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  • «Je n’écris pas, je gueule !»

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    Premiers pas en compagnie de Fritz Vanderpyl

     

     

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    En plein été 1920, T. S. Eliot dîne dans un restaurant parisien. En quelques coups de crayons, le poète croque la scène qu’il adresse le 22 août au romancier britannique Sydney Schiff. Cette esquisse montre un garçon moustachu, plateau à la main, qui vient sans doute prendre une commande auprès de quatre messieurs attablés, en pleine discussion, tous portant un couvre-chef. Au-dessus de chaque chapeau, le futur prix Nobel a inscrit les initiales de son propriétaire, soit, de droite à gauche : T.S.E pour Thomas Stearns Eliot ; J.J. pour un James Joyce affublé de lunettes ovales ; W.L. pour Wyndham Lewis et F.V. pour un homme à la barbe hérissée de sanglier, qui, tenant le crachoir en agitant les bras, semble déconcerter le serveur : Fritz Vanderpyl. « We dined with Joyce in Paris, écrit Eliot à son correspondant, as you will I am sure be interested to know. Fritz Vanderpyl, a friend of Pound and myself, was also present, and I enclose a sketch (by me) of the party. » Un ami d’Ezra Pound, ce Fritz ? Les Cantos mentionnent en effet le personnage : « Beer-bottle on the statue’s pediment ! / That, Fritz, is the era, to-day against the past, / ‘‘Contemporary.’’ And the passion endures. / Against their action, aromas. Rooms, against chronicles. » (Canto VII, 48-51) Et : « Fritz still roaring at treize rue Gay de Lussac / with his stone head still on the balcony ? »  (Canto LXXX, 590-591).

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    James Joyce chez Hermine et Fritz Vanderpyl

     

    À l’époque en question, Vanderpyl est français, nationalité acquise en 1915 pour avoir servi la France, au sein de la Légion étrangère, contre le Boche. Et il habite bien au 13, rue Gay-Lussac (Ve arrondissement), adresse où il passera plus d’un demi-siècle avec Hermine, l’Arlésienne qu’il a épousée en 1912. Au fil du temps, leur logement cossu s’est transformé en un musée abritant quelques œuvres des artistes parmi les plus célèbres de l’époque, dont maints portraits de l’occupant des lieux. Il faut dire que « le gros Fritz » a fréquenté maints sculpteurs ainsi que tous les manieurs de pinceaux que comptait la France entre 1900 et 1965, année de sa mort à l’âge de 88 ans.

    fritz vanderpyl,guillaume apollinaire,peinture,arts,paris,littÉrature,pays-bas,hollande,france,lÉgion ÉtrangÈre,valminck,picasso,andrÉ derain,guerre,vaucluseConnu comme le loup blanc dans la capitale, célèbre de la Closerie des Lilas au Deux-Magots, il fait partie durant l’entre-deux-guerres des critiques d’art et culinaires les plus réputés. Écrivain aujourd’hui totalement oublié, il n’a pas moins marqué son temps par son enjouée et fougueuse personnalité : « Je n’écris pas, je gueule ! », ne redoutant pas de faire à l’occasion le coup de poing.

    Son premier titre, intitulé Van geluk dat waan is, voit le jour à La Haye en 1899 ; de ce recueil de poésie, Jeanne Reyneke van Stuwe, femme de lettres qui s’apprêtait à épouser le célèbre poète Willem Kloos, dira : « C’est plein de bonnes intentions, mais en tant qu’ensemble, je crois que ça n’a pas grande valeur artistique. » Un autre critique, Albert Rehm, noircit dix pages pour descendre en flamme ce « bonheur qui n’est qu’illusion... »

    La Haye, c’est tout simplement la ville où est né le 27 août 1876 notre gourmet en herbe sous le nom Frits René van der Pijl. À l’époque où il entre en littérature, le Hollandais quitte en réalité son pays où il ne reviendra jamais vivre. Des différends avec son milieu bourgeois catholique l’ont persuadé de tenter sa chance à Paris ; ses déceptions amoureuses et l’accueil glacial que ses vers ont reçu ne sont sans doute pas non plus étrangers à ce choix.

    fritz vanderpyl,guillaume apollinaire,peinture,arts,paris,littÉrature,pays-bas,hollande,france,lÉgion ÉtrangÈre,valminck,picasso,andrÉ derain,guerre,vaucluseLes premiers temps, il mène une existence précaire, dormant quelque fois sous les ponts. En guise de gagne-pain, il va même jusqu’à se risquer à visser des boulons, perché sur le flanc d’un pilier de la tour Eiffel. Bientôt toutefois, grâce à sa connaissance des langues, il se fait guide pour les touristes étrangers, en particulier au Louvre. Le roman Le Guide égaré (1939) nous replonge dans les vagabondages du polyglotte. Un beau jour, il passe ainsi quelques heures avec un client répondant au nom de Jack London ; son témoignage sur le fécond prosateur américain semble être le seul conservé relativement au bref séjour de ce dernier à Paris.

    Parallèlement, Fritz noue très vite des liens dans les cercles artistiques. Dès 1903, commençant à faire sienne la langue française, il donne à la revue parisienne L’Œuvre d’art international quelques articles sur les lettres néerlandaise. En 1907, « L’Abbaye », éphémère phalanstère d’artistes fondé par le poète Charles Vildrac et Georges Duhamel, publie du Néerlandais le recueil Les Saisons douloureuses. À la même époque, son nom apparaît, à côté de celui d’Apollinaire, sur la couverture du périodique en vue Vers et Prose. Le journal inédit de Vanderpyl nous conduit d’ailleurs à bien des reprises tant dans les brasseries que fréquente l’auteur d’Alcools qu’à la table de ce dernier, lequel, dans sa bibliothèque, possède deux ouvrages de Fritz : l’essai sur la peinture Six promenades au Louvre. De Giotto à Puvis de Chavannes (1913) et le poème multilingue Mon chant de guerre (1917). Dans l’entourage d’Apollinaire évolue Arthur Honneger. En 1917, ce dernier compose Nature morte pour voix et piano sur un poème de Vanderpyl. Ce que l’on peut découvrir en juillet 1919 dans le deuxième et dernier numéro de L’Arbitraire, revue créée le mois précédent par Vanderpyl et à laquelle collaborent par exemple son ami Guy-Charles Cros et feu Apollinaire. Les péripéties de la vie d’un jeune artiste étranger dans le Paris de la Belle Époque, le Haguenois nous en fournit maintes impressions dans le roman Marsden Stanton à Paris qui paraît en quatre livraisons dans le Mercure de France (1916).

    fritz vanderpyl,guillaume apollinaire,peinture,arts,paris,littÉrature,pays-bas,hollande,france,lÉgion ÉtrangÈre,valminck,picasso,andrÉ derain,guerre,vaucluseAyant ainsi fait ses armes tant au sein des troupes françaises que dans des revues et sur le champ de bataille des Salons de peinture et de sculpture, Fritz ne va dès lors plus cesser d’arpenter les trottoirs parisiens pour rendre compte dans la presse de toutes sortes d’expositions. Dans Peintres de mon époque (1931), il réaffirme, sans concession, ses conceptions picturales en proposant un portrait de 16 artistes :  ses grands amis Maurice de Vlaminck et Maurice Derain, Picasso chez qui il lui arrivait de passer des vacances, Van Dongen bien sûr…

    En parfaite adéquation avec sa corpulence, son appétence des bonnes tables et sa connaissance des vins le conduisent à s’affirmer comme un pétulant critique gastronomique ; on le voit par exemple, en 1925, proposer une recette de filet de kangourou. L’écrivain béarnais Jacques Dyssord remet cependant en doute ses talents de cuisinier : « Nous sommes encombrés en ce moment d’un tas de types qui ne parlent que de cuisine, le Bien manger, recettes pour ceci, recettes pour cela. Eh ! bien, essayer d’en faire une, de leurs recettes. Il n’y a pas moyen. C’est de la saloperie. Il y a un type qui s’appelle Vanderpyl qui jaspine là-dessus dans le Petit Parisien. Eh ! bien ma femme a essayé de faire une de ses recettes. C’est pourtant une bonne cuisinière. Eh ! bien, ça n’a pas été possible. Ils inventent, ces gens-là. Ils vous montent le coup. Je vous dis, il n’y a pas moyen.* » De son coté, T. S. Eliot goûtait fort la chronique culinaire de Vanderpyl : « He wrote to Sydney Schiff on 3 April 1922, suggesting that he should meet Fritz Vanderpyl, a friend of his and Pound’s whom he had met on his visit to Joyce in 1920, because he was “an archimage in the arts of eating and drinking” and would be able to introduce Schiff to “good restaurants”. Eliot applauded Vanderpyl’s “very learned articles on Cuisine” in the Petit Parisien and expressed his desire to publish some of these articles in the UK. He was trying to grasp the attention of European artists and writers to contribute to The Criterion to add that necessary element of internationalism he desired for the review.** »

    Pendant la guerre 1939-1945, Vanderpyl continue de publier plus ou moins hebdomadairement sur ses sujets de prédilection. Cette collaboration à des journaux sous contrôle allemand, ainsi que la publication, en 1942, d’une brochure aux relents antisémites intitulée L’Art sans Patrie, un Mensonge. Le pinceau d’Israël, font qu’il figure, à la Libération, parmi les auteurs infréquentables sur la liste diffusée par le Comité National des Écrivains. Ainsi que le relate son ami Paul Léautaud, Vanderpyl connaît alors une période de vaches maigres. Le naturalisé se remet toutefois bientôt à publier. En 1950, il donne une bien mince anthologie : Poèmes. 1899-1950 ; en 1959, un troisième roman : De père inconnu. Il semble avoir poursuivi une activité de critique pour des périodiques réunissant essentiellement des hommes frappés par les foudres de l’épuration.

    Vanderpyl, F. Desnos, chez P. Léautaud, par F. Desnos

    fritz vanderpyl,guillaume apollinaire,peinture,arts,paris,littÉrature,pays-bas,hollande,france,lÉgion ÉtrangÈre,valminck,picasso,andrÉ derain,guerre,vaucluseDans un livre de souvenirs, le Hollandais Jean Schalekamp, non sans forcer le trait, évoque Fritz auquel il rend visite dans les années cinquante : « L’un des Néerlandais les plus singuliers et curieux qu’il m’ait été donné de rencontrer. […] Au sens strict, il était poète, écrivain et critique d’art de métier, en rien un Hollandais. Il ne se souvenait même plus du moindre mot de sa langue maternelle. Aussi étonnant cela puisse-t-il paraître, il parlait un français irréprochable mais toujours, au bout de près de soixante ans, avec un fort accent batave. […] C’était un replet octogénaire à la barbichette et la moustache blanches soignées, un personnage tout droit sorti de ce XIXe siècle à la fin duquel il avait gagné Paris pour ne plus jamais en repartir. […] Il était une figure de légende qui avait vécu à une époque de légende. Verlaine, Apollinaire, André Salmon, Max Jacob, Alfred Jarry, Picasso, Maurice de Vlaminck, Van Dongen, Juan Gris, Braque, Kisling, Chabaud, Foujita, les morts comme les vivants, il les avait tous connus, avait trinqué avec eux et refait le monde dans le bistrot du père Azon et dans d’autres cafés de Montmartre ou de Montparnasse. Les murs de son logement disparaissaient sous des tableaux et les portraits – cadre contre cadre – que ces artistes avaient faits de lui. Une valeur de plusieurs dizaines de millions, estimai-je. De derrière une petite pendule, il sorti un petit Kisling caché là car il ne le trouvait pas beau. Une pièce aux portraits, une pièce aux natures mortes et aux bouquets, une autre réservée aux fauvistes et aux surréalistes. Ainsi que quelques cubistes, même s’il ne les appréciait pas trop. Pendant des années, Picasso lui en avait voulu, racontait-il, car dans son livre Peintres de mon époque, il avait écrit à son sujet qu’il savait dessiner, mais quant à peindre… ‘‘Alors, tu fais toujours ton sale métier ?’’ lui avait lancé le maître il n’y avait pas si longtemps encore. ‘‘Je ne sais plus où les mettre, se plaignait-il, il y en a je ne sais combien au grenier. Je n’ai tout simplement plus de place ici.’’ J’aimerais bien, me suis-je dit, qu’il m’en donne quelques-uns, mais il n’est pas allé jusque-là.*** »

    Fritz Vanderpyl a été inhumé à l’Isle-sur-la-Sorgue. Le Vaucluse, où il séjournait régulièrement, lui tenait à cœur. Il retrouvait dans la région deux de ses grands amis, les peintres Auguste Chabaud et Jean-Marie Fage. À ce département, il a d’ailleurs consacré un livre (inédit). Il reste à découvrir d’autres écrits non publiés, en particulier son journal ainsi qu’un essai sur Rembrandt. (à suivre...)

     

    Daniel Cunin

     

     

    * Paul Léautaud, Journal littéraire, t. IV, p. 100, mardi 12 décembre 1922.

    ** Voir la thèse de Fadia Mereani, Gastronomy, culture, and religion in late T.S. Eliot, Middle Tennessee State University, 2017, p. 71.

    *** Dr. Freud heeft hier gewoond, Parijse kroniek jaren '50, Amsterdam, Arbeiderspers (coll. Privédomein), 1998, p. 196-197.

     

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    Fritz René Vanderpyl, peint par son ami Ferdinand Desnos

     

     

  • Galerie Baudelaire

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    De quelques poètes et traducteurs

    et d’une Note de bas de page

     

     

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    Léditrice Anneke Pijnappel rend visite à Charles Baudelaire 

     

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteEn 1892, avant ses débuts en littérature et bien avant de devenir une figure majeure du socialisme de son pays, Henriëtte van der Schalk (1869-1959) – qui se voulait poète avant d’être femme – a traduit « La Mort des pauvres ». Toutefois, dans les terres néerlandophones, ce sont des hommes de lettres qui vont peu à peu se mesurer à l’œuvre baudelairienne. Ainsi, en 1909, P.N. van Eyck (1887-1954) publie une traduction du « Poète et la muse », son confrère P.C. Boutens (1870-1943) en donnant une, trois ans plus tard, de « La Beauté ». À la même époque, Jules Schürmann (1873-1927) transpose quelques « poèmes en prose » pour la revue Kunst en Letteren, puis Albert Verwey (1865-1937, couverture ci-dessus de la biographie que lui a consacré Madelon de Keizer, 2017) une ou deux poignées de sonnets quelques années plus tard (1) – ceci, d’une certaine façon, dans le sillage de son ami Stefan George et de ses Blumen des Bösen (1891 puis 1901). D’autres poètes, parmi les plus réputés, y sont allés à leur tour de leurs adaptations versifiées, en particulier J. Slauerhoff (1898-1936), J.C. Bloem (1887-1966) et Martinus Nijhoff (1894-1953), petit-fils de cet autre Martinus, le fondateur de la célèbre maison d’édition de La Haye.

    Cependant, dans l’aire néerlandophone, le besoin de traduire Baudelaire ne s’est fait réellement sentir que par la suite. Dans les Plats Pays de l’avant-guerre, la plupart le lisaient encore dans le texte. Même si on a pu la minimiser, même si elle est demeurée peu explicite pour la génération de 1880, l’influence du Parisien sur les auteurs septentrionaux de l’époque est incontestable, tant en Flandre qu’en Hollande (2).

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteEn 1945, l’ami d’André Gide, la Haguenois Jef Last (1898-1972) publie quelques transpositions dans la plaquette Les poètes maudits : Baudelaire, Verlaine, Rimbaud (3). Mais c’est en Flandre que voit le jour, l’année suivante, la première transposition intégrale des Fleurs du mal, une prouesse accomplie pour l’essentiel dès avant le conflit mondial par le poète en herbe Bert Decorte (1915-2009) : « Publiée en 1946, la traduction De bloemen van den booze date de la seconde moitié des années trente et accompagne les débuts du jeune poète. La traduction se révèle remarquable par le travail sur la forme (mètre et rime) et le rythme. L’importance accordée au mètre induit des stratégies de traduction modulées en fonction des contraintes métriques. » (4)

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteCes dernières décennies, chaque nouvelle traduction (d’un choix) des Fleurs du mal fait couler pas mal d’encre. Deux d’entre elles au moins connaissent d’ailleurs une nouvelle existence en cette année du « bicentenaire » : celle de Petrus Hoosemans, aux éditions Historische Uitgeverij de Groningue, et celle, partielle, de Menno Wigman (1966-2018), le poète probablement le plus « baudelairien » des lettres néerlandaises, lui qui a voué sa vie à la poésie et « à la recherche désespérée de l’ineffable bonheur ». Kiki Coumans, à qui l’on doit cette réédition qu’elle accompagne d’une postface (5), vient par ailleurs de donner un choix de la correspondance de Baudelaire en néerlandais, Mijn hoofd is een zieke vulkaan (Ma tête est un volcan malade). Rehaussé d’un cahier photo, ce volume est le 314e de la prestigieuse collection « Privé-Domein » des éditions De Arbeiderspers.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteÀ n’en pas douter, Paul Léautaud aurait regimbé devant une telle initiative. Le 25 décembre 1906, ce dernier écrit : « J’ai oublié de noter ma déplorable impression des lettres de Baudelaire, qu’on vient de publier au Mercure. Absolument rien, dans ces lettres. Pas un mot piquant, spirituel et spontané, un trait ému, quelque chose qui touche et fait rêver. […] Ah ! que nous sommes loin de la Correspondance d’un Stendhal, même de la Correspondance d’un Flaubert, pourtant souvent si vulgaire, cette dernière. » (Journal littéraire, I, 1954, p. 362). Cela n’a pour autant pas dissuadé Kiki Coumans d’en donner près de 300 pages qui couvrent les années 1832-1867. Sa riche et suggestive préface prouve que cette correspondance, si elle n’a pas les finesses de celles des deux grands prosateurs mentionnés par Léautaud, est un passage obligé pour mieux cerner les paradoxes du dandy hashischin. La traductrice limbourgeoise souligne entre autres : « Les lettres de Baudelaire révèlent clairement cette tenace aspiration, vivre pour la poésie, en même temps que les tourments d’ordre psychiques et sociaux qui accompagnent ses créations. À la différence de celle de son ami Flaubert, par exemple, il ne s’agit pas d’une correspondance purement ‘‘littéraire’’ dans laquelle il exposerait avec éloquence sa poétique. Dans ses missives, nous voyons un poète qui, en plus de sa vocation, est travaillé par un nombre impressionnant de soucis pratiques : il est en permanence à court d’argent, déménage plus de trente fois au cours de sa vie d’adulte et lutte pour réduire le fossé qui sépare son ambition et un manque de discipline remontant à ses jeunes années. »

     

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    couverture de Het Spleen van Parijs, 2021

     

    Du côté d’Amsterdam, Le Spleen de Paris, lui non plus, n’est pas oublié. La maison Querido annonce pour 2022 Het Parijse spleen, rehaussé d’œuvres de Marlene Dumas, dans une version de Hafid Bouzza, romancier virtuose, connu par ailleurs pour ses traductions/adaptations de William Shakespeare et de poésies arabes érotico-bachiques. En attendant ce « spleen parisien », l’amateur peut à loisir se plonger dans Het Spleen van Parijs qui a vu le jour ce 9 avril aux éditions hollandaises Voetnoot, sises à Anvers depuis 1996. Il s’agit d’une transposition de Jacob Groot – révisée de bout en bout avec la complicité de l’éditrice Anneke Pijnappel, du poète Jan Kuijper et de Rokus Hofstede – remontant à 1980. Jacob Groot y a ajouté une postface d’une haute tenue (6).

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteLes éditions Voetnoot (= Note de bas de page) et Baudelaire, c’est une longue et belle histoire. On pourrait même dire que le poète a tenu cette maison sur les fonts baptismaux. Mariant leurs talents, Anneke Pijnappel et Henrik Barends se sont lancés dans cette aventure voici plus de trente-cinq ans, la première traduisant le Salon de 1859 pour le second qui était désireux de lire ce texte. Depuis, la maison a publié des dizaines de titres couvrant les domaines suivants : littérature, critique d’art, poésie, photographie, arts plastiques et design. Chaque livre porte l’immuable marque du graphiste Barends, déjà présente dans le milieu éditorial des années quatre-vingt du siècle passé, par exemple à travers les recueils d’un Pieter Boskma (éditions In de Knipscheer) ou Maximaal, un choix de la poésie de 11 jeunes poètes (1988).

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteLa collection « Perlouses » offre en néerlandais un essaim d’écrivains français, de Vivant Denon à Yves Pagès en passant par Kundera. « Belgica » mêle auteurs flamands et auteurs belges d’expression française, tandis que « Moldaviet » présente des prosateurs tchèques. Trois collections dans un format et un prix de poche. Au fil des ans, quant à Baudelaire, le fonds de la maison s’est enrichi, grâce à une poignée de brillants traducteurs, des Salons de 1845 et 1846, de l’Exposition universelle de 1855, de Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, du Peintre de la vie moderne ainsi que de Fusées, Mon cœur mis à nu, Hygiène et La Belgique déshabillée réunis en un volume (voir la dernière photo des Notes de bas de page). Et dans une adaptation de Menno Wigman, évoqué plus haut, on retrouve un titre : Wees altijd dronken ! (Il faut être toujours ivre), soit quelques-uns des « poèmes en prose » réunis avec divers écrits fin-de-siècle (Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Laforgue, Huysmans, Remy de Gourmont, Léon Bloy, Lautréamont).

    Page de titre de Het Spleen van Parijs

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorteChez Voetnoot, l’importance du papier, du format, de la dimension visuelle, tant dans les thématiques traitées que dans la conception des ouvrages, se manifeste par l’existence, dans les locaux de la maison, de la « Galerie Baudelaire » où se tiennent des expositions de photographies. On retrouve la patte de Henrik Barends jusqu’à la devanture de Marché-Couverts et sur la carte de ce restaurant français d’Anvers (cuisine du Sud-Ouest). Le titre lancé par Voetnoot ce 9 avril, Het Spleen van Parijs, offre un bel exemple du souci d’une typographie caractéristique et d’une iconographie souvent facétieuse. Cette fois, on doit celle-ci à Miro Švolík, artiste tchèque déjà à l’honneur à plusieurs reprises chez l’éditeur. En guise d’illustration suivent ci-dessous deux courts Petits poèmes en prose, dans les deux langues et dans les nuages, dans « de grands palais de nuages qui déambulent et où il fait bon habiter » (René Guy Cadou).

     

     

    « L’Étranger »

     

    — Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?

    — Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.

    — Tes amis ?

    — Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.

    — Ta patrie ?

    — J’ignore sous quelle latitude elle est située.

    — La beauté ?

    — Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.

    — L’or ?

    — Je le hais comme vous haïssez Dieu.

    — Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?

    — J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !

     

    « L’Étranger » lu par Serge Reggiani

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    traduction de Jacob Groot

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    illustration de Miro Švolík

     

     

    « La Soupe et les Nuages » 

     

    Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation : « — Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts. »

    Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j’entendis une voix rauque et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l’eau-de-vie, la voix de ma chère petite bien-aimée, qui disait : « — Allez-vous bientôt manger votre soupe, sacré bordel de marchand de nuages ? »

     

    « La Soupe et les Nuages », lu par Michel Piccoli

     

     

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte

    traduction de Jacob Groot

     

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    illustration de Miro Švolík

     

    Va-t-on, vers le 12 décembre de cette année, connaître semblable revival de Flaubert, voir resurgir Salammbô ou Bouvard et Pécuchet du côté de la ceinture des canaux amstellodamois ou du côté d’Anvers ?

     

    Daniel Cunin

     

     

    Documentaire d’Evelyn Jansen (trailer) consacré à Voetnoot

     

     

     

    (1) Poèmes transposés en un court laps de temps (9-17 janvier 1918) et publiés dans la revue De Beweging que Verwey dirigeait alors avec l’architecte Berlage : « La Beauté » et « Élévation » (en 1914), puis, « L’Albatros », « L’Homme et la mer », « Le Coucher de soleil romantique », « La Muse malade », « La Prière d’un païen », « Tableau parisien », « Bohémiens en voyage », « La Cloche fêlée », « La Voix », « L’Amour et le crâne », « La Mort des pauvres », « Châtiment et orgueil », « Semper eadem », « Les Yeux de Berthe », « La Rançon », « Les Aveugles », « Le Voyage (1) », « Le Voyage (2) » et une version revue de « La Beauté » et d’« Élévation ». Voir Martin Hietbrink, « In de schaduw van Stefan George » [Dans l’ombre de Stefan George], Tijdschrift Tijdschrift voor Nederlandse Taal- en Letterkunde, 1999, p. 218-235.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte(2) Paul Claes – traducteur de 50 poèmes des Fleurs du Mal sous le titre Zwarte Venus [Vénus noire], Amsterdam, Athenaeum/Polak & Van Gennep, 2016 – le rappelait encore voici peu dans « Je te hais autant que je t’aime », De Standaard der Letteren, 3 avril 2021, p. 10-11. À propos de l’influence de Baudelaire sur les Tachtigers (poètes néerlandais de la fin-de-siècle qui ont, certes, bien moins pratiqué leurs confrères français que les Anglais), sur Karel van Woestijne et M. Nijhoff, on se reportera entre autres à des essais publiés dans le volume : Maarten van Buuren (réd.), Jullie gaven mij modder, ik heb er goud van gemaakt [Vous m’avez donné de la boue et j’en ai fait de l’or], Historische Uitgeverij, Groningue, 1995. Dès 1934, Paul De Smaele publiait à Bruxelles Baudelaire. Het Baudelairisme. Hun nawerking in de Nederlandsche Letterkunde [Baudelaire. Le baudelairisme. Leurs répercussions sur les lettres néerlandaises], étude dans laquelle l’accent est mis sur la réception de l’œuvre du français dans les plats pays (tout comme dans le cas de Paul Claudel, l’érudit W.G.C. Byvanck va se montrer un précurseur, auprès du lectorat hollandais, dans la prise de conscience de l’importance de Baudelaire, sans oublier la contribution du francophile Frans Erens) et son influence sur quelques poètes d’expression néerlandaise.

    (3) Sur cet auteur, voyageur et polyglotte qui a traduit bien d’autres écrivains (Gide, Ronsard, des Russes, des Allemands, des Chinois, des Japonais…) vient de paraître une imposante biographie : Rudi Wester, Bestaat er een raarder leven dan het mijne ? [Y a-t-il vie plus bizarre que la mienne ?], Amsterdam, Prometheus, 2021.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte(4) Charles Baudelaire, De bloemen van het kwaad, préface, commentaires et traduction de Menno Wigman, postface de Kiki Coumans, Amsterdam, Prometheus, 2021. De Menno Wigman, on peut lire en français : L’Affliction des copyrettes, traduction de Jan H. Mysjkin et Pierre Gallissaires, Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 2010 ainsi que quelques poèmes dans la revue L’Intranquille, n° 16, 2019. De Kiki Koumans, on pourra lire l’article « Dansen in een gipsen pak » [Danser dans un costume de plâtre], Awater, 2017, p. 42-46, qui propose, entre autres, une comparaison entre cinq traductions de « À une passante », dont celle, non rimée, de Jan Pieter van der Sterre parue dans l’édition bilingue De mooiste van Charles Baudelaire [Les plus beaux poèmes de Charles Baudelaire], Thielt/Amsterdam, Lanno/Atlas, 2010. Voici un quart de siècle, également publiées sous le titre De bloemen van het kwaad, la traduction de Petrus Hoosemans (Historische Uitgeverij) et celle de Peter Verstegen (éditions Van Oorschot) ont donné lieu à de vifs débats et même à une querelle entre les deux hommes. Le premier estimant qu’on entend dans celle du second des veaux qui toussent : « Outre du prozac, elle a nécessité le recours à du clenbutérol. » Ce dernier répliquant qu’il n’a rien à envier, bien au contraire, à son détracteur trop imbu de sa personne. Dans l’essai qu’il a consacré à cette polémique et à la qualité des deux versions (« Baudelaire driemaal vertaald », Filter, n° 2, 1995, p. 32-46), le traductologue Raymond van den Broeck (1935-2018) avance que l’homme de théâtre Joris Diels (1903-1992) a donné une magnifique traduction de huit poèmes des Fleurs du mal. Relevons encore qu’il existe une traduction jamais éditée de l’œuvre majeure de Baudelaire, réalisée par le professeur de lettres classiques Abraham Rutgers van der Loeff (1876-1962) dont le tapuscript se trouve à la Bibliothèque Royale de La Haye.

    (4) Spiros Macris, « Un Baudelaire flamand : la traduction des Fleurs du mal par Bert Decorte (1946) », Meta, n° 3, 2017, p. 565–584. L’auteur souligne le fait qu’une telle traduction a pris place, en Flandre, dans le cadre d’une reconquête d’une langue littéraire face à la domination culturelle française.

    charles baudelaire,les fleurs du mal,le spleen de paris,bert decorte(6) Charles Baudelaire, Het Spleen van Parijs, traduction et postface de Jacob Groot, illustrations de Miro Švolík, Amsterdam/Anvers, Voetnoot, 9 avril 2021. Sans compter l’un ou l’autre des poèmes en prose paru ici ou là, il existe au moins deux autres versions néerlandaises du recueil : Parijse weemoed (2015) de Nannie Nieland-Weits et De melancholie van Parijs : kleine gedichten in proza (1995) du duo Thérèse Fisscher et Kees Diekstra. Soit autant de titres différents pour la même œuvre. Le poème « À une passante » ne donne-t-il pas lieu, lui aussi, à une grande variété de titres en néerlandais : « Aan een voorbijgangster », « Aan een passante », « In het voorbijgaan », « Voor een voorbijganster »…? Autant de passantes qui nous invitent à flâner dans la compagnie de Baudelaire...

     

     

     « Recueillement », d’Alphons Diepenbrock sur le poème de Baudelaire


     

     

  • Dans les pas de Paul Celan

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    Un cycle de poèmes

    d’Antoon Van den Braembussche

     

     

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    Le dernier numéro de la revue lorraine Traversées s’ouvre par la version bilingue du cycle « In het spoor van Paul Celan / Dans les pas de Paul Celan » signé Antoon Van den Braembussche.

    En voici le premier poème.

     

     

     

    I

     

    Het ongedachte in duizend gedachten.

    Het onzichtbare in duizend gedachten.

     

    Liederen zingen aan gene zijde

    Van de mensen.

    Aan gene zijde van het waarheen,

    Waartoe en waarom.

     

    Geluidsduistere

    Oerschreeuw

    In geestesblinde uithoeken

    Van wat ooit het bestaan was:

     

    De geluidloze versperring.

    De prikkeldraad rond het kamp,

    Het raster in de eigen,

    Ogenloze terugblik:

    Blinde herinnering.

      

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    Antoon Van den Braembussche, dessin de Marcel Douwe Dekker, 1998

     

     

    I

     

    L’impensé en mille pensées.

    L’invisible en mille pensées.

     

    Murmurer des chansons au-delà

    Des gens.

    Au-delà de l’où,

    De l’à quoi et du pourquoi.

     

    Cri primal

    Son ténébreux

    En des recoins ignorants  

    De ce qu’un jour fut la vie :

     

    La clôture muette.

    Les barbelés tout autour,

    La grille dans les rétines détruites,

    Regard en arrière :

    Souvenir aveugle.

     

     

     

    Antoon Van den Braembussche, « In het spoor van Paul Celan /

    Dans les pas de Paul Celan », traduction de Daniel Cunin,

    Traversées, n° 97, 2021, p. 3-14.

     

    Sommaire du numéro 97

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  • Livrées à elles-mêmes

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    La Confession de Nadia Dala

     

    ND3.jpg

    Nadia Dala - photo Lies Willaert 

     

     

    Journaliste, enseignante et ancienne reporter, Nadia Dala a publié plusieurs essais en néerlandais portant sur le monde arabophone ou la société multiculturelle flamande. Arabisante, elle a vécu en Égypte avant de s’établir aux États-Unis où elle a enseigné et poursuivi ses recherches universitaires. Mais Nadia Dala est aussi romancière : Waarom ik mijn moeder de hals doorsneed (Pourquoi j’ai tranché la gorge de ma mère) et De biecht (La Confession) sont les deux titres qu’elle a signés à ce jour. Le délire humain, espace où le mal essaie d’épouser le bien, y occupe une place centrale.

    ND2.jpgCernant une relation mère-fille extrêmement malsaine, le premier roman dévoile une prose à la fois accomplie et puissante qui a marqué les lecteurs : narrées à travers les yeux d’une enfant qui n’a pas encore 10 ans, plusieurs scènes âpres soulignent une obsession du corps, nous faisant passer par des évocations masochistes, incestueuses, voire scatologiques d’une mère dont le mal-être et les mécanismes d’introjection ont des conséquences dévastatrices sur sa progéniture. Une confusion des sentiments portée à son paroxysme, accentuée qu’elle est par une quête spirituelle qui déraille de bout en bout, du tout au tout.

    La Confession met également en scène deux sœurs nées dans un milieu mixte, livrées bientôt à leur sort. La mère n’étant pas au centre de la narration, l’imprégnation du catholicisme est bien moins marquée que dans l’œuvre précédente. Cette fois, c’est la perversité du père qui va peu à peu se faire jour. À lire ci-dessous un bref résumé de ce roman ainsi que deux extraits en traduction.

     

    Anversoises, Marie et Frie Darsie sont deux orphelines, leurs parents – mère flamande, père d’origine nord-africaine – sont morts dans un accident de la circulation. La seconde, vient de franchir le seuil de la quarantaine, la première a deux ans de moins. Depuis longtemps, elles n’ont plus de contact l’une avec l’autre.

    Marie s’est fait une place dans le journalisme, mais souffrant de troubles psychiques, elle a été renvoyée de son poste. La face sombre d’une rédaction de presse affleure dans bien des pages en même temps que la révolte qui habite cette femme. Perdant toujours plus le nord, ayant une piètre estime de soi, elle se voit malgré tout offrir une dernière chance : réaliser l’interview de sa sœur qui vient d’être emprisonnée pour avoir apporté son soutien à son amant, un baron de la drogue.

    Cette confrontation va conduire Marie – narratrice qui, par endroits, s’adresse au lecteur et qui, dans d’autres passages, sans doute pour tenter d’échapper à ses démons, préfère substituer au « je » une « elle » – aux confins de ce qu’elle a pu refouler depuis l’enfance. La confession qu’elle attend de sa sœur ne va-t-elle pas se retourner en la nécessité de se confesser à elle-même ce qu’elle a refusé jusqu’alors de regarder en face ? Va-t-elle sombrer pour de bon ? Va-t-elle se relever comme le laisse peut-être espérer l’épigraphe empruntée à Balzac : « La résignation est un suicide quotidien », ou comme le suggèrent les intermèdes intitulés « Casablanca », Casablanca à la fois lieu d’évasion sur des plages de l’Atlantique et mot de passe que les sœurs s’échangeaient pendant leur enfance dans l’espoir de se protéger du monstre ?

     

    ND1.jpg

     

     

    Visite à la prison

     

    Dans les minutes qui suivent, la conversation se poursuit avec une étonnante facilité. Nullement contrariée par les remords ou les sentiments conflictuels, Frie confesse dans le détail ce qui la lie au baron de la drogue. Comment, jusqu’à son arrestation, il lui a fait croire qu’il était innocent. Innocence dont elle est d’ailleurs toujours persuadée. Ce pour quoi on l’a arrêtée, ça lui échappe complètement. D’un haussement d’épaules accompagné d’un petit rire, elle rejette les accusations qu’on porte contre sa personne. Je consigne, mot pour mot, tout ce que j’entends et vois. Jusqu’au moment où elle s’adresse à moi. Et d’une simple question me dépouille de tout mon zèle : Comment les choses ont-elles pu mal tourner pour toi, petite sœur ?

    De nouveau, elle m’attrape la main. Cette fois, un spasme me traverse, me fige. Est-ce moi qui ai besoin d’aide ? Moi qui suis maudite ? Peut-être, qui sait… À cette idée, je sens mes doigts qui tiennent le bic bleu s’amollir.

    À côté de nous, un homme recule sa chaise. Il se redresse, se lève, tâte maladroitement les deux poches de son pantalon, frotte la barbe naissante de son menton. Il cherche, semble-t-il, à se donner une contenance. Puis il se jette avec fougue dans les bras du jeune homme qui lui fait face. Jusque-là, ce dernier, assis l’air hébété à la table des aveux, avait regardé dans le vide. Père et fils fusionnent en une chaude embrassade. Tous deux partagent le même menton fuyant ainsi que des oreilles qui saluent le monde autour d’eux. Le premier engoncé dans cravate et costume. Le second, dans un survêtement Adidas bleu-jaune. Lequel du papa coulant ou du fils à son papa a enfreint la loi, la question ne se pose pas. Une partie de mon être aspire à suivre l’exemple de ce visiteur et d’ainsi me jeter au cou de la sœur qui me fait face, elle qui porte le même patronyme que moi. Oublions cette désagréable aventure ! Frie n’a absolument rien à voir avec ce baron de la drogue ! Pareille accusation est d’une absurdité… ! (p. 118-120)

     

     

    Un jeu de l’enfance

     

    photo Lies Willaert 

    ND4.jpg« On recommence ! » Roucoulant de plaisir, je place la plante de mes pieds contre celles de ma grande sœur. « Encore une fois ! » Des éclats de rire emplissent notre chambre. Les mules sont éparpillées sur le balatum, à côté des petites chaussettes brun-jaune qu’on a enlevées à la hâte. Couchées chacune sur son lit, pieds nus en l’air, nous pédalons à l’unisson. Ce sont les meilleurs moments, les plus beaux moments. La plante de ses pieds sont les pédales de mon vélo, les miennes sont ses pédales à elle. En alternance, j’effectue cinq tours en appuyant sur les pédales en même temps que les roues de Frie tournent, puis j’en effectue cinq en rétropédalant. Quand j’avance, elle rétropédale, et vice-versa. Aucun stylo ne saurait décrire la joie qui inonde nos cœurs ; ma sœur et moi ne faisons qu’une. Jusqu’à présent, nous avons toujours tout partagé.

    Pendant ces balades à vélo, nous nous procurons l’une l’autre le plaisir le plus complet et le plus innocent de l’enfance. Au plus profond de moi, il n’y a de place que pour une seule autre personne : Frie-Fra-Fro, ma grande sœur.

    Comme elle est plus grande que moi, je lève sur elle des yeux admiratifs. D’un geste maternel, elle me prend la main : « Tant que tu m’écoutes, tout ira bien. » Je lui fais confiance en tout, y compris en tout ce qu’elle dit, jusqu’à la radieuse infinitude des temps.

    Nous avons chacune un petit lit dans la même pièce exiguë. Une fois sous les draps, nous entendons la respiration de l’autre ; c’est sur le halètement régulier de Frie que je m’enfonce peu à peu dans le sommeil tandis qu’elle garde ma main serrée dans la sienne.

    « Tu ne me lâcheras jamais, promis ? » Mille et mille fois, mon ange gardien en sueur l’a juré : Non. Une promesse gravée dans des tablettes dorées. Le monde entier autour de nous peut sombrer dans le néant, Frie n’agrippera pas moins ma main pour me guider vers des lieux plus sûrs. Telle est sa tâche, ce sur quoi je me repose.

    Tant que nous nous tenons fort par la main, nous sommes en sécurité. Il ne s’approchera pas. Cela aussi, nous nous le sommes répété. Notre geste recèle l’alliance sororale à laquelle personne ne peut avoir accès. Il dresse un mur impénétrable entre les sœurs Darsie et l’homme, la brute, le monstre qui envahit parfois, la nuit venue, notre chambre.

    Depuis de nombreux mois, notre pacte fonctionne. Mais cette nuit, l’une des deux mains vient de lâcher l’autre. (p. 146-148)

     


    Entretien en français avec Nadia Dala