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  • Poèmes & poulpe

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    La mélopée de Paul van Ostaijen

     

     

    Né à Anvers en 1896, mort de tuberculose en 1928, Paul van Ostaijen est considéré comme l’un des plus grands, si ce n’est le plus grand poète flamand du XXe siècle. En tant que poète et que théoricien, il a été le pionner du modernisme en Flandre. Au sein de son abondante œuvre d’essayiste et de poète, il y a un certain nombre de textes écrits en français. Parmi les titres de ses poèmes, on relève un Marcel Schwob, un Francis Jammes, et un À Cendrars. Plusieurs de ses recueils ont été traduits en français au fil des décennies. Ci-dessous, un court poème tiré de l’œuvre posthume, dédié à un autre écrivain flamand, Gaston Burssens (1896-1965). Ainsi qu’un des poèmes écrits en français, F. Jespers peint un port (il s'agit du peintre Floris Jespers), emprunté à l’édition des Œuvres poétiques complètes, éd. Gerrit Borgers, Amsterdam, Prometheus/Bert Bakker, 1996, p. 432.

     

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    MÉLOPÉE

     

    Coule sous la lune le long fleuve

    Coule lasse sur le long fleuve la lune

    Coule sous la lune sur le long fleuve le canoë vers le large

     

    Le long des hauts roseaux

    le long des bas herbages

    le canoë coule vers le large

    le canoë doublé de la lune coule vers le large

    Les voilà ensemble vers le large le canoë la lune et l’homme

    Pourquoi la lune et l’homme coulent-ils dociles à deux vers le large

                                          

                                                                                  traduction D.Cunin

     
     
     
    le même poème, en néerlandais, lu par Ramsey Nasr

     
     
     
     
     
    Poulpe.jpg

     

     

  • Jan Arends, le fou écrit

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    Jan Arends

    (La Haye 1925 - Amsterdam 1974)

     

     

    Jan Arends, dessin de Rik Hagt

    arends,asile,poème,bezige bij,amsterdamFils d’une orpheline, lui-même enfant non reconnu - du moins a-t-il prétendu tout cela et bien d’autres choses pour tromper son lecteur -, Jan Arends a mené une vie de solitaire ponctuée de plusieurs internements en asile. Ces séjours comme ses obsessions masochistes lui inspireront un magnifique texte en prose, Keefman (1972), monologue d’un aliéné qui s’adresse à son psychiatre (dont il existe une traduction de J. Arons sous le titre Monsieur Roquet dans Le Fou parle, revue trimestrielle d'art et d'humeur, n° 28, juin 1984, p. 29-37). Ce texte a été adapté pour la scène tandis que la vie de l’écrivain a été portée à l’écran.

    Son œuvre restreinte (moins de 500 pages) se compose en partie de poèmes « télégraphiques » dans lesquels domine l’incapacité de vivre : « Même / la caresse d’une main / me fait / mal ». Son premier recueil porte en exergue cette mention en français : de quelques petits mots / que les autres n’ont pas. Jan Arends s’est défenestré le 21 janvier 1974, le jour de la parution de son second recueil.

     

     

    Œuvres de Jan Arendsarends,asile,poème,bezige bij,amsterdam

    1965 Gedichten (Poèmes)

    1972 Keefman (Keefman)

    1974 Lunchpauzegedichten (Poèmes à l’heure du lunch)

    1974 Ik had een strohoed en een wandelstok (nouvelles, posthumes)

    1975 Nagelaten gedichten (Poèmes posthumes)

    1984 Verzameld werk (Œuvres complètes)

    plusieurs rééditions assez récentes

     

     


    Witte Dieren (Animaux blancs, 2010), court métrage de Marius Bruijn

    basé sur une courte prose de Jan Arends

     

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    Illustration d’Olivier Besson pour Monsieur Roquet

     

    un poème sans titre de Jan Arends,

    tiré de son premier recueil, repris dans OEuvres complètes,

    éd. Thijs Wierema, préface Koos van Weringh,

    Amsterdam, De Bezige Bij, 1994, p. 329.

     

     

    Ik ben                             Je suis

    de dorst                           la soif

    van het water.                  de l’eau.

     

    De vrouw                         La femme

    met de harde mond          à la bouche dure

    de steen                          la pierre

    die een zoon                    qui doit accoucher

    moet baren.                    d’un fils.

     

    De waarheid                    La vérité

    van het weten                 du savoir

    met het denken               au penser

    van een dier.                   d’animal.

     

    En daarom                      C’est pourquoi

    zijn mijn handen              mes mains sont

    sprookjes                       des contes de fées,

    en strelend ijzer,             du fer qui caresse,

    gras en paarden             de l’herbe, des chevaux

    en witte bloemen.           et des fleurs blanches.

     

    Ik ben                            Je suis

    de honger                       la faim

    van voedsel,                   de la nourriture,

    ik ben                            je suis

    de dorst                         la soif

    van het drinken,             du boire,

    ik ben                            je suis

    het drinken                    le boire

    van water.                     de l’eau.

     

                                                                                                          (trad. Daniel Cunin)

     


    Hans Keller parle de Jan Arends

    (quelques images et propos du poète)

     

     

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    la biographie écrite par Nico Keuning, 2003

     

     

     

  • Hadewijch a-t-elle jamais été traduite ?

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    La traduction des textes mystiques moyen néerlandais

    à la lumière de l’œuvre de Henri Meschonnic

     

    Le texte qui suit, en plus de présenter brièvement trois ouvrages proposant des traductions de textes de Hadewijch en néerlandais moderne, s’efforce d’éclairer les apports de Henri Meschonnic pour ce qui a trait au choix d’une stratégie en matière de traduction de textes anciens réputés « difficiles ». Une version quasi identique a paru dans la « revue de littérature médiévale dans les Pays-Bas », Queeste, n° 2, 11ème année, 2004.

     

    Recension de : Frans van Bladel, Hadewijch. Die Minne es al, Leuven, Davidsfonds, 2002, ISBN 90-6306-458-6, avec CD, 24, 95 euros ; Anikó Daróczi, Hadewijch. Ende hier omme swighic  sachte, Amsterdam/Antwerpen, Atlas, 2002, ISBN 90 450 0554 9, avec CD, 22, 50 euros ; Lucienne Stassaert, Hadewijch. Minne is wonderzoet in al haar stormen, Leuven, Uitgeverij P, 2002, ISBN 90-76895-46-5, 18, 00 euros.

     

    CouvQueeste.jpgC’est une tentative de traduction allemande qui a, voici près de quatre-vingt-dix ans, incité l’écrivain Albert Verwey à donner la première traduction néerlandaise d’un des textes de Hadewijch, les Visioenen[1]. Depuis, les différentes parties du corpus hadewijgien ont connu diverses traductions, aussi bien en néerlandais moderne (hertaling, omzetting, overzetting, vertaling…) que dans les quelques langues majeures européennes (allemand, anglais, français ou encore espagnol et italien pour les Brieven ou Lettres). Dans les terres francophones par exemple, si tous les textes ont pu être traduits au moins une fois – à l’exception du Mengeldicht XIV –, Hadewijch n’en reste pas moins une grande inconnue. Seuls les Écrits mystiques des Béguines ont reçu semble-t-il un réel écho [2]. Les traductions ayant vu le jour par la suite sont restées confidentielles à l’image des éditeurs qui les ont publiées. La qualité discutable de ces traductions n’est sans doute pas non plus étrangère au manque de résonance de l’œuvre de Hadewijch dans le monde francophone [3]. Tout en évoquant les trois ouvrages en langue néerlandaise susmentionnés – publiés en 2002 –, j’aimerais justement revenir sur la problématique de la traduction des textes écrits en moyen néerlandais par la grande mystique brabançonne.

    Une des singularités de deux de ces récentes éditions, c’est de présenter un CD. L’édition du Davidsfonds propose ainsi des passages des diverses œuvres dits par Tine Ruysschaert en alternance avec des fragments chantés. Celle des éditions Atlas présente de même des passages dits (voix de Marijke van Campenhout) et/ou chantés (Schola Cantorum Brabantiae, sous la direction de Rebecca Stewart), à cette différence près qu’on met ici en avant un souci thématique ainsi qu’une collégialité dans laquelle on ne peut pas ne pas voir un clin d’œil aux cercles étroits des béguines. On remarquera que cette nouveauté éditoriale qu’est le CD, dont on ne peut que se réjouir, coïncide avec l’intérêt croissant – et à vrai dire plutôt récent – porté à l’ « oralité » du texte hadewijgien [4].

    Die minne is al se distingue par ailleurs par l’ajout de la reproduction de dix miniatures des Rothschild Canticles, un manuscrit du nord de la France sans doute quelque peu postérieur à Hadewijch ; dans un bref avant-propos, Boris Todoroff justifie ce choix éditorial en relevant quelques parallèles entre l’inspiration de ces magnifiques enluminures et celle ayant présidé aux œuvres de Hadewijch. L’essentiel de l’ouvrage offre à lire divers passages des quatre « livres » attribués à Hadewijch, texte original accompagné en regard des traductions de Frans van Bladel. Ce dernier a révisé les extraits qu’il emprunte à sa traduction des Brieven publiée voici un demi-siècle [5] ; il explique dans une postface qu’il a eu la volonté de donner à lire ce qu’il y a de « plus beau » dans le corpus et précise qu’il n’a pas hésité à intervertir l’ordre de certaines strophes des poèmes afin de leur conférer une nouvelle cohérence.

    Fidèle à sa vocation première, Uitgeverij P a pour sa part publié, également dans une édition bilingue, seize des quarante-cinq Strofische Gedichten, les Mengeldichten XIII et XV mais aussi les XXI et XXVIII qui ne font pas partie du corpus hadewijgien proprement dit. La table des matières les attribue à cette Hadewijch II qui, sans jamais avoir existé, a le don de réapparaître périodiquement. On doit ce choix de poèmes et leur traduction à la poétesse flamande Lucienne Stassaert. Minne is wonderzoet in al haar stormen – le titre du volume est la traduction du premier vers du Mengeldicht XIII – se referme sur une post-face recensant quelques caractéristiques des poèmes strophiques ainsi que sur une brève note de la « hertaalster » exposant la stratégie qui commande sa traduction.

    Des trois ouvrages que nous évoquons ici, Ende hier omme swighic sachte répond à un dessein bien différent. Les divers extraits traduits viennent en fait illustrer un propos plus large : après un survol des acquis de la recherche, la première moitié du livre s’intéresse en effet à la dimension musicale des textes de Hadewijch, et plus précisément au rapport qu’entretient le texte avec la musique, tant dans les Strofische Gedichten que dans les autres textes dits « en prose ». Un des mérites de ces pages, qui annoncent un travail universitaire plus consistant portant essentiellement sur les Brieven, est de souligner « le caractère vocal de cette littérature », « l’aspect physique des textes médiévaux », l’importance des mécanismes mnémotechniques qui influencent la syntaxe ou encore le rôle de la respiration dans la composition des textes. Il y a bien plus de parenté entre la « prose » et la « poésie » de Hadewijch qu’on ne voulait bien le dire, et cette parenté ne réside pas essentiellement dans le sens que revêt ce qui est dit, mais dans la façon dont cela est dit. En d'autres termes, le travail d’Anikó Daróczi met en lumière des données qui n’ont guère été prises en considération par les multiples traducteurs, non plus d’ailleurs que par les exégètes.

    Les Visions, trad. G. Épiney-Burgard

    CouvEpiney.jpgUn auteur mystique continue de vivre dans et à travers son œuvre à condition qu’on ne réduise pas celle-ci à du simple récit. Le XXe siècle a déterré Hadewijch des bibliothèques, le XXIe va peut-être la restituer en chair et en os à ceux qui n’ont pas accès au texte original. Un seul coup d’œil jeté sur les traductions des fragments des Brieven permet de voir qu’Ellen Hennink ne s’est pas contentée de traduire ces passages comme s’il s’agissait de coupures de presse ou d’un texte littéraire quelconque de notre époque : on constate en effet qu’il y a une remise en cause de la ponctuation moderne introduite dans l’original et une présentation du texte par unités syntaxiques. Or la disposition typographique trahit à elle seule une conception du texte ; en adoptant systématiquement la typographie qui a le plus cours de nos jours, les traducteurs précédents avaient simplement adhéré implicitement, et sans doute inconsciemment, à une stratégie traductive qui situe, pour ainsi dire, toute la sémantique dans le sens des mots. Malgré sans doute des lacunes dans la concrétisation de leur dessein, Darókzi et Henninck ont le grand mérite de nous faire pressentir et même saisir l’importance fondamentale de ce qu’on peut appeler la prosodie : « La prosodie est l’organisation consonantique et vocalique des chaînes qui font le discours, l’organisant en paradigmes et en syntagmes, participant inséparablement aux effets de sens, sans être du sens. » [6] Reste à savoir comment traduire tout ce qui peut constituer « une sémantique prosodique ».

    On s’est souvent caché derrière la difficulté de la phrase hadewijgienne pour ne pas faire l’effort de comprendre l’enjeu de la traduction de cette œuvre. Il ne s’agit pas dans cette affaire de discuter de la pertinence d’un mot donné pour rendre un terme moyen néerlandais, discussion pour le moins vaine. Ce qui importe, c’est de savoir ce que l’on fait. Encore une fois, la traduction elle-même trahit une stratégie donnée qui peut être tout simplement une carence de stratégie. La plupart des traducteurs de Hadewijch ne sont guère diserts sur leur approche. Frans van Bladel ne déroge pas à la règle ; il entend donner à goûter la langue de Hadewijch, « “het mooiste” van Hadewijch » (ce qu'il y a de plus beau dans Hadewijch). Des mots subjectifs et bien vagues qui traduisent en fait le flou qui entoure l’acte de traduire et qui annoncent une réduction du texte moyen néerlandais à du récit, selon une rhétorique qui n’a rien à voir avec le fonctionnement de l’original. Dans sa note en fin de volume, Lucienne Stassaert, pour sa part, parle brièvement de rimes et de strophes (rijmschema, rijmklanken, mannelijke en vrouwelijke rijmen) avant de préciser : « Un rythme aussi naturel que possible et pulsateur, qui prend en compte le phrasé que suivrait une voix, voilà ce qui m’a guidée. » Comme chez beaucoup d’autres commentateurs et/ou traducteurs, on relève ici l’évocation de la « musicalité » du texte médiéval, mais sans que cela soit approfondi et tout en demeurant dans un schéma de pensée traditionnel qui envisage le langage comme signe, comme du discontinu, en termes de composantes abstraites et non comme un discours, comme du continu entre langue et pensée émanant d’un individu donné. On se demande ce qu’il en est des effets de répétition, des effets d’échos, des chaînes prosodiques, des accents rythmiques, des pauses, de l’organisation rythmique des signifiants.

    Force est de constater que les efforts entrepris jusqu’à présent répondent à une même conception du langage, une conception qui permet d’aboutir, si l’on veut, à des « traductions », mais des traductions qui ne sont pas des « textes » à proprement parler. L’option retenue par H.W.J. Vekeman dans Het visioenenboek van Hadewijch (Le Livre des Visions de Hadewijch) ne me paraît pas devoir échapper à cette critique même si cet auteur remet en cause la ponctuation moderne qui encombre le texte médiéval et s’il envisage les différentes Visions comme un texte global [7]. Cette conception inadéquate de la langue – il suffit de lire à haute voix la quasi-totalité des traductions ou, mieux encore, d’en chanter certains passages, pour prendre la mesure de l’inefficace de la stratégie mise en œuvre : ce qu’on entend, ce n’est pas la traduction, c’est tout ce qui cloche –, c’est aussi celle sur laquelle se fondent en général les commentateurs des traductions ou encore Helen Rolfson, dans une des rares contributions abordant la problématique de la traduction des textes mystiques brabançons [8].

     

    Henri Meschonnic, Au commencement,

    traduction de la Genèse, Desclée de Brouwer, 2002

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    Or, à la fin des années soixante, un théoricien avait commencé à remettre radicalement tout cela en question. En publiant chez Gallimard en 1970 un premier ouvrage théorique, Pour la poétique I – dans lequel il écrivait déjà par exemple : « Lire la poésie médiévale ou “classique” seulement en fonction de leurs rhétoriques serait un faux historicisme. Les œuvres ont toujours transcendé leurs rhétoriques » (p. 110-111) – et un premier volume de traductions, Les cinq rouleaux, Henri Meschonnic lançait son combat contre la vision du langage défendue tant par les linguistes que par les spécialistes de la littérature [9]. Redevable aux poètes Hopkins et Péguy ainsi qu’à Marcel Jousse, il n’a cessé depuis lors de porter sa pensée plus loin en mariant travail de réflexion sur la traduction – c’est-à-dire en peaufinant une poétique – et traductions de textes, le tout pour saisir la totalité du fait littéraire. Lire le poète-théoricien-traducteur Meschonnic, c’est d’abord abandonner la religion du primat du sens, le dualisme fond/forme, et remettre en cause le contenu comme nombre de concepts : poétique, rythme, oralité, sens…, autant de choses qu’il convient de redéfinir, d’envisager sous un jour nouveau. C’est aussi renoncer à ces traductions commentées, annotées, décorées de résumés ou de titres – et aujourd’hui illustrées –, etc., qui montrent que l’on réfléchit beaucoup sur ce que le texte peut vouloir dire mais pratiquement pas sur ce qu’est la traduction, sur ce que le texte fait. Quelle que soit la nature du texte – roman, poésie, théâtre, texte sacré, texte mystique… – et quelle que soit son époque d’apparition, les principes et concepts de base de la traduction restent les mêmes. Ces principes et ces concepts forment ce que Meschonnic appelle une « poétique du traduire ». Tout traducteur talentueux y recourt de manière insciente.

    Cette approche qu’on peut qualifier de révolutionnaire est d’autant plus intéressante pour le traducteur de Hadewijch qu’elle retient comme champ expérimental la Bible. Si l’hébreu n’est pas le moyen néerlandais, il n’en reste pas moins que la tâche qui attend le traducteur de Hadewijch est très proche de celle accomplie par Meschonnic : tenter « une traduction qui fait du rythme le signifiant majeur du discours ». (1981, p. 44). Tâche très proche car les œuvres de Hadewijch, tout comme la Bible, présentent de manière marquée une rythmique qui constitue « l’ordonnance même du texte, sa ponctuation, sa sémantique, sa mélodique en même temps que le rythme » (1981, p. 35). Les solutions qu’avance cet auteur doivent permettre de ne plus répéter les mêmes erreurs. « Ne plus traduire du “sens”, ne plus traduire de la “forme”, parce que la réalité empirique et banale des discours n’a rien à voir avec cette représentation abstraite qui se donne, culturellement, pour la nature du langage. » (1981, p. 34)

    Le traducteur de Hadewijch a souvent confondu travail de traduction et travail d’exégète. Or traduire, ce n’est pas interpréter. Car « si interpréter précède traduire, apparaît une contradiction insurmontable entre le texte et sa traduction : le texte est porteur de la chaîne interprétative et porté par elle ; la traduction, seulement portée » (2001, p. 20). Interpréter, c’est réduire le langage à un instrument, à du sens et, éventuellement, à du son. C’est réduire le texte aux concepts de la langue et du savoir. Dire qu’un texte est difficile – et combien de fois n’a-t-on pas affirmé que les œuvres de Hadewijch étaient difficiles ? combien de fois n’a-t-on pas cru bon de corriger ce qu’elle a écrit  ? alors que sa virtuosité et son expérience du divin font que c’est à nous de faire l’effort d’aller vers elle et non pas à elle d’être défigurée, amputée – c’est le lire uniquement sous l’angle du sens. De l’herméneutique. Or, la question : « qu’est-ce que cela signifie ? » ne saurait rendre en totalité des textes comme ceux de Hadewijch.

    Il y a dans ces textes plus que le sens lexical des mots, plus que leur signification en situation pour un émetteur et un destinataire. Ce n’est pas la prose mortifère de nos vénérés journaux. Il y a ce qui tient ensemble une syntaxe, une rythmique et une prosodie, c’est-à-dire une organisation et une diffusion d’effets à l’état indéfiniment naissant. Il y a ce qui porte les mots, les traverse, les joint, les disjoint, les englobe. Autrement dit un « continu en mouvement », ce que Meschonnic appelle « un continu de sémantique sérielle » du texte. Traduire dès lors n’est plus traduire de la langue. C’est traduire un discours, un discours d’une langue, un discours propre à un auteur, à un sujet, discours qui ne relève pas de ce que disent les mots, mais de ce qu’il fait lui-même. Non plus son sens seulement, mais sa force (2001, p. 15).

    La traduction doit faire ce que fait le texte original. Le discours n’est pas un emploi de la langue : la langue est ce qui arrive par le discours. Le langage est du je, du discours, du « continu ». La même chose doit se produire dans l’activité du traducteur. Autre façon de le dire : traduire, c’est traduire l’énonciation et non pas l’énoncé. L’énonciation, c’est la présence et l’activité de l’énonciateur dans son langage. Ou encore : traduire, c’est traduire non pas le sens, mais le mode de signifier.

    CouvFtroubDieu.jpgCette dimension est à mon sens présente intuitivement dans les travaux d’Anikó Daróczi. En partant de la musique, son étude permet de mieux comprendre ce que font les textes de Hadewijch. La chercheuse hongroise évite aussi le travers de cette exégèse, de cette interprétation qui précèdent la lecture réelle de l’œuvre. Car quand on interprète, on résume la langue à du sens, à du signe. C’est ne pas faire droit au texte qui ne dit pas seulement ce qu’il dit, mais fait ce qu’il dit. Une pensée fait quelque chose au langage, et c’est ce qu’elle fait qu’il faut traduire. Cela rend caduque la distinction entre langues source et langue cible, laquelle rejoint la distinction entre signifiant et signifié gouvernée par une vision du langage elle-même gouvernée par le signe. S’il y a une source, c’est ce que fait un texte, s’il y a une cible, c’est faire dans l’autre langue ce que fait le texte. Traduire, c’est traduire ce que les mots ne disent pas, mais ce qu’ils font. Henri Meschonnic appelle cela « le rythme », non pas au sens habituel de cadence, non pas le rythme conçu comme « figure de la forme » (« le panpan traditionnel ») : « Le rythme est dans le langage l’inscription de l’homme réellement en train de parler » (1989, p. 22), c’est « l’organisation continue du langage par un sujet » (1989, p. 111).

    Ce qu’il convient de traduire, c’est ce que H. Meschonnic appelle « la pensée poétique » : « la manière particulière dont un sujet se transforme, en s’y inventant, les modes de signifier, de sentir, de penser, de comprendre, de lire, de voir – de vivre dans le langage. C’est un mode d’action sur le langage. La pensée poétique est ce qui transforme la poésie (…) C’est cela qui fait la modernité d’une pensée, même pensée il y a très longtemps. Car elle continue d’agir. D’être active au présent. » (1999, p. 30). Cela est d’autant plus crucial quand il s’agit de traduire la voix d’un mystique ; cela veut dire que la pensée de Hadewijch ne peut-être « active au présent » dans les traductions traditionnelles.

    Cette poétique du traduire suppose aussi de revoir la vision qu’on a en général de l’oralité. On doit abandonner le dualisme traditionnel écrit-oral. Il convient de distinguer l’écrit, le parlé et l’oral. Il y a une oralité du texte. « L’oralité est le primat de ce rythme dans la parole. Pas du son, du sonore, mais une spécificité qui se donne à entendre. » (2001, p. 17). C’est ce qui solidarise la littérature et le parlé. La voie qu’emprunte le livre Ende hier omme swighic sachte sera la bonne si  on ne retombe pas dans les conceptions et les concepts ancrés dans nos esprits, si on envisage par exemple l’oralité au sens où l’entend Meschonnic. Ce sera aussi la seule façon de restituer la modernité de Hadewijch dans nos différentes langues, de la restituer dans son altérité et non plus de la réduire à nos présupposés. Ceci devra sans doute aussi s’accompagner de nouvelles éditions scientifiques de chacun des quatre textes, outils premiers et indispensables qui succéderont aux valeureux travaux de Jozef van Mierlo. (D. C.)

     

    [1] De Vizioenen van Hadewijch, in hedendaagsch Nederlandsch overgebracht door Albert Verwey, Antwerpen-Santpoort, De Sikkel/C.A. Mees, 1922 (publiées antérieurement en livraisons dans la revue De Beweging).

    [2] Hadewijch d’Anvers, Écrits mystiques des Béguines, traduits du moyen néerlandais par J.-B. M. Porion, Paris, Le Seuil, 1954 [La Vigne du Carmel] (édition de poche Le Point Seuil Sagesses 65)

    [3] Albert Deblaere n’a pas mâché ses mots en déplorant la médiocrité des traductions françaises des mystiques flamands. Voir « La littérature mystique au Moyen Âge », Dictionnaire de Spiritualité, X (1980), 1908.

    [4] On doit à Louis Peter Grijp, l’auteur qui a montré la destination musicale des poèmes strophiques, ou du moins de certains d’entre eux, un enregistrement qui en reprend quelques-uns (CD : Pacxken van Minnen. Middeleeuwse muziek uit de Nederlanden, Globe).

    [5] Hadewijch, Brieven, oorspronkelijke tekst en Nieuw-Nederlandse overzetting, met inleiding en aantekeningen door F. van Bladel S.J. en B. Spaapen S.J., Tielt-Den Haag, Lannoo, 1954.

    [6] Henri Meschonnic, Jona et le signifiant errant, Paris, Gallimard, 1981, [Le Chemin], p. 72

    [7] Het visioenenboek van Hadewijch, uitgegeven naar handschrift 941 van de Bibliotheek der Rijksuniversiteit te Gent, met een hertaling en commentaar door H.W.J. Vekeman, Nijmegen-Brugge, Dekker & Van de Vegt/Orion, 1980.

    [8] « Ruusbroec in American English », in Jan van Ruusbroec. The sources, content and sequels of his mysticism, éd. P. Mommaers & N. De Paepe, Presses Universitaires de Louvain, 1984, [Mediaevalia Lovaniensia, Series 1/Studia XII], p. 187 et suiv.

    [9] Principales œuvres d’Henri Meschonnic, en plus du livre de 1981 susmentionné qui marie essai et traduction du « petit prophète » Jona (les citations dans la suite du texte renvoient à certains de ces volumes) :

    Pour la poétique, I, II, III, IV, V, Paris, Gallimard, [Le Chemin], respectivement : 1970, 1973, 1973, 1977 (2 volumes), 1978.

    Les Cinq Rouleaux. Le Chant des chants. Ruth. Comme ou les Lamentations. Paroles du Sage. Esther, traduit de l’hébreu, Paris, Gallimard, 1970, édition revue et corrigée en 1986.

    Le signe et le poème, Paris, Gallimard, 1975, [Le Chemin].

    La Rime et la Vie, Lagrasse, Verdier, 1989.

    Politique du rythme, politique du sujet, Lagrasse, Verdier, 1995.

    Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999.

    Gloire, traduction des Psaumes, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.

    Au commencement, traduction de la Genèse, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.

    Les Noms, traduction de l’Exode, Paris, Desclée de Brouwer, 2003 (traduction accompagnée d’un CD, où Henri Meschonnic lit, en hébreu et en français, des extraits de Gloires, Au Commencement et Les Noms).

     

    Maurice Maeterlinck a été le premier à offrir quelques lignes et vers de Hadewijch en traduction française (« La mystique flamande », Revue Encyclopédique, 7 (1897), pp. 626-svtes). D’autres, comme le poète et médiéviste Robert Guiette, ont publié en revue quelques pages de l’œuvre de la Brabançonne. Un aperçu de l’œuvre et quelques passages en traduction sont proposés par Georgette Épiney-Burgard dans « Hadewijch d’Anvers (vers 1240) », in G. Epiney-Burgard et E. Zum Brunn, Femmes Troubadours de Dieu, Turnhout, Brepols, 1988, Témoins de notre histoire (p. 128-173) (voir photo ci-dessus). Les trois œuvres majeures de Hadewijch ont été données en français dans des traductions très inégales :

    Porion, J.-B. M., Hadewijch, Lettres spirituelles - Béatrice de Nazareth, Sept degrés d'amour, (Ad Solem) Claude Martingay, Genève, 1972.

    Plas, R., Vande, Amour est tout, poèmes strophiques, traduits du Moyen-Néerlandais, introduction générale et présentations par le Chanoine André Simonet, Paris, Téqui, 1984.

    Porion, J.-B. M., Hadewijch. Visions, présentation, traduction du moyen néerlandais et notes par J.-B.M. P., Paris, O.E.I.L., 1987.

    Épiney-Burgard G., Visions, Genève, Ad Solem, 2000.

     

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  • Deshima, une île, une revue

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    Une jeune revue

    Deshima, revue française des mondes néerlandophones

     

     

    Deshima est la seule revue française consacrée aux pays et territoires relevant - en partie ou totalement - de la néerlandophonie, à savoir les Pays-Bas, la Belgique, l'Afrique du Sud, le Nord de la France, le Surinam, Aruba et les Antilles néer- landaises, la Namibie, l'Indonésie.

     

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    Deshima (ou Déjima) était une petite île artificielle dans la baie de Nagasaki au Japon. Les Néerlandais ont eu l’autorisation de s’y installer dès 1641 pour y faire du commerce avec les Japonais. Seule fenêtre du Japon sur l’Occident pendant des décennies, elle a été un lieu d’échanges culturels entre une élite japonaise lisant et parlant le néerlandais et des marchands de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales ainsi que des savants, dont trois ont réalisé des découvertes importantes et ont contribué à faire la richesse de certains musées : Engelbert Kaempfer (1651-1716), Carl Thunberg (1743-1828) et Philipp von Siebold (1796-1866). Cette situation a aussi permis à des Néerlandais, qui ont laissé de nombreux témoignages écrits, de faire une fois l’an le voyage de l’île jusqu’à la capitale.

    Quelques écrivains ont choisi Deshima comme cadre d’un roman : Bertus Aafjes (1914-1993) qui, dans Een lampion voor een blinde (Un lampion pour un aveugle, 1973), conte une aventure du juge Ooka ou encore Nicolaas Berg (pseudonyme de Peter Rietbergen) dont le roman historique  Dood op Deshima of: de Weg en de Orde (Mort à Deshima ou : Le Chemin et l’Ordre, 2000) met en scène un médecin néerlandais et son jeune disciple japonais au milieu du XVIIe  siècle. Titia, the First Western Woman in Japan (2003) narre de manière romancée l’existence de l’aïeule de l’auteur – le Canadien René Bersma –, une Néerlandaise qui, malgré l’interdiction faite aux étrangères de se rendre au pays du soleil levant, a tenu à accompagner son mari à Deshima, devenant ainsi la première et la seule femme non japonaise (avec ses deux servantes) à fouler le sol de l’île avant l’ouverture du pays au reste du monde. Quant à l’auteur britannique  David Mitchell, il prépare un roman historique sur Deshima à la période 1790-1805.

    Aujourd’hui, l’île de Deshima est perdue au milieu d’un océan de routes et de buildings, mais des traces du passage des Néerlandais y sont toujours palpables.

    deshima,japon,revue,pays-bas,flandre,néerlandaisFondée en 2007, la revue Deshima (annuelle) accueille des articles de spécialistes des sciences humaines ou exactes, des textes anciens oubliés ainsi que des nouvelles ou des poèmes d’écrivains d’expression néerlandaise traduits en français (par exemple des nouvelles de Beb Vuyk et de Louis Couperus dans le numéro de 2008). Deux numéros ont paru à ce jour proposant pour le premier un dossier sur le boire et le manger aux Pays-Bas, tandis que le deuxième s’intéresse à « la Hollande, radeau submergé par les vagues ». Le troisième qui sera publié au printemps 2009 portera sur l'anthropologue J.P.B. de Josselin de Jong ainsi que sur certains savants nordiques et leur approche des Indes néerlandaises.

     

     

     

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  • Louis Couperus en Majesté

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    En 1898, le roman Majesté de Louis Couperus (1863-1923) paraît en France aux éditions Plon dans une traduction de Louis Bresson, pasteur de l'église wallonne de Rotterdam. L'ouvrage est préfacé par l'homme de lettres et politicien Maurice Spronck (1861-1921). Nous donnons à lire ci-dessous quelques textes qui ont alors été publiés dans la presse française.

     

     

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    Quelques années avant la parution de la traduction, un certain Jules Béraneck a en réalité déjà donné dans une longue étude quelques passages en traduction ainsi que son analyse du roman :

     

    Le dernier livre de Couperus, Majesteit (1893), va nous arrêter plus longtemps. C’est une œuvre de haut vol, écrite avec ampleur et noblesse et dépassant la portée d'un simple roman. Comme le titre l’indique, il s’agit ici de la royauté. (…) Amalgamer ces éléments divers, intercaler des descriptions d’un puissant relief, fondre le tout en une sorte d’épopée, telle est l’œuvre de Couperus. L’occasion s’offrait tentante ; on pouvait faire de Majesteit un roman à thèse. Couperus ne l’a pas voulu. La personnalité de l’auteur s’efface ; il se met en dehors de son livre, se contentant d’observer les faits, de les consigner sans exagération, sans rien dénaturer, avec une impartialité et une exactitude fort méritoires. Son livre est franc, net, précis comme le diagnostic d’un médecin. En outre, pour ne point froisser les susceptibilités, il a bien soin de choisir un empire, un empereur et un peuple imaginaires. (…) À part cette anomalie sur laquelle il n’est pas nécessaire d’insister [mélange de ces données imaginaires avec l’univers de monarchies bien réelles], le reste de l’œuvre ne mérite que des éloges. Conception générale, style, peinture des caractères, descriptions, tout est à la hauteur du sujet, comme on pourra s’en convaincre par ce qui suit. (…) Ce tableau de l’inondation ouvre le volume d’une façon magistrale. Il montre à quel point l’artiste peut impressionner avec le seul secours de l’imagination, tempérée par le souci de la vérité. Ici, rien du banal fait divers, aux expressions stéréotypées, classiques, au lyrisme faux et geignard, mais quelques pages sobres, fortes et colorées. (…) La première partie du roman se termine ici ; la seconde ne lui cède ni en grandeur, ni en intérêt. Au contraire, Couperus nous parait s’être surpassé en maints endroits. (…) L’analyse qu’on vient de lire n’offre qu’une pâle image de Majesteit. Pour ne pas perdre le fil conducteur, il a fallu élaguer nombre d’épisodes, laisser dans l’ombre maint personnage intéressant, négliger certaines descriptions dignes d’être reproduites, ne fût-ce que pour montrer le côté tout particulièrement brillant du talent de Couperus. Nous nous sommes donc appliqué à faire ressortir la figure d’Othomar, l’une des plus fortes études de caractère que le romancier ait faites. Un critique hollandais, – plus admirateur que critique, – va même jusqu’à établir un parallèle entre le prince héritier et Hamlet. C’est pousser les choses à l’extrême, car on pourrait tout au plus comparer le fameux to be or not to be aux réflexions d’Othomar sur les vicissitudes de l'existence.

    Nous ne nous attarderons pas non plus à relever l’impression poignante que suscite le roman, quand bien même les destinées de la royauté seraient fort indifférentes au lecteur. Qu’il nous suffise de rappeler ces belles paroles de Bossuet, paroles qui pourraient servir d’épigraphe à toute l’œuvre : « Considérez, messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas : pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en est la cause, et il les épargne si peu qu’il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes. »

    Somme toute, un livre comme Majesteit affirme la vitalité littéraire d’un peuple, et les Hollandais peuvent être fiers de leur enfant.

    Bizarre coïncidence ! Cet été, au moment où s’ouvrait à Scheveningen le congrès international pour le paix, Couperus faisait paraître une suite de Majesteit, intitulée : Paix universelle (Wereldvrede). Hélas! ce nouveau roman, long épilogue du précédent, n’ajoute rien au talent du romancier, et nous parait marquer même un certain recul. En effet, il était assez hasardeux de reprendre un sujet qui semblait épuisé et de ranimer l’intérêt après l’avoir excité au plus haut degré. Wereldvrede offre, sans doute, des pages superbes d’élan et des situations tragiques : lorsqu’Othomar, par exemple, tient seul tête à l’émeute, tandis que les forcenés mettent tout à feu et à sang autour de lui. Mais ces beautés de premier ordre ne parviennent pas à racheter le tout ; et l’impression finale, c’est que Couperus aurait mieux fait d’en rester à sa première conclusion.

    Quant à la nôtre, la voici ; car il est temps de terminer. Puisse cette étude, bien superficielle et sans prétention, attirer l'attention des critiques et des traducteurs sur les productions littéraires des Pays-Bas. Puissent les œuvres saines et robustes de ce petit peuple trouver, chez nous, des interprètes dignes d’elles et des plumes plus autorisées que la nôtre. Nous serons alors doublement heureux d’avoir entrepris le travail qu’on vient de lire.

     

    Jules Béraneck, « Un romancier hollandais contemporain : Louis Couperus », Bibliothèque universelle et Revue de Genève, 1895, 100, t. LXVIII, pp. 543-574.

    Après des études à l'Université de Lausanne et celle de Leipzig où il obtint le grade de docteur en philosophie, Jules-Adrien Béraneck (Lausanne, 28 septembre 1864 - Lausanne, 15 octobre 1941) suivit une carrière d'enseignant à Morges (canton de Vaud), qu'il termina en 1925 comme directeur du collège de cette localité. Mélomane et féru d'histoire, il a collaboré à divers périodiques dont la Revue Universelle. Protestant, il a été incinéré. Le faire-part de décès mentionne que, suivant le désir du défunt, sa famille ne portera pas le deuil.

     

     

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    Certains, comme R. Candiani, ont eu l’occasion de lire le roman dans sa version anglaise parue en 1894. Ainsi ce dernier peut-il écrire quelques mois avant la prépublication du roman dans La Revue hebdomadaire au printemps 1898 :

     

    « … il faut constater la remarquable inaptitude que les écrivains de ce qu’on appelle la Jeune-Néerlande manifestent pour les réalisations d’ensemble. Ils sont bien de la même race que ces peintres d’intérieurs, admirables dans l’interprétation d’un coin d’estaminet, de cuisine ou d’échoppe, et qui échouaient piteusement dès qu’ils voulaient embrasser d’avantage. À part peut-être Couperus, aucun d’eux ne s’élève au-dessus de l’analyse minutieuse de son immédiate ambiance, animée ou non, ou des cas particuliers de son intimité psychique. Il n’y a que le ton qui diffère. (…) Une énumération de noms et d’œuvres, c’est vraiment tout ce que l’on peut tenter pour la littérature néerlandaise contemporaine ; quatre auteurs cependant doivent être mis hors de pair, à savoir, MM. Van Deyssel, Marcellus Emants, Albert Verwey, et Louis Couperus. Remarquons, en passant, que l’étrange habitude de latiniser les prénoms et patronymes est loin de se perdre dans les Pays-Bas. (…) M. Louis Couperus enfin, dans ses poésies, les Orchidées, et dans ses romans, Majesté, l’Extase et Fatalité, montre des qualités peu communes. La pénétration de son analyse psychologique ne dégénère jamais en subtilité, ni l’élégance et la précision de son style en préciosité. Déjà on ne trouve chez lui que de rares traces d’influence étrangère. La Néerlande a peut-être trouvé en lui le rénovateur dont elle a tant besoin. »

     

    R. Candiani, « Le Mouvement Littéraire dans les Pays-Bas », Cosmopolis. Revue internationale, n° 23, novembre 1897, p. 494. (Il s’agit là de l’ultime paragraphe d’une présentation d’une quinzaine de pages sur les lettres néerlandaises qui s’ouvre sur Bilderdijk)

     

     

    De brefs commentaires annoncent enfin la prépublication : « La revue [il s’agit de la Revue Hebdomadaire] commence de publier la traduction de Majesté, un des chefs-d’œuvre de Louis Couperus, le romancier hollandais bien connu. »

    « Bulletin littéraire », Cosmopolis. Revue internationale, n° 29, mai 1898, p. 503. (Cette revue de qualité présentait des articles en anglais, allemand et français. Couperus est un auteur « bien connu » alors que bien peu de choses ont été publiées jusque-là en français. Cette renommée « prématurée » peut en partie s’expliquer par l’influence d’Edmund Gosse, collaborateur de Cosmopolis et introducteur du romancier en Angleterre quelques années plus tôt.)

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    Revue hebdomadaire, juillet 1898

     

     

    Une prépublication préparée par certains : M. L. Van Keymeulen étudie : Un romancier hollandais, M. Louis Couperus. C’est probablement la figure la plus considé­rable du roman hollandais moderne. Malgré un cosmopolitisme marqué, son œuvre garde une couleur locale réelle : il a sa popularité à l’étranger comme parmi ses compatriotes.

    « Bulletin littéraire », Cosmopolis. Revue internationale, n° 27, mars 1898, p. 808. (à propos du sommaire de la Revue Encyclopédique, 29 janvier 1898).

     

     

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    Enfin, le roman paraît, le roman est en vente. Et l'enthousiasme semble de mise : Voilà un livre qui éveille en l’esprit une foule d’idées, tant générales que particulières, et qui mériterait une étude consciencieuse à lui tout seul. Depuis Les Rois en exil, de Daudet, on n’a rien publié d’aussi fort en ce genre (ce n’est pas peu dire, on en conviendra) – M. Couperus se révèle à nous historien, au sens supérieur de ce mot, dans ce bel ouvrage frémissant de vie qui a nom Majesté et qui mérite de passion­ner notre public intelligent, de plus en plus épris de ces peintures de la vie réelle où les choses apparaissent comme elles sont vraiment, sans cette fâcheuse mise au point qui d’ordinaire, sous couleur d’art, les dénature et les transforme. M. Louis Couperus est de l’École naturiste. Il se contente de voir et ne nous fait voir que ce qui est. On ne peut qu’admirer cette sûreté de coup d’œil, cette science du détail, cette psy­chologie informée, pénétrante, infaillible, qui tient de la divination – nous ne trouvons pas de terme plus exact et qui rende mieux notre pensée. Quel intérêt puissant se dégage de cette visite chez les Rois, à la vie intérieure desquels nous sommes, les uns et les autres, aussi peu initiés que possible ! Et, cependant, quelques-uns d’entre ces rois tien­nent, en somme, entre leurs mains nos fragiles destinées. Il dépend d’eux, toujours, de déchaîner la guerre ou d’affermir la paix. En dépit des affirmations contraires d’idéologues, de publicistes superficiels, leur pouvoir n’a pas cessé d’être immense et ils peuvent encore beau­coup pour le bonheur ou le malheur de la pauvre humanité ! Voilà pour quelles raisons nous sommes bien aises de pouvoir un peu mieux con­naître leurs âmes, en vérité si mal connues ; voilà pour quels motifs il ne nous est pas du tout indifférent de savoir ce qu’il y a tout au fond de ces cerveaux de potentats. Et puis, d’ailleurs, ce sont des hommes. Ils aiment et souffrent comme nous. Comme nous, plus que nous, enfin, ils ont le souci de l’intérêt général. Dès l’âge le plus tendre, on les élève pour le bien futur de la communauté dont l’instinct primordial de la conservation leur fera vite une rigoureuse nécessité. Par la force des choses, ils sont tenus à ne négliger aucuns de leurs nombreux devoirs. De la splendeur fascinante de leur position, ils ne connaissent guère que les charges, que les soucis, que les âpres dégoûts. En revanche, combien peu de joies ! Aussi comprenons-nous la mélancolie intense, douloureuse, incurable de ce prince Othomar de Liparie que la perspec­tive d’un trône épouvante et qui voudrait écarter de ses lèvres le calice amer. La scène, capitale, entre l’Empereur, son père, et lui l’héritier découragé, maladif, d’un puissant Empire, est, sans contredit, une des plus émouvantes, des plus belles et des plus vraies qu’on ait encore écrites. Rien qui saisisse d’autre part, comme la consultation médicale ordonnée par Oscar au sujet de sou fils – comme l’entrevue mouve­mentée du Prince héritier et du célèbre théoricien révolutionnaire Zanti – comme la mort du petit prince Bérenger. Et ces admirables tableaux d’intimité familiale entre l'Impératrice et son fils aîné ; ces fiançailles lugubres, désolées, d'Othomar avec l’archiduchesse Valérie !... Il fau­drait citer presque tous les épisodes de ce livre, offrant l’image de la réalité elle-même. Les intimes tragédies, dont la plupart des grandes cours d’Europe furent assez récemment le théâtre, nous reviennent – alors – à la pensée et ce souvenir donne aux récits de M. Couperus une valeur nouvelle, un plus vif accent de vérité documentaire.

    Qu’on le veuille ou non, il faut bien songer, au cours de cette lecture, à la force tutélaire du principe monarchique grâce auquel la presque totalité des peuples de ce vieux continent, guidés tou­jours par des pilotes appartenant à la même race, ne voguent pas à l’aventure, n’ont pas à craindre les surprises de l’inconnu. Ce mariage, ce contrat solennel renouvelé à chaque changement de personne entre une maison régnante et un pays finit, à la longue par faire du souverain comme l’image vivante de ce peuple qu’il gouverne. Pétri, pour ainsi dire, de la chair et du sang de tous ses sujets, on ne peut le séparer d’eux et on chercherait vainement à les séparer de lui. Arbitre indiscuté des partis, suprême conseiller, responsable devant son peuple, seul il a le pouvoir d’assurer le bon ordre, de garantir l’équité et de mettre chaque chose à sa place. Un pareil système, en outre, a pour avantage médiat d’assurer cette permanence de desseins, ce patient esprit de suite sans lesquels rien de durable et d’avantageux ne peut être accompli.

    Voilà quelques-unes des idées générales que parvient à susciter en l’esprit le livre de M. Couperus – livre dont l’exceptionnelle valeur ne tardera pas (nous l’espérons du moins) à être franchement reconnue chez nous.

    L. Giraudon-Ginesté, « Bibliographie », La Nouvelle Revue, mars-avril 1899, pp. 378-380.

     

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    Journal Amusant, 12/11/1898 & Journal de Genève, 8/11/1898

     

     

    Laissons pour finir la parole à Maurice Spronck en reprenant quelques passages de sa présentation de l'oeuvre. L'un des intérêt de ce texte réside dans le fait que l'homme de lettres français s'est déplacé à La Haye pour s'entretenir avec Louis Couperus. En lisant ces lignes, on ne peut s’empêcher de songer avec un sourire au contraste qu’offre Majesteit avec le roman presque contemporain de M. Spronck : L'an 330 de la République. XXIIe siècle de l'ère chrétienne (1894), une fable politique d’anticipation qui paraît avoir été écrite avec de gros sabots.

     

    MajesteitCouv.jpg« Au commencement de 1896, je me trouvais en Hollande. Un ami, Français établi à Rotterdam, me donna à lire la traduction encore manuscrite d’un roman dont ont faisait grand bruit dans le public lettré néerlandais, qui avait été déjà publié avec succès en anglais et en allemand, et qui s’intitulait Majesté. De son auteur, Louis Couperus, je savais vaguement le nom par M. Théodor de Wyzéwa et par un article de la Bibliothèque universelle de Lausanne, en date de 1895. Quant aux écrits mêmes de M. Louis Couperus, je les ignorais profondément, et j’admettais de confiance qu’ils fussent des chefs-d’œuvre admirables, exotiques et inconnus en France, quoique dignes d’un meilleur sort. La lecture de Majesté, commencée sans la moindre prévention particulièrement favorable, me frappa donc d’autant plus que je ne m’attendais pas à une révélation de ce genre. Ce n’était point l’éternel roman, drame ou poème étranger, découvert par un traducteur ou un critique ingénieux, et dont toute la valeur est faite de quelques détails pittoresques, de quelques nouveaux traits de mœurs ou de caractère, qui amusent les blasés de la littérature et qui charment les abstracteurs de quintessence esthétique. C’était un récit très simple, presque sec, sans aucune surcharge descriptive, – sauf peut-être dans les premiers chapitres, – et d’une conception philosophique et morale extraordinairement forte. Le redoutable problème du gouvernement des sociétés modernes avait été posé là par l’auteur ; il en avait discuté les solutions contradictoires, et, de l’angoisse de ceux à qui incombe le lourd devoir héréditaire de conduire les peuples, il avait fait une tragédie poignante et puissante, une tragédie avec chœur à la manière antique, et dont le chœur était l’humanité elle-même. En allant à La Haye, je rendis visite à M. Louis Couperus ; il me reçut une soirée chez lui, dans une de ces maisons hollandaises où la vie semble plus close que dans nos habitations de France ; la physionomie, du reste, le regard, les gestes, l’allure générale, tout décèle en ce jeune homme une existence plutôt intérieure et méditative, une âme plus disposée à se replier en soi qu’à s’épancher au dehors, un tempérament d’observateur flegmatique et de penser concentré, avec une nuance de sensibilité voilée presque maladive. Le front, haut et large, est encore agrandi par une calvitie précoce ; la parole semble un peu hésitante, soit habitude de la réflexion solitaire, soit aussi parce qu’il s’exprime en français, purement, mais comme dans une langue dont il ne possède pas l’usage familier. Je ne sais d’ailleurs si son esprit et son talent ont été plus ou moins influencés par les littératures anglaises ou allemande ; la nôtre, en tout cas, ne paraît pas l’avoir profondément pénétré ; il en parle d’une manière assez superficielle ; son enthousiasme pour les qualités réalistes de M. Émile Zola ressemble un peu à un enthousiasme de commande ; l’éloge, très vif et très vague, qu’il fait de l’auteur de l’Assommoir me donnerait même à supposer qu’il l’admire surtout par un sentiment de courtoisie internationale. Il lui est arrivé parfois cependant, à lui aussi, d’être inculpé de réalisme, et on l’a vu, de ce chef, vertement relevé, au nom de la morale, par la critique protestante orthodoxe. (…) ; son réalisme n’a pas le moindre rapport avec le pessimisme volontairement grossier et brutalement agressif de M. Émile Zola et de ses disciples ; au fond, il n’est pas même réaliste, dans le sens où nous avons coutume d’entendre le mot, et, lorsqu’il affirme n’appartenir à aucune école, on peut, par le plus rapide examen de ses œuvres, vérifier que son affirmation est parfaitement exacte. (…) Sept romans de lui et un recueil de nouvelles ont déjà paru en moins de dix ans. De ces divers romans, le plus célèbre, et le plus justement célèbre, c’est Majesté ; c’est à lui – malgré la valeur des deux œuvres qui lui font suite : la Paix universelle et Primo Cartello – que l’auteur doit sa réputation, et c’est lui qui mérite avant tous les autres de n’être pas inconnu en France. (…) M. Louis Couperus avait longuement mûri son sujet avant d’en esquisser une seule ligne ; s’il le rédigea rapidement, en trois mois, presque sans correction, au lendemain de la mort de sa mère, il y avait songé durant plus de trois années. Un hasard lui en fournit l’idée première. Il feuilletait un jour une collection du Graphic ; il fut frappé par un portrait du tzar actuel, alors tzarewitch, au moment de son voyage dans l’Extrême-Orient ; le prince était représenté la tête penchée en avant, les yeux levés pour regarder au loin et comme perdus vers l’horizon, avec une expression intense de lourde mélancolie et de rêverie profonde. Tandis qu’il contemplait cette image banale d’une revue illustrée, tout un monde de pensées obscures envahissait le cerveau de l’écrivain ; le drame de ceux en qui réside la souveraineté, dans cette heure trouble de l’histoire qu’aujourd’hui nous traversons, s’évoqua de lui-même devant son esprit, et, comme d’autres avaient fait et refait déjà mille fois le roman de l’Ambitieux, de l’Amant ou du Jaloux, il médita d’écrire le roman du Roi. (…) Par une coïncidence curieuse, – puisque certainement aucun des deux auteurs ne s’est inspiré de l’autre, – presque au moment où M. Louis Couperus publiait Majesté, un écrivain français, M. Jules Lemaître, dans son roman des Rois, traitait le même sujet, avec une affabulation à peu près semblable, pour aboutir à des conclusions pareilles. »

     

    Un grand merci à Ronald Breugelmans pour la photo de la couverture et de la page de titre de Majesté.

    La dernière photo représente la jaquette de l'édition néerlandaise du roman Majesté, vol. 7 (1991) des Œuvres complètes.