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    Un Hollandais parisien : Joris-Karl Huysmans

     

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    Marc Smeets, Een Parijse Hollander. Joris-Karl Huysmans, Hilversum, Verloren, 2021, 226 p[1].

     

     

    Dans l’un de ses écrits sur l’art, J.-K. Huysmans (1848-1907), en admiration devant des gravures de l’artiste et poète amstellodamois Jan Luyken (1649-1712), dont il en possède d’ailleurs certaines, anathématise les richissimes collectionneurs qui préfèrent dépenser des fortunes pour acquérir des toiles imposantes de l’animalier Constant Troyon (1810-1865) ou de l’académique Jean-Léon Gérôme (1824-1904) plutôt que d’en acquérir une seule, serait-ce pour dix fois moins, d’Auguste Renoir (1841-1919) ou de Jean-François Raffaëlli (1950-1924) : « Le propre de l’argent est de parfaire le mauvais goût originel des gens qu’il gorge ; aussi la richesse va-t-elle, en peinture, là où son groin la mène, aux Meissonier et aux Jacquet, aux Munkascy et aux Henner, aux Bourguereau et aux Detaille ! » Et le critique de souhaiter à ces parangons du panurgisme de subir le sort atroce que réservent des catholiques aux réformés représentés par le fervent Luyken sur ses tailles douces : « En songeant à la prodigieuse imbécillité de ces dollars et à la rare infamie de ces toiles, je rêve volontiers devant la vieille planche ‘‘des Martyrs’’ de Jan Luyken. Elle contient, en effet, quelques tortures qu’en imagination j’appliquerais avec une certaine aise, je crois, à la plupart de ces acquéreurs. Celles-ci, peut-être : les attacher, nus, sur une roue qui, emmanchée d’une manivelle, tourne et pose le corps, alors qu’il descend et atteint la terre, sur une rangée aiguë de très longs clous ; ou bien asseoir ces suppliciés sur des chaises rouges et les coiffer délicatement de casques chauffés à blancs ; – les attacher encore par un seul poing à un poteau, après leur avoir lié préalablement les jambes, et leur enfoncer difficilement, presque à tâtons, à cause du va-et-vient du corps qui se recule et cherche à fuir, la spirale ébréchée d’un vilebrequin énorme. » Cependant, Huysmans estime que pareilles représailles nous lasseraient et, au bout du compte, enrichiraient d’autres industriels, en rien eux non plus d’authentiques dilettantes : « Les chevalets, les bassines à poix, les tenailles et les pinces, les doloires et les scies s’useraient à tourmenter la multitude des acheteurs et des peintres. On enrichirait ainsi les manufacturiers de l’acier médical et du fer et comme, eux aussi, ils achèteraient des Gérôme et des Bouguereau, ce serait une chaîne ininterrompue de supplices que prolongeraient, dans les siècles à venir, les générations issues de leur misérable commerce avec des femmes elles-mêmes enfantées, dans des oublis de négociants véreux et repus. »

    JKH - Ecrits-sur-l-art.jpegMéconnu en France à l’époque comme il l’est d’ailleurs encore probablement aujourd’hui, Jan Luyken est l’un des Hollandais auxquels Joris-Karl aime consacrer des pages, ceci même si le bonhomme d’une laideur extrême appartient à « ces ennuyeux huguenots dont la race, si mal arrachée par les jardiniers de Rome, a poussé jusqu’à nos jours ses rejetons d’hypocrites bourgeois et de tristes et de sots pasteurs »[2]. Ainsi, À rebours s’attarde sur la vie aux maints épisodes tragiques de cet artiste : il est en effet l’un des rares dont Des Esseintes agrée des œuvres sur ses murs. Plus attendus, Frans Hals (1582/1583-1666), Adriaen van Ostade (1610-1685) et Rembrandt (1606-1669) occupent eux aussi une place non négligeable dans la production du fils du lithographe néerlandais Godfried Huijsmans (Breda 1815-Paris 1856) et de la Française Malvina Badin (1826-1876). Dès 1874 et le recueil de poésies en prose Le Drageoir aux épices, le jeune homme manifeste un goût pour les peintres du Nord (Paysans de Brauwer, buvant, faisant carrousse, / Sont là. Les prenez-vous ? À bas prix je les vends… ; « La Kermesse de Rubens », « Cornelius Béga »). Point de Johannes Vermeer (1632-1675) toutefois dans l’œuvre, lequel avait pourtant été redécouvert par Théophile Thoré-Bürger, et dont onze des toiles avait été exposées en 1866 au Palais des Champs-Élysées : « Tableaux anciens empruntés aux galeries particulières ».

    Parler de peinture hollandaise relativement à l’œuvre d’écrivains français est symptomatique d’une situation qui, depuis de longues décennies, perdure : on a l’impression qu’à leurs yeux – ceci à de rare exception près, Yves Leclair en étant une[3] –, la Hollande n’existe qu’à travers ses imagiers et aucunement, pour ainsi dire, par l’intermédiaire de ses autres créateurs : compositeurs, poètes, sculpteurs, architectes, écrivains… On le regrette d’autant plus à propos de Huysmans : un destin un peu plus irrévérencieux aurait pu faire de lui un auteur à même de lire ses confrères bataves et d’ainsi, par exemple, transposer en français quelque précieuse prose picturale d’Arij Prins (1860-1922) bien mieux que n’a pu le faire un Georges Khnopff (1860-1927)[4]. Dans la correspondance qu’il échange avec son ami hollandais, non dénuée de passages savoureux, Joris-Karl suppose que seul un Maeterlinck (1862-1949) – lui qui ouvre À rebours sous la forme d’une épigraphe – serait à même de restituer « la personnalité curieuse » du style de l’original[5], Maeterlinck qui a eu le mérite de traduire Die gheestelike brulocht (L’Ornement des noces spirituelles) et Vanden twaelf beghinen (Le Livre des XII béguines) du mystique Ruusbroec, mais qui ne s’est malheureusement pas attaqué à des œuvres de ses contemporains flamands ou néerlandais, pas même à l’une de celles de son intime Cyriel Buysse (1859-1932)[6].

    Arij Prijs, par Willem Witsen (1892)

    ARIJ Prins PAR Witsen 1892.jpgCela dit, malgré une connaissance pas même rudimentaire de l’idiome paternel, Huysmans a, durant une bonne partie de son existence, porté un réel intérêt à quelques provinces hollandaises et non pas seulement à leurs peintres. C’est de cet attachement aux contrées septentrionales dont traite une partie de l’ouvrage Een Parijse Hollander (Un Hollandais parisien) de Marc Smeets. Après plusieurs travaux sur son écrivain de prédilection[7], ce dernier a offert l’an passé au lecteur néerlandais le fruit de maints rapprochements et recoupements qu’il a opérés dans la vie et l’œuvre du créateur de Durtal. Une entreprise exhaustive qui se présente sous forme tripartite : I. Huysmans et la Hollande (biographie) ; II. Huysmans en Hollande (réception) ; III. La Hollande chez Huysmans (l’œuvre). Si le sujet appelait pareille structure, il n’en reste pas moins que ce clin d’œil trinitaire n’eût certainement pas déplu à l’oblat. Il va de soi que certains éléments sont connus de la critique huysmansienne et des lecteurs du Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, mais ils n’ont jamais été présentés de la sorte, sous un dénominateur commun, en faisant appel, en plus des textes, aux lettres inédites, aux périodiques néerlandais, etc. L’amateur retrouvera maintes évocations familières quant au passage des prénoms Charles Marie Georges à Joris-Karl, aux voyages aux Pays-Bas, aux péripéties et brouilleries familiales, à l’amitié avec Arij Prins, à l’écriture de Sainte Lydwine de Schiedam… de même que leur seront familiers les chatoiements glanés dans la culture batave au fil des publications du romancier et critique d’art.

    Il n’en est pas moins vrai qu’Un Hollandais parisien remédie à une grosse anomalie : l’absence d’étude digne de ce nom, en néerlandais, sur cet homme de lettres dont le cœur n’a guère cessé de battre pour les terres de son père et de Constant (1810-1888), l’oncle peintre et parent resté le plus proche. Ce livre forme donc un accompagnement plus que bienvenu pour les néerlandophones qui ont été séduits par l’une ou l’autre des traductions existantes, à savoir Marthe, En ménage, À vau-l’eau, À rebours, Là-bas, En route, En rade, En Hollande, La Retraite de monsieur Bougran, Dom Bosco, Les Foules de Lourdes ainsi qu’une partie des essais sur l’art (Félicien Rops, Gustave Moreau, Odilon Redon, Degas, Whistler, Millet, Cézanne, Goya, Turner…)[8].

    ARIJ PRINS - HUYSMANS - LETTRES.jpegDans Un Hollandais parisien, la cinquantaine de pages consacrées à la réception de l’œuvre aux Pays-Bas du vivant de l’auteur ou juste après sa disparition sont donc sans aucun doute celles qui renferment le plus de données nouvelles pour les aficionados. Elles mettent d’abord en lumière les avis, souvent contrastés et non moins évolutifs, émis au fil du temps par quelques figures majeures du renouveau littéraire des années 1880, à savoir le « guide » Willem Kloos (1859-1938)[9], l’esthète Lodewijk van Deyssel (1864-1952), le compositeur Alphons Diepenbrock (1862-1921) et le francophile Frans Erens (1857-1935)[10] –, mouvance au sein de laquelle évoluait Arij Prins lui-même, certes parfois depuis Hambourg. Dès le début, Arij Prins fait preuve de plus de « lucidité critique » que ses compatriotes dont il va d’ailleurs gagner certains à sa cause : la défense de Huysmans qui s’est démarqué du naturalisme. Marc Smeets prolonge et enrichit le propos qu’il tenait en 2008[11] et en 2011[12], son exposé abordant la perception de l’œuvre de Joris-Karl sous la plume d’un professeur et critique respecté, à savoir Jan ten Brink (1834-1901)[13], thuriféraire de Zola au même titre que l’un des correspondants de ce dernier, Jacob van Santen Kolff (1848-1896)[14]. Difficile en effet de lire le premier Huysmans sans faire un passage par Médan, même si là se déversent, selon nombre de commentateurs hollandais, les égouts des belles-lettres françaises. Au fil du temps, pour une part sous l’influence de Prins est-on en droit de penser, Jan ten Brink, ou « Preste-Plume » ainsi qu’on a pu le surnommer, a fini, sans pour autant renier les principes zoliens, par reconnaître la singularité de l’auteur des Sœurs Vatard, qui, à chaque nouvel ouvrage, cherche à se renouveler, « à percevoir quelque chose de tout à fait extraordinaire ». C’est ce que l’on comprend en lisant la quarantaine de pages datant de 1887 dans lesquelles l’érudit aux proéminentes bacchantes passe en revue tous les écrits de Joris-Karl alors publiés. Comme d’autres avant lui et surtout après lui, le critique souligne le fait que l’écrivain est, pour moitié, néerlandais, et que « les deux nationalités se reflètent dans son œuvre », ce qui est d’autant plus vrai qu’il professe un réel « antiméridionalisme ».

    À la même époque, « Hollande » retient l’attention d’une plume anonyme qui réduit ce récit de voyage à un pur échantillon d’« insipides saletés » naturalistes. Après une première phase d’extrême frilosité[15], le raffiné prosateur Lodewijk van Deyssel va se reconnaître, à partir de la toute fin des années 1880, une réelle parenté avec plusieurs titres de son confrère parisien. À tel point qu’il bondit sur Là-bas pour répandre au plus tôt, dans les revues et sa correspondance, ses éloges en ayant pris soin de proclamer, peu avant, la mort du naturalisme. En 1895, il s’empressera pareillement de lire puis de commenter sa lecture d’En route, même s’il émet en l’occurrence certaines réserves. La facette « mystique » du roman, restituée dans une palette trop naturaliste, dérange de même Frits Lapidoth (1861-1932) : « on ne peut pas se jeter dans le mysticisme comme d’autres dans l’occultisme », écrit à propos de Durtal, ce littérateur, correspondant pendant une dizaine d’années (vers 1884-1894) d’un grand journal hollandais dans la capitale française, très au fait des pratiques occultistes parisienne ainsi que le prouve Goëtia (1893), son roman à clef tout imprégné de la lecture de Là-bas[16]. Malgré donc des réserves, cet auteur salue le talent de Huysmans dans un long article portant essentiellement sur En route.

    Frins-Gendelettre-scaled.jpgDe son côté, le catholique Limbourgeois Frans Erens se réjouit du virage « spirituel » que révèle le roman en question, « l’un des livres les plus importants de ce dernier quart de siècle ». Ayant constaté qu’À vau-l’eau n’a bénéficié de quasiment aucune attention, il consacre par ailleurs quelques pages à cette œuvre plus courte qui, à son avis, survivra mieux que la plus grande partie de la production littéraire du XIXe siècle. Par la suite, il va considérer La Cathédrale, ainsi que quelques autres titres, comme des monuments bien plus imposants que la Rome, le Paris ou la Lourdes de Zola ; il souligne alors l’essence de la mystique au sens huysmansien du terme, à savoir « une œuvre d’art qui prend vie grâce à la force galvanisante de l’artiste croyant[17] ».

    Toutefois, on le sait, l’enthousiasme de la plupart des Hollandais – dont Arij Prins – s’est refroidit sensiblement à la toute fin du XIXe siècle, à compter justement de la parution de La Cathédrale[18]. Revue socio-culturelle de qualité, De Kroniek (La Chronique, 1895-1907), au sein de laquelle on peut distinguer un courant catholique et un courant socialiste, est le seul périodique confessionnel à faire état des nouvelles publications de Joris-Karl, sans pour autant leur consacrer de réelles recensions. Au demeurant, il faudra attendre la mort du converti pour réentendre Arij Prins et Frans Erens s’exprimer sur « la plus importante figure littéraire de la France moderne[19] ». Selon ce dernier, Huymans est celui qui a préparé le terrain au symbolisme. Point commun entre le Limbourgeois et le seul Néerlandais à avoir entretenu une longue correspondance avec le romancier : le silence quasi total sur les œuvres de celui-ci postérieures à La Cathédrale. Cette extrême discrétion et cette défiance de la critique s’expliqueraient-elles par la prééminence de la mentalité réformée ? par la frilosité des milieux catholiques devant des écrits que bien des dévots estiment immoraux ?

    Il se trouve que c’est justement la sphère catholique, au sein de laquelle d’aucuns classifiaient les livres en fonction de leur degré d’indécence, qui va assumer la relève, donnant, bien plus qu’on ne le croyait jusqu’à présent et pas forcément aussi négativement qu’on ne le supposait[20], des commentaires sur les œuvres postérieures au retour à la foi de Joris-Karl. Marc Smeets relève une bonne poignée de périodiques confessionnels et autant d’auteurs qui s’attardent plus ou moins longuement sur ces nouveaux titres. Pour son propos, il retient De Katholiek, qui se distingue par une réelle curiosité et par son lectorat choisi. À propos du Hollandais parisien, ce mensuel donne la parole à trois chroniqueurs[21] :

    - en 1896, le journaliste Jan van der Lans (1855-1928) est le premier à situer par le menu l’œuvre de Joris-Karl dans un contexte proprement catholique, ceci à propos d’En route. Il se réjouit de voir le romancier quitter les cloaques du naturalisme pour faire « une apologie du christianisme » guidée par la célébration du beau.

    FRANS POELHEKKE.gif- en 1900, le prêtre de Schiedam Frans Poelhekke (1846-1902)[22] – l’« encyclopédie » à laquelle a puisé Huysmans après son séjour en 1897 dans cette cité pour se documenter sur sainte Lydwine – publie « Eene oprechte bekeering » (Une conversion sincère), article dans lequel il défend son ami, essentiellement sur la base des Pages catholiques (1899), contre les allégations tendant à le comparer à l’imposteur Léo Taxil, lequel, après avoir été reçu en audience par le pape, a fait savoir que sa conversion n’était que pure blague. Ainsi, le curé infirme la parole de ceux qui réclament à l’écrivain de renier ses écrits passés. Et s’oppose à l’idée selon laquelle il aurait, dans sa nouvelle vie, changé de style. En juillet 1901, toujours dans la même revue, le père Poelhekke propose une anlyse de Sainte Lydwine, qui est un peu son bébé. La lecture de cette hagiographie est « magnificence », d’autant que l’auteur inscrit son propos dans la dimension mystique telle que l’entend l’Église : « la relation de l’homme au surnaturel ». Grâce à lui, conclut le membre du clergé, la littérature est de retour dans le giron de la catholicité. Cependant, après la mort de ce serviteur de Dieu survenue 1902, De Katholiek va rester muet au sujet de Huysmans.

    - il faudra attendre le trépas de ce dernier pour que le mensuel sorte de cette léthargie, ceci par l’intermédiaire de Louis B.M. Lammers (1863-1923) qui, vivant à Paris, a eu l’occasion de rencontrer l’écrivain. En pas moins de 7 livraisons qui couvrent 66 pages – le plus grand article jamais consacré, aux Pays-Bas, à l’auteur d’À rebours[23] –, cet ancien religieux atteste du dépit qu’éprouvait Joris-Karl devant le scepticisme de nombre de ses contemporains relativement à sa conversion. Non sans observer une certaine prudence, Lammers se refuse à scinder les deux Huysmans, à parler d’un homme qui aurait rompu avec son style ou qui devrait abjurer ses écrits passés. Son style n’est ni naturaliste, ni catholique, assure-t-il, c’est son style, un style qui lui est propre. Le critique est par ailleurs le premier en Hollande à commenter dans la presse Les Foules de Lourdes, qu’il qualifie de « chant du cygne » ; un curieux livre, mal composé, mal structuré et, malgré tout, sauvé par la qualité de la palette et la beauté de l’écriture. Par son argumentation, le défroqué annonce en réalité l’exégèse récente selon laquelle, l’auteur, en quête d’une nouvelle formule vers la fin de sa carrière, a opéré, à plus d’un titre, un retour au terreau naturaliste.

    LYDWINE - HUYSMANS - DEDICACE.jpgMalgré les efforts de ces différents laudateurs, ce sont les romans de la première période de Huysmans qui ont conservé la faveur des lecteurs bataves, ceci jusqu’à nos jours où, par exemple et malgré quelques tentatives, Sainte Lydwine n’a toujours pas été traduit non plus d’ailleurs que L’Oblat.

    La troisième partie de l’ouvrage de Marc Smeets, qui détaille la présence de la Hollande dans l’œuvre de Huysmans, revient pour l’essentiel et sur le catholicisme – à travers la figure de Lydwine de Schiedam – et sur les peintres septentrionaux dont fourmillent les écrits de Joris-Karl, tant Rembrandt et les plus anciens que quelques contemporains, par exemple Jozef Israëls (1824-1911), membre de l’École de La Haye qui avait suivi une partie de sa formation à l’École nationale des beaux-arts de Paris[24]. Dans ces pages, il est entre autres question d’une aspiration de Huysmans – et donc du Durtal de L’Oblat –, laquelle marie art et foi : « vivre au milieu de coreligionnaires amoureux des arts au sein d’une phalanstère monacal d’artistes ». Songeant au passé médiéval, Durtal n’a-t-il pas la nostalgie d’une fusion des âmes qui prend corps dans une alliance spirituelle entre artistes ? Il se trouve qu’un Hollandais ayant souvent séjourné en France, peintre de surcroît, aurait pu permettre à l’écrivain et à son double littéraire de concrétiser leur rêve. Au cours de la dernière décennie du XIXe siècle, Jan Verkade (1868-1946), rejeton d’une famille de biscuitiers connue de tous aux Pays-Bas, se convertit puis devient oblat à l’abbaye de Beuron – pas très loin du lac de Constance –, communauté bénédictine et, à l’époque, véritable foyer de création artistique. Ami de Maurice Denis (1870-1943), de Paul Sérusier (1864-1927), d’Émile Bernard (1868-1941), de Paul Gauguin (1848-1903)[25] ou encore de l’artiste néerlandais Richard Roland Holst (1868-1938), membre assez oublié des Nabis bien que sa stature lui eût valu le surnom de « nabis obéliscal », Verkade[26] finit par être ordonné prêtre en 1902 en choisissant le prénom Willibrod, celui de l’apôtre des Pays-Bas. On peut regretter que les chemins de Jan et de Joris-Karl, eux qui ont, chacun à leur manière, enrichi artistiquement et spirituellement France et Hollande, ne se soient semble-t-il jamais croisés. Ne partageaient-ils pas le même idéal ? « Cela restait mon rêve, écrit Dom Willibrod, ne plus demeurer seul dans ma faiblesse individuelle, mais recevoir ma part de la force et de la consolation qui émanent d’une aspiration à vivre et œuvrer en communauté. » Pour lui, cet ardent désir ne se concevait pas sans la possibilité de s’inscrire dans une tradition artistique au sein de laquelle l’individu se fond dans une universalité, là où il lui est donné de s’adonner à l’art religieux.

     

    Daniel Cunin

     

     

     

     

     

    [1] L’auteur évoque son livre dans une vidéo (ci-dessus) mise en ligne par son éditeur. Recensions publiées à ce jour : Marc van Oostendorp, « Nergens dansen de boeren en boerinnen » ; Martin de Haan, « Het Hollandse van de on-Hollandse schrijver Joris-Karl Huysmans », De Volkskrant, 27 janvier 2022 ; Roeland Dobbelaer, « Een Parijse Hollander, Joris-Karl Huysmans. Van Rembrandt naar de heilige Lidwina van Schiedam en weer terug » (https://deleesclubvanalles.nl/recensie/een-parijse-hollander-joris-karl-huysmans/) ; Peter Nissen, « Huysmans in Nederland, Nederland in Huysmans », Nieuws van Zuid, n° 7, mars 2022, p. 17-19.

    [2] Toutes les citations sont tirées de « Des Prix. – Jan Luyken », in Écrits sur l’art. L’Art moderne. Certains. Trois primitifs, présentation, notes, chronologie, bibliographie et index de Jérôme Picon, GF Flammarion, Paris, 2008, p. 313-322.

    [3] Daniel Cunin, « Rutger Kopland dans L’Autre vie. De Bruges à Groningue sur les pas d’Yves Leclair ». Du côté des rares écrivains belges francophones au fait des lettres néerlandaises, relevons les noms de Jean-Claude Pirotte, qui a par exemple rendu hommage à Eddy du Perron dans son recueil Hollande, et de Xavier Hanotte, traducteur de Hubert Lampo.

    [4] Sur Georges Khnopff traducteur, voir Clément Dessy, « Georges Khnopff ou la reconversion cosmopolite de l’homme de lettres », Textyles, n° 45, 2014, p. 47-67.

    [5] Lettre 217, 26 juillet 1904, in Joris-Karl Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins. 1885-1907, publiées et annotées par Louis Gillet, Librairie Droz, Genève, « Textes littéraires français », 1977, p. 386-387.

    HUYSMANS - EXPO - COUV.jpg[6] Cyriel Buysse a pu être traduit en français en particulier grâce à son grand ami Léon Bazalgette qui occupait d’importantes fonctions éditoriales à Paris.

    [7] On rappellera, parmi les articles que Marc Smeets a signés, « Huysmans de retour au pays : brèves remarques sur la réception de l’œuvre », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 60, 2008, p. 343-357 ; « ‘Ter verdediging van den Franschen bekeerling’. De receptie van J.-K. Huysmans in De Katholiek », Nederlandse Letterkunde, n° 3, décembre 2016, p. 235-255 ; « Dix lettres retrouvées de J.-K. Huymans à son oncle Constant », Revue d’Histoire littéraire de la France, n° 3, juillet-septembre 2019, p. 671-694 et « Le testament de Constant Huijsmans. Les dessous d’un héritage », Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, 2020, p. 5-19. Auparavant, Marc Smeets avait consacré sa thèse à la conversion de l’écrivain : Huysmans l’inchangé : histoire d’une conversion, 2003 ; la même année, puis en 2009, il a réuni différentes études sous les titres Joris-Karl Huymans et J.-K. Huysmans chez lui. Par ailleurs, l’universitaire, qui enseigne à l’Université Radboud de Nimègue, collabore à l’édition des Œuvres complètes de Huysmans dans la collection « Garnier Classiques ». On peut considérer que cette collaboration et Een Parijse Hollander constituent l’aboutissement de vingt-cinq ans de recherches sur Huysmans.

    [8] Il convient de relever que la plupart de ces traductions, non rééditées, sont pour ainsi dire introuvables et que certaines mériteraient d’être retraduites.

    [9] Relativement à la détestation de l’œuvre du Français chez W. Kloos, auteur du sonnet « Contre J.-K. Huysmans », l’essentiel a été écrit en français. Voir : Joseph Daoust, « Huysmans et W. Kloos », Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, n° 25, 1953, p. 275-280 et Marc Smeets, « Huysmans de retour au pays : brèves remarques sur la réception de l’œuvre », art. cit., p. 356-351.

    Brachin-ChatNoir.jpg[10] À propos du Mouvement de 1880 aux Pays-Bas et des liens de Frans Erens avec les lettres françaises, on consultera en français : Pierre Brachin, Un Hollandais au Chat noir. Souvenirs du Paris littéraire 1880-1883, textes de Frans Erens, choisis et traduits par Pierre Brachin avec la collaboration de P.-G. Castex pour les annotations, La Revue des Lettres modernes, n° 52-53. En néerlandais, on se reportera à la thèse soutenue récemment à Groningue par Jean Frins, Gendelettre. De vormende jaren van Frans Erens (1857-1893), 2021, Literaire reeks moddersproak, n° 28. Gendelettre est le titre d’un roman parisien d’un ami d’Erens, le journaliste Paul Belon (1860-1933) ; le jeune Limbourgeois a servi de modèle pour en façonner le personnage central, André Morand.

    [11] Marc Smeets, « Huysmans de retour au pays : brèves remarques sur la réception de l’œuvre », art. cit. Les 216 notes qui accompagnent cette partie du livre témoignent du souci d’entrer dans le moindre détail.

    [12] Marc Smeets, « À l’aune du Naturalisme : J.-K. Huysmans aux Pays-Bas », in Figures et fictions du naturalisme. Joris-Karl Huysmans, textes réunis et présentés par Jérôme Solal, Minard, Caen, « La Revue des lettres modernes », Série Huysmans, n°1, 2011, p. 69-82.

    [13] Historien de la littérature de son pays, observateur et chroniqueur de la vie de La Haye et de celle de Batavia, Jan ten Brink a trouvé l’énergie de rédiger nombre de contributions sur les lettres françaises dans lesquelles il lui arrive de traduire de longs passages des œuvres qu’il évoque ; maints volumes de ses Letterkundige schetsen (Croquis littéraires) réunissent ainsi bien des pages, non seulement sur J.-K. Huysmans, mais aussi sur Honoré d’Urfé, Madeleine de Scudéry, Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Stendhal, Théophile Gautier, Jules Janin, Alexandre Dumas, Eugène Goblet d’Alviella, Eugène Sue, Balzac, George Sand, Octave Feuillet,  Edmond About, Ernest Feydeau, Arsène Houssaye, Flaubert, Alphonse Daudet, Jules Verne, Louisa Stiefert, Victorien Sardou, Henri Rochefort, Léon Hennique, Raoul Vast et Gustave Ricouard, Paul Déroulède, Émile Augier, Eugène Scribe, Henry Havard, Eugène Fromentin, Albert Millaud, Alfred Bourgeault, Eugène Gellion-Danglar, Adolphe Thiers, François-Auguste Mignet, les caricaturistes de l’époque…Par ailleurs, en 1879, Ten Brink a laissé des impressions de voyage : Van Den Haag naar Parijs. Reisgeheugenissen (De La Haye à Paris. Souvenirs de voyage), réimprimées à plusieurs reprises dans le volume Drie reisschetsen (Trois récits de voyage). Un chapitre, le quinzième, est consacré à la soirée qu’il a passée chez Victor Hugo (« À la table de Victor Hugo », texte traduit en français par Bertrand Abraham).

    [14] On se reportera à leur correspondance. Voir aussi : Romain Debbaut, « Émile Zola chez Jacques van Santen Kolff », Les Cahiers naturalistes, n° 63, 1989, p. 39-50.

    [15] Marc Smeets, « Huysmans de retour au pays : brèves remarques sur la réception de l’œuvre », art. cit., p. 350 sqq.

    GOETIA - COUV LAPIDOTH.png[16] Sur ce roman fin-de-siècle par excellence, voir, par exemple : Jacqueline Bel, « Satan in Holland : over Goëtia, de salon sataniste van Frits Lapidoth », in Th.A.P Bijvoet, S.A.J van Faassen, Anton Korteweg, C. van Toledo en Dick Welsink (réd.), Teruggedaan. Eenenvijftig bijdragen voor Harry G.M. Prick ter gelegenheid van zijn afscheid als conservator van het Nederlands Letterkundig Museum en Documentatiecentrum, Nederlands Letterkundig Museum en Documentatiecentrum, La Haye, 1988, p. 27-35. Et pour une première approche en anglais : Sander Bink, « Satan is a friend of my mine : the forgotten occult novel Goëtia (1893) ». Frits Lapidoth mérite sans doute un article de fond quant aux parentés de certains de ses écrits avec ceux de Huysmans.

    [17] Marc Smeets, Een Parijse Hollander. Joris-Karl Huysmans, Verloren, Hilversum, 2021, p. 84.

    [18] Pour les lectures que fait Van Deyssel des œuvres de Huysmans, on se reportera aux traductions françaises suivantes : « Lodewijk van Deyssel, trois comptes rendus (de Là-bas [De Nieuwe Gids, octobre 1891], En route [Tweemaandelijksch Tijdschrift, juillet 1895] et La Cathédrale [Tweemaandelijksch Tijdschrift, mai 1898]), traduits du néerlandais et annotés par Jan Landuydt, Bulletin de la Société J.K. Huysmans, n° 100, 2007, p. 64-85, et, dans le même numéro : Jan Landuydt, « Huysmans lu par Lodewijk van Deyssel », p. 87-102.

    [19] L’expression est de Frans Erens, dans une nécrologie écrite à Locarno : « J.-K. Huymans », De Amsterdammer, 26 mai 1907, p. 6-7. Quant à Arij Prins, il est revenu sur son amitié avec l’écrivain dans un entretien documenté qu’il a accordé, dans son salon de Schiedam, à Herman Robbers : « Charles-Marie-Georges (dit : Joris-Karl) Huysmans, een gesprek met Ary Prins », Elseviers Geïllustreerd Maandschrift, 1908, p. 36-50. Voir en français : « Interview retrouvée : Herman Robbers, ‘‘J.‑K. Huysmans et Arij Prins’’, Amsterdam, Elseviers Geïllustreerd Maandschrift, juin 1908 (l’interview a eu lieu en 1907), traduction par Charles Gemmeke, avec des lettres de J.‑K. Huysmans, première partie, précédée d’une note préliminaire de Pierre Lambert », Bulletin de la Société J.K. Huysmans, n° 38, 1959, p. 417-430.

    [20] Ce que constate Marc Smeets par rapport à ce qu’avancent Jef van Kempen et Ed Schilders, « Estheet tussen vier muren. De bekering van Joris-Karl Huysmans », De Parelduiker, n° 5, 1996, p. 50-59.

    JKH - TOME 6.jpeg[21] Marc Smeets reprend pour l’essentiel son article néerlandais « ‘‘Ter verdediging van den Franschen bekeerling’’. De receptie van J.-K. Huysmans in De Katholiek », consacré à la réception de l’œuvre de Huysmans par la presse catholique des Pays-Bas. En voici le résumé anglais qu’il propose : « Until recently very little was known about the reception in the Netherlands of the French novelist J.-K. Huysmans (1848-1907), an “inexplicable amalgam of a Parisian aesthete and a Dutch painter” as he called himself. When scholars referred to this question, they did so in a very circumstantial way and hence created several misunderstandings : in the Dutch Catholic press for example, critics hardly showed any interest in J.-K. Huysmans’ later, post-conversion writings. This article seeks to rectify this impression and, to this end, uses a case study to clarify this issue : De Katholiek, one of the major Catholic journals in the Netherlands at the turn of the century, almost systematically reviewed the latter part of Huysmans’ oeuvre. »

    [22] Voir en français au sujet de ce prêtre amateur d’art : Jaap Goedegebuure, « Les relations néerlandaises de Joris-Karl Huysmans », Septentrion, n° 3, 1976, p. 53-62.

    [23] Sous le titre « Joris-Karl Huysmans, de kunstenaar en de bekeerling [l’artiste et le converti] ».

    [24] Quant aux artistes néerlandais (et belges) ayant vécu ou séjourné assez longuement à Paris entre 1850 et 1950, on se reportera à l’imposant et récent ouvrage de l’historien d’art Eric Min, Gare du Nord. Belgische en Nederlandse kunstenaars in Parijs (1850-1950), Pelckmans, Kalmthout, 2021.

    [25] Parmi les rares articles de Jan Verkade, relevons celui dans lequel il a consigné ses souvenirs portant sur Gauguin : « Erinerrungen an Paul Gauguin », Hochland, 1922, p. 7-27.

    VERKADE - COUV.jpeg[26] Verkade est revenu sur son parcours dans Van ongebondenheid en heilige banden, herinneringen van een schildermonnik (1919), livre traduit en français sous le titre Le Tourment de Dieu (1926). Les publications à son sujet ne son guère nombreuses. À l’occasion d’une exposition itinérante (Rijksmuseum d’Amsterdam, musée des Beaux-Arts de Quimper et Städtische Galerie d’Albstadt, ville proche de l’abbaye de Beuron), Caroline Boyle-Turner a donné un Jan Verkade, disciple Hollandais de Gauguin, avec des contributions de J.A. van Beers, Adolf Smitmans et Tim Huisman, Waanders/Musée des Beaux-Arts de Quimper, Zwolle/Quimper, 1989. Dans la conclusion de son essai, cette historienne de l’art, se reportant à Durtal, relève de surprenants parallèles entre la conversion de Huysmans et celle de Verkade, toutes deux advenues d’ailleurs au cours de l’été 1892.

     


     

     

  • Un rêve de garçon

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    Un poème de Marieke Lucas Rijneveld

     


     

     

    À l’occasion de l’exposition David Hockney à Bozar, Marieke Lucas Rijneveld lit son poème « Een jongensdroom » basé sur une œuvre de cet artiste

    (sous-titres en anglais et en français - traductions Michele Hutchison et Daniel Cunin)

     

     

    Een jongensdroom

     

    Misschien is het dit: dat ik je tot in het genottelijke naakt heb

    gekeken, het vruchtensap uit je lippen geknepen, jij die al die

    tijd al op plukhoogte hing als een lijsterbes zo rood en veel,

    in iedere pose zit een kwaad najaar verborgen, het is heerlijk

     

    om je uit lijnen bij elkaar te dromen. Misschien is het dit: dat er

    in de bovenkamer van je hoofd dichtregels opgerold liggen te

    slapen, je oksels zijn net duinpannen waar je uit de wind in het

    helmgras kunt liggen, het is mij vreemd om zo van iemand te

     

    houden maar bij jou komt alles ineens trefzeker uit de doeken.

    Misschien is het dit: dat je hier voor me staat en zo achteloos dit

    portret vult, alsof wij achteloos in het leven staan, probeer niet te

    veel naar de schaamstreek te staren en naar dat wat mij laat

     

    zinderen, je bent een hemelterg, een lieveling, ik heb alles

    weggegumd waar ik te hitsig te werk ging. Misschien is het dit:

    dat je zelfs naakt toch aangekleed blijft, ik kan maar niet blootleggen

    wat ik precies koester, en het idee dat je op een dag bij iemand

     

    in de kamer komt te hangen maakt me jaloers, waarschijnlijk

    houd ik daarom je voeten, je lieflijke tenen, uit beeld. Misschien is

    het dit: dat ik zolang ik je teken je niet hoef te vinden, de blik in

    je ogen ziet al het weerloze in me, mijn vinger glijdt langs je benen,

     

    je dijen, ik peuter de maan uit je navel tevoorschijn. Misschien is het

    dit: dat ik je tot in het genottelijke naakt heb gekeken, het vruchtensap

    uit je lippen geknepen, en ach kon dit zo maar blijven, de boom,

    het rood, en jij zo zoet en te stil om deze droom te beantwoorden.

     

     

     

    JONGEN - DAVID - RIJNEVELD.jpg

     

     

  • Résistance

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    Un poème de Remco Campert

     

    Remco Campert, De Bezige Bij, poésie, Hollande, Ukraine

    photo Charlotte Odijk

     

     

    Fils d’un écrivain résistant mort en déportation, auteur depuis toujours de la maison d’édition De Bezige Bij née en 1943 dans la clandestinité, Remco Campert est l’auteur d’une œuvre imposante. De Bezige Bij a retenu quelques-uns de ses vers – lesquels figurent d’ailleurs sur l’une des façades du siège de la maison d’édition – pour les faire traduire en 14 langues pour protester contre la guerre qui touche l’Ukraine.

     

     

    Résistance

     

     

    La résistance s’amorce non par de grands discours

    mais par de minimes actes

     

    de même que la tempête par un bruissement dans le jardin

    ou le chat soudain pris de folie

     

    de même que les fleuves

    par une imperceptible source

    tapie dans la forêt

     

    de même qu’un embrasement

    par l’allumette

    qui allume une cigarette

     

    de même que l’amour par un simple regard

    un frôlement l’inflexion d’une voix

     

    se poser à soi-même une question

    ainsi s’amorce la résistance

     

    que l’on poursuit en la posant à autrui

     

     

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

    remco campert,de bezige bij,poésie,hollande,ukraine

     

     

    documentaire de 2016 sur et avec Remco Campert (NL)

     

     

     

  • De bonte hond in het Quartier Latin

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    De vergeten Hagenaar

    Fritz R. Vanderpyl (1876-1965)

     

     

    Hoe na enkele tegenslagen - zoals het feit dat zijn debuut meedogenloos werd afgekraakt - een onbekende Hagenaar Nederland en de Nederlandse taal vaarwel zegt om in Parijs revanche te nemen. Hoe hij daar een bizar en uniek oeuvre in het Frans opbouwt en decennialang dagelijks met de vooraanstaandste schrijvers en kunstenaars omgaat. Hoe Fritz Vanderpyl, deze nieuwe Franse burger, met het Legioen van Eer op zijn revers aan de verkeerde kant van de geschiedenis belandt en in de vergetelheid raakt.

     

     

    joyce - eliot -.jpg

     

    Een brasserie in Parijs, zomer 1920. Enkele vrienden staan op het punt te dineren – of zijn ze al klaar? Met enkele potloodstreken geeft T.S. Eliot het tafereel weer en stuurt zijn schets naar een van zijn correspondenten. We zien een besnorde ober die aarzelt de bestelling op te nemen, of de rekening te geven, terwijl vier heren aan een tafel vrolijk zitten te converseren, allen met een hoed op. Boven elk hoofddeksel heeft de jonge dichter de initialen van de bezitter geschreven. Van rechts naar links: T.S.E. voor Thomas Stearns Eliot, J.J. voor James Joyce met ovale bril, W.L. voor Wyndham Lewis en F.V. voor… een drukgebarende Fritz Vanderpyl, met everzwijnbaard.

    We dined with Joyce in Paris, schrijft Eliot, as you will I am sure be interested to know. Fritz Vanderpyl, a friend of Pound and myself, was also present, and I enclose a sketch (by me) of the party.’ Een vriend van Ezra Pound, deze Fritz? Zijn naam komt voor in de The Cantos: ‘Beer-bottle on the statue’s pediment! / That, Fritz, is the era, to-day against the past, / ‘‘Contemporary.’’ And the passion endures. / Against their action, aromas. Rooms, against chronicles. (…) Fritz still roaring at treize rue Gay de Lussac / with his stone head still on the balcony?

    FRV - COUV - CHANT.pngOp die avond is Vanderpyl al vijf jaar Fransman. Zijn naturalisatie dankt hij aan het feit dat hij in het Vreemdelingenlegioen heeft gediend om tegen de Duitsers te vechten. Hij woont inderdaad in de rue Gay-Lussac 13 (5e arrondissement), het adres waar hij meer dan een halve eeuw met zijn Provençaalse vrouw Hermine Augé zal resideren. In de loop der jaren toveren ze hun appartement om tot een museum met werken van enkele van de beroemdste kunstenaars uit de eerste helft van de twintigste eeuw. In een tijdspanne van meer dan zestig jaar ontmoet ‘Dikke Fritz’ min of meer alle Franse en in Frankrijk verblijvende schilders en beeldhouwers, bijvoorbeeld de Britse kunstenaars en schrijvers Cora en Jan Gordon die hun boek Two Vagabonds in Languedoc (1925) aan ‘Hermine and Fritz Vanderpyl in recognition of our long-standing friendship’ opdroegen.

    Bekend als de bonte hond in het Quartier Latin wordt hij een van de meest gerenommeerde kunst- en culinaire critici uit het interbellum. Ook al is hij nu totaal in de vergetelheid geraakt, zijn vrolijke en vurige persoonlijkheid - ‘Ik schrijf niet, ik bulder’ - heeft haar stempel op zijn tijd gedrukt. Memoires en dagboeken van prominente tijdgenoten brengen hem opnieuw tot leven.

    Hermine and Fritz VANDERPYL - PAR JAN AND CORA GORDON.jpg

    Van geluk dat waan is, het eerste boek van Fritz, verscheen in 1899 in ’s-Gravenhage. Jeanne Reyneke van Stuwe, waarop hij verliefd was maar die op het punt stond met Willem Kloos te trouwen, zei over deze dichtbundel: ‘’t Is wel goed-bedoeld, maar als kunst-geheel, geloof ik, niet veel waard.’ Den Haag is nu eenmaal de stad waar onze Bourgondiër in spe op 27 augustus 1876 het licht zag onder de naam Frits René van der Pijl. Op het moment dat hij het pad van de literatuur betreedt - in 1898-1899 publiceert hij onder de naam Wynandus kronieken in het Dagblad van Zuid-Holland en ’s-Gravenhage -, verlaat hij eigenlijk zijn vaderland, waar hij nooit meer zou wonen. Spanningen met zijn burgerlijke katholieke familie, en wellicht ook een diep liefdeslitteken, brengen hem ertoe zijn geluk in Parijs te beproeven. Op 20 september 1899 komt hij in de Lichtstad aan.

    FRV COUV 1939.jpgAanvankelijk leidt hij in de Franse hoofdstad een onzeker bestaan; hij slaapt soms onder bruggen en moet dan bouten gaan schroeven van de Eiffeltoren, hoog zittend op een plankje dat bungelt aan een pilaar… Hij is achtereenvolgens behanger, knecht, verkoper en tolk… Dankzij zijn talenkennis wordt hij gids voor buitenlandse toeristen, met name in het Louvre. De roman Le Guide égaré (1939) voert ons terug naar zijn omzwervingen; op een dag leidt hij een klant met de naam Jack London rond. Tegelijkertijd legt Fritz snel contacten in artistieke kringen. Reeds in 1903, toen hij zich de Franse taal eigen heeft gemaakt, schrijft hij voor een Parijs tijdschrift een paar artikelen over de Nederlandse literatuur (Van Deyssel, De Beweging, etc.) ; in La Plume, een vooraanstaand blad, verschijnt ‘Essai sur Frederik van Eeden’, zijn inleiding op de Franse vertaling van De kleine Johannes. In 1907 publiceert L’Abbaye, een kortstondig bestaande kunstenaarskolonie, Les Saisons douloureuses, een poëziebundel van de Hagenaar. Het jaar daarop verschijnt zijn naam naast die van Apollinaire op de omslag van het vooraanstaande tijdschrift Vers et Prose. Kort na de Eerste Wereldoorlog richt Fritz een eigen tijdschrift op. Al in 1904 en 1914 was hij betrokken bij het starten van een paar bladen, namelijk La Vie (met o.a. Alexandre Mercereau, Charles Vildrac, René Arcos) en La Revue des Salons.

    Het dagboek van Vanderpyl neemt ons mee naar de brasserieën waar hij samen met Apollinaire heen ging en ook meermaals naar de eettafel van de grote dichter. In zijn boekenkast had Apollinaire twee werken van Fritz staan: het essay over schilderkunst Six promenades au Louvre (1913) en het meertalige gedicht Mon chant de guerre (1917). Van de perikelen van een jonge buitenlandse kunstenaar tijdens de Belle Époque geeft Vanderpyl enkele indrukken in zijn roman Marsden Stanton à Paris (1916).

    VANDERPYL - DEDICACE APOLLINAIRE.jpgNa zich aldus een plaats te hebben veroverd in de Franse troepen en op het slagveld van de schilder- en beeldhouwsalons, zal Fritz voortaan niet meer ophouden de Parijse trottoirs af te struinen om in de pers verslag uit te brengen van allerlei tentoonstellingen. In perfecte harmonie met zijn zwaarlijvigheid bracht zijn eetlust en wijnkennis hem ertoe zich te laten gelden als een montere gastronomisch criticus; in 1925 bedenkt hij bijvoorbeeld een recept voor kangoeroefilet. In Peintres de mon époque (1931) bevestigt hij zonder enige concessie zijn picturale opvattingen; in deze reeks essays portretteert hij zestien kunstenaars, onder wie zijn grote vrienden Maurice de Vlaminck en André Derain, maar ook Picasso, bij wie hij soms de vakantie doorbrengt, Kees van Dongen en... een fictieve schilder.

    Tijdens de Tweede Wereldoorlog blijft Vanderpyl bijna wekelijks publiceren over zijn favoriete onderwerpen. Deze samenwerking met kranten onder Duits toezicht, alsmede de publicatie in 1942 van een brochure over schilderkunst met een antisemitische tendens, betekent dat hij ten tijde van de bevrijding op de zwarte lijst van schrijvers belandt. Zijn vriend Paul Léautaud maakt er gewag van hoe Vanderpyl dan een moeilijke periode beleeft : ‘Ce matin, à l’angle rue Soufflot et boulevard Saint-Michel, rencontré Vanderpyl, que je n’avais pas vu depuis quelques années. Près d’une heure, sur place, à lui raconter les hauts faits de ces grands patriotes et justiciers, - après coup, - Mauriac, Claudel, Duhamel, Valéry, Lacretelle. J’y ai toujours grand plaisir. À quelques mots qu’il m’a dits, il serait toujours dans le dommage résultant de la sanction prononcée à son égard par le Comité National des Écrivains.’*

    FRV - Schalekamp - couv.pngFritz gaat echter vrij snel weer publiceren: een poëziebloemlezing in 1950, een derde roman in 1959. Het lukt hem zijn loopbaan als criticus enigszins voort te zetten, voornamelijk voor tijdschriften die auteurs bijeenbrengen die door de oorlog in diskrediet zijn gebracht. In Dr. Freud heeft hier gewoond herinnert Jean Schalekamp zich Fritz, die hij in de jaren vijftig bezocht, als ‘een van de merkwaardigste Nederlanders die ik ooit ontmoet heb (…). Strikt gesproken was monsieur Vanderpyl, of Vanderpiel zoals hij het zelf uitsprak, van beroep dichter, schrijver en kunstcriticus, geen Hollander. Hij kende zelfs geen woord Nederlands meer. Merkwaardig genoeg sprak hij zijn Frans onberispelijk, maar, na bijna zestig jaar, nog steeds met een loodzwaar Hollands accent.

    Hij was een vrij gezette, tachtigjarige heer met een keurig verzorgd wit puntbaardje en snor, een typische negentiende-eeuwse figuur, die aan het eind van de vorige eeuw naar Parijs was getrokken en daar altijd was gebleven. In dat deftige appartement, dat op het Luxembourg uitkeek, woonde hij al meer dan vijftig jaar met zijn twee jaar oudere vrouw Hermine, een levendig, donkerogig dametje uit Arles, dat nog steeds lesgaf aan het British Institute. Hij was Fransman geworden doordat hij in 1914 als tolk bij het Franse leger dienst had genomen.

    J.-M. Fage, Le salon des Vanderpyl (détail)

    VANDERPYL - SALON - FAGE.pngIk bekeek hem met een zeker ontzag. Hij was een legendarische figuur, die in een legendarische tijd geleefd had. Verlaine, Apollinaire, André Salmon, Max Jacob, Alfred Jarry, Picasso, Maurice de Vlaminck, Van Dongen, Juan Gris, Braque, Kisling, Chabaud, Foujita, doden en levenden, hij had ze allemaal gekend, met hen gedronken en eindeloos geouwehoerd in de bistro van le père Azon en andere cafés in Montmartre en Montparnasse. Zijn huis hing vol met schilderijen en portretten die ze van hem gemaakt hadden en die lijst aan lijst de muren bedekten. Voor tientallen miljoenen, schatte ik snel. Van achter een oude pendule haalde hij een kleine Kisling te voorschijn die hij daar verstopt had omdat hij hem niet mooi vond. Een kamer met portretten, een kamer met stillevens en bloemstukken, een kamer met fauvisten en surrealisten. En een paar kubisten, maar daar hield hij niet zo van. Picasso was jarenlang kwaad op hem geweest, zei hij, omdat hij in zijn boek Peintres de mon époque had geschreven dat Picasso wel kon tekenen, maar niets van schilderen wist. ‘‘Alors, tu fais toujours ton sale métier?’’ had de meester hem niet lang geleden nog toegevoegd. ‘‘Ik weet niet waar ik ze allemaal laten moet,’’ klaagde hij. ‘‘Op zolder staan er ook nog een heleboel. Ik heb er gewoon geen plaats voor in dit huis.’’ Ik wou dat hij er een paar aan mij gaf, dacht ik, maar zover ging hij niet.’**

    FRV - couv - Afrikaans.pngIn die tijd hielden de Vanderpyl’s op maandagmiddag een literair salon. Zij hielpen graag jonge kunstenaars. Jean-Marie Fage, toen een twintigjarige kunstschilder, kan zich nog herinneren dat hij altijd aan hun tafel welkom was. Een Zuid-Afrikaanse student die onderdak bij hun vond schreef: ‘Hulle is altwee al oor die sewentig en woon nou al meer as veertig jaar in daardie selfde bekrompe appartement in die Quartier Latin, temidde van die studente-jeug wat hulle albei so lief het. Soos alle fyn opgevoede, gekultiveerde kunstenaarsiele het hulle lewenswyse eenvoudig en onveranderd gebly, in weerwil van wisselende tydskokke, rampe enontberings. Madame was een van die eerste studente van die groot Franse fonetiekleermeester, Paul Passy. Elke les by haar is voorafgegaan deur twintig minute konversasie-oefening. En ek het altyd gevoel dat meer nog as om my oefening in die taalgebruik te verskaf, die liewe, moederlike ou vrou werklik ’n lewendige, selfs nuuskierige belang in my ondervindings en ontmoetings gestel het. Destyds het ek vir die eerste keer werklik met die omvangryke kultuurlewe van die Franse hoofstad kennis gemaak - opvoerings van Racine en Molière aan die Comédie Française, moderne teaterstukke (Anouilh, Sartre, Camus e.a.), en die enorme verskeidenheid kunsuitstallings wat die Paryse kultuurlewe by uitstek kenmerk.’***

    TOMBE - VANDERPYL - PLAQUES.jpgBegin 1965 werd Vanderpyl in Isle-sur-la-Sorgue begraven, de geboortestad van René Char, maar ook van Jean-Marie Fage met wie de dichter-criticus na de Tweede Wereldoorlog bevriend raakte. Fritz verbleef graag en vaak in de Vaucluse; al in de jaren ’20 ging hij op bezoek bij Auguste Chabaud (1882-1955), een andere kunstschilder die in de streek woonde. De Provence leerde hij wellicht kennen dankzij zijn vrouw die, afkomstig uit Arles, daar familieleden had. In 1966 overleed zij en deelde met hem het graf. Bij het lezen van de zeldzame gepubliceerde fragmenten uit Fritz zijn dagboek en uit zijn essay over Rembrandt blijken deze twee onuitgegeven werken te behoren tot het beste van wat hij ooit geschreven heeft. Over de Vaucluse heeft hij ook een ongepubliceerd werk achtergelaten.

     

    Daniel Cunin

     

     

    * Paul Léautaud, Journal littéraire, T. XVII, vendredi 20 août 1948, p. 288.

    ** Jean Schalekamp, In Dr. Freud heeft hier gewoond, Amsterdam / Anvers, De Arbeiderspers, Privé-Domein n° 223, p. 196-197. Paul Verlaine heeft Fritz wellicht in Den Haag meegemaakt toen de dichter op uitnodiging van Ph. Zilcken in Nederland verbleef om een paar lezingen te geven.

    *** J. de Bruyn, ‘Frankryk - ’n Persoonlike Indruk’, Tydskrif vir Letterkunde, juin 1951, n° 2, p. 59.

     

     

    Een kortere versie van dit artikel verscheen in Argus, 6 juli 2021

    met dank aan Kasper Jansen & Frans Janssen

     

     

    TOMBE - VANDERPYL - BASCOU - ISLE.jpg

    Het graf waar F. Vanderpyl en zijn echtgenote begraven liggen 

     

     

  • LE JOUJOU ISLAMISME

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    Lale Gül, Ik ga leven (Je vais vivre),

    Amsterdam, éditions Prometheus, 2021

     

     

    Dans un papier précédent, nous avons attiré l’attention sur les menaces dont fait l’objet la jeune Lale Gül à la suite de la parution de son premier livre. Voici une présentation de ce roman Je vais vivre qui devrait paraître en traduction dans plusieurs pays au cours des années à venir.

     

     

    « L’irremplaçable valeur de la bêtise réside

    dans la capacité de celle-ci à unir

    des groupes considérables de gens. »

    L. Gül

     

     

    Lale Gül, littérature, pays-bas, hollande, Turquie, islam

     

    Quelques phrases du pétulant Léautaud peuvent venir à l’esprit du lecteur alors qu’il referme Ik ga leven de Lale Gül : « Combien y en a-t-il qui osent, qui osent être soi, avoir le goût de leurs idées, mêmes singulières, même choquantes ? Il est vrai qu’il faut pour cela se sentir vraiment quelqu’un. […] Tout ce qui est roman ne m’intéresse guère. J’aime avant tout les livres qui racontent un individu, ou qui peignent une époque, le plus directement possible, presque en style d’affaires, et tous les romanciers du monde, à l’exception de Balzac, ne valent pas pour moi les mémorialistes, les anecdotiers, un Retz, un Chamfort, un prince de Ligne, un Stendhal… Je songe à la fantaisie, au laisser-aller, à la négligence même… » L’autobiographie romancée de la jeune Néerlandaise, qui a paru en Hollande au début de cette année, raconte bien un individu qui, sans guère de détour, peint son époque.

    Ik ga leven (Je vais vivre) est dédié à la grand-mère de Lale, décédée, semble-t-il, entre la remise du manuscrit à l’éditeur et sa publication ainsi qu’à Defne, sa petite sœur. En guise d’épigraphe, l’autrice a placé une citation empruntée à Nietzsche et cinq à Multatuli, l’auteur du Max Havelaar, autant d’appels à se délivrer de ce qui entrave notre liberté. Suit, sur 340 pages, l’histoire d’inspiration fortement autobiographique narrée par Büsra (= la bonne nouvelle), divisée en 36 chapitres et se refermant sur un long « Adieu », poème qui se termine par ce vers : À suivre (probablement).

    Multatuli 

    lale gül,littérature,pays-bas,hollande,turquie,islamDepuis quelques années, Büsra, la narratrice et alter ego de Lale Gül, regimbe à se conformer au moule dans lequel veut à tout prix la corseter sa famille d’origine turque et l’oppressante communauté musulmane qui contrôle le quotidien de ses ouailles immigrées à Amsterdam. D’emblée, la jeune femme âgée d’environ 20 ans donne le ton en s’adressant à son lecteur : « Que n’ai-je suivi le mouvement ! Tout cela ne me serait pas arrivé et l’on ne m’aurait pas reléguée au rang des réprouvées. […] Je vous entraîne dans mon récit. Espérons qu’il me permettra de lancer un pavé dans la mare. »

    Büsra a obtenu de vivre chez sa grand-mère paternelle obèse, impotente, incontinente et atrabilaire, et non plus sous le même toit que ses parents. Ceux-ci, les « géniteurs », partagent à quelques pas de là un logement vétuste de 48 m² avec leur fils Halil (18 ans) et la benjamine Defne (8 ans). Même si sa mère ne cesse de la surveiller, de lui téléphoner pour contrôler ses allées et venues, Büsra jouit ainsi d’une certaine liberté, à condition de tout faire ou presque en cachette. Sa grand-mère, qui a vécu le pire du fait de son mari, est l’une des rares à la soutenir.

    Née en Hollande et ayant grandi dans l’un des quartiers les moins favorisés et les plus dangereux des Pays-Bas, la narratrice est parvenue à s’extirper, au moins mentalement, de son milieu d’analphabètes. Elle poursuit des études de lettres, a deux jobs et entretient depuis trois ans une liaison avec Freek, un jeune d’origine hollandaise. Tous deux évitent de se montrer ensemble à Amsterdam : si jamais un membre de la communauté turque venait à reconnaître Büsra en compagnie du jeune homme, la foudre s’abattrait sur elle. Il est d’ailleurs hors de question qu’elle évoque ne serait-ce que l’existence de son amant ; en revanche, elle a été rapidement accueillie au sein de sa famille dont le père est un soutien convaincu du PVV, le parti de Geert Wilders.

     

    Lale Gül en couverture de l’hebdomadaire Le Point (10 juin 2021)

     

    À l’adolescence, grâce à son téléphone portable et à l’accès à des sites d’information, Büsra a commencé à s’évader de la cloche de verre turque qui l’isolait presque totalement de la société hollandaise. Puis elle a découvert l’univers des lettres en empruntant en cachette des livres à la bibliothèque. Comme elle a eu la chance de fréquenter des établissements non religieux (ce qui n’est pas le cas de sa petite sœur), elle est parvenue à contrebalancer le bourrage de crâne auquel on l’a soumise hebdomadairement à l’école coranique. Ainsi, elle est parvenue à développer un esprit critique, en particulier quant aux innombrables préceptes religieux et aux traditions très répressives pour les femmes qu’impose son milieu. Tous les interdits qui pèsent sur les jeunes musulmanes amènent la narratrice à mener une double vie. Illustration : sa mère et l’imam lui interdisent d’effleurer la moindre bouteille d’alcool et d’être dehors le soir ; à l’insu de tous, elle travaille dans un restaurant où elle sert du vin aux clients et elle trouve souvent un prétexte pour rentrer tard. Ses fréquentes absences finissent toutefois par éveiller la suspicion de ses proches (mère, père, sœur, oncle, copines) qui s’en prennent violemment à elle ou lui tournent de plus en plus le dos. Quand sa mère – tyran qu’elle affuble des surnoms les plus dénigrants –, habituée à fouiller dans ses affaires, finit par découvrir qu’elle prend la pilule, les choses empirent encore. Büsra, qui a décidé de rompre avec Freek puisqu’ils ne peuvent vivre leur amour que sous la contrainte, fait un grand pas vers la liberté en renonçant pour de bon, et à tout moment de la journée, à porter le hidjab. Le point de non-retour est pour ainsi dire atteint. 

    lale gül,littérature,pays-bas,hollande,turquie,islamSi Lale Gül nous offre une chronique familiale dominée par les tensions et les non-dits, celle-ci se double d’une certaine façon d’une étude anthropologique : l’autrice ne délaisse absolument pas le contexte sociétal et médiatique d’un pays où l’immigration de populations musulmanes peu éduquées n’est pas sans poser maints problèmes. D’autant que certains pans de ces communautés refusent toute liberté à leurs membres « qui n’ont pas de zob entre les cuisses ». Le récit est entrelardé de réflexions plus ou moins longues inspirées à la narratrice par ses proches, des tiers ou encore quelques phénomènes de société. « Formuler des critiques est une question de savoir-vivre, de civilisation, cela n’a rien à voir avec une quelconque exigence de décence. La décence, c’est pour les cannibales qui, soucieux des bonnes manières de la table, mangent les personnes qui osent se livrer à la satire. »

    La romancière aborde sous de nombreux angles toutes les questions qui peuvent tourmenter une jeune fille : scolarité, sexualité (un tabou, mais aussi des pages entières réussies sur les parties de jambes en l’air de Büsra avec son premier amour), vie de famille, crimes d’honneur, mariages forcés, frustrations et interdits divers (elle ne peut jamais passer une soirée, encore moins une nuit, avec son copain ou avec des amies), désirs, contrôle social… Parallèlement, elle survole quelques sujets de politique internationale ou intérieure, par exemple l’influence de la culture occidentale sur les jeunes immigrés, le rôle des États-Unis et d’Israël, la présence de nombreuses personnes originaires du Maroc, de Turquie ou encore du Suriname dans certains quartiers hollandais (« La probabilité que les Turcs éprouvent un sentiment de loyauté vis-à-vis des Pays-Bas est plus petite encore que l’orifice anal d’une souris. »)

    À travers une prose enlevée, d’une grande richesse lexicale et regorgeant d’humour, qui mêle langage soutenu et langage familier, voire vulgaire, Lale Gül montre qu’elle a acquis une connaissance assez phénoménale de l’humain en même temps que de la société patriarcale d’où elle est issue et de la société occidentale dont elle sait percevoir nombre de facettes positives ainsi que bien des travers (le parti socialiste qui prône le progrès social tout en caressant dans le sens du poil Millî Görüs, organisation qui asservit les jeunes filles). Elle a pris assez tôt conscience de l’importance que représente la maîtrise d’une langue tant à l’oral qu’à l’écrit. Cela suffit à créer un gouffre irréversible entre son environnement et elle-même.

    lale gül,littérature,pays-bas,hollande,turquie,islamOn lit une critique féroce des mentalités archaïques que défendent bien des musulmans, certaines femmes plus encore que les hommes. Ce sont les femmes qui en prennent d’ailleurs pour leur grade – bien plus que les religieux –, d’autant que Büsra/Lale se différencie de la plupart d’entre elles, tant elle aspire à affirmer sa personnalité, tant elle goûte la solitude, le beau, tant elle refuse d’accepter que les garçons et les hommes jouissent d’un traitement de faveur.

    La France apparaît à quelques reprises dans le récit, soit à propos du positionnement des Turcs relativement aux attentats (Charlie Hebdo), soit au sujet du bras de fer auquel on assiste depuis un certain temps entre Macron et Erdoğan (appel au boycott des produits français dans les mosquées turques). Je vais vivre est un livre décapant qui pose le doigt sur nombre de réalités que l’on préfère ignorer ou masquer tant du côté des allochtones que des autochtones. Pressentant le trouble qu’allait susciter le livre, Büsra/Lale renvoie ses futurs détracteurs à leur étroitesse d’esprit, à leur aveuglement.

     

    Daniel Cunin

     

     

     

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