà quand il a publié son Jean l’Oiseleur, on pouvait se douter que M. Cocteau possédait ce don en y lisant : J’ai voulu faire du blanc plus blanc que neige et j’ai senti combien mes appareils étaient encrassés de nicotine. Alors j’ai formé Radiguet pour réussir à travers lui ce à quoi je ne pouvais plus prétendre. J’ai obtenu Le Bal du Comte d’Orgel… Radiguet étant mort, M. Cocteau, à travers lui, n’a plus rien obtenu ; il en a été fort inconsolable, comme tout le monde sait, mais à présent, il a pris sa revanche : il a obtenu le J’adore du petit M. Desbordes. Le petit M. Desbordes, s’est montré un disciple bien dévoué ; il a consacré dans son premier ouvrage quatre panégyriques aux ouvrages de M. Cocteau et déclaré ne pas connaître de meilleure poésie qu’Opéra. Pour le reste il a soigneusement travaillé d’après la recette connue : de l’eau de rose, très rose pâle, une étoile en papier d’argent au fond, deux gouttes de sperme. Mais c’est un sperme d’écolier et même de bon élève qui reste sans conséquence, n’en déplaise la main du maître. Ce maître qui est – n’est-ce pas ? – M. Cocteau, se révèle définitivement dans cette dernière création : afficheur, cabotin, peu scrupuleux et même plutôt sagouin. Pour tout dire : un maître auquel il convient de ne plus toucher. »
Max Jacob dessinateur
Mais revenons à l’étude rédigée en néerlandais ayant trait aux hommes de lettres qui aiment se livrer au dessin – pareille réflexion intéresse d’autant plus Du Perron qu’il a lui-même commis, en plus de portraits de proches, des dessins pour le moins érotiques (voir Un chiffre ci-dessous) –, laquelle, lorsqu’elle s’arrête sur des écrivains français du XXe siècle, ne pouvait pas ne pas évoquer Malraux : « Parmi les écrivains français encore vivants, il est à vrai dire difficile de ne pas compter dorénavant Cocteau – dont les illustrations de sa propre œuvre (par exemple celles des Enfants terribles) sont bien entendu ‘‘littéraires’’ par excellence – parmi les ‘‘véritables’’ dessinateurs. Ses réalisations en la matière témoignent d’une extrême habileté ; il ne fait aucun doute qu’il peut se reposer sur une pratique consommée. Ce qui reste donc de littéraire en lui sur ce terrain, c’est bien son ‘‘imagination d’auteur’’ ; cela dit, il y a des dessinateurs et des peintres qui, sans être des écrivains, ne lui sont en rien inférieurs dans ce domaine (et je ne pense pas même en la matière aux surréalistes pour qui l’imagination en question est devenue affaire de spécialistes). Prédécesseur de Cocteau comme ‘‘poète moderne’’, Max Jacob a toujours été un dessinateur très estimé ; bien que beaucoup moins adroit que ce dernier, il a fait des dessins, des gouaches et même, me semble-t-il, des peintures à l’huile très recherchées par les amateurs. Si on les place tous deux l’un à côté de l’autre, on relève que l’élément le plus caractéristique de Cocteau demeure le fait que ses dessins paraissent être écrits, tandis que Max Jacob laisse une certaine impression de ‘‘bâclé’’.
» Beaucoup moins habile que Cocteau (mais peut-être faudrait-il dire : ayant surtout une pratique moins assidue), Malraux dispose d’une imagination qui n’a rien à envier à celle de son aîné ; l’auteur de La Condition Humaine, qui, jadis, ajoutait d’un trait de plume un chat aux dédicaces qu’il écrivait pour ceux qu’il considérait comme ses vrais amis, s’affirme, dans les nombreux et variés dyables qu’il a griffonnés avec la plus grande aisance, comme l’auteur du Royaume Farfelu et d’Écrit pour une Idole à Trompe, texte jamais publié et que je crois perdu. Voyez reproduits ci-contre à droite : l’un de ses dyables-scie au crayon, quelques autres dans un dessin plus soigné à l’encre ainsi qu’un gribouillage fait en trois secondes, qu’il me donna un jour pour que je puisse reconnaître Valery Larbaud, avec lequel j’avais rendez-vous dans un café, mais que je n’avais encore jamais vu. (Pour le prestige de Larbaud, qu’il me soit permis de préciser que ce gribouillage s’est révélé un moyen de reconnaître ce dernier beaucoup moins infaillible que ce que Malraux avait imaginé.) »
Pour en revenir à l’écriture, il fait peu de doute qu’Eddy du Perron appréciait plus la prose de Max Jacob que sa poésie, du moins c’est ce qui transparaît de sa correspondance avec Clairette Petrucci, ainsi dans une lettre du 10 décembre 1922 : « J’ai terminé aussi la lecture d’un petit volume de maximes d’art de Max Jacob ; où il n’est pas fumiste du tout ; il faut lire cela ; ça vaut Cocteau ; je le garde ici pour vous. » Au point de vue de la justesse narrative, il place Le Terrain Bouchaballe bien au-dessus de Chaminadour (14). Dans une autre page, il considère la poésie de Jacob comme étant « plus raffinée » que celle de Benjamin Péret sans être cependant moins « burlesque » (15). Quoi qu’il en soit, rien n’a dissuadé Eddy, dans les années vingt, de chercher à railler la « poésie moderne » de son temps – il était peu sensible à cette veine de même qu’il montrait une réelle réticence devant la peinture abstraite – à travers les pastiches réunis dans Manuscrit trouvé dans une poche(1923) – la toute première œuvre qu’il a publiée, la seule d’ailleurs en langue française. Le 25 mai 1922, il confirme à Clairette qu’il travaille sur ce projet : « […] J’ai écrit un long poème dédié à Walt Whitman, le vrai créateur du genre, puis une poésie à Jean Cocteau, une à Blaise Cendrars, une à Max Jacob ; j’en écrirai tout à l’heure une à Pascal Pia (photo ci-contre à côté de Du Perron, 1925). Vous ne le connaissez pas par hasard ? Il paraît que c’est un des plus grands entre les ‘‘modernes’’, une espèce d’Arthur Rimbaud, il a 19 ans et doit être extrêmement sensible. Je tâcherai de mieux le connaître ». Pia allait devenir l’un de ses plus proches amis. Pour compléter ce petit portrait de Max Jacob signé Du Perron, citons quelques-unes des lignes qui, dans les pages duManuscrit, ont trait au Français, lesquelles entrent en écho avec le passage du roman cité plus haut :
j’ai lu de lui tout ce que j’ai pu trouver cinématoma le roi de béotie le phanérogame le cornet à dés le laboratoire central la défense de tartufe et quelques lettres c’est que je le connais qu’il a des yeux impayables et un pli sur le nez
j’ai étudié pour comprendre ces yeux impayables et ce pli sur le nez le personnage de septime fébur dans le roman sans histoire et grosse de détails la négresse du sacré-cœur où les vérités ne sont considérées des vérités qu’après qu’on les ait roulées du sacré-cœur à la seine et on s'arrête au bord l’eau ayant la qualité de nettoyer
je ne les y ai pas retrouvés
j’ai vu assez souvent max jacob chez la mère catherine sans savoir que c'était max jacob puis tout d'un coup j'ai su par charley et j’étais très honteux de ne connaître de toute son œuvre que le titre d’un roman je lui demandais ce qu’il faudrait lire il me conseillait cinématoma
Max Jacob, par Modigliani (1916)
j’aime mieux la défense de tartufe
j’aime mieux le max jacob présent et prêchant de la défense que le max jacob ventriloque de cinématoma mais la chanson de bon mirlifa m’a ravi
j’ai tâché de faire une pareille chose j’ai eu ce culot mais il y a la rime c’est très difficile pour un étranger mais je suis sûr que max jacob sera complaisant car il n’est pas comme déclare monsieur neuhuys le père de la jeune poésie j’ai horreur des omissions qui témoignent d’un manque de respect max jacob est le saint père de la jeune poésie
il est le complaisant saint père qui a la bonté sous son gilet et le je m’enfichisme derrière son pince-nez il se fichera de moi avec la plus douce complaisance je lui offre mes vers quand même je les dois à deux parties deux minuscules parties de son multiforme lui car m’a expliqué monsieur neuhuys son œuvre est un indicateur inépuisable de genres inusités
j’ai fait de mon mieux pour comprendre et plus souvent je n’ai pas compris mais souvent j’ai ri et c’est pas peu je ne trouve jamais le chemin dans les indicateurs et monsieur neuhuys me permet de l’appeler un auteur difficile ceci à lui
[…]
le cornet à dés le laboratoire central m’ont appris l’imprévu l’imprévu c’est une vieille femme coupée en quatre après un duo d’amour mais max jacob doit préférer l’imprévu d’un baiser d’enfant après un autodafé
il doit détester les imprévus prévus l’imprévu prévu c’est l’imprévu expliqué une chose expliquée après est expliquée d’avance seul les imprévus qu'on n’explique jamais restent imprévus
à max jacob encore cette tentative d’imprévu
à la lumière de vers luisants ou d'étoiles tombantes ou de
gouttes brûlantes de suif de chandelles
sur du bitume et des pierres […]
Daniel Cunin
En citant les passages écrits en français par Eddy du Perron, nous avons corrigé quelques coquilles, sans pour le reste toucher à la syntaxe ni au lexique.
(1) Quatre dessins et une toile ainsi que des dessins reproduits dans la courte œuvre en prose Claudia de 1925.
(2) Cet artiste jouit toujours d’une grande réputation de nos jours dans son pays. Il a illustré plusieurs livres de son ami Du Perron.
(3) Ce grand ami de Du Perron, bien que peu doué pour les arts plastiques, a illustré la nouvelle Het roerend bezit, éditée en 1924 par Jozef Peeters et Michel Seuphor.
(4) À propos des portraits faits de Du Perron, voir : Kees Snoek, « E. du Perron door vrienden geportretteerd », Jaarboek Letterkundig Museum, n° 8, Letterkundig Museum, La Haye, 1999, p. 35-57. Quant à ses années parisiennes et à quelques influences ou lectures françaises (Barrès, Cocteau, Larbaud, Claude Farrère, Raymond Radiguet), voir, du même auteur, deux articles publiés dans la revue Septentrion : « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française » et « La promesse parisienne : Eddy du Perron fait son entrée dans la vie des artistes européens ». En néerlandais, un livre de Manu van der Aa fournit nombre de précisions sur les premières années d’Eddy du Perron en Europe et sur ses rapports avec l’avant-garde : E. du Perron en de avant-garde. Kroniek van een heilzame ziekte, Bas Lubberhuizen, Amsterdam, « De Nieuwe Engelbewaarder, n° 5 », 1994.
(5) Sur cette femme « artiste peintre » qui ne fera cependant pas véritablement carrière, on lira le chapitre 14 de la biographie que Kees Snoek a consacré à Eddy du Perron : E. du Perron. Het leven van een smalle mens, Amsterdam, Nijgh & Van Ditmar, 2005, p. 253-264. Et on lira les lettres en français que lui a adressées l’écrivain.
(6) Le choix du prénom renvoie sans aucun doute au roi des Francs dont Max Jacob suivra l’exemple en se convertissant au catholicisme – Picasso étant son parrain –, et le patronyme à l’un des premiers disciples de Jésus. Manu van der Aa ajoute (op. cit., p. 27) que le fait que Nicodème soit considéré comme un saint et comme un écrivain (on lui attribue la paternité des Actes de Pilate ou Évangile de Nicodème) vient renforcer cette thèse, le poète tentant dès cette époque de se sanctifier en se retirant par périodes à Saint-Benoît-sur-Loire.
(7) Lettre à Clairette Petrucci du 21 juin 1922. Du Perron a donné une recension de l’ouvrage de Cendras Rhum. L’Aventure de Jean Galmot (« De verborgen avonturier. Blaise Cendras. L’aventure de Jean Galmot,OC, vol., 6, p. 45-47 ; première publication dans la revue Critisch Bulletin), couchée sur le papier le 8 mai 1931 à Gistoux, son ami Menno ter Braak n’étant pas en mesure de l’écrire lui-même. Tout comme le style de Max Jacob, celui de Blaise Cendras fait l’objet d’un pastiche dans Manuscrit trouvé dans une poche (1923), le premier livre d’Eddy du Perron. Sa correspondance et d’autres écrits apportent différents éclairages sur la perception qu’il a pu avoir, au fil des années, de l’œuvre du Franco-Suisse.
(8) On le sait puisque, dans une lettre en date du 5 avril 1925 adressée à Julia Duboux (photo), une autre de ses muses, Eddy écrit : « Un monsieur m’a déclaré qu’‘‘ici, en Belgique’’, la politesse importe beaucoup et un autre monsieur – monsieur Max Jacob – en m’écrivant me conseille de prier Dieu : parce que ‘‘cela porte bonheur’’. C’est beaucoup, quand à force de lire, de sortir peu, de faire tout de même l’amour, on s’est déjà approximativement suicidé. En ce moment je me sens très loin de vous. Je puis donc sérieusement vous écrire. J’ai quelques choses à vous dire. Que je ne vous ai jamais menti lorsque je vous disais des ‘‘Je vous aime’’. Que pourtant, et vous l’avez senti mieux que moi, il y a eu éloignement entre nous. Je considère cela comme très salutaire, et comme très normal, pour le moins. Dieu (pour faire plaisir à M. Jacob ?) nous empêche de nous lier romantiquement. Pour se marier il faut, pour le moins, ne pas être malade. Cela porte malheur à la progéniture. » À ce jour, on n’a pas retrouvé trace des lettres du Hollandais au Français. Du Perron a brûlé la plupart de ses papiers avant sa mort, par crainte qu'ils ne soient saisis par les nazis.
(9) Lettre à Clairette Petrucci du 2 mai 1922.
(10) Lettre à Clairette du 8 mai 1922.
(11) « Bij een handvol auteurstekeningen », OC, vol. 7, p. 352-358.
J. Cocteau, par J.-É. Blanche (1913)
(12) Sur Jean Cocteau, l’homme et certaines de ses œuvres (Le Mystère de Jean l’Oiseleur), Du Perron a consacré quelques développements. Ce nom revient souvent sous la plume de l’essayiste et épistolier hollandais. Sa notice de 1928 a été refusée par la revue Variétés. Le Bruxellois Franz Hellens, animateur de la revue Le Disque vert, a probablement retouché une première mouture de ce texte : « Quant à la note sur Desbordes-Cocteau, j’aimerais qu’on te l’envoie à toi pour que tu puisses corriger encore quelques fautes, mettre quelques virgules, etc. Je pense aussi, en réfléchissant, qu’il vaut mieux ne laisser que sperme et supprimer jeanfoutresque. Il y a déjà la main du maître ! Mettons que M. Cocteau ‘‘se révèle définitivement : afficheur, cabotin, peu délicat (ou peu scrupuleux) et même assez sagouin’’. Ça a l’air moins en fureur, et plus nonchalamment dit. Tu ne trouves pas ? Et ensuite, pour la fin, au lieu de ‘‘en d’autres mots, etc.’’ on mettra : ‘‘Pour tout dire : un maître (ou : encore un maître) auquel il convient de ne plus toucher’’. Ce : ‘‘auquel il’’, n’est-ce pas un peu choquant ? Si oui, change cela. » (Lettre d’Eddy du Perron à Franz Hellens du 1er septembre 1928). Dans « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française », Kees Snoek consacre une section à Jean Cocteau.
(13) Né dans le massif des Vosges, l’écrivain Jean Desbordes (1906-1944) a été l’amant et le secrétaire de Cocteau, lequel l’a portraituré à plusieurs reprises. Il lui a aussi donné un rôle dans son film Le Sang d’un poète de 1930. L’éphèbe a ensuite changé de vie, publiant d’autres titres et se mariant en 1937. Résistant, il meurt à Paris sous les tortures de la Gestapo.
(14) Voir la recension d’Eddy du Perron : « Marcel Jouhandeau : Chaminadour I, II », OC, vol. 6, p. 187.
article écrit en néerlandais paru dans le magazine flamand exclusivement consacré à la poésie, Poëziekrant (n° 3, 2020, p. 21), qui demandait à plusieurs traducteurs d’évoquer leur « meilleure » traduction de poésie et leurs projets, une sorte de petit autoportrait.
De literaire vertaler is een chef-kok
Vaak wordt het werk van een literaire vertaler vergeleken met het interpreteren van een muziekstuk. Zo heeft onlangs de gerenommeerde Vlaamse cellist Luc Tooten een nieuwe vertaling getoetst aan een nieuwe interpretatie van een suite van Bach; daarbij legde hij de nadruk op wat je als vertaler/musicus tussen de regels/notenbalken hoort te lezen/horen en met de ervaring door de jaren heen leert lezen/horen; bijgevolg levert elke ‘interpretatie’ een nieuwe transpositie op.
Een vergelijking die ik zelf graag maak, doet een beroep op een ander zintuig dan het gehoor, met name de smaakzin. Als literaire vertaler ben je eigenlijk een chef-kok. Als je je vak beheerst, betekent het dat je iedere keer weer je kookkunst moet bewijzen op basis van een bepaalde stijl/stem/inhoud/sfeer, op de manier van een chef-kok, met nieuwe ingrediënten en variërende temperaturen. Een risicovolle onderneming, ook al beschik je als woordbeoefenaar over veel meer tijd dan een smaakpapillenkunstenaar. Maar zodra het eindresultaat voorgeschoteld wordt, mogen fijnproevers hun messen slijpen en hun kritiek uiten. Echte literatuurliefhebbers zijn gastronomen die van de finesses van de kookpot kunnen smullen.
Als ik ooit een poëzievertaling heb gemaakt die twee of drie sterren verdient, dan is het wellicht En perte, délicieusement (Le Cormier, 2018), de Franse versie van de bundel Teloor, zalig (Uitgeverij P, 2014) van Bart Vonck. Het is mede te danken aan het feit dat de auteur zijn verfijnde bijdrage aan de vertaling heeft geleverd. Zijn beheersing van het Frans stelt hem trouwens in staat rechtstreeks in mijn moedertaal te dichten. Dientengevolge heeft hij van de verschillende voortgangsstadia van de toebereiding mogen proeven en hier en daar zijn grain de sel met accuratesse toegevoegd. Drie gedichten uit zijn bundel had ik niet zonder zijn medewerking uit echte Franse pannen kunnen toveren. De uiteindelijke titel is ook aan de Vlaming te danken.
Of ik deze vertaling zou willen herwerken of bewerken als ik daar de kans toe zou krijgen? Heel misschien, maar dan pas over twintig of dertig jaar als ik nog in leven ben. En het zou wellicht gaan om kleine aanpassingen en wijzigingen in slechts enkele gedichten. Ik mag hopen dat het duo auteur/vertaler een toch vrij kostelijk recept heeft weten te creëren.
Momenteel ben ik met een prachtig en ambitieus project bezig, samen met mijn collega Kim Andringa. Het gaat om een keuze uit het werk van Lucebert. De bedoeling is om uiteindelijk een honderdtal gedichten van de Vijftiger in het Frans om te zetten. Het boek wordt in 2022 in Nice gepubliceerd bij Unes, een uitgeverij die fraaie bundels alsook luxe bibliofiele uitgaven het licht laat zien. Deze Franse ‘Lucebert’ wordt in principe verlucht met een stuk of veertig reproducties van zijn beeldend werk. Om de lezer een idee te geven van de kwaliteit van de publicaties van Unes verwijs ik haar/hem graag naar de Franse uitgave van de bundel Archaïsch de dieren van Hester Knibbe.
Als ik klaar ben met het moleculaire-Lucebert keuken, wil ik terugkeren naar de Middeleeuwse stamppot: de Rijmbrieven van Hadewijch. Dit werk is nog nooit in boekvorm in een Franse versie verschenen. Een soort vervolg op de Liederen van de Brabantse mystica die een jaar geleden onder de titel Les Chantsin Parijs bij Albin Michel gepubliceerd zijn.