Poètes néerlandais de la modernité
Entretien avec Henri Deluy
A propos de son recueil L'Heure dite et l'anthologie Poètes néerlandais de la modernité
photo : Rozalie Hirs & Thomas Möhlmann
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Entretien avec Henri Deluy
A propos de son recueil L'Heure dite et l'anthologie Poètes néerlandais de la modernité
photo : Rozalie Hirs & Thomas Möhlmann
« Une femme (1) » de Hugo Claus
Poèmes, trad. Maddy Buysse*, préface Gaëtan Picon, postface Jean Weisgerber, Éditions des Artistes, 1965
Met schaterend haar,
Met meeuwenogen, met een buidel op de buik,
Een moeder of een goede verrader,
Wie kent deze laaiende vrouw?
Haar nagels naderen mijn hout,
Haar klauwzeer wekt mijn jachtige huid,
Als een jachthoorn hangt zij in mijn haar te tuiten.
Zij nadert in vouwen en in schicht,
In hitte, in hars, in klatering,
Terwijl in staat van begeerte,
Gestrekt als een geweer en onherroepelijk
In staat van aanval en van moord ik
Omvat, doorploeg en vel,
Gebogen, geknield, het geurend dier
Tussen de lederzachte knieën.
Zij splijt mijn kegel
In de bekende warmte.
De Oostakkerse gedichten (Amsterdam, De Bezige Bij, 1955)
« Si le plus doué des écrivains flamands d’aujourd’hui, Hugo Claus, a reçu tous les dons : ceux du narrateur, du dramaturge, et même du peintre, c’est dans la poésie – par sa poésie – qu’ils trouvent leur ordre, leur source, leur clef. Le naturalisme social d’une pièce comme Sucre, l’écriture objective des récits, l’expres- sionnisme brutal des gouaches, qui éclatent comme vessies de sang sur le mur : ce serait les entendre à contresens qu’omettre de voir jouer dans leur énonciation, leur gesticulation élémentaire (et physique non sans crudité), la lumière d’un excès proprement poétique. L’ombre qui leur donne ce juste dessin vient de ce feu qui brûle ici : le même dans les recueils successifs qui vont de 1953, date des Poèmes d’Oostakker, au « reportage » de 1961 sur New York – feu trop vif, trop simple, trop vrai pour ne pas prêter son incandescence au métal d’une autre langue, quelle que soit la distance du néerlandais au français, et quelque hasardeuse que soit, chacun le sais, toute entreprise de traduction poétique. »
Gaëtan Picon, « Une poésie physique », p. 9.
« En s’éloignant de son point de départ – la vie organique – pour s’aventurer dans les sphères rationnelles, Claus ne fait en somme qu’élargir son domaine : entre l’animal et l’homo sapiens s’établit un va-et-vient ou plutôt une symbiose. À vrai dire, il n’y a plus de dilemmes : esprit ou matière, sujet ou objet. Tout est dans tout. Ce poète peut s’observer avec la froideur du chirurgien et s’identifier au faucon ou à l’argile. Il est partout, moi et non-moi à la fois. Du même coup s’affaissent les barrières entre l’individu et la société. Vis-à-vis de l’Autre, la démarche de Claus est faite d’approches et de replis. Solitaire, il veut parler à son ‘‘frère’’, l’expliquer à lui-même, l’avertir (voyez ses aphorismes, ses impératifs) des périls de l’existence, et tout cela reste dans la lignée moraliste. À l’extroversion correspondent l’emploi du mythe, de l’histoire, de la ratio apollinienne ainsi que le souci croissant de mitiger l’hermétisme du langage. Mais comment aller plus loin ? Le chevalier Tundal se débat en bonne compagnie dans la géhenne ; cependant, chacun y souffre d’abord pour son compte : damnation bien ordonnée commence par soi-même, à huis clos. Étrange mouvement, en vérité, que celui-ci, qui épanouit le moi tout en le pelotonnant sur lui-même, qui paradoxalement est presque au même moment gonflement et tassement, main tendue et refermée, c’est-à-dire : tension. De là le désir de repos, la volonté d’adoucir les déchirements en freinant l’évolution vitale et en épuisant les ressources de l’instant éphémère, à la façon des ‘‘rois fainéants’’. »
Jean Weisgerber, « Mouvements », p. 121-122.
Hugo Claus en 1963 (vidéo en français) : ici
* Maddy Buysse (1908-2000). Deuxième épouse de René Buysse, fils de l’écrivain flamand Cyriel Buysse (1959-1932). C’est dans sa maison qu’a été fondée la Cyriel Buysse Genootschap. A traduit un grand nombre d’auteurs flamands et néerlandais au cours de la seconde moitié du XXe siècle.
Maddy Buysse sur Le Livre végétal de Jacques Hamelink
Maddy Buysse sur l'évolution de la littérature néerlandaise comparée à celle de la littérature françaiser
Maddy Buysse sur le livre alpha d’Ivo Michiels
Générique de Un soir, un train, film d’André Delvaux d’après le roman de Johan Daisne, traduit par Maddy Buysse
Couvertures
Hugo Claus, Poèmes, trad. Marnix Vincent, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1998.
Mark Schaevers & Hugo Claus, La Version Claus, trad. Alain Van Crugten, Bruxelles, Aden, 2010 (recueil d’interviews données par Hugo Claus).
Johan Daisne, Un soir, un train, trad. Maddy Buysse, préface Marcel Brion, postface Jacques De Decker, Bruxelles, Éditions Complexe, 2003.
Les mots, ces individus qui mènent leur propre vie
Née à La Haye, M. Vasalis – pseudonyme de Margaretha Leenmans (1909-1998) –, entreprit des études d’ethnologie avant de renoncer à s’intéresser à de lointaines peuplades pour sonder l’étranger qu’il y a en chacun de nous. Épouse d’un psychiatre, elle a elle-même exercé comme pédopsychiatre et consacré beaucoup de son temps à l’écoute de ses proches et de ses amis. Liée avec plusieurs poètes, par exemple la Sud-Africaine Elisabeth Eybers ou encore Gerard Reve, elle s’est toutefois tenue à l’écart du monde littéraire, n’accordant pour ainsi dire aucune interview, publiant très peu, insatisfaite de ce qu’elle écrivait, ne continuant pas moins à tenir son journal. Vasalis est décédée à Roden, dans la province de la Drenthe, où elle a passé les trente-cinq dernières années de sa vie.
Vasalis confie ses premiers poèmes à la revue Groot Nederland (1936). En 1940 paraît chez A.A.M. Stols son premier recueil Parken en woestijnen (Parcs et déserts). Le même éditeur publie le suivant en 1947 : De vogel Phoenix (L’Oiseau Phénix). Sept ans plus tard, la maison G.A. van Oorschot prend le relai : Vergezichten en gezichten (Vues et visages). La poète restera fidèle à cet éditeur né lui aussi en 1909 – leur correspondance a été publiée pour marquer le centenaire de l’année de leur naissance (illustration ci-contre) –, mais sans plus produire le moindre recueil. Vasalis a signé quelques essais et une longue nouvelle située en Afrique du Sud, pays où elle a séjourné : Onweer (Orage, 1940) – ainsi que quelques discours de la reine Juliana avec qui elle avait sympathisé dans les milieux estudiantins de Leyde –, mais ce n’est qu’après sa disparition que le lecteur découvrira un nouvel ensemble de poèmes : De oude kustlijn. Nagelaten gedichten (L’Ancien littoral. Poèmes posthumes, 2002). Cette œuvre poétique – réunie dans les Verzamelde gedichten (2006), moins de 200 pages – a été couronnée du vivant de l’auteure par les distinctions les plus prestigieuses aux Pays-Bas ; très tôt, la critique a salué la complexité psychologique qui se manifeste sous la simplicité et la transparence des vers. Les lecteurs ont répondu à cet engouement, dix mille acquérant par exemple, entre 1940 et 1943, un exemplaire du premier recueil, une manne inespérée pour l’éditeur Stols ; depuis, Parken en woestijnen est devenu le titre le mieux vendu des éditions Van Oorschot juste derrière le roman De donkere kamer van Damokles (La Chambre noire de Damoclès) de Willem Frederik Hermans, devant les œuvres mêmes de l’éditeur Geert van Oorschot, devant aussi la traduction néerlandaise par E.Y. Kummer du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline ou encore Specht en zoon (La Mort sur le vif) de Willem Jan Otten.
Maaike Meijer, biographe de Vasalis, relève comme thèmes majeurs de ces poèmes, composés pour la plupart dans une forme libre, le rapport à l’être aimé (présent ou absent), la dimension tragique de la maladie mentale, la singularité de l’enfance, la nature envisagée comme accès à l’expérience intérieure, la mort et le temps bien sûr, mais aussi notre capacité à dépasser la conscience rationnelle. D’apparence plutôt conventionnelle, les strophes placent souvent le lecteur face à un changement intime brutal de la personne qui nous parle ou plutôt de ce « je » qui se parle à lui-même. Vasalis aspire à regarder au-delà du visible, au-delà du connu, quand bien même cela peut mettre le poète face à ce qu’il y a de plus angoissant. Des auteurs ont rapidement relevé une certaine parenté entre ses créations qui nous transportent dans une dimension surnaturelle, et celles de la mystique Hadewijch. Parallèlement, on a pu voir en elle un auteur privilégiant les petites choses du quotidien ; les Vijftigers – poètes des années cinquante de la mouvance CoBrA – s’opposeront à cette vision des choses.
Si l’on doit rapprocher Vasalis d’un autre poète, c’est sans doute d’Emily Dickinson dont elle partage l’intensité dans l’expression et dans l’émotion. Elle envisage le poème comme l’accès privilégié à un état de conscience autre – par exemple à travers le rêve – qui permet de suspendre les contradictions, les limites du sujet lyrique, le manque d’unité de l’existence sans pour autant atteindre à l’absolu. Une incapacité gage de beauté.
Daniel Cunin
Sources : Maaike Meijer & Jessa Bertens, « M. Vasalis », Kritisch Literatuur Lexikon, Groningue, Wolters Noordhoff, septembre 2007 & Maaike Meijer, Vasalis. Een biografie, Amsterdam, Van Oorschot, 2011.
Le poème Afsluitdijk lut par le poète Remco Ekkers
Afsluitdijk
L’autobus est une chambre qui troue la nuit,
la route une droite, la digue une ligne sans fin,
à main gauche la mer, domptée mais inquiète ;
nous regardons, une lune timide diffuse sa lueur.
Sous mes yeux, les jeunes nuques fraîchement rasées
de deux matelots ; ils retiennent des bâillements
puis, après s’être étirés en souplesse, s’endorment
avec innocence tête sur l’épaule de l’autre.
Soudain, comme en rêve, je vois dans la vitre,
fluide et transparent, soudé au notre, par moments
clair comme nous, par moments noyé dans la mer,
l’esprit de l’autobus ; l’herbe fend les matelots.
Je me vois moi aussi. Rien
que ma tête qui se balance à la surface de l’eau,
la bouche remuant comme ouverte
sur des mots, sirène stupéfaite.
Nulle part ne finit et nulle part ne commence
ce voyage, sans avenir, sans passé,
rien qu’un long aujourd’hui mystérieux et morcelé.
trad. D. Cunin en collaboration avec Kiki Coumans
Documentaire en néerlandais (extraits) sur Vasalis
Mère
Elle était comme la mer, mais sans tempêtes.
Également nu-tête et le pied large.
S’élevant et descendant sur son flux,
assis comme des oiseaux sur ses genoux,
nous pouvions l’oublier un long moment,
paisibles, regardant autour de nous, à l’abri.
Sa voix était sombre et un peu rauque
comme des coquillages qui glissent l’un contre l’autre,
sa main était chaude et rêche comme le sable.
Et toujours elle portait à son cou bronzé
la même chaîne à la pierre de lune ronde
où, dans un bleu de brume, brillait une petite lune.
Imprégnés pour de bon de son calme murmure,
nous étions tout le temps en voyage et toujours chez nous.
trad. D. Cunin en collaboration avec Kiki Coumans
Quelques poèmes de Vasalis traduits en français par Sadi de Gorter
et en anglais par James Brockway
Un article en anglais sur l’œuvre de Vasalis
Deux articles en français sur l’œuvre de Vasalis
(voir aussi Septentrion, n° 2, 1981)
Merci à Mme Lous Mijnssen-Droogleever Fortuyn
Un poème de Valery Larbaud
Scheveningue, morte-saison
Dans le clair petit bar aux meubles bien cirés,
Nous avons longuement bu des boissons anglaises ;
C’était intime et chaud sous les rideaux tirés.
Dehors le vent de mer faisait trembler les chaises.
On eût dit un fumoir de navire ou de train :
J’avais le cœur serré comme quand on voyage ;
J’étais tout attendri, j’étais doux et lointain ;
J’étais comme un enfant plein d’angoisse et très sage.
Cependant, tout était si calme autour de nous !
Des gens, près du comptoir, faisaient des confidences.
Oh, comme on est petit, comme on est à genoux,
Certains soirs, vous sentant si près, ô flots immenses !
Valery Larbaud (1981-1957) est dans la Pléiade (1957 et 1984), son Journal a été publié voici peu, il existe un Prix Valery Larbaud et un autre qui « encourage une seconde vocation en littérature ou à défaut une œuvre de maturité d’un auteur répondant à la notion d’amateur telle que l’a définie Valery Larbaud », une Association internationale des Amis du vichyssois cos- mopolite, des Cahiers Valery Larbaud sans compter un Cahier de l’Herne, Béatrice Mousli lui a consacré une grande biographie, mais on cherche en vain un site digne de ce nom dédié à l’auteur de Sous l’invocation de saint Jérôme. Grand voyageur avant que la maladie ne le cloue dans un fauteuil, Larbaud a séjourné à plusieurs reprises en Hollande, y écrivant d’ailleurs son fameux poème La Neige (1934). Il a entretenu des contacts avec l’écrivain Eddy du Perron, lequel a traduit en néerlandais Fermina Márquez, Le Pauvre chemisier ou encore le poème Je t’apporte toute mon âme. On peut lire ICI plusieurs lettres que l’auteur du Pays d’origine a adressées à Larbaud. Le traducteur français a aussi noué des liens avec le grand éditeur de Maastricht A.A.M. Stols ; leur correspondance a fait l'objet de deux volumes aux éditions des Cendres (1986). Plusieurs œuvres de Larbaud ont d’ailleurs été publiées aux Pays-Bas – 200 chambres, 200 salles de bains, Questions militaires, Paris de France, Lettres à André Gide, des Lettres inédites échangées avec Francis Jammes, Portrait d’ Éliane à quatorze ans, Dévotions particulières, Divertissement philologique, Paul Valéry et la Méditerranée…
« Ainsi notre métier de traducteurs est un commerce intime et constant avec la Vie, une vie que nous ne nous contentons pas d’absorber et d’assimiler comme nous le faisons dans la lecture, mais que nous possédons au point de l’attirer hors d’elle-même pour la revêtir peu à peu, cellule par cellule, d’un nouveau corps qui est l’œuvre de nos mains. »
Valery Larbaud, Sous l’invocation de saint Jérôme
Un poème de Renée Vivien
Paysage hollandais
Voici que s’alourdit en moi le lourd malaise,
L’eau mauvaise pourrit dans le morne canal...
Et je sens augmenter, dans mon cœur, tout le mal
Ainsi que se pourrit, là-bas, cette eau mauvaise...
C’est l’impuissant ennui de mon regard lassé.
La fièvre me surprend en traîtresse ennemie...
Avec terreur je vois cette face blêmie,
Qui fut mienne pourtant dans les jours du passé.
Nul cher baiser ne vient surprendre enfin mes lèvres
Et je n’espère plus secours ni réconfort.
Cette tristesse est plus terrible que la mort...
Que je hais cette eau trouble où s’embusquent les fièvres !
(Haillons, 1910, Paris, Sansot)
Issue d’un milieu aisé et disposant très jeune d’une fortune confortable, la Britannique Pauline Tarn (1877-1909), connue sous le nom de plume de Renée Vivien, a laissé une œuvre entièrement écrite en français. Une fois majeure, elle a pu réaliser son aspiration : s’établir à Paris où elle a bientôt fait paraître ses premiers recueils de vers. Au court de sa brève existence, elle maria son amour des lettres à une passion pour la musique et les arts. Parmi les femmes qui ont le plus compté dans la vie de cette traductrice des poésies de Sapho, il y a Hélène de Rothschild – épouse du baron belge Étienne van Zuylen van Nijevelt van de Haar – avec laquelle elle a d’ailleurs écrit quelques ouvrages. Contre son gré, Renée Vivien s’est rendue à quelques reprises aux Pays-Bas pour retrouver son amie. Profonde solitude et affliction exsudent du Paysage hollandais. Au contact de ses amantes, Renée Vivien aura traversé bien des affres : « Tes mains ont saccagé mes trésors les plus rares, / Et mon cœur est captif entre tes mains barbares. » Minée par l’alcool, les drogues, l’anorexie, elle va cesser de fuir par les voyages. Tout comme Oscar Wilde, elle se convertit au catholicisme peu avant sa mort.