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  • Panorama 1938

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    Un demi-siècle

    de littérature néerlandaise

     

     

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    La langue hollandaise est un dialecte de matelots capable seulement d’exprimer les choses les plus vulgaires et les plus banales.

    Heinrich von Treitschke

     

     

    Le 21 novembre 1937, le critique et traducteur P.-G. Martin invitait le lecteur du quotidien français Le Temps à survoler cinquante ans de littérature néerlandaise. Pour ce faire, il s’inspirait essentiellement du Panorama de la littérature hollandaise contemporaine, ouvrage à paraître au Sagittaire, anciennes éditions Kra.

    J. Tielrooy (coll° Université d’Amsterdam)

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsL’auteur du volume de 190 pages en question – dont on sait qu’un exemplaire a été remis en main propre à Thomas Mann lors du séjour qu’il effectua à La Haye en juillet 1939 –, Johannes Tielrooy (1886-1953), était un critique libre-penseur curieux de théologie et de métaphysique, un comparatiste réputé, grand amateur de théâtre et de l’œuvre d’Anatole France. On connaît un cliché le représentant costumé chez lui, en août 1944, en train d’interpréter en compagnie du juriste Henk Hoetink (1900-1963) une adaptation de la nouvelle « Le procurateur de Judée ». Tielrooy apparaît comme un homme bien établi dans la société de son temps – après 1945, à la tête du mensuel culturel Apollo et membre en vue du PEN club, il fera même figure de mandarin des lettres, –, comme un érudit éclectique n’ayant jamais tout à fait renoncé à ses ambitions de poète.

    Sans cesser de suivre la vie littéraire européenne, cet insulaire – il est né à Texel – a accompli une partie de sa carrière d’enseignant dans l’archipel qu’on appelait alors les Indes néerlandaises. Là, il a préparé un livre sur Chateaubriand (publié en 1936) en mettant beaucoup de lui-même dans le portrait psychologique qu’il dresse du vicomte ; sa nature et ses goûts – il admirait entre autres Victor Hugo et Voltaire (la mort l’a empêché de terminer l’important essai qu’il consacrait à ce dernier) – le portaient à analyser des textes de facture « classique » plutôt que la production de l’avant-garde.

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    Porté à écrire sur mille sujets tant artistiques que scientifiques, tant néerlandais que français – jeune homme, il a travaillé dans une banque parisienne et suivi des études à la Sorbonne –, il est toutefois revenu à plusieurs reprises sur ses sujets de prédilection, en particulier Maurice Barrès (un livre en 1918 … et son ultime article paru le mois de sa mort), homme dans lequel il aimait à se reconnaître, ou encore son compatriote Busken Huet (que d’aucuns ont surnommé le Sainte-Beuve hollandais) auquel il a consacré une thèse en français, soutenue en Sorbonne : Conrad Busken Huet et la littérature française (1923).

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsSa grande étude (1948) sur Ernest Renan – dont il a traduit en 1945 Qu’est-ce qu’une nation – est elle aussi disponible en français : Ernest Renan, sa vie et ses œuvres (trad. Louis Laurent, préf. René Lalou, Mercure de France, 1958). Citons encore un ouvrage en néerlandais consacré à la pensée de Maeterlinck (1941), une longue étude sur Racine (1951), des articles portant sur Proust, Paul Valéry, Taine, Jules Romains, etc. Et, dans notre langue : « Le renouveau des études chateaubrianesques », « Rimbaud et les frères Van Eyck », « Déterminisme et personnalité en histoire littéraire », « La Hollande et l’Indonésie », « La littérature néerlandaise moderne dans ses rapports avec les beaux-arts », « La notion de pureté en poésie », une préface à Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu de J. Huizinga (trad. Cécile Seresia, Gallimard, 1951)… Sa traduction des Quinze joies de mariage semble être restée, comme d’autres, à l’état de manuscrit.

    Moins d’un an après la parution de son Panorama de la littérature hollandaise, J. Tielrooy entrait en fonctions, à l’Université d’Amsterdam, comme professeur de littérature française en prononçant un discours intitulé « De l’art pour l’art à la poésie pure », occasion pour lui d’insister sur la portée philosophique de la poésie, laquelle ne saurait se limiter à une simple visée esthétique. Baudelaire, Mallarmé, Paul Valéry et Henri Brémond ont, selon lui, approfondi la notion de l’art pour l’art ; peu suspect de sympathie pour le clergé, l’humaniste hollandais appuie la thèse développée par l’abbé, historien du sentiment religieux dans la littérature, qui rapproche poésie et contemplation unifiante, poésie et catharsis au sens aristotélicien du terme, qui accorde autrement dit une grande importance à la vie de l’âme dans la création poétique. Quant à savoir si la vérité telle que la poésie nous la révèle relève du surnaturel, la question reste, pour ce grand ami hollandais de Georges Duhamel, posée.

    rabat gauche de Panorama

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsJohannes Bernardus Tielrooy a correspondu avec nombre d’écrivains, d’artistes, d’intellectuels et de savants français, belges et hollandais – mentionnons Henri Barbusse, Maurice Barrés, Henry de Montherlant, Paul Hazard, Charles Gide, Gustave Cohen (dont Tielrooy a suivi les cours à l’Université d’Amsterdam avant la Grande Guerre), Jean Cassou, André Suarès, Bernard Grasset, François Mauriac, André Germain, Pierre-Louis Flouquet, Franz Hellens, Lya Berger, Maurice Maeterlinck, Paul Fort, Louis de Bourbon, Claude Aveline, Jean Guéhenno, Sadi de Gorter, Patrice de la Tour du Pin, André Chamson, Luc Durtain, Ferdinand Brunot, René Lalou, Paul Valéry, Alexandre Mercereau… Les Décades de Pontigny l’ont accueilli à plusieurs reprises. L’estime dont il a joui en France transparaît par exemple dans sa présence dans le numéro de la NRF publié en hommage à Jacques Rivière (01-04-1925) ou dans l’invitation que lui adressa l’Institut français de Londres à prononcer, en mai 1936, une conférence sur « La littérature néerlandaise au XIXe siècle ». Autre lien avec les milieux artistiques français : le peintre Georges Sabbagh, auquel Tielrooy a consacré un article en 1920, a fait un portrait de lui, lui qui, au fil de quarante ans d’écriture, aura de son côté portraituré, souvent avec le souci du détail, nombre d’écrivains.

    rabat droit de Panorama

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsDans le quotidien Het Vaderland (3 juillet 1938), Menno ter Braak a consacré un long papier au Panorama de la littérature hollandaise contemporaine, livre qui garde, pour des raisons purement pratiques, le silence sur les lettres des Flandre ; le célèbre essayiste en salue les qualités synthétiques ainsi que l’impartialité même si, à ses yeux, Tielrooy pousse sans doute celle-ci un peu trop loin et même si elle correspond un peu trop à sa personnalité consensuelle. Grand ami de Ter Braak – et de Malraux –, Eddy du Perron a lui aussi livré son avis sur le Panorama. Présenter les lettres bataves à Paris, c’est un peu, nous dit-il, comme « présenter l’art de la Béotie à Athènes » ; au fond, ce sont surtout des Néerlandais qui vont tirer plaisir de cette lecture puisqu’aucun Français n’est en mesure d’entrer dans les œuvres dont il est question – hormis bien entendu les rares traduites. Et Du Perron de continuer sur le même ton, raillant notre façon de prononcer les patronymes de ses compatriotes : à Paris, le romancier Van Schendel ne devient-il pas « le grand écrivain Van Chandelle » ? Au demeurant, il reconnaît la valeur de l’ouvrage même si J. Tielrooy n’a pas accordé au romancier P.A. Daum la place qui lui revient dans le domaine de la littérature coloniale.

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrèsLa première épouse de Tielrooy, Jacoba de Gruyter, a publié elle aussi en français : Kabar Anghinn, Impressions de Java et de Bali, (présentation Luc Durtain, croquis Adolf Breetvelt, Les Œuvres représentatives, 1932) ainsi, semble-t-il, qu’un manuel intitulé Marianne ou le français par enchantement, sans oublier des articles sur la poésie hollandaise dans YGGDRASILL. Bulletin Mensuel de la Poésie en France et à l’Étranger, par exemple dans le n° 10 du 25 février 1937. Lya Berger a tenu à encourager son œuvre de poète en donnant, dans Les Femmes poètes de la Hollande, une de ses pièces en traduction (« Pénétration »). Quant à la seconde épouse de l’homme de lettres, Henriëtte Rosalie (Hetty) Bottenheim (1890-1981), elle a traduit en néerlandais La Pharisienne de François Mauriac sous le titre Een voortreffelijke vrouw (1947) ; elle a par ailleurs rendu hommage à son mari en favorisant l’édition de Verkenningen in het land der literatuur (1954), un volume qui réunit des essais du défunt.

    L’article de P.-G. Martin reproduit plus bas n’est certes pas exempt d’imprécisions, de clichés, voire de lapalissades, et de jugements un peu rapides ; il a cependant le mérite de relever quelques courants et noms qui ont marqué pour de bon l’histoire littéraire des Pays-Bas. Il commence là où s’arrête l’introduction rédigée par Tielrooy :

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    Du sérieux essayiste Johannes Tielrooy...

    à la badine romancière Élise Tielrooy 

     

      

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    La littérature néerlandaise est mal connue à l’étranger, et particulièrement en France, pour plusieurs raisons : d’abord, la langue néerlandaise n’est pas très répandue dans le monde, ensuite et surtout, la littérature ne constitue pas un des traits principaux du génie hollandais.

    Dans ce pays d’artistes et de grands peintres, où, précisément à l’époque actuelle, des conservateurs de musée extrêmement actifs s’efforcent de faire dériver l’attention du grand public vers les arts plastiques, la littérature n’occupe pas la place qu’elle devrait avoir.

    La république des lettres constitue un monde un peu à part, s’enferme parfois dans une tour d’ivoire peu accessible au grand public hollandais. Ce peuple réaliste, peu littéraire, doué d’une imagination modérée, n’apprécie pas toujours la bonne littérature et bien souvent, aux Pays-Bas, ce ne sont pas les meilleures œuvres qui obtiennent les plus grands tirages.

    Il y a pourtant aux Pays-Bas une littérature extrêmement riche et importante, qui s’est développée surtout depuis une cinquantaine d’années. C’est le développement de cette littérature que nous allons voir sommairement dans les paragraphes suivants.

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    La rénovation de 1880

     

    Dans le courant du dix-neuvième siècle, la littérature néerlandaise était conventionnelle, moralisatrice, piétiste, dénuée d’envergure. Vers 1880, une équipe de jeunes poètes remarquablement doués entreprit de réagir contre cet état de choses, de lutter contre la rhétorique et les sentiments creux, de proclamer le triomphe de la beauté sur le banal et le conventionnel. Sous l’influence de ces hommes enthousiastes, une véritable rénovation se produisit : la littérature s’éveilla après un long engourdissement. Avec, comme porte-drapeau, une revue, De Nieuwe Gids (le Nouveau Guide), une lutte pour la beauté s’engagea victorieusement contre les anciens pontifes, champions de la morale, et eut pour résultat un renouveau éclatant de la poésie. L’un de ces jeunes poètes put dire fièrement, bien longtemps après, qu’ils avaient donné aux Pays-Bas une littérature comparable à la littérature de l’étranger. Des influences étrangères, il est vrai, se faisaient sentir dans ce mouvement, et en premier lieu celle du naturalisme français, celle aussi du romantisme lyrique des poètes anglais, Shelley, Keats, plus tard celle de Maeterlinck. Influences contradictoires, on le voit. Et il est bien vrai que les conceptions de la beauté peuvent être diverses et souvent opposées.

    F. van Eeden, Le Petit Jean, avant-propos Romain Rolland, 1921

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyUn mouvement tel que celui-là, proclamant l’art pour l’art, ayant une conception individualiste de la vie, pouvait rester uni tant qu’il s’agissait de lutter pour la nature et la beauté contre un protestantisme conventionnel et étroitement religieux.

    Mais il fallait aller de l’avant, et c’est alors que, dans cette lutte des idées, les tendances s’affrontèrent : Shelley ou Zola, il fallait choisir ou se séparer. On s’en aperçut bien vite ; l’un des plus grands d’entre eux, Lodewijk van Deyssel, allait rester fidèle au naturalisme, mais il ne se séparait pas de son ami Willem Kloos, grand poète lyrique, et remplaçait plus tard dans ses préférences Zola par Maeterlinck. Pour ces deux-là, la beauté est une conception purement sensuelle. Mais pour un Frederik van Eeden, admirateur de Schelley, devenu moraliste et finalement catholique, la beauté « emblème de l’essence divine », ne faisait qu’un avec la bonté. Pour un A. Verwey, esprit didactique et au fond teinté de calvinisme, qui allait fonder une revue, De Beweging (Le Mouvement, 1905), et devenir historien littéraire et religieux, la beauté devait servir la vérité, diriger et consoler les hommes dans leur souffrance : le naturalisme excessif de Van Deyssel était, pour lui, haïssable.


    Les obsèques de L. van Deyssel et des images de son 85e anniversaire

    (on reconnaît A. van Duinkerken, Godfried Bomans et A. Roland Holst)

     

    D’autres, appartenant au même mouvement, allaient suivre leur propre chemin : L. Coupérus, essayiste, grand romancier, auteur d’esquisses historiques et de romans psychologiques de haute classe, obéit souvent, dans ses descriptions, à une nature sensuelle et à une vitalité éclatante. Jacobus van Looy décrit la beauté des choses, suit tranquillement sa route, « les yeux remplis de rêve ».

    Le peintre et écrivain J. van Looy, Autoportrait, 1896

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyAu contraire, Herman Robbers fait consciencieusement et avec netteté le portrait des gens qui l’entourent, de la petite bourgeoisie ; Johan de Meester, auteur d’une œuvre considérable et diverse, pénétré d’un idéalisme romantique allié à une ardeur inépuisable, souffre de la contradiction entre la simplicité joyeuse de la vie rustique telle qu’elle devrait être, et la réalité des convenances bornées et étroites observées au village. Is. Querido, puissant et dénué de sobriété, a un énorme talent de description (auteur d’une étude sur un quartier populaire d’Amsterdam, le Jordaan, traduit en français).

    À ceux-là, il faut ajouter Herman Heyermans, grand auteur dramatique, dans le théâtre extrêmement pauvre qu’est le théâtre hollandais ; il écrivit des pièces naturalistes à tendances nettement socialistes qui eurent un succès considérable

     

    L’Écho d’Alger, 14 juillet 1938

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    Vingt ans avant la guerre

     

    Après 1895, les tendances déjà opposées continuèrent à s’éloigner les unes des autres. De nouvelles générations arrivent en scène. On voit s’affirmer une tendance néoromantique, avec le poète lyrique P.C. Boutens, impressionniste raffiné ; J.H. Léopold, grand lyrique, sensible, sensuel et areligieux. Ceux-là cherchent à s’enfuir de la matière, de la réalité : on trouve ici la nostalgie des peuples du Nord, le désir de chercher le bonheur et de fuir anywhere out of the world. Même nostalgie chez le grand romancier A. van Schendel qui, dans une prose lyrique au style précieux et complètement dénuée de mysticisme, épuise le thème de l’évasion dans un au-delà merveilleux, décrit un monde de fantaisie et de rêve. Beaucoup plus tard, il est vrai, cet écrivain a sensiblement changé sa manière et, par exemple, dans un Drame hollandais (1935), a décrit des scènes se rapprochant d’une réalité parfois assez tragique. P.H. van Moerkerken, esprit élégiaque, satirique et sceptique, a écrit une série historique considérable, de laquelle se dégage une philosophie amèrement idéaliste. N. van Suchtelen, pacifiste, dont certaines œuvres furent traduites en français, témoigne dans ses livres d’un idéalisme peut-être légèrement mièvre et sentimental.

    Le poète P.C. Boutens

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyLe culte de la beauté devait mener quelques-uns d’entre eux dans une direction nouvelle ; pour ceux-là, « la beauté, c’était la fraternité des hommes ». L’individualisme sensuel et d’apparence aristocratique de Van Deyssel ne les avait pas satisfaits. Contre le Nouveau guide, ils avaient fondé De Nieuwe Tijd (le Temps nouveau). Ils avaient foi dans le socialisme, confiance dans une humanité plus heureuse. Gorter, Van der Goes et surtout Mme Henriette Roland Holst, marxistes ardents, se sont occupés des « masses » avant l’heure ; ils ont certainement préparé l’évolution des idées qui devaient amener après la guerre l’amélioration considérable du sort du prolétariat : Mme Roland Holst, en particulier, est un talent lyrique et puissant, plein de contradictions, tour à tour femme recherchant le silence, l’isolement, les joies de la famille, et militante endurcie aux luttes du communisme, admiratrice de la Russie nouvelle.

    Mais, aux Pays-Bas non plus, le naturalisme n’était pas mort, et on allait le retrouver dans certains romans féminins. Trait caractéristique de la civilisation hollandaise, la littérature féminine est très abondante : des dames hollandaises qui ont connu dans leur vie certaines expériences, en font un livre, et, de la littérature, un métier. Elles nous apprennent, dans des récits aux détails exubérants, tout ce qu’il peut y avoir de fadeur dans un certain naturalisme. Cette littérature bourgeoise trouve un grand nombre de lecteurs. Parmi les romans de Mme I. Boudier Bakker, écrivain de grand talent, l’un des moins bons a connu un énorme tirage. Mme J. van Ammers-Küller développe des thèmes assez simplistes sur la famille, dans des romans extrêmement recherchés du public.

    Ina Boudier-Bakker, Journal 1940-1945

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyLa génération apparaissant vers 1910, dans cette douceur de vivre qui caractérise l’époque de l'immédiat avant-guerre, marque un triomphe de la poésie : beaucoup de poètes, d’essayistes, peu de romanciers. Dans cette génération, J.I. de Haan est un poète lyrique émouvant, G. Gossaert un poète éloquent, au style oratoire, Van Eyck, mystique, et J.C. Bloem, lyrique, A. Roland Holst, un poète à l’inspiration nordique, avec le goût et la nostalgie de l’au-delà. À côté d’eux, J. Greshoff est un poète lyrique et amusant, un essayiste plein de bon sens et d’une intelligence objective. J.W.F. Werumeus Buning a écrit des ballades très populaires ; M. Nijhoff crie le doute d’un homme déchiré dans le conflit entre la chair et l’esprit. V.E. van Vriesland est un excellent poète doublé d'un critique. Parmi les essayistes, Just Havelaar, humaniste idéaliste, pris entre deux générations opposées, devait fonder en 1920 la revue De Stem (la Voix), avec D. Coster. Ces deux humanistes, défenseurs d’une éthique particulière, cherchant à allier bonté et beauté, ont exercé une grande influence sur la jeune littérature en luttant de leur mieux contre un individualisme d’esthètes démodés et un matérialisme envahissant. Un autre essayiste de cette époque est le professeur Huizinga, très connu aussi à l’étranger par ses travaux historiques. Parmi les romanciers de cette génération, R. van Genderen Stort se distingue particulièrement par une langue très pure.

     

    De Tijd, 16/12/1938

    À l’occasion de l’inauguration du Collège néerlandais, allusion, par G. Cohen, au livre de Tielrooy et à la traduction d’un roman de J. de Meester qui cherche encore un éditeur

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    L’après-guerre

     

    On a beaucoup épilogué en Hollande sur la question de l’influence de la guerre sur la littérature. Les anciennes générations ont continué comme si de rien n’était : il est vrai, des survivants de 1880, plusieurs se sont tus prématurément, les autres, nous l’avons vu, se sont adonnés aux problèmes politiques et sociaux. De sorte que le mouvement a fini par disparaître dans les sables du désert. Mais la guerre n’a pas modifié l’attitude intellectuelle de leurs successeurs, par plus qu'elle n’a modifié le goût littéraire du grand public, fidèle aux poncifs éprouvés et bourgeois. La brisure, si brisure il y a, apparaît avec la génération née vers 1900 ; cette génération souvent cynique, méprise la tradition, a une aversion profonde pour le faux esthétisme, un goût certain pour la concision, de l’avidité et un grand désir de jouir et d’arriver rapidement.

    J. Greshoff, Bric à Brac, 1957

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyElle a de sa propre valeur une conscience peu ordinaire, elle a une énorme confiance en elle-même, elle est dénuée du sens des proportions. Elle a subi l’influence de cette Allemagne malsaine de la période d’inflation, elle est sportive, elle a l’âge de la radio, de l’aviation, du cinéma, de la vitesse. Sans indulgence pour ses anciens qu’elle ignore souvent, elle veut arriver vite, mais elle se heurte à des pontifes encore jeunes qui tiennent les places, à l’incompréhension d’un public traditionaliste. D’où des chapelles, des querelles, l’apparence d'un « panier de crabes » pour un public étonné et réticent.

    C’est ainsi que les « vitalistes » prônent l’instinct, le « werden » (le devenir) ; ils mettent la vie au-dessus de l’intellect : H. Marsman (né en 1899), le plus représentatif d’entre eux, poète, critique, romancier, au talent très varié, est plein de véhémence à ses débuts, mais semble s’assagir par la suite. Parmi les romantiques, J.C. van Schagen est un poète panthéiste plein de talent, H. de Vries écrit des poésies lugubres et cauchemardesques ; surtout J. Slauerhoff, mort récemment, très grand poète lyrique, prosateur extrêmement curieux, triste et mécontent de la vie, a donné avec une imagination puissante des relations de ses voyages en Chine. A den Doolaard, rempli d’un romantisme assez superficiel, journaliste, poète, romancier, a écrit des impressions de voyage romancées et intéressantes. A. Helman, créole des Indes Occidentales, est un bon prosateur romantique qui sait évoquer la vie de ces colonies. Il est curieux de constater que ce pays de marins et de colonisateurs n’a pas une grande littérature coloniale et maritime. Seuls ont abordé la question coloniale Couperus, et surtout autrefois Multatuli avec sou Max Havelaar (1859), ouvrage animé d’un grand souffle humanitaire et qui eut un profond retentissement. Actuellement, seule Mme Székely-Lulofs consacre aux problèmes coloniaux des romans consciencieux. Un autre romancier d’aventures, J. Fabricius, a remporté de grands succès en Hollande et à l’étranger.

    Johan Fabricius, Boung le métis, 1957

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyLa littérature régionaliste connaît une vogue avec A. Coolen, catholique de sentiments plus que d’idées, près de la nature, décrivant pathétiquement des scènes du Brabant et de la Frise ; avec H. de Man, cas curieux d’un israélite écrivant des romans paysans.

    Dans un pays comme la Hollande, citadelle de la bourgeoisie contre laquelle les diverses mystiques viennent se briser, on ne trouve guère chez les jeunes générations l’inquiétude sociale qu’on rencontre ailleurs. Après l’évolution sociale qui s’est effectuée il y a vingt ans dans la tranquillité, la littérature sociale actuelle sonne un peu faux : W. van Iependael est un bon poète socialiste, M. Dekker et surtout Jef Last, le compagnon de Gide en Russie, propagandiste et militant communiste, sont des romanciers de talent.

    Parallèlement à la nouvelle prospérité des provinces catholiques du sud, provenant de l’industrialisation, il y a actuellement – fait nouveau – une littérature catholique très vivante représentée par un groupe d’écrivains remarquablement doués : entre autres, Jan Engelman, poète de talent, esthète d’inspiration souvent païenne, catholique plutôt par ses professions de foi que par son attitude, A. van Duinkerken, chef d’école, excellent poète, essayiste, apologète plein d’éloquence, représentant les tendances de la démocratie catholique.

    En face de cette riche littérature catholique, une littérature protestante qui fait assez piètre figure : on constate, après les attaques de 1880, un renouveau du piétisme, des manifestations littéraires très religieuses, très inspirées de la Bible, de la Rédemption, etc. Ce mouvement est peu florissant et ne rencontre pas de succès auprès du public incroyant.

    Dirk Coster (1887-1956)

    tielrooy,littérature,pays-bas,france,maurice barrès,ernest renan,elise tielrooyDe Havelaar et Coster dérive une importante littérature humaniste : de nombreux essayistes, parmi lesquels le plus important, A. Donker, excellent poète lyrique, romancier, critique, ayant une conception idéale de l’homme.

    Il faut placer à part les « paganistes », sceptiques à l’égard de la religion, ayant pris position pour la prose contre la poésie, pour la personnalité, la psychologie, contre la forme, l’esthétisme ; ils opposent aux moralistes doucereux un idéal de dureté. Parmi les plus connus, S. Vestdijk, excellent psychologue empreint de freudisme et de sexualité ; E. du Perron, poète, essayiste, assez véhément, quelquefois injuste, et surtout, Menno ter Braak, journaliste notoire, essayiste devenu anticlérical après avoir abandonné le protestantisme, subit une certaine influence de Nietzche, analyse le concept de la beauté qu’il nie, au fond, comme il nie l’existence de l’esprit. C'est lui qui a placé l’idéal de ce groupe dans une conception assez inattendue de « l’honnête homme » au sens du dix-septième siècle. Considérant que la littérature hollandaise, d’après eux, est trop provinciale, ces écrivains veulent, comme leurs précurseurs de 1880, faire atteindre à cette littérature un niveau européen. En quoi, dans ce tourbillon d’idées qui caractérise la littérature hollandaise, l’idéal de 1937 finit, après bien des détours, par être le même que celui de 1880.

     

    P.-G. Martin

     

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  • Racine de la poésie

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    Les Carnets d’Eucharis

    2016

     

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    La récente livraison papier des Carnets d’Eucharis, la quatrième, offre, en ce printemps, dans une composition que l’on doit à Alain Fabre-Catalan et Nathalie Riera, une gerbe colorée où le présent voltige, le passé refleurit, où bien des muses sont chantées.

    Tout un bouquet de poètes à l’honneur… de l’Italie à l’Autriche, du Portugal aux Pays-Bas, des États-Unis à la Suisse, de l’Équateur à la Belgique… dans le sillage de Charles Racine (un hommage d’une trentaine de pages), ami de Paul Celan, de Jacques Dupin, mais aussi de Giacometti : « Il y a un parallèle à faire entre la manière dont Charles Racine considère la poésie, son rapport particulier au langage, et la démarche d’Alberto Giacometti dans son approche de la matière en tant que sculpteur, avec cet art de l’effacement où s’exprime le regard incisif qu’il porte sur le réel, ‘‘questionnant le proche et le lointain’’ dans la ‘‘discontinuité’’ qui en est le véritable ‘‘moyen d’approche et de saisissement’’. Aux spéculations abstraites touchant à la création, Giacometti opposait ‘‘l’intensité d’une vie entièrement possédée par la recherche de la vérité’’, ce qui ne manqua pas d’interpeler Charles Racine que l’on peut imaginer pris par ‘‘cette âpreté, cette émotion, cette évidence’’ qui se dégageait de ‘‘la geste’’ du sculpteur autant que de l’écrivain qu’il avait devant lui. »

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    Des « portraits » comme autant de miniatures d’où se dégagent en particulier des figures féminines évoquées avec tendresse et pertinence (Danielle Collobert, Sophia de Mello Breyner Andresen, Gaspara Stampa, Margherita Guidacci…) ; se profile alors, au fil d’un entretien, une esquisse d’autoportrait du poète/éditeur Claude Chambard avant celui, sur papier glacé, du cinéaste Pip Chodorov.

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    Quelques brèves proses, quelques vers en français puis, entre une « Petite anthologie d’écrits contemporains sur les arts visuels et audiovisuels » et des « Notes, Portraits & Lectures critiques », un cahier « Traductions » – qu’annoncent d’ailleurs bien plus tôt les pages consacrées à Hilde Domin – où la langue néerlandaise, grâce Gerry van der Linden et Peter Holvoet-Hanssen, occupe une belle place. Vers en version originale et en version française.

     

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    Lecture avec P. Holvoet-Hanssen, février 2016 

     

     

                      Au chevet d’une corneille blanche

     

    in memoriam Anny Hanssen, ma mère

     

    La kermesse, à Ruisedele, est à l’arrêt, aussi le vent pousse

    saint Nicolas vers l’Espagne, gélifie le ciel rose en brume

    tout s’enténèbre au-dessus de la manufacture de morts où j’écris

     

    Vois s’élever des panaches de fumée, maman gît fiévreuse

    sous la muzak qui sifflote Winchester Cathedral, maintes pensées

    pareilles à des grenades de mortier, yeah where is my mind

     

    Les gargouillis, les bip-bip, l’attente du couic – me souviens

    avoir vu des chats tomber des arbres, des morceaux humains

    rassemblés par une horde de gosses, dépêche-toi de finir

    ton poème, pas un quidam ne le lira si ce n’est toi et moi

     

    Vers perce-neige figés sur la tige de la rose, aussi ôtez

    ces gants d’examen, les masques, poussez-moi ce moniteur,

    la tension artérielle de ma mère reste bloquée sur zéro –

    je suis pas à plaindre répétait-elle sans cesser de se tordre

    de douleur – elle s’envole dans un banc de poissons qui fait des feux d’artifice

     

    Je le savais dit sa petite-fille blanche ébouriffée : cette nuit

    y avait une araignée noire sous mon lit, grosse comme une baraque

    toute vide, qui sait si y a pas une planète pour les morts

     

    La foire est dans le noir, autos tamponneuses qui tournent autour

    de la lune, près de l’ascenseur un homme qui a perdu femme et enfants

    dans les environs de Ruiselede où sournoises les étoiles brasillent

     

    Peter Holvoet-Hanssen

     

     

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  • Le poète Hubert van Herreweghen

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    CET AUTRE ÉMERVEILLEMENT : LE BANAL

     

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    Nous ne savons rien encore

                          de l’homme ni de la femme

                          ni des maux qui à force d’offense meurtrissent.

     

     

    HubertvanHerreweghen-couv.jpgNé en 1920, le Brabançon Hubert van Herreweghen a publié son premier recueil en 1943. Le plus récent, De bulleman & de vogels (L’Épouvantail & les oiseaux), a paru le 1er février 2015 aux éditions P. de Louvain. Sa poésie rime avec émerveillement, passant avec aisance du ludique au tragique sans cesser de solliciter toutes les ressources sonores et lexicales qu’offre la langue néerlandaise. Quand bien même le memento mori hante l’œuvre, fraîcheur, suggestivité et vitalité semblent croître à mesure que le poète avance en âge. Parallèlement, la ténuité de ce qui nous rattache à l’univers s’affirme à travers des strophes toujours plus limpides, plus fragiles en apparence, des images plus plastiques aussi. Comme si la force créatrice et le tangible tendaient à s’exprimer dans le vibrant éclat d’éclats de la plus fine porcelaine. Chez cet auteur qui concilie tradition et modernité, formes classiques et jeux typographiques, l’observation attentive rejoint la méditation.

     

       

    Tombe

      

    C’est ici, dit-on, que tu gis.

    Au cours de toutes ces années,

    pourtant, qui nous ont séparés,

    chaque jour je vois ton visage.

    Non pas ici. Mais dans les pierres,

    les arbres, les herbes, les houx,

    les blés qui tout autour de nous

    grouillaient de vifs coléoptères,

    dans la forêt, dans les herbages,

    ton couteau, ton vélo, ton chien,

    dans la maison où tu m’as dit :

    oui, je vais mourir, ce n’est rien.

     

    Hubert van Herreweghen

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    traduit du néerlandais par D. Cunin

     

     

    Hubert van Herreweghen, poésie, Belgique, Flandre, traduction, Jos de HaesLa magnifique revue culturelle flamande Kunsttijdschrift Vlaanderen, longtemps dirigée par Patrick Lateur, a consacré l'un de ses numéros à Hubert van Herreweghen (février 2010). Il est illustré par Anne, fille du poète, et reproduit quelques traductions en français de la main de Frans de Haes, lui-même fils aîné du magnifique poète Jos de Haes (1920-1974). D'autres traductions ont paru dans la revue Septentrion ou encore dans le Cahier « Voix poétiques de Flandre » de la revue Nunc, n° 36, juin 2015.

     

      


    Poème : Moeder, waar zijt gij ? / Où est tu, mère ?

    (traduction : Maurice Carême)

     

     

  • Traduit du… morse

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    Les Années de l'éléphant

     

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    Willy Linthout, Les Années de l’éléphant,

    traduit du néerlandais et du... morse par D. Cunin,

    Rennes, Presque Lune, 2016

     

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    LE MOT DE L’ÉDITEUR

    Karel, la cinquantaine, emploi stable, père de famille, mène une vie tranquille avec sa femme Simone et leur fils unique Wannes. Sa vie bascule le jour où la police débarque à son domicile pour lui annoncer que son fils s'est jeté du toit de l'immeuble.

    Sur le moment, pour ne pas s'effondrer, Karel fait en sorte de ne rien changer à son quotidien et décide de retourner travailler au bureau. Mais bien vite, il est submergé par des hallucinations qui le plongent dans un désarroi et une solitude pesante. Personne ne semble le comprendre ni apaiser sa souffrance.

    Peu à peu, Karel sombre dans une confusion mentale extrême, souvent comique et surréaliste, où il ne semble plus distinguer la réalité du fantasme, mais qui ne fait pas oublier le terrible vide qui s'est emparé de lui. L’amour qu'il éprouve pour son fils reste inconsolable ; sa femme, que l’on ne verra plus au delà de la première page, ne saura ou n’aura pas elle non plus la force de le soutenir.

    Du fait de son aspect autobiographique, Les Années de l'éléphant est un livre très troublant : il nous invite à rire des situations les plus loufoques que rencontre le narrateur, mais nous montre aussi le profond chagrin de ce père démuni.

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    L’AUTEUR

     

    Né en 1953, Willy Linthout est bien connu en Flandre et en Hollande comme illustrateur d’Urbanus, une série déjantée sur les aventures d'un comédien célèbre du même nom. La série inclut maintenant 150 histoires pour des millions de livres vendus. Willy Linthout a également écrit les scénarii de la série Roboboy et a été l'illustrateur des très populaires Kiekeboes et De strip van 7 ainsi que du récent Het Laatste Station. Humour et comédie sont les particularités de son travail.

    Le contraste avec Les Années de l'éléphant est de ce fait forcément éloquent même si dans cette histoire tragique – le suicide du fils unique –, l’auteur ne peut s'empêcher d’utiliser un humour particulièrement noir et dérangeant.


     Willy Linthout parle de son roman graphique et du suicide de son fils (NL)

     

     

    QUELQUES CRITIQUES

    En 2007, le fils de Willy Linthout se donne la mort. L’auteur se transforme alors en Karel Germonprez, père sombrant dans le délire de la douleur. Un récit absurde et métaphorique, décalé et touchant.

    Willy Linthout, éditions presque lune, roman graphique, flandre, belgique, morseL’histoire : « Pouf !! Dring ! Madame… Monsieur… On peut entrer ?... On a une mauvaise nouvelle ! Votre fils a sauté du toit ! » Terrible et impromptue nouvelle chez les Germonprez. Des yeux de Karel, le rondouillet père aux lunettes rondes, ne jaillissent pas de larmes malgré la tristesse. Il « contrôle la situation », part travailler, enjambant en sortant de chez lui la trace à la craie du cadavre de son fils. Au bureau, son patron lui glisse de vagues condoléances, le gave d’une hystérique logorrhée et pousse d’étranges cris de gallinacés… Jusqu’à peu à peu se transformer en véritable poule pondeuse, dont les œufs se multiplient, et finissent par éclore d’une multiplicité de minuscules patrons… De ce monde ahurissant, Karel s’extrait, rentre chez lui et accepte le travail de deuil qu’il a désormais à accomplir. Mais le chemin est long pour sortir de la triste et délirante folie qui s’est emparée de lui.

    Ce qu'on en pense sur la planète BD : En 2007, le fils de Willy Linthout, auteur belge célèbre pour sa série Urbanus, se donne la mort. Ce drame forme la matière des Années de l’éléphant, dont les huit volumes remportent en 2009 le prix Adhemar de Bronze et sont sélectionnés aux Eisner Award de 2010. Figure de l’underground flamand, le père endeuillé ne pouvait évoquer le parcours de sa douleur qu’à travers un humour aussi noir qu’extravagant. Rythmé par un gaufrier à six cases, propice à la focalisation sur les expériences chaotiques de cet homme bedonnant, le récit fait vœu d’une sincérité au plus près de son intime nature. Les nombreuses traces de traits de crayon, de gommes, attestent non seulement la mémoire d’une main, celle du dessinateur, de l’autobiographe, mais également son intention d’explorer, d’assumer les imperfections graphiques, humaines, et d’en tirer toute leur vérité. Une vérité dont il façonne les excès, exacerbe les fantasmes, gratte les angoisses délirantes, tout en livrant la folle histoire de ce personnage bedonnant qui s’engouffre dans les méandres de sa souffrance. Dès la seconde case, dont le « POUF !! » derrière la fenêtre est le seul signe de l’acte suicidaire, la femme de Karel passe littéralement hors-champ, et disparaît ainsi de notre vue. Comme de celle de son mari, qui ne vit plus désormais que dans le cloître de son désespoir. Pour Karel, la vie ne tient plus qu’à un fil : celui le reliant à son fils unique, envers et contre toutes les lois de la mort. Tous les moyens sont bons pour nier sa perte : sauter du toit et atterrir exactement au même endroit que lui, donner vie à cette trace de craie au sol, se servir de l’appareil régulant son apnée du sommeil – qui le fait ressembler à un éléphant – comme d’un émetteur morse… Cet émouvant récit énonce la douleur d’un homme à travers une succession de séquences métaphoriques plus absurdes les unes que les autres : le sens n’a plus lieu d’être face à la démesure du vide, et le monde n’est plus qu’image de la souffrance. Bien loin de vouloir nous tirer des larmes, ce livre nous invite dans le vertige de la déraison, et appelle à rire sans retenue. (Sarah Dehove)

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     Alors que la nouvelle génération de la bande dessinée flamande (Brecht Evens, Brecht Vandenbroucke, Olivier Schrauwen…) s’est souvent signalée par des œuvres résolument graphiques et audacieuses, Les Années de l’éléphant de Willy Linthout se caractérisent par un dessin brut, presqu’inachevé. Lorsque son fils se suicide, Willy Linthout décide en effet d’exorciser sa douleur par le dessin et le récit halluciné de son deuil. Largement autobiographique, le roman graphique raconte la solitude et le désarroi de ce père qui cherche désespérément à garder le contact avec son fils, notamment en émettant des signaux en morse avec un appareil respiratoire… Willy Linthout a en effet insufflé à son récit une large part d’humour noir et d’autodérision, enchaînant moments poignants et situations les plus saugrenues. Un ouvrage étonnant, loufoque et émouvant, en équilibre fragile entre fantasme et réalité. (Philippe)

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    Willy Linthout parle de sa passion (NL)

     

     

  • La porte

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    À propos du poète

    Bert Schierbeek

    (1918-1996)

     

    pour Sami 

     

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    Pour Bert Schierbeek – Lambertus Roelof étant ses vrais prénoms –, né à un jet de pierre de la frontière allemande, il était important qu’un enfant pût grandir à la campagne au milieu de la nature : « La province est délicieuse pour eux, pourvu qu’ils veillent à s’en échapper plus tard comme l’éclair. » Dans les années trente, avant de gagner de fait la capitale, le jeune homme découvre La Condition humaine de Malraux. Durant la guerre, il est résistant. Et juste après la Libération, il publie un livre sur cette expérience : Terreur tegen terreur (Terreur contre terreur). Cinq ans plus tard, il trouve son style. Tandis que des Vijftigers (poètes des années cinquante ou poètes néerlandais de CoBrA), par exemple Remco Campert et Rudy Kousbroek, publient des revues comme Braak (Friche) et que les poètes et peintres de l’« Experimentele Groep Holland » s’affichent au Stedelijk Museum d’Amsterdam, lui innove en écrivant Het boek Ik (Le Livre Je), premier vrai roman expérimental hollandais. L’auteur jette un filet sur l’océan entier afin que rien ne lui échappe.

    Schierbeek1.pngL’essayiste Anthony Mertens évoque à ce propos la suppression de toute frontière entre le « je » et le monde extérieur, entre la forme et l’informe, la prose et la poésie, la philosophie et la littérature, le dedans et le dehors, la grande littérature et la littérature populaire, entre les différentes cultures. Bien que d’une certaine façon isolé dans sa quête, Bert Schierbeek a été l’une des figures à la base du mouvement des années cinquante. Il a travaillé avec nombre d’artistes dont Karel Appel et Lucebert et a abordé en réalité tous les autres genres : essai, pièce télévisuelle, pièce de théâtre, libretto…

     

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    Plus d’un quart de siècle après le « choc » de Het boek Ik, il devait surprendre son monde en éditant coup sur coup plusieurs autres « romans-poèmes » : Weerwerk [dont William Jay Smith a pu dire en présentant la traduction anglaise Keeping it Up : « With a storyteller’s gift, combined with a poet’s precision and a painter’s eye, Bert Schierbeek has created his “compositional” novels, of which Keeping it Up is a fine example, a hybrid genre that is unique and effective. If he were writing in one of the world’s major languages instead of his native Dutch, his work would surely long ago have reached the large international audience that it desserves »] où l’on voit la campagne se défendre contre la société urbaine, Betrekkingen (Relations) qui met en valeur les rapports entre campagne et ville, Binnenwerk (Travail d’intérieur) qui déplace cette dialectique vers le domaine de la réflexion, et enfin Door het oog van de wind (Par le chas du vent), qui se concentre sur la thématique écologique (à Formentera). Des œuvres auxquelles se rattachent d’ailleurs les recueils de poésie proprement dit au point que l’on peut avancer que Bert Schierbeek n’a cessé, comme bien des écrivains majeurs, d’écrire le même livre. Non sans rechigner à conférer à certains de ses confrères, par le recours à des citations, une place dans ses pages ; non sans renoncer à retisser le lien entre rêve, langage et réalité dans l’espoir sans doute vain de défaire, ainsi que le souligne Willem van Toorn, la langue de toute marque de culpabilité.

     

    Entretien avec Bert Schierbeek (NL)

     

    Ayant beaucoup voyagé, Schierbeek a laissé partout sa marque. Alors qu’il est mort en 1996, des gens des quatre coins du monde continuent de lui transmettre leur bon souvenir. En français, on peut lire dans une traduction de son ami Henri Deluy les recueils De deur (La porte, Fourbis, 1991 - dont le poème reproduit ci-dessus : mais nous n’oublierons pas que nous) et Formentera (Les Cahiers de Royaumont, 1990), île sur les côtes de laquelle les cendres du Néerlandais ont d’ailleurs été dispersées.

    Le poète écrit : « à la paroi de l’imagination s’accroche l’horreur ». Chez lui, il est tout aussi difficile de cerner ce qu’est la poésie - ou proésie - et ce qu’elle n’est pas. Il donnait à son traducteur Henri Deluy des pages éparses sous forme manuscrite. Le fragment « La bête gravée » est devenu la fin du livre Het dier heeft een mens getekend (La bête a dessiné un homme). Dans de telles lignes – un mythe qui comprend des passages lyriques –, on peut établir un lien entre texte et musique.

    schierbeek-sang.pngAujourd’hui, certains soulignent les rapports entre son œuvre et celle de James Joyce, mais cette comparaison paraît un peu boiteuse. Schierbeek est avant tout poète, ce que montre entre autres la plaquette bibliophilique bilingue Het bloed stroomt door (Le sang coule, trad. de Henri Deluy, 1954) illustrée par Karel Appel (couverture ci-contre). « qui ont assassiné les indiens en deux ans deux cent mille / qui trouve le rasoir le plus rapide pour raser les hommes de la peau de la terre ». Comme bien d’autres, ce poème sort des voies convenues pour laisser place à de prestes dialogues : « as-tu déjà des poils demande le novice », vers qui vient peu après : « les bateaux n’ont pas de poils ».

    « La grotte », Formentera, p. 19

    Schierbeek5.pngIl est étonnant de voir que les œuvres complètes publiées par l’éditeur amstellodamois De Bezige Bij sous le titre De gedichten (Les poèmes) ne contiennent que les recueils postérieurs à 1970, autrement dit postérieurs à la mort de la deuxième épouse de l’auteur, alors que ce dernier n’écrivait plus que des poèmes sobres, dépouillés, pleins de retenue, méditatifs pour ainsi dire. Le volume comprend malgré tout environ 600 pages : Schierbeek a énormément produit. « qui ne sait rien de l’autre n’est pas heureux », nous dit-il. Sur son évolution, lui-même a pu s’expliquer en ces termes : « Je n’ai réellement commencé à écrire de la poésie que très tard. L’étude du bouddhisme zen au cours des années cinquante et soixante a joué un rôle très important dans mon passage de la prose à la poésie. […] Des mouvements rythmiques où la Totalité mobile peut être saisie sous l’un de ses aspects à tout moment, mais sans être autrement fixée que par une imagerie libre, entrée et sortie, transparence et transition. […] Cette pâture n’est pas destinée à ceux qui comprennent le monde. »

    La porte (De deur) est le recueil inspiré par la disparition de la compagne ; les poèmes ont la simplicité et la force de la douleur, adoucie par une touche d’humour et la magie du verbe : dire l’absence fait surgir l’être aimé. À partir de cette œuvre, Johan van der Keuken a réalisé en 1973 un court métrage qui porte le même titre : à l’image apparaît le poète qui lit certains de ses vers et s’exprime entre autres sur l’acte créatif.

     


    autre entretien avec le poète puis avec sa dernière épouse Théa

     


    schierbeek6.pngD’autres publications présentent des poèmes de Bert Schierbeek en traduction française. Ainsi, Le sang coule a été réédité dans l’anthologie Poètes néerlandais de la modernité (Paris, Le temps des cerises, 2011, p. 152-159) ; divers ouvrages consacrés à Nono Reinhold, graveur et photographe amie du poète, dont Gravures et les volumes Machu Picchu / Petra / Bolivia offrent une lecture en trois langues de certaines pièces ; quant à Jean-Clarence Lambert, il en propose cinq en miroir des originaux (dont ik denk / je conçois) dans une anthologie personnelle Langue étrangère (Paris, La Différence, 1989, p. 211-221), mais dans sa large sélection Cobra Poésie (Paris, La Différence, 1992, coll° Orphée), il écarte (à juste titre) Schierbeek au profit de véritables représentants du groupe expérimental comme Jan Elburg, Corneille ou encore Karel Appel.*

     

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    * Cette présentation reprend en grande partie les pages 31-33 de la « Préface » à Poètes néerlandais de la modernité, (Erik Lindner, Le Temps des Cerises, 2011).

     

     

     

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    Henri Deluy, « Notes d’après », La porte, p. 81-82

    (Glanerburg se trouve non en Frise, mais dans la province d’Overijssel ; le poète ne maîtrisait pas du tout le frison, mais le dialecte de la province de Groningue où il a passé une grande partie de ses jeunes années)