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flandres-hollande - Page 43

  • Entre Psaumes et Lucifer

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    « C’est le plus fécond et un des meilleurs poètes de notre terroir, une pittoresque et originale figure, un homme de grand cœur et de caractère magnanime, qui vient de nous être ravi avec Emmanuel Hiel. »

    Georges Eekhoud

     

     

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     Les frères siamois : Peter Benoit & Em. Hiel

     

     

    Emanuel Hiel (1834-1899)

     

     

    Dans Les Écrivains francs-maçons de Belgique (1) – vaste sujet dans ce pays où un Ghelderode s’exclamait : « Ne prononcez pas mon nom, qui terrorise et les Maçons et les Jésuites et les bureaucrates théâtraux du “National” qui n’ose pas alléguer son nom vrai : chiotte, pissoir ou poubelle ! » (2)Paul Delsemme consacre une page au poète et traducteur Em(m)anuel Hiel, célèbre en son temps, aujourd’hui oublié et qui, bien qu’il se soit souvent abandonné « à l’emphase qui sonne creux, à la facilité qui se contente du premier jet », mériterait « que la postérité lui manifestât quelques égards ».

    E. Hiel (coll. AMVC-Letterenhuis)

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraireIssu d’un milieu très modeste, ce flamingant emporté est parvenu à se mêler aux cercles intellectuels de sa contrée, se liant par exemple d’amitié avec le compositeur Peter Benoit. « Obligé, pour survivre, de pratiquer d’obscurs métiers, il se donna, à force de persévérance, la vaste culture qui lui permit de faire œuvre d’écrivain et de traduire en sa langue Goethe et Schiller, Heine et Uhland, Shakespeare et Shelley, Charles d’Orléans et Victor Hugo… Cette irrésistible ascension d’un homme du peuple tenait du conte de fées. Emmanuel Hiel entra vivant dans la légende, une légende que, à dire vrai, son passé exemplaire n’eût pas suffi à créer s’il n’avait été aussi un personnage haut en couleur, un orateur breughélien, un prophète d’estaminet. » À sa production de traducteur, il convient d’ajouter une transposition des Psaumes parue en 1870. Si ses œuvres complètes (6 volumes publiés dans les années 1930) n’attirent plus guère de lecteurs, son nom reste attaché à trois oratorios mis en musique par Peter Benoit : Lucifer, Prometheus, De Schelde. À propos de Lucifer, Charles De Coster, s’enthousiasmait tout en regrettant que ce Lucifer-là ne correspondît point à sa propre conception maçonnique : « Le poème de M. Emmanuel Hiel est écrit dans ce grand style lyrique flamand dont l’harmonie, la sonorité, l’ampleur du rythme, peuvent rivaliser avec ce que l’Allemagne a produit de plus beau sous ce rapport. […] A-t-il oublié que l’homme, avec ses qualités primordiales de virilité, de combinaison, de libre arbitre, d’orgueil même, de curiosité, d’avidité de savoir, de lutte contre le pouvoir qui s’impose et les éléments qu’il veut dompter ; oublie-t-il que cet homme n’est que le symbole vivant de la splendide figure de Lucifer, nommé l’esprit du mal, parce qu’il ne se soumit pas en aveugle, Lucifer qui représente si bien la résistance odieuse aux despotes, Lucifer, l’ange découronné, l’éternel Vaincu, l’infatigable lutteur debout et fier malgré ses blessures, et qui doit finir par triompher du mensonge et de l’hypocrisie agitant en vain leurs antiques épouvantails. » C’est qu’à l’époque, Em. Hiel n’était pas encore Frère : « Initié aux ‘‘Amis Philanthropes’’ en 1868, il fut un bon Maçon. Il écrivit la cantate qui fut chantée, sur une musique du Frère Gustave Huberti, lors de la consécration du temple des ‘‘Amis du Commerce et de la Persévérance réunis’’ à l’Orient d’Anvers, en 1883. Nestor Cuvelliez signale qu’il apporta pareille collaboration à la loge montoise ‘‘La Parfaite Union’’, en 1890. »

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraireGrand champion de la Flandre, Emanuel Hiel a tout de même collaboré à plusieurs périodiques francophones, par exemple L’Art universel ; L’Art libre a de son côté publié certains de ses vers en langue néerlandaise. Des écrivains d’expression française ont pu lui dédier un poème (Henri Liesse) ou le prendre à partie dans leurs vers (poème anonyme ci-contre).

    Défenseur du petit peuple, progressiste inconditionnel, Hiel affichait en même temps, à l’instar d’ailleurs de nombre de ses amis (3), un nationalisme sans faille. Les lignes qui suivent, publiées dans la Revue trimestrielle (1864, n° 3), témoignent des grands axes de sa pensée : « Il est un fait digne de l’attention du philosophe, de l’historien, c’est que partout où le peuple a le sentiment, la conscience de son existence physique et morale, soit qu’il ait la liberté, soit qu’il la désire, partout aussi il lutte pour la réhabilitation, le maintien et le développe­ment de sa langue.

    « Les lois de la philologie, conçues de nos jours dans un sens plus universel, avec un amour plus profond et plus vrai de la vie réelle, démontrent clairement que toutes les langues ont le même droit, que pas une seule ne peut et ne doit être dédaignée. En attaquant la langue d’un peuple, on attaque ce peuple dans sa vie intime, on lui déclare une guerre injuste et cruelle, qui a souvent des conséquences plus terribles que des guerres à coups de canon. C’est, qu’en effet, la langue d’un peuple est la construction esthétique de son esprit, la révélation géné­rique de son génie, l’affirmation de son existence, la sauvegarde la plus sûre, la plus fidèle de son indépendance, de ses droits, de sa liberté, et disons même de la moralité et de la famille.

    « Dès qu’un peuple abdique sa langue, il renie son passé, s’efface dans le présent et s’annihile pour l’avenir. Les despotes et les conquérants ont toujours compris qu’un peuple peut réparer une bataille perdue, sortir triomphant d’une lutte à main armée, mais qu’il se courbe à jamais, qu’il abdique et oublie sa personnalité quand il succombe à l’envahissement d’une langue étran­gère.

    « […] Le pays que l’homme aime par-dessus tout, c’est la patrie. La langue qu’il doit aimer par-dessus tout, c’est sa langue maternelle. Elle seule a été la mère, la nourrice de son esprit, et elle sera tou­jours l’unique lien spirituel qui l’attache à ses parents, à ses concitoyens, à sa patrie.

    L'Art universel, 01/05/1874

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraire« […] Vint le mouvement flamand qui créa un grand nombre de journaux, de revues littéraires et scientifiques, et d’autres écrits périodiques. Des auteurs jeunes et pleins d’enthousiasme apparurent de tous côtés. L’histoire, la poésie, le théâtre, le roman, tous les genres qui composent une littérature complète trouvèrent des représen­tants. Sciences, arts, philosophie, religion, tout fut traité dans la langue maternelle, avec plus ou moins de succès. Et la Belgique, qui, depuis deux siècles, n’avait été citée nulle part pour ses belles-lettres, vit refleurir sur son sol une littérature féconde et puissante, sut conquérir l’admiration de l’Allemagne savante et produisit plusieurs œuvres traduites dans presque toutes les langues de l’Eu­rope. Le mouvement flamand exhuma aussi nos vieux auteurs : Van Maerlant, Jan van Heelu, Jan van Rusbroec, Zevecote, Anna Byns, etc. ; il nous rendit notre Reinaert de Vos et tant d’autres trésors légués par nos pères ; il attira notre attention sur la Goedroensage et les Nibe­lungen, ces grandes épopées nationales d’autrefois. Il nous fit fraterniser de nouveau avec la Hollande, nous en rapporta notre bon Cats, nous fit goûter les beautés imm­ortelles de Hooft, Vondel, Coornhert, Huygens et Spiegel, nous familiarisa avec les modernes : Bilderdijk, Bellamy, Helmers, Feith, Vander Palm, Tollens, da Costa et tant d’autres. En France même, ce mouvement eut de l’écho. Un comité flamand se fonda à Dunkerque et MM. de Coussemaker, de Baecker, l’abbé Carnel et beaucoup d’autres s’y occupent sérieusement de la culture et de l’enseignement de la langue néerlandaise dans la par­tie flamingante de la Flandre française. En 1850, le mouvement flamand réveilla le mouvement littéraire des bas-Allemands. Des poëtes éminents, comme Claus Groth, Fooken, Hoissen Müller, chantèrent dans la langue du peuple. Des savants remarquables, comme Raabe, Kosegarten, Köne, Woeste, Burgwardt, défendirent la langue maternelle par leurs travaux linguistiques et leurs ouvrages élémentaires et populaires. Le mouvement fla­mand fut donc cause que vingt et un millions de Flamands, Hollandais et bas-Allemands parlent encore cette bonne vieille langue, dont Jean Ier, duc de Brabant, et Jacques van Artevelde avaient voulu former le lien politique entre toutes les nations de la race thioise. Oui, cette bonne vieille langue de la Hanse est encore une des trois langues maritimes, elle se parle encore sur les côtes de la mer du Nord à la Baltique, au nord de la Flandre française, dans une grande partie de la Belgique, dans toute la Hollande, dans le Bas-Rhin, sur l’Elbe, sur l’Oder et jusqu’en Livonie. »

    G. Eekhoud

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraireGeorges Eekhoud a rendu un hommage à Em. Hiel, cette figure marquante de la seconde moitié du XIXe siècle flamand, hommage en partie repris dans la nécrologie reproduite ci-dessous, tirée d’un journal d’Ostende. (4)

     

    (1) Bruxelles, Bibliothèques de l’Université libre de Bruxelles, 2004 (p. 459-460).

    (2) Lettre du 2 décembre 1960 au poète français Emmanuel Looten, citée par Roland Beyen, « Michel de Ghelderode entre deux chaises », Romaneske, n° 2, juin 2008.

    (3) Peter Benoit, « possédé du démon du Nationalisme », selon un critique, écrit par exemple : « Sans l’idée absolue de la nationalité, le monde ne doit s’attendre qu’à une dissolution lente et implacable. » (« Réflexion sur l’art national », L’Art universel, 15 juin 1873, p. 85. Dans cet essai, le compositeur cite les propos de son ami publiés en 1864 et que nous reprenons).

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraire(4) L’érudit Léonard Willems a lui aussi consacré des pages en français au défunt : « Emmanuel Hiel », Revue de Belgique, 15 novembre 1899, p. 193-206. Une étude récente revient sur la place que Hiel a occupée en politique, dans la franc-maçonnerie et au sein du flamingantisme : Dempsig Alistair, Emanuel Hiel. Essay over de emancipatie van de Vlamingen te Brussel (Emanuel Hiel. Essai sur l’émancipation des Flamands de Bruxelles), préface de Lydia De Veen-De Pauw, Willemsfonds Schaarbeek-Evere/Liberaal Archief, Bruxelles/Gand, 2011. Elle complète l’ouvrage de référence sur le poète : Emiel Willikens, Emanuel Hiel (1834-1899), dichter en flamingant tussen Dender en Zenne, Willemsfonds Brussels Hoofdstedelijk Gewest, 1984. La même année, une exposition (accompagnée d’un catalogue : Emanuel Hiel 1834-1899: tentoonstelling 13 tot 23 oktober 1984 [in het] stadhuis) lui était consacrée à l’hôtel de ville de Dendermonde.  Relevons encore, à propos de Hiel, que son rôle s’est étendu jusqu’en Allemagne : il y a attiré l’attention de cercles lettrés et éditoriaux sur les lettres néerlandaises, en particulier sur le mouvement littéraire flamand (voir article de 1874 ci-dessus).

     


    De Schelde (L'Escaut, 1867), oratorio de Peter Benoit sur un texte d'E. Hiel

     

     

    Emmanuel Hiel

     

    La mort du poète flamand Emmanuel Hiel creuse un vide dans les rangs déjà clairsemés des littérateurs flamands ou, plutôt, néerlandais de Belgique.

    Emmanuel Hiel était en effet le prototype de la littérature contemporaine flamande du pays.

    Chef du flamingantisme, Emmanuel Hiel en était l'irréductible apôtre et, à toutes occasions, avec la véhémence et la conviction sincère qui étaient chez lui les qualités d'une foi profonde, il exposait et développait les théories de ce parti, de «son» parti, dont la principale faiblesse réside dans l'exagération irraisonnée et voulue de ces théories mêmes.

    Né à St Gilles-lez-Termonde le 30mai 1834, Emmanuel Hiel fut d’abord employé puis contremaître et enfin directeur d’une filature. Il abandonna cette situation pour entrer à l’octroi, puis au ministère de l’Intérieur.

    Emanuel Hiel - Photo.pngEn 1867, il entra au conservatoire royal de Bruxelles en qualité de professeur de déclamation flamande et deux ans après, en 1869, il était nommé bibliothécaire au Musée Royal de l’Industrie, puis à l’École Industrielle de la ville.

    Dans un magistral article qu’il publie dans La Réforme de Bruxelles le prestigieux artiste Georges Eekhoud ajoute : « Lors de la création de l’académie flamande à Gand il fut un des premiers appelés ''dans son sein''. J’ajouterai qu’il était chevalier de l’ordre de Léopold.

    Voilà pour sa carrière d’homme public, sa vie officielle. Mais il mena une vie bien autrement mouvementée et intensive que ne le feraient croire ces quelques points de repère biographiques.

    Tout jeune il s’était déjà mis à rimer. En 1855, donc à vingt et un ans, il compose sous le pseudonyme de G. Hendrikzone une pièce de vers en l’honneur d’un brave ouvrier de la filature dans laquelle il était employé à l’occasion de la décoration que le gouvernement venait d’octroyer à ce travailleur, après vingt années de probe labeur. Le jeune poète lut lui-même son œuvre au vénérable jubilaire et l’embrassa ensuite avec effusion, aux applaudissements de tous leurs camarades d’atelier.

    L’année suivante il publia sa première ode flamingante pour affirmer les droits méconnus de sa race ; ode énergique et virulente qui devait être suivie de tant d’autres !

    Ces deux œuvres de début caractérisent toute l’œuvre d’Emmanuel Hiel : il fut un poète essentiellement flamand et populaire ; il lutta pour les parias politiques comme pour les parias sociaux.

    À partir de ce moment il publia poème sur poème. Le 21 avril 1862 le bourgmestre de Termonde prit l’initiative, en plein Conseil communal, d’une souscription afin de permettre au poète peu fortuné de publier un premier volume de vers illustré par Jan Verhas, le peintre, son concitoyen. Ce livre parut à Bruxelles en 1863.

    P. Benoit par J. van Beers jr

    emanuel hiel,georges eekhoud,poésie,peter benoit,musique flamande,franc-maçonnerie,histoire littétraireQuelques mois après, Emmanuel Hiel composa le poème d'une cantate, De Wind (le Vent) qui fut couronné et dont M. J. Van den Eeden fit la musique.

    Entretemps il s’était mis aussi à écrire pour la scène. Hedwige, son premier essai dans ce genre, est une comédie imitée de l'allemand.

    Le succès du Wind fit rechercher sa collaboration par les musiciens. En 1865, il fournit des poésies à Émile Mathieu et à Peter Benoit.

    Il devait surtout servir admirablement le génie de celui-ci. Ainsi, en 1866, il écrivit ce fameux Lucifer sur lequel Peter Benoit édifia un de ses oratorios immortels dans le Panthéon flamand. Puis ce fut le Schelde, un autre magnifique oratorio, et Isa, un drame lyrique, auquel collabora Benoit pour la partie musicale. »

    C’est, résumée, toute la vie de ce beau poète. La place nous fait défaut pour analyser son œuvre magistrale suffisamment connue d'ailleurs.

    Abattu depuis deux mois surtout par une maladie d’estomac et par un affaiblissement nerveux qui minaient sa robuste constitution, Emmanuel Hiel s’est éteint doucement dans les bras de son fils Wilhem, après une agonie de plusieurs heures durant laquelle il n’a pas paru souffrir. Il avait reçu le jour même la visite de son ami Peter Benoit le grand musicien flamand auquel il avait dit ses suprêmes paroles «Ik ben niet wel ! » (Je ne suis pas bien).

    Et sans doute cette dernière rencontre des deux artistes de même race et de même envergure dans des domaines différents, a-t-elleadouci pour le moribond les minutes dernières d’une vie qu’il avait de toute son âme et de tout son cœur consacrée à l’art flandrien.

     

    Émile De Linge, Le Carillon, 29 août 1899

     

     

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    Revue encyclopédique, 1899, p. 821

     

     

    De man die Hiel wou zijn

    hommage humoristique au poète, devant et dans sa maison

     

     

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    Ik droomde (Je rêvais), poème de Hiel

    traduit par Louis Jorez, musique de Peter Benoit

    Illustration : Paul Lauters

      

     

     

  • Ma tante est un cachalot

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    Anne Provoost,

    présente en librairie et sur les planches

     

     

    Le premier roman d’Anne Provoost est enfin disponible en langue française, dans une traduction d’Emmanuèle Sandron. Par ailleurs, Le Piège, paru aux éditions du Seuil en 1997, vient d’être adapté pour la scène par le Goldmund Théâtre de la Bouche d’Or.

     

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    Ma tante est un cachalot,

    éditions Alice, Bruxelles, 2013

     

     

    Anna mène une vie heureuse auprès de ses parents à Cape Cod. Sa tante, son oncle et sa cousine Tara s’installent dans la maison voisine, une vieille bicoque hantée par la sorcière Goody Hallett qui pétrifie la bouche de ceux qui trahissent les secrets. Anna découvre que sa cousine Tara envoie des bouteilles à la mer. Quelle fille étrange… Pourquoi dit-elle à qui veut l’entendre que sa couleur préférée est le rouge car c’est celle qui dit « Stop » ?
La mère de Tara se suicide. « Maman a vu quelque chose qu’elle ne voulait pas voir », dit la jeune fille avant de se réfugier dans les dunes, le regard vide. Anna ne sait pas comment réagir. L’annonce qu’un banc de baleines vient de s’échouer sur la plage arrive presque comme un soulagement. Elle va pouvoir agir ! Pour Tara aussi, c’est une occasion inespérée. Les deux cousines participent avec ardeur à l’opération de sauvetage, comme si, en sauvant les baleines, elles sauvaient ce qui est en péril en elles. Donnant le meilleur d’elle-même pour ramener un baleineau à la vie, Tara va peu à peu se mettre à parler et révéler à Anna la relation incestueuse que lui impose son père. Eh non, aucune sorcière ne va la pétrifier ! Bien peu d’auteurs ont osé aborder le thème de l’inceste dans la littérature pour la jeunesse. Anne Provoost le fait avec tact, franchise et intelligence, en montrant les dégâts que peut provoquer l’inceste auprès de la victime et de toute sa famille, et en affirmant qu’il est possible de s’en sortir.


    anne provoost,ma tante est un cachalot,roman,littérature,belgique,flandre,traduction,théâtreDès 1995, la revue Septentrion portait l’attention de ses lecteurs sur ce livre :
    « Son premier récit, Mijn tante is een grindewal (Ma tante est un cachalot, 1990), a récolté d’emblée éloges et distinctions. Cela n’allait pas de soi pour une première parution néerlandaise originale parlant d’inceste à un public jeune, mais les esprits, en Flandre, étaient apparemment prêts à recevoir ce genre de livre, qui s’est tout de suite imposé et n’a pas tardé à être traduit en allemand, anglais, danois, suédois et portugais. Dans ces différentes langues, comme dans l’original, les lecteurs ont été captivés par l’histoire d’Anna et de son étrange nièce Tara, qui se fait mal à elle-même, qui découpe dans un recueil de contes la bouche du Petit Chaperon rouge et qui jette à la mer des bouteilles contenant des messages secrets. Après le suicide de sa maman, Tara se comportera de façon plus mystérieuse encore. Mais le tournant du récit se situe au moment où un banc de cachalots s’échoue sur la plage. Avec l’aide d’une biologiste, Tara prendra soin d’un jeune cétacé pour le rendre à nouveau apte à la vie en haute mer. Parallèlement, on observe par quelle subtile préparation Tara elle-même est orientée vers une nouvelle vie sociale. Si les blessures laissées par les rapports incestueux qu’elle a eus avec son père ne se cicatriseront jamais, l’histoire, pour elle aussi, s’achève sur une note optimiste.

    Anne Provoost, Ma tante est un cachalot, roman, littérature, Belgique, Flandre, traduction, théâtreÉcrit dans un style sobre mais efficace, avec un sens rare du mot qui fait mouche et une extrême concision, Mijn tante is een grindewal annonce déjà également, par sa densité, le tempérament résolument quoique modérément opiniâtre dont l’auteur fera toujours preuve dans la suite. Ainsi, la description de la relation entre Anna et Tara n’a rien de la sensiblerie des clichés dépeignant certaines amitiés féminines. Le thème central de l’inceste est lui aussi traité tout en nuances. S’il est clair que le père de Tara a un comportement inacceptable, tout en lui n'est pas que dépravation et bestialité. Et les moments où Anna prend plaisir aux attouchements de son propre père forment un subtil contrepoint. »

    Wim Vanseveren, Septentrion, n° 3, 1995

     

     

    CouvProvoostPiège.pngNée en Belgique en 1964, Anne Provoost a étudié les langues germaniques à Courtrai et à Louvain. Après ses études, elle gagne un concours de nouvelles organisé par l’hebdomadaire Knack et passe deux ans aux États-Unis. C’est là qu’elle commence à écrire Ma tante est un cachalot, son premier roman, qu’elle publiera en 1990. Elle vit aujourd’hui à Anvers avec son mari et ses trois enfants. Elle a également publié Le Piège, porté à l'écran, Regarder le soleil (Fayard, 2009) et deux autres romans non encore traduits.

     

     

  • La rue des étoiles

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    Un nouveau roman de Bart Moeyaert

     

     

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    trad. D. Cunin, Le Rouergue, novembre 2013

     

     

    Trois enfants assis sur un mur regardent le monde. Un roman à la fois subtil, profond et drôle d’un auteur d’envergure internationale.

     

    Pendant les chaudes journées d’été, trois enfants s’assoient sur le mur qui sépare l’entrepôt de ferraille de la rue attenante, la rue de Étoiles. C’est ici qu’Oskar, son frère Bossie et leur amie Geesje ont élu domicile pour fonder leur « club ». Drôle de local sans mur ni plafond, mais un lieu idéal pour observer le monde. Même s’il n’y a pas grand monde qui passe rue des Étoiles, à part une grand-mère qui promène son vieux teckel… L’endroit idéal pour se poser des questions essentielles sur la vie, la mort, l’amour, et les adultes…

    bart moeyaert,le rouergue,traduction littéraire,roman,dodo,belgique,flandreDans son style si caractéristique, à la fois filmique et poétique, Bart Moeyaert s’attache à rendre une psychologie très élaborée des personnages. Cet ouvrage, sorti en 2011 aux Pays-Bas a permis à Bart Moeyaert de figurer parmi les six auteurs nominés pour le Prix Andersen 2012. Le rapport du jury précise : « Un roman d’une teneur extrêmement riche, écrit dans une langue tout aussi riche et très suggestive, qui offrira à chaque lecteur une satisfaction propre en fonction de son âge, de son expérience de la vie. »

     

     

    PREMIER CHAPITRE

     

    PROPOSITION

     

    Toutes les deux phrases, mon frère employait l’expression « bordel de shit ». Il ne pouvait pas s’en empêcher. Du pied, il a tapé le pied de Camille. Elle s’est bien gardée de réagir. D’abord parce qu’elle avait eu l’intelligence d’apporter un livre, un gros livre qui l’accaparait beaucoup. Ensuite parce qu’il n’était pas facile de l’agacer, même en tapant toujours plus fort comme le faisait Bossie.

    C’est moi qui ai réagi à sa place :

    — Bossie, arrête.

    Il s’est arrêté, a poussé un profond soupir et répété l’expression « bordel de shit » : Bordel de shit, bordel de shit. Comme si c’était lui qui l’avait trouvée. Pourtant, on sentait dans sa voix qu’elle n’était pas à lui et ne le serait jamais. Elle venait du journal. D’un article consacré à un Irlandais qui, du jour au lendemain, s’était mis à pousser des jurons sans plus jamais parvenir à s’arrêter.

    — Et si on appelait cet endroit Notre Local ? a fait soudain Bossie.

    Camille a levé la tête.

    — Notre Local ? elle a demandé en roulant les yeux. Cet endroit ? C’est bien le premier local sans toit que je vois de l’intérieur.

    — En Italie, il y a des bâtiments sans toit, a dit Bossie.

    L’entendre parler de l’Italie m’a fait sursauter. Maman était en Italie.

    — Oui, mais ils ont des murs, a rétorqué Camille.

    Bossie a fait le sourd.

    bart moeyaert,le rouergue,traduction littéraire,roman,dodo,belgique,flandreMoi, je ne pouvais pas. J’avais toujours une oreille qui traînait. Et je retenais beaucoup de choses.

    Bossie a répété sa proposition : à nous trois, nous formions un club, et pour le Local, il suffisait d’imaginer des murs autour de nous.

    Camille et moi, on a regardé autour de nous. En nous efforçant de nous représenter une maison à laquelle rien ne manquait. Un sacré défi. Il n’y avait pas de murs auxquels accrocher des posters, pas de jeu de fléchettes, pas de table, aucune chaise, pas de frigo pour les boissons, pas de chat ayant élu domicile dans Notre Local, pas de blason pour notre club, pas d’enseigne, pas de radio, pas de chansons à nous que nous aurions pu chanter.

    Notre Local se résumait à un des murs d’enceinte de VIEILLE FERRAILLE S.A.

    D’un côté s’étirait le toit plat de l’entrepôt. C’était là que travaillaient Petra et Priit. Dans la cour intérieure était entassée la vieille ferraille triée par catégories.

    De l’autre côté, il y avait la rue des Étoiles. Quand on se penchait par-dessus le mur, on ne voyait aucune aventure venir vers nous. On voyait seulement quelques maigres buissons au pied du mur et, à côté, le trottoir gris.

    — D’accord, j’ai dit.

    — Super, a dit Camille, le nez à nouveau dans son livre.

    — Hé ? a fait Bossie en se tenant la poitrine. C’est quand même pas à cause de moi si on s’ennuie, hein ?

    — T’es le plus grand, j’ai dit, c’est à toi de décider ce qu’on fait.

    — Petit frère, il a dit.

    — Grand frère, j’ai dit.

    J’ai remarqué que Camille tournait la tête de notre côté. Elle gardait son sérieux. Mais elle aurait tout aussi bien pu rire. Ses yeux sont passés alternativement de Bossie à moi. À ma surprise, ils sont retournés très vite dans le livre. Sans plus revenir vers nous.

    Le dos de Bossie s’est affaissé.

    — Hé, il a fait en écartant les bras. Ça, c’est la cour du roi et je suis son bouffon, ça vous va ?

    bart moeyaert,le rouergue,traduction littéraire,roman,dodo,belgique,flandreJ’ai levé les yeux, Camille aussi. Nous avons froncé l’un et l’autre les sourcils. Nous pensions l’un et l’autre au soleil brûlant. Peut-être que Bossie ne buvait pas assez d’eau, peut-être que cela expliquait sa façon bizarre de s’exprimer.

    — Vous voulez que je me charge de vous amuser ? il a demandé.

    — On t’oblige à rien, j’ai dit. Mais si tu euh… si tu construis un local, débrouille-toi pour qu’on ne s’y ennuie pas.

    — Bah, a fait Camille, car son livre lui suffisait.

    — Pas de bah qui tienne, j’ai répliqué. Tu fais partie de notre club ou t’en fais pas partie ?

    Camille a cligné les yeux. Elle cherchait une réponse appropriée. Depuis quelques semaines, elle ne passait plus toutes ses journées avec nous : il lui arrivait de rendre visite à sa tante. Une tante qui avait de fortes chances de mourir.

    Elle a refermé lentement son livre et a dit :

    — Bien entendu que je fais partie de notre club.

    — Donc, j’ai fait en regardant dans la direction de Bossie.

    — Donc quoi ? il a demandé.

    — Si ça, c’est Notre Local, faut qu’on se comporte à partir de maintenant comme un club.

    Camille a haussé les sourcils et fait mine de rouvrir son livre.

    — Comment tu veux que je me comporte comme un club ? a-t-elle demandé en se montrant du doigt. Un club ? Je ne suis pas un club. Je suis seule.

     

     

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    couverture de l'édition originale De melkweg

    Amsterdam, Querido, 2011

     

     


    entretien avec Bart Moeyaert

    (filmé en Provence, 2003, en néerlandais)

     

     

  • Margriet de Moor et ses personnages

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    La vie secrète des personnages

    dans l’œuvre de Margriet de Moor

    par Kees Snoek*

     

     

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    Si la nouvelle est la forme intime du roman, comme l’a dit Margriet de Moor lors du récent séminaire consacré à son œuvre, relevons que ses romans comprennent plusieurs nouvelles qui font que l’intimité devient un concept pluriel. Ceci s’applique surtout au dernier qui porte un titre français : Mélodie d’amour (1). Cette histoire regroupe quatre récits – quatre nouvelles en quelque sorte – qui peuvent se lire dans leur propre forme intime non sans qu’ils soient liés par les rapports qui se tissent entre les personnages. Chaque récit développe une version particulière de la thématique de l’amour. Autant de variations sur un thème unique – un rapport avec la musique s’imposant, laquelle joue d’ailleurs un rôle important dans l’œuvre de  Margriet de Moor, parfois comme motif mais surtout comme principe de composition.

    Margriet de Moor

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionDans le roman Le Peintre et la jeune fille (2) (De schilder en het meisje, 2010), ce sont deux récits qui s’alternent et se répondent : celui sur le peintre passionné – dans lequel on devine Rembrandt – qui porte le deuil de son épouse ; celui sur Elsje, réfugiée venue en bateau du Danemark. En quête d’une meilleure vie, cette jeune fille est harcelée par sa logeuse amstellodamoise qui cherche à la pousser dans la prostitution. Elsje la tue en se servant d’une hache qui se trouve placée inopinément là. Pour ce crime, elle est condamnée à la peine de mort. Les deux personnages, le peintre et la jeune fille, sont animés d’une sorte d’aspiration à la pureté ; à la fin du roman, ils se rejoignent : le peintre dessine la défunte – exécutée peu avant –, d’après nature. Le destin, cette force tragique, les a réunis. Tous deux sont marqués par une tristesse singulière. Lorsque le peintre contemple la fille morte, il réfléchit, la romancière recourant alors au style indirect libre :

    Elsje dessinée par Rembrandt

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traduction« Toujours pas le moindre signe de décomposition. Sans vie, mais pas sans corps. Était-ce encore bien elle ? Le visage, bouche presque close, reflétait la jeunesse, la douleur, l’incompréhension. Et une ombre d’indignation. »

    C’est alors que le peintre fait son portrait. Leu « face à face » est rapporté ainsi : « La rencontre d’une bougre d’idiote en d’un homme qui, à défaut de savoir par quel bout prendre son chagrin, sait ce que peindre veut dire. Ce qui les unit se trouve ramassé en ce moment unique. Comme il faut bien peu de chose pour le faire durer, non une poignée de secondes, mais à jamais ! » Autrement dit, le narrateur omniscient fait référence à Elsje immortalisée par Rembrandt, ou plutôt : la jeune fille immortalisée par le peintre, car c’est justement dans l’abstraction que le roman revêt sa dimension universelle.

     

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionOn retrouve la juxtaposition de deux récits comme principe de construction dans La Noyée (De verdronkene, 2005), traduit en français sous le titre Une catastrophe naturelle (3). Dans ce roman, la vie d’Armanda s’entrelace à un point extrême avec celle de sa sœur, Lidy. Armanda, la cadette, a une filleule en Zélande, dont on s’apprête à fêter le septième anniversaire. Naturellement, la marraine se doit d’être présente. Mais Armanda, qui n’a pas tellement envie de faire le voyage, demande à sa sœur, plus entreprenante qu’elle, de se rendre à sa place sur l’île zélandaise où elle est attendue. Comme les deux femmes se ressemblent beaucoup, il y a peu de chance que la filleule s’aperçoive de la supercherie. Lidy accepte sur-le-champ. Alors qu’elle prend la route, le 31 janvier 1953, la météo annonce une forte tempête. Elle poursuit toutefois son voyage. Mais le 1er février, le mauvais sort frappe impitoyablement : l’île zélandaise où a lieu la fête de famille est touchée de plein fouet par la grande inondation, plus encore que le reste de la région. Dans le pays, on ne prend conscience qu’au compte-gouttes de l’aspect apocalyptique du désastre. Le drame que vit alors Lidy (elle va périr noyée) est narré avec nombre de pauses : il est exposé comme un récit qui ne cesse de déterminer la vie de son mari, celle d’Armanda – lesquels vont d’ailleurs se marier – ainsi que celle de sa fille Nadja, que la sœur cadette adoptera. De la sorte, le récit de la vie d’Armanda court parallèlement aux derniers jours de la vie de Lidy, avec pour effet littéraire un étirement du temps (Dehnung) dans l’histoire de Lidy et une compression du temps (Raffung) dans celle d’Armanda. En se déroulant côte à côte, ces récits rendent plus concrets les jeux du destin à travers ce qui lie les deux personnages centraux. Le roman se termine par un responsorium : la défunte margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionLidy et la vieille Armanda, proche de la mort, entrent en dialogue, passant en revue des sujets tant prosaïques qu’essen- tiels. La noyée (verdronkene), qui a d’abord été la refoulée (verdrongene), celle qui devait être effacée de la surface de la terre, devient dans cet échange final « la sœur clandestine que j’héberge en moi », « quelqu’un qui, tout au long de ma vie, a regardé et écouté avec moi ».

     

    Outre des romans, on doit à Margriet de Moor des recueils de nouvelles, certaines plutôt longues (novella), d’autres plus courtes (short story). C’est en pratiquant ce dernier genre – « la musique de chambre de la littérature », selon sa propre formule – qu’elle a commencé son parcours littéraire. Lors de l’atelier de traduction qui a eu lieu ces 16 et 17 octobre à la Sorbonne, avec le concours du Centre d’Expertise en Traduction Littéraire, nous avons travaillé sur la nouvelle « Tweede keer » (Deuxième fois), dans laquelle quelques références à des romans français fonctionnent comme autant de repères nostalgiques relativement à la jeunesse que deux sœurs ont partagée – deux sœurs là encore !  Toute nouvelle  connaît sa propre complexité, ainsi que Margriet de Moor le souligne elle-même : « Il n’est pas plus facile d’écrire une nouvelle qu’un roman. Les deux genres exigent le même travail, axé sur le style et la composition. Tous deux suscitent, tout au long du processus d’écriture, les mêmes angoisses et les mêmes joies. »

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionDans les short stories, de même que dans Mélodie d’amour, on ne peut qu'être frappé par la concentration aphoristique à laquelle parvient l’écrivain. Tant dans les nouvelles en question que dans les romans, le drame de la vie se déploie devant nous ; il s’agit souvent du drame de l’amour dans lequel le destin joue son rôle perfide. La vie intérieure des personnages est suggérée en passant et non pas expliquée. Les personnages s’encerclent les uns les autres comme des planètes et des étoiles dans un rapport magnétique, mais dans quelle mesure se connaissent-ils ? La nouvelle « Verkozen landschap » (Paysage élu) a pour sujet un couple, Mira et Paul. Au début, on nous présente Mira en ces termes : « Elle souriait à son mari comme dans un rêve. Ils étaient ensemble depuis quatorze ans déjà, elle s’était accoutumée à leur amour. À son visage étroit. À ses mains aux ongles très soignés. Toutes les choses disparates, inintelligibles qui avaient pu la traverser au cours de ces quatorze années, étaient reliées par un fil ténu à cet homme. »

    Bien entendu, il existe des différences entre, d’une part, des personnes qui vivent ensemble et, d’autre part, des personnes qui ne se connaissent que superficiellement ou encore des gens qui sont des étrangers l’un pour l’autre. Concernant la dernière catégorie, citons un passage emprunté à la nouvelle « Dubbelportret » (Portrait double) : « Les choses qui arrivent à autrui ne revêtent qu’un faible degré de réalité. Moindre qu’un rêve. Moindre qu’un récit. Moindre que le contenu d’un film rapporté de façon incohérente. »

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionIl n’en est pas moins vrai que chaque vie, chaque individu recèle son propre mystère qui en constitue l’essence même. Le personnage de Magda dans Gris d’abord puis blanc puis bleu (4) (Eerst grijs dan wit dan blauw, 1991) abandonne sans rien dire son foyer ; deux ans après, elle retourne chez elle, comme si de rien n’était, sans dire mot à son mari de ce qu’elle a fait durant son absence. Leur vie de couple reprend, mais le secret que Magda n’entend pas partager avec son mari représente une partie essentielle de sa personnalité ; pour celui-ci, il devient peu à peu une obsession au point qu’il se sent exclu et qu’il finit par tuer son épouse avec un poignard tibétain.

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionBeaucoup de personnages de Margriet de Moor sont à la merci de leurs propres intuitions, de leurs impulsions ou encore de circonstances qui les prennent par surprise en soulevant en eux des émotions qu’ils ne soupçonnaient pas. D’autres reculent devant l’abîme de ces émotions et préfèrent se laisser bercer au rythme de la routine. Il en est aussi qui se sentent totalement désorientés, qui souffrent d’une perte d’identité à la suite d’événements cruciaux, par exemple quand ils se sentent trahis ou victime de la fatalité. Dans Mélodie d’amour, Atie, l’épouse de Luuk, mari adultère, est la proie d’émotions contradictoires, lesquelles font naître « un éventail de nuances » sur son visage. Elle est « pleine de tristesse et de désir, de haine et d’amour, d’indulgence et de ressentiment, ne sait plus à quel saint se vouer car elle sait qu’elle va de toute façon le perdre, elle écume de rage contre lui, contre elle-même […] ». Oui, il arrive que l’amour se révèle tout aussi redoutable que la force des éléments, qu’une catastrophe naturelle ; on est emporté sans pouvoir opposer la moindre résistance ; on se trouve plongé soit dans le bonheur soit dans le malheur quand ce n’est pas dans les deux à la fois. Ce n’est pas un hasard si les volets de Mélodie d’amour, quatre récits traitant de diverses façons d’aimer, y compris de l’amour entendu comme affection réciproque entre frère et sœur, comportent des motifs ayant un lien avec la nature et les conditions météorologiques. Dans ces pages, plusieurs éléments font écho au sujet central d’Une catastrophe naturelle : l’ouvrier qui pilote une drague, les travaux hydrauliques, les dépressions atmosphériques qui amènent des tempêtes, la marée basse décrite comme « marée malveillante du bas-fond, démon hantant les fosses sombres entre les bancs de sable qui disparaissent sous les eaux »…

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traductionAu vu des thèmes et motifs mentionnés, Mélodie d’amour apparaît par ailleurs comme un roman très hollandais où le danger inhérent à la vie se trouve symbolisé par l’eau, cette menace immémoriale. Au temps de la grande inondation de 1953, des chevaux ont survécu en restant plantés sur place, raides comme des piquets, parfois des journées entières. Ils n’ont pas cherché à fuir n’importe où, au hasard. Mélodie d’amour se referme sur l’image de deux cents chevaux, coincés sur un anneau de terre au milieu de la mer des Wadden. « Avec la marée haute et la tempête de novembre qui fait rage depuis des jours, la mer affleure le haut de la digue. » Les chevaux restent obstinément plantés sur place, n’osant pas même, à marée basse, traverser l’estran pour gagner le continent, leur salut. Ceci en dépit de toutes les tentatives de l’armée et des sauveteurs. C’est alors qu’arrivent quatre amazones, quatre Frisonnes à cheval, qui lancent leurs montures dans l’eau en empruntant un passage submergé ; avec elles, elles entraînent bientôt la jument qui guide la harde. Le roman se termine en une apothéose pleine d’amour et de dévouement :

    margriet de moor,kees snoek,eddy du perron,sutan sjahrir,littérature,pays-bas,traduction« Derrière les quatre amazones, en un trot intrépide, le cortège se dirige vers la digue : c’est le cortège le plus gai qu’on ait jamais vu. L’eau qui éclabousse se fait argentine et le ciel de plus en plus bleu à mesure que les chevaux rejoignent la terre ferme.

    Doux, dociles, prodigieusement heureux. »

     

     

    Paris, le 18 octobre 2013. Discours prononcé par le professeur Kees Snoek à la résidence de l’ambassadeur des Pays-Bas à l’occasion d’une soirée littéraire consacrée à Margriet de Moor, écrivain en résidence à l’Université de Paris-Sorbonne.

     

     

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     Margriet de Moor et Abdelkader Benali,

    Paris, le 18 octobre 2013 (photo : S. Benali)

     

    (1) Mélodie d’amour, Amsterdam, De Bezige Bij, 2013.

    (2) Le Peintre et la jeune fille, trad. Annie Kroon, Paris, Libella-Maren Sell, 2012.

    (3) Une catastrophe naturelle, trad. Danielle Losman, Paris, Libella-Maren Sell, 2009.

    (4) Gris d’abord puis blanc puis bleu, trad. Marie Hooghe, Paris, Robert Laffont, 1993.

      


    entretien en allemand avec Margriet de Moor

     

     

    * Kees Snoek est l’auteur d’un ouvrage monumental sur la vie et l’œuvre de l’écrivain Eddy du Perron. Il prépare actuellement une biographie sur Sjahrir  (1909-1966), premier Premier ministre de l’Indonésie, en recourant entre autres aux très belles lettres que le politicien a adressées à sa première épouse, la Néerlandaise Maria Duchâteau (1907-1997).

     


     Marque Page - Margriet de Moor - Une catastrophe naturelle

     

     

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  • Le Flamand chez Maurice Vlaminck

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    « Maurice le Flamand »

    peintre et écrivain

    vu par les autres et par lui-même

     

     

    « Sous ses apparences d’Hercule forain, nul plus que Vlaminck n’a le sentiment aigu des choses, de leur profonde réalité. »

    F. Carco

     

     

     

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    « Si le génie est irréductible à toute justification logique, il n’est pas interdit de chercher dans la vie de l’homme quelques éléments constitutifs de la personnalité de l’artiste. Les ancêtres de Maurice de Vlaminck (Maurice le Flamand) sont des marins hollandais. Le père de Vlaminck, professeur de piano, fit, à Paris, la connaissance d’une jeune pianiste et leur fils Maurice naquit le 4 avril 1876, dans le quartier des Halles. Toute sa vie il sera tiraillé entre son ascendance paternelle, à laquelle il doit son puissant tempérament et un goût de la liberté qui le conduira aux confins de l’anarchie, et l’influence puritaine de sa mère, protestante de stricte observance. La sévérité des jugements qu’il porte sur le monde qui l’entoure, ses goûts littéraires, ses colères contre la décadence de notre civilisation ne s’expliquent que si l’on sait qu’il fréquentait régulièrement dans son enfance le temple de Saint-Germain-en-Laye. Déjà, pourtant, son indépendance s’affirme et il réagit contre le milieu familial, d’une part en apprenant seul à jouer du violon au lieu de poursuivre des études régulières ; d’autre part en se passionnant pour le vélo.

    maurice vlaminck,f. carco,andré salmon,henri béraud,georges charensol,peinture,littérature,flandre,flamand« C'est en donnant des leçons de violon, en jouant dans des orchestres tziganes et en gagnant des courses de bicyclette qu’il fait vivre sa famille. Car il se marie et il a rapidement deux filles : ‘‘À Nous quatre, disait-il, nous n’avions pas quarante ans.’’

    « Son meilleur biographe, Florent Fels, signale un bourrelier du Vésinet qui, avec les couleurs brutales de son métier, traçait d’étranges portraits qui impressionnaient le jeune Vlaminck. Il s’essaie donc à la peinture.

    « En mars 1901 il reçoit le choc décisif : à la galerie Bernheim Jeune, il découvre Van Gogh. Il n’est pas douteux qu’il ait trouvé, dans les violences du Hollandais, une réponse aux questions qu’il se posait devant les œuvres qu’il peignait lui-même : ‘’Ce jour-là, a-t-il dit, j'aimais mieux Van Gogh que mon père.’’

    « Un autre événement important, c’est sa rencontre avec Derain. Dans son livre, Portraits après Décès, Vlaminck écrit : ‘‘Sans cette rencontre l’idée ne me serait pas venue de faire de la peinture mon métier et d’en vivre. Il n’est pas moins sûr que si Derain ne poursuivit pas ses études qui l'eussent mené à Centrale et fait de lui un ingénieur, c’est à cette même circonstance qu’il le doit.’’

    maurice vlaminck,f. carco,andré salmon,henri béraud,georges charensol,peinture,littérature,flandre,flamand« […] Cette maîtrise qui se reconnaît dans ses œuvres les plus abouties, il l’atteint pendant cette guerre de 1914 qui a été, pour lui aussi et bien qu’il n’ait pas quitté Paris, l’événement marquant de sa vie. Elle l’a conduit à s’éloigner de la capitale, à rompre avec Derain, à adopter une vision réso- lument pessimiste du monde et de la vie. Il abandonne son atelier de Montparnasse et va s’installer à Valmondois, le pays de Corot, de Daumier, non loin de cet Auvers où Van Gogh s’est suicidé.

    « Mais il est encore trop près de la ville où il fait des séjours de plus en plus rares et, en 1925, il va s’installer aux confins de la Beauce et du Perche. Là il découvre une vieille maison paysanne qui domine à peine le paysage doucement ondulé. Cet horizon immense lui rappelle ces plaines du Nord qu’il aime et d’où sa famille est sortie. Au loin, comme dans les Flandres, un glorieux beffroi : la baie de l’atelier qui s’ouvre largement sur la plaine révèle à l’horizon le clocher de Verneuil-sur-Avre. Une sorte de tour à deux étages justifie le nom de La Tourillère. C’est là qu'il est mort le 11 octobre 1958. »

    Georges Charensol, Les Grands maîtres de la peinture moderne,

    Éditions Rencontre, 1967

     

     


     

    « Parfois la nature n’en finit pas de nous surprendre ! Ainsi, Maurice de Vlaminck – bien que né à Paris – a pour parents un père flamand et une mère lorraine qui sont tous deux musiciens… Autant dire que le petit Maurice côtoie très tôt à la fois le milieu artistique et une certaine essence flamande qui auréole encore de nos jours les courants picturaux… Toutefois, ce futur grand peintre est un très mauvais élève. Il n’use pas beaucoup ses fonds de culotte sur les bancs de l’école et découvre la vie active par différents métiers : coureur cycliste, professeur de violon, journaliste (à l’esprit rebelle). Il se sent cependant titillé par l’envie de peindre et s’adonne à ce qui sera sa vraie grande passion dès 1899. Il a d’ailleurs d’excellentes fréquentations, dont celle de Derain ! Ils louent ensemble un atelier. Cinq ans plus tard, à force d’obstination, il commence à faire parler positivement de lui au point que Berthe Weill décide de lui octroyer une véritable publicité. Deux Salons l’accueillent alors : le Salon d’automne et le Salon des Indépendants. Il rencontre ainsi des surdoués de la peinture tels Marquet, Manguin, Matisse, Braque, Van Dongen… Les ‘'Fauves’’ enthousiasment littéralement de Vlaminck qui, malheureusement, ne mange pas toujours à sa faim…

    maurice vlaminck,f. carco,andré salmon,henri béraud,georges charensol,peinture,littérature,flandre,flamandLa roue finit par tourner et Vollard s’éprend du talent de l’artiste. Il lui achète tous ses tableaux. La guerre éclate, de Vlaminck est mobilisé et, contraint et forcé, abandonne momentanément ses pinceaux. Dès 1919, le succès est au rendez-vous. Il expose chez Druet. Ses toiles s’arrachent, ce qui permet au peintre parisien de s’acheter une maison à la campagne, fuyant – ravi – la capitale française dont il a toujours eu du mal à supporter le rythme trépidant et les mondanités. D’ailleurs, Maurice de Vlaminck aime (violemment – curieux paradoxe !) la nature. On retrouve cette force démoniaque dans sa toile Sur le zinc, expressionnisme affiché aussi dans sa représentation du Père Bouju (1900). Il est certain que Van Gogh l’influence (Moissons sous l’orage, 1906). Affichant son parcours autodidacte, cette liberté assumée explose de toutes parts, tant au niveau du trait spontané, quasi pulsionnel, que de la couleur pure. De Vlaminck reconnaît les grandes pointures de la peinture du début du XXe siècle et ne se prive pas de coucher aussi au bout du pinceau une gestuelle à la Cézanne (Chatou, 1907). Les années passent et, malgré un bref détour par le cubisme lié en partie à sa vénération pour Cézanne, les tons s’assombrissent progressivement mais les contrastes trouent quasiment le support de façon complexe, inattendue et légitime : ainsi le vermillon peut-il faire son apparition à la manière de l’écriture de Stendhal. D’ailleurs, de Vlaminck surprend sempiternellement, utilisant avec un excès délibéré la fibre psychodramatique. Son œuvre est sublime. Notons aussi que ce prestigieux artiste a su mettre sur le papier ses affects et autres fantasmes, se livrant en parallèle aux romans et poèmes : D’un lit dans l’autre, 1902 – Tout pour ça, 1903 – Le ventre ouvert, 1937… »

    Ivan Calatayud

     

     

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    « Maurice de Vlaminck est né à Paris, dans le quartier des Halles, 3, rue Pierre-Lescot, le 4 avril 1876, d’un père flamand, Edmond-Julien de Vlaminck et d'une mère d’origine lorraine, Joséphine-Caroline Grillet, qui eurent trois enfants, une fille et deux fils. Le père exerça d'abord le métier de tailleur. Par la suite, il professa la musique, violon et piano. Sa femme, également musicienne, était un second prix de piano du Conservatoire.

    ‘’Je suis né dans la musique’’, a écrit leur fils qui, bientôt, jouera du violon comme un tzigane, presque sans l’étudier.

    Le grand-père paternel de Maurice était maître tailleur. À la fin de sa vie, dans une maison de retraite, au bord des canaux de Bruges, le vieillard, jusqu’alors parfaitement étranger aux beaux-arts, se mit à peindre spontanément. Un jour peut-être connaîtra-t-on les peintures de Vlaminck l’Ancien.

    CouvVlaminckRadio.pngLe père de sa grand-mère, de Skepere, était capitaine au long cours. Lorsqu’on remonte au-delà de ce capitaine, dans l’entrelacs des arbres généalogiques, les ancêtres de la famille paraissent avoir été, pour la plupart, des fermiers flamands et des marins hollandais.

    Cette ascendance donne un accent particulier à l’amour, qu’au surplus de l’admi- ration, Vlaminck n’a cessé d'accorder à Van Gogh. Lorsqu’il assista, pour la première fois, rue Laffite, à une exposition du pauvre Vincent, les harmonies brutales et chantantes du Hollandais martyr le bouleversèrent au point qu’il a noté dans ses Mémoires : ‘’Ce jour-là, j’aimais mieux Van Gogh que mon père.’’

    On peut, dans le même sens, relever au passage qu’un des rares peintres modernes qui aient trouvé grâce à ses yeux soit un autre Hollandais d’origine, Kees Van Dongen. » (source : ici)

     

     

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    CouvCarcoAmi.png« Ayant vu le jour, dans le quartier des Halles, en face du Square des Innocents, Vlaminck fut élevé dans la banlieue de Paris. ‘‘Ma jeunesse s’est passée sur l’eau et les berges de la Seine parmi les débardeurs, les mariniers, m’écrivit-il à l’occasion d’une petite étude que je lui consacrai. Mon père, musicien était né en Flandre mais de souche hollandaise.

    ‘‘Pour faire de la peinture, déclarait l’excellent homme, faut être riche !’’

    Son rêve était de voir plus tard son fils, chef de la fanfare de Chatou et il ajoutait, le plus sérieusement du monde :

    - De cette façon, tu demeurerais dans la Mairie. Tu serais logé. Tu ne paierais pas de loyer. »

    Francis Carco, L’Ami des peintres,

    Éditions du Milieu du Monde, 1944, p. 67

     

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     Salmon par Vlaminck ou Le Père Bouju

    Maurice Vlaminck, F. Carco, André Salmon, Henri Béraud, Georges Charensol, peinture, littérature, Flandre, Flamand« Vlaminck qui signa d’abord Maurice Wlaminck, Maurice le Flamand. Une riche nature de brute émotive que la vanité empêcha d’être tendre. Une vanité singu- lière, une sorte de déviation en spirale d’une obsession de la modestie, de l’humilité. […] Vlaminck n’a jamais manqué de verve, sauf quand il prenait la plume pour éreinter ses anciens camarades. […] Il doit tout à ses œuvres, étant, comme dit l’autre, parti de rien. Lâchant le chevalet pour l’écritoire, il ajoute une page ou deux à ses recueils de malédictions. Il reprend son thème favori : l’opposition du plein chêne au bois d’ébène. C’est pour lui le plein chêne ; les autres peintres, c’est dans ébénistes, sauf Modigliani, Dieu sait pourquoi. […] Adversaire de la plupart, Vlaminck n’a pas eu d’ennemis. On ne demandait qu’à donner bien de l’amitié à cet artiste souvent admirable. Je pense qu’il paya très cher le plus vaste de ses domaines : la solitude. »

    André Salmon, Souvenirs sans fin. 1903-1940,

    nouvelle édition préfacée par Pierre Combescot, Gallimard, 2004

     

     

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    « On conte que, lorsque Gustave Flaubert et son inséparable Louis Bouilhet venaient ensemble à Paris, les boulevardiers du second Empire faisaient la haie au bord des trottoirs, afin de mieux admirer le couple des ‘‘bons géants’’, qui se ressemblaient comme des frères.

    « Les Parisiens d’il y a vingt ans n’étaient assurément pas moins éberlués, lorsque les peintres Vlaminck et Derain foulaient, côte à côte, de leurs pieds solides, le bitume de la capitale. On voyait se lever vers les deux enfants de Chatou, qu’unit le talent et l’amitié, des nez stupéfaits. Et ces jumeaux en Apollon pouvaient bien s’attarder dans les quartiers les plus suspects sans qu’il vînt à aucun rôdeur l’idée de leur demander l’heure qu’il était.

    avec Derain en 1942

    Maurice Vlaminck, F. Carco, André Salmon, Henri Béraud, Georges Charensol, peinture, littérature, Flandre, Flamand« Ainsi, Maurice Vlaminck n'est pas un génie souffreteux. Ce grand gaillard est un grand peintre. Il porte un des plus beaux noms de la peinture française d’aujourd’hui […] Maurice Vlaminck excelle à discerner la beauté la plus rare dans l’aspect le plus quotidien des choses. Il est le peintre des banlieues, où, sous la clarté pesante et mélancolique des ciels suburbains, les maisons chancellent comme des malades ; il aime les paysages d’eau triste et des jours inquiets. Mais il est, par cela même, le peintre de drames puissants ; il n’en est point qui se tiennent plus ‘‘près de la vie’’. Il a peint autour de Paris, à Lajonchère, à Garches, à Bougival, des paysages qui pourraient servir de décors aux drames des cycles nordiques. Tout cela est brossé d'une main forte, d'une poigne qui domine chez le peintre l’angoisse du poète. Cette contradiction, qui souvent étonna les critiques, traduit parfaitement la nature de Maurice Vlaminck. Il est, en effet, célèbre par son entrain, ses boutades et les mystifications de sa jeunesse. […] Sa conversation a quelque chose d’énorme et de joyeux comme si dans sa voix de cyclope roulaient tous les tambours de la gaité. Chacun dit ‘‘qu’il est jovial’’. Et tous se trompent. Vlaminck, avec son rire d’ogre et ses yeux bleus de gosse flamand, est un artiste anxieux, un rêveur craintif que dévore sans relâche la fièvre du doute. […] Il disait, un jour : ‘‘La vie d’un peintre, c'est la course Paris-Bordeaux. Quand vous arrivez à Tours, il faut qu’il vous reste du souffle pour aller à Poitiers. Là, il faut en trouver pour atteindre Angoulême, et, si vous claquez à Angoulême, c’est comme si vous n’aviez rien fait. Le tout est de bien régler le jeu de ses poumons.’’ »

    Henri Béraud, « Le peintre Maurice Vlaminck ou le colosse anxieux »,

    Le Petit parisien, 31 janvier 1921

     


     

     

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    « Vivre du lait de sa vache, des œufs de ses poules et des pommes de terre de son champ, a toujours été chez moi une idée fixe. Si le hasard me conduit dans une forêt, dans une lande, loin du monde et de la multitude, je m’interroge et des fantômes me poursuivent. Mon grand-père, qui vivait dans la campagne flamande, me pousse sans arrêt à revenir à la vie simple qu’il a vécue : les champs, les prés, la rivière, la terre, les animaux et le silence…

    On est toujours pourchassé par les désirs, les besoins, les inquiétudes et les revanches à satisfaire que les fantômes font naître dans le subconscient. Une de mes sœurs a été poursuivie, toute sa vie durant, par le fantôme de sa grand-mère qui lui a fait accomplir tous les gestes, toutes les folies qu’elle-même n’avait pu se laisser aller à faire.

    Mon grand-père ne me laisse pas de repos. Devant chaque paysage, où les bois, les futaies, les vieux arbres, les vieilles maisons, forment un tableau des temps anciens, mon grand-père me tarabuste afin de me mettre en transes et m’obliger à lui obéir. Pour lui faire plaisir, pour l’apaiser, j’ai souvent peint ce qu’il aimait. Je sais ce qu’il veut et je compose à son intention des paysages âpres et tragiques : ceux où le vent courbe les arbres et fait courir les nuages dans un ciel sombre. J’ai peint aussi des campagnes, des villages sous la neige pour ma grand-mère qui maurice vlaminck,f. carco,andré salmon,henri béraud,georges charensol,peinture,littérature,flandre,flamandétait Hollandaise, ainsi que des natures mortes avec des pots en grès, la soupière en étain et la marmite en terre. Certains fantômes nous invitent à aimer le café au lait, la soupe aux choux et le lard fumé. Mon grand-père devait aimer les chaudrons de cuivre, les meubles lourds et noirs, patinés par le temps. Il devait aimer le feu de bois dans la grande cheminée et fumer la pipe en regardant les flammes.

    Le fantôme de ma mère m’a souvent donné des conseils de modération et celui de mon père des conseils de violence, utiles dans certains cas.

    Les morts poussent les pauvres vivants à réaliser ce qu’ils n’ont pu réaliser eux-mêmes […]. Tous les désirs insatisfaits, tous les espoirs déçus de ces pauvres défunts rendent hystérique et folle la malheureuse humanité. »

    Maurice Vlaminck, Paysages et Personnages,

    Flammarion, 1953, p. 134-136

     

     

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     Maurice Vlaminck, 1949